Lauric Henneton : « Trump, l'hyper-présidence, jusqu'à la caricature... »
Demain 3 mars se tiendra le Super Tuesday, journée décisive au cours de laquelle un grand nombre des délégués pour les primaires démocrates (dont ceux de Californie, du Texas, de Caroline du Nord, de Virginie et du Massachusetts) sera attribué. Plusieurs données à retenir du côté du « parti de l’âne », à ce stade : le statut de favori d’un Bernie Sanders, très marqué à gauche et en grande forme actuellement ; le maintien dans la compétition de l’ex vice-président Joe Biden, renforcé par le retrait du jeune espoir Pete Buttigieg qui était sur un même positionnement, plutôt centriste ; in fine la grande incertitude quant à l’issue de ces primaires.
Pour y voir plus clair, notamment sur la campagne et le bilan de Donald Trump, j’ai souhaité interroger Lauric Henneton, maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste de l’histoire et de la politique des États-Unis, et auteur récent d’un Atlas historique des États-Unis (Autrement, 2019). Je le remercie d’avoir accepté de se prêter à l’exercice, avec clarté et précision. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
PRÉSIDENTIELLE ÉTATS-UNIS, 2020
Donald Trump en 2019. Source : REUTERS.
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU (2 MARS 2020)
Lauric Henneton: « Trump,
c’est l’hyper-présidence, poussée
jusqu'à la caricature... »
1. Le bilan de Donald Trump, qui sera candidat à sa réélection en novembre, peut-il être qualifié de "bon", du point de vue notamment des électeurs plutôt humbles et conservateurs qui constituent sa base ?
La question du bilan est à la fois décisive et particulièrement épineuse. Décisive car elle correspond à la fameuse question de Ronald Reagan: "Votre situation est-elle meilleure qu’il y a quatre ans ?" et que c’est souvent un élément décisif du choix, quand il n’est pas déjà fait sur des bases plus idéologiques. Épineuse car il est difficile de déterminer ce qui, dans la santé économique d’un État, dépend directement de l’action de l’administration en place.
Ici, deux exemples: la bonne santé de la bourse et la baisse continue du chômage. Les deux tendances avaient débuté sous Obama, c’est factuel et vérifiable. Mais tout est dans le "narrative", le récit. Les partisans de Trump sont de toute façon enclins à le croire, quoi qu’il dise. Reste la décision des indécis et là c’est très volatile. L’emploi cache en réalité un nombre important d’Américains qui sont sortis des statistiques ("not in the labor force"). Si on doit cumuler deux emplois sous-payés très loin de chez soi pour vivoter, on est dans les statistiques flatteuses.
On note un rebond des salaires, en revanche, mais là encore, difficile de mettre cette tendance directement au crédit de l’administration Trump, et pas par anti-trumpisme primaire: c’est difficile de mettre cela au crédit d’une administration fédérale en général. Notamment parce que l’attractivité économique est aussi une affaire qui se décide au niveau des États, mais aussi à un niveau encore plus local.
« Le coronavirus pourrait être
le "Katrina" de Donald Trump... »
La grande question actuellement est celle de l’impact du coronavirus sur l’économie (et la bourse). L’administration Trump est notoirement sous-pourvue, ce qui ne facilite pas la gestion. Le coronavirus pourrait être pour Trump ce que l’ouragan Katrina, qui avait dévasté La Nouvelle-Orléans en 2005 dans l’indifférence assez générale, avait été pour l’administration Bush. Évidemment, Trump rejettera la faute sur les médias, qui montent tout en épingle pour faire le buzz et sur les Démocrates.
2. Y a-t-il la moindre chance que la campagne générale se joue sur les idées plutôt que sur les personnes (pour ou contre Donald Trump) ? Et de ces deux hypothèses, laquelle serait, a priori, moins défavorable aux Démocrates ?
Une présidentielle, et dans une certaine mesure une sénatoriale, se jouent sur la personnalité, c’est inévitable quand ce sont des humains qui votent et pas des machines. Nous sommes tous, que nous le voulions ou non, plus ou moins réceptifs à des considérations de type émotionnel (charisme, par exemple). Nous rationalisons après-coup.
Dans le cas d’un duel Trump-Biden on sera clairement dans un référendum sur Trump plus que dans des considérations programmatiques strictes, même si celles-ci sont évidemment en filigrane: voter pour l’un ou pour l’autre, c’est forcément voter pour des programmes très différents et au-delà, pour des orientations pour le pays.
« Un duel Trump-Sanders serait un double
référendum : sur Trump et sur le socialisme,
associé au candidat démocrate. »
Dans un duel Trump-Sanders, en revanche, les idées seront plus présentes: au référendum sur Trump s’ajoutera un référendum sur le "socialisme", une notion assez mal définie aux Etats-Unis. Les plus âgés, qui ont vécu la guerre froide, sont nettement plus réticents que les jeunes, pour qui l’URSS relève des livres d’histoire. La séquence entre l’investiture de Sanders et l’élection de novembre serait alors l’occasion d’un grand exercice de pédagogie et de clarification sur la portée réelle du projet de Sanders, un exercice visant à rassurer les plus sceptiques. De l’autre côté, Trump dépenserait des millions de dollars à diaboliser le projet de Sanders en partant du principe que si l’on calomnie, il en restera toujours quelque chose.
3. L’historien que vous êtes lit-il dans la présidence, dans le "moment" Trump, quelque chose de fondamentalement nouveau, comme une rupture par rapport au reste de l’histoire des États-Unis, ou bien les ruptures de Trump ne se jouent-elles finalement que sur la forme ?
Trump a fait sa fortune politique sur une double rupture, qui commence au sein du Parti républicain. Il ne faut jamais l’oublier: l’essentiel de la campagne de 2015-2016 se situe au moment des primaires, de juin 2015 à l’été 2016. La dernière ligne droite (septembre-octobre) est finalement très brève. On l’oublie car elle est d’une rare intensité. La principale rupture se situe donc au sein du Parti républicain, que ce soit au niveau de l’interventionnisme militaire ou du retour au protectionnisme. Même chose sur l’immigration: s’il y a bien une constante dans l’opposition à l’immigration illégale, les Républicains n’étaient pas du tout hostiles à une immigration légale dans la mesure où elle fournissait une main d’oeuvre peu qualifiée bon marché indispensable à la bonne santé de l’économie, notamment dans les régions agricoles du Sud-Ouest (principalement en Californie).
Les lignes Trump sont donc en rupture assez nette avec les positions classiques du Parti républicain, mais on trouve aussi des continuités, qui n’apparaissaient pas toutes pendant la campagne 2015-2016. La politique fiscale, favorable aux plus riches, les coupes budgétaires, la déréglementation systématique des mesures de protection environnementale mises en place par l’administration Obama, la nomination de juges conservateurs à la Cour suprême: tout cela est très en phase avec la droite du Parti républicain. En cela, Trump nourrit une polarisation qui existait bien avant son entrée en politique. Trump est donc ici un catalyseur mais pas du tout l’origine du mal.
On pourrait faire un parallèle avec Sanders du côté démocrate: il entre en campagne en 2015 dans une galaxie démocrate déjà tiraillée, notamment par le mouvement "Occupy Wall Street" d’un côté et "Black Lives Matter" de l’autre - qui lui est d’abord très hostile. Sanders est aussi un catalyseur, sur lequel se greffent des personnalités montantes comme Alexandria Ocasio-Cortez (jeune élue à la Chambre des représentants proche de ses idées, ndlr).
Trump est aussi une forme d’évolution maximaliste sinon caricaturale de l’hyper-présidence déjà diagnostiquée par Hubert Védrine sous Bill Clinton dans les années 1990, de la "présidence impériale" qui remonte à la présidence Roosevelt dans les années 1930. Évidemment, sa personnalité abrasive, son utilisation très provocatrice et clivante (à dessein) des réseaux sociaux, sa stratégie visant à flatter sa base électorale la plus radicale, tout cela concorde à accentuer très profondément des tendances déjà présentes.
« La présidence Trump est un exercice
grandeur nature de résilience
démocratique. »
C’est encore accentué par des tendances volontiers autoritaires, neutralisées parfois par son administration (certains ministres, démissionnaires depuis), par les institutions (la séparation des pouvoirs, plus ou moins efficace) et le mille-feuilles fédéral. En cela la présidence Trump est un exercice grandeur nature de résilience démocratique, ce que les économistes appellent un test de résistance, un "stress test". Et ce sera encore davantage le cas si Trump était réélu en novembre, ce qui n’est ni exclu ni acquis.
Lauric Henneton est maître de conférences à
l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
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