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Paroles d'Actu
30 janvier 2017

Expériences de vie : Lucas Fernandez en Angleterre

Cette publication est particulière, parce que son objet est particulier, parce que le moment est particulier, parce qu’elle porte beaucoup de choses en elle. Elle est le troisième volet d’une espèce de trilogie qui n’était pas prévue au départ mais que je suis heureux d’avoir pu réaliser, ici, parce qu’on y trouve de l’humain dans ce qu’il a de touchant, de réjouissant et parfois de douloureux ; heureux de les avoir faits sachant que ces articles, ces moments ont compté pour quelques personnes. Après « Paroles de passionnés : Lucas Fernandez et le club Full Contact Gym Boxe de Vienne » (août 2016), après « Le FCGB : club de sport et de cœur » (septembre 2016), voici « Expériences de vie : Lucas Fernandez, cours d’anglais et immersion à Brighton, Angleterre ».

L’échange s’est fait le 3 janvier dans un cadre familial harmonieux (petits coucous à Estelle et à Enzo, dont les interventions imprévues augmentent encore le côté attachant de cet article), à quelques jours du vingtième anniversaire de notre protagoniste, de retour en France pour les Fêtes. Un document à écouter et à regarder plutôt qu’à lire, parsemé je le disais de petits moments fun inattendus. Un document précieux, comme les précédents, parce qu’eux au moins resteront au fil des ans. Comme des images toujours vivantes d’un moment passé. Merci à toi, Lucas, de t’être prêté à ça. It’s all about you, it’s all for you, mon poulain... ;-) Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Expériences de vie: Lucas Fernandez,

cours d’anglais et immersion à Brighton, Angleterre »

 

Lucas Fernandez

 

Tes premiers pas en Angleterre ?

Bien passé, mais il y a eu de bonnes actions, au départ. Mon école s’est trompée de famille, donc ça a un peu animé la chose... En plus, je savais pas parler anglais. Heureusement, le taxi était bien sympathique et il m’a pas mal aidé. Arrivé chez la bonne famille, j’étais fatigué. Premier jour un peu compliqué donc.

Le contact avec la famille, ça se passe bien.

 

Ton anglais, avant l’EF School ?

On va dire... que j’étais nul. ;-) J’ai eu 4 au Bac, et le niveau était bas. Quand j’étais petit, j’ai pas eu l’accroche directement avec l’anglais, par rapport à mes origines ça a plus été l’espagnol. Je trouve qu’en France les cours sont mal faits. C’est bien pour quelqu’un qui sait parler anglais, ça lui fait une culture qu’il peut développer. Beaucoup de gens comme moi se retrouvent au lycée, en terminale avec un niveau faible. Comme les coefficients ne sont pas gros, on se base pas sur l’anglais. Mais comme moi j’étais en cursus alternance commerce européen, les langues étrangères comptaient quand même. Heureusement j’ai eu 17 en espagnol. Ça a équilibré un peu mon 4 en anglais...

 

L’EF School ?

Déjà, c’est très bien situé, en bord de mer. Le cadre est beau. On a des tablettes dernier cri, des ordinateurs high tech... Les locaux sont modernes, très propres. Ça ne fait pas vraiment école, plutôt campus. Il y a le coin cafétéria, le coin canapé... C’est plus adulte. On est libres tout en étant à l’école.

L’accueil a été bon. (...) Il y a pas mal de mélanges. Beaucoup de francophones. Dès le départ, on a tendance ce qui est normal à se regrouper en fonction de notre langue d’origine. C’est une facilité, mais c’est aussi un moyen de s’intégrer plus vite. (...) Sinon, globalement très bien. Ça ne fait que trois mois, on verra la suite.

J’ai l’impression de bien progresser par rapport à mon niveau. Beaucoup grâce à l’immersion dans la famille - moi je suis en famille, pas en résidence. J’ai un très bon contact avec eux, ils sont très ouverts. On parle de sujets d’adultes, on rigole, etc... Ils sont très bien et je pense qu’ils m’ont un peu adopté comme un des leurs.

(...) La mère de famille adore la France, elle connaît quelques mots.

  

L’extrascolaire ?

Là-bas, je me suis remis au sport, après avoir arrêté pendant presque trois ans : boxe, musculation. J’ai pris du poids et j’ai retrouvé l’envie d’aller à la salle, ça ne m’était pas arrivé depuis un moment. Je suis très régulier à l’entraînement. Ça m’a permis aussi de faire des connaissances. À la salle de boxe, je parle avec des jeunes, j’apprends le langage des jeunes, ils parlent vite, ils coupent des mots, etc... comme ça se passe dans chaque pays.

(...) L’Angleterre me donne l’impression d’être un pays plus ouvert sur pas mal de choses. On ne regarde pas si tu es noir ou autre, on sent plus de mélanges. Il y a des femmes qui travaillent avec le voile. (...) On ne sent pas de pression de la police dans les rues. Peu de policiers mais beaucoup de caméras. Une autre approche.

(...) On ne se sent pas agressé. Mais dans tout ce qui est clubs, etc... ça s’est toujours bien passé.

En ville, les bâtiments, etc... ne sont pas les mêmes. Au niveau de mon club de boxe, celui de Brighton, je n’ai pas été trop dépaysé parce que c’est un peu la même que celle de mon ancien club. Que tu sois noir, blanc, etc... ils s’en foutent. Dans ce club, il y a des professionnels. C’est un autre rythme d’entraînement. Moi, je devais commencer avec les débutants, mais je me suis trompé de salle le premier jour, du coup ils m’ont mis directement avec les grands. Ils ont vu que j’avais du niveau : j’ai fait trois sparring, j’ai gagné les trois. Ils m’ont même proposé de boxer pour eux mais j’ai pas voulu, à cause des cours. En tout cas très bonne mentalité.

Les premiers jours, j’avais pas trop de discussions, après ça s’est décoincé c’est normal. Beaucoup à partir de la deuxième semaine, dès que j’ai boxé. Dès qu’ils m’ont vu boxer, ils ont vu que je me démerdais. Ils m’ont demandé si j’avais déjà boxé, où j’avais boxé... Donc j’ai raconté un peu tout ça. Les entraîneurs ne s’y attendaient pas au départ, le premier mec qu’ils m’ont mis c’était un débutant, dans sa première année de compétition. Ils ont vu direct que j’étais à l’aise et du coup ils m’ont fait rencontrer un plus grand. (...) Ils font aussi des cours de CrossFit (de la musculation cardiaque) en intensif, c’est bien pour le cardio de la boxe.

Je me suis aussi inscrit à une salle de musculation, toujours à Brighton. Les personnes sont très gentilles.

(...) Brighton c’est aussi une ville où il y a beaucoup de gays. Il y a la Gay Pride, etc. Une vraie ouverture d’esprit. À la muscu j’ai été touché par une scène. Un monsieur qui avait certainement eu un accident était paralysé ; il était blanc, c’est un noir qui l’aidait et je crois bien qu’ils étaient gays.

(...) Les gens aiment bien boire aussi. En Angleterre l’alcool est plus taxé que chez nous, et on n’a pas le droit d’en boire dehors. Pas le droit de fumer dans la rue non plus.

(...) Au niveau des achats, je me rends compte qu’en France on se fait bien taxer. Les marques américaines (Nike, Levi’s, Calvin Klein...) ça n’a rien à voir, bien moins cher là-bas.

 

Brighton ? London ?

Londres, très bien. La première fois que j’y suis allé c’était pour Halloween. À une fête. Du coup j’ai pas trop profité de la ville, on est directement allés dans le club. Mais ça m’a permis de voir un peu le monde de la nuit de Londres.

(...) Brighton, y’a de tout niveau sorties. C’est une jolie ville. Moi je suis du côté de la mer. Il y a un endroit qui s’appelle le Brighton Pier, une sorte de fête foraine. Ça fait un grand ponton, et tous les couples y vont le soir, c’est éclairé, c’est joli, ils mangent des crêpes, etc... C’est bien romantique. Il y a la grande roue, etc... c’est joli.

Je suis allé à Oxford aussi. Une jolie ville, mais ça se voit qu’elle est axée sur les études. Beaucoup d’écoles, c’est une ville sérieuse. Bien pour travailler ou, je pense, quand on a besoin de se remettre en question, d’être un peu isolé de toutes les tentations de la ville. Il y a un centre-ville mais il est petit...

 

Battle : the most beautiful girls ?

Sauvé par le petit frère. On reprend. ;-) #lover #WTF #bétisier

Personnellement je préfère les brunes, même s’il y a de très jolies blondes.

C’est un autre style de filles. Déjà en boîte de nuit elles s’habillent très court. En France, on dirait que c’est vulgaire. Là encore une question d’ouverture. (...) On voit aussi des filles bien en chair. En partie je crois parce que les personnes rondes s’assument plus, elles se cachent moins. Parce que, je pense qu’il y a moins de critiques.

 

Un ambassadeur de la France ?

Je pense que j’ai donné, expliqué une autre image de la France à ma famille. Pour un étranger souvent la France c’est magnifique, c’est Paris, il y a de l’argent, tout est beau tout est rose... Je leur ai expliqué que la France, c’est plus ça. Déjà, moi, j’ai jamais vu la France comme ça. Quand tu vis dans un pays, tu regardes les choses autrement que quand tu y vas pour les vacances. En vacances tout est toujours bien, tu y restes peu de temps. C’est comme moi, l’Angleterre j’y suis que depuis trois mois, j’en aurai une autre image à la fin de l’année.

Comme je disais à ma famille, maintenant il y a beaucoup de problèmes en France. Des choses qui ont mal été réglées, pas au bon moment. Un peu trop de liberté dans certains cas. Moi là où je m’entraîne, c’est un peu dans les quartiers, donc ma famille me dit souvent de faire attention, mais en fait les gens sont gentils, si tu les déranges pas ils te dérangent pas. En France, il y a plus de confrontations. Plus de mauvais regards, plus de critiques, de femmes qui se font agresser, etc. De plus en plus de rackets, des vols, etc. Je crois qu’en Angleterre les forces de l’ordre sont aussi plus respectées. Et les gens s’accordent moins de libertés.

 

Qu’est-ce qui te manque ?

Faux départ... #fashionista #hairstyle #bétisier

Ma famille et mes potes, déjà. Beaucoup. Avant, je partais beaucoup à l’étranger, mais là c’est la première fois que je pars aussi longtemps. Jusque là j’avais pas eu de petit coup de mou, envie de rentrer, etc... Là, le deuxième mois (novembre) ça m’est arrivé. Pendant deux week-ends j’ai pas eu trop envie de sortir. En plus, il ne faisait pas beau, et les journées sont courtes. L’hiver, il fait nuit dès 16h30. Donc ça joue sur le moral...

Là, comme je suis rentré pour les fêtes, j’ai passé du temps avec ma famille et avec mes amis, je suis resté un peu plus chez moi... (...) Je pense que la distance et cette expérience m’ont un peu ouvert pour dire les choses, parce qu’avant je m’exprimais un peu moins... Ça m’a aidé un peu à me remettre en question.

Par rapport à la France, les problèmes, les histoires pour rien du tout, ça me manque pas du tout. La mentalité des gens, etc... c’est différent.

 

Ça t’a changé ?

Oui. (...) J’ai toujours été ouvert au monde. Là je découvre encore plus la réalité du terrain. (...) Je suis quelqu’un de sociable, j’ai des amis là-bas et ça m’a aidé. Certaines personnes qui sont dans mon école et ont mon âge sont un peu moins ouvertes et ont donc eu un peu plus de mal. Certains d’entre eux sont rentrés plusieurs fois chez eux. Parfois ils sont en couple, donc il y a un manque. Aussi par rapport à la famille, etc.

Moi j’ai toujours été débrouillard. J’ai jamais eu besoin d’appeler ma mère. Et l’expérience m’a beaucoup aidé aussi à être autonome avec mon argent, à me débrouiller. Ça m’a fait grandir et prendre une maturité sur beaucoup de choses. Même sur tout ce qui est sorties, etc... Avant je sortais beaucoup. Je faisais beaucoup n’importe quoi. On se l’est dit avec mes amis d’ailleurs, qu’on a grandi... Avant on était plus des petits cons... Après, je regrette rien de ce que j’ai fait, mais voilà on s’est calmés. Autant avec les filles qu’avec les conneries.

(...) Dans dix jours j’ai vingt ans, ça me met une pression en plus. C’est là que tu commences à penser un peu à ta carrière. Il va falloir prendre un peu la réalité en face. Il y en a beaucoup qui n’ont pas cette réflexion...

 

Des messages ?

Un message global, pour mes amis qui me verront, et qui vont sûrement me charrier. Pour ma famille. Pour mes nouveaux amis, que je me suis fait à l’étranger. For my friends : thank you for these moments in England. Pour mes amis en France : merci d’être là, d’être présents. Ma famille pareil. Mon grand-père qui est en Thaïlande aussi. Voilà, message global donc, pour ma famille partout dans le monde.

 

20 ans ?

Ça me fait rien et en même temps ça me fait chier. Quand j’étais petit, avec mes potes, on disait, vivement qu’on ait 18 ans. Et là, ces deux ans, je les ai pas vu passer. 18-20, ça a été trop vite. Là, tout se passe trop vite.

 

Les deux dernières, video only...

Messages à toi-même ?

 

Un dernier mot ?

 

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21 janvier 2017

Bruno Birolli : « Ce roman évoque d'abord la permanence des défis qui se posent à un être humain... »

Il y a un an, le grand reporter Bruno Birolli, qui fut pendant vingt-trois ans correspondant Asie du Nouvel Obs., répondait à mes questions pour un long entretien autour de deux de ses ouvrages sur l’histoire du Japon, Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre (Armand Colin-Arte Éditions, 2012) et Port-Arthur (Economica, 2015). J’ai le plaisir de l’accueillir à nouveau dans les colonnes de ce blog, en tant cette fois qu’auteur de roman : Le music-hall des espions, sa première oeuvre de fiction (éd. TohuBohu, 2017) est le premier d’une série de livres à venir, intitulée La suite de Shanghai. On est plongé dans le Shanghai (mais pas que !) des concessions internationales, celui des guerres intestines et des espions, à l’aube de la déflagration mondiale dont les premiers feux s’allumèrent dans l’Asie des années 30. Un récit riche, captivant et touchant, aux personnages attachants... On attend la suite. Moi, je vous le recommande, et celui là je le relirai ! Merci Bruno Birolli... Bonne lecture, agrémentée ici de quelques images et sons d’époque qu’il a sélectionnés à ma demande (partie 2) ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Bruno Birolli: « Ce roman évoque

d’abord la permanence des défis

qui se posent à un être humain... »

LA SUITE DE SHANGHAI - LE MUSIC-HALL DES ESPIONS

Le music-hall des espions

Le music-hall des espions, éd. TohuBohu, 2017.

 

Partie I: l’interview

Qu’est-ce que ça implique, d’écrire de la fiction  quand on est journaliste ? Cette envie (fantasme ?), vous l’aviez depuis longtemps ?

J’ai toujours eu envie d’écrire de la fiction. Le journalisme a été pour moi le moyen de voir le monde, d’accumuler des expériences et ensuite de les utiliser. C’est un programme que j’ai établi vers l’âge de 25 ans. J’avais essayé d’écrire un roman et, au bout d’une centaine de pages, j’ai compris que je n’avais rien à raconter et me suis dit : « Vivons d’abord ! »

Racontez-nous la genèse (l’idée, son mûrissement) et les premiers pas (construction, écriture, édition...) de cet ouvrage ?

En 2004 ou 2005, j’ai lu le papier d’un universitaire américain sur l’affaire Gu Shunzhang, un agent secret du Parti communiste chinois, dont la couverture était magicien de music-hall et dont le Parti communiste chinois avait ordonné l’exécution de tous les proches parce qu’il était accusé d’avoir trahi. L’histoire m’a frappé, notamment à cause de ce métier de magicien qui suggère une part d’illusions : où est le vrai du faux ?… Ça collait très bien avec Shanghai, cette ville divisée en trois municipalités et où, quand on traversait une rue, on entrait dans un monde où la police, les lois… étaient différentes. En plus il y avait l’extraterritorialité qui faisait que les ressortissants de certains pays - 14 en tout je crois - étaient jugés par des tribunaux indépendants selon les lois de leur pays d’origine. À quoi s’ajoutent de multiples communautés séparées par la langue, les moeurs… Comment discerner le bien du mal dans un tel dédale ? Shanghai devient alors une représentation de la vie où on est obligé de prendre à l’aveuglette des décisions, sans savoir vraiment si on a raison ou tort, et quelles en seront les conséquences. Dans le cas de ce roman, les décisions se révèlent catastrophiques, évidemment.

« Les personnages de mon roman doivent se définir

dans le vide moral du monde du renseignement »

Il faut préciser aussi que l’espionnage, et le contre-espionnage dans une certaine mesure, ne connaissent pas le bien et le mal, ils ne sont régis que par des intérets politiques. Un roman policier tourne toujours autour de l’idée de justice, pas une histoire d’espion. Les personnages de ce roman doivent se définir dans ce vide moral qu’est le renseignement. Chacun a sa recette. N’est-ce pas encore une fois un peu ce qui se passe dans la vie réelle, où on est tiraillé entre ses intérêts et ses sentiments ?

Mais le drame du magicien, injustement accusé, n’aurait pas suffit. Il fallait un « subplot », et j’ai eu la chance - si on peut dire - d’être plaqué extrêmement brutalement par une femme. C’est elle qui m’a inspiré le personnage de Natalia et m’a permis d’aborder le thème de la perte de l’être aimé, cette  « brûlure » dont parle George Steiner…

Je suis parti en août 2012 de quatre scènes : la découverte des cadavres - rapportée en détail dans la presse de l’époque -, l’arrestation du magicien à Hankou alors qu’il projetait d’assassiner Chiang Kai-shek, une embuscade sur une route de digue - à la fois un clin d’œil à Un américain bien tranquille de Graham Greene et pour soulager la hantise que j’ai toujours éprouvée dans une voiture qui roule sur ce genre de route -, et un enterrement - le sentiment de la perte irrémédiable.

Quel est votre rapport aux œuvres de fiction de manière générale ? Vos références dans l’absolu, et pour la composition de votre roman en particulier ?

Je ne lis pas beaucoup de romans, j’ai quelques auteurs fétiches mais c’est plus le cinéma qui m’inspire.

Comment vous y êtes-vous pris pour l’aspect « documentation », pour restituer au plus fidèle et au mieux les lieux et l’époque ?

J’ai lu tout ce qui avait été publié à l’époque à Shanghai. Il y avait une presse anglophone très active, et même un quotidien en français… Plus des mémoires - notamment de policiers -, des guides de voyages, des films d’actualités, des photos, les cartes… La publicité dans la presse est une source étonnamment riche d’informations sur une ville et ses habitants pour qui s’y intéresse.

Je suis allé aussi sur place. Mon premier voyage à Shanghai remonte à 1992. La rue où vit Petit Woo existait il y a deux ans, la bijouterie où a lieu l’arrestation aussi… J’ai quelques regrets : le Venus Café a été rasé, entre autres.

« La réalité a plus d’imagination

que les meilleurs romanciers »

Certains chapitres reproduisent ce qui a été longuement raconté par la presse. L’attentat dans la gare du Nord a été décrit en détail par les journaux, le récit de l’attaque japonaise vient lui aussi de reportages, etc. La réalité a plus d’imagination que les meilleurs romanciers. Pourquoi se priver de ce qu’elle offre ? Il ne restait plus qu’à puiser dans ce matériel et à faire travailler mon imagination en complément.

Les personnages principaux de votre roman sont richement dépeints ; souvent ils ont quelque chose de touchant. On ne s’attache pas forcément à tous (Frell, Swindon...), mais peu d’entre eux laissent indifférents : je citerais Fiorini et Desfossés bien sûr, l’émouvante  Natalia et Yiyi côté féminin, le magicien et le colonel... Parlez-nous un peu d’eux ? Quelle est, pour ce qui les concerne, la part d’invention pure, et la part d’emprunt à des personnes existantes, rencontrées par vous ?

Je trouve votre jugement sévère sur Swindon. C’est le seul véritable espion de la bande. Pourquoi aide-t-il Fiorini et le magicien à la fin ? Je ne sais pas mais j’aime croire qu’il a un mouvement de sympathie qui triomphe de son cynisme.

Desfossés, c’est le lecteur. Imaginez-vous balancé d’un coup au milieu de ces hommes qui ont fait et font la guerre alors que vous n’avez jamais combattu, et dans une ville et un pays dont vous ignorez tout ! Desfossés ne comprend pas tout ce qui se passe autour de lui - et les autres personnages ne maîtrisent pas davantage les évènements. Je me méfie beaucoup des gens qui disent « connaître très bien l’Asie ». C’est aussi absurde que de dire qu’on sait ce que sera l’avenir en France. Je peux dire sans grand risque qu’en mai 2017, si Fillon, Le Pen, ou Macron est élu(e), la situation en France sera radicalement différente, au moins politiquement. Qui oserait assurer qu’il sait celui de ces trois candidats qui sera élu, et ce qui se passera ensuite ?

J’ai passé presque trente ans en Asie ; avec le temps, on décrypte certains mécanismes, on peut anticiper certaines réactions, sentir certains problèmes mais il y a toujours un flou, une sorte de brouillard, que je trouve d’ailleurs très agréable. Et ce livre baigne dans ce flou - du moins c’est une de mes intentions.

« Il n’y a plus beaucoup d’hommes de l’envergure 

de Fiorini, de nos jours... »

Fiorini est un modèle moral d’homme qui prend ses responsabilités et va au bout de lui-même. À mon avis, il n’y a plus beaucoup de types de cette envergure à notre époque. C’est une chance par certains aspects, nos problèmes quotidiens sont des plaisanteries comparés à ceux auxquels ont fait face les gens pendant l’entre-deux-Guerres. Pointer à Pôle-Emploi n’a rien d’agréable certes, mais c’est incomparablement moins dramatique que la guerre dans les tranchées, ou de se définir face au fascisme.

Chu m’a été inspiré par trois personnes. Une de ces personnes est un fonctionnaire de la police chinoise avec qui, par une bizarrerie du métier de journaliste, j’ai été assez longuement en contact. Le second est un Israélien, je vous laisse deviner son métier. Enfin, j’emprunte certains traits du caractère de Chiang Kai-shek, un homme peu commode, frugal, mais habité par la certitude d’incarner la Chine.

Natalia a été facile à décrire, j’ai vécu avec une femme qui lui ressemblait beaucoup. Même chose pour Yiyi...

Si vous deviez, l’espace d’un instant, mettre un « focus » sur un de ces personnages ?

Evidemment, c’est Fiorini. C’est un type intelligent, pas un intellectuel ; il n’a probablement pas beaucoup lu mais c’est un homme d’un bloc qui essaye d’être en accord avec lui-même - ce qui n’est pas facile. Il incarne une valeur un peu trop négligée de nos jours : la seule réponse à l’imbécillité humaine est la solidarité. Et c’est ce qui le distingue et le fait agir. Il m’a été inspiré par certains combattants de 1914 qui n’ont jamais haï l’ennemi, le traitant en camarade parce qu’ils partageaient les mêmes souffrances et avaient plus d’affinités avec le type d’en face qu’avec les planqués de l’arrière. Fiorini est ce genre d’homme.

Qu’est-ce qu’il y a de « vous » dans ces personnages ? Est-ce que certains des traits des uns et des autres sont les vôtres ?

« Desfossés, c’est moi à trente ans ! »

Desfossés, c’est moi à trente ans ; en arrivant en Asie, j’avais sa désinvolture, son goût des boîtes de nuit… Et je ne comprenais pas grand-chose à cet environnement étranger à tout ce que je connaissais. C’est assez amusant d’avoir un personnage qui vous incarne : on peut le maltraiter, lui faire commettre des maladresses… et Desfossés en commet pas mal. Je me garde bien de me prendre pour Fiorini.

Si vous pouviez intervenir à un endroit, un seul, de votre histoire, sur quoi auriez-vous agi ? Qu’est-ce que vous auriez essayé de « changer » dans le déroulé de ces évènements ?

On ne peut plus rien changer. J’ai réfléchi pas mal à cette question, mais la façon dont le livre est construit, on ne peut rien changer, sinon il s’effondrerait. Pour parler franchement, le premier tiers m’a posé beaucoup de problèmes, la traque du magicien est trop réaliste, trop rigide et trop proche d’une véritable enquête de police basée sur des interrogatoires. C’est difficile à rendre vivant, car les interrogatoires ne laissent pas vraiment voir la psychologie des personnages, ce sont des énumérations de faits. L’autre difficulté a été de faire de Shanghai à la fois un personnage à part entière et le miroir dans lequel se reflètent ces personnages pris dans un piège sans issue.

Ce récit, c’est aussi, dans un monde de flics, de diplomates et d’agents secrets, un patchwork de sentiments et comportements humains très contrastés : ici un cynisme froid et sans pitié sous couvert de réalisme ; là une lueur d’humanité, quelques moments de bravoure généreuse. Est-ce que, dans votre parcours de journaliste notamment, vous avez rencontré dans ces milieux cet éventail de profils ?

Quand on est correspondant à l’étranger, comme les communautés étrangères en Asie ne sont pas tellement nombreuses, on fréquente des gens qu’on ne rencontrerait pas dans son pays d’origine et on finit par nouer des sympathies inattendues du type de celles qui unissent Fiorini, Desfossés, Chu, Swindon, le magicien… Et, à défaut de connaître les secrets professionnels de ces gens, qu’ils se gardent bien de confier, on arrive à percevoir leurs personnalités au fil du temps.

Le Shanghai que vous nous racontez n’a pas grand chose d’exotique, c’est celui des concessions occidentales, d’une « modernisation » un peu crasseuse et à marche forcée, avec en fond des luttes féroces entre factions rivales et d’inquiétants  bruits de bottes (japonaises). Qu’est-ce qu’elle vous inspire, cette époque, en tant que journaliste féru d’histoire ?

J’ai répondu un peu plus haut en partie, à savoir pourquoi Shanghai sert de cadre à ce roman. Je dois ajouter que Shanghai était dans les années 1920 et jusqu’à 1937 (année de l’invasion japonaise) une ville extrêmement moderne, la troisième place financière du monde, une sorte de laboratoire de la modernité avec tout ce qu’elle comporte de progrès technique, d’ouverture sur le monde, de révolution intellectuelle et artistique et de violence sociale. Le Parti communiste chinois en a fait une sorte de bordel gigantesque, ce n’était pas le cas. En vérité, jusqu’en 1937, la ville ne cesse de se développer très vite et était plutôt en ordre.

« C’est dans la concession de Shanghai

qu’on trouve le plus de policiers par habitant

de tout l’empire français » 

Cependant, c’était une ville hautement militarisée. En 1927 par exemple, 27 000 soldats étrangers étaient casernés dans les deux concessions. Et on m’a dit que la Concession française avait le ratio le plus élevé de policiers par nombre d’habitants de tout l’empire français. Et ce, parce que la ville était le théâtre d’enlèvements, de meurtres, d’attaque à main armée presque tous les jours. On a donc beaucoup de cinémas, du jazz à foison, une liberté de la presse inconnue ailleurs, des universités performantes, et aussi des policiers, des gangsters, des mendiants, des agents secrets…

Est-ce que l’époque dont on parle, celle où la Chine était à peine indépendante, et en tout cas sous influence étrangère, a joué pour beaucoup dans l’activisme nationaliste qu’on lui connaît aujourd’hui - et est-ce qu’on n’a pas tendance à négliger grossièrement cet aspect de sa psychologie ?

Oui, en fait Chiang Kai-shek était un nationaliste fervent. Et beaucoup de thèmes de propagande repris par le Parti communiste après 1949 viennent de Chiang Kai-shek. Par exemple, dire que l’attentat de Moukden commis en 1931 par les Japonais en Mandchourie marque une « journée d’humiliation nationale » est un slogan immédiatement propagé par le Kuomintang - le parti de Chiang Kai-shek. Les mouvements de boycott et de résistance à l’agression japonaise qui servent d’arrière-plan à l’intrigue sont initiés par Chiang Kai-shek. Il y a continuité d’une certaine façon sur ce point entre le régime nationaliste et le régime communiste.

Une question d’actu liée, alors que Donald Trump prend ses fonctions de président des États-Unis : le nouveau locataire de la Maison blanche semble menacer de remettre en cause la position de reconnaissance d’une « Chine unique » (c’est l’affaire taïwanaise). Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Ça m’inspire que Donald Trump ne sait pas de quoi il parle. Je reviens de Taiwan, et le gouvernement taiwanais évite de verser de l’huile sur le feu. En fait tout le monde a intérêt que le statu quo qui prévaut depuis près de quarante ans continue. Les Américains, en premier, qui n’ont aucune envie de voir tester leur soutien militaire à Taiwan.  
  
L’évolution prévisible des relations entre la Chine et le Japon vous inquiète-t-elle, à court et moyen terme ?

« La montée des réflexes nationalistes, en Chine 

comme au Japon, est des plus inquiétantes »

C’est sans doute le facteur le plus déstabilisant en Asie. Objectivement personne n’a intérêt à un conflit et le statu quo est préférable, même s’il ne règle rien et ne fait que repousser la solution de problèmes qui traînent depuis des années. Mais il y a le facteur émotionnel. Le gouvernement chinois n’a plus grand chose à offrir pour unir l’opinion derrière lui sauf une dérive nationaliste. Et le gouvernement japonais actuel fait de même. Or, le nationalisme quand il dégénère en hystérie de masse devient incontrôlable et entraîne le pire.

On en revient à votre roman, à cette expérience nouvelle : que vous a-t-elle appris ? Est-ce qu’il y a, après coup, des choses que vous feriez différemment ? Qu’est-ce qui vous rend satisfait, fier ?

Il y a certains points qui ne me satisfont pas entièrement - notamment le premier tiers comme je l’ai mentionné. Disons que c’est un point de départ, j’ai pas mal appris. Cette expérience devrait m’assurer de ne pas répéter les mêmes erreurs, mais je peux en commettre de nouvelles.

Est-ce que vous diriez que la fiction, quand elle s’inscrit dans sa trame dans des faits historiques et qu’elle est bien faite, est le meilleur des moyens d’appréhender, et d’intégrer des événements d’histoire ?

Peut-être mais ce roman pose surtout des problèmes humains. Ce n’est pas le passé qui a la priorité mais la permanence des défis qui se posent à un être humain, même si la ville et l’époque ont été recrées le plus fidèlement possible.

La suite de Shanghai, en BD, voire en série ou films, moi je pense que ce serait bien... et vous, vous y avez pensé ?

« Je crois que ce livre est facilement adaptable 

en images ; c’est mon intention première... »

J’ai pensé plus ce premier livre en référence au cinéma, à la BD ou au jeu vidéo qu’à la littérature. Je crois qu’il est facilement adaptable en images, c’était mon intention première.

Un scoop, sur la suite des évènements ?

D’abord écrire les prochains romans de La suite de Shanghai. Le deuxième volume, déjà bien avancé, et qui devrait paraître en janvier 2018, se déroulera en partie dans les studios de cinéma de Shanghai, avec encore une fois, des éléments véridiques et des personnages ayant réellement existé. J’ai une piste pour le troisième volume mais elle reste à affiner.

Parlez-nous de vos autres projets ?

Recréer Shanghai m’a donné le goût des paysages urbains. Je suis en train de travailler sur un projet de livre très graphique concernant une ville asiatique qui associera photos, textes, dessins… L’idée est de construire un livre purement subjectif, une vision fragmentée comme celle d’un passant dans une rue et cette fragmentation constitue une continuité, continuité entre la mémoire, le passé, le présent, l’avenir… Ce n’est pas facile à expliquer mais cette idée, qui me tient à cœur, sera, si elle se réalise, une bouffée d’air frais pendant l’écriture du second volume, puisque ce sera un travail collectif et non solitaire comme la rédaction d’un roman.

Que peut-on vous souhaiter ?

D’être en bonne santé pendant les vingt années à venir pour mener à bien tous mes projets.

Un message pour quelqu’un, n’importe qui ?

« Les retours des lecteurs me seront précieux 

pour appréhender la suite... »

Je suis curieux de connaître la vision des lecteurs. Quand on lit un livre, on fait le même travail d’adaptation qu’un cinéaste qui adapte un roman à l’écran. Je suis curieux de savoir quels points intéressent, comment l’histoire est interprétée, etc. Par pure curiosité et aussi par intérêt : écouter les lecteurs permet de recadrer le récit du prochain livre.

Un dernier mot ?

Enjoy ! bien sûr, parce que lire, c’est d’abord un plaisir.

 

Bruno Birolli 2017

 

 

Partie II: Images et sons choisis, par Bruno Birolli

Pour accompagner le livre et se plonger dans l’ambiance noir-jazzy

du Shanghai des concessions, fin des années 1920-années ’30...

Yiyi 1930s-shanghai-ballroom

« Thé dansant à Shanghai »

 

Policiers

« Policiers chinois, indiens et européens de la police

du Settlement (Concession internationale) »

 

Coolies Fokien rd _ Marché de rue No-1

« Marché de Fookien Road (Concession internationale) »

 

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« Vue aérienne du Bund »

 

nanjing road_1917

« Nanking Road »

 

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« Vue du Hangpu (Whangpoo, la rivière qui baigne le Bund) »

 

 

 

 

 

 

 

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15 janvier 2017

« Usage de la force et son contrôle: comparaison France-Allemagne du rôle des parlements », par Delphine Deschaux-Dutard

Delphine Deschaux-Dutard, maître de conférences en science politique à l’université Grenoble-Alpes et membre du Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes (CESICE), avait à ma demande composé en décembre 2015 pour Paroles d’Actu, peu de jours après les attentats meurtriers du 13 novembre, un très intéressant article intitulé : « ONU, OTAN, UE : implications et perspectives de la sécurité et de la défense collectives après les attentats de Paris ». Treize mois après, voici une nouvelle contribution qu’elle nous livre après commun accord : un texte à haute valeur informative qui compare la manière dont les parlements nationaux de France et d’Allemagne abordent, sur le papier - constitutionnel - et dans la pratique, les questions touchant à l’usage de la force militaire et au contrôle de celle-ci. Deux démocraties libérales, voisines et partenaires, mais des fonctionnements très éloignés sur ces points ; on touche là aux institutions telles qu’elles ont été façonnées, héritage dans un cas comme dans l’autre de l’histoire récente, particulière, de chacun des deux pays. Merci, Delphine Deschaux-Dutard, pour ce document. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche

 

Bundestag

Photo : le Bundestag, la chambre basse du parlement de la République fédérale d’Allemagne.

« Usage de la force et contrôle démocratique: le rôle des arènes

parlementaires. Une comparaison France-Allemagne. »

par Delphine Deschaux-Dutard, le 10 janvier 2017

Dans un contexte de menace terroriste accrue ces dernières années, la question du contrôle démocratique des armées et de l’usage de la force militaire est devenue fondamentale dans nos États de droit contemporains, et se repose aujourd’hui avec force dans le contexte de la lutte contre le terrorisme et l’implication des forces armées dans cette lutte, sur le territoire national et à l’extérieur des frontières. Ce retour de l’usage de la force ne peut donc faire l’économie d’une analyse du contrôle démocratique sur cette force, et au moment où le vocabulaire employé par les élites gouvernementales tend de plus en plus à employer le terme de « guerre » pour justifier l’usage de la force armée contre la menace terroriste protéiforme*. En parallèle, il importe d’interroger la place de l’arène parlementaire dans son rôle de contrôleur démocratique de l’institution militaire, incarnant le principe fondamental en démocratie de soumission de l’armée aux autorités politiques, dans un contexte global de technicisation des politiques publiques et d’accroissement de la coopération internationale rendant l’exercice parlementaire d’autant plus complexe qu’il tend à leur échapper partiellement.

* Selon un récent sondage Ifop, la lutte contre le terrorisme constitue le premier sujet de préoccupation des Français dans 67% des cas, mais la confiance des citoyens semble aller d’abord aux forces de police et de gendarmerie (69%) plutôt qu’aux forces armées à travers l’opération Sentinelle (39%). Sondage IFOP pour l’Observatoire des politiques publiques, « Les Français et leur sécurité », octobre 2016 (http://www.ifop.com/media/pressdocument/941-1-document_file.pdf, consulté le 8/12/2016).

Ce contrôle démocratique peut varier en fonction de son étendue, des acteurs qui le mettent en œuvre, ou encore de sa qualité ex ante ou ex post quand il s’agit de contrôler les déploiements de forces armées en opérations. L’arène parlementaire représente en effet le lieu de la démocratie le plus emblématique dans l’exercice du contrôle politique sur les forces armées à travers les compétences parlementaires sur les questions de défense, ou « war powers ».

La comparaison de deux cas, la France et l’Allemagne, permet ici d’éclairer combien deux démocraties rompues à la pratique de la coopération militaire bilatérale autant que multinationale continuent de différer en matière de contrôle démocratique de l’usage de la force. Il s’agit en l’occurrence de montrer combien le contrôle parlementaire de l’usage de la force tend à diverger dans ces deux pays, qui peuvent être présentés comme constituant les deux extrémités d’un axe allant du contrôle parlementaire souple et peu formalisé (cas français) à un contrôle parlementaire strict et formalisé (cas allemand).

L’intérêt de comparer ces deux États en particulier provient non seulement de la pratique de longue date d’une coopération militaire institutionnalisée entre eux suite au Traité de l’Elysée de 1963, mais du fait qu’en 2015-2016, ces deux Etats ont été confrontés sur leur propre sol à des menaces terroristes formalisées (attentats de Charlie Hebdo, Paris et Nice en France, faits terroristes à Munich et Ansbach en Allemagne en juillet 2016 et attentat de Berlin en décembre 2016) et ont mis en place une réflexion sur l’usage interne de la force militaire face à cette menace terroriste.

 

Des dispositifs du contrôle parlementaire en matière d’emploi de la force fortement divergents

La relation armée-autorités politiques, naturelle en France, est une relation plus pragmatique en Allemagne, où la technique de gouvernement de l’armée repose sur un asservissement idéologique de celle-ci à l’autorité démocratique par excellence : le Bundestag.

Un contrôle parlementaire ex ante sur l’usage de la force en Allemagne

Le régime politique allemand a placé au cœur de son fonctionnement en matière de défense le principe de subordination de l’armée aux autorités politiques à travers le concept d’« armée parlementaire » (Parlamentsarmee). Ce concept affirmé par la cour constitutionnelle de Karlsruhe lors de son jugement historique de 1994 levant les contradictions contenues dans la Loi fondamentale allemande concernant la question de l’usage de la force militaire et de son contrôle parlementaire a été depuis réaffirmée à maintes reprises par les gouvernements successifs. Il va de pair avec la notion de « réserve parlementaire » (Parlamentsvorbehalt) qui implique la nécessité d’approbation de l’usage des troupes allemandes par l’arène parlementaire. En effet, suite au traumatisme du IIIème Reich, l’Allemagne s’est dotée de dispositions constitutionnelles contradictoires dans la Loi fondamentale de 1949 qui ont eu pour effet de verrouiller les possibilités d’emploi de la Bundeswehr en dehors du territoire couvert par l’OTAN. La contradiction entre les articles 87a et 24 a finalement été tranchée par un jugement historique de la cour de Karlsruhe, en 1994.

« En Allemagne, il n’y a aucun "chèque en blanc"

du parlement en matière d’interventions

militaires extérieures »

Néanmoins, selon les dispositions de la Loi fondamentale, le Bundestag doit approuver à la majorité simple tout engagement de l’armée allemande dans une opération extérieure, qu’elle soit militaire ou humanitaire (article 87a). De même, toute intervention de la Bundeswehr doit immédiatement cesser si le Bundestag ou le Bundesrat le décident (article 87a). C’est ainsi bien un contrôle ex ante qui est défini en Allemagne. Le Bundestag vote d’ailleurs en détail le mandat donné au ministre de la Défense pour envoyer la Bundeswehr en opérations extérieures, y compris les lieux précis et les coûts engendrés par l’opération en question (article 3). Il n’y a donc aucun « chèque en blanc » mais au contraire un examen parlementaire scrupuleux des circonstances et des conditions du déploiement militaire extérieur.

La loi de 2005 définit également les rares exceptions permettant une procédure de contrôle accélérée et une approbation parlementaire ex post : c’est le cas des déploiements de très faible intensité, de même que les déploiements militaires rendus nécessaires par un péril imminent ou par l’existence d’une catastrophe naturelle par exemple (article 4). Ainsi si l’initiative de l’usage de la force armée revient bien au gouvernement allemand, la responsabilité repose néanmoins conjointement sur le gouvernement et sur le parlement à travers la nécessité d’approbation parlementaire préalable : certains auteurs évoquent un système de « double clef ».

Le Bundestag a ainsi approuvé entre 80 et 100 déploiements extérieurs de la Bundeswehr depuis 1994**. Le dernier vote du 10 novembre 2016 a consisté à prolonger le mandat de la Bundeswehr en Irak***. Bien entendu, les war powers du Bundestag s’étendent également aux autres domaines classiques qui composent le contrôle parlementaire des politiques de défense, telles que l’approbation du budget de la défense par exemple.

** Ce chiffre inclut les prolongations de mandat, comme dans le cadre de la participation de la Bundeswehr à la FIAS en Afghanistan ou à l’opération Atalante de lutte contre la piraterie maritime.

*** 150 soldats allemands sont actuellement déployés à Erbil, depuis l’été 2014, dans le cadre d’une opération de formation des soldats Peshmerga : environ 2000 Peshmerga sur les 11 000 concernés par l’opération ont ainsi été formés par la Bundeswher en deux ans.

« En Allemagne, les forces armées disposent de leur

propre représentant auprès du parlement »

Outre le dispositif constitutionnel et juridique, deux autres éléments renforcent la capacité de contrôle du Bundestag sur l’usage de la force armée :

  • La commission parlementaire allemande sur la Défense, dotée d’un statut constitutionnel, exerce un contrôle effectif sur le gouvernement en matière de défense (à travers son droit d’information et ses compétences d’enquête), de conseil auprès de l’assemblée plénière du Bundestag sur les questions militaires et de lien avec le représentant de l’armée allemande au Bundestag, le Wehrbeauftragte.

  • Le commissaire parlementaire aux forces armées (Wehrbeauftragte), constituant un accès direct au parlement sans équivalent en France. Celui-ci incarne un relai direct entre l’institution militaire et l’arène parlementaire, permettant à la fois un échange d’informations mais également une prise en compte des opinions véhiculées par les forces armées à travers leur représentant parlementaire.

Concernant le cas de l’usage des forces armées en interne sur le territoire allemand, la question divise la classe politique allemande depuis plusieurs décennies. La Loi fondamentale définit, outre l’emploi de la Bundeswehr pour la défense territoriale traditionnelle du pays (article 87a §2.2), des possibilités très strictement circonscrites d’emploi des forces armées allemandes en interne en cas de situations d’une extrême gravité (Notstandgesetz) pour la défense d’objectifs civils et pour des accidents extraordinaires (article 87a §3.3). Leur emploi en interne doit être approuvé à une majorité des deux tiers par le Bundestag, et la déclaration de l’état de défense (Verteidigungsfall) requiert l’approbation du Bundesrat (représentant des Länder)****. C’est donc encore ici un contrôle parlementaire ex ante qui s’applique. La Bundeswehr avait par exemple été déployée en interne lors de la crue extraordinaire de l’Elbe, de la Mulde et du Danube en août 2002. 45 000 soldats avaient été engagés dans cette mission aux côtés des forces de sécurité civile.

**** L’état de défense n’a jamais encore été invoqué en Allemagne. Un député du Bundestag nous indiquait qu’il s’agissait d’un cas extrême en donnant l’exemple d’un bombardement du Bundestag comme élément déclenchant, autrement dit un événement plus qu’improbable. Entretien à Berlin, 30/11/2016.

Plus récemment en 2015, les soldats de la Bundeswehr ont participé à l’accueil des migrants sur le territoire allemand. Ainsi, le dernier Livre blanc allemand de la Défense de 2016 rouvre la discussion sur les possibilités d’emploi de la Bundeswehr en interne, en évoquant également le cas de la lutte contre le terrorisme. Suite aux attentats de Paris et Nice, et aux attaques terroristes isolées à Munich et Ansbach à l’été 2016, la ministre de la Défense a invité à la réflexion sur un élargissement du spectre d’engagement de la Bundeswehr en interne afin de prendre en compte la responsabilité collective de l’État fédéral et des Länder dans la sécurité intérieure. Pour autant, la séparation de principe entre police et armée n’est pas remise en question dans le texte en projet.

Prééminence présidentielle et contrôle parlementaire ex post en France

« En France, sur l’usage de la force armée,

c’est l’exécutif, et non le parlement,

qui est souverain »

L’armée française constitue une institution au positionnement particulier au sein de l’État, liée à l’autorité politique suprême : le président de la République est constitutionnellement le chef des armées (article 15 de la Constitution), témoignant d’un héritage monarchique fort. Dans le cas du recours à l’usage de la force armée, le contrôle parlementaire en France ne ressemble en rien à la situation allemande. L’exécutif est en position de force et le législatif en position de faiblesse quand il est question de l’usage de la force armée. En effet, l’approbation parlementaire de l’emploi des forces militaires ex ante n’existe pas dans le système politique français. Jusqu’à la révision constitutionnelle de 2008, le parlement n’avait tout simplement aucune voix au chapitre sur la question des opérations extérieures, sauf cas particulier de la déclaration de guerre (article 35 de la Constitution). Néanmoins, le nouvel article 35 de la Constitution dispose en effet que :

« Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n’est suivi d’aucun vote. Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement. Il peut demander à l’Assemblée nationale de décider en dernier ressort. »

La prudence des termes est frappante lorsqu’ils sont comparés avec les dispositions constitutionnelles allemandes. Le premier vote historique a eu lieu le 21 septembre 2008 à l’occasion de la décision de prolongement du mandat de l’armée française en Afghanistan. Depuis lors, le parlement français a pu voter sur la prolongation des interventions militaires au Mali ou en Libye notamment, sans vive polémique. La question de l’opération en Afghanistan a néanmoins révélé à partir de 2008 une fissure dans le consensus politique national autour des questions militaires. Cela n’a pour autant pas entraîné d’activisme majeur des parlementaire sur les questions militaires.

En outre, les députés français peuvent certes constituer une commission d’enquête, ou convoquer des auditions d’acteurs clefs de la défense, ce qui est fréquent dans le cadre de l’opération intérieure Sentinelle depuis 2015, mais ils ne peuvent pas convoquer directement le chef d’état-major des armées pour l’auditionner si le ministère de la Défense ne donne pas son aval au préalable. Cette faiblesse parlementaire en matière de défense est traditionnellement favorisée par le gouvernement.

Cependant, il existe plusieurs instruments qui peuvent lui permettre d’exercer non pas un réel contrôle mais plutôt un suivi des questions de défense et plus précisément de l’usage de la force :

  • Les questions orales et écrites ;

  • les parlementaires peuvent organiser un débat sur un sujet déterminé (article 50§1 de la Constitution modifiée en 2008) ;

  • ils peuvent par un vote à la majorité simple, établir une commission d’enquête sur des questions de défense (article 140 du règlement intérieur de l’Assemblée nationale) et disposent, comme en Allemagne, d’une commission spécialisée. Plus précisément, la commission Défense de l’Assemblée nationale joue ici un rôle non négligeable en conduisant des auditions de hauts responsables de la défense(article 45 du règlement de l’Assemblée nationale), en étant apte à lancer une mission d’information ou d’enquête, et en produisant surtout de nombreux rapports sur les questions de défense.

  • ils effectuent des visites régulières auprès des troupes sur le terrain.

Enfin, dans le cas de l’usage de la force armée à l’intérieur du territoire national, le cas spécifique de l’opération Sentinelle mérite examen. Cette opération prend tout d’abord naissance dans un contexte juridique particulier : celui de l’état d’urgence. Proclamé par le président de la république le 14 novembre 2015 suite aux attentats de Paris, l’état d’urgence est un cadre juridique d’exception. L’opération Sentinelle est une action décidée par le chef de l’État en réaction aux attentats terroristes de janvier 2015. Cette opération est inédite et vient en complément des forces de sécurité intérieure pour renforcer la sécurité sur le territoire national. Mais elle est également une action de renforcement du plan initial, Vigipirate. Et contrairement au cas de l’état de siège défini à l’article 36 de la Constitution, aucun pouvoir exceptionnel n’est attribué aux autorités militaires dans le cadre de l’état d’urgence.

« Le parlement a son mot à dire sur la prorogation

de l’état d’urgence ; il n’exerce pas

de contrôle direct sur l’opération Sentinelle »

Le parlement doit d’ailleurs - et il l’a fait à cinq reprises depuis novembre 2015 - se prononcer par un vote sur la prorogation de cette situation juridique d’exception au-delà de douze jours. C’est donc bien le cadre juridique et non l’opération Sentinelle elle-même qui a fait l’objet d’un contrôle parlementaire. L’article 35 de la Constitution révisée en 2008 insiste sur la nature extraterritoriale des interventions militaires dont le Parlement peut être en mesure d’approuver la prorogation. De plus l’engagement des armées sur le territoire national, y compris dans le cadre du contrat opérationnel de protection, s’inscrit dans le droit commun en matière de sécurité et de défense. Le code de la défense (article L.1321-1) prescrit « qu’aucune force armée ne peut agir sur le territoire de la République pour les besoins de la défense et de la sécurité civile sans une réquisition légale. » Cet article rappelle ainsi le principe de séparation des pouvoirs et engendre l’absence de toute intervention du législateur.

→ Depuis le 14 janvier 2015, plus de 10 000 soldats de l’armée de Terre sont ainsi déployés sur le territoire français, à des fins de protection de la population sur le territoire français, cela sans que l’arène parlementaire n’ait eu à se prononcer sur cet usage de la force armée, ce qui serait une situation impensable outre-Rhin.

 

Des pratiques de contrôle parlementaire de l’usage de la force enracinées dans la construction historique des régimes

Les divergences de mise en œuvre des dispositifs existants, si elles révèlent quelques rares convergences, démontrent bien plus le rôle de l’historicité de la relation armée-autorités civiles dans les deux États ici considérés.

En Allemagne, l’importance accordée au parlement dans l’emploi de la Bundeswehr offre une plateforme à l’opposition politique, notamment à travers l’usage des questions au gouvernement. Les questions parlementaires peuvent d’ailleurs être adressées à un ministre en particulier, et en l’occurrence au ministre de la Défense, qui est en Allemagne le chef des forces armées. De même, chaque député peut demander l’accès à des documents ministériels concernant la sécurité et la défense (article 16).

Enfin, les députés, tant de la majorité que de l’opposition, n’hésitent pas à faire usage de l’instrument de l’enquête parlementaire en matière de défense : un quart des députés allemands peuvent demander une enquête sur n’importe quel sujet d’intérêt public (article 44 de la Loi fondamentale). Un exemple récent permet de saisir la force de l’instrument d’enquête parlementaire aux mains du Bundestag : il s’agit de l’enquête parlementaire sur le raid mené par l’OTAN à Kunduz, sur les ordres d’un commandant en Afghanistan en 2009 ; cette action avait mis en grande difficulté politique le ministre de la Défense de l’époque, Karl-Theodor zu Guttenberg. Les députés allemands, mais c’est également vrai pour les députés de la commission Défense français, font également régulièrement usage de leur droit de visite des troupes sur le terrain.

Un autre instrument offre dans la pratique une arme puissante au Bundestag : les recours devant la cour constitutionnelle : un tiers des députés du Bundestag peut déposer une requête devant la cour constitutionnelle de Karlsruhe à l’encontre d’une décision d’engager les forces armées allemandes dans une opération (article 93§1.2 de la Loi fondamentale).


Un recours récent permet d’illustrer cet argument : il s’agit du recours adressé à la cour en 2007 par la fraction des Verts du Bundestag contre l’utilisation de Tornados de la Luftwaffe dans le cadre de la surveillance aérienne du sommet du G8 à Heiligendamm. L’argumentaire des Verts consistant à dire que cet usage allait à l’encontre des conditions fixées dans la Loi fondamentale a été validé par la cour constitutionnelle allemande, démontrant combien l’utilisation de la force armée en interne divise profondément la classe politique allemande. Un élargissement du spectre d’emploi interne de la Bundeswehr nécessiterait cependant une révision constitutionnelle car les conditions de l’article 87a§3.3 sont très restrictives. Or, les sociaux-démocrates et les Verts s’opposent pour l’instant à cette éventualité. Ce point de l’emploi interne de la Bundeswehr, malgré la thèse du risque terroriste en interne, est d’autant plus litigieux que la cour constitutionnelle a rendu un arrêt en 2005 sur la loi de sécurité aérienne (Luftsicherheitsgesetz) dans lequel elle interdit un emploi de la Bundeswehr contre des avions de ligne détournés par des terroristes en avançant que cela n’est pas conciliable avec le principe de dignité humaine. Et même si la ministre de l’Intérieur de Bavière avait évoqué la possibilité d’un emploi de la Bundeswehr comme soutien aux forces de police suite à l’attaque terroriste de Munich le 22 juillet 2016, cette question clive très fortement la coalition avec des conservateurs (CDU) enclins à assouplir les conditions d’emploi de la Bundeswehr en interne face à la menace terroriste, et des sociaux-démocrates, des libéraux et des Verts fermement opposés à cet argument qui franchirait une ligne rouge allemande héritée de la structuration historique du lien-armée nation dans la République Fédérale, soit la stricte répartition des tâches entre la police (responsable de la sécurité intérieure) et l’armée (responsable de la défense et de la sécurité extérieure).


Il ne faut pas occulter la dimension polémique que revêtent les questions de défense, et surtout de l’usage de la force en Allemagne. Si 77% des citoyens allemands interrogés pensent que la Bundeswehr est importante pour l’Allemagne, 71% d’entre eux perçoivent positivement la participation de la Bundeswehr à des opérations extérieures, mais 25% s’y déclarent opposés (d’après un sondage daté de 2013).

« Dans la pratique, l’exécutif fédéral allemand

ne soumettrait au vote aucun projet d’usage

de la force susceptible d’être rejeté par le

parlement ; c’est pourquoi il n’y a pas eu

d’intervention de l’Allemagne en Libye »

Fait étonnant : malgré l’incontournable approbation parlementaire ex ante, dans la réalité aucun vote négatif concernant un déploiement de la Bundeswehr en opérations extérieures n’a été enregistré depuis 1994. Cela provient de ce que le gouvernement et les députés négocient en amont : en pratique, le gouvernement allemand ne se risquerait pas à soumettre au vote un projet d’usage de la force qui n’aurait aucune chance d’être adopté. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre pourquoi la chancelière a finalement refusé d’engager l’Allemagne militairement en Libye en 2011 (abstention allemande au Conseil de sécurité de l’ONU sur la résolution du 17 mars 2011).

En France, la tendance à la présidentialisation du régime sous la Vème République conduit à une exacerbation du « domaine réservé » du Président sur les questions de défense. En outre, le poids de cet exécutif par rapport à l’arène parlementaire est renforcé par l’existence d’un état-major particulier composé de trois officiers supérieurs au service du Président, ainsi que d’un cabinet militaire du Premier ministre, leur permettant d’acquérir très rapidement une palette d’options militaires à mettre en œuvre. Ainsi, dans la pratique, seuls, le Président - avec le Premier ministre, en vertu de l’article 19 de la Constitution française de 1958 - décident de l’envoi des troupes à l’étranger ou, dans le cas de Sentinelle, d’un déploiement sur le territoire français.

Une fois passé le délai de quatre mois sur le terrain pour la force déployée, ou dans le cas du vote d’une prolongation de mission, il paraît difficilement envisageable que l’Assemblée nationale puisse imaginer retirer sa confiance aux soldats engagés en opération pour tenter de punir le gouvernement. En outre, l’examen de l’ensemble des questions parlementaires démontre un usage a minima de l’instrument des questions parlementaires en matière de défense.

« Il existe en France un consensus transpartisan

solide quant aux grands fondamentaux

de la politique de défense »

Cette pratique minimaliste du contrôle parlementaire s’explique également en France par l’existence pendant de nombreuses décennies d’une forme de consensus transpartisan sur les grands fondamentaux de la politique de défense. Ce consensus a néanmoins été remis en cause par la durée de l’engagement français en Afghanistan depuis 2008 et la réintégration de la France au sein de la structure militaire intégrée de l’OTAN, mais sans que cela n’ait de conséquence majeure sur le contrôle parlementaire de l’usage de la force en France. Dans un contexte post-attentats en 2015-2016, le phénomène de ralliement au drapeau de l’opinion publique française ne favorise guère l’émergence de réelles remises en cause.

Pour autant, dans la pratique, le parlement n’est pas complètement effacé : la commission Défense reste le maillon le plus symbolique du suivi parlementaire - à défaut de réel contrôle ex ante - des questions militaires, et notamment d’usage de la force. Cette commission se caractérise par la détention d’une expertise et d’un volontarisme.

En ce qui concerne l’opération Sentinelle en revanche, le parlement n’exerce guère d’autre prérogative que l’approbation des rallonges budgétaires demandées par le gouvernement en 2015-2016. Aucun débat de même type que les débats sur les opérations extérieures n’a encore eu lieu en séance plénière à l’Assemblée nationale (il n’y a d’ailleurs pas eu de vote sur ce point lors du Congrès de Versailles 16 novembre 2015). Sa dimension faiblement polémique jusqu’ici, même parmi les rangs de l’opposition, favorise cette situation inédite d’un déploiement sur le territoire français et dans la durée, sans vote majeur au Parlement.

Néanmoins, les groupes parlementaires conduisent régulièrement des débats internes sur ce déploiement militaire spécifique, et une quarantaine de députés assurent un suivi, notamment par le biais de rapports parlementaires réguliers et d’auditions du ministre de la Défense. Quelques voix discordantes tendent d’ailleurs à s’élever parmi les parlementaires, comme dans le cas de la sénatrice Leila Aichi déplorant l’absence de réel débat parlementaire d’ampleur. Cet absence de contrôle parlementaire sur le cas du déploiement Sentinelle se double d’un argumentaire politique soulignant le renforcement du lien armée-nation, en obérant ainsi toute capacité d’examen parlementaire critique à court terme, dans un contexte d’état d’urgence prolongé jusqu’aux élections présidentielles de mai 2017 au moins.

« Les différences marquées sur le contrôle

parlementaire de l’usage de la force

dans les deux pays tiennent pour beaucoup

à l’histoire particulière de l’un et de l’autre »

Ces divergences dans la mise en œuvre du contrôle parlementaire, outre la différence criante des dispositifs constitutionnels en France et en Allemagne, s’expliquent à travers la structuration historique du lien armée-autorité politique dans les deux États. Les relations entre les hauts responsables militaires et politiques en France et en Allemagne demeurent marquées par le poids de la structuration historique des liens entre institution militaire et autorités civiles. En France, l’institution militaire a assimilé les grands courants de tradition nationale, révolutionnaire et jacobine et les a intégrés avec ceux de la tradition royale et impériale. En revanche, dans le Reich bismarckien marqué par une hiérarchie sociale fermée, le statut des militaires surplombait largement celui de la bourgeoisie. Ce statut privilégié du personnel militaire sous l’empire allemand a d’ailleurs été repris et exacerbé par Hitler dans le fonctionnement du IIIème Reich. De ces deux historicités, sont nés deux types de relation entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire en France et en Allemagne : une méfiance de la sphère politique allemande envers l’armée et la construction d’une armée citoyenne et nourrie à l’instruction civique ; une prééminence de l’exécutif présidentiel sur les affaires de défense, héritées à la fois de l’appartenance du général De Gaulle à l’institution militaire et de la méfiance suscitée par le rôle joués par une partie de la hiérarchie militaire française lors de la Guerre d’Algérie, et en particulier pendant le putsch d’Alger de 1961. Ces historicités différenciées du lien armée-politique se retranscrivent aujourd’hui dans les différences marquées du contrôle parlementaire de l’usage de la force sur les deux rives du Rhin.

 

Delphine Deschaux-Dutard

Delphine Deschaux-Dutard est maître de conférences en science politique

à l’université Grenoble-Alpes et membre du Centre d’études

sur la sécurité internationale et les coopérations européennes.

 

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9 janvier 2017

« L'identité républicaine, la plus universelle des singularités », par Fatiha Boudjahlat

Fatiha Boudjahlat, enseignante, et secrétaire nationale du Mouvement républicain et citoyen (MRC), en charge de l'éducation, est avec Célina Pina la cofondatrice du mouvement Viv(r)e la République. Parmi ses chevaux de bataille : l’« égalité en droits et en dignité » des femmes, et la laïcité. Fin septembre, je l’avais invitée à coucher pour Paroles d’Actu sa réflexion, à composer un texte autour de la question suivante : « L’identité nationale, c’est la République ? ». Son texte, qui vient de me parvenir, est un manifeste passionné pour la reconstruction active d’une communauté politique des citoyens, seule capable de prévenir le fractionnement - pour ne pas dire la fracturation - de la nation à la faveur de réflexes communautaristes, sur fond de tensions volontiers attisées par des militants de tous bords (identitaires, indigénistes, et autres libéraux par dogme). Je la remercie pour cette composition, éminemment d’actualité, deux ans après le choc Charlie, et à quelques mois d’une élection présidentielle qui s’annonce certainement plus décisive que les précédentes. Permettez-moi enfin, pour cette première publication d’une année qui s’annonce décidément incertaine, de vous adresser à toutes et tous, collectivement mais personnellement, mes meilleurs vœux pour une année 2017 favorable. Nicolas Roche

 

Marianne

La Marianne républicaine, buste. Src. : Sipa/Marianne.

« L’identité républicaine,

la plus universelle des singularités »

par Fatiha Boudjahlat, le 4 janvier 2017

Un des enjeux importants de la campagne présidentielle de mai prochain résidera dans l’articulation entre identité, nation et souveraineté. La première est en général associée à l’individu, à la différence des autres, les trois sont pourtant liées. La souveraineté s’entend comme l’autorité politique exercée par la Nation. Cette autorité fonde l’identité collective du peuple en tant que Nation composée d’égaux en droits et en devoirs. En république, l’exercice partagé de l’autorité politique place l’identité du côté de la citoyenneté. Or, des forces centrifuges se combinent pour masquer le vrai enjeu de l’autorité politique partagée sous les guenilles du débat identitaire, parce que la tribu n’est pas la Nation et ne prétend pas aux prérogatives de la Nation. On retrouve aussi une question clef liée à la définition de l’identité : dans son article Identité nationale, communauté, appartenance. L’identité nationale à l’épreuve des étrangers, Pierre Lauret préfère substituer à la notion d’identité celles d’appartenance et d’identification. Mais peut-il y avoir appartenance sans sentiment d’appartenance ? Comment évoquer une identification sans modèle, éléments préexistants auxquels s’identifier ? À quel modèle ou référent s’identifier ? Enfin, la cohérence politique ne conduit-elle pas à réintroduire ce terme désuet d’allégeance ?

Les forces centrifuges

- La construction socio-culturelle de l’archipel mondial mégapolitain qui conduit à faire croire qu’il n’y a plus de différences entre les nations mais une joyeuse et festive citoyenneté mondiale ; qui exclut ceux qui n’ont pas les moyens d’intégrer ce mode de vie à haute valeur ajoutée. Comme l’écrivait le géographe Laurent Faret, nous sommes passés d’« une culture de la mobilité à un capital social du mouvement ». Et ce capital social présente les mêmes travers que le capital économique et culturel. Il est mal distribué, il distingue et favorise la reproduction sociale puisqu’il va là où il est déjà. L’altérité est niée au profit d’une nouvelle classe sociale mondialisée. Je repense à cet appel commun entre Anne Hidalgo et Saddiq Khan, se donnant comme objectif en tant que maires de leurs villes-monde de constituer des « contrepoids puissants face à la léthargie des États-nations et à l'influence des lobbys » (voir : article Le Parisien). Associer l’État-nation, dont la mention ici n’a rien d’anecdotique, cadre politique de l’intérêt général de son peuple, aux lobbys, qui défendent contre rémunération des intérêts particuliers, est surtout très significatif de cette conception politique qui fait de l’attachement à son pays et à cette forme juridique qu’est l’État-nation, un crime, un archaïsme, un passéisme. Le rêve de ces maires des villes-monde ? Obtenir une autorité politique aux dépens de l’État-nation.

« Au-dessus des identités "secondes"

parce qu’individuelles et intimes,

il y a l’identité politique du citoyen »

- L’Union européenne et sa volonté d’en finir avec l’État-nation. L’Union européenne, pour reprendre la formule de l’économiste Jérôme Maucourant, c’est « une démocratie sans souveraineté ». Étienne Picard, professeur de droit public, a tenu des propos qui vont dans le même sens : « [La citoyenneté européenne] ne peut être une vraie citoyenneté dans la mesure où elle ne permet pas de participer à l'exercice de quelque souveraineté que ce soit. » Il ajoute que cette pseudo citoyenneté européenne « sert surtout les intérêts de l'UE elle-même. » Le vote devient un simple rituel sans consistance. Vite critiqué et mis à mal quand le vote n’est pas satisfaisant. Un exemple est fourni avec la politique des langues, régionales ou extracommunautaires (voir : article Le Figaro). La crispation identitaire à laquelle nous assistons se nourrit de cette perte de souveraineté, comme ces référendums dont on ne tient pas compte ou ces peuples rabroués de n’avoir pas voté comme les élites souhaitent qu’ils votent. Pierre Leuret écrit dans le même article : « Le "nous" national a pour socle véritable le partage de la souveraineté (nous qui sommes liés comme sujets de la décision, de l’attribution, de l’allocation, de la répartition). » Ce défaut d’identité par l’exercice d’une autorité politique au travers de la citoyenneté politique est surcompensé par des substituts à haute valeur ajoutée symbolique. C’est l’enjeu des passions culturelles. Ainsi, la crèche de Noël dans les lieux d’exercice du pouvoir comme les mairies, devient un marqueur culturel et civilisationnel (voir : article Marianne). Un enjeu pour des personnes que l’on ne voit pourtant guère à la messe. Ils y placent un sens, une signification qui dépassent largement l’hommage à la naissance de Jésus. Cette réaction est épidermique. Il n’est pas anodin que ce soit dans un livre intitulé Penser l’Europe qu’Edgar Morin écrive : « Nous vivons dans l’illusion que l’identité est une et indivisible alors que c’est toujours un unitas multiplex. Nous sommes tous des polyidentitaires, dans le sens où nous unissons en nous une identité familiale, une identité transnationale éventuellement, une identité confessionnelle ou doctrinaire. » Aucune référence à la citoyenneté, c’est-à-dire au moyen de sortir par le haut du débat sur l’identité, de sortir des contingences vers l’acte politique de la décision. Morin vante des identités reçues. Quand la Constitution précise que la France est une République indivisible, cela ne signifie pas qu’elle est un monolithe. Elle veut dire, et c’est le sens du terme « indivisible », qu’aucune partie de sa population ne peut s’approprier et exercer seule l’autorité politique. L’identité doit être indivisible, si elle est politique et non ethnique, puisqu’aucune de nos identités reçues ne doit prétendre décider de nos choix politiques, guidés par l’intérêt général. Au-dessus de ces identités secondes parce qu’individuelles et intimes, il y a l’identité politique du citoyen. À condition que son exercice soit reconnu, ce que l’UE tend de moins en moins à faire.

« L’époque est à la valorisation de loyautés

anciennes et héritées; rien n’est moins républicain

que le multiculturalisme »

- La tentation multiculturaliste. La Nation ne reconnaît que des citoyens qui peuvent s’associer. L’époque est à la valorisation de loyautés anciennes et héritées : le bled, la tribu, le régionalisme. Rien n’est moins républicain que le multiculturalisme. La République, c’est un Droit et des principes qui s’appliquent sur un territoire. Pour la France, ce territoire comprend la métropole et les outremers. Le multiculturalisme est la traduction juridique de la différentiation culturelle et ethnique des droits : c’est la juxtaposition sur un même territoire de droits différents obtenus à par l’appartenance et donc l’allégeance à une communauté. C’est la personnalité des lois qui existait à l’époque de Clovis. Selon le philosophe Alain Renaut, le multiculturalisme revient à « introduire un autre sujet de droit que le sujet individuel et à mettre la reconnaissance de ce dernier en concurrence avec celle d’un autre porteur de droits (la communauté de culture et de traditions) vis-à-vis duquel il devient possible de relativiser la valorisation absolue des libertés individuelles »*. La reconnaissance de l’individu comme porteur et donc comme sujet de droit passe alors par l’appartenance à une communauté et non par l’appartenance à la Nation. Nous sommes dans la situation paradoxale de l’hyperinflation de demandes de reconnaissance communautaire, d’exercices de libertés, ce qu’est un droit, tout en contestant la territorialité du Droit et donc sa vocation universelle.

* Conférence donnée en 2002 dans le cadre de l’Université de tous les savoirs.

Identification et appartenance

« En république, j’embrasse l’héritage,

glorieux ou infâme »

En république, je peux affirmer que mes ancêtres sont gaulois. Ou plus exactement, celtes. Il ne s’agit pas de l’identité comme substance, mais d’identité comme filiation historique, c’est-à-dire un lien assumé qui lie dans le présent une communauté politique. Tout comme je peux défendre la laïcité et ne rien trouver à redire aux jours fériés chrétiens. C’est tout le sens de l’héritage, notion qui semble contaminer l’identité, en la plaçant du côté du passé, de la rapine, de la prédation, du privilège, de la fermeture. En république, j’embrasse cet héritage, glorieux ou infâme. Il y a une histoire, un patrimoine culturel historique dont il faut tenir compte. La Loi de 1905, tout comme les droits civils, n’abolissent pas le passé, pas plus qu’ils n’abolissent la mémoire et la notion d’héritage. Les derniers arrivés sont nouveaux. C’est le sens du « Après-vous » du philosophe Lévinas, un « Après-vous » d’ordre éthique. Je ne suis pas la première, et donc je ne suis pas la seule, et je n’ai pas à contraindre les autres avec mes exigences individuelles. La société n’a pas à prendre en compte toutes les revendications communautaires au nom de cet égalitarisme qui s’avilit en relativisme et équivalence anhistoriques. On ne peut mettre sur le même plan historique et légal l’Aïd, Roch Hachana et Noël. Sauf à basculer dans un relativisme culturel que les extrémistes religieux appellent de leurs vœux : tout se vaut, toutes les fêtes se valent. Dans ce rêve des communautaristes, mais aussi des libéraux à l’anglo-saxonne (concept de Big Society par exemple), ce n’est plus l’État qui garantit ces droits ou une protection sociale à chaque individu. Il s’en sera déchargé sur la communauté d’appartenance. C’est moins coûteux et assure à la communauté un prestige garant de son pouvoir sur l’individu. Protection, droits, distinction, l’identité se décentralise et se dépolitise, aussi bien que les compétences.

« Le patriotisme, sentiment qui n’a rien de vulgaire,

n’exclut que ceux qui le méprisent et s’y opposent »

Ce qui concourt à une course à l’échalote identitaire est la surcompensation du relativisme qui fait croire que notre pays n’est qu’un bac à sable sur laquelle se succèdent des peuples, de manière cyclique. Parce que le grand-remplacement, c’est dans la tête. Quand on dénie aux Français le droit de se sentir français, c’est-à-dire de se prétendre différents des autres nations, quand on leur dénie le droit de vouloir s’inscrire dans une filiation, on abandonne aux identitaires ce sentiment légitime qui lie un peuple à son territoire et à son histoire, ce qu’est le patriotisme. Cet attachement n’a rien de vulgaire, de dangereux. Il n’exclut que ceux qui le méprisent et s’y opposent. Cette filiation n’est pas que verticale, nous reliant au passé, elle est aussi horizontale et nous lie aux autres, ce que j’ai appelé le compatriotisme. Reconnaître en l’autre, ce compatriote politique, égal en droits et en devoirs, dont la Nation nous rend responsable, l’empathie ne repose pas alors sur la ressemblance physique, épidermique, patronymique : c’est l’identification à des valeurs, à un patrimoine politique commun. Elle est politique et s’oppose aux métastases de l’identité, à savoir l’obsession ethnique et biologique, que l’on retrouve aussi bien dans la doctrine indigéniste portée par le PIR (le parti des Indigènes de la République, ndlr), que dans celle portée par les identitaires d’extrême-droite.

On fustige le passéisme, l’héritage, mais on aime le muséifier, on s’offusque de l’œuvre de destruction menée par l’État terroriste Daesh. En détruisant les vestiges de pratiques religieuses autres que musulmanes, Daesh ne cherche pas seulement à frapper de stupeur nous autres européens si prompts à muséifier ce passé. Il cherche à abolir l’histoire, l’historicité des peuples, le passé, la mémoire d’une religiosité antérieure à leur vision de l’islam. Il y a une antériorité chrétienne en France. La prise en compte de cette antériorité ne fait pas de moi une chrétienne, je ne recherche pas la transplantation d’un nouvel ADN viking. Par la laïcité et les vertus républicaines d’une nation politique, j’embrasse cet héritage pour ce qu’il est. Le signe que le monde existait avant moi et que l’histoire ne commence pas avec mes revendications.

Identité, nationalité, allégeance

Etre français, et cela désespère les identitaires, c’est d’abord être de nationalité française. La nationalité est selon Patrick Weil, ce qui définit « le lien qui relie par le droit un État à sa population ». La nationalité est donc d’abord du droit, elle consiste en un ensemble de procédures juridiques et administratives qui ont évolué au cours du temps et au gré des intérêts bien compris des gouvernements, jusqu’à associer au droit du sang au droit du sol*. Les identitaires fustigent les « Français de papier », qui ne seraient pas assez français selon leurs critères biologiques. Mais il faut se poser une question : ces procédures purement administratives et juridiques suffisent-elles dans ce contexte d’inflation des revendications communautaires  ?

* Intégrant très vite, nous dit P.Weil, celui du mariage et même de la naturalisation, dont le principe est attesté depuis le XIVe et devenu à partir de François 1er un privilège exclusif du Roi, au travers de « lettres de naturalité ».

La nationalité sans sentiment d’appartenance ne peut que conduire à un consumérisme légal : ne faut-il pas un lien affectif, qui nous fera vivre dans notre pays en coresponsabilité, et non en usufruit, ce bail qui permet de se servir d’un bien, la France, ou d’en percevoir les revenus ou les prestations ? On ne peut considérer son pays comme un guichet de services et de prestations. Et les indigénistes qui méprisent l’attachement à la France valorisent l’attachement au pays d’origine, dans un paradoxe hypocrite : mépriser et refuser tout lien affectif avec le pays de naissance et de vie, valoriser le lien avec le pays des vacances. On retrouve d’ailleurs la notion d’appartenance, positive aussi longtemps qu’elle ne concerne pas la France. Ainsi, Houria Bouteldja, ex-porte-parole du Parti des Indigènes de la République écrit (Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, Éditions La Fabrique, 2016) : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam. (…) Ô mes frères mes sœurs, des Français je suis dégouté. J’accepte de ne porter qu’un tricot mais je ne veux pas qu’on m’appelle "bicot". (...) Ô mon Dieu, ma foi est meilleure que la leur. Celui qui critique le pays, que la rivière l’emporte. » Le sentiment d’appartenance n’existe pas sans l’allégeance.

« Ne laissons pas la communauté des "semblables"

l’emporter sur la communauté des "égaux" »

Si cette allégeance ne va pas à la République, parce que nous vivons en France, et que le régime républicain fait de nous des citoyens égaux en droits et en droits, à qui va-t-elle ? Quelle communauté en deviendra-t-elle la récipiendaire ? Ce sera celle des semblables si on renonce à celle des égaux. Et cette bien cette disposition qui fait de la République le régime honni par les identitaires et les indigénistes. Vous n’êtes pas plus et pas mieux français en étant blanc, vous n’êtes pas moins français en étant noir ou musulman. C’est toujours l’identité politique qui intègre le mieux puisqu’elle repose sur des actes, et des décisions, pas sur des contingences de naissances. Houria Bouteldja écrit dans le même livre : « Le projet égalitariste n’est qu’un projet intégrationniste qui ambitionne de faire de nous des Français comme les autres dans le cadre de la nation impérialiste. » Ce processus d’identification ne relève pas de l’impérialisme à l’intérieur de nos frontières. C’est la condition sine qua non de l’existence d’une communauté nationale.

« Dans notre république, nous espérons

le compatriotisme mais nous ne l’exigeons

et ne l’enseignons plus »

Mme Bouteldja poursuit : « Nous participons à l’élaboration de la norme identitaire et par là de la remise en cause du pacte républicain qui est aussi un pacte national-racial. » Mais qui parle le plus de race, si ce n’est les indigénistes et les identitaires ? Comment parler de pacte national-racial quand le pacte républicain repose d’abord sur des valeurs que l’on juge et que l’on veut universelles ? C’est-à-dire s’adressant à toutes les femmes et à tous les hommes sur notre territoire ? Dans notre république, nous décorrélons ces valeurs de la couleur, du sexe, de la sexualité, de la communauté, des croyances et des incroyances, des pratiques religieuses, des convictions philosophiques. Et c’est ce modèle que nous proposons aux étrangers, à nos conditions, parce qu’il est légitime que le pays accueillant en pose. Mais nous avons négligé de les enseigner à ceux nés en France. Nous ne traitons pas les Français comme des étrangers, ce qui est normal mais insuffisant face à l’offensive des indigénistes et des islamistes qui proposent une autre allégeance, et face au cynisme libéral à l’origine, selon le philosophe Michael Walzer cité dans l’article de Pierre Lauret, d’une « fiction de l’individu libéral désaffilié, qui se pense sur le mode d’une marchandise  sur le  marché mondial. » Il ne saurait y avoir de citoyens détachés comme il y a les travailleurs détachés. En évoquant l’impérialisme de la France parce que l’État prétend ne pas s’abîmer dans le communautarisme et le multiculturalisme, Mme Bouteldja fait des natifs de France des immigrés à perpétuité, des étrangers dont Michael Walzer, nous dit que l’accueil « réactive donc toutes nos identités et les met en débat. L’épreuve de l’étranger révèle que notre identité distinctive présente et à venir est à la fois une question et un enjeu. » Dans notre république, nous espérons le compatriotisme mais nous ne l’exigeons pas, pas plus que nous ne l’enseignons. L’identité est une question et un enjeu et jouera un rôle clef lors des prochaines échéances électorales.

Avec les attentats, les procès en impérialisme et en islamophobie, notre république a subi un stress-test d’une ampleur inédite, qu’elle a réussi. Ce qui prouve bien l’actualité, l’utilité et la réalité de notre pacte républicain. Mais sans souveraineté recouvrée et sans compatriotisme assumé et enseigné, l’identité n’est plus politique et s’abîme alors dans l’ethnique et le culturel tribal.

 

Fatiha Boudjahlat

Fatiha Boudjahlat, enseignante et secrétaire nationale du

Mouvement républicain et citoyen (MRC), en charge de l'éducation,

est avec Célina Pina la cofondatrice du mouvement Viv(r)e la République.

 

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