Nicole Bacharan : « Si Trump est réélu, peut-être devra-t-on parler de la démocratie américaine au passé... »
Alors que la France se confine tant bien que mal et que le monde s’inquiète de plus en plus à propos du Covid-19, focus sur un autre sujet d’actualité : la présidentielle américaine. À quelques heures de la tenue de primaires démocrates dans des États majeurs, et tandis que l’ex-vice président Joe Biden semble avoir pris une avance considérable sur son concurrent Bernie Sanders, lui marqué plus à gauche, j’ai la joie de pouvoir vous présenter cette interview réalisée il y a quelques jours avec la politologue et historienne spécialiste des États-Unis Nicole Bacharan, auteure l’an dernier de Le monde selon Trump (Tallandier), et en 2016 de Du sexe en Amérique: Une autre histoire des États-Unis (Robert Laffont), ouvrage qui, avec l’affaire Griveaux, a inspiré ma première question. Merci à Nicole Bacharan pour sa fidélité et ses réponses éclairantes. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
PRÉSIDENTIELLE ÉTATS-UNIS, 2020
Le monde selon Trump : Tweets, mensonges, provocations,
stratagèmes, pourquoi ça marche ? (Tallandier, 2019)
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU (MARS 2020)
Nicole Bacharan: « Si Trump est réélu, peut-être
devra-t-on parler de la démocratie américaine au passé... »
1. Est-on entré dans une ère où l’intime ne l’est plus vraiment, et faut-il s’inquiéter pour le fonctionnement de nos démocraties ?
La vie privée, et particulièrement la vie sexuelle, utilisée comme une arme politique, c’est aussi vieux que la démocratie américaine. Les « Pères fondateurs » Alexandre Hamilton et Thomas Jefferson en furent déjà les cibles, déchiquetés dans la presse par leurs adversaires politiques au nom de l’hypocrite principe « qui ment à sa femme ou ment sur sa vie familiale, mentira aussi à ses électeurs, on ne peut pas lui faire confiance ».
Depuis ce lointain passé, les humains n’ont pas changé, non plus que leur voyeurisme et leur goût du ragot, mais les outils de l’inquisition publique et de la mise au pilori se sont transformés, et avec les réseaux sociaux, sont devenus planétaires et instantanés. Qu’il s’agisse de la surveillance par l’État et la police au nom de la sécurité (suivant la redoutable affirmation « il n’y a pas de problème pour ceux qui n’ont rien à se reprocher »), qu’il s’agisse d’un dévoilement imprudent – même volontaire – de sa vie personnelle sur les réseaux sociaux (qui n’oublient jamais rien), qu’il s’agisse de la propension des mêmes réseaux sociaux à s’emparer de la vie privée de tel ou tel pour la disséquer, la juger, la condamner, oui, la transparence totale est à la fois illusoire et destructrice.
« En cas de changement de régime, tout ce qui,
d’intime, a été rendu public, pourrait bien
tomber aux mains de l’État... »
Sans possibilité de conserver bien à soi son « petit tas de secrets », sans espace pour vivre sa vie privée comme elle le devrait, c’est à dire de manière… privée, il n’y a plus de sphère intime, tout appartient au public, et en cas de changement de régime tout pourrait appartenir à l’État, et verser dans le totalitarisme.
Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, il est urgent de repenser la protection de la vie privée et des libertés individuelles à l’ère des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle.
2. Dans quelle mesure les succès de l’économie américaine sont-ils imputables à la politique de Donald Trump ?
Contrairement à ce qu’il a affirmé le jour de son investiture, le 20 janvier 2017, Donald Trump n’a pas hérité d’une économie livrée au « carnage », mais d’une situation de croissance assez bien assainie depuis la crise de 2008. Le chômage, à son niveau le plus haut en 2011, n’avait cessé depuis de se réduire. Cependant, il est évident que les baisses d’impôt massives décidées par Donald Trump ont réellement « dopé » l’économie. Même si elles ont touché principalement les entreprises et les plus hauts revenus, la classe moyenne en a bénéficié, au moins un peu. La réduction du chômage à son niveau plancher, la hausse modeste mais réelle des salaires sont aussi imputables en partie à ces choix fiscaux.
Néanmoins, l’économie favorisée par Donald Trump est une économie « fossile », tournée vers le passé, le charbon, le pétrole, le gaz, la dérégulation et la suppression des normes environnementales. Les États-Unis prennent ainsi du retard dans le développement des énergies renouvelables et sont complètement marginalisés dans la lutte contre le réchauffement climatique.
« La position dominante du dollar pourra-t-elle toujours
éviter aux États-Unis de subir les conséquences de leur
dette massive ? Rien n’est moins sûr... »
Enfin, les réductions fiscales, tout comme les investissements massifs dans l’armée et l’équipement militaire contribuent à creuser une dette publique abyssale. La position dominante du dollar pourra-t-elle toujours éviter aux États-Unis d’en subir les conséquences ? Rien n’est moins sûr.
3. Donald Trump a-t-il répondu aux attentes de son électorat, ces « hommes blancs en colère » que vous évoquiez il y a quatre ans ?
Oui, Donald Trump a tenu la plupart des promesses que son électorat juge essentielles : nommer des juges ultra conservateurs opposés à l’avortement, à la Cour suprême et dans les tribunaux fédéraux ; baisser les impôts ; sortir de l’accord de Paris sur le climat et de l’accord sur le nucléaire iranien ; construire un mur à la frontière avec le Mexique (le mur n’a pas beaucoup progressé, mais Trump a enfin obtenu de la Cour suprême le droit de détourner à cet effet une partie des fonds attribué au Pentagone) ; revenir sur les règlementations environnementales datant de l’ère Obama. Trump ne manque jamais non plus d’affirmer son opposition au contrôle des armes à feu.
« La base électorale de Trump – env. 42% des électeurs -
est très soudée derrière lui et lui pardonne tout. »
Sa base électorale – environ 42% - est très soudée derrière lui et lui pardonne tout. Même si elle est composée pour l’essentiel de ces « hommes blancs en colère », d’âge mûr, peu éduqués, attachés à la libre circulation des armes et hostiles aux immigrés, on y trouve aussi des femmes, mais presque exclusivement blanches, des représentants des milieux d’affaires, des fermiers conservateurs, et des évangéliques qui ont tendance à voir en Donald Trump comme un nouveau messie.
4. Sur quels thèmes va se jouer la campagne ? Sera-ce un referendum pour ou contre Trump ?
Trump va rester fidèle à ce qui lui a réussi : attiser la peur et la colère. Peur de l’étranger, peur de l’immigré, ressentiment contre « les élites », les alliés et les traités multilatéraux. Il a souvent prédit que s’il n’était pas réélu, le chaos suivrait : une crise économique et financière sans précédent, une véritable invasion d’immigrés, des violences incontrôlables…
Si Joe Biden est bien le candidat démocrate, l’élection deviendra certainement un referendum pour ou contre Trump, elle se jouera entre les électeurs qui adhèrent à ses méthodes, et ceux qui voudraient revenir au calme et à la normale.
« La crise sanitaire du coronavirus ouvre
une période de grande incertitude... »
Comme dans toute élection, la situation et les perspectives économiques au moment de l’élection seront aussi déterminantes. À cet égard, la crise sanitaire du coronavirus ouvre une période de grande incertitude.
5. Votre regard sur la présidence Trump, confrontée au temps long de l’Histoire des États-Unis ?
Si Trump n’est pas réélu, sa présidence restera comme le moment où tous les noirs secrets de l’Amérique – violence, racisme, paranoïa – présents depuis l’arrivée des colons, seront revenus sur le devant de la scène et auront « pris le pouvoir », mais où la démocratie américaine aura tout de même prouvé sa capacité de résistance.
Mais si Trump est réélu, il en conclura que toutes ses outrances et ses abus de pouvoir ont été validés, et que désormais, « tout est permis ». Et peut-être devrons-nous parler de la démocratie américaine au passé, elle risquerait de n’en garder que les formes, comme une coquille vide.
Nicole Bacharan est historienne et politologue.
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