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Paroles d'Actu
29 novembre 2015

« Volet militaire de la guerre contre l’EI : quelle cohérence stratégique ? », par Philippe Gros

Philippe Gros est chargé de recherche auprès de la Fondation pour la Recherche stratégique. Il participe régulièrement aux ateliers visant l’élaboration de la doctrine des armées et s’est notamment spécialisé, au sein de la FRS, dans les questions qui ont trait au dispositif de défense américain et, plus globalement, à la stratégie, aux chaînes de commandement militaires. Le 18 novembre, je l’ai contacté pour lui faire part de mon désir de l’interroger sur plusieurs de ces thématiques, ô combien d’actualité dans le contexte que l’on sait. Ses réponses me sont parvenues le 27. Elles sont très complètes, d’une grande richesse et nous permettent d’appréhender un peu mieux ce qui se joue sous nos yeux aux plans militaire et diplomatique. Je vous en remercie bien sincèrement, M. Gros et en profite pour saluer avec vous à nouveau ces experts qui, depuis plusieurs semaines, avant et après les attentats du 13, m’ont ainsi consacré de leur temps. Je pense à M. Lasconjarias du Collège de défense de l’OTAN, à MM. Joubert et Coste de la FRS. Les autres médias seraient bien inspirés de faire un peu appel à vous eux aussi... Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Volet militaire de la guerre contre

l’EI : quelle cohérence stratégique ? »

Interview de Philippe Gros

 

Rafale

Illustration : un chasseur-bombardier Rafale atterrissant sur le Charles de Gaulle ; src. : AFP

 

Paroles d’Actu : Bonjour Philippe Gros, merci d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. Depuis les tragiques attentats perpétrés à Paris vendredi 13 novembre au soir, la France a redoublé d’efforts dans le cadre de la lutte contre l’État islamique, sur le plan militaire notamment. Plusieurs sites, dont certains situés à Raqqa (Syrie), capitale officieuse de l’EI, ont été bombardés. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est le processus décisionnel dans pareille situation : si la guerre est décidée par les politiques, on sait peu, finalement, qui choisit de frapper telle ou telle cible, d’engager tels ou tels personnels et ressources à un moment x...

 

Philippe Gros : Tout d’abord, je vous remercie de l’opportunité que vous m’offrez. Je prie d’avance les lecteurs d’excuser la longueur de mes réponses mais il me semblait opportun de les développer car il s’agit de sujets des plus complexes.

 

Pour commencer, rappelons qu’il y a deux grands types de frappes :

- Celles dites « d’interdiction », assistées ou non depuis le sol, et qui relèvent du processus de ciblage ;

- Celles dites « d’appui aérien rapproché » (CAS pour Close Air Support) qui visent plus spécifiquement à appuyer les troupes au sol.

Ces deux types de frappes sont pratiqués sur l’Irak, alors qu’en Syrie la France ne mène que des frappes d’interdiction. Le processus de ciblage de ces frappes d’interdiction relève lui-même de deux modes : « délibéré » ou « d’opportunité ».

Le « Deliberate Targeting » correspond à des frappes planifiées sur des objectifs préalablement identifiés. C’est précisément le cas des frappes françaises actuelles en Syrie. Elles visent des sites fixes comme les centres de commandement, les dépôts logistiques ou encore les camps d’entraînement. Une importante « préparation » de renseignement, c’est à dire l’analyse de la situation et des activités de l’ennemi, permet aux états-majors de désigner et de hiérarchiser les objectifs en fonction de la mission donnée par les autorités politiques, de mener une évaluation des risques de dommages collatéraux, de planifier puis d’exécuter les missions, enfin d’évaluer les dommages subis par l’ennemi.

 

L’organisation ainsi que les acteurs de ce processus complexe ne sont pas clairement explicités mais on peut les esquisser. Il implique en premier lieu les organisations de niveau stratégique national. Citons la Direction du Renseignement militaire (DRM), dont les exploitants travaillent avec l’appui de son Centre de renseignement géo-localisé interarmées (CRGI) de Creil. Ce dernier traite les images des satellites Hélios, Pléiades, des capteurs type ATL-2 et nacelles Reco NG des Rafale et en fusionnent les renseignements, façon « Google Earth » comme l’explique le général Gomart, patron de la DRM, avec les informations d’autres sources (électromagnétiques, humaines, ouvertes), y compris non militaires. Le centre national de ciblage (également à Creil) exploite quant à lui ces renseignements pour sélectionner les objectifs et élaborer les « dossiers d’objectifs » détaillés. Le Centre de Planification et de Conduite des Opérations (CPCO) assure l’orientation de l’effort et la planification stratégique comme bras armé du chef d’état-major des armées. Les objectifs sont enfin validés, dans le cas présent, au plus haut niveau de l’exécutif.

 

Vient ensuite le travail en coalition. Les missions sont sans doute coordonnées avec nos partenaires, soit au grand commandement américain de la zone (CENTCOM) soit à l’état-major de la force interarmées combinées de l’opération Inherent Resolve (CJTF-OIR) au Koweït, mis sur pied en décembre pour assurer la coordination de l’ensemble des activités aériennes, terrestres et navales de la coalition en Irak. Il convient enfin de programmer ces missions dans le ballet aérien de la coalition (près de 200 sorties par jour), via ce que l’on nomme « l’ordre de mission air », l’Air Tasking Order produit par le Combined Air Operations Center (CAOC) américain d’Al Udeid au Qatar. Les unités de combat effectuent enfin à leur niveau leur planification de mission en fonction des ordres reçus. L’exécution des missions est suivie par le CAOC et le centre d’opérations interarmées d’ALINDIEN, l’amiral commandant la zone de l’océan indien disposant du contrôle opérationnel sur les forces françaises engagées dans Chammal. Puis nos capteurs permettent enfin d’élaborer le « BDA » (Battle Damage Assessment, l’évaluation des dommages).

 

Le renseignement est donc d’une importance cardinale dans le ciblage. Dans le cas présent, les objectifs avaient préalablement été identifiés dans le cadre de l’analyse de renseignement, mais ce sont les Américains qui ont fourni les dossiers d’objectifs détaillés. Cette transmission est intervenue suite à une décision du président Obama, comme il est de coutume. En effet, l’échange de renseignement découle avant tout d’une volonté politique et dépend du degré d’implication du pays dans l’opération considérée. Certes, le niveau de coopération entre la France et les États-Unis en matière de renseignement est exceptionnel en ce moment, notamment depuis 2013 et les responsabilités assumées par la France au Mali. Sur ce plan, notre pays se hisse presque au niveau du groupe des « 5-Eyes » (le club d’échange de renseignement fermé réunissant les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande) sans pour autant (souhaiter) l’intégrer structurellement. Cela n’empêche pas cependant que si nous participons peu à tel volet d’un engagement - ce qui était le cas des frappes en Syrie - alors il n’y a que peu de transmission de renseignement.

 

Une part importante des frappes d’interdiction de la coalition en Irak relève d’un autre processus, celui du « ciblage d’opportunité » (« Dynamic Targeting »). Ces frappes visent des objectifs fugaces comme les véhicules en mouvement, les unités tactiques en cours de déploiement, etc. Voire des objectifs de haute valeur comme des responsables ennemis (on parle alors de « Time-Sensitive Targeting »). Si un objectif (par exemple une unité de l’État islamique) est positivement identifié par les drones, les autres moyens de surveillance, tel l’ATL-2 de la Marine, ou des chasseurs en reconnaissance, un processus de ciblage très rapide est mis en œuvre par le CAOC d’Al Udeid, incluant la vérification des règles d’engagement, la caractérisation de l’objectif, la hiérarchisation de la frappe dans le plan d’activité et bien entendu, l’évaluation des dommages collatéraux. Les avions les mieux placés et équipés de l’armement adéquat, qui mènent des reconnaissances armées sur les zones d’intérêt identifiées par l’analyse de renseignement ou se tiennent prêt à décoller, sont alors routés ou déroutés sur cet objectif.

 

Cependant, l’essentiel des frappes consiste dans l’appui aérien rapproché des forces irakiennes et des combattants kurdes ; là encore soit par des patrouilles en vol, soit sur alerte. Les frappes de CAS ont la particularité d’être guidées par un « contrôleur aérien avancé » ou un Joint Terminal Attack Controller (JTAC) chez nos partenaires. Généralement, le JTAC est en première ligne mais ce n’est pas le cas pour cette opération. Ces officiers, principalement américains, assurent ce guidage terminal depuis des centres d’opérations à l’arrière de la ligne de front, comme celui d’Erbil, sur la base des vidéos de drones et des informations communiquées par les forces locales au contact et reçues via satellites. Des forces spéciales américaines (mais aussi celles de leurs partenaires) sont cependant présentes sur le terrain pour désigner des objectifs comme on l’a vu lors de la bataille de Sinjar.

 

« L’objectif "zéro dommage collatéral" n’est pas réaliste »

 

Ces frappes sont soumises à des règles d’engagement très restrictives et font l’objet d’une évaluation très pointilleuse des dommages collatéraux avec l’objectif affiché d’un « zero collateral damage », lequel s’avère bien sûr irréalisable (si les 8500 frappes ont touché 16 000 objectifs et tué plus de 20 000 combattants de l’EI, le site Airwars.org estime que plus d’une centaine d’entre elles ont aussi causé la mort d’au moins 700 à 1000 civils). En théorie, pour les frappes d’interdiction, l’autorité qui décide d’engager la cible peut varier en fonction des niveaux de risques déterminés par l’évaluation des dommages collatéraux (pilote, CAOC voire état-major stratégique du pays auquel appartient l’appareil destiné à la frappe). Dans la présente campagne, cette décision d’engagement est centralisée au niveau des généraux. Il n’existe pas de « délégation cockpit » c’est à dire de cas où le pilote est autorisé à décider lui-même de sa frappe. Il semble que les frappes françaises soient doublement validées par le CAOC et une autorité nationale (sans doute un officier français au CAOC, à l’état-major de la CJTF-OIR ou à l'état-major ALINDIEN). Cependant, l’un des effets des attentats de Paris est d’amener le Pentagone à quelque peu assouplir ces règles pour améliorer l’efficacité opérationnelle de la campagne aérienne, comme le réclament à corps et à cri, depuis des mois, beaucoup de membres du Congrès et d’observateurs. Précisons enfin que la quasi-totalité des frappes sont menées avec des armes de précision.

 

Les opérations russes, par comparaison, semblent beaucoup plus proches de ce que fut Tempête du désert en 1991. Elles se composent en effet de raids de « Deliberate Targeting » et de l’appui aérien des forces de Bachar, menés avec uniquement une fraction de munitions de précision et de missiles de croisière. On ajoutera que les dommages collatéraux ne font de toute évidence pas partie de leurs préoccupations premières (l’observatoire syrien des droits de l’Homme estimant que la moitié des pertes occasionnées par ces frappes sont civiles).

 

PdA : Qu’est-ce qu’une lutte de type militaire contre un acteur qui n’est plus tout à fait un groupe terroriste mais pas vraiment un État non plus suppose en ce qui concerne une réactualisation potentielle du « logiciel » stratégico-doctrinal des armées ?

 

P.G. : Il faut effectivement déjà préciser ce à quoi nous sommes confrontés depuis plusieurs années déjà, et qui est totalement inédit dans le domaine de la stratégie, à savoir la combinaison :

- Du socle que constitue cette idéologie « salafiste-djihadiste » subversive, antisystème ;

- Des éléments isolés, des cellules autonomes ou opérant en réseaux transnationaux qui représentent la menace directe contre nos populations (voir les explications d’« Abou Djaffar », expert de longue date de ces questions, sur son blog Terrorisme, Guérilla, Stratégie et autres activités humaines) ;

- D’entités djihadistes territorialisées, à commencer par l’EI, qui n’est ni la première, ni la seule du genre. Elle a été précédée notamment par les Shebab en Somalie, par AQMI au Nord-Mali en 2012, par Boko Haram au Nigeria, etc. L’EI s’en distingue cependant par sa richesse, son statut autoproclamé de « califat », ses capacités de propagande et de recrutement planétaire, lesquelles s’adossent sur ces réseaux transnationaux tout autant qu’elles les démultiplient. L’EI, et dans une moindre mesure AQMI auparavant, sont organisés en proto-État, c’est à dire qu’ils disposent d’un système de pouvoir, d’un système de ressources et de capacités opérationnelles leur permettant de contrôler, voire de gouverner un territoire et sa population, comme le ferait un État mais avec un fonctionnement très spécifique (voir par exemple les posts de Grégoire Chambaz sur les « Facteurs tribaux dans les dynamiques du contrôle territorial de l’État islamique » sur le site des Cahiers de lOrient, ou encore l’abondante littérature de la Carnegie, du Washington Institute ou encore du Counter-Terrorism Center de West Point).

 

Beaucoup d’experts mettent en avant les objectifs revendicatifs locaux ou régionaux affichés par ces entités dans des proportions variables. De fait, elles ne semblent pas constituer un front uni, ni même une coalition (voir les luttes entre Jabat Al Nosra et l’EI en Syrie ou celles opposant les milices « Aube de la Libye » à celles se réclamant de l’EI dans plusieurs villes libyennes). Néanmoins, les relations entre beaucoup d’entre elles, le parcours et les inspirateurs d’une partie des terroristes ayant ensanglanté notre pays et, plus globalement, ce ciment idéologique qui coule jusque dans nos cités, impose de prendre cette mouvance dans sa globalité. Dans cette perspective, il me semble que les attaques du 13 novembre ne sont en réalité qu’une bataille dans une guerre déjà bien engagée.

 

« L’hypothèse d’une nouvelle intervention en Libye

ne peut être exclue »

 

Un autre facteur de ce conflit est le temps. Ces entités « fleurissent » sur le terreau de la déstructuration géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique occidentale et centrale. Or, cette déstructuration apparaît si profonde que l’on peut douter qu’un mécanisme de stabilisation durable susceptible de les réduire, se mette en place avant longtemps. Ajoutons que la situation géostratégique peut s’aggraver encore avec de nouvelles déstabilisations (dans les pays du G5, au Maghreb, etc.). Le besoin d’une intervention en Libye également peut refaire surface. C’est donc un marathon stratégique qu’il nous faut courir.

 

Par conséquent, c’est dans le cadre d’une stratégie globale, de temps très long, couvrant le triptyque désarticulation des réseaux transnationaux / destruction des entités territorialisées les plus menaçantes / affaiblissement de l’idéologie salafiste qu’il faudrait replacer l’ensemble de la stratégie générale militaire. Il ne s’agit pas uniquement de la stratégie opérationnelle (l’emploi des forces) et de la stratégie de déploiement mais aussi de la stratégie capacitaire (le développement et l’organisation de nos moyens).

 

« La mobilisation massive de militaires dans le cadre

de l’op. Sentinelle est un non-sens stratégique »

 

Sur le plan de la stratégie opérationnelle, l’outil militaire devrait être utilisé là ou il est le plus efficace et avec le souci de sa régénération, ce qui n’est pas le cas. Le Livre blanc de 2013 avait prévu trois scénarios d’engagement : un scénario d’opération de grande ampleur mobilisant 15 000 hommes, 45 avions et tous les groupes navals ; un scénario de deux ou trois engagements « de gestion de crise » mobilisant 6 à 7000 hommes et une quinzaine d’avions ; et enfin un scénario d’engagement de 10 000 hommes sur le territoire national (TN). Actuellement, l’opération Sentinelle consomme ces 10 000 hommes sur le territoire national alors qu’à la façon de la « mince ligne rouge », nos maigres troupes tiennent à bout de bras la situation au Sahel avec le talent que l’on sait, tout en restant engagées en République centrafricaine et au Liban. En d’autres termes, on cumule les second et troisième scénarios. Or, d’une part, comme les attaques du 13 l’ont montré, Sentinelle ne fournit qu’une garantie réduite de sécurisation contre les terroristes (et leur offre des cibles supplémentaires...), d’autre part ce cumul de missions épuise nos forces qui ne peuvent plus se régénérer. L’exigence « politique » de rassurer les Français aboutit donc à un non-sens dans le domaine de la stratégie. Il serait plus cohérent de réserver nos forces aux OPEX présentes et à venir et de n’envisager l’engagement massif sur le TN qu’en cas de menaces dépassant, par leurs moyens et leurs modes d’action, la police et la gendarmerie, ce qui n’est absolument pas le cas actuellement.

 

La stratégie capacitaire n’apparaît pas non plus adaptée à une guerre (1) de longue haleine (2) sur de multiples théâtres (3) face à des adversaires qui, pour déterminés qu’ils soient, ne disposent pas de capacités très perfectionnées. Notre instrument poursuit, comme ses homologues occidentaux, une stratégie de modernisation où la sophistication des systèmes d’armes est privilégiée au détriment de la structure de force. Les raisons sont multiples et connues : sur-spécifications des matériels par les militaires rétifs à assumer des risques dans la confrontation tactique, besoin de soutenir l’activité des bureaux d’étude de nos industries, etc. Elles sont, en soi, légitimes mais aboutissent globalement à une impasse : des équipements, certes plus performants et polyvalents, mais toujours plus coûteux, moins nombreux, plus long à acquérir ce qui aboutit à des parcs de plus en plus vieillissants que mettent en œuvre des effectifs de plus en plus réduits. La logique française, unique en Europe, de maintenir le spectre capacitaire le plus complet possible a minimisé l’érosion, mais l’anémie est tout de même bien réelle. Un exemple : l’armée de l’air maintient difficilement 18 avions de combat sur les deux théâtres du Sahel et du Moyen-Orient. Or, elle doit encore réduire sa flotte de combat de près de 20% dans le cadre de la LPM (loi de programmation militaire, ndlr). Dans le même temps, nos Rafale affichent des surcapacités évidentes lorsqu’il s’agit de neutraliser les pick-up ou les positions de mortiers d’ennemis dépourvus de toute défense antiaérienne significative.

 

« Il faut absolument rectifier la loi

de programmation militaire»

 

Certes, les attaques du 13 ont amené le Président à annuler toutes les réductions d’effectifs prévues par cette LPM jusqu’en 2019, ce qui représente un pas dans la bonne direction. La cohérence stratégique implique de prolonger cette tendance en augmentant sensiblement les crédits de défense, en regonflant les effectifs et les inventaires, en préservant la base d’infrastructure, etc. Cette même cohérence implique de corriger la stratégie d’équipement pour doter nos forces de matériels abordables, aux capacités suffisantes, en quantité plus importante, le cas échéant sur étagère. Ceci implique aussi de redévelopper des filières logistiques capables de soutenir des équipements de niveaux de sophistication différents (ce que le principe de « différenciation » du Livre blanc invite en théorie à faire d’ailleurs). Ce n’est pas la direction prise pour le programme Scorpion de l’armée de terre par exemple. Pour reprendre l’exemple de la puissance aérienne, l’acquisition de drones armés est une nécessité pour bénéficier de la capacité surveillance/frappe intégrée dont l’efficacité n’est plus à démontrer et faire chuter le « coût de la bombe larguée » (au Sahel actuellement, la frappe d’un objectif nécessite non seulement le drone de surveillance mais aussi des chasseurs, donc un ravitailleur en vol, etc.) Yaka-Fokon, objectera-t-on, c’est vrai... Les planificateurs tendent en effet à écarter ce type d’assertion, car ils craignent de lâcher la proie pour l’ombre dans un contexte de forte contrainte budgétaire, ce qui est compréhensible, et la gestion des programmes est aussi facile à corriger que la course d’un paquebot. Un réajustement immédiat est donc impossible, mais une rectification de la LPM pouvant produire des effets sur le moyen terme est, elle, d’une nécessité criante.

 

PdA : Techniquement, la France est-elle « en guerre » ?

 

P.G. : Tout dépend de ce que l’on entend par « techniquement ». Juridiquement non mais c’est le cas de la totalité des guerres actuelles, qui ne se déclarent plus. Sur le plan stratégique, oui bien sûr ! Dès lors que vous avez une entité politique utilisant la force comme voie principale pour endiguer, contraindre ou annihiler une autre entité, vous avez une situation de guerre, quelle que soit la nature (étatique ou non-étatique) de ces entités.

 

PdA : Qui constitue, à l’heure où l’on parle, la coalition (ou en tout cas la mosaïque d’opposants résolus) directement impliquée dans la lutte armée contre Daech ? Existe-t-il entre ces différentes forces, sinon un commandement unifié, du moins une coopération, une coordination des actions menées ?

 

P.G. : Il me semble qu’il existe plusieurs coalitions antagonistes en réalité : certains pays occidentaux / les Kurdes ; lIran / la Russie / Bachar El Assad, etc. ; la Turquie et plusieurs pays arabes, dont certains participent aux frappes. Dans ce panorama, l’EI est l’ennemi d’un peu tout le monde... mais n’est la priorité de personne, hormis des Kurdes et des participants occidentaux, là encore à des degrés divers. La tournée diplomatique du président de la République débouche sur des résultats attendus, tant à Washington que chez notamment nos partenaires européens : ceux qui sont déjà engagés confirment leurs engagements, les autres vont contribuer sans doute un peu plus, tout en confirmant leur non-engagement. Dans ce décor, les seuls à avoir un peu bougé sont les Russes : suite à la destruction de leur avion de ligne dans le Sinaï, ils vont d’une part doubler le volume de leur engagement (de 30 à 60 appareils de combat plus une vingtaine d’hélicoptère) et sans doute consacrer un effort plus important contre l’EI.

 

« Il y aura sans doute un peu plus

de coordination avec les Russes... mais sur le fond

les divergences d’intérêts demeurent »

 

Au plan opérationnel, en ce qui concerne notre coalition, le principe est celui de la coordination stratégique et opérative assurée techniquement par le CENTCOM et la CJTF-OIR évoqués plus haut et de la coopération tactique assurée notamment par le CAOC pour les opérations aériennes et la composante terrestre pour les opérations de développement des capacités des forces irakiennes et kurdes. Entre cette coalition et la Russie, on va peut-être passer d’une simple « déconfliction » (avec notification des vols des appareils) à un minimum de coordination, mais il est difficile d’imaginer que les choses aillent au-delà tant les intérêts fondamentaux restent divergents. On notera d’ailleurs que la combinaison de « carpet bombing » russes de moyenne altitude et de frappes de précision occidentales entreprises dans l’idée de minimiser les dommages collatéraux risque de considérablement brouiller les cartes...

 

PdA : Vous avez beaucoup travaillé sur l’expérience américaine en Irak. On sait à quel point les suites de l’invasion décidée par George Bush en 2003 ont favorisé l’émergence de groupes sectaires radicaux, en ce qu’elles ont contribué à exacerber des tensions communautaristes rendues hors de contrôle par l’affaiblissement considérable de l’État irakien. Quelles leçons peut-on tirer de ce qui a été fait sur le terrain dans les années 2000 s’agissant en particulier de la contre-insurrection ? Seront-elles utiles dans la perspective - pour l’instant lointaine - de l’après-Daech ?

 

P.G. : Espérons que non ! Ce que l’on peut tirer de cette expérience, mais aussi de celle de l’Afghanistan, n’est pas tant son inefficacité opérationnelle, quoiqu’une telle entreprise soit particulièrement ardue à mettre en œuvre, que sa faillite stratégique. En résumant, au tournant de 2005, les Américains ont réalisé la synthèse des expériences britannique en Malaisie, française en Algérie, de leurs improvisations initiales en Irak pour élaborer une doctrine consolidée de contre-insurrection fondée sur l’adhésion de la population qu’ils ont généralisée en Irak à partir de 2007, puis en Afghanistan en 2009. Ce faisant, ils ont transplanté une « grammaire opérationnelle », développée dans des cadres coloniaux, dans un contexte de « state-building », d’institutionnalisation d’un État en faillite selon les normes de la communauté internationale. Or, c’est une entreprise vouée systématiquement à l’échec. Il n’existe pas un exemple où la dite communauté internationale est parvenue à piloter, même via « l’approche globale » menée par une large coalition civilo-militaire, une structuration politique locale sans que les conditions de stabilité aient été en place au préalable. Le succès éphémère enregistré en 2007-2009 sur la scène irakienne doit plus au retournement de certains cheiks sunnites confrontés, justement, à la première territorialisation d’Al Qaeda, qui les menaçait directement, qu’au déploiement de forces supplémentaires (le sursaut ou « Surge ») et à la doctrine de la contre-insurrection (voir le remarquable ouvrage de Myriam Benraad sur l’histoire récente de l’Irak).

 

Les efforts de contre-insurrection peuvent fort bien créer des bulles locales de sécurisation (on en a vu plusieurs exemples en Afghanistan), mais ces dernières explosent rapidement faute d’un système de pouvoir local réellement légitime capable de prendre le relais. On ajoutera qu’un dirigeant sorti des urnes n’est généralement légitime que vis à vis de ses parrains internationaux, contre lesquels la tentation du « coup de pied de l’âne » est alors forte pour exister sur la scène intérieure, ce qui rajoute un niveau d’entropie supplémentaire. Le « doctrinalement correct » de la communauté internationale ne permet pas d’exploiter d’éventuels mécanismes de stabilité alternatifs, parfois plus pertinents, fondés sur autre chose que l’institutionnalisation (comme par exemple les relations d’allégeance traditionnelle entre systèmes de pouvoir tribo-claniques).

 

PdA : Comment anticipez-vous, justement, l’après-phase militaire de la lutte contre Daech sur les territoires irakien et syrien ?

 

P.G. : Il est encore trop tôt pour anticiper une après-phase militaire contre une entité que l’on n’est pas en mesure de détruire pour l’instant dans une zone totalement déstructurée politiquement, sans « solutions » cohérentes.

 

PdA. : Un dernier mot ?

 

P.G. : Oui, un long mot si vous le permettez, qui porte sur la stratégie. La réorientation, minimale, à laquelle on assiste va donner plus d’ampleur à l’effort actuel mais n’altérera pas sa nature. La stratégie reste en effet inchangée : l’endiguement fondé sur la campagne aérienne, la formation des forces de sécurité locales, des actions plus directes de forces spéciales, la lutte informatique offensive et la lutte contre les ressources. Même l’intensité des opérations aériennes ne va pas varier tant que cela. La coalition occidentale a déjà considérablement augmenté son volume de frappes depuis l’été (les sorties d’interdiction et de CAS faisant l’objet d’une frappe sont passées de 25% à 50%). Elles se concentraient ces derniers mois sur l’appui des forces kurdes et irakiennes. Puis, les Américains se sont engagés depuis peu dans un renforcement des frappes d’interdiction en Syrie, notamment contre le système de production et de distribution d’hydrocarbure de l’EI (Operation Tidal Wave II). Viennent les frappes françaises sur les structures d’entraînement et de commandement, peut-être à l’avenir britannique et celles des Russes. En soi, cette stratégie a déjà fait montre de l’efficacité tactique que l’on pouvait attendre d’elle : l’EI est en posture défensive et perd des positions en Irak (cf. la reprise de Sinjar par les Kurdes ou de Baiji par l’armée irakienne). En revanche, les frappes plus stratégiques sur les systèmes de pouvoir et de ressources, qui feraient sens au service d’un but coercitif, ne peuvent générer une annihilation de l’EI, quand même bien ce dernier serait profondément affaibli.

 

Or, cette annihilation de l’EI, but affiché par le Président Hollande, me semble une nécessité, faute de quoi, le « califat » autoproclamé va continuer de métastaser, de multiplier ses attaques terroristes, etc. Certes, son élimination ne garantirait pas en soi de mettre en terme à cette menace, qui préexistait à l’EI, mais elle briserait sans doute cette dynamique victorieuse de démultiplication de ses franchises territoriales et de développement hors de tout contrôle des réseaux dont il est incontestablement le centre. A partir de là que faire ? En fait, il n’y a que de mauvaises solutions.

 

« La situation politique de l’Irak est tellement dégradée

qu’on voit mal une stabilisation s’y dessiner »

 

Si l’annihilation est le but de guerre, quel est alors « l’état final recherché » sur zone, au plan politique ? Sous la pression des évènements, les diplomates se sont entendus à Vienne sur un cadre de transition en Syrie. Cependant, comme souvent, le jeu diplomatique de règlement du conflit apparaît « hors sol » comme on dit maintenant, lorsqu’on le rapporte à la situation politique concrète du pays que Myriam Benraad estime totalement dévastée. Dans ce paysage, parcouru par de béantes lignes de failles confessionnelles et géopolitiques, locales et régionales, lesquelles permettent à l’EI d’émerger et de s’enraciner, aucun mécanisme de stabilisation crédible ne semble pour l’instant se dessiner. Répétons qu’en plus, nous ne sommes pas en mesure d’en imposer un de l’extérieur malgré toute la puissance de nos armes, de notre argent et de notre diplomatie, comme les Américains en ont fait la cruelle expérience en Irak, lors de la précédente décennie.

 

Il est vain aussi dans le présent contexte de s’en remettre à la plupart des belligérants locaux, tant en Syrie qu’en Irak. Sans même évoquer les forces syriennes, la progression des « forces de mobilisations populaires » chiites voire même de l’armée irakienne, quand même elle nous apparaîtrait soutenable, va immanquablement générer une consolidation des forces sunnites locales derrière l’EI. Même les progrès kurdes sont de nature à raviver les tensions sur les zones frontalières de leur espace. La stratégie indirecte consistant à déverser des dizaines de millions d’euros en formation et en équipement des acteurs qui nous paraissent les plus acceptables a déjà montré, sous toutes les latitudes, sa totale vacuité si les dits-acteurs ne disposent pas d’une légitimé politique réelle. Les seuls acteurs qui seraient légitimes semblent donc les tribus sunnites elles-mêmes. La réédition d’un nouvelle « Iraq Awakening », transfrontalier cette fois, vivement débattu depuis des mois, semble cependant poser de multiples défis à écouter les experts de zone : hétérogénéité complexe de leurs liens de clientélisme avec l’EI souvent même au sein de chaque tribu, degré de confiance qu’accorderaient ces tribus à des Américains qui n’ont pas su tenir leurs engagements lors de la décennie précédente et à un gouvernement largement contrôlé par l’Iran. Quand bien même un plus grand nombre de ces tribus seraient prêtes à se lancer dans ce combat, elles nécessiteraient l’appui direct d’une force occidentale nettement plus puissante que celle actuellement déployée.

 

La question centrale, tout autant politique, militaire que diplomatique, reste donc de savoir si nous pouvons, en appui de ces tribus, détruire l’EI sans nécessairement disposer de solutions politiques « nationales » alternatives et sans nous faire piéger dans un nouveau cycle occupation/pseudo-state-building/insurrection/contre-insurrection. Pour le court terme, il est vrai que cette question ne se pose guère dans la mesure où l’administration Obama, ne souhaite pas engager militairement dans cette voie les États-Unis, les seuls disposant des forces requises pour constituer le socle d’une telle coalition. Mais il faut s’y préparer, car la situation n’est pas figée à terme. Deux grandes variables au moins peuvent la faire évoluer. Comme l’évolution de Moscou le démontre, la première réside dans les actions de l’EI lui-même : la multiplication des attentats peut, à force, générer une « masse critique » au plan stratégique en faveur de cette stratégie réelle d’annihilation. Seconde variable, si les évènements ne se sont pas précipités d’ici là, il est probable que le (ou la) prochain(e) locataire de la Maison-Blanche sera plus « faucon » que le président Obama. Il ne faut pas oublier que les Américains, lorsqu’ils sont engagés dans une confrontation militaire, ont la culture de la victoire, d’où un débat beaucoup plus vif que chez nous depuis des mois déjà, sur le développement d’une stratégie plus décisive. Par exemple, le général Zinni, ancien commandeur américain de cette zone, et les sénateurs Graham et McCain défendent l’option d’une projection de 10 000 hommes comme noyau clé d’une coalition. Les choses n’en resteront donc pas là.

 

P

 

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