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Paroles d'Actu
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2 janvier 2024

« Jacques Delors, un homme d'exception, une trace pour demain », par Pierre-Yves Le Borgn'

Le 27 décembre dernier disparaissait Jacques Delors à l’âge de 98 ans. Il ne fut pas « le » père de l’Europe communautaire, mais sans conteste « un de ses pères ». Président de la Commission européenne de 1985 à 1995, il tint un rôle moteur dans la mise en place de l’accord de Schengen, de l’Acte unique européen, du programme Erasmus et, last but not least, de la monnaie unique, notre Euro. Inutile de préciser donc, que la vision qu’il porta ne fait pas davantage l’unanimité aujourd’hui qu’en son temps, tandis qu’en France, comme partout en Europe, se renforcent les courants contestataires de ce qu’il est convenu d’appeler l’intégration européenne. Mais sans doute, au soir de son décès, ses adversaires ont-ils au moins reconnu à Jacques Delors une cohérence dans ses engagements, et une intégrité personnelle.

Lorsque j’ai appris la disparition de M. Delors, je me suis dit que l’évènement méritait un article. J’ai tout de suite eu l’idée de proposer une tribune libre à Pierre-Yves Le Borgn (qui répond régulièrement aux questions de Paroles d’Actu, encore tout récemment) : ancien député socialiste et européen convaincu, il s’inscrit volontiers dans l’héritage politique et, je crois, spirituel du défunt. Il a accepté ma proposition, et m’a livré le 1er janvier un texte où il est question de notre histoire commune depuis 1981, de leur parcours respectif aussi. Un texte où analyse érudite et émotion s’entremêlent. Un témoignage riche, dont je conçois évidemment qu’il ne fasse pas non plus l’unanimité : puisse-t-il être versé au dossier dans lequel les uns et les autres puiseront pour débattre de la place et de la trace de Jacques Delors, qui vient de faire son entrée dans l’Histoire. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Jacques Delors, un homme

d’exception, une trace pour demain »,

par Pierre-Yves Le Borgn’

Jacques Delors

Jacques Delors. © HALEY/SIPA

 

J’ai l’impression d’avoir grandi politiquement, humainement avec Jacques Delors. Le premier souvenir que j’ai de lui est celui d’une grande affiche de la campagne présidentielle de François Mitterrand. J’avais une quinzaine d’années. Derrière Mitterrand apparaissait une série de visages, qui m’étaient inconnus pour la plupart. Ils étaient ceux des conseillers et soutiens du candidat socialiste à l’élection présidentielle de 1981, ceux qui deviendraient ministres quelques mois après. Il y avait Haroun Tazieff, Edmond Hervé, Alain Bombard, Nicole Questiaux, Claude Cheysson, Catherine Lalumière. Et Jacques Delors. Je n’avais pas la moindre idée de qui il était. Mais son nom, comme cette belle affiche dont le slogan était «  L’autre chemin  », m’était resté en mémoire. Mon second souvenir, c’est celui du ministre de l’Économie et des Finances qu’il était devenu réclamant une pause dans les réformes au printemps 1982. La gauche, au pouvoir pour la première fois depuis 23 ans, se heurtait rudement au mur des réalités. Son programme de relance de l’économie par la consommation creusait les déficits et la balance du commerce extérieur. Les dévaluations s’enchaînaient. La France filait un bien mauvais coton. L’air du temps était pourtant encore à changer la vie. Pour une part des militants socialistes, Jacques Delors était un briseur de rêves. Confusément, je sentais pourtant qu’il avait raison.

Je n’étais alors qu’un adolescent qui s’éveillait à la politique. Mon cœur était à gauche. L’économie m’intéressait. On parlait alors d’expérience socialiste – expression que je trouvais incongrue – pour décrire les premiers mois du mandat de François Mitterrand. Que resterait-il de cette «  expérience  » si l’économie devait s’affaisser et la France terminer au FMI  ? Le mandat de François Mitterrand devait s’inscrire dans la durée, au prix d’un changement de politique, pensais-je alors confusément. Longtemps, François Mitterrand, qui n’avait pas grande appétence pour l’économie, hésita. Il avait envie d’aller au bout du défi au capitalisme. Ses convictions européennes, en revanche, étaient profondes. C’était l’émotion contre la raison. Ce fut Jacques Delors – et la raison – qui l’emportèrent finalement. La France ne larguerait pas les amarres avec l’Europe, elle resterait au sein du Système monétaire européen. La lutte contre l’inflation serait la priorité et le maintien d’une parité fixe avec le Mark l’objectif. Il ne manqua pas grand-chose, en cette fin d’hiver 1983, pour que Jacques Delors succède à Pierre Mauroy à la tête du gouvernement. François Mitterrand se méfiait de lui. Il n’aimait pas beaucoup, je crois, cet homme pudique et modeste, à l’écart du happening permanent des premières années du septennat. Jacques Delors resta au gouvernement de Pierre Mauroy, mais il était clair que son histoire s’écrirait ailleurs.

Ce fut Bruxelles et la Commission européenne. J’étais entré à l’université et j’avalais des tas de livres sur l’Europe. Le charisme de Jacques Delors, sa personnalité, son engagement me touchaient. Son parcours, depuis des études somme toute modestes, par la formation, l’éducation populaire, le syndicalisme et la fidélité au mouvement personnaliste m’impressionnait. Dans la France des années 1980, celle de mes études, il n’était question que de diplômes ardus, d’individualisme, de parcours exceptionnels et de crânes d’œuf aussi brillants que déconnectés de la vie de millions de gens. Chez Jacques Delors, c’était tout l’inverse  : il était quelqu’un qui s’était élevé par le travail, le sens du collectif, l’abnégation, le partage et le dépassement aussi. Jacques Delors avait contribué à la naissance de la CFDT, cheminé avec le PSU. De la Banque de France, il était passé au Commissariat général au Plan. Une certaine gauche n’avait pas aimé ses années auprès de Jacques Chaban-Delmas à Matignon, au cœur du projet de «  nouvelle société  ». Jacques Delors n’avait pourtant rien renié de qui il était. L’époque était au clivage gauche-droite, aux excommunications sévèrement prononcées. Delors était suspect, et plus encore à son arrivée au PS en 1974. Tout le monde s’était empressé d’oublier qu’il fut pourtant celui qui porta la loi fondatrice sur la formation professionnelle continue.

Avec le recul, je sais que c’est d’avoir suivi Jacques Delors durant ses années à la Présidence de la Commission européenne qui ancra définitivement mes convictions européennes, puis me mit sur le chemin du Collège d’Europe. J’admirais son courage et sa manière de faire. L’Europe était à plat lorsqu’il prit ses fonctions en janvier 1985  : plus d’idées, plus de jus, des égoïsmes nationaux débridés et Margaret Thatcher à l’ouvrage pour tout détricoter. Son projet de faire tomber les barrières entre États membres pour fonder un grand marché intérieur fut décisif. À la fois parce que l’Europe touchait enfin son objectif et parce qu’il créait une dynamique politique irrésistible, soutenue par une méthode originale, profondément sociale-démocrate  : expliquer, convaincre, rallier les États membres, les parlementaires européens, les partenaires sociaux, les corps intermédiaires, les citoyens. Ce fut une époque formidable, que je vivais passionnément entre mes livres et les journaux à Nantes, puis Paris, avant de découvrir Bruges, puis Bruxelles à l’approche de 1992. J’étais touché aussi par la volonté de Jacques Delors de développer le dialogue social européen et sa détermination à renforcer la politique régionale dans une perspective de solidarité intra-européenne. Vint en 1987 le programme Erasmus, l’une des réussites les plus emblématiques de l’Europe. Et la convention de Schengen.

Sans doute y avait-il moins d’États membres qu’aujourd’hui, moins de complexité, un écart encore large avec le reste du monde. Je suis persuadé malgré tout que l’engagement de Jacques Delors, sa détermination à lever les obstacles, posément, clairement, fut décisif. Il refusait la caricature, la facilité. Delors inspirait la confiance, essentielle pour rassembler diverses histoires nationales et de fortes personnalités. Sans le lien que Jacques Delors avait su construire avec le Chancelier Helmut Kohl, jamais l’Euro ne serait né. Et jamais le Traité de Maastricht n’aurait été le changement décisif qu’il fut pour le projet européen. Avec le temps, sans doute a-t-on oublié l’immense travail de fond que nécessita une telle perspective. À la manœuvre, parlant inlassablement aux uns et aux autres, aux gouvernements et aux parlements, mais aussi aux gouverneurs des banques centrales des 12 États membres, il y avait Jacques Delors. Ce moment de bascule dans l’histoire de l’Europe lui doit beaucoup. Delors apparaissait régulièrement dans les médias, parlait de l’Europe, simplement et passionnément. Il incarnait le projet, cette nouvelle frontière pour des tas de gens et en particulier de jeunes dont j’étais. Nous avions le sentiment que tout était possible, que les atavismes de l’histoire européenne n’étaient peut-être plus fatals, qu’une autre perspective s’ouvrait, liant le marché et les solidarités, et que nous en serions.

La toute première carte d’une organisation que je pris fut dans un club créé autour des idées de Jacques Delors. Et aussi de sa méthode. Ce club s’appelait Démocratie 2000. Il était présidé par Jean-Pierre Jouyet, qui serait le directeur de cabinet de Jacques Delors à la Commission européenne, et animé par Jean-Yves Le Drian, alors maire de Lorient. Il y avait là des politiques, mais aussi des dirigeants d’entreprise, des syndicalistes, des journalistes. Le club était très «  deuxième gauche  », mais il s’ouvrait aussi à des personnalités venues du centre-droit. Nous avions chaque mois de septembre deux jours de travail à Lorient. Jacques Delors en était bien sûr, et nous pouvions alors échanger avec lui. J’étais impressionné, parlant peu et écoutant beaucoup. Je me souviens d’y avoir croisé Simone Veil et Adrien Zeller, qui serait plus tard le Président de la région Alsace. J’admirais aussi Michel Rocard. Leur relation était complexe, je crois. Pour moi, pourtant, ils se complétaient. Michel Rocard avait une fulgurance, un côté ingénieur social et professeur Nimbus, une manière inimitable de produire des tas d’idées que n’avait pas Jacques Delors. Mais il n’avait sans doute pas l’organisation, le sens de la persévérance et la capacité de fédérer qui distinguait Delors. Je ne sais pas s’ils furent rivaux. L’un était en Europe, l’autre était en France. J’imaginais que l’un ou l’autre écrirait la suite, après François Mitterrand.

La suite, beaucoup encore s’en souviennent. Rocard hors-jeu après les élections européennes calamiteuses de 1994, toute la gauche de gouvernement et une petite part du centre-droit se mirent à rêver d’une candidature de Jacques Delors à la Présidence de la République. Cette candidature, je l’espérais moi aussi, mais je n’y croyais pas trop. Je ressentais qu’il y avait chez l’homme Delors une part de raison, un défaut de folie, une réticence intime à ne pas se jeter dans un combat qui n’était pas totalement le sien. Et je ne fus pas surpris de sa décision, annoncée à des millions de Français à la télévision à la fin 1994 de ne pas se présenter. Sans doute fus-je un peu déçu, mais je la compris aussi. Jacques Delors n’avait pas rêvé toute sa vie d’être Président. Son militantisme et son idéal s’étaient exprimés ailleurs, dans les faits, par les résultats. Il s’était réalisé, il n’avait plus rien à prouver, sinon à partager – et il le fit, autant à la fondation Notre Europe qu’au Collège d’Europe. Delors était un homme politique différent, difficile à imaginer aujourd’hui, quelque 30 années plus tard, à l’âge des réseaux sociaux, de l’instantané, des commentaires plutôt que des idées, des ambitions débridées et d’une certaine médiocrité aussi. Le quinqua que je suis devenu mesure la chance qu’il a eu de suivre le parcours, le sillon de Jacques Delors. Cela aura sincèrement marqué ma vie.

L'unité d'un homme

Dans mon petit bureau, sous les toits de Bruxelles, j’ai plusieurs livres de Jacques Delors, et notamment ses Mémoires. Il y a également un beau livre intitulé L’Unité d’un homme, sous forme d’entretiens avec le sociologue Dominique Wolton. C’est ce livre que je préfère. Je le rouvre encore de temps à autre. Je ne peux réduire Jacques Delors à l’Europe seulement. Sa trace et son engagement sont beaucoup plus larges. Les entretiens avec Dominique Wolton révèlent la profondeur de l’homme, sa complexité, ses failles, son humanité, sa part de mystère également. Jacques Delors aura vécu presque un siècle. Il nous laisse une histoire, un leg intellectuel, un espoir en héritage. Delors n’était pas un homme de rupture, il était un artisan de l’union, des femmes, des hommes et des idées. Il pratiquait le dépassement et savait, dans l’action, le faire vivre pour le meilleur, sans jamais nier les différences, dans le respect de chacun. Il n’ignorait rien des petitesses de la vie publique et a su toujours s’en défier. Je crois que cet exemple, cette trace, ce message auraient bien besoin d’être revisités. A gauche, cet espace qui m’est cher, et au-delà aussi. La France rendra hommage le 5 janvier à un homme d’exception. Notre pays a changé depuis les années Delors, l’Europe également. Puissions-nous cependant nous souvenir de Jacques Delors, de ce qu’il nous laisse, pour agir demain, ensemble.

Texte daté du 1er janvier 2024.

 

PYLB 2023

Pierre-Yves Le Borgn’ a été député de la septième circonscription

des Français de l’étranger entre juin 2012 et juin 2017.

 

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Commentaires
G
Une belle ordure responsable de la m. UE qui nous est imposée !
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