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Paroles d'Actu
13 avril 2022

Gérard Chaliand : « Je regrette que certains n'osent pas s'engager dans l'aventure de vivre... »

Avant de découvrir il y a quelques semaines son ouvrage autobiographique, Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022), j’ignorais qui était Gérard Chaliand. Et pourtant, pourtant, quel personnage ! Durant sa longue existence, remplie comme plusieurs vies et toujours bien active, il a arpenté comme peu de gens le monde, des grandes capitales jusqu’aux coins les plus reculés. Il a été un observateur et parfois un compagnon de route de nombreuses guérillas de libération nationale, a échangé avec les humbles et les puissants, parfois des humbles devenus puissants, parfois le contraire. Il a appris à connaître l’histoire des Hommes et l’âme des peuples, la comédie de la vie (tantôt douce, tantôt amère), celle des ambitions et du pouvoir aussi (ici l’amer l’emporte souvent sur le doux). Son savoir accumulé, sa connaissance des réalités géopolitiques, Gérard Chaliand les a enseignés en des universités renommées. Son expérience, il l’a souvent partagée et il la partage à nouveau, de manière plus personnelle, dans ce livre tout à la fois instructif, touchant et inspirant : on y touche la complexité du monde, on y sent le goût de ce qui fut aimé, perdu, et on y perçoit cette ardente nécessité de croquer la vie à pleines dents tant qu’il est temps. Lisez-le, vous n’en sortirez pas tout à fait comme avant... Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Gérard Chaliand : « Je regrette que certains

n’osent pas s’engager dans l’aventure de vivre... »

Le savoir de la peau

Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022).

 

Vous avez voyagé comme peu de gens l’ont fait, Gérard Chaliand. Est-ce que la découverte des autres peuples, de l’autre tout court, ça apprend avant tout l’humilité ? Que pensez-vous avoir compris de vous-même en côtoyant comme personne des gens aussi différents, humbles comme puissants ?

En côtoyant de près et de façon prolongée d’autres sociétés, j’ai surtout essayé de comprendre leur perception du monde et des problèmes auxquels elles étaient confrontées. Cela permet de mieux comprendre leurs réponses aux crises et défis qu’elles rencontrent. Cette écoute peut s’appeler de l’humilité, en tout cas c’est bien le contraire du sentiment qu’on n’aurait rien à apprendre de l’autre...

Les Occidentaux, et plus particulièrement les Américains compte tenu de leur considérable supériorité matérielle, ont en général tout à fait négligé de se préoccuper des perceptions des sociétés autres considérées comme techniquement inférieures et donc négligeables dans leurs façons de voir. Cela explique nombre d’échecs, notamment dans les guerres irrégulières. À commencer par celle du Vietnam...

 

Évoquant la fin relativement pacifique de l’Apartheid, et le caractère protestant de Mandela et de ceux qui le suivaient, vous écrivez : "Que serait-il arrivé s’ils avaient été musulmans ?". Pour vous, c’eût été un bain de sang ?

Pour moi en effet, il ne fait aucun doute que si en Afrique du sud les victimes de l’Apartheid avaient été musulmanes, on aurait débouché sur une guerre civile. De même si elles avaient été d’une autre religion, quelle qu’elle soit. Les antagonismes se nourrissent des différences.

 

Vous avez beaucoup suivi les guérillas, souvent animées de principes nobles au départ, trop souvent corrompues ensuite notamment quand arrive le graal du pouvoir. Est-ce qu’avoir constaté tout cela rend cynique sur la nature humaine ?

En effet. Nombre des guérillas que j’ai pu côtoyer, parfois longuement ont après l’indépendance été décevantes. Pas de décollage économique. De la corruption généralisée. Des despotismes obscurantistes, etc... Cela apprend à être prudent par rapport aux déclarations d’intentions, et naturellement à prendre une meilleure mesure de la nature humaine, de ce qu’on peut en attendre au moment où les institutions n’existent plus. Bref la leçon a quelque chose d’amer. Mais c’était le prix de nos illusions des débuts. On apprend à mieux mesurer le possible. Cela tend à rendre très prudent dans les jugements et on peut comprendre le pessimisme historique. Cependant, rappelons qu’au 18ème siècle nous (Américains et Français) avons décrété la fin du despotisme. Un gros pas en avant toujours menacé...

 

Peut-on dire que, parmi toutes les guérillas, s’agissant de la résistance à une puissance étrangère, de la construction d’un État et de la pacification d’une société, celle du Vietnam aura été la plus efficace de notre temps ?

Oui, à mon sens, la guerre de libération la plus remarquable des soixante-dix dernières années fut sans conteste celle des Vietnamiens. Non seulement, ils ont réussi à battre les Français, qui se sont accrochés au sol durant des années, parfois avec succès comme en 1950-51, lorsque Giap (le chef de l’Armée populaire vietnamienne, ndlr) prit l’offensive prématurément. Mais ils l’ont emporté à Ðiện Biên Phủ en bataille rangée. Par la suite, dès 1955 les Américains ont pris le relais avec Diem, un catholique qui a multiplié les erreurs politiques (reprendre les terres distribuées aux paysans ; discriminer les autres religions ; remplacer les comités de village traditionnels par des hommes envoyés de Saïgon qui lui était dévoués ; liquidation des communistes restés sur place en attendant l’éventuel vote pour la réunification en 1956, qui ne fut pas tenu). Il fut remplacé, après un coup d’État mené avec l’accord de Washington, par des régimes militaires corrompus et inefficaces obligeant les Américains à intervenir en masse pour mener eux-mêmes la guerre (1965). Celle-ci, malgré l’énorme supériorité militaire des États-Unis et l’usage du napalm, des défoliants et des bombes à billes, finit par être perdue après que les États-Unis ne découvrent en 1968, lors du Têt (nouvel an lunaire), que les prévisions optimistes de leurs militaires étaient mensongères.

Entre-temps, à partir de 1967-68, le Nord Vietnam fut bombardé pour l’inciter à cesser d’aider le Sud. Ce qui se révéla un échec également. Le Nord a tenu malgé le tonnage de bombes. En 1973 les forces américaines se retirèrent dans des conditions dramatiques, après avoir perdu 58.000 hommes. Et, moins de dix-huit mois plus tard, le Nord Vietnam s’emparait de Saïgon.

En 1969, les forces vietnamiennes raccompagnèrent à la frontière des forces chinoises venues leur "donner une leçon". Il faut attribuer aux journalistes pressés l’expression concernant l’Afghanistan de "tombeau des empires". Au cours de son histoire l’Afghanistan n’a cessé d’être occupé ou traversé par maints envahisseurs. Ce qui n’est pas le cas du Vietnam, qui a tenu victorieusement tête aux Mongols et à deux dynasties chinoises...

 

Il est beaucoup question dans votre livre de cette Arménie meurtrie mais décrite sans complaisance excessive. Quels conseils donneriez-vous aujourd’hui à ceux qui sont en responsabilité à Erevan, et surtout à la jeunesse de ce pays ?

En ce qui concerne la défaite arménienne au Haut-Karabagh, j’ai écrit que celle ci était évidente dès le premier jour dans la mesure où les diverses administrations arméniennes, à l’exception de Ter Petrossian qui en 2008 etait pour négocier avec les voisins, se sont cantonnées dans un refus de remettre en cause une situation qui n’était gelée qu’en apparence.

Depuis trois ou quatre ans, pour ne pas remonter plus avant, les Azerbaïdjanais s’étaient considérablement renforcés avec l’aide de la Turquie, qui avait fait ses preuves en Libye (drones). Sans compter la différence démographique et l’enrichissement de Bakou grâce aux hydrocarbures. Pachinian (l’actuel Premier ministre d’Arménie, en poste depuis 2018, ndlr), s’est écarté de Poutine, son seul garant, pour prendre langue avec les Occidentaux et notamment les Européens qui parlent mais n’agissent guère. Et il s’est comporté comme un politicien de province en déclarant aux premiers jours du conflit : "Il n’y a rien à négocier !"

Poutine est intervenu tard, par des mesures de rétorsion, juste avant que Bakou n’obtienne pleinement satisfaction. Maintenant, avec le conflit en Ukraine, l’occasion est belle pour Bakou de profiter des évènements pour bousculer les Arméniens et réduire leur marge de manoeuvre et les territoires qu’ils contrôlent encore. On pointe donc un manque de sens de l’État coté arménien, et plus que jamais le pays est à peine souverain. Les deux dirigeants précédents ont surtout été corrompus et immobilistes. et l’opinion publique arménienne s’est raconté des histoires.

Le bilan est lourd et sur le plan démographique, la situation est grave. La première chose à faire est, déjà, de se rendre compte de l’ampleur du désastre...

 

Vous avez été auteur de plusieurs atlas, notamment touchant aux empires. Tenez-vous les États-Unis et la Chine comme les deux puissances globales de ce siècle, et fort de l’histoire et des effondrements des précédents, quelles failles entrevoyez-vous chez l’un et chez l’autre ?

En effet reste aujourd’hui, fondamentalement, la rivalité sino-américaine.

La faiblesse américaine est sans doute, surtout, cette guerre civile froide que se livre une large partie de l’opinion, les pro-Trump avec le reste du pays. Du côté chinois c'est l’opacité décisionnelle et la rigidité d’un système qu’on constate par exemple dans le traitement de la pandémie, entre autre...

Ma réponse est un peu trop générale. Il faut lire par exemple Rouge Vif d’Alice Ekman...

 

Dans votre ouvrage, vous dressiez le constat d’une Europe difficilement soudée et se reposant sous un parapluie américain de plus en plus incertain. Les mouvements auxquels on assiste depuis le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine sont-ils de nature à vous faire entrevoir quelque chose de neuf dans la construction d’une cohésion continentale ?

Soixante ans après le début de la construction de l’Europe nous n’avons toujours pas de défense commune, ce qui est grave. Le parapluie américain aurait dû après 1991 être remplacé par une structure commune, assurant en partie au moins notre défense. Au lieu de cela, nous avons joui des dividendes de la paix. Lors de la crise yougoslave, nous avons été misérables et depuis nous n’avons RIEN fait.

On constate effectivement un réveil europeen à l’occasion de l’agression de Poutine en Ukraine (voir, l’Allemagne par exemple). On a le sentiment que les Européens découvrent les conséquences de la guerre maintenant qu’elle se passe en Europe. Reste que Le soutien fourni à l’Ukraine devra se traduire par des reformes concrètes destinées à rendre l’Europe politiquement et militairement plus active. Est-ce que cela résistera aux difficultés économiques produites par les événements, telle est la question. Il faudrait du courage : en avons-nous ? Il ne suffit pas de s’indigner...

Le frisson causé par l’agression russe contre l’Ukraine durera-t-il ? On peut émettre un doute compte tenu de ce que la crise engendrée va nous coûter ? Mais n’anticipons pas, qui sait ?...

 

Comment voyez-vous la suite de cette guerre : Poutine entend-il liquider l’Ukraine en tant que telle, ou "simplement" la neutraliser ?

Poutine a rencontré un échec. Il a sous-estimé l’épaisseur du patriotisme ukrainien et l’aide concrète (en armes anti-tanks notamment) très rapidement véhiculée par les États-Unis et leurs alliés. Il se regroupe à l’est, au Donbass, et sur la partie maritime qui va jusqu’à la Crimée. Il y aura une meilleure position, non étirée et n’ayant pas besoin d’une logistique qui est un de ses points faibles. Peut-il tenir ? Sans doute. Mais on a le sentiment que du côté occidental (États-Unis) et du côté de Zelensky, il est question de faire saigner la Russie et rendre les choses aussi compliquées que possible pour Poutine. Le temps travaille contre ce dernier.

 

Vous dites estimer le courage sous toutes ses formes. Quand vous regardez les sociétés actuelles, et notamment nos sociétés occidentales essentiellement pacifiées, où le trouvez-vous, le courage aujourd’hui ?

Très franchement, la plupart du temps, le courage (parfois imbecile), je le trouve surtout chez les adversaires. Voyez les exemples historiques des soixante-dix dernières années... Dans la plupart des cas la determination est en face confortée par l’idéologie, quelle qu’elle soit.

 

Quels remèdes sembleraient devoir s’appliquer à vos yeux quant à cette question de la société du repentir et de l’autoflagellation, là où d’autres forces moins soucieuses des libertés sont autrement entreprenantes ?

En ce qui concerne l’autoflagellation (culture woke, etc...) et la victimologie, Eschyle disait : "Les Dieux aident ceux qui travaillent à leurs propre perte". Cette forme de suicide est imbécile...

 

À plusieurs reprises, vous insistez sur l’importance de se mêler à d’autres classes d’âge que la sienne, ce que vous faites plus qu’à votre tour avec de jeunes adultes. Que vous inspire-t-elle, prise collectivement, la jeunesse des années 2020 ?

Je note que, en France par exemple, beaucoup, souvent les plus dynamiques (on cite le chiffre annuel de 200 000), s’en vont vers le Canada, l’Australie ou ailleurs... D’autres s’insèrent hélas dans le fonctionnariat. D’autres restent "adolescents" jusqu’à, une trentaine avancée, par facilité. Et puis on trouve ceux qui ont du dynamisme, de l’esprit d’aventure, un vouloir vivre exigeant.

Tout reste possible. Mais nous sommes une société qui connu 60 années de paix et de relative prospérité, cela ramollit...

 

À un moment de votre récit, vous racontez cette histoire d’un homme décidé à ne pas rentrer chez lui mais qui aurait été bouleversé et retourné par l’odeur familière de l’armoise. Et vous, quelle est-elle votre madeleine de Proust ?

L’équivalent de l’odeur de l’armoise pour moi serait le souvenir de ceux et de celles que j’ai aimés et perdus...

 

Quel pays, parmi tous, vous a le plus touché, et pourquoi ?

J’ai été très touché jadis par le Vietnam en guerre et j’ai dit pourquoi la détermination absolue de ne céder à aucun prix me touche.

 

Que diriez-vous à quelqu’un qui aurait envie, comme vous, d’aller découvrir le monde, sans oser le faire ? D’ailleurs, pour qui aurait 18 ans aujourd’hui, le monde vous paraît-il plus ou moins difficile, exaltant qu’à l’époque de vos 18 ans ?

Je regrette que certains n’osent pas s’engager dans l’aventure de vivre, mais apparemment c’est ainsi : une petite partie seulement a le courage de tenter ce qui paraît difficile. Au moins faut-il essayer et constater qu’on aime ou qu’on n’est pas fait pour ça...

 

Quand vous regardez derrière, vous êtes heureux du chemin accompli ?

Moi je suis heureux de la vie que j’ai menée sans avoir à me plier à je ne sais quoi ou à dire "oui" quand j’ai envie de dire "non". Un luxe. J’ai essayé de comprendre le monde, les mondes, et cela m’a passionné. C’est cela que j’ai essayé de restituer dans Le savoir de la peau.

 

Quand on regarde ainsi derrière, après tant de temps passé, de visages disparus, la joie de ce qu’on a vécu peut-elle l’emporter sur une forme de mélancolie ?

Bien sûr, il y a la melancolie de ce qui a été perdu. Les êtres surtout, irremplaçables... C’est le sort de l’espèce, qui est mortelle...

 

Vos envies pour la suite ? Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

De mourir en forme. Merci...

 

Vous avez le temps... Merci à vous M. Chaliand !

 

Gérard Chaliand

Merci à M. Chaliand pour cette interview, pour sa patience

à mon égard et pour tout ce qu’il m’a aidé à comprendre !

 

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