Pierre Yves Le Borgn' : « Nous vivons une bascule des mondes »
Nous sommes le 13 novembre. Cette date est désormais associée à un souvenir dramatique, qui date d’hier ou presque : celui des attentats qui firent 131 victimes (130 morts directs, 1 suicidé), et des milliers de traumatisés à vie, en région parisienne en 2015. Il y a deux jours, le 11 novembre, nous commémorions, 105 ans après la fin du premier conflit mondial, la fin d’une boucherie gigantesque, piqûre de rappel pour que tous se souviennent que l’Europe occidentale a connu dans sa chair le prix de la guerre. Hier, le 12 novembre, se sont déroulées à Paris et dans nombre de villes de France des marches citoyennes contre l’antisémitisme, alors qu’a ressurgi ce fléau malheureusement pas relégué aux livres d’histoire. L’actualité est tragique : à l’abomination de l’attentat perpétré par le Hamas contre des civils en Israël, le 7 octobre dernier, a succédé une violente guerre de représailles qui ne manque pas de provoquer son lot, et il est déjà immense, de morts, de souffrances palestiniennes.
Dans ce contexte j’ai souhaité, à la veille des manifestations, proposer une interview à l’ancien député Pierre-Yves Le Borgn’, auquel j’ai souvent donné la parole ces dernières années. Il a accepté mon invitation, je l’en remercie chaleureusement. L’entretien, qui s’est déroulé ce 13 novembre, est chargé de cette atmosphère qui n’a pas grand chose de léger. Des constats sombres sur une réalité qui ne l’est pas moins. Malgré tout un message d’espérance de la part d’un humaniste qui croit encore aux ressources des démocraties face aux obscurantistes. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Pierre Yves Le Borgn’ : « Nous vivons
une bascule des mondes... »
Pierre-Yves Le Borgn’ bonjour. Nous sommes le 13 novembre, date symbole : nous nous souvenons aujourd’hui des sinistres attentats de Paris, perpétrés il y a huit ans. Le 7 octobre, le terrorisme barbare et lâche a frappé, encore, avec cette attaque terrifiante du Hamas contre Israël. Depuis plusieurs semaines, Israël bombarde la Bande de Gaza. Les victimes civiles se comptent par milliers. Aucune solution ne semble se dessiner face à l’enchaînement de la violence. Que t’inspire cette période ?
J’ai le sentiment que nous vivons une bascule des mondes, un emportement vers le pire. Ce qui se passe en Israël et à Gaza est un péril immense, au-delà même du Proche-Orient. L’attaque du Hamas le 7 octobre est une abomination. Il n’y a pas de mots pour décrire la bestialité de ces massacres. Tuer, violer, brûler, décapiter des êtres humains parce qu’ils sont juifs sont autant d’actes d’une atrocité confondante. Prendre des enfants et des vieillards en otage l’est aussi. Israël est fondé à se défendre, à traquer ceux qui sont les commanditaires et auteurs de ces massacres, y compris à Gaza, et à tout mettre en œuvre pour libérer les otages. Le Hamas n’est pas la Palestine, le Hamas ne représente pas le peuple palestinien. C’est une organisation terroriste, sanguinaire, haineuse, dont l’objectif est la disparition de l’Etat juif. Elle doit être combattue et éradiquée. Ce combat, cependant, doit être mené dans le cadre du droit international et du droit de la guerre. Je suis pleinement solidaire d’Israël, mais je m’inquiète que les bombardements dans la Bande de Gaza relèvent in fine d’une seule logique de vengeance. Je pense que les objectifs militaires poursuivis par le gouvernement israélien ne sont pas suffisamment définis. Le nombre de victimes civiles à Gaza est effroyable, insupportable. On peut gagner la guerre, mais échouer dramatiquement à faire la paix. Or, la paix est nécessaire, pour tout le monde.
Un mois après, peut-on entrevoir, ou ne serait-ce qu’imaginer une porte de sortie à peu près acceptable ?
Il faut en revenir au droit international et à son application urgente. Je suis affligé de voir Antonio Guterres, le Secrétaire-Général des Nations Unies, lancer chaque jour des appels désespérés que personne n’entend. Les Nations Unies ne peuvent être renvoyées à l’état d’impuissance. Il faut au moins une pause, des corridors humanitaires pour évacuer les populations civiles, les blessés, les innocents qui veulent fuir l’enfer. Un cessez-le-feu serait le mieux, bien sûr, dès lors que la libération des otages israéliens aura été obtenue. La lumière doit être faite aussi sur ce qui s’est passé le 7 octobre, le pire pogrom depuis 1945, sur l’organisation de cette attaque et sur les soutiens reçus par le Hamas, y compris d’Etats de la région. Plus loin, je pense aussi que Benyamin Netanyahu aura des comptes à rendre, sur la défaillance des services de renseignement dans les mois précédant le 7 octobre, et aussi sur ses choix politiques depuis des années, à l’opposé de l’espoir qu’avaient fait naître les Accords d’Oslo. Car là est pour moi la seule base de paix possible : que deux Etats, Israël et la Palestine, deux démocraties – c’est important – vivent et agissent ensemble sur cette terre qui est la leur. La désespérance nourrie par la misère à Gaza, par la faiblesse politique et la corruption de l’Autorité palestinienne, et par la colonisation en Cisjordanie jette des générations entières dans les bras d’organisations terroristes et islamistes telles le Hamas qui ne veulent pas la paix, mais la guerre.
Le monde connaît depuis quatre semaines une recrudescence d’antisémitisme, et la France n’est malheureusement pas en reste de ce point de vue...
Il y a clairement eu un effet boule de neige, une contagion vers nos pays et en particulier vers la France. L’antisémitisme est une horreur. C’est une insulte faite à la République, à ses valeurs, à son message même. Il y a en France des antisémites. On les trouve historiquement à l’extrême-droite. Mais il y a aussi des gens qui attisent l’antisémitisme à dessein, par des phrases glissantes, des mots bien choisis ou des silences. Et ces gens-là ne sont pas à l’extrême-droite. Je suis profondément choqué par l’attitude de Jean-Luc Mélenchon et de la France Insoumise depuis le 7 octobre, par leur manque d’empathie. Refuser de qualifier le Hamas de mouvement terroriste, le décrire à l’inverse comme une organisation de résistance, s’en prendre nommément à Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, en dit beaucoup sur le degré de cynisme à l’œuvre par calcul électoraliste. C’est une honte. Il y a un risque majeur de fracturation de la société. On ne finasse pas avec l’antisémitisme, on ne l’instrumentalise pas, on ne s’accommode pas qu’il se cache parfois derrière l’antisionisme. Au contraire, on nomme les choses, on l’affronte par l’éducation, par l’apprentissage de l’histoire. Et par la mobilisation citoyenne, comme celle du 12 novembre.
À propos de cette marche d’hier justement : qu’as-tu pensé de cette polémique à propos de la présence de membres du Rassemblement national dans les cortèges ?
Je ne me fais aucune illusion sur l’extrême-droite. Je n’oublie rien de l’antisémitisme de Jean-Marie Le Pen, condamné maintes fois par la justice. L’extrême-droite a toujours eu besoin de désigner des boucs émissaires, les juifs hier, les musulmans aujourd’hui, les étrangers toujours. La haine et le rejet de l’autre, la xénophobie et le racisme demeurent au cœur de l’ADN du Rassemblement National. Je ne crois pas cependant qu’il faille renoncer à marcher contre l’antisémitisme parce que des parlementaires et élus du RN auraient choisi d’être dans la manifestation aussi. Cela voudrait dire sans cela que le RN a gagné la bataille morale, lui qui ramasse déjà tranquillement la mise, laissant la France Insoumise conflictualiser tout débat législatif et politique. Il faut à l’inverse , affirmer ses valeurs, dignement, sérieusement, avec conviction et force. Il ne faut surtout pas se taire, jouer petit bras, calculer, fuir. La République a besoin que l’on s’engage pour elle, qu’on ne fasse pas de la confrontation démocratique un théâtre. L’extrême-droite, on l’affronte dans le débat public, dans les urnes, en démystifiant ses positions et son projet, dans leur vacuité et leur dangerosité pour le corps social.
La jeunesse est-elle suffisamment mobilisée ?
Ce n’est peut-être pas politiquement correct de dire cela, mais je crains que non. Le 12 novembre, c’est d’abord elle qui aurait dû être dans la rue. Elle n’était pas suffisamment là et c’est cela aussi qui me fait penser que nous vivons une bascule des mondes. Ce n’est pas que les périls de notre époque ne soient pas ressentis par elle, bien au contraire même. Regarde par exemple l’angoisse climatique et les manifestations de la jeunesse pour le climat. Mais la capacité de mobilisation sur la durée est faible. Sans doute cela a-t-il à voir avec l’individualisation à l’œuvre dans la société, la perte de confiance dans les organisations syndicales, associatives ou politiques, le sentiment que toute expression collective d’émotion ou de revendication ne servirait à rien parce que les choses auraient déjà été faites, dites ou décidées ailleurs. Les réseaux sociaux sont devenus la principale source d’information (ou de désinformation). Le complotisme prospère et menace même les esprits rationnels. Il y a un sentiment de désillusion collective qui mine la société et gangrène les fondements même de l’idéal démocratique.
Que faire dans ce cas pour renouer, à ton avis, avec la mobilisation collective, avec la confiance en l’engagement ? Est-ce encore possible ?
Il faut commencer par entendre les craintes et avoir la sagesse d’y donner droit. J’ai regretté, par exemple, le dénouement de la réforme des retraites par l’utilisation de l’article 49-3 au début de cette année. La loi est passée, mais c’est un échec politique dramatique pour la société française et une humiliation pour beaucoup. Le dénouement de cette épreuve de force entre le gouvernement et des millions de compatriotes durant des mois est le terreau des succès à venir du RN. Il n’était pas inscrit pourtant qu’elle doive avoir lieu. Un autre choix, sur la forme et le fond, aurait pu être fait. Il est urgent de prendre conscience que le sentiment de ne compter pour rien est politiquement ravageur. Il nourrit la rancœur, l’amertume, une forme de rage latente. On ne peut faire comme si le peuple n’existait pas. J’ai voté pour Emmanuel Macron en 2017 et en 2022. Je ne retrouve plus dans l’action gouvernementale l’élan réformateur initial, bienveillant, nourri de cette deuxième gauche rocardienne et mendésiste dont je suis issu, et je le déplore. La verticalité et la solitude du pouvoir alimentent la crise de la démocratie. C’est une erreur de défier la démocratie sociale, les corps intermédiaires, les collectivités locales et au fond la société civile. C’est d’eux au contraire, de leur engagement, de leur liberté dont il faut se nourrir pour mettre le pays en mouvement, et en particulier la jeunesse. On ne gouverne pas contre ou sans, on gouverne avec et pour.
De ton point de vue, la démocratie est-elle menacée ?
Oui, je le crois. Et cela m’affole. Regarde Trump aux États-Unis. Ce type a voulu faire un coup d’État après avoir perdu l’élection présidentielle en novembre 2020. Il a lancé quelques centaines de cinglés à l’assaut du Capitole et de son propre Vice-Président Mike Pence pour qu’il ne certifie pas le résultat de l’élection. Des gens sont morts par la faute de Trump ce jour-là. Des tas de preuves confondantes ont été amassées, qui montrent combien son plan d’inverser le résultat de l’élection était construit. Depuis lors, il a aussi été condamné pour agression sexuelle et pour avoir fraudé le fisc américain dans les plus grandes largeurs. Et pourtant, il est en tête de tous les sondages dans les « swing states », ces 5 ou 6 États qui font la victoire à l’élection présidentielle, à un an désormais de celle-ci. Tout se passe comme si une part de l’électorat se moquait éperdument des casseroles de son champion, qu’il soit malhonnête et qu’il n’ait aucun égard pour l’opinion des autres, même majoritaire, pour la justice, pour tous les contre-pouvoirs. Trump sait flatter les souffrances et jouer des amertumes. J’ai crainte aussi, pour parler d’un autre individu dangereux, des visées de Poutine sur nos démocraties, de ses hackers, de sa haine viscérale de la liberté. Je n’oublierai jamais les menaces de mort que j’avais reçues en 2014, et qui visaient aussi ma famille, pour avoir condamné sur un plateau de télévision l’annexion de la Crimée. Elles étaient de source russe. La crise au Proche-Orient place Poutine idéalement pour continuer à miner subrepticement notre ordre démocratique et martyriser ouvertement l’Ukraine, désormais que l’attention du monde est ailleurs.
Que faut-il faire dans ce cas pour défendre la démocratie ?
Il faut avant tout rappeler ce qu’elle est, à savoir tellement plus que l’organisation des élections seulement. La démocratie est un cadre de droit qui consacre la liberté et que protège une justice indépendante. Qui a-t-il donc de plus précieux que la liberté, celle d’être soi-même, de penser, d’aller et venir, d’investir, d’innover, d’agir ? La démocratie doit être expliquée à l’école, mais aussi tout au long de la vie, dans les multiples cadres d’éducation populaire. Mais la démocratie doit également savoir se remettre en cause, évoluer, s’améliorer constamment. Elle ne peut être immobile, immuable, insusceptible d’évolutions. Je suis un ardent défenseur du parlementarisme, mais je voudrais imaginer que la France se dote d’une démocratie participative osée et courageuse. Il faut que chacune et chacun s’approprie la décision publique, y contribue, à l’échelle locale et peut-être aussi à l’échelle nationale. Il faut aussi rendre concrète l’organisation du référendum d’initiative citoyenne en revisitant toutes les conditions qui le rendent impossible aujourd’hui. Et instaurer la représentation proportionnelle à l’Assemblée nationale pour que chaque courant d’idées y soit représenté au prorata de ses résultats le jour des élections législatives.
Tout cela, à supposer déjà que ce soit mis en place, suffirait-il à restaurer la confiance dans la démocratie ?
Non, il faut aussi agir pour la justice sociale. C’est même le cœur du défi qui se pose à nous. Nos compatriotes veulent qu’on les défende, qu’on les protège, que l’on se préoccupe d’eux, de leurs enfants, de leurs parents, maintenant. Qu’on s’abstienne aussi de leur faire la morale, de leur dire ce qui est bon pour eux, qu’ils n’ont, par exemple, qu’une rue à traverser. Le sentiment d’injustice et d’humiliation est dévastateur pour la démocratie. La lecture il y a quelques années du livre de Brice Teinturier Plus rien à faire, plus rien à foutre m’avait beaucoup impressionné. Ce livre reste plus que jamais actuel. C’est quand on ne croit plus à rien ni personne que l’on se donne aux ennemis de la démocratie, à Donald Trump, à Boris Johnson, à Marine Le Pen ou à Éric Zemmour et à tous les bonimenteurs qui surfent cyniquement sur les souffrances. Sans justice sociale, aucune réforme n’est pérenne. Et la justice sociale, il ne faut pas juste en parler, il faut la faire vivre. C’est la condition de l’acceptabilité de l’effort collectif. Nous ne sommes pas égaux face aux difficultés de notre époque. Prenez la transition énergétique et écologique à mener à marche forcée pour décarboner l’économie à l’horizon 2050. C’est dans les prochaines années, d’ici à 2035, que l’essentiel va se jouer. On n’y arrivera pas sans lutter contre les inégalités, sans soutien prioritaire à la ruralité et au monde périphérique. On n’y arrivera pas davantage sans livrer le combat de la relocalisation industrielle pour lequel, notamment, la question énergétique est essentielle. Ce n’est pas le laisser-faire qui sauvera la planète, c’est la démocratie sociale, dans les actes et par la preuve.
Tout cela sonne comme un programme ! Tu as quitté la vie publique il y a six ans. N’aurais-tu pas la tentation d’y revenir ?
Oui, cela me tente de revenir. Ces six années m’ont fait du bien. J’ai créé mon activité de conseil. J’ai retrouvé la vie d’entreprise aussi. Je me suis consacré à ma famille, j’ai vu grandir mes enfants. Je travaille aujourd’hui dans le secteur de l’énergie. Malgré tout, j’ai conservé la passion des idées, du débat et de l’action qui m’avaient conduit à l’engagement public. La flamme politique ne m’a jamais abandonné. L’espace politique qui était le mien et celui de tant d’autres a changé. Le Parti socialiste que j’ai connu et aimé n’existe plus guère. J’ai envie de retrouver une gauche digne, concrète, solide, réaliste, loin des extrêmes, du populisme et de l’incantation. Une gauche européenne qui agit et qui protège, qui rassemble pour la justice, la démocratie, la paix et la planète. La bascule des mondes qui nous menace requiert de cette gauche-là qu’elle s’organise, se fédère et s’affirme comme un espoir pour demain.
Entretien daté du 13 novembre 2023.
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