Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Paroles d'Actu
Publicité
20 septembre 2021

« La chute de l'Empire romain d'Occident », par Eric Teyssier

Un mois et demi après la mise en ligne de linterview réalisée avec l’historien Éric Teyssier autour de la parution de son roman La Prophétie des aigles, je suis ravi de vous proposer ce nouvel article en sa compagnie, conçu autour d’un concept que peut-être, je développerai ici : une question, une réponse. Pour ce premier opus, une question majeure, peut-être la plus importante de toute l’histoire occidentale : pourquoi l’Empire romain s’est-il effondré ? Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Ruines antiques

Ruines antiques, Jean Nicolas Servandoni.

Photo prise le 18 septembre 2021, au Musée des Beaux-Arts de Lyon.

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

« Qu’est-ce qui a favorisé la mort lente de l’Empire romain d’Occident,

et cette question-là est-elle porteuse d’un écho actuel ? »

la chute de l’Empire romain d’Occident

C’est un vaste débat qui agite les historiens et les philosophes depuis des siècles avec à chaque fois des réponses différentes. Comme toujours en Histoire, les causes sont multiples et complexes. Je dirais qu’il y a d’abord le choc épidémique causé par la peste (en fait la variole) qui ravage l’Empire sous le règne du « bon » empereur Marc Aurèle et du « mauvais » Commode. Cette épidémie sans précédent entraîne un déclin démographique dont l’Empire ne se remettra jamais. Ce manque de bras et sans doute de consommateurs entraîne un déclin économique. Le manque d’hommes et d’argent contribue ensuite à la difficulté qu’ont les légions à repousser les barbares. Ces invasions du IIIe siècle sont aggravées par une guerre civile presque constante avec 25 empereurs officiels en 50 ans, plus une kyrielle d’usurpateurs.

Au IVe siècle, on assiste à un rétablissement mais l’Empire a changé de nature. On n’est pas encore vraiment dans le Moyen-Âge mais plus tout à fait dans l’Antiquité. Il y a certes la montée en puissance du christianisme mais les autres religions sont encore bien présentes. Surtout, la nature du pouvoir change en devenant de plus en plus autocratique sans chercher à maintenir cette fiction de la République qui caractérise le Haut-Empire. La société se fige, l’ascenseur social est en panne. Les esclaves devenus plus rares sont plus rarement affranchis, les paysans libres deviennent des sortes de serfs qui se révoltent souvent. Les cités se rétractent car les riches (toujours très riches) ne pratiquent plus l’évergésie et préfèrent vivre dans leurs luxueuses villas à la campagne qui deviendront souvent nos villages.

Au Ve siècle tout est consommé en Occident. Le christianisme a beaucoup glosé sur les persécutions (toujours ponctuelles) perpétrées par les empereurs « païens ». En 395 il devient persécuteur à son tour en faisant de cette religion de paix et d’amour prêchée par le Christ, la seule et unique religion sous peine de mort. Les temples sont fermés, les statues fracassées, les livres brûlés, une part essentielle de la culture antique est détruite à jamais. C’en est fini pour des siècles de la tolérance religieuse propre au polythéisme. À cette époque, l’empereur chrétien devient aussi un fantoche qui doit accepter l’installation de peuples barbares (Francs, Burgondes, Wisigoths, Vandales etc…) dans des portions de ce qui était l’Empire romain d’Occident. Il est à noter que l’historiographie moderne ne parle plus de « Grandes invasions » ni de « barbares », notions par trop stigmatisantes, mais de « Grandes migrations ».

Pour ce qui est de l’écho actuel c’est toujours difficile à dire. Comparaison n’est pas raison. L’épidémie actuelle n’a rien de commun avec celle du IIe siècle car le taux de létalité était alors sans commune mesure avec celui du Covid. La crise actuelle montre surtout notre propre incapacité à accepter la mort comme une donnée de la vie. Elle marque par là un véritable affaiblissement de nos sociétés « évoluées ». Pour le reste, nous revivons peut-être le film de la chute de l’Empire romain en accéléré… ou pas… car l’Histoire adore les tours de passe-passe et ne ressert jamais deux fois des plats identiques. De toutes façons, elle seule le dira…

par Éric Teyssier, le 10 août 2021

 

E

La Prophétie des aigles, son roman paru en juillet (Alcide éditions). À recommander !

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

Publicité
2 septembre 2021

Jean-Marc Le Page : « Jusqu'à présent, la Bombe a toujours responsabilisé ceux qui l'ont possédée »

Un mois et demi après l’interview réalisé avec les trois coauteurs de La Bombe, Alcante, Bollée et Rodier, on reste dans le thème et dans le ton. Jean-Marc Le Page, professeur agrégé et docteur en histoire, a signé cette année La Bombe atomique, de Hiroshima à Trump (Passés/Composés). Cet ouvrage fort intéressant revient, depuis août 1945 et les bombardements américains sur le Japon, sur ces moments parfois méconnus de la Guerre froide et de l’histoire plus immédiate au cours desquels la question d’une utilisation de l’arme nucléaire a été posée plus ou moins sérieusement. Soixante-dix ans de relations internationales sont ici relatés, sous un prisme différent mais éclairant (on comprend mieux, notamment, certains renversements d’alliance, et des rapprochements ou éloignements entre États). Je remercie M. Le Page pour ses réponses et vous invite, si le sujet vous intéresse, à vous emparer de son livre ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Jean-Marc Le Page: « Jusquà présent, la Bombe

a toujours responsabilisé ceux qui l’ont possédée. »

La Bombe atomique

La Bombe atomique, de Hiroshima à Trump (Passés/Composés, 2021).

 

Jean-Marc Le Page, bonjour. Pourquoi ce livre sur La Bombe atomique (Passés/Composés, 2021) ? Quel aura été, durant votre vie jusqu’ici, votre rapport à cette menace diffuse du nucléaire militaire ?

l’atome et vous

Bonjour. Ce livre est le fruit des mes années d’enseignement en classe de terminale. En particulier les cours sur l’histoire des relations internationales. La question nucléaire arrivait régulièrement, sans être au cœur du programme, mais elle était tout de même en filigrane. J’abordais donc régulièrement ces crises, mais sans véritablement creuser la question, me contentant de la «  vulgate  » des manuels ou de mes lectures éparses. Puis, progressivement je me suis rendu compte que la vision que nous pouvions avoir de ces différents moments n’était pas toujours certaine, bien définie, qu’il y avait de nombreuses interprétations, différents récits, parfois opposés, le plus souvent en liaison avec les opinions personnelles des auteurs. J’ai remarqué également qu’il n’y avait pas d’ouvrages de synthèse sur cette question. Quelques articles, des papiers de chercheurs que l’on peut trouver sur internet. Certaines de ces crises pouvaient connaître des développements plus ou moins long, mais sans qu’elles ne soient vraiment développées. C’est pourquoi je me suis attaché à écrire le livre que j’aurais souhaité lire sur cette question.

Mon rapport à la chose nucléaire est très diffus. Par mes enseignements, mes domaines de spécialisation, mes lectures, je m’y suis souvent confronté, mais sans véritablement approfondir. Par contre, depuis quelques mois ce rapport devient de plus en plus concret  : dans le cadre d’une session régionale de l’IHEDN (Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale, ndlr), j’ai eu la chance de pouvoir visiter l’île Longue et l’un des SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d'engins, ndlr) de la base. De plus, mon lycée – le lycée Kerraoul de Paimpol – à ouvert une classe Défense et Sécurité globale et nous nous sommes rapprochés de l’école de navigation des sous-mariniers de Brest, qui forme en particulier les équipages des SNLE.

 

Beaucoup d’histoires racontées, dans votre ouvrage, dont certaines tout à fait méconnues, je pense en particulier aux graves tensions soviéto-chinoises en Sibérie en 1969. Rétrospectivement, ça fait frissonner non, de se dire que, bien des fois, on est passé non pas à un, ni même à deux cheveux, mais pas loin de considérer sérieusement l’usage de la Bombe ?

à un cheveu ou deux

Au contraire. L’étude de ces différents moments de tension montre que cette utilisation n’a que très rarement été sérieusement envisagée. Dans ce cas, s’il y a frisson, il est sans doute de soulagement.

 

Dans chacune des situations de votre livre, on joue ici du bluff, là de la franche intimidation, quasiment tout le temps de la guerre des nerfs, quitte parfois à manquer perdre l’équilibre face au précipice. Cette histoire, c’est d’abord celle d’une guerre psychologique ?  Dans quels cas est-ce que vraiment, ça a failli dégénérer ?

guerre des nerfs

La dimension psychologique, politique est essentielle. L’arme est un moyen de pression diplomatique et elle prend cette forme très rapidement, dès les années 1950. Les pays «  dotés  » en ont bien compris l’intérêt comme démultiplicateur de puissance. De tous ces moments où l’arme nucléaire a été évoquée cela reste sans doute l’affaire de Cuba qui a présenté le plus grand risque de dérapage. La tension était extrêmement vive, les pressions sur Kennedy comme sur les forces soviétiques sur l’île très importantes. Le risque d’accident très fort. Les incidents sont nombreux, en particulier le jour du «  Black Saturday  », entre le U2 abattu au-dessus de l’île, l’arraisonnement musclé d’un sous-marin soviétique équipé d’une torpille à tête nucléaire, un incident de radar qui détecte, à tort, une attaque soviétique sur les États-Unis ou encore un autre U2 égaré au-dessus de l’URSS dont l’interception par les forces de défense aérienne soviétique aurait pu s’avérer dramatique… Aucune des autres crises que j’ai pu étudier ne connaît une telle intensité. Mais il ne faut pas oublier non plus, que même à Cuba, l’utilisation de l’arme nucléaire n’était pas une option.

 

« Il ne faut pas oublier que même à Cuba,

l’utilisation de l’arme nucléaire n’a jamais été une option. »

 

On comprend bien, à vous lire, qu’au départ la Bombe a pu être considérée comme une super arme conventionnelle. Est-ce que le gros changement finalement ne vient pas, et de la parité du statut nucléaire avec l’URSS, et peut-être surtout du développement de la monstrueuse bombe à hydrogène ?

super arme conventionnelle, ou arme à part ?

Les militaires américains y voient effectivement une super bombe. Elle a, à leurs yeux, l’avantage de permettre la destruction d’objectifs à moindre coût, matériel et surtout humain. Je rappelle que les campagnes de bombardement massif sur le Japon et surtout l’Allemagne se sont faites au prix de pertes terribles pour les forces stratégiques américaines et britanniques. La capacité de destruction de l’arme est bien notée et l’idée est de la décliner à tous les niveaux des forces armées américaines, depuis la bombe aérotransportée aux obus d’artillerie et même au lance-roquette du Davy Crockett Weapon System. Mais, au grand dam des officiers supérieurs américains, Harry Truman a tout de suite perçu le caractère exceptionnel de cette arme. Certes, l’URSS réalise son premier essai en 1949, mais lorsque Truman interdit à MacArthur d’utiliser des bombes en Corée nous sommes encore loin de la parité. J’aurais tendance à dire que le changement de perception pour le pouvoir politique est immédiat, dès que les premières informations sur les explosions au-dessus du Japon parviennent à Washington.

 

« Harry Truman à tout de suite perçu

le caractère exceptionnel de cette arme. »

 

D’ailleurs, quand on songe que certaines bombes H opérationnelles (je laisse la Tsar Bomba de côté) avaient et ont une puissance explosive 1000 fois plus puissantes que celle d’Hiroshima, est-ce que la menace change ici de degré, ou bien carrément de nature ?

la bombe H, nouvelle donne

La puissance de ces armes est inversement proportionnelle à leur précision. Pour être sûr de frapper sa cible avec un minimum de succès il fallait des bombes de très forte puissance. D’ailleurs, nous voyons ces armes devenir progressivement de moins en moins puissantes alors que les travaux sur les vecteurs progressent. L’objectif restait le même, dissuader l’adversaire d’attaquer et d’utiliser ses propres armes nucléaires. Comme il n’a jamais été question pour les pays dotés de frapper en premier c’est, à mon sens, le degré de la menace qui a changé durant cette période de la Guerre froide durant laquelle les armes étaient mégatonniques. La nature des objectifs connaît également une évolution pour des raisons techniques et politiques  : durant la Guerre froide, alors que les armes étaient peu précises il était envisagé de frapper les villes, les concentrations de population, l’outil industriel, les nœuds de communication… puis avec les années 1980 il s’agit davantage de frappe de décapitation, qui doivent limiter au maximum les dommages sur les populations. Les nouveaux «  outils  » à disposition permettent de davantage circonscrire les cibles.

 

« Les armes nucléaires sont progressivement devenues

moins puissantes à mesure que les travaux

sur les vecteurs progressaient. »

 

Tout l’aspect des bouleversements géostratégiques est intéressant dans votre ouvrage : Mao qui se sent trahi par le "grand frère russe" après la crise de Formose (années 50), un prélude à la rupture et au chemin autonome ; l’Europe qui perd confiance dans la protection américaine après le retrait des missiles U.S. en Turquie et en Italie après Cuba (1962), ce qui précipitera le développement de la force de frappe française, et le rapprochement De Gaulle-Adenauer, etc... C’est tout un pan des affaires internationales qu’il faudrait relire à l’aune du facteur atomique ?

la Bombe, marqueur de la Guerre froide

L’arme nucléaire est consubstantielle de la Guerre froide. Elle en est l’un des marqueurs. Il est indéniable que sa présence a un impact fort sur la période. L’ignorer serait une erreur puisqu’elle induit des positionnements. En particulier elle devient un marqueur d’indépendance nationale. Si un État souhaite montrer sa puissance, intégrer le club fermé des pays qui comptent dans le monde, échapper un minimum à la bipolarisation, il doit se doter de l’arme. C’est, entre autres, à ce titre que la Bombe est politique. Mao Zedong, le général de Gaulle l’ont bien compris.

 

Est-ce qu’à votre avis, parmi toutes ces histoires, dans l’hypothèse où il n’y aurait pas eu la Bombe, certains des conflits mentionnés auraient été moins froids, voire même carrément chauds ? Sans la Bombe, par exemple, une invasion soviétique de l’Europe de l’ouest eût-elle été un développement probable ?

sans la Bombe, le drapeau rouge à Brest ?

Par cette question nous entrons dans le monde de l’uchronie… C’est compliqué à dire, mais je ne suis pas sûr que cela aurait changé grand-chose. La guerre de Corée s’est réglée sans utilisation de la Bombe  ; Mao n’aurait pas envahi Taïwan puisqu’il n’en avait pas les moyens (pas assez de navires, pas de compétences en opérations combinées, protection américaine…)  ; l’affaire sibérienne n’aurait pas été plus loin qu’elle ne l’a été pour les mêmes raisons. En Europe occidentale rien ne montre que les Soviétiques aient eu la volonté de planter le drapeau rouge à Brest. Je crois que durant cette période nous nous sommes beaucoup fait peur et surtout par ignorance de l’autre. Les Soviétiques étaient convaincus que les États-Unis se préparaient à franchir le rideau de fer. C’est dans ce contexte qu’il faut lire la crise de 1983. Nous savons que ce n’était pas le cas. L’inverse était vrai. Il n’y avait pas de plans d’invasions de l’Occident à Moscou. Est-ce que l’absence d’armement nucléaire aurait changé les choses  ? Pas forcément, puisqu’il aurait fallu que le peuple soviétique accepte le statut d’agresseur alors que le souvenir très douloureux de la Grande Guerre patriotique était encore très présent. Les déterminants sociaux, économiques et même politiques n’étaient pas réunis.

 

Dans l’affaire la plus connue, celle de Cuba mentionnée plus haut, on constate que les deux grands, Kennedy et Khrouchtchev, avaient bien conscience des enjeux et qu’ils ont tout fait pour éviter une guerre dont chacun savait qu’elle  aurait été apocalyptique. Castro était furieux, lui aurait apparemment voulu que les pions soient poussés plus loin, tout comme Mao dans la décennie précédente. Avoir la Bombe, ça rend responsable, toujours ?

de la vertu rationalisante de l’atome

Je ne fais que reprendre les propos du général Poirier sur la «  vertu rationalisante  » de l’atome. Il se trouve que tous les chefs d’État qui ont eu entre leurs mains ce pouvoir de décision, n’en ont jamais usé. Même Mao d’ailleurs, malgré les propos qu’il a tenu sur le tigre de papier américain ou soviétique. La doctrine chinoise est strictement défensive. Est-ce que la Bombe rend toujours responsable  ? Pour le moment, et heureusement, il n’y a pas de contre-exemple. Les chefs d’État, lorsqu’ils revêtent leur nouvel habit, semblent avoir conscience de la puissance destructrice qu’ils détiennent, de l’impact politique que peut avoir l’éventuelle utilisation de tels armements. Aucun ne semble souhaiter être rejeté au ban des nations. Castro souhaitait des frappes soviétiques malgré les risques encourus par sa population. Mais il n’en avait pas le pouvoir. Aller au-delà de cet état de fait relève de la conjecture.

 

On se rapproche de notre époque : la Corée du Nord est une puissance nucléaire depuis une dizaine d’années. Malgré ses provocations, personne ne l’attaquera plus, mieux, on la courtise pour l’inciter à la modération. La stratégie de trois générations de Kim semble avoir réussi à merveille : chacun doit désormais composer avec Pyongyang, et le pays est doté d’une assurance-vie à toute épreuve. Est-ce que le signal envoyé n’est pas dérangeant, quand on songe au sort qu’a subi, par exemple, l’Irak en 2003 ? Ces deux exemples mis côte à côte ne risquent-ils pas de favoriser de nouveaux pôles de prolifération ?

le cas Pyongyang

Il est clair que l’exemple nord-coréen pose question. Ce positionnement montre tout l’intérêt pour un État de se doter de la bombe. On peut effectivement considérer que si Saddam Hussein avait pu pousser son programme nucléaire à son terme il serait encore vivant. La question de la prolifération est complexe. L’acquisition de l’arme nucléaires tout autant. Elle demande des moyens intellectuels, matériels, financiers considérables que peu d’États dans le monde sont en capacité de réunir. Il faut réfléchir aux raisons qui poussent certains États dans cette direction  : désir de puissance (les cinq grands), auto-défense (les quatre autres), prestige, qui rejoint la puissance. La prolifération n’est pas inéluctable et nous savons que des pays ont dénucléarisé comme l’Afrique du Sud, l’Ukraine… d’autres ont renoncé à leur programme (Libye, Brésil), en partie pour des raisons économiques et politiques. La Corée du Nord est effectivement un mauvais exemple du fait de la particularité de ce pays. Mais il y a fort à penser qu’il restera une exception.

Il ne fait pas non plus oublier qu’il existe un courant de pensée qui considère que la prolifération est positive. Ce sont les «  réalistes optimistes  ». Pour eux la possession de cette arme oblige à la retenue. À ce titre elle serait un facteur de paix.

 

Quels sont justement, pour vous, les maillons faibles actuels s’agissant du nucléaire militaire, les points de grand risque qu’il s’agisse de prolifération, de fuite auprès de groupes terroristes, voire de potentielle utilisation suicidaire de l’arme par des régimes de type messianique (vous évoquez la République islamique d’Iran même si on n’est pas tout à fait dans un tel cas de figure) ?

les maillons faibles et l’Iran

Bien que l’on puisse en trouver les plans sur internet, fabriquer une bombe nucléaire reste un exercice très difficile. Il faudrait ensuite la déplacer, puis la faire détonner. Ce n’est pas permis à tout le monde. Le risque du terrorisme nucléaire relève plus à ce titre du fantasme. Tom Clancy l’a bien développé dans La Somme de toutes les peurs, mais cela me paraît peu réaliste. Depuis le temps que l’on parle des fuites de matières fissiles depuis la chute de l’URSS, j’imagine que l’on en aurait entendu parler… L’utilisation d’une bombe sale semblerait plus plausible, mais même ce type de moyens demande des compétences particulières. La question est toujours la même  : il faut trouver la matière fissile. Seuls quelques États dans le monde ont la capacité d’en produire et ce sont des processus très surveillés par l’AIEA et les grandes agences de renseignement.

La grande question actuellement tourne évidemment autour de l’Iran et de son programme nucléaire. Faut-il laisser cet État théocratique, aux velléités de puissance régionale affirmée, se doter de l’arme nucléaire  ? Les discours provenant de Téhéran ne sont pas toujours très rassurants… Cependant, l’accord de 2015 (le JCPOA) a montré que l’Iran acceptait la discussion et a suspendu son programme. Le durcissement actuel du régime sur la réouverture des négociations est tout de même à mettre au passif de l’administration Trump qui s’est retirée de l’accord, tout en accentuant les mesures de rétorsion par la politique américaine de «  pression maximale  ». Les conditions émises par Washington pour un retour des États-Unis dans l’accord étaient inacceptables pour l’Iran, comme elles l’auraient été pour tout état souverain. Il n’est donc pas étonnant que les dirigeant iraniens fassent actuellement monter les enchères pour revenir à la table de négociation. Il n’y a aucune raison objective pour qu’ils ne reviennent pas dans l’accord, mais il faudra que les États-Unis en paient le prix.

 

« Il n’y a aucune raison objective pour que les Iraniens

ne reviennent pas dans l’accord, mais il faudra

que les États-Unis en paient le prix. »

 

Ensuite, sans doute que la prudence voudrait que l’Iran abandonne son programme nucléaire militaire. Mais il n’y a que deux moyens pour y parvenir  : la négociation ou l’interdiction qui ne peut passer que par des actions militaires. Et personne ne veut d’une guerre avec l’Iran.

 

Diriez-vous que les populations sont moins sensibilisées, peut-être moins concernées, y compris via la culture populaire, par les problématiques du nucléaire militaire que dans les années 50 à 80, et si oui est-ce préoccupant ?

l’opinion publique face au nucléaire militaire

Avec la fin de la Guerre froide le risque potentiel a fortement diminué. Les populations sont donc plus éloignées de ces questions. Si tant est qu’elles en aient été proches à un moment… Toutefois, le feuilleton nord-coréen montre que nous sommes en présence d’une arme très particulière qui suscite toujours la crainte et le frisson. Mais j’aurai tout de même tendance à penser que la population, en France en particulier, a d’autres sujets d’inquiétudes que l’éventualité d’une frappe nord-coréenne très hypothétique.

Il est toujours bon d’avoir des populations sensibilisées sur ce type de question. Qu’elles soient en capacité de construire un avis argumenté sur le nucléaire  : le coût de cette arme qui n’est pas négligeable, la nécessité ou non d’une force de dissuasion, l’impact de cette dissuasion sur l’économie française… Ce sont des points qui mériteraient d’être débattus au-delà du cercle des experts ou des initiés. Le quasi consensus politique sur la dissuasion et l’arme nucléaire n’aide pas à se forger une opinion.

 

Existe-t-il, ici ou là, des risques de "conventionnalisation" de l’arme nucléaire, avec l’émergence de mini-nukes par exemple, qui pourraient être calibrées pour des théâtres d’opération ?

armes tactiques

Ici nous abordons les armes tactiques. Les États-Unis comme la Russie en sont dotés. À la différence des armements stratégiques, ce sont des armements qui seraient déployés sur les théâtres d’opération en cas de conflit. Mais je pense qu’il en va de même qu’avec les «  grosses bombes  ». Elles ne seraient utilisées qu’en cas de péril grave. Si leur emploi a pu être pensé durant la Guerre froide, en particulier au moment du New Look (durant l’administration Eisenhower, dans les années 50, ndlr), il est très peu probable qu’elles soient utilisées. Encore une fois, le risque politique est trop grand, sans parler de celui d’escalade si elles sont employées contre une autre puissance nucléaire.

 

Cette question, je vous la pose en vous avouant qu’elle me hante un peu depuis pas mal de temps : pensez-vous que, de notre vivant, nous assisterons, quelque part sur Terre, et hors essai, à de nouvelles explosions nucléaires, accidentelles ou délibérées ? Cette perspective vous paraît-elle plus ou moins probable que durant les 70 dernières années ?

un jour une détonation ?

Le risque n’est pas nul. Tant qu’il y aura des armes nucléaires il peut y avoir une détonation. L’accident paraît malgré tout peu probable, sauf effondrement d’un État nucléaire. Les mesures de sûreté sont tout de même très efficaces. Un échange nucléaire est toujours possible dans le cas d’une dégradation extrême dans un conflit interétatique. Nos pensées vont régulièrement du côté de l’Asie du Sud dans le face à face entre l’Inde et le Pakistan. Mais la crise de 1999-2002 a montré qu’ils savaient se «  retenir  » et que la montée aux extrêmes n’était pas inéluctable. Je note que dans 2034 : A History of the Next World War, le roman coécrit par un ancien Marine, Eliot Ackerman, et par un ancien amiral de groupe aéronaval américain, James Stavridis, la Chine et les États-Unis s’opposent et ça s’achève par l’utilisation d’une arme nucléaire. Nous retrouvons ici le schéma qui était celui du général Sir John Hackett dans son ouvrage La Troisième guerre mondiale en 1983. L’ancien commandant de l’OTAN s’est trompé, nous pouvons espérer qu’il en sera de même pour les auteurs de 2034, mais le risque existe...

 

Le  Traité sur l’interdiction des armes nucléaires est entré en vigueur en ce début d’année. Même si aucune puissance nucléaire ne l’a signé, c’est un signe encourageant ? Un monde dénucléarisé sans arme nucléaire, c’est une utopie qui n’est plus réalisable, ou bien... ?

un jour sans arme nucléaire ?

Nous évoquions la sensibilisation des populations plus haut. Cette initiative partie de la société civile montre qu’une frange de la population s’inquiète du risque que représentent ces systèmes d’armes. Nous sommes dans la continuité des combats anti-nucléaires qui se sont développés dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Malheureusement je considère qu’un monde sans armes nucléaires relève pour le moment de l’utopie. Peut-être qu’à la fin de la Guerre froide il y a eu une ouverture, les grands traités comme START le montrent, comme le démantèlement des arsenaux dans les anciennes républiques soviétiques. Barack Obama lui-même avait initié un mouvement en ce sens. Mais ce temps semble révolu. Le monde est plus instable, les tensions croissent entre les principales puissances. Les états-majors n’hésitent plus à communiquer sur de futurs combats à haute intensité, donc entre puissances. Les comportements de la Russie, de la Chine, n’invitent pas au désarmement nucléaire. Le TIAN a le mérite d’exister et montre que le tout-nucléaire n’est pas inéluctable, mais je ne vois aucune puissance dotée se défaire de ses arsenaux actuellement, à moins de faire preuve d’une très grande naïveté.

 

« Au vu des tensions, je ne vois aucune puissance dotée

de l’arme nucléaire se défaire de ses arsenaux actuellement,

à moins de faire preuve d’une très grande naïveté. »

 

Vos projets et envies pour la suite ?

J’ai plusieurs projets, plus ou moins en chantier. Le plus avancé est un ouvrage sur la pacification pendant la guerre d’Indochine. Cet aspect de la guerre, pourtant central, est le parent pauvre des études sur le conflit indochinois. Je travaille sur le sujet depuis plusieurs années et je pense que le temps de la synthèse est venu. Mais nous sommes ici sur un horizon 2022-2023.

Je suis spécialiste de la guerre d’Indochine et de l’histoire du renseignement et à ce titre j’ai également comme projet de faire le point sur le passage de témoin, dans ce domaine, entre les conflits indochinois et algérien, sur la période 1954-1957. Là encore c’est un sujet peu traité et il y a matière.

Enfin, je réfléchis à un nouvel ouvrage, sur le modèle de La Bombe atomique qui permettrait de revenir sur les grands débats encore en cours sur la Guerre froide. Il y a toujours des positions très tranchées sur certains aspects – la «  peur rouge  », le communisme de Castro ou de Hô Chi Minh, la place des services de renseignement… - des thèmes qui mériteraient sans doute une mise au point.

J’ai donc encore de quoi m’occuper. Même si pour le moment c’est la rentrée qui m’occupe et mon futur voyage au Vietnam avec l’une des mes classes de terminale. Ce sera le cinquième groupe à partir et cela me prend tout de même un peu de temps.

 

Un dernier mot ?

Non, si ce n’est un grand merci pour la possibilité que vous me donnez de m’exprimer. Et j’espère que vous avez pris autant de plaisir à lire ce livre que j’en ai eu à l’écrire.

Interview : août 2021.

 

Jean-Marc Le Page

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

1 septembre 2021

Raphaël Doan : « L'assimilation passe forcément par une politique de mixité culturelle volontariste »

Raphaël Doan, premier adjoint au maire du Pecq (Yvelines), compte parmi ces jeunes citoyens qui, au-delà des polémiques parfois stériles, entendent s’intéresser au fond des sujets avant d’émettre des opinions. Et ça fait plutôt du bien ! Son ouvrage, Le Rêve de l’assimilation (Passés/Composés, 2021), constitue un apport précieux à des débats essentiels, parfois casse-gueules (parce que rarement pris comme il le faudrait), et qui pourtant n’ont pas fini d’avoir cours dans nos sociétés : comment bien intégrer les étrangers ? que recoupe le concept d’assimilation et dans quelle mesure celle-ci est-elle souhaitable ? qu’est-ce qui fonde l’identité nationale ? quels moyens pour restaurer le vivre-ensemble là où il est abîmé ? Dans son livre, Raphaël Doan étudie plusieurs expériences historiques (souvent des empires) à l’aune de ce concept d’assimilation, de la Grèce antique jusqu’aux États-Unis et à la France d’aujourd’hui : entre succès et ratés, on y voit peut-être un peu plus clair quant aux chemins à suivre, ou à ne pas suivre. Je vous recommande cette lecture, parce qu’elle est très documentée, et parce qu’elle est utile. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Raphaël Doan: « L’assimilation passe forcément

par une politique de mixité culturelle volontariste »

Le rêve de l'assimilation

Le Rêve de l’assimilation (Passés/Composés, 2021).

 

Raphaël Doan bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Qu’est-ce qui, dans le cheminement de vos réflexions, et dans votre parcours (y compris comme élu local), vous a incité à vous lancer dans cette grande étude sur l’assimilation ?

pourquoi cette étude ?

C’est tout simplement un manque  : je pensais depuis longtemps que l’idée d’assimilation était au croisement de nombreuses problématiques actuelles (la laïcité, l’immigration, l’identité…), et je cherchais un livre synthétique qui en fasse l’histoire. Quand je me suis rendu compte que ce livre n’existait pas, je me suis proposé de le faire, en élargissant la focale à d’autres civilisations que la France récente. C’est une sorte d’histoire comparée des pratiques d’assimilation à travers le monde. Comme mon parcours est plutôt tourné vers l’action publique, c’est le prisme que j’ai adopté à travers l’ouvrage  : comment les gouvernements incitent-ils à l’assimilation d’étrangers  ? On aurait pu faire un livre très différent sur la manière dont, de l’intérieur, les étrangers vivent ce processus.

 

Votre ouvrage, richement documenté, nous invite à un voyage dans l’histoire des empires, de leurs conquêtes plus ou moins brutales, et surtout donc, des différentes politiques menées pour composer avec les populations des territoires acquis. C’est aussi en passionné d’histoire que vous avez entrepris cette aventure ; est-ce qu’on ne néglige pas, trop souvent, de se tourner vers elle pour mieux comprendre notre présent ?

l’Histoire comme repère

J’ai toujours été persuadé que l’histoire longue donne un recul salutaire sur les débats actuels. Ne serait-ce que parce qu’elle permet de définir concrètement ce dont on parle, alors que la plupart des discours politiques tendent à accumuler des mots creux qui ne font plus référence à rien. En plus, il y a un réel appétit pour l’histoire en France  : on le voit dans l’édition comme dans la production audiovisuelle.

 

Je reprends les mots de Lucien Febvre, cités dans votre ouvrage : on s’assimile d’autant plus facilement à une culture ou civilisation reconnue comme étant « enviable et belle ». Il me semble que, dans tout ce que vous racontez, Rome avec ses cités et son modèle clé-en-main aura été la plus efficace, de ce point de vue. Peut-être aussi la civilisation arabe, avec la force d’attraction de l’islam - même si dans les deux cas, la force a précédé l’adoption spontanée, et l’essaimement durable. N’est-ce pas là aussi, un constat des vertus du soft power, ou de l’acculturation, et qui tient ces rênes-là aujourd’hui ?

des cultures enviables et belles

Bien sûr, tout est plus simple quand la société d’accueil suscite le désir de s’assimiler, avant même toute mesure incitative ou contraignante. Rome était désirable parce qu’elle était le véhicule d’une culture universelle, qui était en réalité la culture gréco-romaine, largement héritée du monde hellénistique. De même avec la civilisation arabe, dont la culture avait été enrichie et polie par les apports perses ou byzantins. Aujourd’hui, même si certains sont particulièrement pessimistes sur la qualité de notre propre civilisation, je continue de penser que la culture européenne ou plus largement occidentale, en incluant l’Amérique, reste attirante  ; les problèmes d’assimilation que nous avons dans certains cas ne doivent pas faire oublier qu’il y a aussi beaucoup de gens, à travers le monde, qui désirent rejoindre notre modèle parce qu’ils veulent l’adopter. Si nous avons aujourd’hui des difficultés à assimiler des populations en France, je pense que c’est largement en raison de problèmes politiques et matériels, plutôt qu’en raison d’un hypothétique déclin.

 

Parmi tous vos développements, quelques faits méconnus, mais fort intéressants : la France n’a jamais réussi à franciser les Indiens d’Amérique, car les colons, censés propager un modèle par l’émulation, ont toujours été très (trop) peu nombreux - les Français étant des terriens plutôt que des hommes de la mer. Les Japonais ont connu des problèmes similaires dans leur tentative d’intégration  de Taïwan, et surtout de la Corée. Autre point commun entre les deux pays : tous deux  ont tendu vers une standardisation culturelle - et notamment linguistique - assez autoritaire, via, entre autre, l’abaissement des parlers locaux au profit de la langue nationale. Établissez-vous de vraies ressemblance quant aux modèles suivis par la France et le Japon ?

France, Japon, même combat ?

Oui, c’est quelque chose qui m’a beaucoup intéressé en écrivant le livre, car non seulement on peut y déceler des ressemblances dans l’esprit et la pratique de l’assimilation, mais en plus les hommes de l’époque étaient conscients de ces ressemblances. Les intellectuels japonais réfléchissant sur la politique à suivre dans leur empire colonial citaient les Français, parfois en décelant chez nous des erreurs à corriger, mais malgré tout en reconnaissant une identité de principes. Lors de la conquête de Taïwan, les Japonais firent même appel à un consultant français (après avoir écouté et écarté les conseils d’un Britannique et d’un Américain) pour décider des mesures à adopter concernant les Taïwanais. La principale raison de cette similitude me paraît être le goût pour l’uniformité, qu’elle soit culturelle (chacun des deux pays a souhaité que sa population soit aussi homogène que possible et y a travaillé grâce à un modèle scolaire rigide) ou administrative (on y retrouve la centralisation et le modèle préfectoral).

 

Les États-Unis d’aujourd’hui sont-ils devenus, peu ou prou, l’ « internat polyglotte » - ou « salad bowl » que rejetait Teddy Roosevelt, et si oui, si je vous suis, est-ce d’abord, une conséquence de la mauvaise conscience de l’Amérique par rapport au traitement que, longtemps, elle a infligé à ses Noirs ?

de l’américanisation au « salad bowl »

On oublie souvent que les États-Unis ont été un grand pays d’assimilation, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ils voulaient transformer les immigrés européens en «  Américains complets  », selon les mots du président Wilson, qui rejetait toute idée d’Américain «  à trait d’union  » - italo-américain, irlando-américain… Et ils n’y ont pas mal réussi, au prix de beaucoup d’efforts d’éducation et de conditionnement, surtout pendant et juste après la Première Guerre mondiale (on avait peur des immigrés allemands, qui pourraient se rebeller ou au moins former une contre-culture). Mais la faille de ce modèle, c’est qu’il excluait deux parties importantes de la population américaine  : les Amérindiens et les Noirs. Rien n’aurait empêché, sur le papier, leur inscription dans cette politique «  d’américanisation  », comme on disait. Mais je pense comme Tocqueville que les préjugés raciaux étaient depuis longtemps trop ancrés en Amérique pour qu’ils disparaissent de sitôt. Or, à partir de l’époque des droits civiques, il a semblé à beaucoup de militants que l’assimilation, qui ne concernait en fait que des immigrés blancs, était une entourloupe qui ne visait qu’à renforcer la domination blanche. Comme, au même moment, la mode idéologique était de surcroît plutôt hostile à l’homogénéité, à l’uniformité, au comportement majoritaire, l’assimilation a été rapidement remplacée dans le discours officiel américain par son contraire, c’est-à-dire le pluralisme culturel.

 

Dans quelle mesure la faiblesse de la mixité rencontrée, notamment, dans certains quartiers populaires, contribue-t-elle à votre avis à saper l’assimilation en interne, et peut-être in fine, les fondements mêmes de la vie en société ?

assimilation et mixité

Elle est déterminante  : une conclusion qu’on peut tirer de l’étude historique, c’est que l’assimilation a très peu de chances de réussir si les étrangers qu’on souhaite assimiler ne sont pas plongés dans le bain culturel de la population d’accueil. S’ils vivent entre eux sans jamais fréquenter leurs nouveaux compatriotes, ils n’ont ni modèle, ni incitation à modifier leurs mœurs ou leurs comportements. Mais ce phénomène de regroupement entre familles et communautés est assez naturel quand on arrive dans un pays d’étranger  : c’est donc à l’État de faire en sorte que la mixité soit assurée par des mesures volontaristes.

 

L’École est-elle, s’agissant de l’assimilation des masses autour d’une culture commune, le meilleur des atouts ?

la place de l’École

C’est un outil essentiel, au fond le deuxième moteur de l’assimilation. Le premier, on vient d’en parler, c’est la vie en commun avec la population d’accueil  : on apprend à lui ressembler dans la vie quotidienne. Mais pour connaître et comprendre la culture à laquelle on doit s’assimiler, rien ne remplace l’école, qui permet d’accéder à la langue, à l’histoire et à tous les codes qui font une société unie. Toutefois, elle n’est pas suffisante en elle-même, comme on semble parfois le croire. Vous parliez plus haut des Français qui ont tenté de «  franciser  » les Indiens du Canada au XVIIe siècle, leur échec vient notamment de ce qu’ils se sont contentés, pour une large part, de mettre des Indiens dans des écoles de Jésuites. Comme en dehors du temps scolaire les élèves n’étaient pas du tout amenés à fréquenter des Français, l’assimilation ne pouvait être faite en profondeur.

 

L’enseignement de l’Histoire nourrit bien des crispations, plus ou moins instrumentalisées. Est-ce que l’histoire collective, pour peu qu’on la regarde dans les yeux, sans rien occulter mais sans repentance excessive non plus, peut être un outil pour souder la société ?

l’Histoire pour souder

Je pense qu’elle peut l’être, oui. Il s’agirait d’abord d’éviter d’y plaquer de la morale à tout prix, en cherchant à savoir si tel ou tel événement était louable ou condamnable, s’il s’agissait d’un crime ou d’une vertu, s’il aurait fallu faire autrement ou non. La première chose à enseigner, c’est d’abord ce qui s’est passé, en l’exprimant, comme disait Tacite, «  sans affection ni sans haine.  » D’ailleurs, l’histoire antique est un bon modèle, car ce qui s’est passé est si ancien que rares sont ceux qui veulent encore y plaquer des émotions morales. Qui s’indigne encore de ce que les Romains ont fait aux Gaulois  ? Et c’est tant mieux, car ce n’est pas l’intérêt de l’histoire que de s’indigner.

 

L’annonce récente de la panthéonisation prochaine de Joséphine Baker peut-elle être vue aussi, comme un acte politique visant à convoquer l’Histoire et un symbole glorieux de la diversité pour favoriser une forme d’assimilation ?

l’exemple Joséphine Baker

Oui, cela pourrait être présenté ainsi, d’autant que Joséphine Baker avait souvent insisté elle-même sur la différence entre les États-Unis et la France dans leur rapport à la couleur de peau : en France, dès cette époque, il n’y avait aucune difficulté à ce qu’une noire puisse être considérée comme entièrement française, et elle ne s’y sentait pas menacée comme en Amérique. Elle n’est pas la seule à en avoir fait l’expérience dans l’entre-deux guerres. Il y a bien sûr toujours eu des individus racistes, mais l’absence de racisme au fondement de la société est ce qui permettait à l’assimilation française de fonctionner.

 

Joséphine Baker

Joséphine Baker. © Studio Harcourt/Wikimedia Commons

 

Vous l’expliquez très bien : on parle sans cesse de laïcité alors qu’en fait, celle-ci (à savoir, l’impératif de neutralité de l’État vis-à-vis des religions) n’est presque jamais en cause. Pourquoi a-t-on tant de mal, en France, à assumer le terme d’assimilation, vu ici comme une harmonisation culturelle (en opposition à une forme d’éclatement communautaire, dans les pays anglo-saxons) ? La gauche, notamment, ou une bonne partie d’entre elle, n’a-t-elle pas complètement perdu sa boussole ?

pour ne pas dire assimilation

C’est à mon sens pour deux raisons  : d’abord parce que le mot d’assimilation avait beaucoup été utilisé pendant la période coloniale, en parlant de l’Empire, et qu’après la décolonisation il paraissait urgent de se distinguer de tout ce qui pouvait rappeler ce temps-là  ; ensuite parce que, comme je l’ai dit tout à l’heure, l’idéologie ambiante des années 1960 et ultérieures était méfiante envers tout ce qui conduisait à uniformiser, et valorisait la singularité, l’exception, l’original. Or, l’assimilation nécessite un désir de se rendre semblable à une majorité… Ce n’était donc pas très attirant. Pourtant, en France, nous sommes tellement imprégnés de cette volonté d’uniformité que même en semblant la rejeter par la porte, elle est revenue par la fenêtre sous d’autres noms  : laïcité ou ordre public. La loi de 2004 sur le voile à l’école a été présentée comme une loi de laïcité, mais elle ne concernait pas les agents du service public, seulement ses usagers  ; en réalité, c’était une loi d’assimilation, dont on faisait rentrer le concept au sein de celui de laïcité. La gauche a probablement manqué cette évolution, et reste assez hostile à toute volonté d’homogénéiser les cultures (alors même que de la Révolution à la IIIe République, elle en avait été le fer de lance).

 

L’abandon relatif du principe d’assimilation nourrit-il dans de grandes proportions, par réaction, les mouvements identitaires et les poussées populistes ?

du carburant pour les populismes

C’est probable, car au fond, l’assimilation est ce qui rend l’immigration presque invisible  : si les immigrés s’assimilent, c’est-à-dire ressemblent de plus en plus dans leurs comportements à la population d’accueil, celle-ci a de moins en moins de raison d’avoir l’impression qu’ils «  n’ont rien à faire là.  » En réalité, il y a un cercle qui peut être vicieux ou vertueux  : s’il y a assimilation, la xénophobie de la population d’accueil a tendance à diminuer puisque les immigrés se rapprochent d’elle, et de ce fait, il est aussi plus facile pour les immigrés de s’assimiler, car ils sont ensuite mieux accueillis et mieux acceptés. Inversement, si la xénophobie est trop forte, s’il y a du racisme en particulier, l’assimilation est découragée (pourquoi faire l’effort d’adopter les mœurs de quelqu’un qui de toute façon ne semble vous en vouloir que pour votre couleur de peau, que vous ne pourrez jamais changer  ?), et la différence des mœurs accroît encore la xénophobie («  Vous voyez bien qu’ils ne sont pas comme nous  !  »). Il vaut mieux que le cercle soit vertueux…

 

Hypothèse, pas si loufoque : le Premier ministre vient de vous confier, Raphaël Doan, une mission visant à favoriser, par des mesures d’assimilation,  une harmonisation de la société française. Quelles grandes et petites mesures préconiserez-vous ?

mission gouvernementale

Il y aurait d’abord un changement de discours à tenir, non pas forcément pour marteler le mot d’assimilation lui-même, mais pour arrêter de la décourager dans les faits  : il faut que partout les institutions fassent comprendre à ceux qui viennent chez nous qu’ils ont intérêt à adopter entièrement les mœurs françaises, et arrêter d’encourager des comportements qui ne concordent pas avec la manière de vivre en société des Français (en somme, cesser le discours du «  venez comme vous êtes  »). Cela ne veut pas dire qu’il soit interdit aux immigrés de garder de l’affection pour leur pays et leur culture d’origine, évidemment, mais que celle-ci ne doit pas entrer en contradiction avec leur inscription dans la culture française. Ensuite, s’agissant des mesures concrètes, une politique décisive serait d’encourager la mixité culturelle, en prévenant la constitution de nouveaux ghettos et en tentant de démonter ceux qui existent  : les Danois ont des projets intéressants à cet égard depuis 2018.

 

Vos projets, vos envies pour la suite ?
 
Toujours de l’histoire, mais sur un sujet bien différent  : je publie à l’automne un Que Sais-Je sur Le Siècle d’Auguste. Ou comment une société sort de l’angoisse des guerres civiles et de la certitude du déclin pour entrer, en une quinzaine d’années, dans ce qu’elle perçoit comme un âge d’or…

 

Un dernier mot ?

Vous remercier pour ces très bonnes questions  !

Interview : fin août 2021.

 

Raphaël Doan

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

25 juillet 2021

Marc Hecker : « Le centre de gravité du djihadisme semble aujourd'hui se déplacer vers l'Afrique »

Dans un peu plus d’un mois et demi, les États-Unis commémoreront, vingt ans tout juste après leur survenance, les attentats ultra-meurtriers (près de 3000 victimes) et au retentissement mondial du 11 septembre 2001. Une date, connue de tous, même de ceux qui n’étaient pas de ce monde à l’époque. Vingt ans, à peine le temps d’une génération, mais un monde qu’un contemporain des années Clinton, celles de l’hyperpuissance triomphante, peinerait à reconnaître. Vingt ans de lutte plus ou moins bien inspirée contre un terrorisme résilient, organisé et parfois doté comme un État ; vingt ans d’agitations, de bouleversements locaux ; vingt ans de déclin relatif d’une Amérique fatiguée et affaiblie par un interventionnisme extérieur massif, par des crises successives, tandis que la Chine et d’autres puissances émergent pour s’affirmer dans le jeu des puissances. Vingt ans, c’était hier sur l’échelle de la vie des nations, et pourtant...

Pour bien appréhender, avec le recul et donc le regard de l’historien, cette double décennie, je ne puis que vous recommander la lecture d’un ouvrage important, inspiré et richement documenté, La Guerre de vingt ans, écrit de la main de deux spécialistes des questions de stratégie, de terrorisme et de contre-terrorisme, Marc Hecker et Élie Tenenbaum (Robert Laffont, 2021). Je remercie particulièrement M. Hecker, qui est aussi directeur de la recherche et de la valorisation à l’Institut français des relations internationales (Ifri), pour l’interview qu’il a bien voulu m’accorder. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Marc Hecker : « Le centre de gravité du djihadisme

semble aujourd’hui se déplacer vers l’Afrique. »

La Guerre de vingt ans

La Guerre de vingt ans, de Marc Hecker et Élie Tenenbaum (Robert Laffont, 2021).

 

Vingt ans après le 11-Septembre, des centaines de milliers de morts plus tard, et quelques milliers de milliards de dollars dépensés, les Talibans sont aux portes du pouvoir en Afghanistan, et l’Irak fait quasiment partie de la sphère d’influence d’un Iran de plus en plus entreprenant. Le fiasco est-il total, côté américain ?

un fiasco américain ?

Le terme «  fiasco  », que vous employez, me fait penser au titre d’un livre du journaliste Tom Ricks publié en 2006. Cet ouvrage porte sur la guerre américaine en Irak qui a été déclenchée pour des motifs fallacieux et qui a eu un effet contre-productif majeur en permettant à la mouvance al-Qaïda de se relancer après la perte de son sanctuaire afghan. Au moment de la parution de ce livre, l’insurrection était en plein essor et le pays s’enfonçait dans une véritable guerre civile. De 2006 à 2011, les Américains ont toutefois réussi à stabiliser l’Irak en appliquant une nouvelle doctrine de contre-insurrection. Puis il y a eu le «  printemps arabe  » et le développement de Daech qui a forcé les États-Unis à se réengager militairement.

Pour ce qui est de l’Afghanistan, vous avez raison, les Talibans enchaînent les conquêtes à un rythme effréné depuis le printemps 2021 – moment où Joe Biden a confirmé le retrait des troupes américaines – et paraissent aujourd’hui au seuil du pouvoir. C’est un véritable échec pour les États-Unis qui, au lendemain du 11-Septembre, avaient renversé le régime des Talibans et espéraient la démocratisation de l’Afghanistan. Reste à savoir si les Talibans vont respecter les termes de l’accord de Doha de février 2020 et couper les liens avec al-Qaïda. On peut en douter.

Si l’on considère le bilan global de la guerre contre le terrorisme, on ne peut pas, néanmoins, conclure à une défaite des États-Unis. Ben Laden a exposé à plusieurs reprises ses objectifs  : chasser les «  juifs et les croisés  » des terres d’islam, renverser les régimes «  apostats  », unifier les musulmans sous l’autorité d’un calife. Ces objectifs n’ont pas été atteints et al-Qaïda n’a pas réussi à rééditer un attentat de l’ampleur du 11-Septembre. On ne peut pas pour autant conclure à une victoire américaine car les groupes djihadistes ont loin d’avoir été éradiqués, même s’ils sont traqués sans relâche.

 

Qu’attendre d’al-Qaïda, de Daech, d’autres avatars peut-être dans les mois, les années à venir ? Quelles actions, quel leadership pour le mouvement djihadiste sunnite global ?

al-Qaïda et Daech

La mouvance djihadiste internationale paraît durablement divisée entre al-Qaïda et Daech qui se sont battus pour son leadership. Daech a eu le vent en poupe dans un premier temps, mais sa stratégie ultra-violente de provocation a fini par lui coûter cher. L’organisation a perdu son sanctuaire territorial en zone syro-irakienne et n’a pas réussi à répliquer son modèle en Libye ou en Afghanistan. Al-Qaïda adopte une attitude plus pragmatique, nouant des alliances avec des tribus locales et tentant de s’insérer dans le tissu social. On le voit par exemple au Sahel. Cette stratégie n’empêche pas l’organisation de demeurer dans le viseur du contre-terrorisme et de subir une attrition régulière qu’elle compense par de nouveaux recrutements.

Il est difficile de savoir quelle forme pourrait prendre la mouvance djihadiste à l’avenir. Elle a fait preuve, au fil des années, d’une remarquable capacité d’innovation tant aux niveaux organisationnel et stratégique que tactique. Elle pourrait encore être capable de nous surprendre.

 

Parmi les points du globe gangrénés par une défaillance étatique, par une corruption généralisée, par un sectarisme institutionnalisé, parfois les trois d’un coup, lesquels vous inquiètent le plus en tant que terreau fertile pour l’essor de terrorismes, notamment ceux à visée globale ?

zones de faille

Les zones déstabilisées où les djihadistes sont présents ne manquent pas  : Afghanistan, Syrie, Irak, Yémen, Libye, Sahel, bassin du lac Tchad, Corne de l’Afrique, Asie du sud-est, etc. Le centre de gravité du djihadisme semble aujourd’hui se déplacer vers l’Afrique. Du point de vue français, la dégradation de la situation dans la bande sahélo-saharienne est particulièrement inquiétante avec une présence concomitante de groupes liés à al-Qaïda et à Daech. La zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso est particulièrement touchée. Il s’agit maintenant d’éviter que la menace djihadiste ne s’étende vers le Golfe de Guinée.

 

Est-ce qu’au-delà des actes terroristes, qui restent heureusement rares, vous percevez des signes (études sociologiques et d’opinion,  résultats électoraux...) tendant à faire penser que, notamment en France, ceux qui visent une fracturation des sociétés (les religieux les plus intolérants, terroristes ou pas, mais aussi les extrémistes autochtones), gagnent du terrain ?

ferments de division

Votre question amène à évoquer à la fois le cas de l’islamisme et de l’ultra-droite. Les travaux de chercheurs comme Bernard Rougier ou Hugo Micheron montrent la progression de l’islamisme dans certains quartiers, même s’il reste difficile de quantifier précisément le phénomène. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale en janvier 2021, la cheffe du service central du renseignement territorial a évalué à une centaine sur 2.400 le nombre de lieux de culte musulman en France où est tenu un «  discours séparatiste  ». Le discours en question n’est pas nécessairement violent, mais il a une dimension subversive dans la mesure où il rejette les principes républicains et contribue à polariser la société.

Du côté de l’ultra-droite, certains théoriciens identitaires vont jusqu’à prôner la «  guerre civile raciale  » pour mettre fin au «  grand remplacement  ». Les autorités prennent cette menace d’autant plus au sérieux que des terroristes d’ultra-droite ont frappé dans d’autres pays d’Europe, notamment en Norvège, en Allemagne et au Royaume-Uni. En France, une demi-douzaine de projets d’attentats planifiés par cette mouvance ont été déjoués depuis 2017.

 

20 ans après le 11-Septembre, les États occidentaux, et les États-Unis en particulier, ont-ils appris du monde complexe qui les entoure, l’ont-ils mieux compris ? Leur désengagement relatif de ces conflits périphériques, dicté par des impératifs de recentrage des priorités, est-il marqueur, aussi, d’une forme de sagesse ?

recentrage des priorités

L’administration Bush a fait preuve d’une certaine forme d’hybris en voulant démocratiser le «  grand Moyen-Orient  » par les armes. À l’hybris a succédé la némésis avec le développement d’insurrections en Irak et en Afghanistan. Les administrations suivantes ont fait preuve d’une plus grande retenue stratégique, cherchant une porte de sortie décente aux «  guerres lointaines et sans fin  ». Aujourd’hui, Joe Biden souhaite clairement refermer la parenthèse de la guerre contre le terrorisme pour se concentrer sur d’autres enjeux, comme la montée en puissance de la Chine ou, sur un autre plan, la transition énergétique. Je ne sais pas s’il faut y voir de la sagesse ou, plutôt, une évolution de la conception des priorités stratégiques et des intérêts américains.

 

Que peuvent faire nos États, à leur échelle, et avec une humilité de rigueur, pour contribuer à couper l’herbe sous le pied du discours djihadiste, à l’intérieur comme au-dehors de nos frontières  ?

et maintenant ?

Le terme «  humilité  » que vous employez est important. J’étudie le terrorisme depuis plus de quinze ans et c’est une leçon de modestie  : on voit bien que malgré leur puissance, les États occidentaux peinent à réduire leurs adversaires. À l’intérieur même de ces États, les mécanismes de radicalisation continuent à susciter de nombreuses interrogations.

Cela étant dit, je ne vais pas esquiver votre question. Je crois que pour progresser dans cette lutte, quatre pistes peuvent être suivies  : continuer à analyser précisément la menace car elle est mouvante et ne cesse de se reconfigurer  ; se garder de sous-estimer cette menace mais également de surréagir  ; mettre en avant les incohérences, les contradictions et les divisions des djihadistes  ; et enfin, ne pas renoncer au combat – y compris sur le plan intellectuel.

Interview : fin juillet 2021.

 

Marc Hecker

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

16 juin 2021

Julien Tixier : « La vie débordera toujours, on l'a bien vu pendant la crise, et c'est tant mieux ! »

Hier, c’était les 10 ans de Paroles d’Actu. Et je remercie, à cette occasion, les quelques aimables témoignages que j’ai reçus. Je suis du sud-lyonnais, et j’ai déjà reconnu avoir assez peu, et sans doute trop peu mis en avant ma région dans mes articles, via mes choix d’invités. J’entends remédier à cela à l’avenir. Je suis heureux de vous proposer ce soir une rencontre avec Julien Tixier, un des fondateurs (il y a aussi 10 ans !) dun bar à cocktails lyonnais qui mérite d’être découvert, Le Fantôme de l’OpéraExclu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Julien Tixier : « La vie débordera toujours,

on la bien vu pendant la crise, et cest tant mieux ! »

Julien Tixier

Photo : Arnaud Bathiard.

 

Julien Tixier bonjour. Vous vous présentez, en quelques mots ?

Bonjour, alors jusqu’en 2015 j’ai dessiné pour l’édition française, ça allait du simple dessin à des albums, puis j’ai pris du recul car ça m’amusait beaucoup moins. Désormais je me concentre sur l’écriture, et j’écris principalement des chroniques, la plupart pour un média dédié à la musique. Je développe aussi une carrière dans la photo. Et je suis l’un des fondateurs du Fantôme.

 

Quelle est l’histoire du Fantôme de l’Opéra (pas celui de Gaston Leroux, le vôtre, celui de Lyon) ?

Le Fantôme a ouvert il y a 10 ans en juillet 2011. Le Fantôme c’est vraiment l’histoire d’un coup de tête qui s’est prolongé. Je discutais avec des copains un soir et on s’est dit, « et si on ouvrait un bar à cocktails ? » C’est ce que l’on a fait. Aussi simplement que ça. Sans trop réfléchir en fait. Peut-être même sans trop y croire vraiment.

 

D’où vous vient votre goût pour ces ambiances-là (littérature, musique, ciné...) ?

Du domaine artistique dans lequel j’évolue. Raconter des histoires, créer, j’aime ça. Un bar à cocktails ça peut être un peu ce prolongement. Le côté "fantôme", ça a un imaginaire large, qui permet de partir dans le romantisme, dans quelque chose d’enflammé ou de plus sombre, de plus étrange. Ça laisse des possibilités. Et puis le 19ème siècle ou le début du 20ème, c’est immédiatement visuel.

 

Qu’est-ce que ça suppose, de gérer un tel établissement, en temps normal et en temps de Covid ?

En temps de Covid, c’est assez simple : on nous a forcés à fermer. Ça limite le travail. En temps normal, je suis plus dans la coordination. La cheffe barmaid, Jessica, qui est aussi l’une de mes associés s’occupe de l’opérationnel. Un autre associé va s’occuper de la comptabilité par exemple, un autre des commandes... Moi je fais le lien, et je m’occupe de l’image de l’établissement, de sa stratégie, et de son positionnement.

 

Comment avez-vous vécu les quinze derniers mois à titre pro, et à titre perso ?

À titre personnel, très bien. Je suis quelqu’un de libre et dassez rationnel, donc je n’ai pas changé ma façon de vivre. En aucun cas. Je me suis reconcentré totalement sur mes activités artistiques. J’ai beaucoup travaillé, je suis beaucoup sorti, j’ai rencontré du monde, développé des projets. Concernant Le Fantôme, il suffisait d’attendre, alors on a attendu.

 

Pour vous, dans tout ce malheur, y aura-t-il eu un peu de bon ? Aurez-vous appris, retenu quelque chose de cette crise ?

Je pense qu’il n’y a pas grand-chose à retenir d’une époque comme celle-là. Il faudrait beaucoup de temps pour expliquer sereinement et précisément. Je ne pense pas qu’en quelques lignes on puisse le faire de manière pertinente. Mais pour résumer on a vu l’émotivité, la manipulation, l’égo, le corporatisme exacerbé, l’absence de rationalité prendre souvent le pas sur tout. Sur le pragmatisme, sur l’intelligence ou même sur la simple capacité de réflexion. Il n’y avait pas de débat, que des évidences à suivre, une façon dictée de voir la vie, une vision court-termiste, sans arriver à seulement entrevoir le pire du moindre mal. La notion de liberté s’est retrouvée totalement ignorée par certains, renvoyée à une simple chose secondaire, que l’on pouvait finalement mettre de côté. Certains ont même osé conseiller d’éviter de se parler. Quand on en arrive à ce niveau, je ne suis pas certain qu’il faille retenir beaucoup de choses. Et je passe sur la défaite de la sémantique, avec de la guerre, des héros, et des couvre-feux...

Le point rassurant, et il existe, c’est que l’on ne peut contenir la vie. Celle-ci débordera toujours, et on l’a bien vu. Quand la philosophe Barbara Stieglier parlait d’hébétement ou de sidération d’une partie de la population, une autre partie, la jeunesse particulièrement, ne l’a pas été, et d’une certaine façon a tenu tête à cette période, et à ces prétendues évidences. La turbulence a quelque chose de rassurant.

 

Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous alors qu’intervient une nouvelle levée de restrictions, et que l’été s’installe ?

Au beau fixe. On trace notre route comme on l’a toujours fait.

 

Une, deux ou trois photos, commentées par vous ?

 

Jessica

La première, car c’est Jessica, ma complice depuis sept ans je crois. On a forcément un lien de travail fort. C’est une créatrice passionnée.

Cocktail Licorne

La deuxième, car on s’amuse à casser les règles coincées des cocktails. On ose avec beaucoup de nonchalance. Ce cocktail s’appelle "Allez Friponne, touche-moi la corne, je suis une licorne." Il est à la barbe à papa.

Déco du Fantôme

La troisième, car on soigne toujours au maximum nos décorations.

 

Le cocktail qui vous ferait tomber, vous ?

D’une manière générale, si vous mettez des fruits rouges, framboise de préférence, ça devrait me plaire.

 

Les arguments pour donner envie aux Lyonnais (et aux autres d’ailleurs, non mais) de venir découvrir (façon de parler brrr...) le Fantôme de l’Opéra ?

Je dirais que c’est une alchimie, un équilibre entre plein de choses qui ont fait que les gens ont adhéré au Fantôme. Le lieu, l’ambiance décontractée de l’équipe, la musique que l’on passe, les cocktails eux-mêmes, leur décoration que l’on pousse, oui il y a plein de choses je pense.

Mais à sortir des points particuliers, je dirais que Le Fantôme a une carte exclusivement composée de créations. On ne reste pas dans des classiques. Ce qui nous plait c’est créer. Et puis quand on a ouvert Le Fantôme, on ne voulait pas lui coller un esprit guindé, avec ambiance stéréotypée, uniformes et tout le décorum. On ne se prend pas au sérieux surtout.

 

Vos projets, vos envies pour la suite ? P’tit scoop ?

Alors désolé pour le scoop, pour l’instant rien de prévu. À part tout simplement continuer à s’amuser entre nous et nos clients.

 

Un dernier mot ?

Je ne sais pas... Liberté, ou alors turbulence, c’est beau ça, non ?

Interview : mi-juin 2021.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

Publicité
19 avril 2021

Benjamin Boutin : « Le combat de la francophonie, c'est celui du plurilinguisme »

L’article qui suit va me permettre d’aborder une fois de plus (voir, sur ce blog, les interviews avec Grégor Trumel, Valéry Freland et Fabrice Jaumont) une thématique qui me tient à coeur: la francophonie, ou le français en tant que richesse partagée, et sa vitalité dans le monde. Benjamin Boutin est entre autres (nombreuses) activités, le dynamique président-fondateur de l’association Francophonie sans frontières. Il a accepté de répondre à mes questions, je l’en remercie, ainsi que pour cette cause honorable qu’il défendUne exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Benjamin Boutin: « Le combat de la fran-

cophonie, c’est celui du plurilinguisme. »

Benjamin Boutin, avec Ousmane Drabo

Une photo de Benjamin Boutin sur le plateau de RFI avec le journaliste Ousmane Drabo.

 

Bonjour Benjamin Boutin. Qu’est-ce qui, dans votre parcours, vous a donné envie de vous engager pour la promotion de la cause francophone ?

pourquoi la cause francophone ?

À l’école, j’avais une prédilection pour les langues, notamment pour le français ; j’étais passionné par l’histoire, l’instruction civique et la géographie. J’eus la chance de voyager durant mon adolescence dans une vingtaine de pays et outre-mer. Cela forgea mon goût pour la rencontre des cultures et les échanges internationaux. 

En 2012, j’intégrai le master 2 Diplomatie et négociations stratégiques de l’Université Paris-Sud Saclay, dont le thème principal était la francophonie. Le parrain de ce master réunissant des étudiants et des professeurs de 23 nationalités n’était autre qu’Abdou Diouf, Secrétaire général de la Francophonie, ancien Président de la République du Sénégal. J’eus le grand honneur de le rencontrer en 2013.

Alors que je m’impliquais déjà au sein d’une association de jeunes francophones qui plaidait pour la diversité linguistique et culturelle dans les organisations internationales, je publiai mon premier article sur la francophonie dans La Tribune le 10 juillet 2013 et devins responsable des Débats francophones internationaux à la Conférence Olivaint, une association française de débat public et d’art oratoire.

À l’automne 2014, après avoir vécu en France et en Belgique, j’effectuai un stage à l’Assemblée nationale du Québec. On me confia le suivi des dossiers internationaux relatifs à la francophonie pour le compte du Chef de l’Opposition officielle. En 2015, j’intégrai l’École nationale d’administration publique (ENAP) du Québec, où je rencontrai des jeunes chefs de file, certains originaires de pays africains et caribéens francophones et plurilingue. Je deviens vice-président de l’Association étudiante de l’ENAP et fis de la francophonie ma priorité.

La même année, je partis enseigner en Haïti, pays partiellement francophone trop souvent résumé au seul fait qu’il est économiquement l’un des moins avancés de la planète. En 2015 également, je co-organisai une mission d’étude à New-York, à la rencontre de responsables d’organisations internationales. Une prise de parole à la Représentation permanente de la Francophonie auprès des Nations Unies me permit d’annoncer la tenue d’un colloque sur la francophonie que je préparai déjà depuis plusieurs mois.

 

« La francophonie est pour moi, un espace

de liberté, de création, d’entrepreneuriat, d’innovation... »

 

Ce colloque international, intitulé « Quelle stratégie pour l’avenir de la francophone ? », eut lieu le 9 mars 2016 à Montréal, en présence d’une centaine de personnes et d’une trentaine d’intervenants de haut niveau. À cette occasion, nous présentâmes avec Marie-Astrid Berry le projet pilote de Francophonie sans frontières (FSF). Depuis, je n’ai cessé de m’impliquer pour la francophonie. Elle est pour moi un espace de liberté, de création, d’entrepreneuriat, d’innovation. Elle représente surtout une voie d’accès à des millions d’êtres humains avec qui je peux échanger, grâce à notre langue partagée.

 

Que retenez-vous de votre expérience comme enseignant en Haïti ? En quoi cette aventure a-t-elle été différente, par exemple, de ce temps pendant lequel vous avez enseigné à Paris ?

enseigner à Haïti, et ailleurs

Enseigner à une cinquantaine de jeunes Haïtiens prometteurs au Centre d’études diplomatiques et internationales (CEDI) me sensibilisa aux richesses culturelles et spirituelles de ce pays. En Haïti, l’éducation ouvre véritablement une fenêtre d’espoir sur un futur plus prospère et apaisé. Comme l’écrivait Benjamin Disraeli (Premier ministre britannique de la fin du XIXè siècle, ndlr), de l’éducation de son peuple dépend le destin d’un pays.

Haïti est en proie aux difficultés. Les crises se succèdent. Malgré tout, je place beaucoup d’espoirs en la jeunesse. Celle, la plus éduquée, à laquelle j’ai eu affaire, est tentée par l’émigration. J’ai voulu transmettre à mes étudiants non seulement des connaissances sur le développement économique, la prospective, la géopolitique et la coopération, mais aussi les inciter à valoriser les atouts de leur pays et à préserver son patrimoine culturel et naturel inestimable.

Enseigner à Paris est une expérience différente mais non moins enrichissante. Depuis quelques années, je donne des conférences et des cours sur la francophonie, la diplomatie culturelle, la géopolitique, l’influence... Je compléterais volontiers cette offre par un cours de géoéconomie. Je suis aussi très attentif à l’évolution des technologies dans nos sociétés et dans nos vies.

 

« Mon rôle d’enseignant, je le conçois comme celui d’un

passeur de connaissance, voire d’un mentor. »

 

Mon rôle d’enseignant, je le conçois comme celui d’un passeur de connaissance, mais aussi comme celui d’un tuteur voire d’un mentor pour aider les jeunes à exprimer le meilleur d’eux-mêmes et à devenir d’honnêtes femmes et d’honnêtes hommes. Ce désir découle de l’instruction humaniste que j’ai moi-même reçue.

 

Quel regard portez-vous sur l’état de la francophonie dans le monde ? Est-elle, en 2021, stable, en déclin, ou plutôt en expansion ?

l’état de la francophonie

Son existence a une valeur propre qui ne dépend pas, selon moi, de sa variabilité. L’important est que la francophonie existe et rayonne dans le respect des autres aires linguistiques et culturelles. L’enjeu majeur est d’éviter la sur-représentation d’une seule langue dans les échanges internationaux. Le combat de la francophonie, c’est celui du plurilinguisme, qui nous permet d’exprimer les spécificités de nos cultures, de nos traditions, de nos idéaux dans toutes leurs nuances.

En 2021, la francophonie a comme atout d’être portée par le dynamisme démographique de nombreux pays, d’être représentée sur les cinq continents et d’être bien structurée en associations, en universités et en institutions. Cela lui donne un avantage.

Mais il manque encore quelques briques pour conforter la présence des langues françaises (oui il y en a plusieurs) dans les sphères économiques, médiatiques, numériques, artistiques, scientifiques : par exemple la structuration de filières économiques mutualisées, le développement et l’accessibilité d’une offre culturelle - notamment audiovisuelle - attractive, la mise en place d’une banque francophone d’investissement, etc.

 

« L’avenir de la francophonie est conditionné

à notre capacité à former et à mobiliser

un grand nombre d’enseignants. »

 

Sans être exhaustif, l’avenir de la francophonie est conditionné à notre capacité à former et à mobiliser un grand nombre d’enseignants. La demande éducative est forte, notamment en Afrique. Y répondre doit être la priorité des priorités des instances de coopération francophones.

 

Concernant le Québec et du Canada que vous connaissez bien : la langue française s’y développe-elle, y compris au-delà de ses espaces traditionnels ?

le français au Québec et au Canada

La francophonie québécoise et la francophonie canadienne sont deux réalités imbriquées et interdépendantes. Le Québec abrite une société majoritairement francophone, où les droits de la minorité anglophone sont garantis. J’aimerais que ce soit réciproque au sein du Canada majoritairement anglophone. Or, je constate et déplore des coupes budgétaires dans les services rendus en français, ainsi qu’un manque d’ambition pour assurer une éducation réellement bilingue, d’un océan à l’autre. Le bilinguisme français-anglais doit être un critère absolu pour la sélection des immigrants et pour l’accès aux emplois publics. En premier lieu, les ministres, les parlementaires et les hauts fonctionnaires doivent donner l’exemple.

Et n’oublions pas non plus les langues et les cultures autochtones qui doivent être respectées et valorisées, dans l’ensemble du Canada.

 

Comment défendre et promouvoir le français dans d’ex-pays de l’empire colonial français notamment, en évitant l’écueil du néocolonialisme ?

francophonie et liberté des peuples

Les politiques de ces pays dépendent de leurs peuples souverains. C’est à eux d’investir à la fois dans des programmes éducatifs, culturels, économiques, scientifiques et autres ainsi que dans les organisations internationales francophones crées par les pères de l’indépendance (Senghor, Bourguiba, Diori, Sihanouk…) s’ils considèrent, comme leurs grands aïeux, que le français et le plurilinguisme sont de formidables outils de connaissance, de prospérité, de dialogue interculturel et de paix.

L’élan de la francophonie dépend fortement de la volonté des sociétés civiles organisées en associations, en coopératives, en syndicats et en conseils économiques, sociaux et environnementaux. Ces forces vives peuvent et doivent lancer des initiatives pour la francophonie, comme le fait Francophonie sans frontières, et inciter leurs gouvernements à développer des programmes pour stimuler la francophonie locale, régionale, nationale et internationale.

 

« En Europe, le français est la deuxième langue

la plus parlée et la plus apprise. »

 

Je rappelle aussi que la francophonie n’est pas seulement constituée de pays issus de l’ancien empire colonial français ou belge. Un certain nombre d’États qui n’ont jamais subi cette colonisation choisissent le français comme langue d’enseignement, de culture, de tourisme, d’affaires… En Europe, par exemple, le français est la deuxième langue la plus parlée et la plus apprise. En Amérique latine et même aux États-Unis, la francophonie est attractive parce qu’elle est synonyme de mieux-être, de culture et d’art de vivre. Apprendre cette langue confère des atouts dans tous les domaines, y compris dans la sphère professionnelle.

 

La diversité culturelle et les échanges entre les cultures sont des concepts nobles, qui vous parlent. Quel rôle pour le français, et quels atouts jouer en la matière ?

de la diversité culturelle

La diversité culturelle et les échanges entre les cultures constituent l’une des sources de mon bonheur. Et le mot n’est pas trop fort. À ce titre, la langue française représente un pont de compréhension et de coopération extraordinaire ; mais celui ou celle qui la pratique doit être animé par un esprit d’ouverture et d’accueil. La langue française, seule, n’est pas une baguette magique. Et comme toutes les langues, elle peut être utilisée à bon ou mauvais escient. C’est la raison pour laquelle le mouvement francophone doit être, à mon sens, animé par l’éthique, ce chemin de réflexion et d’action vers la juste décision, qui commence par la considération pour autrui et pour sa culture.

 

De fait, l’espace francophone est extrêmement divers : pourquoi cette richesse collective-là n’est-elle pas davantage mise en avant, notamment auprès du grand public ? Que faire pour rendre la francophonie populaire comme peut l’être, par exemple, l’anglais du Commonwealth ?

et le grand public ?

Le Commonwealth est une organisation politique centralisée autour du monarque britannique en exercice. Bien que je le respecte et que je trouve plusieurs de ses initiatives positives, ce n’est pas ma conception d’une francophonie multipolaire et décentralisée.

Faire connaître la francophonie au grand public et notamment aux jeunes, développer l’engagement et le sentiment d’appartenance à cette communauté de langue et de destin, c’est précisément ce à quoi je m’emploie depuis mes jeunes années. Et c’est aussi la raison pour laquelle nous avons fondé avec Marie-Astrid Berry Francophonie sans frontières (FSF), l’association des francophones engagés.

Nous offrons avec FSF un espace de coopération, disponible à l’ensemble des francophones et des francophiles volontaires qui adhèrent à notre mission et à notre charte éthique élaborée avec notre partenaire principal, René Villemure Ethicien.

 

Que faites-vous concrètement pour promouvoir la langue française, et quel bilan tirez-vous de votre action en la matière jusqu’à présent ?

actions concrètes

Notre association internationale fait feu de tout bois, avec des moyens qui sont pour le moment assez limités. Nous pourrions faire plus avec davantage de moyens. Mais la vision que nous proposons d’une francophonie joyeuse, intergénérationnelle, ouverte, amicale, favorisant les synergies et les projets, est extrêmement attirante.

Concrètement, nous structurons des équipes et des modes d’action, nous mettons en place des systèmes d’échange, d’adhésion, de communication et de formation pour créer une culture associative commune.

 

« La magie du monde associatif permet d’imaginer

et de réaliser des projets, si on y investit suffisamment

de réflexion, d’énergie et de cœur... »

 

Nous organisons différents types d’événements comme Les Matins francophones et Les Coulisses de la francophonie. C’est cela la magie du monde associatif : être libre d’imaginer et de réaliser des projets, si on y investit suffisamment de réflexion, d’énergie et de cœur.

Nous intervenons également dans le milieu scolaire et universitaire, nous organisons des colloques et des conférences en ligne, nous organisons une école d’été et nous diffusions une émission de radio, La Voix de la diversité.

Nous coopérons aussi avec d’autres associations et institutions mais aussi avec des entreprises désireuses de s’engager pour la francophonie comme l’Hôtel Château Laurier à Québec, un établissement « franco-responsable ».

Francophonie sans frontières est une aventure toujours en mouvement. Notre organisation non-gouvernementale mériterait davantage de soutien, parce qu’elle a vocation à perdurer afin de créer des liens durables pour la francophonie. C’est sa raison d’être.

 

Je note que, parmi vos sources d’inspiration majeures, il y a le grand poète et écrivain Léopold Sédar Senghor. Quels ouvrages, de lui et d’autres, auriez-vous envie de recommander, aussi bien à des non francophones qu’à des francophones d’ailleurs, pour s’imprégner à la fois de la beauté des lettres et de la diversité culturelle de ceux qui parlent notre langue ?

Senghor et les auteurs francophones

De Senghor, j’apprécie autant la poésie que les discours, deux genres qui expriment les multiples facettes du poète-président sénégalais et français, enraciné et universel, pragmatique et spirituel.

Pour en savoir plus sur Senghor, je vous conseille la lecture d’un livre écrit de sa main intitulé Ce que je crois (Grasset) ainsi que du livre de Jean-Michel Djian, Léopold Sédar Senghor. Genèse d’un imaginaire francophone, paru chez Gallimard.

La Voix de la diversité, l’émission de radio de FSF, diffusera bientôt une série de chroniques consacrée à Senghor, présentées par l’agrégé de Lettres classiques Anthony Glaise, à qui j’ai confié la responsabilité de coordonner l’Année Senghor de Francophonie sans frontières. 2021 marque en effet les vingt ans de la disparition de Senghor. Nous soulignerons son héritage francophone humaniste lors d’un colloque à Paris et d’une grande conférence à Dakar.

 

 

« En ce 400e anniversaire de la naissance de

Jean de La Fontaine, relisons avec joie ses fables

et ses contes, empreints de sagesse et d’irrévérence. »

 

La beauté des lettres françaises et la diversité culturelle de la francophonie sont infinies. Il m’est difficile de recommander un livre en particulier. Mais puisqu’il faut se prêter à l’exercice, je conseille aux francophiles la lecture du Dictionnaire amoureux de l’Esprit français de Metin Arditi (Plon Grasset) ou encore le roman d’une jeune auteure franco-mauricienne de talent, Caroline Laurent, intitulé Rivage de la Colère (Escales). Et puis, en ce 400e anniversaire de la naissance de Jean de La Fontaine, relisons avec joie ses fables et ses contes, empreints de sagesse et d’irrévérence.

 

Vos projets, vos envies pour la suite ?

Je continuerai d’être là où j’estime être utile par mes initiatives, mon expertise et mes valeurs. La francophonie mobilise beaucoup de mon temps actuellement ; néanmoins, j’ai d’autres dossiers à faire avancer.

En plus de mon engagement social, j’ai sur le feu plusieurs projets de création. J’ai notamment deux projets d’écriture bien avancés, qui pourraient voir le jour avec le concours d’une éditrice ou un éditeur.

On n’arrive jamais à rien sans l’aide de personnes de bonne volonté qui regardent à peu près dans la même direction que soi. J’ai beaucoup d’envies et d’idées. J’aime créer, fédérer, transmettre et donner le meilleur de moi-même. Mais il y a aussi une part d’inconnu et de hasard dans la destinée. Je l’accepte et je vous dirais même que je l’accueille.

 

Un dernier mot ?

… pour vous remercier de votre attention.

Interview : mi-avril 2021.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

11 avril 2021

Eric Teyssier : « Lorsque l'on déboulonne les statues, on ne tarde jamais à faire tomber des têtes »

Le 5 mai prochain sera commémorée, à l’occasion de son bicentenaire (1821), la disparition à Sainte-Hélène, lieu de son exil forcé, de Napoléon Ier à l’âge de 51 ans. Pour évoquer, une fois de plus sur Paroles d’Actu la figure de l’empereur et ces pages si importantes de notre histoire, j’ai la joie de recevoir l’historien et romancier Éric Teyssier, auteur notamment du roman Napoléon est revenu !, chroniqué sur notre site en 2018 et réédité en poche en 2020. Un entretien axé sur l’Histoire qui entend rééquilibrer un peu les arguments, à l’heure où les promoteurs de la cancel culture reçoivent, sans doute, un écho excessif. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Napoléon est revenu poche

Napoléon est revenu !, réédité en poche, 2020.

 

INTERVIEW EXCLUSIVE, 8-10 AVRIL 2021

Éric Teyssier: « Lorsque l’on déboulon-

ne les statues, on ne tarde jamais

à faire tomber des têtes... »

  

Comment avez-vous « rencontré » Napoléon, et pourquoi est-il important dans votre vie ?

Du plus loin que je me souvienne j’ai toujours aimé et admiré Napoléon, et des années d’études n’ont rien changé à l’affaire. Ma grand-mère maternelle, qui adorait l’histoire de France et Napoléon, y est sans doute pour quelque chose. À 14 ans, elle m’a fait visiter Paris pour la première fois et je suis allé «  le voir  » aux Invalides avec elle. Le 2 décembre, le 5 mai et le 15 août ne sont pas des dates comme les autres pour moi, elles me rattachent au souvenir de son épopée. Il est important dans ma vie car il demeure un modèle du fait de sa volonté implacable et de son génie. L’Empereur constitue aussi un modèle de ce que l’Homme peut accomplir de grand dans une vie.  C’est ce qui m’a conduit aussi à faire de la reconstitution napoléonienne (association Le Chant du départ) et à écrire mon premier roman (Napoléon est revenu), dans lequel je livre une image très personnelle de l’Empereur.

 

En étant aussi objectif que possible, et sans rien occulter des polémiques du moment (rétablissement de l’esclavage, accusations de misogynie) : quels reproches peut-on légitimement lui faire, et qu’est-ce qu’on lui doit ?

Vaste question...

 

« Misogyne ? Ce n’est pas Napoléon

qui l’était, mais toute la société. »

 

Un mot sur les accusations les plus courantes que l’on entend aujourd’hui. Il serait misogyne. Mais ce terme ne veut rien dire à cette époque. Ce n’est pas Napoléon qui l’était, mais toute la société. Faut-il rappeler que les mentalités de 1800 ne sont pas celles de 2021 ? Pourquoi Napoléon aurait-il eu les mêmes pensées que nous à l’encontre de tous ses contemporains ? Connaissons-nous quelqu’un qui aurait aujourd’hui les pensées de l’an 2240 ? Rappelons que la Révolution n’a pas réellement changé le statut des femmes en leur faveur. Elles n’avaient pas plus le droit de vote sous Robespierre que sous Bonaparte. Certes, la Terreur a cependant reconnu aux femmes le droit d’être guillotinées comme les hommes, à commencer par Olympe de Gouge. Comme progrès vers l’égalité on peut faire mieux. Par ailleurs, Napoléon pérennise le droit au divorce en donnant lui-même l’exemple.

 

« Tous les pays européens pratiquaient l’esclavage

en 1802. Bonaparte l’a rétabli non par racisme

mais pour se rapprocher du cadre commun. »

 

Il y a aussi la question de l’esclavage qu’il a rétabli dans certaines îles (mais pas toutes) où la Révolution l’avait aboli. Jusqu’en 1802, Bonaparte n’était pas favorable à ce rétablissement. S’il finit par s’y résoudre en 1802 c’est dans le contexte de la paix d’Amiens. En 1802, la France est en paix pour la première fois depuis dix ans. Tous les pays européens, Grande-Bretagne en tête sont esclavagistes et craignent une contagion de l’exemple français. C’est donc pour se rapprocher du cadre commun et non pas pour un quelconque racisme que Bonaparte a rétabli l’esclavage. De plus, lors de son retour en 1815, il interdit la traite négrière ce qui constitue à court terme à la fin de l’esclavage qui est abolie en 1848 par la France. Condamner Napoléon à l’oubli pour ces raisons anachroniques revient à condamner toute les sociétés de cette époque et donc notre histoire. C’est sans doute le véritable but de ceux qui ne veulent pas célébrer le bicentenaire de l’empereur des Français.

En dehors de tout anachronisme militant, on peut reprocher, ou regretter, deux décisions qui relèvent bien de ses choix. La guerre d’Espagne, constitue la seule guerre qu’il aurait pu éviter. Elle fut dramatique. La campagne de Russie est un peu différente quant aux responsabilités qui sont plus partagées, mais c’est sa plus grande erreur stratégique. Celle qui lui fut fatale...

 

« On lui doit d’avoir pacifié un pays déchiré

par dix ans de révolution, en conservant

ce que celle-ci avait de meilleur. »

 

Ce qu’on lui doit... Tant de choses…. Avoir imposé plusieurs fois la paix par la victoire en mettant notamment fin (traités de Campo Formio et de Lunéville avec l’Autriche et paix d’Amiens avec la Grande-Bretagne) à une guerre provoquée par la Révolution. Rappelons que lorsque la France déclare la guerre à l’Europe en 1792, Napoléon a 21 ans et il est lieutenant. L’accusation d’avoir «  aimé la guerre  » ne tient donc pas. Il a hérité des guerres de la Révolution entretenues par l’Angleterre. On lui doit aussi d’avoir balayé, sans un coup de feu, le Directoire. Ce régime étroitement censitaire était corrompu jusqu’à la moelle. Il est invraisemblable de voir que certains politiques font semblant de confondre ce marécage avec la république. Ce que Bonaparte a balayé c’est un régime ou seuls les 30 000 citoyens les plus riches avaient le droit de vote sur une population de 30 millions d’habitants. Si c’est cela leur république, c’est inquiétant, tout en relevant d’une certaine logique au regard de la situation actuelle où les élites semblent de plus en plus éloignées du peuple. On lui doit aussi d’avoir pacifié un pays déchiré par dix ans de révolution, en conservant ce qu’elle avait de meilleur. Son œuvre législative a également fondé la France contemporaine mais plus que tout il a montré ce que la France et les Français peuvent accomplir lorsqu'ils sont unis et rassemblés derrière un chef digne de ce nom.

 

La cancel culture, très en vogue, est au déboulonnage des statues qui ne correspondent plus aux critères de beauté actuels, sans remise en contexte aucune. Qu’est-ce que ça dit de notre époque ?

« Juger nos ancêtres avec nos critères contemporains

relève d’une sinistre stupidité. »

Cela nous dit que notre époque est malade d’inculture et dominée par une dictature de l’émotion et des minorités. C’est aussi très inquiétant, car lorsque l’on déboulonne les statues on ne tarde jamais à faire tomber des têtes. À force de niveler par le bas on en arrive aussi à s'agenouiller devant ceux qui hurlent le plus fort, même s'ils ne sont qu'une poignée. La cancel culture a pour but l’effacement nos mémoires et notre histoire. Le but ultime étant de faire de notre passé table rase pour bâtir à la place un système totalitaire où toute évocation d’un passé non conforme aux dictats du moment sera exclue. Inutile de dire que ça ne passera pas par moi et que je fais tout pour m’y opposer en tant qu’historien. Juger nos ancêtres avec nos critères contemporains relève d'une sinistre stupidité. Cela voudrait dire que les principes de notre époque sont parfaits et que les valeurs passées seraient toutes condamnables. Certains veulent aussi nous convaincre d’avoir honte de notre Histoire. Quand ils affirment cela, ils se gardent bien d’accepter le débat car ils connaissent trop la minceur de leurs arguments. Personnellement, je dis (comme ma grand-mère), que nous pouvons être fiers de ceux qui nous ont précédé et qui ont bâti notre héritage. Plutôt que de le salir en hurlant avec les loups, il nous appartient de le défendre bec et ongle. Je comprends que pour certains l'histoire de notre pays soit insupportable. Heureusement, ils sont libres d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Qu’ils aillent interroger l’histoire d’autres contrées qui seraient exemplaires à leurs yeux et qui n’auraient rien à se reprocher. Nous ne sommes pas en URSS, on ne retient personne.

 

Quand vous considérez le rapport qu’ont les Français à leur histoire globalement, ça a plutôt tendance à vous rassurer, ou à vous inquiéter ?

« Pour certains, seuls comptent la dénonciation,

l’anathème et le manichéisme, toutes choses étrangères

à l’Histoire qui doit être fondée sur le débat,

la confrontation des sources et des points de vue. »

Une majorité de Français aime leur histoire. Ils lisent des livres, regardent des documentaires, assistent à des spectacles historiques. C’est très rassurant. Pourtant l’Histoire n’a jamais été aussi mal enseignée, mais c’est justement parce que la nature a horreur du vide que le public va chercher ailleurs ce que l’École ne transmet plus comme avant. Les incertitudes du présent et de l’avenir y sont pour quelque chose aussi. On recherche dans notre histoire les exemples de nos ancêtres qui font encore sens aujourd’hui et qui nous encouragent à aller de l’avant. Alors il y a bien sûr ceux qui font profession de cracher sur le passé, de juger, de dénigrer et de condamner l’Histoire. Mais qui sont-ils pour s’ériger en procureurs ? Qu’ont-ils accompli d’exemplaire ? Quand on les écoute on comprend très vite qu’ils ne connaissent pas l’Histoire. Pour eux seuls comptent la dénonciation, l’anathème et le manichéisme, toutes choses étrangères à l’Histoire qui doit être fondée sur le débat, la confrontation des sources et des points de vue. Ces mémoricides sont inquiétants, non pas par leur nombre mais par les tribunes qu’on leur accorde et les micros qu’on leur tend avec complaisance. Sans cela, ils retourneraient très vite au néant dont ils procèdent car ils n’ont au fond que l’importance que certains médias leur donnent.

 

Entre d’un côté la contrition permanente qui conduit à la haine de soi, de l’autre l’inculcation idéologique d’un roman national biaisé, quel « bon » enseignement de l’histoire pour la construction d’une nation apaisée et qui puisse regarder de l’avant ?

« Comme sous la IIIe République, il faut

que l’Histoire que l’on enseigne à l’école

serve à rassembler plutôt qu’à diviser. »

Il y a belle lurette qu’on « n’inculque » plus un quelconque roman national mais plutôt une « haine de soi » et une repentance officielle et systémique. Le « bon » enseignement serait d’en finir définitivement avec cette repentance. Le passé est tel qu’il est et vouloir l’instrumentaliser en désignant des coupables ne peut mener qu’à la guerre civile, ce qui semble le but objectif de certains. La Troisième République était anticléricale mais dans ses écoles elle présentait Jeanne d’Arc comme une héroïne exemplaire et Saint Louis comme un grand roi. Elle était antimonarchique mais elle considérait Richelieu, Louis XIV et Napoléon comme de grands Français. Tout cela contribuait à unir les Français au-delà de leurs différences autour d’un héritage commun. C’est cela construire une nation apaisée. Après, il est toujours possible de soupeser les mérites et les erreurs des uns et des autres mais sans cet esprit de procès permanent et d’épuration qui finit par devenir écœurant à la longue. Comme sous la IIIe République, il faut que l’Histoire que l’on enseigne à l’école serve à rassembler plutôt qu’à diviser. Contrairement à ce que l’on entend tous les jours, il faut faire une histoire sans a priori idéologique contemporain. Cela ne veut pas dire effacer ce que le passé a de négatif mais il faut toujours analyser chaque période, chaque évènement par rapport à son contexte historique en se posant la question : « Aurions nous fait mieux à leur place dans leur situation ? »

  

Quels enseignement tirer de l’épopée napoléonienne, et que peut-on en retenir en 2021 ?

On ne peut pas détacher l’épopée napoléonienne de la Révolution, ni de la France d’Ancien Régime. Napoléon a réussi à faire la synthèse de ce que ces deux systèmes totalement opposés pouvaient avoir de meilleur, en assumant tout de « Clovis au Comité de Salut public ». Napoléon était un Romain de l’Antiquité, car il était pragmatique. La France de 1799 était en plein chaos quand il « ramasse » le pouvoir en 1799. En l’espace de quatre ans, il a profondément réformé le pays, réconcilié les Français et rendu sa prospérité à la France. Il nous montre ce que les Français peuvent faire quand ils sont réellement gouvernés. La crise que nous traversons montre comme en 1799, ou en 1940, la faillite d’élites coupées des réalités. L’épopée napoléonienne nous enseigne qu’il ne faut jamais désespérer de ce « cher et vieux pays » comme disait le général de Gaulle.

 

Quels hommages devraient à votre avis lui être rendus à l’occasion du bicentenaire de son décès, en particulier au niveau de la République, de l’État ?

« Arrêtons de prostituer le passé en faveur de telle

ou telle idéologie du temps présent ! »

Je dirais, le moins possible. Les politiques ont trop tendance à s’accaparer le passé à travers des commémorations officielles où ils ne célèbrent souvent que leur propre impuissance à entrainer le pays vers l’avenir. Que l’on arrête de prostituer le passé en faveur de telle ou telle idéologie du temps présent. Comme les autres, elles seront vite balayées par le vent de l’Histoire. Napoléon sera toujours là lorsque les polémiques stériles auront été oubliées depuis longtemps. Qu’on laisse donc ceux qui ont un réel attachement à l’empereur le célébrer comme ils l’entendent. On s’apercevra alors que les Français seront nombreux à vouloir rendre hommage à celui qui fut le plus illustre de leurs compatriotes.

 

Un dernier mot ?

Vive l’Empereur !

 

Eric Teyssier

Photo : Christel Champ.

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

22 mars 2021

Sébastien Mirek, anesthésiste-réanimateur : « En 2020, nous avons tous été obligés de nous réinventer... »

La semaine dernière, le 17 mars plus précisément, nous nous souvenions qu’un an auparavant débutait en France un confinement général de deux mois pour cause de coronavirus. Pas de ces anniversaires qu’on commémore avec plaisir. Pour tous, celui-ci avait plutôt un goût amer : un an après, un autre confinement national a eu lieu à l’automne, d’autres ont été et seront peut-être encore décrétés localement, et depuis des mois un couvre-feu est instauré. Surtout, depuis un an, le bilan humain de la pandémie est lourd : plus de 92.000 décès en France, plus de 2,7 millons à l’échelle du monde.

En première ligne pour lutter contre la COVID-19, toujours, les soignants, et en particulier, en dernier ressort, le plus critique, celles et ceux qui s’affairent dans les services de réanimation, là où la mort est une issue probable, là où on peut encore l’empêcher. J’ai la chance, une fois de plus, de vous proposer aujourd’hui une interview-bilan avec un médecin anesthésiste-réanimateur, le docteur Sébastien Mirek, qui officie au CHU Dijon Bourgogne. Je le remercie pour ses réponses, et pour les photos faites par ses soins et qu’il m’a transmises. Une exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

SPÉCIAL SANTÉ - PAROLES D’ACTU

Sébastien Mirek: « En 2020, nous avons

tous été obligés de nous réinventer... »

 

Sébastien Mirek

En direct du bloc opératoire des urgences du CHU, en préparation avec les équipements

de protection individuelle pour accueillir un patient COVID.

 

Bonjour Sébastien Mirek. Pourquoi avez-vous choisi de faire médecine, et comment en êtes-vous arrivé à la réanimation ?

Tout d’abord un grand merci de me donner l’opportunité de partager mon vécu et ressenti de terrain sur la crise sanitaire que nous traversons depuis maintenant plus d’un an.

J’ai toujours voulu faire médecine, déjà depuis mon enfance. Je voulais sauver des vies. C’était un peu comme un rêve qui est devenu réalité. Mes parents et ma famille m’ont beaucoup aidé pour cela. Ils m’ont transmis ces valeurs d’être au service des autres. Je leur dois beaucoup, si ce n’est tout.

Originaire du Creusot en Saône-et-Loire, je suis issu d’une famille modeste, qui a immigré de Pologne. Très fier de ma famille et de mes origines, je me devais de travailler pour rendre fiers mes proches.

J’ai commencé médecine en 2000, à la faculté de médecine de Dijon. J’ai été interne en anesthésie-réanimation à Dijon, docteur en médecine spécialisé en anesthésie-réanimation en 2012, et maintenant praticien hospitalier au CHU de Dijon Bourgogne. Je suis passionné par mon métier, par ma spécialité, que je défends.

 

« Ce qui me plaît le plus, c’est l’imprévu, le non

programmé, l’urgence grave. C’est là

où je me sens le plus utile, le plus compétent. »

 

J’alterne mon activité clinique entre le bloc des urgences, la réanimation traumatologique et neurochirurgicale et des gardes au SAMU 21. Ce qui me plaît le plus, c’est l’imprévu, le non programmé, l’urgence grave. C’est là où je me sens le plus utile, le plus compétent. Notre métier d’anesthésiste-réanimateur n’est pas de souhaiter que les patients viennent nous voir mais de tout faire en ayant anticipé la prise en charge, quand les patients viennent nous voir après un accident de la route par exemple. Prévoir l’imprévu, pas toujours facile, mais tellement passionnant et motivant. Je suis aussi médecin réserviste capitaine dans le service santé des armées et spécialisé dans la médecine tactique et la médecine en situations sanitaires exceptionnelles.

J’exerce aussi une partie de mon activité en enseignement, auprès des collègues et des autres professionnels de santé sur le centre de simulation en santé du CHU, USEEM. Nous entraînons les professionnels sur des simulateurs de haute technologie mimant la physiologie humaine sur des situations critiques potentiellement graves. Avec toujours le même objectif  : «  jamais la première fois sur le patient  ». En s’entraînant en situation réelle, on est meilleur quand la situation clinique se présente au bloc opératoire ou en réanimation en urgence vitale. Ce type de formation en simulation est inspiré des pilotes de ligne. Vous monteriez, vous dans un avion dont le pilote ne s’est pas entraîné sur un simulateur de vol avant  ?

 

Simulateur USEEM CHU Dijon

Simulateur haute-fidélité HAL® Gaumard au centre

de simulation USEEM CHU Dijon Bourgogne.

 

Pourquoi avoir choisi la spécialité d’anesthésie-réanimation ?

La réponse est simple, c’est la plus belle des spécialités  ! Je ne regrette pas du tout mon choix. Et s’il était à refaire, je choisirais cette même spécialité.

Pouvoir à la fois faire mon métier d’anesthésiste-réanimateur au bloc opératoire sur des patients graves, et enchaîner avec la prise en charge de ces patients en réanimation avec la casquette réanimateur-anesthésiste : une vraie polyvalence permettant une prise en charge dans la globalité, et aussi une vraie complémentarité.

Comme je le dis plus haut, j’ai toujours voulu faire médecin pour aider les gens. Au début de mes études, j’étais très intéressé par la chirurgie réparatrice maxillo-faciale. J’ai fait un super stage en chirurgie maxillo-faciale, où les collègues avaient reconstruit le visage d’un patient suite à un traumatisme ballistique. C’est ensuite, en faisant mon stage en réanimation chirurgicale en 4e année de médecine, que j’ai vraiment eu le coup de foudre pour l’anesthésie-réanimation. Ce sont des rencontres avec des collègues qui m’ont donné cette envie. Un de ces collègues d’ailleurs était à ce moment-là interne, et il a été à l’origine de cette passion. Il a été mon directeur de thèse de médecine que j’ai faite sur les polytraumatismes et les traumatisés crâniens graves. Il se reconnaîtra. C’est aujourd’hui mon collègue en réanimation traumatologique. Je crois peu au hasard mais beaucoup au destin.

 

Racontez-nous votre expérience de cette année passée, soit depuis avant le premier confinement (mi-mars 2020) ?

Cette année 2020 aura été une année ou nous avons toutes et tous été obligés de nous réinventer, et tout particulièrement au niveau de notre système de santé. Nous sommes sortis de notre zone de confort pour pouvoir continuer à faire notre métier, avec comme objectif d’apporter les meilleurs soins à tous les patients que nous devrions prendre en charge, COVID ou non-COVID. J’ai fait ce choix de carrière à l’hôpital public, de surcroît universitaire et j’en suis fier. Je suis fier de notre système de santé qui a su trouver les ressources nécessaires pour pouvoir faire face à cette crise d’ampleur internationale face à un virus émergent, dont nous ne connaissions pas grand-chose en ce début d’année dernière. Malgré cela, nous avons su à titre collectif nous organiser, modifier nos procédures, parfois plusieurs fois par jour, modifier nos parcours de prise en charge, jusqu’à modifier nos locaux en créant des lits de réanimations éphémères dans nos salles de réveil du bloc opératoire, recevant normalement des patients en post-opératoire d’une chirurgie. Oui, nous avons dû sortir de cette zone de confort, mais nous avons apporté des soins de qualité à l’ensemble des patients qui devaient en avoir. C’est collectivement que nous avons pu réaliser cela. Notre hôpital à rayonnement régional est un hôpital de recours pour bon nombre de pathologies au niveau de notre territoire sanitaire régional. Nous avons réorganisé nos réseaux et mis en place des collaborations fortes avec les autres établissements publics, mais aussi privés, pour notamment mettre en place de la chirurgie délocalisée dans ces établissements.

Distinguons la première de la seconde vague.

 

« Depuis un an, la société a les yeux

rivés sur nos métiers. Je pense qu’il y aura

un avant et un après-COVID. »

 

Au cours du premier confinement, nous savions peu de choses sur la COVID-19. La société a été comme sidérée par l’annonce de ce confinement total, et il y avait une énergie incroyable collective. À titre personnel, je n’ai absolument pas vécu le confinement comme la population l’a vécu, et je pense que cela a été le cas d’un certain nombre de collègues. Nous avons fait notre travail de médecin anesthésiste-réanimateur, en passant plus de temps à l’hôpital, sans réelle déconnexion. L’énergie transmise par la population nous a permis encore plus de nous dépasser. Le revers de la médaille est que tous les regards étaient tournés vers nos réanimations, comme si tout notre pays découvrait notre métier et nos techniques de prise en charge que nous faisions déjà avant l’épidémie. Je pense notamment à la mise en décubitus ventral d’un patient en détresse respiratoire. Quelle stupeur de voir ces images de patients en décubitus ventral sur les chaînes d’information en continu, avec de soi-disant experts médicaux expliquer tout et son contraire sur cette technique que nous pratiquions déjà avant la COVID. Je ne reviens pas sur les différentes polémiques des traitements contre le virus. À ce moment-là, je me suis dit que la société avait les yeux rivés sur nous et qu’il y aurait un avant et un après-COVID. Notre pratique de la réanimation, et même de la médecine au sens large, ne sera plus vraiment la même après cette pandémie.

Pour ce qui est de la seconde vague, le ressenti a été totalement différent. Toujours de l’énergie collective qui permet d’avancer mais beaucoup de fatigue et un sentiment de lassitude des professionnels de santé. Quand arriverons-nous à sortir de cette épidémie  ? Après combien de vagues  ? Ce sont les questions sous-tendues, tout à fait légitimes que nous entendons. Avec une difficulté supplémentaire qui est le sentiment de défiance d’une partie de la population face à cette épidémie et face aux décisions prises par le gouvernement.

Notre objectif en tant que réanimateurs est de tout faire pour le patient ne vienne pas en réanimation. On vient en réanimation, quand on a une pathologie grave avec une ou plusieurs défaillances d’organes. Le pronostic vital est en jeu. Nous entendons tout faire pour prévenir les contaminations, pour que les personnes ne se contaminent pas et de ce fait, ne fassent pas de formes graves de la COVID-19. Il est là notre objectif. C’est là qu’interviennent toutes les mesures barrières (masques, lavage des mains, distanciation physique), et les mesures de confinement permettent de diminuer la circulation du virus en diminuant les interactions sociales.

Un point de mon activité de ces derniers mois sur lequel je souhaite revenir est ma participation dans la formation des professionnels. Une formation indispensable face à un virus émergent, afin de pouvoir protéger les professionnels de santé des contaminations, et aussi en formant des équipes de soignants à la prise en charge en réanimation dans le cadre de la réserve sanitaire et devant le besoin accru en matière de soins. Nous avons formé plus de 700 apprenants sur le territoire et nous sommes encore en train de déployer ces formations innovantes en simulation in situ, directement dans les services de soins critiques dans les établissements publics et privés. C’est en s’entraînant et répétant, en situation réelle, que nous gérerons mieux la crise si celle-ci se produit.

 

Quelle est la situation sur le front de la COVID-19 aujourd’hui ? Partagez-vous, pour ce qui concerne la région de Dijon, et pour ce qui concerne le pays tout entier, les inquiétudes de vos confrères ?

Je le redis encore une fois. La COVID n’est pas une «  grippette  » comme certains le disaient et continuent de le faire croire. Nous faisons face à une pandémie mondiale liée à ce coronavirus qui est une pathologie grave, qui n’épargne personne, encore plus avec l’apparition des différents variants plus contagieux. Ce n’est que collectivement que nous réussirons à nous en sortir. Nous avons eu une année 2020 plus que particulière. Qui aurait pu penser, prédire que nous aurions dû faire face à une pandémie mondiale liée à un virus émergent, la COVID-19 (ou son nom scientifique, le SARS-CoV-2) ? Prédire, anticiper, gérer le risque et la complication avant qu’ils ne se produisent est pourtant bien mon métier de médecin anesthésiste-réanimateur. Et pourtant, nous avons dû totalement nous réorganiser pour pouvoir faire face à cette épidémie, qui a changé bien des repères dans nos vies personnelles et professionnelles.

Nous, soignants, agents de service hospitalier, aides-soignants, infirmiers, psychologues, kinésithérapeutes, médecins et toutes les corps de métier de nos hôpitaux publics et privés, nous avons fait notre travail comme beaucoup d’autres professions et nous continuerons à le faire. Je suis fier de notre système de santé, même si nous pouvons toujours faire mieux, être meilleurs. Collectivement, nous pouvons en être fiers et nous devons nous soutenir les uns les autres.

Nous devons aussi faire confiance au monde médical et scientifique, mais aussi à nos dirigeants et notre gouvernement. Notre rôle est de transmettre l’information et surtout la bonne information car depuis un an, nous avons fait face à une vague d’infox en tous genres qui a brouillé totalement la parole publique.

 

Réa SSPI éphémère 1

Salle de surveillance post-interventionnelle transformée en réanimation SSPI éphémère.

Réa SSPI éphémère 2

 

Quelles leçons tirer, collectivement, et quelles leçons tirez-vous à titre personnel de cette éprouvante séquence Covid-19 ? En quoi vous aura-t-elle transformé ?

Nous avons beaucoup appris sur ce virus en un an, nous apprenons encore. Nous avons traversé une période difficile qui n’est malheureusement pas terminée, mais nous devons continuer à faire face ensemble, et tenir ensemble. Au niveau des soignants, nous ne sommes pas des héros comme on a essayé de nous le faire croire lors du premier confinement, juste des citoyens engagés et passionnés au service des autres. Je ne vous cache pas que cet élan de solidarité à notre égard nous a boostés et a permis de nous réinventer encore plus, mais nous savions aussi que cette phase serait éphémère et que le retour à l’état de base n’en serait que plus dur.

Cette période nous aura toutes et tous changés et bouleversés dans nos habitudes, nos croyances, nos vies. Nous ne l’oublierons jamais.

Pour finir avec ces quelques pensées et ressentis retranscrits brièvement, je voudrais vous faire un rappel des gestes de prévention. Le meilleur moyen de ne pas être hospitalisé dans mon service de réanimation est bien de ne pas se faire contaminer. Rappelons tout de même qu’un séjour en réanimation n’est jamais anodin et signe une gravité importante engageant le pronostic vital. Continuons de respecter les gestes barrières : distanciation sociale de 2 mètres avec l’apparition de nouveaux variants ; lavages répétés des mains à la solution hydroalcoolique si possible, à défaut au savon ; port du masque en respectant les règles de mise en place et changement toutes les 4 heures ; aérer les pièces en respectant la règle des 6 personnes à table dans votre cercle de personnes que vous côtoyez ; installer l’application Tous Anti-Covid, indispensable dans la stratégie de « tester, tracer, isoler ». Un dernier point rapide concerne la vaccination, un formidable espoir contre la COVID, résultat d’une mobilisation extraordinaire de toute la communauté scientifique internationale. Lorsque ce sera votre tour, faites-vous vacciner selon le schéma vaccinal proposé. Nous avons cette grande chance par rapport à il y a un an, d’avoir maintenant des vaccins disponibles, profitons-en...

   

Un dernier mot ?

Espérance.

Continuons d’avoir confiance en l’avenir et restons optimistes malgré cette phase troublée.

Nous y arriverons collectivement. Nous tiendrons ensemble. Prenez soin de vous...

 

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

9 janvier 2021

François Delpla : « Bormann fut un facteur d'unité et non de division au sein du pouvoir hitlérien »

L’historien François Delpla, spécialiste de Hitler et du nazisme, commence à être bien connu des lecteurs de Paroles d’Actu, pour avoir répondu à plusieurs reprises à mes questions et, ce faisant, enrichi mes connaissances (et je l’espère, celles d’autres) sur l’âge sombre et le temps complexe de l’Allemagne du Troisième Reich (1933-1945). Les lectures qu’il défend des évènements, s’agissant du rôle que tenait le Führer au coeur du dispositif décisionnel du régime, ou encore de la planification plus ou moins précoce de l’extérmination des Juifs d’Europe (la sinistre Solution finale, ou Endlösung), ne font pas l’unanimité, et cela est sain : ces discussions s’inscrivent dans le cadre de débats riches et constructifs entre historiens, sur la base de recherches qui font avancer le savoir collectif sur un passé compliqué. Cet entretien, réalisé entre la toute fin de décembre, et début janvier, tourne principalement autour de l’ouvrage le plus récent de M. Delpla, Martin Bormann : Homme de confiance d’Hitler (Nouveau Monde, octobre 2020). Je vous en souhaite bonne lecture, et que cela apporte des pièces pour nourrir davantage encore les débats ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

François Delpla: « Bormann fut un facteur d’unité

et non de division au sein du pouvoir hitlérien... »

Martin Bormann

Martin Bormann : Homme de confiance d’Hitler (Nouveau Monde, octobre 2020).

 

Bonjour François Delpla. Comme son sous-titre le laisse deviner, dans votre récent ouvrage Martin Bormann : Homme de confiance d’Hitler (Nouveau Monde, octobre 2020), vous balayez par la démonstration la thèse dépeignant Martin Bormann - qui à la fin du régime était le patron du parti nazi et secrétaire particulier du Führer - comme le "mauvais génie" de Hitler pour le rétablir à sa place de serviteur dévoué d’un maître toujours aux commandes.

Pourquoi était-il nécessaire à vos yeux de rétablir cette vérité sur Bormann, et qu’est-ce qui pour vous la rend inattaquable ?

la vérité sur Bormann

Martin Bormann a été odieusement calomnié. Je mesure ce que cette affirmation peut avoir d’étrange, et Paroles d’Actu devra s’attendre à deux ou trois protestations indignées. Mais justement. Il est temps d’en finir avec une facilité qui vient de fêter ses cent ans  : sur le nazisme et ses principaux dirigeants on peut tout dire, du moment que c’est péjoratif. Tant qu’on en reste là, l’histoire patiente à la porte. Elle a le droit et le devoir de dire que Bormann a été calomnié, et l’a été odieusement, si c’est vrai. Mais je vous rassure tout de suite. C’était tout de même un fieffé criminel.

Après de solides études d’histoire avec quelques-uns des meilleurs maîtres, j’ai pris le chemin, c’est le cas de le dire, des écoliers et n’ai replongé dans la marmite de la recherche que vers 1990 en répudiant, au contact des papiers du général Doumenc (troisième personnage de l’armée française pendant le premier semestre de 1940), les explications «  franco-françaises  » de la défaite.

J’ai troqué celles-ci (qui ont encore occupé le devant de la scène, et même le milieu et le derrière, en 2020) au profit d’un examen de la stratégie allemande, et du constat de son caractère peu résistible. Ce qui m’a amené tout doucement, de livre en livre, en presque une décennie, à la découverte des qualités de chef de Hitler et de son intelligence - sans perdre de vue les délires auxquels il s’abandonnait.

En me lançant, à l’initiative de mon éditeur, dans la biographie de Bormann, j’ai découvert, à ma surprise, qu’il y avait là un verrou et qu’en le débarrassant de la rouille pour faire jouer le mécanisme on pouvait et comprendre, et abolir, une cause majeure du retard de l’humanité à percevoir son plus grand trublion du XXème siècle comme le contraire d’un médiocre.

Au départ, une réalité que cette recherche ne remet pas en cause  : Bormann, qui était avec Hitler lui-même l’un des rares dirigeants nazis issus du système scolaire sans le moindre diplôme et sans avoir jamais franchi la porte d’une université, avait fait carrière dans l’appareil nazi depuis les emplois les plus humbles - coursier et secrétaire dactylographe - jusqu’à devenir dans bien des domaines le bras droit du chef de l’État et une sorte de premier ministre de fait. Ce que je conteste, c’est qu’il ait été animé d’une soif inextinguible de pouvoir, et qu’il ait calomnié sans cesse et sans vergogne aux oreilles de Hitler les autres dirigeants, pour prendre leur place ou au moins leur chiper des missions. Or c’est cette image-là qui avait prévalu au lendemain de la guerre, du fait des survivants de cet appareil auxquels on demandait des comptes.

 

« À Nuremberg, les accusés eurent soin d’épargner

au maximum le Führer, pour ne pas s’accabler eux-mêmes

d’avoir cru en ce chef. Cela conduisait mécaniquement

à charger la barque dautres et notamment Bormann. »

 

Les juges de Nuremberg et d’ailleurs avaient bien du mal à voir clair dans les arcanes du gouvernement du Troisième Reich et d’ailleurs ne s’en souciaient guère, puisque leur mission consistait avant tout à établir des fautes individuelles. «  L’accusé a-t-il prêté la main à telle exaction  ?  » était la question principale, bien plus que le mécanisme ayant conduit à la commettre. Dans le box, sur 22 accusés présents, seuls Göring et Keitel avaient fréquenté de près le centre du pouvoir (si on met à part le quasi-mutique Rudolf Hess) et tous profitaient de la mort, confirmée ou non, de Hitler, de Goebbels, de Himmler et de Bormann pour charger ces quatre personnes du poids de leurs propres fautes. Tous avaient soin cependant, au sein de ce quatuor, d’épargner au maximum le Führer, pour ne pas s’accabler eux-mêmes d’avoir cru en ce chef. Cela conduisait mécaniquement à charger la barque des trois autres.

Cependant, si beaucoup d’actes et de propos de Himmler et de Goebbels avaient été en pleine lumière et si leurs pouvoirs, à la tête respectivement des SS et de la propagande, étaient clairement délimités, le cas de Bormann était bien différent. Aucun média nazi n’avait jamais mis son rôle en exergue, son visage même était peu connu et tout restait à découvrir. Officiellement il était le second de Hess à la tête du Parti nazi depuis 1933 puis son successeur à partir du 12 mai 1941, avant de recevoir en sus le titre de «  secrétaire du Führer  » le 12 avril 1943. Or le rôle du Parti était mal connu, son fonctionnement plus encore et le fait que Hitler se dote sur la fin d’un secrétaire restait à expliquer. Tout ce flou était propice à des légendes. Celle d’un Bormann arriviste, rêvant même à la fin de succéder à son maître, se donna libre cours. Et plus encore celle d’un «  mauvais génie  », qui aurait inspiré et conduit les actions les plus abjectes du régime.

Hitler et Goebbels s’étaient suicidés. Le cyanure avait abrégé les jours de Himmler… et ceux de Bormann, dans une tentative peu convaincue de fuir Berlin en traversant les lignes soviétiques, mais les rares témoignages à ce sujet ne semblaient pas décisifs. On pouvait soupçonner les informateurs de protéger une fuite réussie. Et la réputation qu’on était en train de faire à Bormann s’ajustait à merveille avec l’idée d’une évasion soigneusement planifiée vers une sûre retraite, par exemple en Amérique latine. Là, le secrétaire aurait réellement succédé au Führer à la tête d’un «  Quatrième Reich  » intriguant pour reprendre le pouvoir en Allemagne. Des journalistes compétents comme William Stevenson et Ladislas Farago n’hésitaient pas à investir leur crédit dans des livres fourmillant de détails sur les refuges de ces nostalgiques, leurs menées et leurs espoirs.

Ces fables ne contribuaient pas médiocrement à faire apparaître le Troisième Reich comme une pétaudière de cadres préoccupés avant tout de leurs personnes et de leurs fiefs, sous un monarque distant, ne descendant de son Olympe bavarois que pour arbitrer les querelles, de préférence en faveur du plus cruel… et ici l’ambitieux et maléfique Bormann occupait naturellement le premier rang.

Pourquoi suis-je certain que rien de tout cela n’est vrai  ? Tout d’abord en raison de trente années, ou presque, d’observation des mécanismes de ce régime (tant au centre que dans nombre de périphéries), et de la personnalité de son chef. La concentration du projecteur sur Bormann ne fait que le confirmer  : si cet homme grimpe autant dans la hiérarchie, c’est qu’il se rend indispensable, non par les leviers qu’il prendrait en mains mais par une obéissance exacte à son maître, et par son aptitude à convertir en actes une parole qu’il recueille méthodiquement.

 

Comment qualifier la relation entre Hitler et Bormann, en fin de période (notamment par rapport à celle de Hitler avec Rudolf Hess, le prédécesseur de Bormann), et que dire des rapports entre les autres figures importantes du régime et Bormann  ?

Hitler, Bormann, et les autres...

Tout d’abord il faut dissiper la légende selon laquelle il aurait «  contrôlé l’accès au Führer  ». Hitler décidait lui-même de ses rencontres et n’aurait pas supporté qu’un subalterne en décidât pour lui. Il arrivait en revanche que, pour le protéger, Bormann fît mine de barrer sa porte, de sa propre initiative, à quelqu’un que Hitler ne voulait pas voir ou dont il souhaitait espacer les visites.

Il tout aussi erroné de croire qu’il calomniait ses collègues pour les discréditer dans l’esprit du chef et s’élever à leurs dépens. Il apparaît au contraire honnête dans ses rapports à ses supérieurs Hess et Hitler et, vis-à-vis de ses égaux, nanti d’un bon esprit d’équipe, ferme sur ses positions mais diplomate et disposé à faire des compromis, pour éviter que l’action ne s’enlise.

Grâce au miracle de la survie du journal de Goebbels et aux index de ses 29 volumes, on peut suivre en détail sa relation avec lui. Ils ne sont pas toujours d’accord, mais Goebbels, s’il a parfois des craintes, loue en définitive sa loyauté.

Ses rapports avec Himmler aussi semblent bons. Il est, comme lui, associé à Hitler pour des coups tordus et cela ne semble pas susciter de jalousies. Le bruit court, vers la fin, d’un soulèvement en préparation des SS contre le Parti (donc de Himmler contre Bormann) mais cela aussi semble un coup monté (notamment à l’adresse de l’étranger, aux yeux duquel le nazisme a toujours joué à se montrer divisé).

Quant à la relation de Hitler avec Bormann, elle ne cesse d’être celle d’un maître à un serviteur, qui attend docilement les ordres et accepte de ne pas tout savoir ni tout contrôler. De ce point de vue, le titre de «  secrétaire du Führer  », attribué en 1943, a pu induire en erreur, aussi bien des contemporains que des historiens. Il est destiné à renforcer l’autorité du messager qui transmet les ordres et les avis du chef, mais ne signifie nullement que le subordonné partage tous ses secrets.

 

Que retenez-vous, après cette étude sur Bormann et tous vos travaux, de la manière dont le pouvoir était organisé territorialement (notamment via les gauleiters), à quel degré de contrôle les agents locaux étaient-ils soumis par le gouvernement et le parti, et disposaient-ils de marges de manœuvre significatives ?

le Parti et les territoires

La question est complexe, et son historiographie encore très lacunaire. Le livre explore surtout la façon dont Hitler, via Bormann, dirigeait ses gauleiters (les chefs régionaux du Parti national-socialiste). Pour l’éclairer, il tire un grand parti du sort de deux d’entre eux, Joseph Wagner et Carl Röver. Ces «  vieux combattants  » (alte Kämpfer) connaissent une brusque disgrâce à six mois d’intervalle, lors de l’aggravation de la situation militaire causée par le piétinement en Russie et l’entrée en guerre, prévisible puis effective, des États-Unis.

Wagner, un cadre très en vue du nazisme, à la fois gauleiter de deux régions éloignées et titulaire de fonctions nationales, a le tort de rester catholique et de le laisser apparaître. Hitler le déchoit de ses fonctions devant les gauleiters assemblés à l’occasion des festivités des 8 et 9 novembre, date majeure du calendrier nazi, puis lui refuse la parole et le chasse de la réunion, où Bormann avait ouvert les hostilités en lisant une lettre de l’épouse de Wagner. Il finira assassiné dans les dernières semaines de la guerre.

Röver, lui, ne règne que sur son Gau de Weser-Ems, mais se pique de politologie et rédige un long mémoire prônant, pour faire face aux difficultés qui s’annoncent, une décentralisation du Parti… alors que Hitler, comme on vient de le voir, ne songe qu’à renforcer l’obéissance inconditionnelle à sa personne. Röver est brusquement invité par Bormann à se soigner et, amené quasiment de force dans un hôpital berlinois, décède au bout de deux jours des soins de Karl Brandt, le principal spécialiste du crime médical nazi, le 15 mai 1942.

Citons enfin la réunion du 24 février 1945, où les gauleiters sont convoqués à Berlin et s’y rendent tous, sauf deux dont les capitales sont cernées par l’Armée rouge, pour entendre des prêches jusqu’auboutistes de Bormann et surtout de Hitler.

 

Question liée à la précédente, un thème intéressant de votre livre : jusqu’à quel point les corps constitués dans l’Allemagne du Troisième Reich ont-ils été nazifiés ?

nazification, jusqu’à quel point ?

Sur cette question, le livre de Martin Broszat Der Staat Hitlers, publié en 1969 et abondamment réédité sans le moindre changement, y compris dans sa tardive traduction française (1985), continue d’orienter les esprits malgré ses limites, notamment sur le rôle de Bormann  ; cet ouvrage et beaucoup d’autres reposent sur le préjugé d’une «  polycratie  » nazie, un terme forgé par le politologue Franz Neumann, réfugié aux États-Unis, en 1942.

Guère moindre est l’influence d’un autre émigré, Ernst Fraenkel, qui avait fait paraître en 1941 The Dual State, aux États-Unis également. Neumann repère quatre centres de pouvoir (l’armée, l’administration, le patronat et les nazis) censés passer entre eux des contrats dans une relative anarchie. Fraenkel ne distingue que deux instances, l’État traditionnel qui conserve ses routines et le pouvoir nazi qui y niche comme un coucou en imposant de temps à autre ses lubies, notamment par l’intermédiaire des SS.

Les deux auteurs, et Broszat qui en quelque sorte les synthétise, tout en apportant force précisions grâce à sa connaissance des archives, sous-estiment le talent de Hitler et son jeu… qu’une concentration du regard sur son «  secrétaire  », avant comme après l’octroi officiel de ce titre, permet de mieux appréhender. La persistance de l’Etat traditionnel n’est qu’une apparence, et l’influence nazie s’y fait sentir immédiatement lors de la période de «  mise au pas  » (Gleichschaltung) du premier semestre 1933. Le Parti, dirigé par Hess que Bormann seconde à partir de juillet, et auquel il succède en mai 1941, joue un rôle essentiel dans l’activité législative, ce qui lui donne ses entrées dans tous les ministères. Bormann finit par y installer des fonctionnaires dépendant de lui seul, chargés de lui rendre compte de ce qui s’y passe et de transmettre ses consignes.

 

« Bormann a joué un rôle très actif dans une prise en main

beaucoup plus étroite des corps judiciaires par le Parti,

notamment à partir de l’enlisement à l’Est. »

 

Je développe l’exemple du ministère de la Justice, dont les magistrats jouissent d’une liberté relative, tout en devant appliquer les lois nouvelles, jusqu’au printemps de 1942. Cependant, un appareil parallèle est institué le 1er juillet 1934, soit au cours même de la peu légale Nuit des Longs couteaux, avec le «  tribunal du peuple  » (Volksgerichtshof), confié à des nazis endurcis, dont Otto Georg Thierack. Le ministre non nazi, Gürtner, décédé au début de 1941, n’était pas encore remplacé quand Hitler, désertant brièvement son quartier-général de la Wolfsschanze, vint à Berlin, le 26 avril 1942, pour annoncer au Reichstag son espoir de liquider en une campagne la résistance soviétique, dans un discours où les questions judiciaires tenaient une place prépondérante et qui précédait l’octroi par acclamations, à l’orateur, de «  pleins pouvoirs  » dans ce domaine. Le processus trouve son aboutissement à la fin de juillet quand Thierack vient à la Wolfsschanze recevoir des mains de Hitler la succession de Gürtner et de copieuses instructions, en un monologue que Bormann consigne pieusement. Le «  chef de la chancellerie du Parti  » (titre officiel de Bormann depuis la disparition de Hess) va dans les mois suivants seconder activement le nouveau ministre, en actionnant les rouages du Parti, dans une prise en main beaucoup plus étroite des corps judiciaires, en vue des jours difficiles qui s’annoncent. Je mets notamment en lumière l’Abgabeaktion, une opération lancée à la fin de 1942 et encore très peu connue. Elle consiste à transférer des délinquants de droit commun condamnés à de lourdes peines de prison dans le système concentrationnaire, pour les tuer «  par le travail  ». Bormann joue dans ce processus un rôle très actif, notamment par l’intermédiaire d’un de ses principaux collaborateurs, Herbert Klemm, qu’il a en quelque sorte prêté à Thierack, lequel en fait un secrétaire d’État.

 

Dans quelle mesure Martin Bormann s’est-il rendu objectivement indispensable du point de vue de Hitler et de l’État nazi, à partir de la guerre ?

Bormann, cheville ouvrière ?

Ce fut progressif. Il reste d’abord le second de Hess, tout en jouant sans doute un rôle spécifique dans le démarrage du programme d’euthanasie arrêté en octobre 1939, du fait de sa familiarité avec les médecins SS. Il accompagne aussi Hitler dans ses QG et sert là, probablement, d’interface avec Hess. Son rôle augmente après la campagne de France puisque, grâce à Churchill, la guerre ne s’arrête pas, au grand dam du Führer. On peut penser que Hess se spécialise dans la recherche d’une entente avec le Royaume-Uni, passant par le renversement de Winston, et notamment dans la préparation pratique de son vol vers l’Écosse. Même s’il sauve les apparences et si ses absences passent inaperçues, il délaisse au moins un peu ses fonctions dans le Parti. Mais l’ascension fulgurante de Bormann date bel et bien de son envol, puisque nous savons par Goebbels, gauleiter lui-même, que sa nomination comme successeur de Hess surprend, et qu’on pense qu’il aura du mal à s’imposer. S’il n’en est rien, le fait qu’il recueille les propos de Hitler presque au début de la campagne de Russie, soit six semaines après sa nomination, joue probablement un rôle fondamental. Il se présente comme le porte-voix du Führer, ce qui ne peut qu’enchanter ce dernier et rendre prudents les contradicteurs.

 

Un autre élément, aspect clé chez Bormann et son épouse Gerda : leur hostilité très vive envers les valeurs du christianisme, celui-ci passant pour une dégénérescence de la virilité occidentale telle que connue en Grèce ou dans la Rome antiques. Bormann semble plus obsédé par cette idée que par l’antisémitisme forcené de Hitler, et il sera très actif dans la mise en place de politiques totalement dénuées de compassion, notamment vous le rappelez lors de l’élimination des handicapés. Cela m’inspire deux questions :

Combien pesait l’anti-christianisme dans la doctrine de l’Allemagne nazie ?

anti-christianisme

Il pesait d’un poids énorme dans la doctrine d’une part (professant l’existence d’un dieu et d’un au-delà inconnaissables, qui se manifestaient essentiellement par l’aide de la Providence à l’entreprise hitlérienne  !) et dans les projets «  pour après la victoire  », où il se serait agi d’asphyxier financièrement les Églises pour laisser le christianisme vivoter jusqu’à son extinction naturelle. En attendant, on menait de front vaille que vaille deux politiques contradictoires  : retirer au clergé toute influence et ne pas provoquer frontalement les croyants, afin d’orienter toutes les énergies vers la réalisation des buts, en particulier militaires, du régime.

 

L’antisémistisme criminel des nazis (et notamment des hauts dignitaires) a-t-il été, pour une part significative, un suivisme envers les délires d’un chef réputé infaillible plutôt qu’une conviction largement partagée ?

antisémitisme

Le Juif vu comme un parasite nuisible infiltré dans l’humanité et n’ayant rien à voir avec elle, tel est le fantasme personnel au nom duquel Hitler a guidé des milliers de bras assassins et des millions de personnes qui contribuaient à acheminer leurs victimes. Les bourreaux et leurs pourvoyeurs pouvaient être antisémites ou non. Aucun n’aurait probablement eu de lui-même l’idée qu’il fallait purger entièrement la terre de ce prétendu fléau, mais Hitler et ses principaux collaborateurs dans ce secteur excellaient à enrôler des êtres en jouant sur leurs propres croyances. La confection de circuits où les gens participaient plus ou moins consciemment à une partie du processus de meurtre sans pouvoir aisément s’y dérober, ou sans même en avoir l’idée, était au moins aussi importante que l’endoctrinement.

 

Sans surprise quand on connaît vos travaux, vous présentez Hitler comme le maître du jeu, jusqu’à l’extrême fin de sa vie et du régime. Suprêmement habile, il aura su dominer les Hommes et provoquer les évènements, manier les signaux contradictoires et jouer des apparences de divisions pour mieux endormir les adversaires et les ennemis. Pour vous, fondamentalement, c’est vraiment l’avènement, et surtout le maintien au pouvoir de Churchill, le seul caillou (et quel caillou) dans les bottes dont il croyait être chaussé par la « Providence » ?

Churchill, l’obstacle décisif ?

Vous m’avez compris  ! Tout le monde convient que l’Allemagne souffrait en 1939 d’énormes lacunes, au point que le déclenchement par elle d’une guerre européenne était une téméraire folie, mais on se divise sur la suite. Pour la majorité des observateurs, comme on le constate tous les dix ans lors des anniversaires en chiffres ronds de 1940 et encore en cette année 2020, le triomphe de la Wehrmacht sur l’armée française résulte à la fois, en proportions variables selon les auteurs, des carences de la défense et de la chance insolente des assaillants. La solution esquissée par John Lukacs en 1990 - Hitler a formidablement bien joué et a failli gagner, ne se heurtant qu’à Churchill et à son aptitude à maintenir l’Angleterre en guerre jusqu’à ce que d’autres puissances se ressaisissent - n’est pas ignorée, mais reste beaucoup moins courue.

 

« Avant 1940, Hitler, dans une partie de poker

risquée, qui aurait pu réussir, a joué

de main de maître avec trois marionnettes,

Chamberlain, Daladier, puis Staline... »

 

Hitler, lorsqu’en 1938 il entame la dernière étape de sa marche à la guerre, joue avec deux marionnettes nommées respectivement Chamberlain et Daladier. Il les inquiète, mais les déroute suffisamment pour qu’elles estiment que la guerre n’est pas inévitable, et qu’il importe, pour l’éviter, de le calmer et de ne pas le provoquer, plutôt que de le dissuader par des préparatifs cohérents, notamment en matière diplomatique, et des avertissements concrets. C’est ainsi que Paris et Londres laissent échapper l’alliance soviétique, vainement prônée par Churchill, alors que Hitler fait de Staline sa troisième marionnette, en le neutralisant par un pacte quelques jours avant d’attaquer la Pologne. Ce faisant, il rend celle-ci indéfendable à partir de la seule frontière française – à moins qu’une réplique foudroyante s’abatte sur la ligne Siegfried ainsi qu’un orage de bombes sur la Ruhr  : Hitler en prend le risque en sachant qu’il est faible, tant il a empêché ses deux marionnettes occidentales de percevoir, et son intention ferme d’attaquer, et sa capacité de neutraliser au dernier moment le joueur soviétique. Il lui reste à faire croire, pendant la « drôle de guerre », que son inaction est le fruit d’un désarroi (devant le fait qu’à son amère surprise Londres et Paris lui aient déclaré la guerre), alors qu’elle s’explique par la préparation méticuleuse d’un coup d’assommoir contre la seule France, à travers le couloir du Benelux.

Au passage, j’exhume dans le livre une preuve qu’au début de 1939 Hitler avait évoqué devant Bormann la perspective d’une guerre européenne à l’automne. C’est un signe de la confiance qu’il lui faisait déjà, car il ne l’avait sans doute pas dit à beaucoup de dirigeants nazis.

 

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas eu de concertation politique et militaire entre le Troisième Reich et l’Empire du Japon, au vu des conséquences, pour le sort final de l’Allemagne nazie, de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Axe après Pearl Harbor ? Je suis votre raisonnement : la seule chance qu’avait Hitler de gagner la guerre après le maintien de Churchill, c’était de dominer rapidement le continent en abattant la puissance soviétique. Une Amérique déterminée dans la bataille, dès décembre 1941, c’était une lutte singulièrement compliquée...

Hitler et l’Empire du Japon

Dans l’été de 1941, Hitler, déjà mortellement angoissé par la maintien du Royaume-Uni dans la guerre, place tout son espoir et toute sa mise dans un effort pour vaincre l’Union soviétique avant l’hiver. Il a essayé, dans les semaines précédant et suivant le déclenchement de l’opération Barbarossa, de convaincre les Japonais d’attaquer l’URSS en Sibérie mais s’est heurté à un refus obstiné. Il doit se rabattre sur l’espoir que les Nippons contribuent à la chute de Churchill en lui prenant des bastions asiatiques comme Hong-Kong et Singapour. Il ne les pousse pas à s’en prendre aux États-Unis, surtout par un défi d’une grande importance psychologique (pour cabrer l’opinion américaine) et d’un faible rendement stratégique, comme un raid surprise sur Pearl Harbor. Mais ensuite le vin est tiré, il faut le boire et il peut encore nourrir l’espoir que le Japon donne assez de fil à retordre aux États-Unis pour retarder leurs débarquements à travers l’Atlantique.

 

Votre longue évocation du vol de Hess vers le Royaume-Uni, et avec lui, votre certitude d’un soutien (voire d’une initiative) de Hitler dans cette démarche et d’autres envers les ennemis occidentaux (jeu de Göring, lettre adressée soi-disant à De Gaulle par Himmler...) laisse penser que, maniant habilement la menace de l’anticommunisme, le gourou nazi était prêt à des compromis. Faut-il comprendre que finalement, il se préoccupait un peu de l’avenir et qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre ses mots fameux selon lesquels, vaincu, le peuple allemand ne méritait pas de survivre ? Misait-il, comme vous le suggérez, sur une réémergence posthume des idéaux nationaux-socialistes ?

Hitler, la défaite et la postérité

Les deux postulats fous de Hitler sont sa vision raciale de l’histoire comme un combat entre Juifs et Aryens et sa croyance en une Providence qui l’a désigné et le guide pour y mettre bon ordre, par une victoire définitive des Aryens. Devant la défaite, sa réaction est double. D’une part il n’est pas question de maudire la Providence. S’il perd, c’est qu’elle en a décidé et compte reprendre un jour l’ouvrage avec un autre, pour le conduire à bon port. Loué soit son saint nom  ! Cependant, la résurrection ne peut advenir que si le nazisme a combattu jusqu’au bout, en refusant de s’incliner comme le Reich précédent l’avait fait en 1918. Mais en même temps il faut bien vivre et les tentatives de briser la coalition adverse, récurrentes depuis 1942, redoublent de plus belle en 1945.

 

« Le jusqu’auboutisme nazi, apparent et même

spectaculaire, se double de la préservation, à travers

le désastre, d’un grand potentiel scientifique et éco-

nomique, permettant l’hibernation de la puissance

allemande sous un protectorat américain. »

 

Le jusqu’auboutisme nazi, apparent et même spectaculaire, se double de la préservation, à travers le désastre, d’un grand potentiel scientifique et économique, permettant l’hibernation de la puissance allemande sous un protectorat américain. Le fait de confier à Albert Speer une politique de «  terre brûlée  » en sachant qu’il y est opposé, et en le laissant la saboter, est un signe sûr de ce double jeu. En même temps, si on pouvait sauver quelque chose du nazisme, notamment à la faveur de désaccords Est-Ouest qui surviendraient assez tôt, ce serait bon à prendre  : c’est la seule interprétation disponible du fait que des hommes comme Himmler et Göring soient à la fois déclarés traîtres et laissés en vie.

Quant à Bormann, il fait, et Hitler lui confie, ce qu’il sait faire  : être le héraut sincère de la lutte jusqu’au bout et orchestrer la répression de ceux qui faiblissent et parlent de se rendre. Il ne comprend rien à la mise en scène finale d’une apocalypse berlinoise où Hitler s’immole en prétendant lutter contre la marée rouge et il espère envers et contre tout le convaincre de quitter Berlin pour Berchtesgaden. D’où l’absence totale d’une préparation de sa fuite solitaire, et le fiasco rapide de celle-ci.

 

Hitler aurait-il reçu l’opération Paperclip (qui consista en l’embauche par les États-Unis de près de 1.500 scientifiques allemands issus du complexe militaro-industriel de l’Allemagne nazie pour lutter contre l’URSS) comme une forme de succès posthume ?

l’opération Paperclip

Il aurait vu cela avec des sentiments mitigés, content que ça serve aux Aryens (pas par anticommunisme, plutôt par anti « asiatisme » !), mais déçu que l’Allemagne en profite peu.

 

La thèse de Bormann « mauvais génie » de Hitler a été diffusée parce que reprise par les nazis jugés à Nuremberg et d’autres témoins ayant ou non survécu au Troisième Reich. Ces gens qui attribuaient les pires dérives à d’autres que Hitler cherchaient en partie à se laver les mains, mais n’ont-ils pas été nombreux au fond, à croire jusqu’au bout dans l’infaillibilité de leur guide, tombé parce que mal conseillé plutôt que mal inspiré ?

l’aura du guide

Je le disais plus haut  : les anciens nazis en général, et les accusés de Nuremberg en particulier, chargeaient les dirigeants morts tout en épargnant Hitler au maximum. La thèse du guide mal conseillé et d’un nazisme noble et pur jusqu’à une certaine date, mais dégénérant ensuite sous l’influence de criminels et d’arrivistes, faisait florès, même si ses propres promoteurs n’en étaient pas tout à fait dupes, comme le prouve par exemple le suicide, en 1949, de Walter Buch, le beau-père de Bormann, adversaire de toujours de la criminalité nazie et brouillé avec son gendre pour cette raison, mais sentant bien qu’en présidant jusqu’au bout le tribunal interne du Parti, il était irrémédiablement compromis.

 

Dans quelle mesure cette étude sur Bormann vous a-t-elle conforté dans votre conviction d’une domination hitlérienne sans partage sur l’Allemagne du Troisième Reich ? Et qu’est-ce qui, à votre avis, devrait dans votre démonstration convaincre de manière décisive les historiens partisans de la thèse d’une « polycratie nazie » qu’ils font fausse route ?

autocratie nazie

Tout simplement, en prenant le contrepied des idées reçues, on découvre à quel point les divergences entre les personnalités dirigeantes étaient artificiellement exagérées, pour mieux ménager des effets de surprise, et à quel point Hitler gardait la possibilité d’intervenir dans tous les domaines. En faisant de Bormann non pas un facteur de division mais d’unité, on comprend beaucoup mieux les succès offensifs de ce gouvernement, puis sa capacité d’encaisser les coups. Il faudrait d’ailleurs aussi approfondir le rôle d’un autre dirigeant, un nazi tardif et assez tiède mais d’autant plus soumis, et s’entendant fort bien avec Bormann, Hans Lammers. Portant le titre de chef de la chancellerie du Reich, c’était une sorte de directeur de cabinet de Hitler et son interface avec tous les ministères. Il expédiait en quelque sorte les affaires ordinaires, Hess et Bormann puis Bormann seul se chargeant des questions les plus délicates. Quant aux meurtres ordonnés par Hitler, confiés au départ aux SS, Bormann en assume une part croissante, sans pour autant se brouiller avec Himmler. Nous avons vu ce qu’il en était pour le gauleiter Röver. Je documente aussi sa part dans le suicide assisté du maréchal Rommel, en septembre 1944.

 

Quels sont vos projets pour la suite ? Sur quels thèmes et pistes nouvelles entendez-vous concentrer vos prochains travaux ?

Eh bien, pour une fois, je n’en ai aucune idée  ! J’entends me consacrer pendant plusieurs mois encore à la promotion de ce livre et aux débats, qui j’espère vont s’ouvrir, sur le mythe de la polycratie nazie. Je collabore notamment à une série de quatre films documentaires sur le Troisième Reich, qui devraient contribuer à discréditer cette galéjade. Le sujet du prochain livre devrait se dessiner peu à peu pendant cette période.

 

François Delpla 2019

  

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

20 décembre 2020

« Nous avons un vaccin contre le complotisme et il s'appelle l'éducation », par N. Florens et R. Benier-Rollet

Alors que les vaccins destinés à lutter contre la pandémie de Covid-19 commencent à être déployés massivement dans le monde, les sondages indiquent, et ce n’est pas vraiment une surprise, une frilosité notable des Français face à la perspective de se faire vacciner. En cause, de mauvais souvenirs liés à de récents scandales sanitaires, mais aussi une défiance alimentée par une somme de données, scientifiques ou non, circulant librement, sans garde-fou, sur internet.

Mi-novembre, j’ai proposé à Nans Florens, néphrologue et co-animateur de la chaîne YouTube de vulgarisation médicale Doc’n’roll, une tribune libre par rapport aux débats autour de la vaccination. Le 16 décembre, son texte, coécrit avec son complice de Doc’n’roll Renaud Benier-Rollet, infirmier libéral, me parvenait. Un manifeste puissant dans lequel ils incitent les citoyens à se saisir des questions scientifiques et médicales en faisant fonctionner leur arme la plus redoutable face à toutes les désinformations : leur esprit critique. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

« Nous avons un vaccin contre le complotisme

et il s’appelle l’éducation. »

par Nans Florens et Renaud Benier-Rollet, le 16 décembre 2020

Nous sommes fin 2020 et deux sociétés pharmaceutiques ont annoncé avoir d’excellents résultats avec leurs vaccins contre la COVID-19. C’est une excellente nouvelle pour tous le monde. Même si nous sommes loin de pouvoir vacciner la terre entière, il est sûr que nous avons franchi là un pas certain dans la lutte contre cette pandémie.

Il est inutile de rappeler que la vaccination reste probablement la clé de la victoire contre le virus car aucun traitement efficace n’existe à ce jour, tant préventif que curatif.

Mais au-delà de la pandémie de COVID-19, il semble que nous ayons à lutter contre un second virus : le complotisme. Comme un virus dormant, il a infecté depuis longtemps quelques patients çà et là. Avant les réseaux sociaux, sa contagiosité était limitée à la porte de quelques lieux de vie comme les bars ou dans les conversations privées. Puis il a gagné petit à petit les quartiers bourgeois et populaires. La contagiosité de ces personnes était historiquement limitée, infectant des personnes déjà fragilisées par la défiance et l’angoisse de ne n’avoir aucune emprise sur le monde qui les entoure. Les personnes infectées sont facilement reconnaissables car elles profèrent des propos anti-vaccination parsemés de divers mots clés comme 5G, Bill Gates ou encore nanoparticules. Puis le virus a commencé à muter et les symptômes se sont enrichis avec la remise en question de la forme de la terre, du bien fondé de certains traitements ou encore de l’existence d’une société secrète nommée Nouvel Ordre mondial. Ce virus continue de muter continuellement, et de nouveaux symptômes sont décrits de jour en jour. Là où il y aura besoin d’analyse et d’expertise, de rationalité et d’esprit critique, il y aura toujours la place pour la simplicité du complot.

 

« Le virus du complotisme agit sur la sensation

de bien-être, il instille à son hôte l’intime conviction

de détenir une vérité cachée qui le propulse

immédiatement au rang de «  sachant  » et le sort

de son quotidien rythmée par l’ennui et l’ignorance. »

 

On ne connaissait pas d’hôte intermédiaire au virus avant l’avènement des réseaux sociaux. Ils sont au virus du complotisme, ce que le rat était à la peste  : un amplificateur de contagion, un exhausteur de pandémie. En effet, si la personne infectée par le complotisme est en contact avec un réseau social, elle augmente sa contagion, propage des clusters, déclenche une vague. Le pire avec le virus du complotisme, c’est sans doute la co-infection avec d’autres épidémies. Avec la pandémie H1N1 de 2009 ou avec la COVID-19, le virus du complotisme prospère. Il se renforce et devient dangereusement résistant à son antidote naturel  : la raison. Car une des caractéristiques du virus du complotisme qui traverse les âges, c’est bien celle de subtilement mélanger réalité et fiction dans un équilibre qui permet de faire basculer le plus grand nombre. Avec la découverte de la capacité décuplée de contagion de ce virus par les réseaux sociaux, certains ont commencé à l’utiliser à des fins personnelles. Tantôt pour s’enrichir en vendant des livres, des conférences, des séminaires, tantôt pour gagner du pouvoir comme devenir président de la première puissance mondiale, tantôt pour assouvir leurs pulsions gouroutiques mégalomaniaques. Derrière chaque épidémie, il y toujours quelqu’un à qui profite le crime. Certes, dans la pandémie de COVID-19, certaines compagnies pharmaceutiques vont gagner de l’argent. Mais ce sera en ayant proposé des solutions à un problème mondial qui gangrène nos relations humaines, tue nos proches et paralyse nos économies  ; le bénéfice pour l’humanité est donc énorme. Pour le virus du complotisme, ceux qui s’enrichissent le font toujours pour leur propre compte, et il n’y a jamais de retombées pour les autres, sinon négatives. Certains éminents spécialistes des maladies infectieuses ont aussi bien étudié ce virus. Ils se sont rendus compte qu’ils pouvaient l’utiliser à des fins personnelles afin de garder leur aura démesurée une fois l’heure de la retraite sonnée. Ils sont même devenus des pointures dans le monde du complotisme appliqué à la maladie de Lyme ou encore du traitement de la COVID-19. S’il profite réellement à l’enrichissement de certains, il a aussi la vertu de donner un peu de contenance et de limiter l’angoisse d’une existence insignifiante pour le plus grand nombre. Quoi de plus angoissant que d’être emporté dans le courant de la pensée mainstream  ? Quoi de plus angoissant que de ne pas comprendre la complexité du monde  ? Le virus du complotisme agit sur la sensation de bien-être, il instille à son hôte l’intime conviction de détenir une vérité cachée qui le propulse immédiatement au rang de «  sachant  » et le sort de son quotidien rythmée par l’ennui et l’ignorance. Le virus a ainsi la capacité d’annihiler à l’intérieur de son hôte les principes fondamentaux du doute, de la modestie et de la rationalité. Il va les remplacer par cette profonde capacité à affirmer des vérités en se basant sur une lecture biaisée de la réalité (principe de cherry-picking), ou par cette capacité à tenir la controverse face à des spécialistes avérés, moyennant une connaissance plus que lacunaire (ultracrépidarianisme). La forme ultime de l’infection au virus du complotisme donne à la personne infectée l’impossibilité d’avoir tort, utilisant volontiers l’argument de l’existence de plusieurs vérités parallèles ou encore de la décrédibilisation en affirmant l’allégeance des experts à des entités nourricières ésotériques comme Big Pharma ou le Nouvel Ordre mondial.

Pourtant le remède contre le virus du complotisme est ancien, c’est la science, la science des faits. En effet, la plupart des théories du complot sont absurdes et parfois cocasses. Elles ne résistent souvent pas à une démonstration scientifique raisonnée et pondérée. Par exemple, le principe philosophique du rasoir d’Ockham nous impose de tester l’hypothèse la plus simple car c’est souvent la plus probable. Avec ce principe, le vaccin contre le COVID est plus enclin à servir de remède contre la pandémie plutôt que de vecteur de nanoparticules activées par la 5G pour contrôler nos pensées. Ou encore, que les traînées de fumées blanches que laissent les avions dans leur sillage sont le fruit de la condensation de la vapeur d’eau produite par le moteur plutôt que l’épandage massif de substances stérilisatrices ou de test d’armes chimiques…

 

« Pourquoi le virus du complotisme continue-t-il d’infecter

de plus en plus de personnes ? Il semble que son hôte

intermédiaire de contagion, #lesréseauxsociaux, ait entraîné

une mutation constitutionnelle du virus le rendant

imperméable à son remède ancestral, la science des faits. »

 

Mais alors pourquoi le virus continue-t-il d’infecter de plus en plus de personnes ? Il semble que son hôte intermédiaire de contagion, #lesréseauxsociaux, ait entraîné une mutation constitutionnelle du virus le rendant imperméable à son remède ancestral, la science des faits. L’expertise acquise par la voie académique n’a plus de valeur, comme un antibiotique désuet, elle est aussi dangereuse pour le virus qu’une mouche pour un éléphant. L’ensemble de la communauté scientifique est unanime, durant la pandémie de COVID-19, nous avons perdu une bataille majeure contre le virus du complotisme. Avec des délires orchestrés à la sauce holywoodienne comme Hold-Up, des personnalités politiques et académiques en roue-libre, des talk-shows sur des chaînes d’information continues dont la vacuité intellectuelle des intervenants atteint chaque jour des sommets, le virus a prospéré. Nous sommes maintenant en France, le pays le plus réticent à la vaccination contre le COVID-19 (lire : article). 60% ne veulent pas faire confiance à des traitements ayant passé, certes de façon plus rapide que la normale, toutes les étapes rigoureuses et contrôlées du développement médicamenteux (voir : vidéo). 60% c’est aussi la proportion de Français qui pensaient en avril 2020 que l’hydroxychloroquine était efficace et qui étaient prêt à prendre ce traitement sans la moindre preuve d’efficacité ni même donnée sur son inocuité dans cette indication (lire : article).

Alors, comme pour chaque maladie infectieuse, le meilleur traitement reste de ne pas développer la maladie, car une fois installée, elle peut ne pas être réversible. C’est pour ça qu’il faut trouver le vaccin contre le virus du complotisme.

Et ce vaccin existe, il s’appelle l’éducation.

Le monde a changé, le complotisme aussi. L’avènement des réseaux sociaux a libéré la parole de chacun, a donné tribune à qui la prenait. Au grand dam du contenu, la forme y est souvent privilégiée. On trouve ainsi de nombreux récits, vidéos, témoignages, articles pseudo-scientifiques, groupes, pages dont les propos sont faux, non sourcés et manipulateurs. Pourquoi  ? Ou plutôt pour qui  ? Là encore, ceux qui dénoncent des manipulations à grande échelle, le font souvent pour agrandir leur petite échelle. À côté de chaque théorie conspirationniste, on ne trouve jamais loin le livre à 20€, la conférence payante, la méthode clé-en-main, l’association, la campagne de crowdfunding ou une façon de faire du buzz… Alors que souvent, les explications censées sont souvent gratuites et désintéressées, faites par des experts dans le cadre de leur fonction professionnelle ou bénévolement sur leur temps libre (voir : post). Et de l’énergie, il en faut pour expliquer en quoi ces théories sont fumeuses. C’est ce que l’on appelle le débunkage. Mais celui-ci prend beaucoup plus de temps qu’il n’en a jamais fallu pour générer une idée complotiste  ; c’est ce que l’on appelle la loi de Brandolini ou le principe d’asymétrie des idioties (voir : visuel).

 

« Le savoir n’est pas la propriété des élites et des experts,

au contraire. Et c’est le rôle des experts de le rendre

accessible. La pédagogie n’est pas une option, elle est la clé. »

 

Le virus du complotisme profite de la défiance des élites, des scandales financiers et sanitaires qui se jouent dans les hautes sphères du pouvoir politique et scientifique pour s’immiscer dans les esprits les plus résistants. Car oui, on ne peut pas dire que nous, les «  experts  », nous ne soyons pas à l’origine de l’immunodépression ciblée de la population face au virus du complotisme. Les conflits d’intérêts, le manque de transparence, la désertion de certaines élites académiques dans leur fonction primaire qu’est la production et la diffusion du savoir. Car oui, les experts et les élites n’inspirent plus le respect, ni même la confiance. Elles cristallisent un système dépassée, basé sur le pouvoir hiérarchique descendant, sans empathie, sans considération pour son prochain. C’est aussi ça le berceau du virus, la frustration. Pourquoi continuer à donner la parole à une génération d’élites, incapables de parler aux générations les plus jeunes  ? Pourquoi continuer à essayer de combattre un virus 2.0 avec des gourdins du Moyen-Âge  ? Quelle personne censée n’aurait pas envie de rejeter un système dans lequel il est ouvertement considéré comme un abruti incapable de réfléchir  ? Le virus se nourrit de cette frustration de n’avoir pas voix au chapitre sous prétexte que l’on ne sait pas. Le complotisme donne l’occasion d’acquérir du savoir, en le réécrivant à son niveau, avec ses mots, avec sa logique. De sortir du mépris de classe, en en créant une nouvelle. Une classe qui émancipe ses camarades de la dictature nécessaire de la rigueur qu’impose la construction de la connaissance. Mais c’est l’échec de ceux qui en détiennent un fragment, de la connaissance, car le savoir n’est pas la propriété des élites et des experts, au contraire. Il doit redevenir la propriété de tous, adaptés à la lecture de chacun. Et c’est le rôle des experts de le rendre accessible. La pédagogie n’est pas une option, elle est la clé.

Lutter contre le virus du complotisme demande à la fois d’avoir une réponse coordonnée comprenant dans un premier temps des mesures barrières que sont l’intégrité et l’humilité des experts. Il faut écouter, comprendre les doutes, expliquer les zones d’ombre, ne jamais mépriser et toujours se mettre au niveau de son auditoire. Puis il faut ajouter à cela une vaccination efficace par l’éducation. Repartir de la base et ce dès le plus jeune âge.

Des outils pour douter  ?

 

« Il faut sortir d’une société de faits construits

et présentés comme une réalité et aller

vers une société de doute, d’esprit critique. »

 

Il faut sortir d’une société de faits construits et présentés comme une réalité et aller vers une société de doute, d’esprit critique. Il faut expliquer aux enfants que la perception qu’ils ont du monde est partielle car conditionnée par leur vécu et celui de leur entourage. On ne voit pas du même œil les grands faits historiques ou de société que l’on grandisse à Bamako ou à Paris. On ne raconte pas l’histoire de l’humanité de la même façon au Japon qu’en France. Tout est question de perception. Il en va de la notion philosophique de la vérité, celle qui définit la vérité comme l’image de la réalité. La vérité est unique mais les perceptions de la réalité sont multiples. La vérité est à différencier de la connaissance, qui par définition permet d’apporter des faits à la construction de la vérité. Il faut donc permettre à chacun d’avoir les capacités de comprendre comment se construit la connaissance, celle qui permet de relier les faits à la réalité et donc à la vérité. La construction de la connaissance doit se faire dans un raisonnement pragmatique et scientifique. Le pragmatisme doit nous faire accepter que la réalité est complexe et pour la décrypter, il est normal d’explorer plusieurs hypothèses. Ces hypothèses doivent être démontrées ou réfutées et les moyens pour y parvenir doivent eux aussi, être critiqués. Ainsi, dans le monde scientifique, il existe un éventail d’outils nous permettant d’affirmer avec plus ou moins de certitude que ce que nous observons comme un fait est solide, c’est ce que l’on appelle le niveau de preuve (voir : vidéo). Souvent, il se base sur des modèles statistiques complexes qui permettent d’évaluer si la différence que l’on observe par exemple entre l’efficacité d’un médicament par rapport à un placebo, ou de l’effet du tabac sur la mortalité, ne peut pas simplement être dû au hasard. Ainsi, on va déterminer un niveau de risque pour lequel on admet que les faits sont vrais et qu’ils ont de grande chance de ne pas être simplement dû au fruit du hasard  : cet outil est souvent exprimé par une valeur, le p. Dans la plupart de la science, on accepte un p inférieur à 0.05 soit moins de 5 chances sur 100 que ce que l’on observe soit lié au hasard. Ce seuil est critiqué par certains qui milite pour un seuil plus bas (à 0.01 par exemple). Le simple fait de faire varier ce seuil dans un sens ou dans l’autre (de 0.05 à 0.10 ou à 0.01) suffirait à réécrire l’ensemble de ce que l’on considère comme la science des faits. Il faut donc savoir que notre perception de ce qu’est la réalité reste une interprétation qui doit être remise en question et dont les résultats doivent être consolidées par plusieurs sources. Car oui, bien que le seuil de 0.05 laisse un peu de place au hasard, il est tout à fait possible de limiter cet effet en répétant l’observation dans des conditions différentes, à des moments différents, sur des populations différentes. Mais la répétition des expériences peut être aussi source de confusion. Effectivement, si l’on admet que l’on a tort dans 5% des cas, en répétant l’expérience 100 fois, il y aura au moins 5 fois ou le résultat sera différent. Il est donc totalement idiot d’affirmer une réalité basée sur une seule observation car celle-ci peut être biaisée (cf cherry-picking). Mais parfois, un certain nombre d’observations vont dans le même sens, alors sont-elles exactes pour autant  ? Pour le savoir, il ne faut pas juger l’outil de confirmation de la différence mais questionner les conditions d’expériences. Ces questionnements appellent des notions comme la différence entre la causalité et la corrélation. Deux évènements peuvent être corrélés, comme le nombre de films dans lesquels Nicolas Cage apparaît et le nombre de noyades dans les piscines aux USA (lire : article) sans pour autant avoir un lien de cause à effet. Il est donc facile de corréler des évènements les uns aux autres (voir : générateur de corrélation aléatoire) mais affirmer leur causalité demande d’effacer tous les facteurs intermédiaires et confondants qui mènent à cette corrélation. Ainsi, le fait de que le nombre d’homicides par balles soit relié à la vente de glaces ne vient pas du fait que les glaces poussent les gens à commettre des meurtres mais que l’été, saison où se vend le plus de glaces, soit la période où le plus d’homicides sont perpétrés. Ce facteur, ici l’été, est donc un facteur confondant…

Ainsi, en adaptant ces messages à l’auditoire, on peut armer nos générations futures à décrypter le monde, à sortir de l’influence des réseaux ou en tout cas à la critiquer sans s’en affranchir totalement. Enseignons la zététique (l’art du doute, ndlr) et ses principes fondamentaux, faisons des ateliers de fact-checking, ré-apprenons à lire des articles de presse et des posts sur les réseaux. Remettons en doute ce que l’on nous enseigne comme la vérité, en réclamant des faits, des chiffres, des sources, constamment, tout le temps, et pour toujours.

 

« Combattons avec chacun nos armes : la science,

l’humour, la plume, la caméra… »

 

Combattons avec chacun nos armes : la science, l’humour, la plume, la caméra… Soyons sincères et transparents dans notre démarche. Restons concentrés et combatifs, calmes et déterminés. Combattre le complotisme, avec de la pugnacité  ? Parfois.

Avec de la rigueur, toujours.

 

Il faut douter tant que l’on ignore. Mirabeau

 

Nans Florens et Renaud Benier-Rollet

Renaud Benier-Rollet et Nans Florens, deux docs en pleine séance rock.

  

Un commentaire ? Une réaction ?

Suivez Paroles d’Actu via FacebookTwitter et Linkedin... MERCI !

Publicité
<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 > >>
Paroles d'Actu
Publicité
Archives
Publicité
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 1 088 905
Publicité