Michel Goya : "Combattre Assad nourrirait la lutte contre Daesh"
Le 19 mars, Daesh revendiquait l’attaque meurtrière contre le musée du Bardo, à Tunis (21 victimes). Le lendemain, plus de 130 personnes perdaient la vie lors d’attentats perpétrés par le groupe d’al-Baghdadi à Sanaa, la capitale du Yémen. La Tunisie, au centre du Maghreb ; le Yémen, à l’extrême-sud de la péninsule arabique : deux localités fort éloignées du cœur de cible traditionnel de l’organisation terroriste (les terres sunnites d’Irak et de Syrie). Un constat, amer : s’agissant de Daesh, de sa force d’attraction et de sa capacité de nuisance, plus grave, des racines du mal qui font pour elle office de carburant, rien, absolument rien n’est réglé.
Le 19 mars, peu avant de prendre connaissance d’un article mentionnant la revendication de l’attentat du Bardo, et cinq mois après la mise en ligne de notre première interview, j’envoyai trois nouvelles questions à M. Michel Goya, docteur en histoire et écrivain militaire de renom (outre ses nombreuses parutions physiques, il alimente régulièrement son blog que je vous invite à parcourir, La Voie de l'épée). Ses réponses, érudites et très éclairantes sur une situation bien sombre, me sont parvenues le 25 mars. Une fois de plus, je l’en remercie. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
Michel Goya : « Combattre Assad
nourrirait la lutte contre Daesh »
Source : lungchuak.com (septembre 2014)
Paroles d'Actu : Bonjour, Michel Goya. On ne compte plus les atrocités, les crimes contre l’humanité et la culture perpétrés par l’État islamique. Les armées gouvernementales et coalisées semblent en mesure de reprendre l’initiative, ici ou là, mais, dans le même temps, l’organisation paraît confirmer son assise sur des portions vastes de l’Irak et de la Syrie. Que sait-on de la manière dont les populations sunnites de ces terres reçoivent et perçoivent ce groupe, dont on sait qu’il a pu prospérer du fait des postures pro-chiites à l’excès de l’ancien gouvernement irakien ? L’EI est-il en passe de réussir à se constituer, par le clientélisme sectaire dont il sait faire preuve, par la terreur qu’il fait régner auprès de qui s’oppose à lui, une assise populaire pouvant préfigurer la formation d’un État-nation ?
Michel Goya : Bonjour. Rappelons pour commencer une évidence. Daesh, comme tous les groupes armés, fonctionne par adhésions individuelles et allégeances collectives. Sa première force provient du désarroi de la population sunnite, syrienne et irakienne, persécutée par les régimes chiite ou alaouite de Bagdad et de Damas mais aussi menacée par les Kurdes. Cette communauté sunnite a besoin de protecteurs et parmi tous les groupes disparates qui sont apparus, Daesh est celui qui est visiblement le plus organisé et le plus puissant, accessoirement un des rares qui apparaisse aussi comme honnête. Bien plus que l’idéologie, c’est cette force, manifeste surtout depuis la prise spectaculaire de Mossoul (en juin 2014, ndlr), et cette capacité de protection qui ont séduit. À partir de là, c’est un cercle positif qui s’est mis en place pour lui, le succès attirant les allégeances qui elles-mêmes ont favorisé le succès.
L’Organisation État islamique (OEI) a bénéficié également du vide politique régional et des contradictions ou faiblesses de ses ennemis. Assad est un allié objectif de l’OEI, qui lui permet de s’afficher comme un rempart contre le terrorisme alors qu’il ne la combat pas. Il préfère la laisser prospérer à l’encontre de celles qu’il combat réellement. L’OEI ne s’y pas trompée qui effectivement ne combat non plus guère le régime de Damas. Le gouvernement irakien s’est perdu dans son sectarisme et apparaît désormais dans les provinces sunnites comme une puissance étrangère et hostile soutenue par l’Iran. Le Kurdistan et les organisations kurdes comme le Parti de l’Union démocratique (PYD) apparaissent de leurs côtés comme des rivaux dans la maîtrise de ressources locales, mais ce sont aussi des rivaux voire des ennemis de Bagdad et d’Ankara. Hostile aux groupes kurdes mais aussi à Assad, la Turquie a été très bienveillante vis-à-vis de Daesh tandis que les États et riches particuliers du Golfe, souvent concurrents entre eux, se sentant menacés par le développement du « Croissant chiite » et favorisant le radicalisme ont fini par aider aussi, au moins indirectement, à l’établissement du l’OEI.
L’OEI a ainsi pu relativement facilement s’imposer dans une grande partie des provinces sunnites avec maintenant la possibilité de s’y installer suffisamment durablement pour, à la manière d’un véritable État, s’y procurer des ressources endogènes durables, par l’endoctrinement des jeunes dans les écoles par exemple. Il est donc urgent d’enrayer cette dynamique mais, pour l’instant, la Coalition manque trop de volonté et de cohérence pour cela.
PdA : Au début du mois de mars, l’organisation terroriste nigériane Boko Haram, elle aussi de sinistre notoriété, prêtait officiellement allégeance à l’État islamique et à son chef, le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi. La réalisation d’un califat appliquant à la lettre une lecture ultra-rigoriste de l’Islam compte parmi les objectifs communs à bon nombre de groupes de ce type, partout dans le monde. Faut-il redouter une généralisation de ces hommages portant soumission à l’EI et, de fait, front commun ? Quid d’Al-Qaïda : est-il réaliste d’imaginer al-Zaouahiri ou certains de ses agents locaux prêter allégeance à al-Baghdadi ?
M.G. : Il y a effectivement une concurrence entre les deux grandes organisations, à la manière de deux grandes entreprises se disputant un marché. Cette concurrence n’est pas nouvelle en réalité. La ligne du groupe d’Abou Moussab al-Zarquaoui, devenu après de nombreuses hésitations la filière irakienne d’Al-Qaïda avant de devenir l’État islamique en Irak en 2006, tranchait déjà avec celle de Ben-Laden et surtout d’al-Zaouahiri. Le fait est qu’Al-Qaïda a perdu de son aura depuis la mort de Ben Laden en 2011 et un certain nombre d’échecs. L’OEI, par ailleurs beaucoup moins regardante sur les adhésions, est désormais l’étoile montante. L’allégeance de Boko Haram, au-delà du monde arabe donc, et de plusieurs groupes en Afrique du nord ou au Yemen témoignent de cette influence croissante. À la manière de l’URSS et de l’internationale communiste, il y a, et c’est nouveau, conjonction d’un territoire et d’un réseau, et alors même que l’expansion territoriale en Irak et en Syrie marque le pas, celle du réseau semble s’accélérer. On peut imaginer des conversions de groupes affiliés à Al-Qaïda ou des scissions internes. Si la marginalisation d’al-Zaouahiri, qui n’a pas le charisme de son prédécesseur, est peut être concevable, sa conversion paraît en revanche très peu probable. Cette expansion de l’OEI est une preuve par ailleurs de la faible efficacité, voire de la contre-productivité de la stratégie appliquée par la Coalition. Les allégeances se sont multipliées depuis la début de la campagne aérienne en août 2014.
Pour autant, les deux organisations rivales peuvent coopérer sur le terrain et plus on s’éloigne du centre de l’action et plus les frontières sont poreuses, pour preuve les actes terroristes du 7 au 9 janvier à Paris, perpétrés par des individus coopérant entre eux et se réclamant simultanément des deux obédiences.
PdA : La victoire surprise du Likoud lors des législatives israéliennes du 17 mars annonce une continuation de la politique d’intransigeance de Benyamin Nétanyahou vis-à-vis de la question de l’État palestinien. Voilà qui vient compléter un tableau qui, pour l’heure en tout cas, ne prête guère à l’optimisme quant à l’avenir de la région. Quel regard portez-vous, précisément, sur ce tableau ? « What’s next ? », diraient les Américains : avez-vous quelques intimes convictions ou, en tout cas, des craintes ou - pourquoi pas - des espoirs bien ancrés sur cette question ?
M.G. : La situation ne porte effectivement pas à l’optimisme. Plus de vingt ans après l’espoir des accords d’Oslo, la situation des territoires palestiniens paraît bloquée pour de longues années, les principaux protagonistes semblant finalement s’en satisfaire, prisonniers par ailleurs de processus politiques internes qui empêchent des ruptures courageuses. À moins d’évolutions internes profondes dans la société israélienne et une pression forte de la communauté internationale, des États-Unis, en premier lieu, on ne voit pas comment cela pourrait changer.
Le retour à la paix en Syrie et en Irak paraît encore plus problématique. La clé réside sans doute dans la sécurité de la population sunnite locale. Cela peut passer par la création d’un nouvel État, un Sunnistan, dont il faut espérer et tout faire pour qu’il ne soit pas aussi un Djihadistan. Cela peut passer, et ce serait sans doute préférable, par la transformation radicale des régimes de Damas et de Bagdad en systèmes réellement pluralistes et ouverts. Il est de bon ton de critiquer l’intervention occidentale contre Kadhafi. Je pense que c’est surtout la gestion ou la non-gestion de l’après Kadhafi qu’il faut critiquer. La non-intervention en Syrie a abouti finalement à une situation bien pire. Peut-être n’avons-nous saisi l’occasion, lorsqu’il était temps, d’aider militairement une rébellion syrienne qui n’était pas encore radicalisée. Il n’est peut-être pas encore trop tard et l’action contre l’OEI n’exclut pas la lutte contre Assad. Je pense même qu’elles se nourriraient l’une, l’autre. C’est peut-être la première priorité, la seconde étant d’empêcher à tout prix la prise de contrôle de l’État irakien par les partis chiites soutenus par l’Iran. On aurait pu y penser avant du côté américain car il n’y a guère de surprise dans cette évolution depuis 2004. En résumé, la solution est d’abord politique avant d’être militaire, sinon la disproportion immense des forces entre l’OEI et la Coalition aurait permis de résoudre le problème depuis longtemps.
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