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Paroles d'Actu
31 juillet 2022

« Realpolitik à temps partiel », par Olivier Da Lage

La visite en France, cette semaine, du prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salman, n’a pas fini de faire réagir : le nouvel homme fort de Riyad, reçu avec un peu moins que les honneurs d’une visite officielle, mais non sans chaleur, par Emmanuel Macron, est fortement soupçonné d’avoir commandité le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, en octobre 2018. Mais, realpolitik oblige, le temps de l’indignation semble passé, et désormais, de Paris à Washington, on courtise à nouveau : entre-temps a éclaté la guerre russe en Ukraine, avec toutes les conséquences connues en matière de fourniture d’hydrocarbures à l’Europe. L’Arabie, empêtrée elle aussi dans une guerre sale et meurtrière, au Yémen, continue toutefois de passer pour un vendeur et un acheteur respectables, et volontiers pour un allié, en ces pays mêmes qui font généralement de la Russie de 2022, à raison sans doute, un paria. Alors, à quand la diplomatie des principes, à quand la realpolitik ? C’est à cette question qu’a choisi de s’atteler Olivier Da Lage, journaliste de RFI spécialiste de la péninsule arabique et de l’Inde (son dernier ouvrage en date est d’ailleurs un roman se déroulant à Bombay, Le rickshaw de Mr Singh). Je remercie M. Da Lage pour ce texte qui donne à réfléchir sur les principes qui animent une diplomatie ; je vous renvoie par ailleurs à deux précédentes interventions Paroles d’Actu de M. Da Lage sur "MbS", en novembre 2017 (après la révolution de palais qui a affermi son pouvoir) et en octobre 2018 (après l’assassinat de Khashoggi)... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Realpolitik à temps partiel »

par Olivier Da Lage

Macron MBS

Source photo : AFP/Bertrand GUAY.

 

Et si, en fin de compte, Donald Trump avait raison  ? Il m’en coûte de l’écrire, mais il y a du vrai dans ce qu’il dit de l’émotion provoquée par le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul le 2 octobre 2018. Se confiant au Wall Street Journal dans un entretien publié le 26  juillet dernier, l’ancien président américain affirme  : «  Personne ne m’en a parlé depuis des mois. Je peux dire qu’en ce qui concerne Khashoggi, ça s’est vraiment calmé  ».

Difficile de lui donner tort lorsqu’on voit les puissants de ce monde reprendre le chemin de l’Arabie pour rencontrer celui que la CIA a présenté comme l’instigateur de l’assassinat de Khashoggi  : Emmanuel Macron, premier dirigeant occidental à se rendre en Arabie depuis 2018, a été reçu par Mohammed ben Salman (MbS), prince héritier et homme fort du royaume, en décembre dernier. Il y a été suivi par Recep Tayyip Erdogan en avril dernier et voici deux semaines par le président américain Biden, qui le considérait comme un paria naguère encore.

Et voilà qu’à l’invitation du président Macron, MbS, tout droit arrivé d’Athènes, était à son tour reçu à l’Élysée en cette fin juillet, pour une visite de travail que la France a tenté de garder discrète, mais révélée par les Saoudiens. Visite de travail et non pas d’État, assuraient alors les conseillers élyséens pour tenter d’atténuer les inévitables commentaires critiques. Ce qui n’a pas empêché, en fin de compte, de dérouler le tapis rouge pour MbS et d’assumer tardivement, mais crânement une visite destinée à garantir l’approvisionnement en énergie des Français dans le contexte de la guerre en Ukraine imposée par la Russie.

« La réinsertion du prince héritier saoudien

est en marche et la France y contribue fortement. »

Emmanuel Macron est donc le premier dirigeant du G7 à être allé en Arabie rencontrer Mohammed ben Salman et le premier à l’avoir reçu officiellement depuis le meurtre de Khashoggi il y a moins de quatre ans. La réinsertion du prince héritier saoudien est en marche et la France y contribue fortement.

Lors du «  dîner de travail  », les médias n’étaient pas conviés et aucune photo n’a été diffusée par la partie française. Il a fallu attendre le milieu de matinée le lendemain pour que l’Élysée publie un long communiqué (trois pages) sur la rencontre Macron-MbS. Une longue nuit de réflexion a manifestement été nécessaire pour se mettre d’accord sur ce que l’on pouvait, ce que l’on devait dire sur cette rencontre. Pendant que phosphoraient les conseillers élyséens, Mohammed ben Salman était retourné dormir dans sa demeure de Louveciennes, un château de quelque 7  000  m2 sis au milieu d’un parc de 23 hectares et restauré à son goût par un architecte qui se trouve être le cousin de Jamal Khashoggi.

Dans ce communiqué, on trouve un passage éloquent sur «  la guerre d’agression (…), son impact désastreux sur les populations civiles et ses répercussions sur la sécurité alimentaire  ». En lisant attentivement, on prend conscience qu’il ne s’agit pas de la guerre que l’Arabie mène au Yémen depuis mars  2015 et qui a fait près de 400  000 morts et infiniment plus de blessés, mais de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Soit. De la guerre au Yémen, il est pourtant question quelques paragraphes plus loin, mais sur un tout autre ton  : «  Au sujet de la guerre au Yémen, le Président de la République a salué les efforts de l’Arabie saoudite en faveur d’une solution politique, globale et inclusive sous l’égide des Nations Unies et marqué son souhait que la trêve soit prolongée.  ». Il aurait été du plus mauvais goût de froisser son hôte, que l’on sait susceptible, en rappelant les causes et les effets de cette guerre, comme on venait de le faire à propos de la Russie.

Et pour qu’il ne soit pas dit que le sujet des droits de l’Homme a été omis, le dernier paragraphe vient remettre les choses à leur juste place  : «  Dans le cadre du dialogue de confiance entre la France et l’Arabie saoudite, le Président de la République a abordé la question des droits de l’Homme en Arabie  ».

« La lecture du communiqué achevée, on doit

se pincer pour se convaincre que ce texte

émane bien de l’Élysée et non du Gorafi... »

La lecture de ces trois pages achevée, on doit se pincer pour se convaincre que ce texte émane bien de l’Élysée et non du Gorafi.

Le président français fait ce qu’il faut pour défendre les intérêts de la France, soulignent ses partisans qui font valoir que l’Europe étant privée d’une grande partie, et peut-être bientôt de la totalité du pétrole et du gaz russes, il faut bien trouver des sources d’énergie alternatives et si cela passe par l’invitation de MbS, quels que soient les griefs que l’on puisse éprouver à son encontre, ainsi soit-il.

Cela peut s’entendre. Il est vrai que les hydrocarbures ne gisent pas nécessairement dans le sous-sol de démocraties à notre image et que l’on doit savoir faire preuve de pragmatisme, sauf à opter pour la pénurie d’essence, l’arrêt des industries et le froid pendant l’hiver. Résoudre ce genre de contradictions est même au cœur de l’action diplomatique. Certains appellent cela la Realpolitik, le terme allemand venant de la politique froide et efficace appliquée par Bismarck à la fin du XIXe  siècle. Plusieurs adages viennent l’illustrer  : «  les États n’ont ni amis permanents, ni ennemis permanents, seulement des intérêts permanents  » (Lord Palmerston) que traduit également le mantra de la République française depuis de Gaulle  : «  La France ne reconnaît pas les gouvernements, seulement les États  ». Cette école réaliste a de fameux adeptes dans le monde contemporain, l’Américain Henry Kissinger en est le plus illustre. En France, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine semble également se rattacher à ce courant de pensée.

Au fond, la Realpolitik, pourquoi pas  ? La France ne s’est pas toujours montrée si regardante dans ses relations passées avec les pays du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Europe de l’Est ou d’Asie. C’est dans une très large mesure ce qui a garanti son rôle international et sa (relative) indépendance énergétique.

Mais ça, c’était avant. Du temps de De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et, dans une moindre mesure, de Mitterrand. L’État, monstre froid, était assumé sans état d’âme. Avant l’apparition du «  droit d’ingérence  » qui a conduit la diplomatie française à participer ou même entreprendre des interventions militaires au nom de la défense des droits humains, invoquant régulièrement son statut de «  patrie des droits de l’Homme  ». Certains juristes relativisaient ces proclamations morales en faisant remarquer que la France était surtout la patrie de la «  Déclaration des droits de l’Homme  », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Évidemment, d’autres s’en étaient aussi rendu compte et interpellaient régulièrement Paris sur sa propension à donner des leçons à certains (Iran, Venezuela, Birmanie, divers pays africains et autres) tout en détournant le regard lorsqu’il s’agissait de pays fournissant des hydrocarbures ou clients de ses industries d’armement (Emirats arabes unis, Qatar, Arabie saoudite, Égypte, Inde, entre d’autres) et parfois les deux, comme dans le cas de l’Arabie.

« En matière de diplomatie, soit on se tient

à une approche idéaliste, soit on est cynique,

ou "réaliste". Le "en même temps"

ne peut fonctionner impunément... »

Ce grand écart nourrit l’accusation de pratiquer une politique de «  deux poids deux mesures  » (double standard en anglais). Pour échapper à ce reproche, il n’existe qu’une alternative  : fonder la diplomatie sur les droits humains, en acceptant les conséquences adverses notamment sur le plan économique, ou y renoncer et pratiquer une politique réaliste (ou cynique, selon le point de vue adopté) et récupérer ainsi en efficacité ce que l’on perd en posture morale. Les deux points de vue sont également défendables, mais séparément. En ce domaine, le «  en même temps  » ne produit que des inconvénients.

Opter pour une démarche réaliste ne manquerait pas de susciter de nombreuses critiques (au surplus généralement justifiées). Mais cela permettrait de mettre fin à l’accusation parfaitement fondée de pratiquer une morale à géométrie variable qui permet à un ministre des Affaires étrangères de délivrer des brevets de démocratie à l’Égyptien Sissi «  parce qu’il y a des élections  ». Or, tout observateur du déclin de l’influence française, en Afrique et ailleurs, ne peut manquer de relever que cette «  hypocrisie  » reprochée aux Occidentaux en général et aux Français en particulier est au cœur du sentiment antifrançais qui s’est développé ces dernières années, au profit des Chinois et plus récemment des Russes.

Assumer une politique réaliste est un choix à la fois légitime et respectable.  Mais en ce cas, la Realpolitik doit se pratiquer en bloc, pas à temps partiel. N’est pas Metternich qui veut.

Olivier Da Lage

le 31 juillet 2022

 

Olivier Da Lage 2022

 

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25 juillet 2022

Bastien Kossek : « J'aurais adoré avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »

J’ai la joie, pour ce nouvel article estival, et donc un peu plus léger, de vous présenter pour la deuxième fois Bastien Kossek, 30 ans, journaliste et passionné de chanson française. Sa première apparition sur Paroles d’Actu, ce fut dans le cadre d’une interview à trois partagée avec Frédéric Quinonero (que je salue ici) autour d’une passion commune : Michel Sardou. Un an tout juste après cet entretien, Bastien Kossek allait sortir un ouvrage remarqué, composé de témoignages inspirés sur le chanteur : Sardou : Regards (Ramsay, 2019).

 

Sardou Regards

 

Bastien Kossek est donc de retour pour ce nouvel article, et cette fois c’est un roman, son premier, qu’il nous présente : dans Chagrins populaires (Ramsay, 2022), on suit les splendeurs et les misères de la vie amoureuse de Paul, protagoniste qui ressemble beaucoup à l’auteur... Il y est aussi largement question de cette chanson française que Bastien, pardon que Paul aime tant : subtilement amenés, ce sont des hommages bienvenus à de grosses stars de son époque fétiche (les années 60-70), les Sardou, Eddy, Delpech, mais surtout aux oubliés de ces temps-là : Dick Rivers, William Sheller ou encore Marcel Amont (auquel je fais un coucou amical au passage). Je remercie Bastien pour cet échange riche au cours duquel il n’a pas été avare en confidences. Pour le reste, je ne peux que recommander la lecture de son roman, fin et sensible : il parlera aux "amoureux au cœur blessé", aux nostalgiques aussi. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Bastien Kossek : « J'aurais adoré

avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »

Chagrins populaires

Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022).

 

Qu’as-tu mis de toi dans Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022), un roman qui sonne très autobiographique ? C’est difficile d’écrire sur soi quand comme toi on raconte souvent la vie des autres ?

Oui c’est très autobiographique en effet. Je l’ai écrit au départ pour des raisons qui ne sont plus tout à fait celles pour lesquelles je le publie aujourd’hui. Au début, je pense que je voulais exprimer des choses que je ne pouvais pas vraiment dire autour de moi. Ceux qui l’ont lu - ma mère parmi les premiers - sont un peu "tombés de haut". Parce que ce que ressent Paul dans le roman, je ne l’ai montré à personne. Je pense même que j’aurais été incapable de dire tout ça, même aux gens les plus proches de moi. Finalement, ce dont on s’aperçoit aussi dans ce livre, c’est que, ceux qui m’ont le plus parlé, ce sont les chanteurs, les artistes que j’ai écoutés pendant cette période-là. Je l’ai fait... j’ai mis du temps à le faire lire.

Pendant longtemps, j’ai pensé que ce manuscrit resterait secret… mais il y a parfois des déclics accidentels, de providentiels hasards. Je te donne un exemple : quand j’ai terminé de l’écrire, j’ai imprimé quelques pages chez ma mère, parce que j’aime me relire sur papier. J’ai laissé traîner deux feuilles sur le bureau. Le soir, ma mère m’envoie un texto : "C’est super, j’ai lu ce que tu es en train d’écrire". Je l’ai appelée, en lui disant un peu vivement que ça n’était pas pour elle. Et je m’en suis tellement voulu que le lendemain, j’ai imprimé tout le manuscrit et je lui ai dit : "Maintenant que tu as lu deux pages, je te donne le tout, tu verras de quoi il s’agit". Pas mal de choses comme ça. Écrire un roman est une expérience solitaire mais malgré tout il y a eu de petits déclics extérieurs. Parfois, des potes m’appelaient la nuit, je leur lisais les pages sur lesquelles je travaillais. J’étais en contact avec des éditeurs, au départ intéressés, qui voulaient notamment que je modifie les équilibres entre l’histoire d’amour et les histoires de chanteurs, en faveur de l’histoire d’amour. Mais ça aurait voulu dire, inventer, et ça je ne voulais pas. Tout est vrai en fait, là-dedans. J’ai laissé tel quel, laissé passer un an et demi, et étant en contact régulier avec un éditeur de chez Ramsay, la décision a été prise ensuite de publier.

 

Est-ce que ça a été compliqué, de laisser ce texte tel quel pour édition, comme une forme de mise à nu appelée à devenir publique ?

Comme je ne l’ai pas trop relu, je ne me suis pas rendu compte. Je pense être celui qui aime le moins mon livre, et aussi celui qui le connaît le moins. Une anecdote récente : j’ai sympathisé avec Manu, qui travaille à La Grand Librarie - la librairie indépendante d’Arras, où j’ai mes habitudes. On discutait, et dans la conversation, il faisait plein de références à mon livre. À un moment, Paul parle des épis qu’il a dans les cheveux, il m’a fait une vanne là-dessus, et j’ai mis dix secondes à percuter qu’il parlait de mon livre. À un moment, il a évoqué Vianney, et je ne me souvenais plus que je lui avais adressé un - gentil - petit tacle à un moment du bouquin. Il y a aussi une allusion à Patrick Bruel, quelqu’un qui le connaît m’en a parlé... Bref, je ne l’ai pas relu, sauf pour les corrections : si j’avais relu attentivement mon texte, j’aurais certainement écrit des choses différemment. Là, c’est resté comme ça m’est venu.

 

 

Et n’a-t-on pas des réserves, à l’idée de justement publier quelque chose d’aussi personnel, ne serait-ce qu’au niveau d’une forme de pudeur des sentiments ?

Maintenant que c’est sorti, je ne m’angoisse plus avec ça. Si ça permet à des gens de mieux me comprendre, c’est tant mieux - mais ce n’était pas un objectif. Tu sais, j’ai mis beaucoup de temps avant d’imaginer pouvoir refaire ma vie, et ça n’était pas évident pour tout le monde. Souvent, les gens de ma génération tournent vite la page après une déception, parfois ils accumulent les relations... et certains que je connais ne me comprenaient pas. J’ai l’impression que, pour beaucoup, les relations sont interchangeables, en amour comme en amitié. Moi je ne crois pas du tout à ça : quand j’aime quelqu’un, je l’aime pour des raisons précises. Pour moi les choses ne s’annulent pas.

 

Qu’est-ce qui dans la compo de ce roman a été douloureux, et qu’est-ce qui a été jouissif ?

Douloureux... Rien. Quand j’écrivais, je ne devais pas être au top de ma forme, alors mine de rien, écrire, ça me faisait plutôt du bien. Mettre sur papier des choses que personne ne savait m’a fait du bien. Ce qui a été jubilatoire ? Parler de mes chanteurs. C’était toute une période où j’étais dans le post Sardou (Regards, Ramsay, 2019, ndlr), post succès commercial. Beaucoup d’éditeurs qui te contactent, qui te proposent des choses... On m’a proposé de faire un livre similaire au Sardou sur Goldman, pour ses 70 ans, ce que je n’ai pas forcément voulu faire. J’ai besoin de mener des projets qui répondent aux envies profondes que je peux avoir. Il faut que ça soit sincère, presque viscéral, pour que je m’engage dans quelque chose. C’est pourquoi je n’aime pas trop répondre à des commandes. Les rares fois où je l’ai fait, je n’ai pas été épanoui, etc. Dans ce milieu, il y a souvent un monde entre ce qu’on te promet et la réalité. Moi, quand je promets, je tiens. Je n’ai pas de mérite… ça vient de mon éducation, c’est sûr. Si je ne suis pas sûr de pouvoir honorer ma parole, je ne fais pas.

Ces dernières années, je suis arrivé avec deux projets, des formats un peu originaux : un sur Dick Rivers, un sur William Sheller. Limite, les mecs ont rigolé. Quand j’ai présenté celui sur Dick Rivers, l’éditeur m’a dit : "Elle est géniale ton idée… tu veux pas plutôt me faire la même chose sur Johnny ?!". J’ai compris qu’on n’accordait plus suffisamment de valeur commerciale à ces artistes pour qu’on leur consacre des documentaires, livres ou télé. Pour moi, quand j’aime, peu importe que le mec chante devant 100 000 personnes ou dans une salle des fêtes. J’aime l’artiste, indépendamment de son succès. Si j’avais une notoriété j’aimerais la mettre au service de gens moins connus. Mais Bastien Kossek ne pouvait pas écrire sur Dick Rivers, ça faisait deux mecs qui n’ont pas de succès, en gros. Mais, donc, dans le cadre d’un roman, je suis super content de pouvoir parler de ces gens.

 

Coucher sur papier les travers de ce Paul un peu égocentrique et tellement malheureux d’avoir perdu la Joséphine qu’il aimait, ça t’a aidé à évoluer toi-même ?

Je pense bien, oui. J’ai fait de Paul une version aggravée de moi. Mais c’est bien, parce que ce livre m’a permis de mettre sur papier plein de bons souvenirs. Et toutes les erreurs que j’ai commises. On est tous amenés à en commettre, par contre je crois que si je les faisais à nouveau, ça ne serait pas pardonnable.

 

Je te sens plus fin que ça, et que ce Paul parfois très agaçant...

Oui, on a du mal à l’aimer... J’espère quand même qu’on le trouve un peu attachant. Mais il est maladroit, c’est le moins qu’on puisse dire.

 

Si toi, narrateur extérieur, tu devais intervenir à un moment du récit pour donner un coup dans la gueule à Paul ou plus simplement un conseil, à quel moment, et quel serait-il ?

Dès le début ! Dès le premier jour. Lors de leur vraie première rencontre, il est malade et Joséphine arrive non pas avec trois médicaments, mais la pharmacie entière. Dès ce moment-là... et après on s’habitue. On s’habitue à tout dans la vie. À être le centre du monde, à être traité comme un prince... Et clairement, c’est pas bon. Cette attitude a causé la perte de Paul, je pense. Et il faut aussi partager ses passions, il n’y a pas que la chanson française dans la vie... Il faut savoir s’intéresser aux passions de l’autre.

 

Il y a sans surprise quand on te connaît un fond musical sonore omniprésent : celui que compose la chanson populaire des années 60-70, en ce temps où la moitié des vedettes se prénommaient Michel, dont Sardou et Delpech, parmi tes préférés. (Polnareff aussi me souffle-t-il après lecture de ce court énoncé) Qu’est-ce qui t’a fait tomber puis baigner dans ce bain-là malgré j’ai envie de dire, ton jeune âge ?

Chez ma grand-mère, c’était un peu le grand sujet : les chanteurs. Il y avait toujours de la musique qui passait. Ma grand-mère était fan de Serge Lama, ma mère aimait Sardou. Mes oncles aimaient Johnny... Il y a des familles où ça parle de politique, d’autres où ça parle de sport, moi dans ma famille c’était la chanson. On est une famille du bassin minier, ma grand-mère vivait dans les corons, mes oncles étaient ouvriers... Il y avait quelque chose... et les Sardou, les Delpech ont eu beaucoup de succès dans ces milieux populaires. Après, ce goût, c’est inexplicable. J’y suis revenu tout seul quand j’étais ado. Je théorise beaucoup sur ma passion mais il n’y a pas d’explication : si j’avais pu choisir, j’aurais peut-être choisi quelque chose qui passerait plus facilement.

 

 

Parfois on ne choisit pas ce qu’on aime ni même, qui on est, si on avait pu choisir on aurait pris le chemin le mieux accepté : je ne veux pas faire de parallèle hasardeux, mais c’est valable par exemple, aussi, pour sa sexualité. C’est tout à fait ce que dit Sardou quand il explique le texte de sa chanson Le privilège. Le gamin de cette chanson, il n’a pas choisi, et on devine bien ce qu’il lui faut de courage pour dire qui il est vraiment. Tout ça pour t’expliquer, pour en revenir à la musique  - tu remarqueras que, comme mon personnage, j’ouvre souvent de longues parenthèses ! -, que je n’ai pas choisi d’aimer la variété française. C’est un marché qui est sinistré, la plupart de ces artistes sont soit décédés, soit hors du jeu artistique. Si j’avais pu choisir, j’aurais été fan de rap, ça aurait été magnifique : j’aurais connu une époque de création foisonnante, j’aurais vu plein de concerts, des disques sortant chaque semaine, Skyrock branché tout le temps. Mais j’ai pas choisi... J’y pense parfois, je me dis : j’ai 30 ans, ils sont tous morts ou presque, qu’est-ce que je vais devenir ?

 

D’ailleurs à un moment du récit, Paul dit à Joséphine : "On aura tout le temps de voyager quand tous mes chanteurs seront morts"... Sans trop raconter l’intrigue, j’ajouterai que ce Paul très féru de supports physiques à la papa trouve finalement intérêt, et même un peu plus que ça, à s’initier à la conso numérique et au partage social de ses musiques. Et toi penses-tu sincèrement que les outils d’aujourd’hui peuvent contribuer utilement à transmettre le goût de plaisirs anciens ?

Je pense que oui. Comme mon personnage, j’en suis devenu adepte. Au moment où je te parle, je suis en voiture, mon appli tourne toute la journée. Si je veux faire découvrir des chansons à des gens autour de moi, c’est quand même plus pratique que de les faire venir dans mon bureau pour leur passer un vinyle. Là je leur passe le son, je peux leur raconter l’histoire du titre, du chanteur... Je suis un grand collectionneur de disques : j’achète des vinyles mais ils vont tourner deux ou trois fois. Par contre, la chanson, je l’écoute inlassablement, dans ma voiture ou autre, en numérique. Mon temps d’écoute, c’est 95% de numérique et 5% de physique en ce moment, et ça se rapproche des ventes actuelles. Je reste très attaché au physique, aux pochettes, etc. Mais j’aime aussi le dématérialisé, pour son côté pratique.

 

Et tu penses que ça peut aider à faire connaître ces chansons anciennes auprès de jeunes publics ?

J’espère... Après, si tu regardes le top des ventes albums, c’est beaucoup du rap, essentiellement grâce au streaming. Donc, je me fais peu d’illusions : je ne pense pas qu’un mec de 20 ans veuille se faire l’intégrale de Julien Clerc. Idem quand Cabrel ou Goldman ont finalement accepté de mettre leur catalogue en ligne : pas sûr que la jeunesse française se soit précipitée dessus... Mais prends par exemple, Bécaud. Il est à mon avis le grand oublié de la chanson française depuis sa disparition. Sa chanson Je reviens te chercher a tourné partout dans une pub liée au Covid. Je suis persuadé que des gens qui ne la connaissaient pas ont Shazamé, puis streamé... Même chose pour William Sheller, avec sa chanson Un endroit pour vivre qui a été utilisée pour la pub d’Intermarché il y a quelques mois... J’espère qu’il y a des curieux voulant découvrir une autre chanson de tel artiste, puis une autre, etc... Je pense que ça ne séduira pas des masses, mais si au moins ça plaît à quelques individus... Pour mon livre c’est pareil : ça ne séduira pas les masses, mais j’ai eu des retours de gens qui, lisant le bouquin, écoutent les chansons en même temps. Je fais des tartines, presque trop je pense, sur l’album "Comme vous" de Michel Delpech, mais plein de gens m’ont dit qu’ils l’ont écouté, et ça m’a fait super plaisir. Avoir eu cette curiosité.

 

 

Oui, il y a aussi la vertu de ces albums de reprises par des chanteurs de maintenant qui remettent en lumière des anciens... Bon, et finalement tu l’aimes notre époque ? Si un gars un peu allumé te proposait de partir en DeLorean, avoir 25 ans en 1965, tu dirais oui et si oui, aller-retour ou aller simple ?

J’adorerais ! Je pense que ce serait un aller simple. Je suis terrifié quand j’entends les mecs qui ont vécu cette génération et qui sont un peu en mode : "C’est bien d’avoir ton âge"... Bah non, en fait. Ils n’ont peut-être pas pu en profiter, mais moi, tu me fais revenir à 25 ans au milieu des années 60, je sais que je vais kiffer pendant 20 ou 25 ans.

Anecdote : je me suis très bien entendu avec un monsieur, Régis Talar, qui était le fondateur et directeur de la maison de disques Tréma, qui était la première maison de disques indépendante française. Ils ont eu Sardou en tête d’affiche, ils ont eu Aznavour et failli avoir Claude François... Je me suis lié d’amitié avec cet homme à la fin de sa vie. Il me fascinait : il avait 80 ans, mais j’allais le voir dans son bureau, bureau magnifique, des disques d’or partout, il était à genoux sur sa moquette, il se faisait sur papier les tableaux de la Coupe du monde, c’était à l’été 2018. Tel match, telle affiche, sur TF1 à telle heure... Un gosse ! Je lui demandais toujours de me raconter des anecdotes sur la création de Tréma, son développement...

Un jour j’en suis venu à lui demander : vous pensez que si j’avais eu l’âge que j’ai à cette époque-là, on aurait travaillé ensemble ? "Quoi, tu aurais voulu chanter ?" Non, être comme vous, producteur, attaché de presse, faire partie de la maison Tréma. Il m’a dit que si j’étais venu frapper à sa porte, avec ma personnalité, mon côté passionné, il m’aurait engagé. Et ça m’a fait hyper plaisir. Mais voilà, ça me fait une belle jambe. J’aurai jamais 25 ans dans les années 70, et je ne serai jamais de l’aventure Tréma ! Donc pour répondre à ta question, oui j’irais ! Mon père est né en 1955, il a l’âge de partir en retraite. Il a vécu des choses magnifiques, et je crois qu’il n’aurait pas envie d’avoir mon âge aujourd’hui. Il est bien content d’avoir eu cet âge dans les années 70.

 

Donc tu renoncerais à tout pour partir ?

(Il hésite) Moui... Il y a bien des mecs qui veulent aller sur la Lune, ou tester des choses pour être immortels. Moi ça j’aimerais bien. C’est une expérience que j’aimerais vivre !

 

Finalement, tu l’aimes un peu quand même notre époque ?

Pas des masses... Après, on a l’impression que mon personnage en souffre. Moi, je suis lucide, je pense l’être. Je vois et j’entends des trucs improbables, mais ça ne m’empêche pas de vivre. Je ne suis pas en souffrance au quotidien. Je vis, comme un mec de 30 ans, même si un peu immature, mais pas calfeutré comme lui. Je fais avec l’époque, je sais ce que j’en pense, je ne vais pas la combattre parce que je n’y peux pas grand chose...

 

Si tu avais pu passer une heure avec un artiste disparu, lequel et pour lui raconter quoi, lui demander quoi ?

Réponse très simple, parce que globalement, je n’ai pas envie de rencontrer mes idoles, par peur d’être déçu par ce qu’ils sont et par ce que la notoriété a pu faire d’eux. Parmi tous, Eddy Mitchell me semble être le mec le plus "normal" de la bande. Donc ça aurait pu être une réponse... mais la vraie réponse que je vais te faire, ce sera Dick Rivers. J’ai ce regret, et je me sens presque coupable de l’avoir tant aimé après sa mort. Je le raconte dans mon livre : ce qui m’a donné envie de découvrir Dick Rivers, c’est cet article paru le jour de sa mort, dans lequel le journaliste a trouvé le moyen de se moquer de lui, de son allure, de sa crinière noir corbeau, de ses santiags – en plus, c’était pas des santiags mais des bottes de cow-boy ; rien à voir ! Moi, j’ai trouvé ça improbable de le caricaturer à ce point, même ce jour-là... Alors, je me suis renseigné, j’ai voulu faire mon propre avis, j’ai commencé à écouter ses chansons...

Petite anecdote : avant de faire mon livre Sardou, j’ai bossé avec Amir sur lequel je faisais un documentaire, pour la télé. Un jour, je vais tourner chez Warner, rue des Saints-Pères, parce que pour ce docu je devais interviewer la patronne de la maison de disques. C’était vers l’été 2017, il n’y avait personne chez Warner. Je dis des banalités à mon interlocutrice : "C’est vide chez vous, personne ne bosse ?". Elle me répond, en gros que si, il y a Dick Rivers qui vient les "saouler régulièrement". "Et d’ailleurs, il est encore sûrement à l’étage du bas, avec son manager". Je ne connaissais pas vraiment Dick Rivers, mais je me souviens que j’ai trouvé le moyen de rire de lui, d’avoir cette complicité avec une dame que je venais tout juste de rencontrer. Maintenant je me sens coupable. Je me dis : si je savais tout ce je sais maintenant sur lui, et sachant qu’il était un étage en-dessous de moi, mais j’aurais été le plus heureux du monde, je me serais fait un plaisir d’aller le saluer et de lui dire toute l’admiration que j’ai pour lui.

 

Oui... c’est un peu triste, c’est un peu son drame : il méritait sans doute d’être mieux considéré et n’était probablement pas le plus antipathique de tous. Il y a cette anecdote aussi, de Drucker qui n’a jamais voulu lui consacrer un "Vivement dimanche". C’est un bel hommage que tu lui rends...

En tout cas ça me tenait à cœur de le faire. Il était sur la ligne de départ, avec Eddy et Johnny, et maintenant il est le laissé-pour-compte. Au début, il est au même niveau qu’eux, et avec les Chats sauvages ils démarrent très fort. Pourquoi ? Délit de sale gueule ? Parce qu’il est un provincial alors que les deux autres sont des Parisiens ? Certes il n’écrit pas comme Eddy. Physiquement, il n’est pas Johnny. Mais pour moi, sa voix est magnifique. C’est le Johnny Cash français, et on n’en a pas assez pris conscience. Il a toute sa vie couru après les deux autres, quitte à être archi-pénible (ce que je raconte aussi). Mais l’étant moi-même, si je l’avais rencontré je pense que j’aurais pu le comprendre.

 

 

As-tu eu d’encourageants premiers retours, notamment peut-être de la part de gens dont s’est inspirée ton histoire, ou d’artistes que tu suis et qui désormais vont peut-être te suivre aussi ?

Oui, j’ai eu beaucoup de retours. Ce qui m’a touché, c’est de me dire que des mecs qui n’ont jamais lu de bouquin - et j’en ai quelques uns autour de moi - l’ont lu, et parfois m’ont fait des retours en temps réel et précis. Par exemple, mon gardien au foot qui n’avait pas lu de livre depuis le collège. Le patron d’un bar dans lequel j’ai mes habitudes, qui est devenu un ami, pareil. Certains m’ont dit que ce que ressentait mon personnage, ils l’avaient ressenti aussi. C’est bien. C’est un truc un peu nombriliste au départ je le reconnais, mais finalement pas mal de gens peuvent s’y retrouver. Voilà un truc qui me fait vraiment plaisir !

 

Ta playlist idéale, un top 10 pour passer du rire aux larmes ou des larmes au rire, sorte de montagnes russes des émotions ?

(Réponse parvenue par écrit quelques jours plus tard, le 13 juillet, après réflexion "à tête reposée").

En créant la playlist Chagrins populaires sur les différentes plateformes de streaming, j’ai pris conscience qu’à l’heure actuelle, il m’était impossible d’écouter les titres qui la composent. D’une certaine façon, aujourd’hui, c’est comme si j’étais trop heureux pour goûter des chansons aussi tristes. Puisque tu me demandes de composer une nouvelle playlist dans le cadre de cette interview, j’ai décidé de prendre le contre-pied  : que des chansons euphorisantes  ! D’un point de vue mélodique, tout au moins…

William Sheller – Les filles de l’aurore
Florent Pagny – Ça change un homme
Michel Sardou – Valentine Day
Hubert-Félix Thiéfaine – Mathématiques souterraines
Archimède – Je prends
Bénabar – Les belles histoires
Dick Rivers – Si j’te r’prends
Eddy Mitchell – À travers elle tu t’aimes
Sheila – Je suis comme toi
Janie – Compile

 

 

D’ailleurs il y a du vrai dans cette histoire de playlist qui, dans le roman, rencontre un grand succès ?

Pas vraiment, mais on peut faire un parallèle avec mon livre sur Sardou : un petit succès que j’ai pu connaître à ce moment-là...

 

Est-ce que tu écris des chansons, est-ce que tu composes un peu de la musique et si oui, tu attends quoi pour nous faire découvrir tout ça ?

Non. J’adorerais. Je n’ai malheureusement pas ce talent. Je trouverais ça génial mais je serais incapable de faire ça.

 

Écrire des chansons, je pense que tu ferais ça bien !

Il faudrait que je m’y attelle... Je suis admiratif : en 30 lignes ils arrivent à dire avec plus d’efficacité ce que moi j’ai mis 200 pages à exprimer !

 

Un message pour quelqu’un, n’importe qui ?

Si William Sheller lit l’interview, j’aimerais qu’il sache qu’il a été mon plus fidèle compagnon pendant des mois, notamment pendant l’écriture du livre, et que je lui dois beaucoup. Je parlais tout à l’heure de la chanson Un endroit pour vivre ; pour toute te dire, William Sheller était devenu un peu mon "endroit pour survivre" ! Je l’écoutais du matin au soir. Je m’en veux de le délaisser un peu, mais comme aujourd’hui je suis quand même mieux dans mes baskets qu’après cette rupture... Quand t’es heureux, t’écoutes pas William Sheller. Pour moi, il est, peut-être avec Jacques Revaux, dans un style plus populaire, le plus grand compositeur contemporain. Un musicien exceptionnel, et aussi un excellent auteur. Et un merveilleux interprète ! J’adore sa voix. Elle me touche. Pas forcément besoin d’une grande voix qui va atteindre des notes impossibles. Barbara lui disait : "Tu n’es pas un chanteur, tu es un diseur". Moi, ça me va très bien !

 

Tu l’as déjà rencontré ?

Non, je ne l’ai jamais rencontré.

 

Ne refais pas la même erreur qu’avec Dick !

Après, William Sheller, c’est quelqu’un qui a un certain âge aujourd’hui, il vit retiré du milieu du show biz, il vit en Sologne et je pense qu’il n’a pas trop envie qu’on l’embête. Parfois on a échangé par écrit. C’est déjà magnifique...

Il y a une histoire assez fascinante, avec William Sheller : l’an dernier, il a sorti son autobiographie. Il y a eu un peu de presse, et notamment une double page dans Le Parisien avec une grande photo sur laquelle il posait devant sa bibliothèque. Je regarde la photo, et un truc m’attire l’oeil : je vois que, parmi ses livres, il y a mon livre, Sardou : Regards... Comme je lui avais écrit, qu’il m’avait répondu, comme je lui ai un peu raconté ma vie dans une de mes lettres, je pense qu’il a acheté mon bouquin. Je ne vois pas d’autre explication : je ne pense pas qu’il soit un fan de Sardou. Me dire que je suis dans la bibliothèque de William Sheller, je trouve ça incroyable ! Et ça me fait penser que peut-être je devais lui envoyer mon roman...

 

Ça sans doute, et je ne peux que t’engager vigoureusement à le faire. Avec une ouverture, dans la dédicace, pour faire quelque chose avec lui... Justement, tu m’as parlé un peu de tes projets. C’est quoi tes projets et surtout tes envies pour la suite ? Penses-tu avoir pris le goût de l’écriture de romans ?

Mes projets... c’est marrant, j’ai eu une conversation il y a deux/trois jours avec un journaliste belge passionné de chanson française comme moi. Quand je dis que je suis lucide, je le suis y compris sur le fait de dire que, cette passion pour la chanson française, je pourrais la conserver toute ma vie mais je ne pourrais pas en faire une partie de mes activités professionnelles toute ma vie. Les impératifs commerciaux étant ce qu’ils sont, il me reste peut-être quelques années encore, peut-être un livre à faire autour de cette passion. Pourquoi pas sur Eddy Mitchell, la dernière des légendes vivantes ? Je pourrais bien lui consacrer quelques mois de travail. Mais pas sur le modèle de mon livre sur Sardou. Je ne veux pas faire une "collection" Regards comme on m’a suggéré.

S’agissant d’un futur roman, pourquoi pas mais ça n’aurait plus rien à voir avec moi. Il pourrait y avoir des références à la chanson française, mais beaucoup moins marquées. Par ailleurs j’ai d’autres projets liées à d’autres passions. De manière générale, j’ai envie de pouvoir vivre de mes passions le plus longtemps possible...

 

Belle réponse. D’ailleurs tu ne m’avais pas parlé d’un projet de livre sur Serge Lama ?

Je suis un peu poissard, comme mec... J’avais un projet qui se serait appelé Serge Lama : Carnets de tournée ou Carnets d’adieux, on ne savait pas trop. Je l’avais suggéré à sa productrice et épouse, Luana. L’idée, c’était de suivre sa dernière tournée derrière les rideaux, comment se sent Serge Lama, ou plutôt, que ressent un chanteur de variétés aussi populaire, qui a tourné sur toutes les routes de France pendant 60 ans, quand il chante pour la dernière fois à Bordeaux sa ville natale, à Lille, le soir de son tout dernier spectacle... C’était le plan, mais ça a été annulé, parce que Serge Lama a annulé sa tournée... Dommage, ce projet me tenait à cœur, ça n’était pas une commande mais quelque chose que moi j’avais imaginé, et j’avais très envie de le faire.

 

Tu vas le lui envoyer ton roman, à Sardou ?

(Il réfléchit) Je peux le lui envoyer. Après je me dis qu’il y a trop d’états d’âme, trop de "moi" là-dedans, je n’ai pas envie d’encombrer les artistes que j’aime avec ce côté un peu nombriliste du personnage. Bien sûr que je serais hyper content que William Sheller lise les cinq ou six pages qui lui sont consacrées, que la veuve de Dick Rivers lise les chapitres où je lui rends hommage, que Sardou lise ce que j’en dis et qui témoigne de mon admiration constante pour lui. Pourquoi pas. Il a mieux à lire Michel, il a lu de grands livres dans sa vie, il n’est pas né pour ça.

 

S’il est dans un bon jour ?

Question de timing ! (Rires)

 

As-tu un dernier mot ?

Non... Je suis ravi de cet échange. Si moi j’avais un blog, je ne m’intéresserais pas à Bastien Kossek qui a sorti Chagrins populaires. Qu’un média s’intéresse à moi me fait plaisir. Et là ça me fait d’autant plus plaisir que toi tu l’as lu et bien lu. Je ne peux que te dire merci !

Entretien réalisé le 7 juillet 2022.

 

Bastien Kossek 2022

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14 juillet 2022

Alain Wodrascka : « Toute la vie de Michel Berger tourne autour de l'abandon de son père »

Le 2 août marquera le 30ème anniversaire de la disparition, à 44 ans seulement, d’un des auteurs-compositeurs les plus influents des années 1970-80 en France : Michel Berger, terrassé par une attaque, ultime reddition de ce cœur qui, au propre comme au figuré, aura connu un peu plus que son lot de tourments. L’homme, discret, aura finalement brillé via les autres, France Gall en particulier bien sûr, plutôt que comme interprète. Mais, 30 ans après, sa trace est perceptible, ses chansons s’écoutent toujours, sans vrai coup de vieux, et ses textes restent à découvrir. À découvrir pour en extirper, l’air de rien, la sensibilité, les colères aussi qui s’y cachent.

Qui était Michel Berger ? Qu’est-ce qui l’animait ? Plusieurs auteurs se sont penchés sur cette question. J’ai choisi d’inviter, pour cette nouvelle interview, le biographe et artiste Alain Wodrascka, auteur de Michel Berger, il manque quelqu’un près de moi (L’Archipel, juin 2022). Titre évocateur, tiré d’une chanson emblématique, Quelques mots d’amour, une de celles dans lesquelles ce pudique s’est livré. Un ouvrage riche en témoignages, à lire pour connaître, "pour comprendre" l’homme, les maux derrière les mots, et pour appréhender aussi l’impact de sa musique. Merci à M. Wodrascka pour cet échange animé, que j’ai choisi de retranscrire comme il s’est fait. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alain Wodrascka : « Toute la vie de Michel Berger

tourne autour de l’abandon de son père... »

Michel Berger AWo

Michel Berger, il manque quelqu’un près de moi (L’Archipel, juin 2022).

 

Pourquoi cette nouvelle bio de Michel Berger, sur lequel vous avez déjà pas mal travaillé ?

J’ai travaillé une fois sur lui, il y a dix ans, donc ça fait déjà un certain temps. C’était déjà un livre sur lui, mais un livre illustré, il n’y avait donc pas la possibilité de s’exprimer autant sur le sujet, même s’il était relativement complet.

 

Quels éléments nouveaux avez-vous souhaité apporter, 30 ans après sa disparition ?

Je trouvais que je n’avais pas dit tout ce que j’avais à dire. En outre, il se trouve que j’ai travaillé sur France Gall, puis sur Véronique Sanson par la suite, donc à chaque fois le sujet Michel Berger était évidemment exploité. Et comme c’est quelqu’un qui me passionne, c’était une évidence pour moi que j’avais d’autres choses à dire, d’autant plus qu’on lit beaucoup de choses, tout et n’importe quoi à mon avis, sur le sujet. On fait beaucoup parler les morts... Cela dit, je ne prétends pas avoir toutes les vérités possibles. Mais j’ai enquêté, je me pose des questions quand il s’agit d’assertions soutenues par tout le monde. Il est mort en 1992 : depuis, on a pu inventer une histoire... J’ai voulu explorer tout cela avec bienveillance et une sympathie, au sens étymologique - "souffrir avec". Je l’ai fait vraiment de façon fraternelle, même si je n’ai jamais connu le personnage. J’ai en revanche eu des témoignages de la part de personnes importantes ayant gravité autour de lui.

 

L’abandon depuis la blessure originelle, le départ du père, c’est le marqueur essentiel, comme un fil rouge dans la vie de Michel Berger ?

Évidemment, pour moi c’est fondamental. Je sais bien que je n’ai rien inventé, mais je crois que toute sa vie tourne autour de cette scène primitive qui a lieu quand il a 5 ans et des poussières, et qui va conditionner toute son existence. D’autant plus qu’il était le plus petit de la fratrie, il n’avait donc pas les armes assez affûtées pour pouvoir vivre une chose pareille. Son grand frère et sa soeur étaient plus âgés. Tous assistaient à la dislocation de la famille, au départ du père sans explication. Et dans sa vie, Michel revivra des scènes de cette nature, qu’il aura plus ou moins inconsciemment provoquées.

 

Vous pensez que, plus ou moins consciemment, ce sont des choses qu’il a provoquées ?

S’agissant de Véronique Sanson, l’a-t-il vraiment choisie ? Pour moi c’était un peu une union arrangée : les mêmes milieux sociaux, des familles qui se connaissaient... À l’époque, plus que maintenant, on voyait beaucoup les gens que les parents voulaient que l’on fréquente. Il s’est attaché, et elle lui a fait vivre exactement la même chose que son père. Il n’y a pas de hasard dans les choix qu’on fait à mon avis. Il y a des ruptures dans la vie, mais là on ne parle pas de ruptures, mais bien d’abandons : des gens qui partent sans l’expliquer.

 

Il y a eu aussi ce choc de cet ami très cher qui s’est suicidé...

Oui, là il s’agit plutôt d’accidents de vie. Mais qui évidemment ont eu une résonance par rapport à ses deux histoires d’abandon. Effectivement, son meilleur ami, Antoine, a décidé de s’ôter la vie... Ce sont des choses qui arrivent. Mais ça lui est arrivé, à lui... Michel Berger était quelqu’un de très complexe. Sous des apparences légères, ses chansons étaient souvent très graves, surtout celles qu’il interprétait lui-même. Celles écrites pour les autres, c’est un peu différent. Quoique, prenez Quelque chose de Tennessee, c’est une chanson grave...

 

 

Michel Berger, c’est d’abord dans votre esprit, un compositeur, un auteur ? Ne néglige-t-on pas, peut-être, son côté révélateur de talents en ce qu’il a aidé Véronique Sanson à trouver sa patte musicale, contribué à relancer les carrières de Françoise Hardy et Johnny Hallyday, et bien sûr fait d’une France Gall un peu ringardisée une authentique pop star ?

Pour moi, c’est un grand compositeur, et un auteur très inégal. J’en parle d’ailleurs, en citant Françoise Hardy qui a le même regard que le mien. Il avait une énorme exigence sur plein de détails d’interprétation, d’orchestration, etc... et des textes parfois faits au fil de la plume. Dans les années 70, c’était un peu le truc de Véronique Sanson aussi, d’écrire des textes rapidement sans forcément se relire. Eux deux sont issus de l’école anglo-saxonne où le son prime plutôt que le sens. Mais la chanson française peut difficilement se permettre ça. On ne peut pas faire du Elton John en français. Quoique si, on peut le faire, il l’a fait ! Mais c’est mal perçu parce que la chanson française est issue de la poésie. Il y a eu un glissement de l’un à l’autre, avec Prévert, etc... Alors que la pop, la musique anglo-saxonne n’a pas de lien précis avec la poésie. Ça passe difficilement en français à mon avis, même dans un registre populaire. Lucy in the Sky with Diamonds, "Lucy dans le ciel avec des diamants", on ne peut pas répéter ça pendant cinq minutes en français.

Michel Berger négligeait les textes alors même qu’il était capable d’en écrire de très bons et de très profonds. Mais il a fait des efforts par la suite, parce que ça ne passait pas auprès de la presse culturelle française. Il y a eu l’aventure Starmania, la collaboration avec Luc Plamondon qui a apporté une évolution. Il y avait aussi le regard exigeant de son épouse et interprète, qui avait travaillé avec Gainsbourg et Étienne Roda-Gil, Maurice Vidalin... durant la première partie de sa carrière. Je trouve que globalement, au moins les premiers temps, comme auteur, il n’était pas toujours à la hauteur de son talent de compositeur. Mais, à partir de Cézanne peint, il y a une constance d’écriture qui durera jusqu’à la fin.

Quant au fait qu’il ait révélé autant d’artistes, oui effectivement c’est incroyable...

 

 

Il a su en magnifier certains, donner confiance à d’autres...

Oui. Déjà, à mon avis, ses forces à lui, c’est d’avoir inventé avec Michel Bernholc un nouveau style musical. Bernholc traduisait avec des partitions ce que Berger avait dans la tête. Michel Berger était autodidacte, lui n’écrivait pas la musique. Bernholc lui apportait ce qu’il lui manquait sur le plan de la musique, de l’orchestration, etc... Ce duo-là a été très important. Il y a un avant et un après Michel Berger, on reconnaît tout de suite sa patte.

Par rapport au rôle qu’il a joué auprès des autres, il faut rappeler qu’il a été directeur artistique au départ, chez Pathé-Marconi, des années 60 au début des années 70. Comme vous dites, il a été très doué pour propulser des talents et remettre en selle et en scène des talents qui étaient dans une impasse, comme Françoise Hardy qui n’avait pas eu de succès depuis Comment te dire adieu en 1968. Elle faisait des "ronds dans l’eau" depuis quelques années. Il va lui écrire Message personnel. Pour Johnny, même chose : avant Quelque chose de Tennessee, il était ringard. Je l’ai vécu : au lycée, peu avant cette chanson, une jeune fille avait un t-shirt à l’effigie de Johnny Hallyday, tout le monde se moquait d’elle. Il représentait quelque chose de passé, un vieux show business. Berger l’a vraiment relancé, et ça a duré jusqu’à la fin...

 

 

Quant à France Gall, effectivement, c’est encore plus fort, et pas ponctuel. C’est une chanteuse qui n’arrivait plus du tout à avoir de crédit depuis 1967, et à partir de 1974 les succès vont s’enchaîner. Plus que ça, elle va devenir la seconde voix de Berger et aura plus de succès que lui chantant ses propres chansons. C’est un phénomène assez rare, comparable à Souchon-Voulzy.

 

Après avoir lu votre bio ça m’a donné envie de réécouter des créations de Michel Berger, mais plutôt chantées par France Gall justement. N’est-ce pas là un de ses "drames", un grand talent pour mettre les autres en avant, mais un relatif manque de charisme pour soi ?

Est-ce un "drame" ? Une frustration je pense, chez lui. Cela dit, il était heureux quand il avait du succès comme interprète, mais je pense que ce n’était pas vraiment sa vie. Quand il parle des chanteurs dans ses propres chansons, il ne parle pas de lui. Les princes des villes, ces rock stars, ça n’est pas lui. Il ne se met pas dans la mêlée. Il aimait chanter en public mais il n’avait pas plaisir, par exemple, à improviser une chanson devant une manifestation quelconque... Il aimait enregistrer en studio, monter sur une scène, mais il n’était pas un adepte de la défonce scénique, pas un Jacques Higelin pour parler de la même génération.

Il y a bien une question de charisme. Une question aussi d’image à casser : lui voulait toujours avoir le contrôle de soi. C’était d’ailleurs quelque chose de très familial : son père a dirigé sa propre opération sans anesthésie pour en avoir le plein contrôle. Michel Berger voulait avoir le contrôle de lui : un verre d’alcool maximum, jamais d’excès... La rock’n’Roll attitude, ça n’était pas pour lui qui se couchait à 10h du soir. Sa femme, elle, l’avait.

 

Les collaborations de Berger avec Daniel Balavoine et Johnny Hallyday ont été couronnées de succès sur le plan artistique, et des amitiés sont nées. L’un comme l’autre n’ont-ils pas été, dans des styles différents, des fantasmes pour ce garçon bien élevé qui n’osait pas crier lui-même ses rages et ses révoltes ? Plus simplement n’a-t-il pas préféré l’ombre à la lumière ?

Oui, alors, Balavoine, il n’a pas directement écrit pour lui, à part les chansons de Starmania. Quant à Johnny effectivement, il exprimait via cet interprète une certaine violence qu’il avait du mal à exprimer lui-même. Peut-être aurait-il voulu, mais on ne se refait pas... Il avait plus le look d’un chercheur du CNRS que d’une rock star.

 

 

Il était trop bien élevé pour chanter Quand on arrive en ville ?

À chacun son registre. Cette chanson ne correspondait pas à sa sensibilité. Pas davantage, les chansons de Diane Dufresne dans Starmania. D’ailleurs il n’a pas du tout chanté dans Starmania. Une chanson qui s’appelait Paranoïa lui convenait mais à part ça... Les uns contre les autres, peut-être ?

 

Vous indiquez bien en tout cas dans votre livre que sous ses airs très BCBG il y avait de vraies révoltes...

Oui, de vraies révoltes. Un grand désir de justice sociale, un engagement politique aussi. Mais il ne se sentait pas d’exprimer tout cela directement, ça n’était pas lui. La chanson Voyou est très symbolique de cela : quand elle est sortie, les gens riaient quand ils l’entendaient. Elle a eu un petit succès, mais elle n’était pas vraiment crédible. Il y prend la défense des délinquants, pourquoi pas, mais avec une interprétation très féminine qui ne passait pas vraiment. Si France Gall l’avait chantée, elle serait passée.

 

 

Qu’est-ce qui définit la "patte" Berger, paroles et musique ?

Sa musique est assez simple, avec des suites d’accords qui sont les siennes, qui ne ressemblent qu’à lui. Un sens de la mélodie hors pair, ce qui est rare. Un côté rythmique aussi, évident. Pour les paroles, l’art de dire avec légèreté des choses graves avec l’air de ne pas y toucher. Prenez Résiste, il y a une phrase qui dit "Tant de liberté pour si peu de bonheur, est-ce que ça vaut la peine ?" C’est glissé dans une chanson, comme ça, alors que c’est un vrai message politico-philosophique. Il a préféré toucher un plus grand public avec une manière populaire en adressant un message politique d’humanisme et de tolérance plutôt que d’aller dans la chanson engagée qui est écoutée par un public plus restreint. Il a fait rentrer la chanson humaniste, "de gauche", dans tous les foyers français.

 

Vous convoquez une comparaison intéressante avec James Dean, dont l’histoire est évoquée dans La Légende de Jimmy. Vivre vite avec un sentiment d’urgence, ne pas perdre de temps, quitte à se mettre en danger, c’est quelque chose qui colle bien à ce Berger perfectionniste qui voulait créer rapidement et laisser une trace ?

Oui, c’est quelqu’un qui effectivement était dans l’urgence, voulait toujours aller très vite. Et en même temps je suis prudent avec ce sujet : quand la personne n’est plus là, on dit qu’elle était forcément dans l’urgence. Peut-être à la fin de sa vie, parce que, s’il était dans un certain déni, il avait eu des alertes par rapport à sa pathologie. Quoi qu’il en soit, en 44 années, il a fait un nombre incroyable d’expériences. En cela je crois qu’il est comparable à Jacques Brel, mort à 49 ans. Chacun d’eux, rapporté à ce qu’il a créé, a vécu 90 ans. Et la trace est bien là, elle n’est pas venue tout de suite, mais avec le temps.

 

Vous laissez entendre que Michel Berger, malade du coeur, aurait négligé de se soigner en partie à cause d’une méfiance qu’il aurait intégrée vis-à-vis du corps médical, son père étant lui-même médecin...

Oui, il avait je crois une très mauvaise image de la médecine, qu’il rattachait à l’univers de son père. L’abandon par son père de sa famille a certainement provoqué ce sentiment de répulsion. Il savait qu’il était malade, d’ailleurs son père lui avait adressé une lettre lui conseillant d’aller consulter un cardiologue, il avait eu des alertes... Avec son épouse France Gall, il avait eu quelques mois avant sa disparition des problèmes d’essoufflement dans une station de ski. Un de ceux qui furent ses partenaires au tennis m’a raconté qu’un jour ou deux avant son décès, lors d’une conversation qui tournait autour des régimes, Michel Berger avait dit ne pas suivre le traitement qui lui avait été prescrit. J’ai voulu aller à la source pour ce genre d’info, parce que beaucoup de choses ont été dites.

Il y avait sans doute aussi, une forme de fatigue. Et il y avait la maladie de Pauline, très présente dans son esprit, ses collaborateurs dont Michel Bernholc en ont témoigné. Quelque part, ça lui aurait été impossible de survivre à sa fille. Mais je le dis avec prudence, on ne sait pas ce que les gens ont dans leur tête...

Il faut noter aussi la décision de France Gall, en 1988, de ne plus chanter. Pour moi, la troisième grosse scène d’abandon. Je crois qu’il ne s’en est jamais remis.

 

Que reste-t-il, 30 ans après sa mort, de Michel Berger ? Qu’est-ce qui restera dans 30 ans parmi l’oeuvre de Berger ?

Dans 30 ans, je ne peux pas vous dire ! (Rires) Quoi qu’il en soit, les années passent plus vite qu’on ne le sent. Il y a 30 ans, quand j’ai appris comme tout le monde, par le JT, la mort de Michel Berger, je ne pensais pas que 30 ans après on en parlerait autant. Ce qu’il reste ? Une oeuvre assez moderne pour qu’on puisse l’entendre assez régulièrement dans les radios : on entend La groupie du pianiste, on entend Paradis blanc, on entend Évidemment... Il jouait du piano debout, vous l’entendez sur pas mal de radios... Et à chaque fois, ça n’est pas présenté comme un antiquité, ça fait partie de l’air du temps. Des titres en avance, et intemporels. D’autres ont plus mal vieilli, comme certains de la deuxième partie des années 80, assez agaçantes avec les caisses claires synthétiques. Les orchestrations de Débranche, etc... sont très marquées par une époque. Mais, pour en revenir à celles qu’on écoute toujours et qui pourraient avoir été faites hier, on peut dire, c’est mon avis en tout cas, qu’il était un "génie de l’art mineur".

 

 

A-t-il vraiment été visionnaire, sur Starmania et d’autres choses ?

Oui. Après, il a eu l’idée mais il a fait appel à un auteur, sur Starmania. Un nord-américain, Luc Plamondon donc, sur le conseil de sa femme, parce qu’elle pensait qu’il n’aurait pas la violence nécessaire pour écrire ce qu’il voulait écrire, et je crois qu’elle a eu raison. Mais visionnaire oui, à un point assez incroyable. Starmania a été écrit dans les années 1975-77. Le premier album avec les chansons sort en 78. Il était inenvisageable, à l’époque, d’imaginer que les réseaux sociaux allaient exister. Et je ne parle même pas d’internet. Starmania, c’est ce que nous vivons depuis quelques années, mais ça n’était pas du tout envisageable à cette époque-là. Starmania c’est une histoire où tout le monde veut devenir star, et c’est un peu ce qu’on vit avec les réseaux sociaux. Avec toutes les histoires de cyber-harcèlement, etc... Michel Berger était quelqu’un d’une intelligence supérieure mais il voulait exprimer les choses avec une certaine simplicité.

 

Michel Berger en 3 qualificatifs ?

(Il hésite longuement) Inventif, c’est clair. Pygmalion. Protestant. Oui, c’est ça.

 

Même question pour France Gall ?

Pas protestante du tout. (Rires) Interprète. Opiniâtre. Solaire. Ce côté solaire, c’est un peu ce qui lui manquait à lui qui était plutôt quelqu’un de l’ombre. Elle a éclairé son oeuvre. Dans un vrai couple, il y a ce genre de complémentarité. La gémellité fonctionne difficilement pour un couple.

 

 

Si vous aviez pu l’interroger de son vivant, quelles questions lui auriez-vous posées ?

Bonne question... Pourquoi ne pas avoir fait de psychanalyse ? Je pense que cette question s’appliquerait bien dans son cas : il était intelligent, dans la réflexion. Il savait qu’il y avait une souffrance. Peut-être aurait-il répondu qu’il avait peur que ça tarisse son inspiration, qui était peut-être une forme de compensation à sa souffrance. Mais je ne sais pas s’il aurait répondu... Il y a de la psychologie dans ses chansons. La groupie du pianiste raconte le fanatisme avec des mots très simples et d’une façon très fine.

 

 

Quelles sont les trois ou quatre chansons de Berger qu’il faut écouter à votre avis, "pour le comprendre" ?

Pour me comprendre, ça c’est sûr. C’est une des rares où il parle vraiment de lui. Et il parle de son frère, qui était malade. Je citerais Chanter pour ceux qui sont loin de chez eux, parce qu’ici il parle autant de la souffrance du monde que de lui. "Quand je pense à eux, ça fait mal, ça fait mal..." À la fin de la chanson, il y a des coups de batterie, ça percute très fort, on dirait que ça percute dans sa tête. Et, Plus haut, où il fait son autoportrait, d’ailleurs très suffisant... (rires)

 

 

Les chansons de lui, pas forcément chantées par lui, que vous préférez et qui vous touchent particulièrement ?

 

 

Déjà je suis loin. Personne ne la connaît, mais j’adore cette chanson-là. Il y décrit qui il est, son abandon (d’ailleurs le texte commence par "Perdu...") et l’injustice du monde ("Assez de luxe et de misère...") en mélangeant le tout. Une superbe mélodie, de belles harmonies... Du Berger pur jus, ça aurait dû faire un tube.

J’aime beaucoup La prière des petits humains, que là encore personne ne connaît. Elle est chantée par France Gall dans l’album Tout pour la musique. Je ne sais pas ce qu’il y a eu avec celle-ci. Personne ne la diffuse, elle n’a jamais été chantée sur scène, elle avait pourtant tout pour devenir un tube : très bien chantée, mélodie et texte géniaux, elle traite de ce besoin qu’ont les peuples depuis toujours d’un dieu, qu’ils créent eux-mêmes. Tous ces gens font des prières, chacun à son dieu, sans réponse.

 

 

Je veux aussi citer Quelques mots d’amour, dont j’ai extrait un vers pour le titre de mon livre. On a dit, de façon posthume, qu’elle était la chanson pour Véronique Sanson. C’est un peu frustrant, c’est vraiment limiter son imaginaire : "Il manque quelqu’un près de moi, je me retourne tout le monde est là", c’est bien encore le sentiment d’abandon que quelqu’un qui a été abandonné très tôt aura toute sa vie. On ne limite pas ça à une personne. C’est comme Seras-tu là, au-delà de Véronique Sanson, il pose la question de savoir si le couple peut durer. C’est une version bien plus moderne de la Chanson des vieux amants de Brel. Cette chanson de Brel, on ne dit pas qu’elle est pour telle ou telle personne. Pourquoi, avec Michel Berger... Un des problèmes avec lui à mon sens, c’est qu’il a été peoplisé à sa mort. Une presse très people a parlé d’anecdotes, de ses amours, plutôt que de regarder son oeuvre en profondeur. Il n’aurait pas aimé cette "gloire" posthume-là.

 

Vos écrits sont principalement consacrés à des chanteurs d’un âge, Orelsan excepté. Qui trouve grâce à vos yeux parmi les artistes plus récents ?

Je vais vous en expliquer la raison, il y en a deux. Déjà, quand on me propose une biographie d’artiste qui est là depuis cinq ans ou moins, en général je refuse : pour moi, il faut qu’il y ait vingt ans pour savoir si la personne s’inscrira dans la durée. Les gens sur lesquels j’ai écrit sont ceux que j’ai écoutés quand j’étais gosse, qui m’ont façonné aussi. Comme je chante moi aussi, je m’intéresse moins à la nouvelle génération. Je dis ça modestement : je n’ai pas besoin de nouvelle nourriture parce que je me la crée. Mais je me tiens au courant bien sûr, il y a des tas de choses que j’apprécie, d’Orelsan à Feu! Chatterton. Mais il n’y a pas un besoin. J’ai une collection de vinyles d’époque, de chanteurs et groupes qui ont été une nourriture d’enfance.

 

Les artistes d’hier qui pour vous sont au-dessus du lot, que vous aimeriez contribuer à faire découvrir ou redécouvrir ? Marie Laforêt, par exemple ?

Si je vous dis les Beatles ou Barbara, il n’y a pas de besoin de les faire redécouvrir, parce qu’ils ne sont pas oubliés. Marie Laforêt est un bon exemple. C’est une très grande artiste, mais tout le monde ne le sait pas, à part Télérama et la presse culturelle. Elle n’a pas la reconnaissance qu’elle mérite. En partie à cause de sa carrière, qui va un peu dans tous les sens. Elle ne l’a pas vraiment ordonnée, elle faisait un peu les choses comme elle voulait, voilà. C’était quelqu’un qui chantait très bien dans plusieurs registres, dans les aigus et les graves, des choses très différentes, du folklore au chanson à texte, et même de la variété ce qui à mon avis lui a fait du mal à long terme. Elle fut aussi une grande actrice. C’est rare d’être à la fois Barbara et Catherine Deneuve, je ne vois pas d’autre exemple.

 

 

Justement, est-ce qu’il ne lui a pas manqué de rencontrer "un Michel Berger" ?

Je ne pense pas. Ce n’était pas un problème de chansons. Elle les écrivait, et elle le faisait très bien. Mais elle n’avait pas d’ambition du tout (rires). Elle a fait ce métier par hasard. D’abord le cinéma, peut-être aussi pour perdre de sa timidité. Ensuite la chanson est venue, mais elle n’a pas eu le désir de laisser une trace. Simplement, dans les derniers moments de sa vie, elle a contribué à l’élaboration de son intégrale chez Universal, sans doute parce qu’elle voulait quand même laisser une trace, avec une pointe de regret. C’était ça, Marie Laforêt. Jusque dans les années 70, ça a été sa période très variétés, ça marchait très bien. Dans les années 80 elle a pris de la distance, ouvert une gallerie d’art à Genève. Elle faisait du cinéma et de la chanson de manière plutôt alimentaire. Quand elle faisait une télé, elle disait des choses du genre "Je viens de faire un film hautement psychologique", elle se moquait de ses films, etc... Dans une émission dont je me souviens, il était question de soupe, soupe alimentaire, et elle a rebondi : "En matière de soupe, je suis experte, d’ailleurs je vais vous chanter quelque chose..." Elle a fabriqué tout cela dans les années 80, ce qui a discrédité son personnage parce que quand on entend ça, on la croit. Le mal a été fait. Patrick Dewaere avait été un peu comme ça aussi.

 

Vos projets et envies pour la suite Alain Wodrascka ?

Je prépare un album de chansons qui va sortir en février prochain, avec une scène. Et je prépare deux autres livres.

 

Un dernier mot ?

Je suis un biographe qui fait ce travail avec passion, mais je suis avant tout un artiste. Je me distingue des autres biographes qui sont avant tout des journalistes. Souvent j’interroge des gens, mais comme un artiste qui parle à d’autres artistes. En toute modestie, je me mets sur un pied d’égalité avec ceux sur lesquels j’écris. Je ne suis un fan de personne. Je m’intéresse beaucoup à l’art mais je le fais avec distance. Ils ne sont pas des dieux mais des artistes comme les autres, ils sont excellents dans ce qu’ils font mais sont des gens comme les autres. Artiste, je le suis, je ne me compare en rien avec eux au niveau du talent ou autre, je projette un regard d’artiste sur d’autres artistes.

Entretien réalisé le 9 juillet 2022.

 

Alain Wodrascka

 

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10 juillet 2022

« La mort, le règne et le rêve de Shinzo Abe », par Pierre Sevaistre

Sidération. C’est le mot qui est souvent revenu dans les commentaires qui ont suivi le meurtre, en plein meeting, de l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe, le 8 juillet. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le Japon n’a que très peu connu de violence politique, et il semblerait d’ailleurs, d’après les premiers éléments de l’enquête, que les causes du crime n’aient pas grand chose à voir avec la politique. L’occasion, tragique, invite en tout cas à se pencher sur le bilan de Shinzo Abe, un des hommes d’État les plus emblématiques et controversés du Japon d’après-guerre. Pour ce faire, j’ai proposé à M. Pierre Sevaistre, grand spécialiste du Japon (il avait répondu à une interview pour Paroles d’Actu autour de l’histoire du pays il y a cinq ans), une tribune libre pour évoquer le parcours politique du défunt, avec respect mais sans complaisance. Je l’en remercie, recommande à tous lecture de son Japon face au monde extérieur (Les Indes savantes, 2017), et je salue également amicalement Bruno Birolli. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« La mort, le règne et le rêve de Shinzo Abe »

par Pierre Sevaistre

Shinzo Abe 2022

Source photo : Franck Robichon (Associated Press).

 

Nouvelle sidérante ce 8 juillet au Japon : l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, venu soutenir un candidat aux élections sénatoriales dans la préfecture de Nara a été atteint par deux coups de feu pendant un discours fait devant une gare. Transporté inanimé à l’hôpital, tous les efforts pour le ramener à la vie ont été vains.

À l’heure où ces lignes sont écrites, il est trop tôt pour connaître les motivations de l’assassin mais l’arme artisanale, le fait de n’avoir pas cherché à fuir et les premières déclarations de l’intéressé sur des griefs vis-à-vis de l’ancien Premier ministre plaident en faveur d’une action individuelle sans portée politique.

Le monde entier s’est ému de la chose, et les condoléances s’accumulent depuis. Même Poutine a ajouté sa voix à ce vaste concert. Lorsqu’un politicien de ce niveau, resté plus de sept ans Premier ministre, meurt d’une telle façon, il est d’usage de ne rappeler que les points positifs de son bilan, tels sa politique économique de relance des «  trois flèches  » à laquelle il se référait lui-même fièrement sous le nom d’«  Abenomics  », la manière dont il a renforcé la présence du Japon sur la scène internationale ou celle dont il est parvenu à contrôler Trump grâce à une flatterie éhontée dont seul le destinataire ne s’est pas rendu compte.

Mais ces réussites que le monde salue à juste titre ne sauraient cacher l’échec des principaux objectifs qu’Abe s’était fixés, un manque de réussite d’ailleurs salutaire car son intention était très inquiétante. Il ne s’agissait rien de moins que de démanteler la démocratie japonaise, imposée disait-il par les Américains après la guerre et ne correspondant pas selon lui à l’âme du «  Magnifique Japon  », l’«  Utsukushii Nippon  » de son premier mandat. Abe n’avait pas tort de dire que la Constitution actuelle avait été imposée par les Américains. Le général MacArthur avait en effet commencé par demander à un comité japonais de la réviser mais, voyant que l’activité principale des membres consistait à chercher des artifices de vocabulaire qui laisseraient intacte la Constitution originelle de 1889, il confia à un groupe de jeunes juristes le soin d’écrire en moins d’un mois un projet qui fut donné aux Japonais comme base de travail. Ils pouvaient en changer le langage, mais pas le contenu. Imposée ne veut pas dire mauvaise...

La Constitution originelle de Meiji n’avait rien de démocratique. Elle établissait en préambule la descendance divine de l’empereur, détenteur de toute autorité, et codifiait les devoirs de ses sujets. Il ne faut pas croire que l’empereur était pour autant tout puissant. Dans la pratique, au-delà d’une autorité morale construite par l’empereur Meiji, l’ensemble des pouvoirs était concentré entre les mains de quelques personnes issues à l’origine des clans féodaux qui avaient fomenté la révolution Meiji, les domaines de Choshû, Satsuma auxquels il fallait ajouter quelques nobles de la cour impériale, les Kuge. Tout ce petit monde se partageait les rôles en coulisses de manière totalement opaque. L’assemblée n’était qu’une vague instance de contrôle s’occupant essentiellement du budget et lorsque les militaires, dans les années trente, décidèrent de s’emparer du pouvoir, personne ne put s’y opposer, pas même l’empereur Hirohito.

Ce groupe de dirigeants auto-nommés agissaient au nom de l’empereur et n’étaient responsables devant personne. Tant que c’étaient des despotes éclairés, les choses se passaient bien mais quand d’obscurs militaires prirent la place, ce fut une catastrophe. Les militaires s’estimaient propriétaires d’un peuple consommable à volonté. À la fin de la guerre, lorsque leurs décisions stratégiques désastreuses avaient amené les Américains aux portes du Japon, ils suggéraient un sacrifice des cent millions, ichi oku gyokusai, sorte de hara-kiri national plutôt que de reconnaître leurs erreurs et de négocier une paix. Il fallut deux bombes nucléaires et une intervention directe de l’empereur pour leur arracher le pouvoir.

« Abe semblait vouloir revenir à cette période où

le Japon n’avait pas été battu et où l’on pouvait demander

n’importe quoi au peuple, pourvu qu’on lui dise

que c’était au nom de l’empereur. »

Ce qui était très troublant dans la politique du «  Magnifique Japon  » d’Abe, est qu’il semblait vouloir revenir à cette période où le Japon n’avait pas été battu et où l’on pouvait demander n’importe quoi au peuple, pourvu qu’on lui dise que c’était au nom de l’empereur. Dans cette perspective, le souvenir historique de la défaite du Japon était très gênant et cela explique le glissement révisionniste d’Abe et de quelques-uns de ses camarades. Cela se faisait par petites touches, modifications des livres d’histoire, enseignement du «  patriotisme  » dans les écoles, obligation de chanter l’hymne national, le kimigayo debout, contrôle de la presse par des lois sur le secret et bien d’autres choses encore. Un autre moyen était de visiter le sanctuaire de Yasukuni où reposent les âmes des héros morts pour la patrie, y compris sept criminels de guerre de classe A pendus par les Alliés. Pourtant, cela provoqua un tel tollé chez les Chinois et les Coréens qu’Abe, qui l’avait fait au cours de son premier et court mandat ne s’y risqua pas une deuxième fois. S’il n’était pas trop difficile d’imposer un mode de pensée révisionniste à l’intérieur du Japon, vis-à-vis de pays tiers c’était beaucoup plus difficile et les essais répétés et maladroits d’Abe pour minimiser la question des «  femmes de réconfort  », de jeunes chinoises ou coréennes mobilisées dans les bordels de l’armée impériale, eurent un effet contraire aux espérances. Abe pensait avoir réglé la question avec la présidente coréenne Park dans un accord qui avait été qualifié de final et irréversible mais qui manquait tellement de sincérité qu’il fut immédiatement dénoncé par le successeur de celle-ci, le président Moon. Il est vrai que M. Moon avait ses propres projets populistes et à nationaliste, nationaliste et demi  ! Les problèmes deviennent alors insolubles...

Le plus grand projet d’Abe était de modifier la Constitution d’après-guerre, et notamment son article neuf qui prévoyait l’abandon du droit à avoir une armée. Modifier un tel article après soixante-dix ans n’était pas une mauvaise idée en soi et d’ailleurs, sous le nom de Forces d’Auto-défense, le Japon dispose en réalité d’une armée digne de ce nom mais les raisons invoquées pour ce faire étaient plus que douteuses. Dire que la Constitution avait été imposée ou que le Japon voulait redevenir un pays normal montrait que plus qu’une position vis-à-vis de la menace chinoise, il s’agissait surtout du désir d’effacer la trace la plus visible de la défaite de 1945.

Comment Abe, qui était une personne intelligente a pu tomber dans un tel révisionnisme  ? On ne le saura probablement jamais mais il y a quelques théories à ce sujet. Abe est le petit-fils de Nobusuke Kishi, accusé de crime de guerre de classe A après la défaite, avant que cette accusation ne soit abandonnée et qu’il ne devienne Premier ministre de 1957 à 1960. Criminel de guerre de classe A ne veut pas dire que l’on a tué ou ordonné de tuer des personnes sans défense, mais que l’on a eu des responsabilités dans le déclenchement ou la continuation de la guerre. Kishi avait été le ministre du commerce et des munitions sous Tojo et il faisait partie de la centaine de personnes qui tombaient sous le coup de cette accusation. Heureusement pour lui, au procès de Tokyo il n’y avait que vingt-cinq places dans le tribunal. Il dut donc attendre son tour qui ne vint jamais. Lorsqu’il devint Premier ministre, son but fut de réviser l’accord de sécurité nippo-américain, d’obtenir le pardon de tous les criminels de guerre et de modifier l’article neuf de la Constitution. Il chercha à se rapprocher des pays asiatiques afin de contrebalancer le poids de l’Amérique mais ne parvint pas à grand-chose. Il se rapprocha donc à nouveau des États-Unis et parvint à améliorer de son point de vue les accords de sécurité, mais l’opinion japonaise était devenue très hostile à toute forme d’accords et devant les troubles et les émeutes, il dut démissionner.

Certains disent qu’Abe s’était donné pour mission de terminer ce que son grand-père n’avait pu mener à bout et d’autres ajoutent qu’il a fait cela sous l’influence de sa mère Yoko Kishi, qui est encore de ce monde. Son père pour sa part était un politicien beaucoup plus conventionnel et modéré. On ne sait pas si cette théorie est vraie mais elle aurait l’avantage de bien expliquer le comportement d’Abe.

« Abe n’est pas parvenu à imposer

sa modification de la Constitution parce que

les Japonais ne se sont pas intéressés à son rêve. »

J’ai écrit un livre en 2015 sur les difficiles relations du Japon avec l’extérieur dans lequel je faisais part de mes inquiétudes pour la démocratie japonaise face aux coups de boutoir d’Abe et de ses acolytes révisionnistes. En fait, la démocratie japonaise a tenu beaucoup mieux que ce que je craignais. En France devant de telles attaques, la moitié du pays aurait été dans la rue. Le peuple japonais n’a cette fois-ci pratiquement pas bougé et pourtant, Abe a échoué. En sept ans il n’est pas parvenu à modifier la Constitution et cela malgré la bonne tenue de son parti, le PLD, aux élections. Comment expliquer cela  ? Je pense que c’est dû à l’incapacité dans laquelle s’est trouvé Abe de mobiliser la population japonaise. Pour faire des modifications de l’ampleur de celles qu’il visait, il faut plus que la neutralité du peuple, il faut un soutien actif, de l’enthousiasme. Or les Japonais ne s’intéressaient pas au rêve d’Abe, au «  Magnifique Japon  », ou à son désir de pouvoir briller dans les réunions internationales sans l’ombre de la défaite accrochée à ses basques. À l’intérieur du PLD, il a bien eu le soutien d’un certain nombre de députés, et en particulier de ceux qui font partie de la très droitiste Nihon Kagi, mais un grand nombre d’autres n’ont pas voulu le suivre, voire se sont opposés au projet de modification tel qu’il était formulé.

Enfin, et de manière extrêmement discrète mais néanmoins ferme, l’empereur a suggéré qu’il ne souhaitait pas soutenir le rêve d’Abe. L’empereur vieillissait et pour Abe c’était une aubaine, car un souverain grabataire et muet était idéal  ;  on pouvait lui faire dire ce que l’on voulait. Pourtant, contre l’avis d’Abe, l’empereur est parvenu à imposer son abdication en faveur de son fils.

Le Japon face au monde extérieur 2022

Le Japon face au monde extérieur, une histoire revisitée (Les Indes savantes, 2017)

Après sept ans, Abe a été usé par le pouvoir. Il a été impliqué dans toutes sortes de scandales de favoritisme dont il s’est difficilement sorti. Il n’a pas su faire face à la pandémie du Covid et s’est ridiculisé en distribuant à tout le Japon un minuscule masque en tissu qu’il était le seul à porter et qui a été tout de suite surnommé «  abenomask  » pour faire le pendant à ses «  abenomics  ». Il a finalement été rattrapé par des problèmes de santé qui l’ont conduit à démissionner et qui probablement devaient être aggravés par le stress, puis qu’ils ont disparu après son départ du gouvernement.

Vous l’avez compris, je n’aimais pas Abe et je ne l’aime toujours pas, mais il ne méritait pas cela. C’est une mort absurde dans un monde dont on se demande parfois s’il continue à avoir du sens.

Pierre Sevaistre

Yokohama, le 9 juillet 2022

 

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