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Paroles d'Actu
19 mai 2023

François-Henri Désérable : « En Iran, la République islamique est déjà morte... »

À l’heure où j’écris cette intro, j’apprends que trois hommes viennent ce jour d’être exécutés en Iran. Trois de plus. Le pouvoir les accusait d’avoir causé la mort de membres des forces de l’ordre, dans le cadre de ces manifestations qui, dans le pays, se succèdent depuis neuf mois, depuis la mort de Mahsa Amini. Mahsa Amini, cette jeune Kurde iranienne décédée peu après son arrestation par la police des mœurs en septembre dernier, une affaire de code vestimentaire pas respecté, et on sait que ces gens-là ne rigolent pas là-dessus - pas sûr qu’ils rigolent sur grand chose d’ailleurs. Depuis lors, ce sont de larges franges du pays, les femmes éprises de liberté en tête, qui crient leur rage face à un régime des mollahs qui se raidit toujours plus, et qui par ailleurs se montre de plus en plus incapable d’assurer un semblant de prospérité matérielle à ses citoyens, ou bien à ses prisonniers on ne sait plus trop.

François-Henri Désérable, écrivain remarqué et salué depuis dix ans, a parcouru l’Iran à la fin 2022, au plus fort, donc, de la contestation. Il en a tiré un récit précieux, qui vaut aussi témoignage, pour lui mais surtout pour celles et ceux qu’il a rencontré.e.s, et qui se sont confié.e.s à lui. L’Usure du monde - Une traversée de l’Iran (Gallimard, mai 2023), c’est un ouvrage qui nous fait penser, comme lui le pense, que le régime actuellement en place à Téhéran, un pouvoir sur la défensive comme jamais, est en train de cramer vitesse grand V le peu de légitimité que la population pouvait encore lui accorder. Ce que ce livre met en lumière surtout, c’est l’extraordinaire vitalité d’un peuple qui compte parmi les plus fins et lettrés au monde. Je me suis permis d’en donner une illustration en reproduisant ici la page 73, émouvante, lisez vous-même, Désérable raconte ça tellement mieux que moi... Quand on considère ce peuple, son intellect, son courage aussi, et quand on songe en même temps à l’obscure captivité dans laquelle ses leaders, le rahbar Khamenei en tête, entendent le tenir, on se dit que cet attelage-là ne tiendra plus longtemps. On l’espère...

Je remercie François-Henri Désérable pour l’interview qu’il m’a accordée, et pour sa fidélité. Quant à son livre, qui est aussi un formidable récit de voyage, il faut le lire et le faire lire, s’en imprégner et partager, c’est peut-être, à notre niveau, la meilleure manière de rendre hommage à Mahsa Amini, à ses sœurs et à ses frères de combat, et tout ça mis bout à bout pourrait bien contribuer à faire bouger les lignes. Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Extrait du livre

 

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

François-Henri Désérable : « En Iran,

la République islamique est déjà morte... »

L'Usure d'un monde

L’Usure dun monde - Une traversée de l’Iran (Gallimard, mai 2023).

 

François-Henri Désérable bonjour et merci de m’accorder cette nouvelle interview pour L’Usure du monde (Gallimard), qui fait écho à L’Usage du monde, récit de voyage de 1963 signé par l’écrivain suisse Nicolas Bouvier et illustré par son compère Thierry Vernet. Eux avaient traversé (entre autres pays) l’Iran, celui du Shah à l’époque, tout comme toi fin 2022, dans un contexte très particulier, celui des manifestations et des répressions suivant la mort de celle dont il faut écrire le nom encore et encore, Mahsa Amini. J’ai envie de m’arrêter sur les titres, qui sont très parlant. Parler de l’"usure" du monde, c’est quoi, la marque d’un pessimisme ? Ou au contraire, d’un besoin de ne pas rester dans la contemplation, même si tu as comme eux décrit nombre de merveilles, et de secouer tout ça ?

Ce monde auquel mon titre fait référence, c’est celui de la République islamique, un régime liberticide et thanatocratique (régnant par la mort et par la peur des mises à mort), qui réprime dans le sang les aspirations de son peuple. Et si je parle d’usure, c’est parce que, en réalité, ce régime est déjà mort  : il est comme un arbre qui se décompose sur pied, et chaque voix qui s’élève, chaque slogan, chaque manifestation est un petit coup de hache porté à ce bois mort. Reste à savoir combien de temps il faudra pour l’abattre, pour lui porter le coup fatal.

 

Pour cet ouvrage, tu n’es plus romancier mais un témoin qui donne la parole à d’autres  : comme tu me l’as dit toi-même, tu te vois comme le "greffier" d’un livre que "les Iraniens ont écrit". À partir du moment où tous ces gens t’ont donné leur confiance, leur amitié aussi (je laisse aux lecteurs le plaisir de les rencontrer un à un), t’es-tu senti investi d’une forme de responsabilité particulière ?

La seule responsabilité qui m’incombait était de dire les choses telles que je les avais vues, même si je ne le fais jamais qu’à travers une sensibilité qui m’est propre. C’est d’ailleurs la difficulté du récit de voyage  : dépourvu d’intrigue (au contraire de la fiction), il repose entièrement sur une façon de dire les choses, c’est-à-dire la transcription d’une façon de les voir, qui dépend elle-même d’une manière d’être au monde.

 

Ce livre a valeur de témoignage on l’a dit, et je suis persuadé qu’il mérite d’être lu au-delà des frontières de la Francophonie. Des traductions sont-elles prévues, en anglais, peut-être en farsi ? Et j’imagine que pour l’heure, tu ne pourras pas vraiment envoyer ce texte à ceux que tu racontes, pour ne pas les mettre en danger...

Ce texte sera sûrement traduit dans d’autres langues (j’ai la chance d’avoir des éditeurs étrangers qui me sont plutôt fidèles), mais en anglais, je n’en sais rien (je n’ai jamais été traduit en anglais), et j’espère le voir traduit en persan (alors il pourrait être diffusé en Iran de manière clandestine, sous le manteau, comme autrefois les samizdats (en URSS et dans l’ancien bloc de l’Est, ndlr) ou comme aujourd’hui en Russie Le Mage du Kremlin de mon ami Giuliano Da Empoli). 

 

Ce qui est plaisant aussi dans ton livre, c’est la mesure dont tu fais preuve, sans caricature : je songe à Yassin, une de tes rencontres, un type serviable et ouvert et en même temps, un soutien sincère du régime. Voir la vérité, vouloir la regarder en face, ça suppose aussi d’assumer tout ce qu’elle a de complexe ?

Dire que les serviteurs zélés de la République islamique sont tous des fanatiques sanguinaires qui jouent aux billes avec les yeux des dissidents politiques, ça serait peut-être plus simple, mais ça serait surtout faux. Il y a parmi eux d’excellents pères de famille, bons époux, bons citoyens, braves types qui ne feraient pas de mal à une mouche – même aux mouches iraniennes (Bouvier dans L’Usage du monde consacre un merveilleux passage à sa haine des mouches. Attends, je vais le retrouver. Le voici  : «  J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi ? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée.  »)

Mais revenons-en à ta question. Assumer la vérité dans tout ce qu’elle a de complexe, dis-tu. Oui, c’est exactement ça. J’aime beaucoup la définition que donne Faulkner de la littérature  : «  Écrire, dit-il, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre.  » Eh bien, c’est pareil avec le voyage  : on ne voyage pas pour se rincer l’œil de nouveaux paysages, non, on voyage pour en revenir avec des yeux différents, un regard plus aiguisé, accoutumé à l’ombre – à l’épaisseur de l’ombre, c’est-à-dire au réel dans toute sa complexité. Autrement, on ne fait pas un voyage : on fait du tourisme.

 

Un tête-à-tête avec Khamenei, une question à lui poser les yeux dans les yeux, à supposer que ce soit possible, ça donnerait quoi ?
 
Ça donnerait deux personnes qui non seulement ne parlent pas la même langue (pour ça, me diras-tu, il y a des interprètes), mais qui ne parlent pas non plus le même langage. Moi, je dirais qu’il parle celui du fondamentalisme, du fanatisme, du dogmatisme  ; lui, que je parle celui de l’impérialisme, de l’impiété, du sacrilège. Et lui comme moi, nous serions chacun intimement convaincus d’avoir raison. Bref, nous n’aurions pas grand-chose à nous dire. Mais si je pouvais lui poser une question, une seule, je le ferais peut-être sous la forme d’un dessin : je le dessinerais avec sa barbe et son turban, sauf que le turban serait fait de cordes – celles auxquelles lui et ses affidés font pendre les dissidents iraniens. Et je lui dirais : «  Moi, ce qui m’offense, tu vois, ce sont les cordes autour du cou des Iraniens, et toi, c’est le dessin. Comment le dessin peut t’offenser davantage que les cordes ?  » Et puis je serais arrêté sur-le-champ, et je prendrais Me Camille Gilletta de Saint Joseph et Me Richard Malka comme avocats.

 

Manifestations Iran

Une manifestation en Iran. Source : Gerry Images/AFP.

 

Tu as déjà un peu évoqué ce point mais, au vu de ce que tu as pu palper, sentir de l’opposition apparemment massive du peuple iranien envers le régime, et tenant compte de tes connaissances historiques, penses-tu que la République islamique pourra se maintenir cinq années de plus ?

Les révolutions ne se font pas en un jour. Il aura fallu un an entre les premières manifestations à Qom en janvier 1978 et le départ du Shah en janvier 1979. Ce mouvement de contestations initié à la suite de la mort de Mahsa Amini n’a que quelques mois. La défiance du peuple iranien à l’égard du régime est immense: à terme, la République islamique est condamnée. Mais je ne veux pas me risquer à faire des prédictions. Les Iraniens eux-mêmes ne s’y risquent pas. La plupart de ceux que j’ai rencontrés sont des pessimistes enthousiastes: la chute prochaine du régime, ils ont du mal à y croire ; mais pas un jour ne passe sans qu’ils l’appellent de leurs vœux.

 

Quelles leçons retenir de ce courage plus fort que la peur dont font montre au quotidien bon nombre d’Iraniens, et davantage encore au vu de ce qu’elles risquent, d’Iraniennes ? Qu’a-t-on à apprendre d’eux, dans nos pays libres où peut-être, on tient un peu trop la liberté comme acquise ?

Il y a assez peu de chances que nos démocraties s’effondrent d’un seul coup, comme un château de cartes, pour reprendre une image éculée. Il y a des pays où un coup d’état militaire, où une guerre civile, où le charisme d’un général galonné peuvent balayer la démocratie – la liberté – en l’espace de quelques jours. Nous, en Europe, nous semblons plutôt à l’abri. Mais nos démocraties peuvent s’affaiblir, on peut rogner nos libertés par petites touches juxtaposées  : c’est la technique du pointillisme. Le plus souvent on ne s’en aperçoit pas tout de suite, parce qu’on a le nez sur le tableau, c’est-à-dire dans l’actualité immédiate. Alors on prend du recul, on fait trois pas en arrière, on a une vue du tableau dans son ensemble, et on s’aperçoit combien nos libertés se sont restreintes. À nous, citoyens, d’être en état de veille permanent, diligents, vigilants, intransigeants quand il s’agit de les préserver.

 

On part là sur une question qui peut-être nous dépasse un peu, mais je te la pose quand même : comment peut-on les aider à faire bouger les choses chez eux, nos États et nous autres simples citoyens ? On sait que les embargos font d’abord souffrir les peuples ; les classes dirigeantes elles, largement corrompues, non seulement s’en accommodent, mais elles se servent de cette idée de menace extérieure pour affermir leur emprise sur la société. Alors quoi, ce qu’il faut faire surtout, c’est parler d’eux, de ceux qui luttent ? 

Écrire, parler, on n’a que ça. Ça n’est peut-être pas grand-chose, ça n’est pas rien pour autant. J’espère que mon récit y contribue.

 

Des représentants de la République islamique ont-ils chercher à se renseigner sur toi, peut-être à t’intimider après ton départ du pays ? Quelque chose peut-être depuis la sortie du livre ?

Soixante-dix journalistes ont été arrêtés en Iran depuis la mort de Mahsa Amini, vingt-cinq sont toujours derrière les barreaux, et Reporters sans frontières, dans son classement annuel sur la liberté de la presse, a placé l’Iran à la 177è place (sur 180), juste devant la Corée du Nord, la Chine et le Vietnam. Les Gardiens de la Révolution ne sont pas très enthousiastes à l’idée qu’on vienne fouiller leurs poubelles. Moi, ils m’ont pris pour un simple touriste, ils n’ont pas cherché à m’intimider  : ils m’ont seulement fait comprendre que mon séjour était terminé. Et depuis la sortie du livre, non, rien – si ce n’est que je ne peux plus mettre les pieds en Iran.

 

Qu’est-ce que ce périple t’aura appris sur toi ? Et en quoi en es-tu revenu changé pour de bon ?

Est-ce qu’on revient vraiment changé pour de bon d’un voyage ? Tu sais, je garde toujours à l’esprit la dernière page de L’Usage du monde. Bouvier est seul, ça fait déjà un an et demi qu’il est sur la route, il est en Afghanistan qu’il s’apprête à quitter pour l’Inde. Il fume un narghileh en regardant la montagne  : «  L’étendue de la montagne, le ciel clair de décembre, la tiédeur de midi, le grésillement du narghileh… Ce jour-là, j’ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s’en trouverait changée. Mais rien de cette nature n’est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.  » Voilà, c’est exactement ça  : l’Iran, pendant un temps, m’a prêté ses couleurs.  Et ce vide qu’on porte en soi, on le comble en écrivant.

 

FH Désérable en Iran

François-Henri Désérable en Iran, dans le désert de Lout.

 

Après l’Iran, tu aurais envie, à côté de ton activité de romancier, de poursuivre un peu dans cette veine de l’écrivain-témoin, partir explorer l’Afghanistan des Talibans ou bien la Corée du Nord de Kim Jong-un ? Ce serait tout sauf simple évidemment, mais quelque part l’idée te titille ?

Le Pakistan. J’ai envie de voyager au Pakistan, et pour longtemps. L’Afghanistan, oui, bien sûr, c’est sur la liste. La Corée du Nord aussi. Et remonter l’Afrique en Jeep du Cap au Caire  : un vieux rêve.

 

Philippe Sollers vient de nous quitter à l’âge de 86 ans. Tu m’as confié que ta première visite de Venise s’était faite avec, sous le bras, le Dictionnaire amoureux qu’il avait consacré à la Sérénissime. De Nicolas Bouvier - avec Thierry Vernet - jusqu’à Sollers donc, dirais-tu qu’en ce qui te concerne au moins, si "les voyages forment la jeunesse", les lectures font les envies de voyages ? Quels autres livres ont été de ce point de vue les plus inspirants pour toi ?

Un mot sur Sollers. J’ai rencontré Sollers il y a dix ans – j’en avais vingt-cinq –, à la parution de Tu montreras ma tête au peuple. Il l’avait lu, et il m’avait reçu dans son bureau chez Gallimard. Sollers tel qu’on l’imagine  : les bagues, le fume-cigarette, la curiosité, l’érudition, la malice, le rire en cascade. Nous avions parlé de Bernadotte, le maréchal d’Empire devenu roi de Suède, et qui dans sa jeunesse s’était fait tatouer «  Mort aux rois  ». Écrivez quelque chose là-dessus, m’avait dit Sollers, faites-en un roman dans L’Infini. Je n’en ai pas fait de roman, j’ai préféré écrire sur Évariste Galois, mais par la suite, Sollers a accueilli deux de mes textes dans sa revue  : l’un sur un voyage à Beyrouth, l’autre sur un voyage à Vilnius («  Pour saluer un certain M. Piekielny  », qui, pour le coup, devait donner plus tard un roman). Quand on se voyait, c’était toujours chez Gallimard, toujours dans son bureau. Michon a dit récemment qu’il était «  le dernier écrivain du XIXè siècle  ». Eh bien Sollers était le dernier écrivain du XVIIIè  : il n’était pas le contemporain de Houellebecq, non, il était celui de Casanova. Celui de l’amour et du plaisir.

J’ai lu beaucoup de choses sur Sollers depuis sa mort  : «  l’anarchiste bourgeois  » (la formule est de Yannick Haenel, et elle est très juste), le «  virtuose du troisième degré  » (de Lambron, très juste aussi), etc. Mais il y a un point sur lequel les nécrologies n’ont pas assez insisté  : son amour dévorant pour Venise. La première fois que je suis allé à Venise, c’était avec son Dictionnaire amoureux sous le bras. La découverte de Venise a été le plus grand choc esthétique de ma vie. Ce fut aussi le cas pour Sollers. Quand il arrive place Saint-Marc à l’automne 1963, son sac lui tombe de la main droite, tant il est «  pétrifié et pris  »  : «  Je sais, d’emblée, que je vais passer ma vie à tenter de coïncider avec cet espace ouvert, là, devant moi  ». Quand on se voyait, on ne parlait que de Venise. Il n’y allait plus depuis la mort de Dominique Rolin. Un jour, mon téléphone sonne, je décroche et j’entends  : «  Désérable  ? J’ai appris que vous alliez à Venise. Ce qui me ferait plaisir, vraiment plaisir, c’est que vous allumiez deux cierges à la Basilique Santa Maria della Salute pour elle et moi.  » Dans l’un de ces derniers livres, où il parle de Venise, il m’avait laissé cette dédicace  : «  Eh bien, la magie continue  ». Elle continuera encore  : chaque fois que sur les Zattere je passerai devant la Calcina, où il avait ses habitudes, je penserai à lui.

 

 

Bel hommage...

Est-ce que les lectures font les envies de voyage  ? Oui, mille fois oui. Parmi les récits de voyage qui ont compté pour moi, il y a évidemment ceux de Bouvier, il y a ceux du Polonais Kapuściński (ah, Ébène  !), il y a L’Odeur de l’Inde de Pasolini, Tristes tropiques de Lévi-Strauss (on l’oublie trop souvent, mais c’est un récit de voyage), Autoportrait (à l’étranger) de Jean-Philippe Toussaint, Paysage avec palmiers de Bernard Wallet, Voyage à motocyclette de Che Guevara (il y a quelques années, j’ai refait exactement le même voyage à travers l’Amérique du sud, et j’en ai tiré un récit qui sera peut-être un jour publié), ou encore La Trêve, de Primo Levi, que j’ai lu récemment et qui m’a scié en deux tellement c’est beau.

 

J’espère que ce projet de récit sud-américain se fera ! Il y a dix ans presque jour pour jour paraissait Tu montreras ma tête au peuple, déjà chez Gallimard. Quel bilan tires-tu de ces dix premières années en tant qu’écrivain professionnel, si d’ailleurs tu te définis ainsi  ? Où sont à cet égard tes enthousiasmes, tes découragements aussi ?

J’ai appris à faire le distinguo entre la littérature et le milieu littéraire. Avec le milieu littéraire, je sais à quoi m’en tenir, j’ai fait mienne la phrase de Cioran  : «  Et avec quelle quantité d’illusions ai-je dû naître pour pouvoir en perdre une chaque jour  ?  » Mais il y a la littérature. Et par la littérature il y a des admirations parfois réciproques, des amitiés qui se forgent et qui perdurent – Clément Bénech, Maria Pourchet, Miguel Bonnefoy, Guillaume Sire, Lilia Hassaine, Mohammed Mbougar Sarr, pour citer quelques noms.

 

Tes projets et surtout, tes envies pour la suite ?

Un roman dont j’ai eu l’idée il y a tout juste trois ans, et qui m’a demandé de longues, très longues recherches. C’est une histoire qui se passe entre Delhi, la Bourgogne et New York.

 

Un dernier mot ?

Trois derniers mots, et en persan  :

Zan, Zendegi, Azadi (Femmes, vie, liberté, ndlr).

 

François-Henri Désérable

Crédit photo : Claire Désérable.

 

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14 mai 2023

Daniel Pantchenko : « Anne Sylvestre était une femme libre... qui avait du caractère ! »

Je dois bien l’avouer : né en 1985, et n’ayant pas vraiment été bercé par ses "Fabulettes" durant mon enfance, jusqu’à il y a peu, le nom d’Anne Sylvestre, s’il me parlait vaguement, n’évoquait pas grand chose pour moi. Oh, je savais qu’elle était une grande dame de la chanson, parce que tous ceux qui l’évoquent le disent, mais de là à citer trois, deux, ou même un de ses titres... Et il y a quelques semaines, j’ai eu l’occasion de lire Anne Sylvestre - Elle enchante encore ! (Fayard, 2023), écrit par le journaliste et écrivain Daniel Pantchenko, grand connaisseur de la chanson française et habitué de Paroles d’Actu. Ce livre, une réédition augmentée d’un ouvrage paru en 2012, a largement bénéficié de la participation bienveillante de l’artiste, malheureusement disparue en 2020 à l’âge de 86 ans.

On y découvre une femme touchante mais au caractère bien trempé, avec ses combats, ses tourments et ses passions ; on y rencontre surtout une artiste dont on se demande pourquoi, au vu de la qualité de son œuvre, aujourd’hui comme hier on ne l’entend pas davantage. "Elle enchante encore", oui, ceux qui la connaissent déjà, mais elle mérite certainement d’être reprise, et d’enchanter de plus jeunes générations, pour peu que celles-ci aient l’occasion d’au moins l’entendre... Merci à Daniel Pantchenko pour l’interview réalisée début mai, et pour son ouvrage, qui je l’espère contribuera à donner au public lenvie de rendre à Anne Sylvestre sa place éminente parmi les grands de la chanson, de la seule manière qui vaille : l’écouter, encore et encoreExclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Daniel Pantchenko: « Anne Sylvestre

était une femme libre... qui avait

du caractère ! »

Anne Sylvestre Elle enchante encore

Anne Sylvestre - Elle enchante encore ! (Fayard, 2023).

 

Daniel Pantchenko bonjour. La réédition avec mise à jour de la biographie que vous aviez consacrée à Anne Sylvestre (1934-2020), avec la participation active de l’artiste, vient de paraître chez Fayard. Je sais que vous aviez eu du mal à la convaincre, il avait presque fallu la harceler pour qu’elle cède, et je crois qu’elle n’avait pas regretté ensuite. Comment se sont passés vos échanges, vos séances de travail avec elle ?

Anne Sylvestre avait dit et répété qu’elle ne voulait pas de biographie de son vivant. Donc, cela a été un peu indécis au début, mais comme j’avais mené à terme une biographie de Jean Ferrat (qui n’en voulait pas non plus, et qui est mort d’ailleurs avant sa parution), j’ai procédé de manière analogue, c’est à dire avec une sérieuse recherche de documents. Jusqu’au jour où Anne m’a téléphoné  : «  Daniel, je vois que tu ne me lâcheras pas  !  » Pour la bio, je l’ai alors rencontrée une première fois dans un bar où elle avait ses habitudes, puis à huit autres reprises chez elle, soit une bonne douzaine d’heures entre février et juillet 2012, le livre étant paru en octobre. Nos échanges se sont super bien passés. La seule discussion un peu délicate a été à propos de l’histoire de son père (qui a été collaborateur) et je me souviens qu’à un moment, elle m’a dit  : «  Mais, c’est mon père  !  » Je lui ai répondu «  Mais c’est mon livre  !  » et on s’est mis assez vite d’accord pour respecter un équilibre entre son histoire personnelle et l’Histoire tout court.

 

A

Anne Sylvestre et Daniel Pantchenko au Salon du Livre

de Paris, en mars 2013. Photo : Claudie Pantchenko.

 

Que savez-vous de l’appréciation qui fut la sienne à propos de votre travail ? Je pense notamment à tous ces témoignages de personnes gravitant autour d’elle que vous avez recueillis (je pense à celui très touchant d’Anne Goscinny par exemple)...

Anne n’était pas très expansive à ce sujet, mais c’était à mon sens une forme de pudeur, et j’ai toujours préféré le fond à la forme. Quand des personnes proches se sont étonnées qu’elle ait accepté cette biographie, elle leur a répondu  : «  Je sais qu’il ne me trahira pas  !  » Alors j’ai écrit dans l’introduction  : «  Bref, j’ai la Légion d’honneur.  » À la sortie du livre, Anne m’a dit  : «  Quand même, tu l’as écrit vite  !  » Comme je l’ai indiqué ci-dessus, avant d’avoir son accord, j’avais déjà pas mal travaillé. Le 22 mars 2013, lors du Salon du Livre de Paris, Anne est venue dédicacer à mes côtés et il s’est produit une chose assez savoureuse. Au stand Fayard, deux personnalités TV du moment devaient également dédicacer (l’animateur Karl Zéro et le journaliste économiste François Lenglet) et une dizaine de photographes les attendaient. Raté ! Les deux vedettes ne sont pas venues et les photographes ont commencé à mitrailler Anne, qui leur a lancé en me montrant  : «  Non ! C’est lui qui a écrit le livre  !  » L’année suivante, elle m’a téléphoné un jour, juste pour me dire : «  C’est dur d’écrire un livre  !  » À la demande de son ami Philippe Delerm, elle avait accepté de s’y mettre à son tour et ça a donné le savoureux Coquelicot et autres mots que j’aime (aux éditions Points)… Ce coup de fil, c’était sa manière à elle de saluer mon travail, qu’elle se plaisait à résumer ainsi  : «  Les gens sauront qu’il n’y a pas eu que des cabarets et des Fabulettes dans ma vie. Tout est là  ! C’est fait  !  »

 

Ça a été quoi votre histoire avec Anne Sylvestre ? Pourquoi elle parmi tant d’autres, pourquoi est-ce que tout particulièrement son œuvre vous a touché, parlé ?

Je l’indique dès l’introduction du livre, j’ai vraiment découvert Anne Sylvestre au Printemps de Bourges 1978. Elle m’a fait beaucoup rire et pleurer, en compagnie des quatre mille filles et garçons enthousiastes sous le chapiteau  : après Ferrat, c’était sans doute l’artiste de la chanson qui me touchait le plus, par la qualité de ses textes (ainsi que de ses mélodies, ce que l’on ne souligne pas assez souvent !) et par son implication sociale. À preuve, si je l’ai beaucoup croisée en concerts c’était surtout ceux de jeunes artistes, en particulier de jeunes chanteuses (et d’abord Michèle Bernard que j’ai tout de suite adorée). Donc, dès 1978, j’ai écrit différents articles sur elle dans L’Humanité et L’Humanité Dimanche, puis au fil des publications auxquelles j’ai collaboré, jusqu’au trimestriel Chorus disparu à l’automne 2009. Le succès de ma bio de Jean Ferrat en 2010 (plus grosse vente Fayard de la semaine – 15 000 exemplaires – à sa sortie en septembre 2010) m’a permis de proposer Anne pour mon livre suivant, ce qui n’aurait peut-être pas été possible auparavant.

 

 

"Nul ne guérit de son enfance", disait Jean Ferrat justement. Celle d’Anne Sylvestre fut compliquée, il y a eu les difficultés de la guerre, le fait aussi d’avoir eu, vous l’évoquiez, un père qui n’a pas choisi le bon camp - il a fait de la prison pour cela. La mort surtout, violente, de ce grand-frère lui aussi embrigadé, frère qui la protégeait quand elle était gamine. Elle a mis beaucoup de temps avant d’assumer cela publiquement. Elle a longtemps souffert de cette culpabilité par procuration  ?

Bien sûr qu’il y a eu cette culpabilité. Comment y échapper dans les années 1960 où elle sort ses premiers disques et obtient un succès certain avec ses «  Fabulettes  » (Hérisson, Veux-tu monter dans mon bâteau  ?, Mouchelette…) De plus, en 1968 (année très politique, historique) elle a quitté les disques Philips pour signer chez Meys où enregistre notamment Jean Ferrat. À l’époque, nombre de ses copines et copains artistes sont comme on dit «  bien à gauche  » et elle a confié son «  secret  » à ses plus proches, en se demandant toujours s’ils continueraient à l’aimer… Alors quand sa sœur cadette de huit ans, Marie Chaix, lui a dit qu’elle préparait un livre sur l’histoire de leur père, elle a été terrorisée (selon ses propres mots) et elle lui a demandé de ne pas dire qu’elle était sa sœur. Cela tombe d’autant plus mal pour elle que le livre en question (Les Lauriers du lac de Constance) sort en 1974, année où Anne devient sa propre productrice et sort son premier 30 cm comme telle, avec notamment Non tu n’as pas de nom (titre-phare sur le droit à l’avortement, le droit du choix) et Un mur pour pleurer, aussi sublime qu’autobiographique. L’année suivante, le deuxième album (tout aussi magnifique à mes yeux) s’ouvrira sur Une sorcière comme les autres, véritable «  manifeste  » (le mot est d’elle) de plus de sept minutes sur le sort ordinaire des femmes dans l’Histoire y compris récente, avec dès le premier couplet des allusions familiales sensibles  :

Quand vous jouiez à la guerre
Moi je gardais la maison
J’ai usé de mes prières
Les barreaux de vos prisons
Quand vous mouriez sous les bombes
Je vous cherchais en hurlant
Me voilà comme une tombe
Et tout le malheur dedans

En 2007, Anne Sylvestre enregistrera l’album "Bye mélanco", titre de la chanson d’ouverture qui constituera une espèce de synthèse de sa vie, alors apaisée, mais n’oubliant pas «  Une enfance à refaire […] En s’excusant de tout / La honte jusqu’au bout  »…

 

 

En quoi est-ce que ses débuts dans la musique et dans la chanson la distinguent - ou au contraire la rapprochent - de ses pairs illustres, ceux dont on la rapproche habituellement, les Brassens, Brel, Ferré, Ferrat, Béart, Barbara ?

L’histoire de ses débuts est décisive. Si, dès la petite enfance, elle a beaucoup entendu du Trenet que son père adorait, elle n’était pas encore passionnée par la chanson. Elle y est venue beaucoup plus tard et le premier microsillon qu’on lui offrira contient Le Gorille de Brassens (paru en 1956). En fait, après avoir participé naturellement à des chorales, elle a mis longtemps à réaliser que des artistes écrivaient leurs chansons. C’est grâce à la découverte d’une fille de son âge qui s’accompagnait à la guitare, qu’elle a compris qu’elle pouvait le faire également. Il s’agissait de Nicole Louvier, sans doute la première du genre en 1953 (elle a 20 ans), dont le 25 cm a obtenu un joli succès avec notamment Qui me délivrera  ? et Mon petit copain perdu. Et c’est lors de vacances en Bretagne avec des copines et des copains, qu’Anne Sylvestre se risque à montrer ses toutes premières chansons. Encouragée, elle va faire ses vrais débuts au fameux cabaret La Colombe, à l’automne 1957, en même temps que Jean Ferrat et Pierre Perret. Elle a 23 ans.

Pour répondre plus directement à votre question, Anne a forcément des points communs avec des artistes qu’elle a croisé.e.s dans ces cabarets, mais ce sont fondamentalement d’autres éléments qui la rapprochent ou la distinguent. Bien sûr, elle ne peut pas être insensible aux louanges d’un Brassens qui dès 1961 dit (dans une émission de Denise Glaser): «  À mon sens, parmi les jeunes, les nouveaux venus dans la chanson, c’est celle qui se distingue par les qualités les plus éminentes…  » En photo avec lui, elle devient dans la presse «  sa filleule de la chanson  ». Et comme en bonne logique, il confirmera l’année suivante son sentiment sur la pochette du deuxième 25 cm d’Anne («  On commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson, il nous manquait quelque chose, et quelque chose d’important.  »), elle deviendra par la suite «  la Brassens en jupons  ». C’est juste la feignasserie et l’incompétence ordinaires des grands médias. En réalité, Anne se sentira toujours beaucoup plus proche d’un Jacques Brel, de ses envies de liberté, de folie, d’imprudence. Ce sera l’inverse à l’égard du très «  engagé  » Jean Ferrat  : alors qu’elle cache/protège son histoire paternelle et qu’elle a signé en 1968 chez son producteur Gérard Meys, elle enregistre Chanson dégagée. Quant à son point commun essentiel avec Barbara, c’est la secrétaire de celle-ci, Marie Chaix, sœur cadette d’Anne…

 

 

Anne Sylvestre a été très tôt auteure-compositrice-interprète, et même productrice pour son propre compte. Trop de casquettes à la fois ?

Je ne pense pas. Pour jouer avec les mots, je dirais qu’elle n’a jamais eu la grosse tête. En revanche, elle avait un sacré caractère et a elle-même qualifié de portrait «  complètement autobiographique  » sa savoureuse chanson Elle f’sait la gueule de 1998. Un joli moment d’humour. Et elle reconnaissait que dans certaines émissions de télé elle avait tendance à rester sur la défensive et à réagir au quart de tour  : «  C’est comme ça  ! Je ne supporte pas qu’on dise des conneries.  » Tant pis si leurs responsables se nommaient Jacques Chancel ou Françoise Giroud… Elle voulait bien faire certains efforts, mais pas se plier au jeu ordinaire des médias… qui se sont mis vraiment à s’intéresser à elle quand elle a sorti son premier livre en 2014, Coquelicot et autres mots que j’aime, dont j’ai déjà parlé. Heureusement, il y a eu la presse écrite ainsi que des José Artur et autre Claude Villers de France Inter.

 

 

Quelques uns des titres d’Anne Sylvestre la positionnent volontiers dans la mouvance des féministes avancées. Des textes sublimes, comme Non tu n’as pas de nom et Une sorcière comme les autres, que vous avez déjà évoqués. Mais se voyait-elle totalement comme une féministe ainsi qu’on entendait ce terme dans les années 70, et quel rapport entretenait-elle avec l’idée d’engagement ? Ce fond de culpabilité par procuration dont on parlait plus haut, ça l’a bridée ?

Déjà, si ces deux chansons que vous citez ont eu et ont toujours un impact très fort, c’est certes par la qualité de leurs textes mais également par celle de leurs mélodies, de leurs musiques. C’est peut-être en cela qu’il y a un cousinage entre Anne Sylvestre et Georges Brassens  : pour lui aussi, on a beaucoup plus parlé de ses textes, jusqu’à ce que des Maxime Le Forestier rétablissent un certain équilibre (y compris pour leurs voix, qui, sans être exceptionnelles, assuraient, avec une vraie personnalité). Pour Anne, je voudrais aussi rappeler qu’elle a très vite travaillé avec le même arrangeur que Brel  : François Rauber.

 

 

Pour le côté «  féministe  », le seul mot en «  iste  » qu’elle supportait, il y a eu bien sûr son histoire, jusqu’au début des années 1980 où des articles de presse ont dévoilé qui était son père. Néanmoins, dans ses trois premiers albums comme productrice (ceux qui m’ont bouleversé et que j’ai beaucoup écoutés après l’avoir vue sur scène), la démarche était clairement entamée avec effectivement Non tu n’as pas de nom en 1974, Une sorcière comme les autres en 1975 (mais aussi Java d’autre chose que je trouve très forte, et Bergère) et Comment je m’appelle, Clémence en vacances et Petit bonhomme en 1978 dans l’album avec "Les Gens qui doutent". Dès l’album suivant de 1979, elle a brossé rien moins que cinq portraits de femmes, chacun à sa manière et souvent personnalisé par un prénom (Marie-Géographie, Frangines, Ronde Madeleine, Mon mystère, La Faute à Ève) et a abordé différents thèmes de société, notamment ici le viol (Douce maison) et la pollution (Un bateau mais demain, inspiré par le naufrage d’un pétrolier géant en mars 1978, l’Amoco Cadiz). En 1981, elle a abordé le risque nucléaire avec Coïncidences et, à sa manière, elle n’a jamais arrêté, acceptant finalement, au fil des ans le qualificatif «  engagée  ». Bref, «  bridée  » en partie au début, mais ça n’a pas duré longtemps.

 

Je citais Barbara plus haut. On ne peut que constater à quel point l’une (la dame en noir) jouit d’une postérité, d’une aura plus grande que l’autre. Et quand on regarde les parcours, on se dit que ça n’est pas vraiment juste, parce qu’elles ont des mérites similaires, d’ailleurs leurs parcours se ressemblent un peu même si pour l’une ce fut le piano pour l’autre la guitare. Vous parlez peu de Barbara dans le livre, comment expliquez-vous cet écart : est-ce lié au fait que Barbara a su créer un personnage, autour d’elle un imaginaire mystérieux, gothique, une communauté de fidèles ? Et s’agissant des chansons pour enfants - ses Fabulettes - je vous posé la même question par rapport à Chantal Goya, que vous évoquez dans la bio : si ça a mieux marché pour elle dans la durée c’est parce qu’il y avait en renfort tout le Barnum visuel très bien pensé par elle et Jean-Jacques Debout ? Est-ce que, par rapport à Barbara (ça a été plus compliqué pour Chantal Goya de ce point de vue après 1985) elle a souffert simplement d’une moindre exposition médiatique ?

Avant de parler de Barbara et de Chantal Goya, quelques précisions qui me semblent essentielles. En 1985, avec un humour plus que jamais d’auto-défense, Anne Sylvestre chante Trop tard pour être une star. Il y a également Les Blondes, à la couleur de cheveux réputée plus vendable au plan médiatique («  Alors on se fait teindre en blonde / Et on se hait  »). À ce moment précis de savie, ce choix s’avère en fait terrible, car dans ce disque et sa chanson-titre Écrire pour ne pas mourir, Anne fait allusion au cancer, à l’opération qu’elle a subie fin 1983, aux neuf mois de chimio et à son changement physique que ce combat a provoqués (Le Western  : «  Pour mieux tenir ta carabine / Déjà tu ressembles à Birkin  »). J’avoue que je n’avais pas vraiment décodé ces allusions, mais les médias, comme trop souvent, ont fait bien pire  : comme Anne avait dû couper ses cheveux, ils ont surtout parlé de ça…

 

 

Dans Trop tard pour être une star, Anne a fait une espèce de clin d’œil à Barbara, ses tenues, son jeu scénique, etc. Bref, un corportement là encore très média-compatible auquel Anne n’a jamais voulu se prêter. Elle l’a clairement payé. Pour le seul service public (de l’ORTF à nos jours), si vous faites une recherche sur l’INA, vous trouverez 1756 résultats pour le nom Anne Sylvestre (904 TV et 852 radio), mais en fait seulement 188 émissions de TV où elle est réellement présente – avec des rediffusions - et 264 de radio. Pour Barbara, décédée 23 ans plus tôt (novembre 1997), cela donne 2383 sur son nom (1299 TV et 1084 radio), avec 334 présences en TV et 208 en radio. Si je n’ai pas beaucoup parlé de Barbara dans mon livre, c’est qu’à mon sens, elle a surtout chanté sa vie intime, sentimentale, son «  je  » très personnel, et beaucoup moins la société et les grands problèmes du monde comme Anne. Sans contester le moins du monde le talent de Barbara (qui, par rapport à Anne, a dit elle-même qu’elle ne faisait que des «  zinzins  »), son écriture et son interprétation ne m’ont jamais vraiment touché. Quant à Chantal Goya, rien à voir me semble-t-il c’était purement commercial et abêtissant, abus d’images à l’appui et pas grand chose à dire  : 1171 résultats INA (1056 TV et 115 radio), dont 562 présences TV et 37 en radio.

 

Je vous connais Daniel, vous allez me dire que vous ne cherchez pas tellement à connaître la personne, que c’est l’œuvre qui compte pour vous, mais malgré tout comment la qualifieriez-vous cette femme que vous avez côtoyée de nombreuses heures ? Fondamentalement une femme libre ? Un caractère aussi?

J’ai écrit des biographies sur Aznavour, Ferrat, Sylvestre et Reggiani, parce qu’il me semblait qu’il n’existait rien de sérieux sur leur œuvre (Aznavour l’a particulièrement apprécié  : il me l’a dit et a été très content en 2017 de me recevoir pour mon livre sur ses chansons «  faits de société  », paru malheureusement après sa mort)  ; ensuite, sur Ferré j’évoquais surtout son histoire avec un théâtre parisien alors dirigé par des anarchistes (le TLP-Déjazet de 1986 à 1992), théâtre que j’ai beaucoup fréquenté comme journaliste. Les deux «  beaux livres  », respectivement sur Goldman et Cabrel, ont été des commandes d’éditeur que j’ai acceptées car il s’agissait de l’histoire de tous leurs disques. Bien sûr, dans tous ces ouvrages, il y a une part biographique minimale, mais je ne cherche jamais à dévoiler une part de leur vie privée que ces artistes veulent préserver.

 

Ecole Bacalan

École du quartier Bacalan à Bordeaux, avril 2019. Photo : Claudie Pantchenko.

 

Oui, Anne Sylvestre était une femme libre. Elle était drôle, sensible, courageuse, partageuse. Je n’ai jamais fait partie de son groupe d’ami.e.s (ni de celui d’autres artistes), mais quand j’essayais de la joindre par téléphone ou par écrit, elle me répondait très vite. En avril 2019, quand je lui ai demandé si elle était d’accord pour donner son nom à une école de mon quartier populaire bordelais (Bacalan), elle est venue et ça a été génial. Alors, oui, elle avait du caractère (ce qui concernant une femme signifie «  mauvais caractère  » pour beaucoup d’hommes), elle n’était pas toujours facile, mais le suis-je moi-même  ? Et vous, l’êtes-vous tous les jours  ? Après la sortie de mon livre, j’ai reçu un mail de Marie Chaix, qui savait combien sa sœur aînée avait toujours refusé de participer à une biographie la concernant  : «  Je reste admirative que vous y soyez parvenu  !  » Génial, non  ? Et Jean-Michel Boris (ancien directeur de l’Olympia)  : «  Une fois de plus j’ai retrouvé ton extrême volonté de vérité et de respect…  » Pour la petite histoire (là, il s’agit de la mienne, donc je peux), un auteur m’a contacté pour me dire qu’il ne comprenait pas pourquoi elle lui avait dit non quelques années plus tôt. Un auteur avec lequel je n’avais jamais eu le moindre contact auparavant. Et plus aucun après… J’ai également décliné deux ou trois demandes d’écriture de livres, qui ne me correspondaient pas suffisamment.

 

 

Dans quelles chansons nous donne-t-elle le plus à voir, à découvrir qui elle est ?

Tant par l’humour (y compris cinglant) que par la tendresse pudique, je trouve Anne omniprésente dans la plupart des chansons déjà citées ici (+ celles du très beau disque – et spectacle – "Partage des eaux", de 2000, indiquées à la fin de mon interview précédente. Par clin d’œil à sa chanson «  chef d’œuvre  » plusieurs fois évoquée (et à la présence de la rivière, de l’eau, dans ses chansons), j’avais titré un de mes articles  : «  Une sourcière pas comme les autres  ». Après, il y a des merveilles comme Carcasse (1981 - une fille qui ne s’aime pas, alors qu’elle a «  les yeux verts  »), Si mon âme en partant (20 ans après, la suite de Un mur pour pleurer, dans laquelle elle cite ses petits-enfants Clémence et Baptiste, ce dernier décédé depuis dans l’attentat du Bataclan en novembre 2015.)

Cette chanson de 1994 - une merveille pour moi, mélodie comprise – figure dans l’album très sentimental "D’amour et de mots", sans doute le plus intime d’Anne Sylvestre au plan de son évolution sexuelle. Elle n’aime pas le mot «  lesbienne  » et à cette question que j’ai mis longtemps à lui poser, elle m’a répondu (et j’ai trouvé ça génial)  : «  Eh bien oui, j’ai aimé des hommes, j’ai aimé des femmes… j’aimerai des chats quand il faudra !  » Dès Allez-y doux, le premier titre de l’album, elle s’adresse explicitement à une femme («  Un jour que je n’y croyais plus / Vous êtes venue…  ») et dans Ruisseau bleu, elle chante en voix de tête «  Qui est l’une ou l’autre comme / Les deux faces d’un reflet  »…

 

 

Elle a persisté et signé de façon ironique en 2007 dans l’album "Bye mélanco" avec Gay marions-nous, mais l’un des titres peut-être les forts/émouvants pour comprendre qui elle est, c’est tout simplement Pour un portrait de moi, une merveille nichée dans son dernier album, "Juste une femme" de 2013 et suivi presque aussitôt par un autre que je trouve également très beau  : Je n’ai pas dit (mon dernier mot d’amour…).

 

Celles qui vous touchent le plus et que vous aimeriez nous recommander (et je sais que ça non plus vous n’aimez pas) ?

Je n’ai quasi jamais accepté (sauf une fois ou deux pour la revue Chorus) de donner un classement. Là, c’est un peu différent, mais j’ai déjà suggéré pas mal de titres. J’en rajouterai deux de l’album "Bye mélanco" de 2007  : Les Rescapés des Fabulettes (tendre clin d’œil d’Anne à son public, qui me permet d’évoquer ses Fabulettes, qu’elle n’a jamais voulu chanter en scène et que j’ai personnellement découvertes bien après, surtout en écrivant le livre) et Laissez les enfants (pleurer, rêver, grandir…) un hymne sensible à la liberté que j’ai proposé à la directrice de l’école de mon quartier quand Anne est venue. Toute l’équipe l’a alors interprétée devant elle et les enfants. C’est dans une vidéo de mon site Internet, dans laquelle Anne interprète d’ailleurs une fabulette avec eux. C’est ici.

Et côté humour, voire rigolade, pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas, on peut citer Les grandes balades (1997), Ça n’se voit pas du tout (2000) ou les irrésistibles Le Deuxième œil et Langue-de-pute (2003). Sans oublier son duo historique avec Boby Lapointe dans Depuis l’temps que j’l’attends mon prince charmant (1969).

 

 

Quelle est à votre sens la place singulière d’Anne Sylvestre dans le Panthéon de la chanson ?

Je crois que mes diverses réponses montrent que je la place parmi les plus grandes et les plus grands, dans le sens où elle constitue une entité, entre sensibilité profonde, engagement citoyen (pour ne pas dire féministe) et humour.

 

Qui lui ressemble sur la scène musicale aujourd’hui ?

Je suis d’autant plus incapable de répondre à cette question que j’ai largement arrêté d’aller au spectacle et d’écouter des disques depuis la fin de "Chorus" (juin 2009), situation qui s’est systématisée après mon départ de Paris (juin 2016). Historiquement, il y a eu bien sûr eu – entre autres – Michèle Bernard et Agnès Bihl, mais parmi les plus jeunes je ne sais pas.

 

Y a-t-il des questions que vous regrettez de n’avoir pas songé à lui poser ? Que peut-être vous n’avez pas osé lui poser ?

Sans doute y’en a-t-il, mais je ne vois pas. Au fil du temps, avant, pendant et après l’écriture du livre, je lui en ai quand même posé beaucoup et sans véritable problème.

 

L’anagramme la plus pertinente pour Anne Sylvestre ça donne quoi ?

Le mot «  Lyre  » désignant à la fois une constellation et un instrument de musique, deux dimensions très présentes pour moi chez Anne, il devient donc pluriel. Et comme, elle a également beaucoup joué sur l’humour, voire la rigolade, la synthèse anagrammique s’impose, comme une définition  : Lyres et vannes.

 

Vos projets, vos envies surtout pour la suite Daniel Pantchenko ?

Ainsi que je vous l’ai déjà dit, je travaille effectivement sur un livre d’anagrammes, dans lequel j’associe des chanteuses et chanteurs à une ou plusieurs de leurs œuvres. Comme je procède par ordre alphabétique (et que je risque encore d’avoir une commande de livre), j’en ai au moins pour deux ou trois ans. Quand j’arriverai à Sylvestre, ça commencera à être bon…

 

Un dernier mot ?

À suivre…

 

D

Photo : Claudie Pantchenko.

 

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1 mai 2023

Alain Wodrascka: « Mylène Farmer n'est pas dupe du statut de grande prêtresse qu'on lui prête »

Dans un peu plus d’un mois, Mylène Farmer, artiste unique, star incontestée, une icône même, pour certains, débutera sa tournée Nevermore, peut-être sa dernière si on se fie, non seulement à son nom évocateur ("Plus jamais"), mais aussi à la haute exigence dans laquelle la rousse flamboyante tient sa carrière depuis le départ. Alain Wodrascka, auteur prolifique - je l’ai interviewé récemment à propos de Michel Berger (juillet 2022), puis de Barbara (novembre 2022) -, vient de lui consacrer, plus qu’une bio, un essai autour des grands thèmes dont regorge son œuvre : l’imaginaire religieux et spirituel en tête, la sexualité, la mort, l’amour et l’esprit de tolérance n’étant jamais loin dans les chansons et - plus important que chez pas mal d’autres artistes - dans les clips de Mylène Farmer. Mylène Farmer, ange ou démon? (L’Archipel, avril 2023), un ouvrage riche qui intéressera ceux qui veulent lire entre les lignes des textes que souvent, elle a elle-même signés.

L’interview s’est faite hier, le 30 avril. En écrivant ces lignes, j’ai une pensée pour ma tante, ma marraine, qui ce jour-là d’il y a 14 ans avait choisi comme le chante Mylène Farmer dans une chanson que j’ai redécouverte, d’aller se "coucher"... Dans l’échange avec Alain Wodrascka, que j’ai choisi de retranscrire en conservant au mieux l’esprit de la conversation, il est aussi question de Barbara, de Nicola Sirkis, de Gainsbourg, de Pomme, de David Bowie, et bien sûr de l’indispensable Laurent Boutonnat sans qui sans doute, Mylène Jeanne Gautier, née en 1961 dans la banlieue de Montréal, ne serait pas devenue Mylène Farmer. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Alain Wodrascka: « Mylène Farmer

n’est pas dupe du statut de grande

prêtresse qu’on lui prête... »

Mylène Farmer Ange ou démon

Mylène Farmer, ange ou démon ? (L’Archipel, avril 2023).

 

Alain Wodrascka bonjour. Tu as consacré plusieurs ouvrages à Mylène Farmer dont ce dernier donc, Mylène Farmer, ange ou démon ? (L’Archipel, avril 2023). Quels rapports entretiens-tu avec sa musique, avec son personnage ?

Effectivement, j’ai fait quatre livres sur elle. Mon histoire avec elle est surtout liée à son univers, plus qu’une question de musique ou autre. C’est quelqu’un qui est à la fois une chanteuse très populaire et qui malgré tout a su, avec une élégance totale, être tout à fait transgressive et aborder des thèmes complètement tabous avec une légèreté absolue. Cela, dès le départ : dans Maman a tort, elle chante "J'aime l'infirmière, maman". Glissé comme ça en 1984, l’air de rien... Et au fil des décennies, elle a poursuivi cette veine, en s’emparant d’autres sujets cruciaux et sensibles, de l’homosexualité jusqu’à la folie, en passant par l’inceste. L’air de rien, toujours. C’est rare, c’est intéressant et c’est profond, mais avec une forme légère, sinon ça ne serait tout simplement pas entendable, ou en tout cas admissible par un large public. Cet aspect-là m’intéresse énormément, et aussi dans un grand nombre de ses chansons, notamment écrites par elle (ce qui assez rapidement a été systématique), la présence de références culturelles littéraires, picturales très fines et fouillées, distillées ça et là dans un univers populaire. Des choses pointues et exigeantes.

 

 

Il est beaucoup question dans le livre des points communs entre Mylène Farmer et Barbara : l’imagerie gothique, les thèmes de prédilection (les rapports très imbriqués entre Eros et Thanatos, l’amour et la mort, une féminité-puissance), le lien presque de prêtresse à fidèles avec les fans, la grande sensibilité. Et peut-être même une ambiguïté sur une histoire d’inceste... Dans quelle mesure penses-tu que Mylène Farmer s’est inspirée de Barbara ?

Je ne sais pas si Mylène Farmer s’est inspirée de Barbara : elle la cite souvent parmi les chanteurs et chanteuses qu’elle aime beaucoup. Notons qu’elle a repris Déshabillez-moi, tout en reconnaissant préférer Barbara à Juliette Gréco. Il y a une filiation évidente avec Barbara, oui. Est-elle volontaire ? Pas nécessairement. Mais elle se retrouve s’agissant des thèmes qui chez l’une et l’autre sont traités avec une grande élégance, sur la stratégie du mystère aussi que Barbara emploiera à partir des années 1970, et qui en ce qui concerne le personnage de Mylène Farmer sera carrément quelque chose de fondateur et de fondamental. Barbara, Mylène Farmer ensuite, c’est l’artiste qu’on ne voit jamais, et ça crée du fantasme dans l’inconscient collectif : ça rend le personnage irréel, un peu comme une créature de roman gothique...

Mais il y a je crois une différence profonde, touchant non pas à la forme des textes, mais à l’environnement musical. Mylène Farmer fait passer des thèmes qui sont très forts, très puissants, souvent dérangeants, sur une musicalité rythmée, voire dansante, ça n’était pas le cas de Barbara. C’est la principale différence à mon avis. Juste, une anecdote : la chanson L’Aigle noir, qui traiterait de l’inceste - ce que Barbara n’a jamais confirmé - se distingue du reste de son répertoire dans la mesure où on avait demandé à Michel Colombier, l’arrangeur, d’en faire un tube. On a là un titre avec une musicalité pop, à la mode. Mais c’est presque une exception chez elle.

L’inceste, Barbara l’évoque surtout, de manière assumée, dans Au cœur de la nuit. Pour Mylène Farmer, ce sujet précis a été un matériel tabou pour pouvoir créer. Cette ambiguïté elle l’a elle-même créée aussi, en semant un doute.

 

Une Barbara née 30 ans plus tard et ayant débuté dans les années 80 aurait-elle pu être ou faire du Mylène Farmer ?

Bonne question. C’est difficile... Je ne pense pas. Dans la carrière de Barbara, il y a à partir des années 80 une mutation : sur scène elle n’est plus la même du tout, elle fait de grandes salles. Tout cela dérange d’ailleurs le public de ses débuts, des années 60, de Bobino, cette façon de se tenir justement comme une prêtresse avec ses fidèles... Sans doute dans sa façon d’être et de faire se serait-elle rapprochée de Mylène Farmer si elle avait émergé à ce moment-là. Mais sur le plan musical la question reste entière...

 

 

J’ai le sentiment aussi qu’on a quelque chose de similaire avec Indochine : des débuts simultanés, un imaginaire similaire, une rareté travaillée et un même rapport avec des fans...

Oui, tout à fait. Dans cette première partie des années 80, quand Mylène Farmer est apparue, et quand Indochine - enfin, Nicola Sirkis, parce qu’il ne reste que lui du groupe originel - est apparu, la première fois que j’ai entendu leurs titres, L’Aventurier pour Indochine, Maman a tort pour Mylène Farmer, ça m’a intéressé, surtout Mylène Farmer, mais je ne me serais jamais douté que l’une comme les autres seraient toujours là quatre décennies et demi après, et toujours parmi les premiers. Mais pour moi, sans dire du mal d’Indochine, ça n’est pas complètement comparable...

Effectivement, les thèmes se rapprochent : "Une fille au masculin, un garçon au féminin" (3e sexe), ça fait penser à Sans contrefaçon qui apparaîtra plus tard. Après, tout cela était à la mode dans les années 80 : tous les chanteurs, même les plus traditionnels, se maquillaient, en France notamment. En tout cas on peut dire que Mylène Farmer comme Nicola Sirkis ont savamment travaillé. Mylène Farmer, on en revient à ce côté sacerdotal proche de Barbara, n’a fait sa première scène qu’après avoir bossé le chant, la danse de façon dingue. Une discipline qui tient peut-être aussi à son éducation religieuse, on y reviendra peut-être. Dès ce premier concert les gens ont été époustouflés parce qu’elle avait un "métier" incroyable. Nicola Sirkis a beaucoup travaillé lui aussi avant la scène, notamment sur sa voix qui n’était pas top. Celle de Mylène Farmer a toujours été très juste, elle lui a donné par la suite d’autres couleurs. Quant à l’image, à la carrière, l’une comme l’autre ont fait un travail très efficace.

 

Laurent Boutonnat, son Pygmalion, a eu on le sait tous, et tu le démontres bien, un rôle essentiel dans sa carrière et dans sa vie... Quel regard portes-tu sur leur relation à tous les deux ? Peut-on dire que l’un n’aurait rien fait sans l’autre et vice-versa ?

Laurent Boutonnat, pour moi, ce n’est pas son Pygmalion. Certains témoins utilisent ce terme, ce n’est pas mon cas. Pour moi, il est son complément artistique. Un Pygmalion peut façonner plusieurs créatures, plusieurs artistes. Là on est dans autre chose effectivement : pas l’un sans l’autre, pas l’autre sans l’un. Laurent Boutonnat sans Mylène Farmer n’existe pas. Et vice-versa. Il me semble que, dans la chanson française, puisque c’est notre sujet, on trouve le même phénomène avec Alain Souchon et Laurent Voulzy : pas l’un sans l’autre et vice-versa, il n’y a pas d’histoire de Pygmalion mais une complémentarité. On retrouve cela aussi avec France Gall et Michel Berger : pas de France Gall, deuxième période en tout cas, sans Michel Berger, et pas vraiment de Michel Berger sans France Gall non plus.

 

On peut parler d’âmes sœurs artistiques ?

Quelqu’un rencontre la personne qu’il lui manquait pour s’exprimer, laquelle avait besoin aussi d’une autre personne pour s’exprimer, différemment. On est presque là en présence de phénomènes physiques, au sens de la science : certaines personnes sont peut-être faites pour se rencontrer et s’apporter mutuellement. Souvent, ça nous tombe dessus, sans chercher.

 

 

S’agissant de Farmer-Boutonnat, une relation à tel point fusionnelle, on l’apprend dans ton livre, qu’il y avait peut-être des personnes en trop dans l’entourage de la chanteuse, des gens qui ont été un peu écartés et ont été tristes de l’avoir été. Jean-Claude Dequéant, compositeur de Libertine, témoigne notamment...

La presse a un peu buzzé là-dessus, présentant ses propos différemment, comme s’il avait été aigri. L’auteur ici n’y est pour rien : la presse se sert et extrait des phrases de leur contexte en les commentant...

 

Là n’est pas la question à la limite, il réagit, rétablit sa vérité et c’est très bien ainsi : c’est surtout celle des liens presque exclusifs entre Mylène Farmer et Laurent Boutonnat...

Absolument. Quand Laurent Boutonnat a voulu faire des choses tout seul, ses films notamment, on n’en a pas parlé ou très peu. Parfois elle y a tenu de petits rôles, mais on dirait que, dans leurs rapports, quand pour une fois lui est au-devant de la scène et elle derrière, ça ne fonctionne pas. Et elle, de son côté, a tenté sans lui des aventures musicales qui ont marché, mais c’était ponctuel. On en revient à ce côté fusionnel. Point intéressant, les témoins, la comédienne et danseuse Sophie Tellier ou d’autres, souvent, disent "Laurent avait dit"... ou "Mylène avait dit"..., sans plus trop savoir en fait qui a dit quoi, qui a pris telle ou telle décision.

 

Une gemellité ?

Oui, mais pas une exacte gemellité : les jumeaux souvent sont tellement ressemblants qu’ils n’ont pas tant de choses que ça à s’apporter. Parlons de fusion oui.

 

C’est enfoncer une porte ouverte que de le dire mais ça semble particulièrement vrai pour Mylène Farmer : beaucoup se décide dès l’enfance. De sa quête d’identité personnelle à sa rencontre de la morale catholique, qu’est-ce qui dans ces années-là a forgé la future Mylène Farmer ?

Forcément oui, l’enfance de chacun joue sur ce qu’on va devenir, la tienne, la mienne, la sienne aussi. Elle n’y échappe pas. Je pense qu’effectivement le fait qu’elle ait été pensionnaire au collège Sainte-Marcelline à Montréal a joué sur pas mal de choses de son futur. Ne serait-ce que sur le fait de côtoyer ces religieuses qui par la suite apparaîtront souvent dans ses clips, pas réalisés par elle mais correspondant à et nourrissant sa mythologie. Le fait qu’elle leur apporte, dans ses clips et dans ses chansons, un visage apaisant, monstrueux parfois, répond aussi à la règle du conte, où les personnages sont rarement neutres. Mais elle n’est pas anticléricale, elle s’est servie de tout cela après avoir été nourrie par la religion catholique. C’est une forme d’esthétique. Et il y a ces notions de Bien et de Mal, de démon contraire de Dieu, etc... Ces symboles familiers, elle s’en est emparée.

 

Une forme d’esthétique oui. Une forme de contestation par rapport à la morale catholique, aussi ?

Je ne sais pas. Je ne crois pas qu’elle soit dans la contestation. J’ai l’impression que, sur bien des plans, elle n’est pas très loin de Gainsbourg : quand il voulait parler de quelque chose qui lui plaisait ou qui lui déplaisait, il exprimait son avis dans sa façon de dépeindre le sujet, il ne disait pas "J’aime", ou "J’aime pas". Gainsbourg détestait la chanson à message, la chanson rive-gauche de sa génération, qui dénonçait, proclamait qu’il fallait faire ceci ou cela. C’est vraiment sur la lignée esthétique que tout se jouait, et je trouve que Mylène Farmer le rejoint là-dessus. Quand Gainsbourg voulait critiquer le show-biz, il écrivait Chez les yéyé, ou Poupée de cire, poupée de son qui mérite à cet égard d’être réécoutée. Lorsque Mylène Farmer veut exprimer sa solidarité avec la communauté gay, elle ne va pas contester l’homophobie avec des mots mais épouser le personnage androgyne de Sans contrefaçon. Elle est dans une vision esthétique, plus que morale, des choses. La morale lui sert esthétiquement, mais elle ne la fait à personne.

 

C’est un engagement subtil en fait ?

Oui, il y a une extrême intelligence derrière, une finesse aussi. Forcément, sans cela elle ne serait pas restée aussi longtemps sur le devant de la scène, se renouvelant en permanence...

 

Fine, intelligente, à l’évidence elle l’est au regard de la gestion de sa carrière...

Même Apple a fait appel à elle pour savoir comment elle faisait au niveau de la gestion de sa carrière.

 

 

On l’a suggéré tout à l’heure en parlant des similitudes avec Barbara : particulièrement parce que fine et intelligente, elle est forcément consciente de son statut d’espèce de grande prêtresse de religion païenne, elle en joue sans doute. Elle en ressent aussi le poids ? Je prends l’exemple de C’est une belle journée, superbe chanson dont elle a modifié les paroles initiales : le refrain faisait dire au départ au personnage qu’il allait se "tuer", elle a préféré écrire "je vais me coucher", connaissant la grande sensibilité de certains de ceux qui la suivent...

Absolument, il y a cet aspect prêtresse, déesse même, avec toute cette imagerie religieuse autour. Mais encore une fois je crois qu’elle le voit surtout sur le plan esthétique, symbolique, par rapport au rôle qu’elle a à jouer sur scène. Elle fait la distinction entre le personnage public et son être, très secret et dont on ne sait pas grand chose. Esthétiquement elle est prêtresse oui, mais elle sait qu’elle ne l’est pas réellement, elle n’est pas dupe là-dessus.

 

On est d’accord, mais certains lui accordent peut-être cette importance, ce statut ?

Oui c’est parfois du domaine de l’idôlatrie. À des degrés divers, beaucoup de chanteurs et chanteuses sont concernés. Dans son cas c’est extrêmement fort et puissant. Mais elle manie tout cela avec énormément de prudence, et avec une distance. Elle pourrait manipuler des foules. Je pense que son public reste libre, parce que s’il y a un message chez elle c’est celui de la liberté. Ses fans sont dans un univers de liberté. Ils ne sont pas amenés à faire ou penser des choses comme leur idole, comme dans d’autres univers beaucoup plus normés, calibrés, premier degré. Tout est possible chez Mylène Farmer. La tolérance est un maître-mot chez elle.

Encore une fois, il y a la femme qui va sur scène, et celle du quotidien. Elle est une des rares à n’avoir pas été "bouffée" par la notoriété, par la gloire. Son hygiène de vie est restée exemplaire alors que beaucoup de gens arrivés à des niveaux comparables ont perdu pied et se sont enlisés dans des paradis artificiels... C’est elle-même le paradis. Et elle n’est pas artificielle (rires).

 

 

Quelles chansons d’elle lèvent le plus le mystère Farmer ?

C’est très difficile. Par exemple on pourrait citer L’Emprise, mais je n’en suis pas sûr... Elle brouille en permanence les pistes, y compris dans les interviews. Si on compare des propos qu’elle a tenus à des époques différentes, il y a des contradictions manifestes. Parfois elle parle d’elle, parfois du personnage qu’on aime mais qui n’est plus vraiment elle... Alors, parfois, certaines chansons s’échappent et distillent des vérités fortes. Moi j’ai l’impression qu’Ainsi soit je, c’est elle. Je ne sais pas comment on pourrait écrire une chanson comme celle-là sans qu’elle corresponde au moins un peu à ce qu’est la personne. Dans le titre, du Mylène Farmer tout craché, il y a ce titre, "soit", et non pas "sois", elle prend un peu de la distance, troisième personne, "ce n’est pas moi". Mais pour moi c’est la plus intime, y compris dans le chant, la musicalité, les mots... C’est peut-être la plus vraie, il n’y a pas de drame théâtral là-dedans, pas de "grand machin", de situation extraordinaire. Après, c’est du ressenti...

 

 

Celles parmi ses chansons qui te touchent le plus à titre personnel ?

C’est difficile, là encore. Et il y a tellement de périodes différentes... Moi je suis plus adepte de la première période, celle un peu XVIIIè siècle. (Il hésite) Je vais me répéter, mais je veux encore citer Ainsi soit je. (Il réfléchit, regarde la discographie de la chanteuse). Ah, Désenchantée. Datée de 1991 mais toujours d’actualité : un vrai chef d’œuvre. Plus grandir, j’aime beaucoup aussi. Et, parmi les récentes, L’Emprise.

 

Un tête-à-tête avec elle, une question, les yeux dans les yeux ?

"Ainsi soit je ?"

 

Elle sourirait sans doute.

Oui, quand tu lui poses une question un peu frontale, hop, elle fait une pirouette. Mieux vaudrait la jouer comme ça.

 

 

Même question, avec Laurent Boutonnat ?

Ah... Je ne sais pas trop... (Il hésite). "Je est un autre ?"

 

Alors finalement Mylène Farmer, ange ou démon ?

S’il faut vraiment donner une réponse qui soit catégorique, sans ambiguïté, "puisqu’il faut choisir", alors ce serait "ange". Démon elle ne l’est pas du tout. Je choisis l’ange, mais dans sa signification la plus entière : le messager, celui qui se comporte avec bienveillance, quelque chose aussi d’un peu désincarné... Elle a réussi à faire ce métier avec un certain équilibre, elle incarne cet équilibre. Les anges s’envolent et elle, souvent, vole plus haut que les autres. Federico García Lorca, écrivain et poète espagnol, parle parfois des anges, notamment de "los ángeles negros de la muerte", des "anges noirs de la mort". Un ange noir, oui. Pas du tout un démon.

 

Qui placer dans sa suite, dans sa filiation artistique ? Pomme peut-être ?

Eh bien... Je connais Pomme. On a fait une émission autour de Barbara avec elle, au tout début, en 2017 je crois, j’y étais comme biographe et comme chanteur. Pour moi, elle n’est pas de la même envergure. Après, il faut être visionnaire : pour être Mylène Farmer il faut attendre une vingtaine d’années de carrière... pour savoir si on peut l’être...

 

Je pose la question surtout par rapport à une hypothétique filiation artistique, elle a elle aussi une fibre féministe ou en tout cas féminine très poussée, elle utilise une imagerie proche du gothique façon Barbara et façon Mylène Farmer, avec un rapport très fusionnel avec ceux qui l’aiment...

La comparaison est pertinente à mon avis. Mais il faut pouvoir se projeter. Il y a dix ans, j’ai sorti un livre sur Brel, on n’arrêtait pas alors de parler de Stromae comme du nouveau Brel, aujourd’hui on parle moins de lui... À ce moment-là, j’avais répondu qu’on allait attendre de voir. Pomme parmi les influencées, pourquoi pas. Disons que, dès les premiers titres de Mylène Farmer, il y avait comme pour Michael Jackson des clips faits de manière très cinématographique, une ambition extrême. Pomme, malgré tous les talents qu’on peut lui trouver, fait son travail plus sobrement, on ne sent pas chez elle cette capacité à utiliser de grands moyens. C’est plus artisanal, ce qui chez Mylène Farmer n’est pas du tout le cas. Les clips tournés par Boutonnat l’étaient avec du matériel à la pointe de la technologie, tout était pensé pour que ça dure, que les thèmes touchent au plus profond... Pomme, je ne sais pas...

 

 

Peut-être faut-il qu’elle rencontre son Laurent Boutonnat ? À supposer qu’elle ait envie de cela ? La sobriété qui est la sienne, c’est aussi sans doute quelque chose qui est davantage dans l’air du temps aujourd’hui que dans les années 80 ?

Il faudrait demander à quelqu’un qui a vu Pomme dès ses premières télés s’il a vu quelque chose de fort pouvant la rapprocher du parcours de Mylène Farmer. Et en même temps je trouve la comparaison appropriée. Il y a aussi chez Mylène Farmer quelque chose d’important : elle a su dès le départ être à la fois intime et universelle. Chacune de ses chansons est intime, elle parle à tout le monde. Si tu es simplement intime, sans sensibilité, tu ne toucheras pas les autres. Si tu ne fais pas de chanson intime, tu ne toucheras pas vraiment non plus. Elle a su allier les deux depuis ses débuts. Bertrand Le Page que j’ai interrogé en parle bien. Je vois davantage Pomme dans la filiation de Barbara, je ne pense pas que pour elle Mylène Farmer ait compté très fort. D’autant plus que bientôt, s’agissant de Farmer, la page va bientôt se tourner...

 

Nevermore, le nom de sa dernière tournée...

Oui... C’est quelqu’un qui a toujours su mener sa carrière sans commettre une seule faute, et qui s’arrêtera avant que...

 

Avant que l’ombre...

Oui, très bonne formule (rires). C’est rare. Des gens comme ça, il n’y en a pas à toutes les époques.

 

Tes projets, tes envies pour la suite ?

Un livre sur Françoise Hardy, prévu pour la rentrée prochaine. Un autre sur Brigitte Bardot, qui sort au mois de mai. Et j’ai d’autres projets, un notamment sur David Bowie...

 

Intéressant, et là pour le coup on peut faire d’autres parallèles avec Mylène Farmer...

Absolument, et en même temps c’est terrible parce qu’on est un peu dans des cases. Un auteur biographe qui veut faire du roman, on lui dira qu’il est biographe. Un auteur biographe de chanson française qui veut faire dans le chanteur anglo-saxon, on va lui rappeler qu’il écrit sur les francophones. Parenthèse refermée, effectivement la comparaison est là encore pertinente : David Bowie a fait une carrière sans faute, s’influençant des différentes modes, cultivant largement une ambiguïté sexuelle aussi...

 

Eros et Thanatos aussi...

Oui, l’amour, la mort... Et, pour avoir un éclairage sur lui, il faut avoir en tête qu’il a affirmé être gay à des journalistes à ses débuts, tout en disant à ses proches qu’il ne l’était pas. Pas mal de choses transgressives chez lui pour être dans la lumière, faire parler de lui. Une démarche esthétique aussi, à l’évidence il était un esthète. Mylène, un Bowie au féminin ?

 

Un dernier mot ?

Nevermore ?

 

Alain Wodrascka

 

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