Tommy : « L'humour permet de dénoncer en dépassant le politiquement correct »
Géostratégix, c’est une idée au départ improbable mais qui finalement donne quelque chose qui est à la fois divertissant et instructif : le mariage de la géopolitique et de la BD (en fait du dessin de presse). L’éditeur Dunod a provoqué la rencontre entre Pascal Boniface, patron de l’IRIS et spécialiste bien connu des questions du monde, et Tommy, qui s’est fait depuis quelques années une réputation dans l’univers du dessin de presse. Leur collaboration a donc donné Géostratégix.
Un premier tome de Géostratégix a été publié l’an dernier, un récit à peu près chronologique - mais pas monotone - de l’histoire des puissances et des Hommes de 1945 jusqu’à 2022. Le second tome, paru en septembre dernier, est davantage thématique : il illustre "les grands enjeux du monde contemporain", pour ceux qui les connaissent bien ; mieux, il les éclaire pour ceux qui n’en sont pas familiers. Un ouvrage agréable à lire, et quand on le referme, on est conscient de beaucoup plus de choses, sans avoir eu à lire un livre fastidieux de géopolitique. Merci à Tommy pour l’interview qu’il a bien voulu m’accorder, pour notre échange sympathique, et pour son dessin inédit ! Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Tommy : « L’humour permet de dénoncer
en dépassant le politiquement correct »
Géostratégix 2 (Dunod, septembre 2023).
Tommy bonjour. Parlez-nous de vous, de votre parcours avant les deux tomes de Géostrategix ? Comment en êtes-vous venu à faire du dessin votre métier, et pourquoi avoir opté plus particulièrement pour le dessin de presse ?
Je suis un dessinateur autodidacte, j’ai pris quelques cours du soir par-ci par-là mais je n’ai pas suivi de formation en art. Après mon bac, j’ai intégré Sciences Po Lyon jusqu’à l’obtention d’un master en Communication et Culture. Suite à quelques rapides expériences dans ce domaine, qui ne m’apportaient pas satisfaction (trop de contraintes horaires, d’écran, de hiérarchie), je me suis tourné vers des boulots alimentaires. En parallèle, j’ai commencé un blog/page Facebook sur laquelle je publiais des dessins, sur l’actu, sur mes voyages (en métro ou à l’étranger). Je n’avais pas pour ambition de vivre à tout prix du dessin, ce n’était pas une vocation, simplement j’avais toujours dessiné et ne m’étais pas arrêté. Petit à petit, j’ai commencé à avoir des contrats, qui ont pris le pas sur les petits boulots, jusqu’à vivre pleinement du dessin. Et c’est une chance dont je suis très conscient chaque jour !
Comment la rencontre avec Pascal Boniface, patron de l’IRIS et spécialiste de la géopolitique, s’est elle-faite ? Comment l’idée du premier, puis du second tome de Géostratégix, albums qui mettent tous deux en textes et en images l’histoire - pour celui de 2022 -, et les enjeux - pour le nouveau - du monde contemporain, a-t-elle vu le jour ?
Pascal Boniface avait depuis quelques temps l’idée de faire une BD sur la géopolitique afin de toucher des lecteurs qui n’auraient pas acheté un livre de géopolitique plus classique. Il cherchait donc un illustrateur. C’est Dunod (l’éditeur) qui m’a contacté. Je n’avais alors jamais publié de BD mais je faisais déjà pas mal d’événements dessinés (conférences, débats, tables rondes, etc…) en direct, je crois qu’un de leurs éditeurs m’avait vu à une de ces occasions. J’ai fait un premier test sur un extrait du texte de Pascal (sur Cuba), qui a plu tant à Pascal qu’à Dunod. Et on était partis pour près d’un an de boulot !
Portrait de Pascal Boniface par Tommy.
Dans quelle mesure étiez-vous sensibilisé déjà, certes à l’actualité mais aussi à la géopolitique et à l’Histoire avant d’attaquer cette aventure ? Au cours de celle-ci, Avez-vous appris des choses ?
J’étais sensibilisé à ces thématiques via mes études et plus globalement par mon intérêt pour le monde qui m’entoure. Il y a une continuité entre des études de sciences politiques, qui m’ont ouvert sur de nombreuses disciplines et apporté un esprit (je l’espère) critique et le dessin de presse ou l’illustration en direct de conférences. Il faut pouvoir saisir rapidement des enjeux, avoir des notions de leur contexte, trouver des sources fiables pour confirmer des informations, etc.
Géostratégix, c’est aussi "comprendre le monde", à une échelle globale, avec des mécanismes et des contextes certes variés, mais pour lesquels on retrouve aussi des schémas qui se répètent.
Géostratégix, planche crayonnée du tome 1.
Quelle a été la méthodologie pour fabriquer cet objet un peu hybride ? Est-ce que Pascal Boniface a décidé de l’armature générale, de l’agencement de chacun des livres ? Où y a-t-il cahier des charges strict, échanges dynamique d’idées, parfois peut-être, confrontations (toujours diplomatiques évidemment) ? De quelle liberté avez-vous joui, peut-être différemment pour le second que pour le premier, dans l’illustration de tel ou tel narratif ?
Pascal rédige d’abord l’entièreté du texte, que je découpe ensuite et que j’anime avec des traits d’humour toujours très fins et très délicats, des jeux de mots d’exception et inédits ("OTAN, suspend ton vol" par exemple). Plus concrètement, j’envoie chaque semaine une dizaine de planches (d’abord crayonnées, puis encrées, puis colorisées) à Pascal et à nos éditeurs chez Dunod, puis on échange ensuite dessus.
J’ai une totale liberté pour glisser dans les dessins et les bulles mon point de vue. Ce qui était l’intérêt de faire appel à moi, je pense (sinon ils auraient pris un meilleur dessinateur !). Aucun dessin censuré, des remarques et des discussions parfois, mais aucune frustration. Probablement parce que Pascal et moi sommes en phase sur beaucoup de choses.
Combien de temps de travail pour le premier, et pour le second volume ? Et pourquoi ce choix d’une seule couleur ?
J’ai dit un an mais j’ai exagéré, un an du premier rendez-vous au rendu de la dernière planche, mais je ne travaillais pas uniquement sur ce projet, disons que j’étais à 75%, environ 9 mois à temps plein donc.
Le choix d’une seule couleur s’est fait parce que le temps justement était limité, il m’aurait fallu plusieurs semaines supplémentaires pour faire le travail en couleurs complètes. Et à mon avis, il n’y avait pas besoin de peaufiner plus cette partie, on n’est pas sur un ouvrage esthétique, mais plus sur faire comprendre efficacement des idées et expliquer des faits.
Tome 1, planche finale.
La première réflexion que je me suis faite, quand j’ai lu le premier album, c’est qu’il y a une difficulté particulière à dessiner ce genre d’ouvrage par rapport à une BD classique, parce que d’une bulle à l’autre, les personnages ne sont jamais les mêmes, et donc, trouver comment représenter untel ou untel ne servira pas nécessairement pour tout le livre, mais parfois pour quelques cases, voire une seule. C’est plutôt excitant, ou plutôt frustrant, ce renouvellement permanent ? Et c’est quoi votre méthode à vous, pour croquer un personnage ? Savez-vous seulement combien il y en a ?
C’est vrai que c’était un beau défi, je ne sais pas combien il y a de personnages différents mais j’ai pu varier les plaisirs ! De Staline à Poutine, en passant par Edouard Chevardnadze ou Hari Singh, il y a une belle galerie de portraits. C’était plutôt stimulant comme défi. Si je devais le refaire, j’opterais peut-être en plus pour un personnage récurrent qui permettrait d’avoir un lien dans la narration du début à la fin de la BD.
Pour la méthode, heureusement qu’internet existe pour avoir des photos de chacun ! Ensuite je cherche à faire un portrait reconnaissable, sans trop exagérer les traits physiques (ce ne sont pas des caricatures) mais en forçant parfois un peu certains détails, pour renforcer un trait de caractère. Par exemple un strabisme qui fait loucher George W. Bush et lui donne un air benêt, qui va bien avec le caractère du personnage.
Est-ce qu’il y a justement, parmi tous ces personnages différents que vous avez dessinés, des sujets qui vous auraient particulièrement donné du fil à retordre, et d’autres que vous auriez aimé pouvoir dessiner davantage ?
Il est plus simple de dessiner des visages avec des traits marqués (De Gaulle avec son nez et ses oreilles, sa grande taille ou les barbus comme Narendra Modi ou Lula). Les visages lisses sont plus compliqués (Macron typiquement, ou Poutine). J’aime bien le personnage de Kim Jong-un, tant pour ses traits (corpulent, avec toujours le même style de tenue et sa coupe de cheveux bien à plat sur le dessus du crâne et dégagée sur les tempes) que pour son côté complètement barré (bien que ses actes soient très sensés pour défendre son régime), tout seul à la tête de son pays isolé, la main sur le bouton nucléaire. Il est tellement caricatural qu’on dirait un personnage de méchant sorti de la tête d’un scénariste de BD.
J’ai aussi essayé d’utiliser des personnages qui puissent être récurrents : Oncle Sam ou un aigle pour les USA, une caricature de russe (chapka, veste fourrée) ou un ours pour l’URSS puis la Russie, le franchouillard moyen (béret, baguette, cigarette et verre de rouge), l’Anglais type (tasse de thé, chapeau melon, costume), etc.
J’ai souvent pensé, à la vue de de tel ou tel dessin de presse, que les dessinateurs de presse comptaient parmi les meilleurs chroniqueurs de leur temps. J’imagine que vous ne direz pas le contraire, est-ce que vous ressentez comme une forme de gravité quand vous faites ces dessins, de par leur impact, leur sens ?
J’essaie de rester sur un fil entre le sérieux des données de Pascal, l’émotion qu’elles peuvent susciter (le massacre de civils, dont près de 200 enfants, dans une école à Beslan, en Ossétie en 2004, par exemple) et le rire, ou plutôt le sourire. Même si ce sourire est souvent jaune, voire noir. L’humour permet aussi de dénoncer, sous un côté léger on peut aller plus loin que des condamnations "premier degré" très (trop ?) politiquement correctes.
Vous avez contribué il y a quelques années à un recueil Je suis Charlie. Est-ce que tous ceux qui, sous le coup de l’émotion de l’après attentat de janvier 2015, se sont proclamé "Charlie", rétrospectivement, en ont bien compris le sens à votre avis ?
Ce n’est pas à moi de donner des bons points, de qui est ou était Charlie et de qui ne l’est ou ne l’était pas. On peut déjà discuter du sens même de l’expression "Je suis Charlie". Je ne pense pas que tous ceux qui s’en réclamaient la comprenaient de la même manière.
Le dessin que j’avais fait juste après l’attentat a été perçu de deux manières différentes. On voit les dessinateurs assassinés monter au ciel et Dieu (ou un dieu) qui se tient la tête dans les mains et dit : "Oh non, pas eux". Pour moi, il prononce cette phrase parce qu’il sait que ces dessinateurs, qui ne portaient pas les religions dans leurs cœurs, vont foutre la pagaille dans "son ciel". Donc "Oh non, pas eux" sous-entendait : "J’aurais préféré qu’ils restent vivant, ils vont venir m’emmerder maintenant".
Je me suis aperçu que certains lecteurs comprenaient le dessin comme si Dieu était triste de voir les dessinateurs décédés. "Oh non, pas eux" signifiant alors "Quelle horreur, je suis au désespoir", très premier degré. Si un dessin peut être interprété de manières différentes, alors un slogan aussi vague que "Je suis Charlie", vous imaginez bien…
Dessin suite à l’attentat de Charlie Hebdo (janvier 2015).
Quel est pour ce que vous en savez l’État de la liberté pour le dessin de presse dans le monde ? Je parle bien sûr des régimes autoritaires mais pas que, songeant, il y a quelques années, à des histoires de censure de dessins de presse par d’éminents périodiques américains.
Je peux vous parler du dessin de presse dans la banlieue est parisienne, ça me paraît plus à mon échelle. Dans le monde, je n’ai pas cette prétention … J’ai cru comprendre que certains grands médias avaient censuré des dessins sous la pression notamment d’internautes, via les réseaux sociaux. Sur ce point précis, je trouve que c’est la défaite de la pensée. Même si c’est important d’être à l’écoute de son lectorat, ce n’est pas le lectorat qui définit la ligne d’un média, il faut assumer des choix, c’est ce qui fait un bon média. Les réseaux sociaux permettent à beaucoup de monde (dont moi !) de dire beaucoup de choses et c’est tant mieux. Mais c’est aussi sur les réseaux sociaux qu’on touche le fond de l’esprit humain, la bêtise la plus brute, les insultes, le harcèlement, etc… Et je ne suis pas sûr que sur les réseaux, le ratio cons/esprit éclairés soit en faveur des seconds.
Un conseil pour un jeune (ou d’ailleurs un moins jeune) aimant dessiner et qui aimerait faire du dessin, et notamment peut-être du dessin de presse, son métier ?
Un bon dessin de presse, c’est une bonne idée portée par des convictions, éventuellement bien dessinée mais le trait arrive vraiment en dernier ! Pour avoir l’idée, il faut apprendre, lire, voyager, écouter, échanger, etc… aussi avec ceux qui ne pensent pas comme soi. Pour avoir des convictions, il faut se forger un esprit critique (penser par soi-même) et dire (ou plutôt dessiner) les choses quand elles ne nous paraissent pas acceptables. Ma motivation pour dessiner, c’est malheureusement souvent la colère. Par exemple, suite à des violences policières. Ou le projet d’autoroute A69, complètement hors du temps. Ou des affaires d’évasion fiscale. Ou la réforme des retraites, complètement injuste, portée par un gouvernement et des élus qui défendent des privilèges de caste en demandant aux plus faibles de faire des efforts. Donc si tu veux faire du dessin de presse, trouve ce qui te met en colère et pourquoi !
Notre monde actuel, résumé en trois qualificatifs, ou tiens soyons fous, en un petit dessin ?
Dessin inédit transmis par Tommy le 2 novembre 2023.
Sans spoiler, j’indique que la dernière page de Géostratégix 2 met en avant une citation de Gramsci exhortant à lier "le pessimisme de la lucidité à l’optimisme de la volonté". Quand vous considérez notre monde de 2023, vous êtes plutôt, vous, sur la première ou sur la seconde moitié de la phrase ?
Il y a peu j’aurais dit la première moitié, mais j’ose espérer être en train de basculer vers la deuxième ! Même si la colère reste, on voit aussi qu’on peut faire de belles choses à l’échelle individuelle et locale. Et je suis très bien entouré au quotidien, ce qui aide aussi à être optimiste !
Si vous devriez dédicacer votre livre à un de ses personnages, vivant parmi nos contemporains, lequel, et quelle dédicace ?
Au vu de l’actualité de ces deux dernières semaines, à Benyamin Netanyahou, en lui recommandant de lire attentivement le chapitre sur le terrorisme (tome 2). Où l’on explique que les réactions aux attaques terroristes peuvent être contre-productives, comme la guerre d’Irak menée par les USA, réactions précipitées qui finalement stimulent le terrorisme. Mais malheureusement, il en est sûrement très conscient…
Géostratégix, planche crayonnée du tome 2.
Un message pour Pascal Boniface ?
Merci pour ta confiance ! J’adore tes BD.
Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Tommy ?
Il est possible qu’un troisième projet soit en cours avec Pascal, pas un tome 3 de Géostratégix, mais autre chose… Suspense ! Et sinon, la prochaine étape que j’aimerais franchir, c’est réaliser seul une BD de fiction, de l’histoire aux couleurs en passant par les dessins. J’ai plusieurs idées, le plus compliqué n’étant pas de les avoir mais de les mener à leur terme !
Un dernier mot ?
Au plaisir de prolonger la discussion de vive voix à l’occasion d’une des rencontres que l’on organise régulièrement avec Pascal et Dunod !
Entretien réalisé entre septembre et octobre 2023.
Tommy, autoportrait.
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