Hélène Trnavac-Bulle, directrice d'EHPAD : « Chaque geste réconfortant prend d'autant plus sens en cette période... »
Pour ce nouvel article tournant autour de cette actualité qui semble décidément devoir écraser toutes les autres, j’ai la joie, aujourd’hui, de donner la parole à quelqu’un qui aide à y voir plus « positif », Hélène Trnavac-Bulle, directrice d’un EHPAD, Le Séquoia, à Illzach dans le Haut-Rhin. Un focus, basé sur le regard d’un témoin en première ligne, sur un type d’établissement, l’EHPAD donc, qui est finalement assez méconnu. Merci à elle d’avoir accepté de me confier ses impressions, et quelques photos pour illustrer et nous faire découvrir un peu le quotidien dans ce qu’elle appelle joliment sa « maison de vie ». J’en profite pour saluer avec chaleur, ici, tous les soignants, mais aussi les personnels, et bien sûr les résidents des EHPAD. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
SPÉCIAL SANTÉ - PAROLES D’ACTU
Hélène Trnavac-Bulle: « Chaque geste réconfortant
prend d’autant plus sens en cette période... »
Photo prise lorsque j’ai été interviewée par un journaliste de France 5 qui est resté
une semaine à l'EHPAD pour tourner un reportage pour Le Magazine de la Santé.
Hélène Trnavac-Bulle bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Quel a été votre parcours, et comment en êtes-vous arrivée à être, aujourd’hui, directrice d’un EHPAD, Le Séquoia, à Illzach dans le Haut-Rhin ?
Diplômée de l’IEP de Strasbourg et de Sciences Po Paris, j’ai passé le concours de Directeur d’Établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux. J’ai eu la chance de le réussir et de suivre deux années à l’École des Hautes Etudes en Santé publique (EHESP) à Rennes. Après deux années de théorie à l’EHESP et de pratique en stage, notamment à Paris et New-York, j’ai été affectée en 2012 en tant que Directrice d’un EHPAD à proximité de Colmar. J’avais 24 ans au moment de ma prise de poste. Après sept belles années au sein de cet EHPAD, j’ai demandé ma mutation à l’EHPAD Le Séquoia à Illzach, ville limitrophe à Mulhouse. J’y exerce mes fonctions depuis octobre 2018.
Pouvez-vous pour commencer nous rappeler un peu, dans les grandes lignes, en quoi ça consiste, un EHPAD ? Qui le gère, comment est-il financé, et quelles relations avec la puissance publique, les collectivités territoriales, et bien entendu le monde des soignants ?
Tout d’abord, rappelons la signification du mot EHPAD : un Établissement d’Hébergement pour Personnes âgées dépendantes. Savoir ce que ces lettres signifient évite l’écueil bien trop souvent rencontré (« un », pas « une » EPHAD).
L’EHPAD dont j’assure la direction est un EHPAD public autonome : rares sont dans notre département les EHPAD qui restent autonomes, ils sont souvent rattachés à des centres hospitaliers ou fusionnent avec d’autres EHPAD, en direction commune. Notre établissement est régi par la fonction publique hospitalière (quelques EHPAD publics sont rattachés à la fonction publique territoriale).
Les recettes d’un EHPAD proviennent de trois sources :
L’Agence régionale de Santé (ARS) verse une Dotation de Soins annuelle : cette dotation est destinée à financer le personnel soignant (médecins, infirmiers, kinés, et en partie les aides-soignants), le coût du matériel médical, et d’autres prestations médicales. C’est ce qu’on appelle plus communément le budget « Soins ».
Le Conseil départemental verse un Forfait Dépendance : il prend en charge les frais liés à la perte d’autonomie des résidents. Le résident est pris en charge financièrement au titre de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA). L’APA est versée directement par le Département à l’établissement, sous forme d’un forfait global. Ce forfait permet de financer une partie du personnel présent pour compenser cette perte d’autonomie (agents des services hospitaliers, psychologues) et une partie du matériel et des fournitures associés. C’est ce qu’on appelle plus communément le budget « Dépendance ».
Le résident doit s’acquitter chaque mois d’une petite partie du coût lié à sa dépendance, appelé ticket modérateur, et du coût des prestations hôtelières. Ce budget « Hébergement » prend en charge le personnel administratif et hôtelier, les repas, le coût de la blanchisserie, l’animation.
L’EHPAD est comparable à un petit village au sein duquel l’ensemble du personnel s’affaire autour des résidents, pour leur bien-être.
Gym entre résidents.
Une question que pas mal de gens se posent, légitimement parce qu’elle est source de grandes difficultés pour les résidents et leur famille : pourquoi est-ce si coûteux, un séjour en EHPAD ?
Plusieurs facteurs jouent. Tout d’abord, le statut de l’EHPAD : un EHPAD public ou privé à but non lucratif sera moins onéreux qu’un EHPAD privé à but lucratif. L’argument souvent entendu pour justifier le prix est celui de la qualité des prestations, mais cet argument est largement discutable.
« Si à titre personnel j’ai tout à fait conscience
du caractère onéreux qu’un séjour peut représenter
pour un résident et sa famille, en tant que directrice
je considère que le coût n’est pas démesuré
par rapport aux moyens déployés au quotidien. »
Hormis le statut, aujourd’hui l’exigence des prestations de qualité est un mot d’ordre en tout point de vue : les animations doivent être nombreuses, les repas réalisés de qualité, avec de préférence des produits locaux et des textures enrichies en tenant compte de l’état nutritionnel des résidents, le personnel doit être rémunéré à la juste valeur du travail fourni, l’accompagnement du résident en EHPAD doit se réaliser de manière individualisée dans le cadre des Projets d’Accompagnement personnalisés : et tout cela a un coût. Les directeurs d’établissement doivent toujours jongler pour faire plus (de qualitatif) à moyens constants, et parfois avec moins. Si à titre personnel j’ai tout à fait conscience du caractère onéreux qu’un séjour peut représenter pour un résident et sa famille, en tant que directrice je considère que le coût n’est pas démesuré par rapport aux moyens déployés au quotidien.
À ce jour, notre établissement facture à un résident un peu moins de 2.000 € par mois. Toutefois, si les résidents n’ont pas les moyens de s’acquitter de cette somme, le dispositif d’aide sociale est enclenché.
L’EHPAD que vous gérez, bien que situé dans une région particulièrement touchée par le Covid-19 (le Grand-Est), a fort heureusement été moins sinistré humainement parlant que beaucoup d’établissements. Comment l’expliquez-vous ?
Dès l’apparition des premiers cas Covid, à la fin du mois de février dans le département, la question s’est posée de la fermeture de l’accès de l’établissement aux visiteurs, ce qui fut chose faite dès le 5 mars, soit une dizaine de jours avant que cela ne soit rendu obligatoire au niveau national. La plupart des familles ont compris notre démarche ; 20% d’entre elles l’ont mal accepté. Deux semaines plus tard, ces mêmes familles nous remerciaient. Quinze jours après la fermeture de l’accès à l’établissement, nous avions conscience que le plus grand danger pour les résidents, c’était nous, car aucun résident n’avait développé de symptôme à ce stade. Le rappel des gestes barrières est un impératif quotidien.
Le fait que notre établissement ait été jusqu’ici épargné tient également en partie au hasard : aucun de nos agents n’a participé au rassemblement évangélique à l’origine de la propagation du virus dans le département.
L’organisation de votre établissement a-t-elle été fortement modifiée face à cette crise ?
Depuis deux mois, l’organisation de l’établissement est en perpétuelle évolution.
Le 5 mars, au moment de la fermeture de l’établissement aux visiteurs, la question du renforcement des activités et de l’animation s’est posée. Les plannings ont été modifiés en ce sens, et le personnel soignant a été sollicité. Au vu de l’ampleur que prenait l’épidémie, il a fallu rapidement trouver un compromis entre le fonctionnement actuel (les résidents continuaient de prendre leur repas ensemble, de participer aux activités en commun) et les précautions qui devaient s’accentuer : le 18 mars, c’est un confinement par étages que l’établissement a mis en place. L’important était, à ce stade, de ne pas imposer un confinement en chambre aux résidents qui, pour le moment, n’étaient pas symptomatiques, ceci afin de leur préserver un minimum de liberté, tout en limitant la propagation du virus s’il devait surgir à tout instant. Ainsi, les repas ont été pris aux petits salons des trois étages, les résidents pouvaient continuer à se déplacer, mais uniquement à leurs étages respectifs. Cela a demandé une importante réorganisation, en particulier au niveau de la distribution des repas, qui originellement se réalisait uniquement au rez-de-chaussée.
« La communication gouvernementale
ne nous a pas aidés... mais nous avons réussi
à nous réorganiser, perpétuellement... »
Le 28 mars, un samedi soir, le Premier Ministre annonçait les « fortes recommandations » au sujet des EHPAD : le confinement en chambre des résidents, et la mise en quarantaine éventuelle du personnel. Grosse erreur de communication en plein milieu du week-end selon moi. Le lundi suivant, la plupart des directeurs connaissaient une mini révolution dans leur établissement : le personnel paniquait à l’idée qu’on leur impose de ne pas rentrer chez eux, certains menaçant de se mettre en arrêt si c’était le cas. S’agissant des résidents, certains de leurs enfants les avaient appelés durant le week-end en leur disant qu’ils allaient désormais être « enfermés en chambre ».
Là aussi, nous nous sommes adaptés afin de nous conformer aux instructions, tout en limitant au maximum l’impact psychologique de ce confinement pour les résidents : pour celles et ceux en capacité de le comprendre, nous expliquions que même s’ils devaient rester en chambre, la porte pouvait rester ouverte. Les animations, prévues jusqu’alors par étages sur le planning, ont été démultipliées pour qu’à chaque étage, chaque couloir bénéficie d’activités en journée. Nous avons inventé plusieurs concepts, dont celui d’ « animation sur le pas de la porte » (je vous invite à aller visiter notre page Facebook). Les repas ont été distribués en chambre : le personnel administratif, la direction et le personnel technique prêtent à tour de rôle main forte aux soignants et au personnel de restauration le soir, au moment de la distribution des repas.
L’étape suivante a été l’annonce par le Premier Ministre un… dimanche soir, de la réintroduction du droit de visite « dès demain ». Un travail conséquent de communication et de pédagogie réalisé auprès des familles sur la nécessité d’interrompre les visites s’est envolé en fumée en l’espace de quelques phrases prononcées lors d’un discours. Réorganisation, précautions sanitaires, dépenses pour l’aménagement des salons des familles en plexiglass, documents administratifs, charte et auto-questionnaire à éditer pour s’assurer du respect des règles de précautions sanitaires par chaque famille…
En somme, la réorganisation est perpétuelle depuis deux mois, de jour en jour, voire d’heure en heure.
Quelques éléments de coulisses, pour nous faire vivre un peu, de l’intérieur, cette crise sanitaire vue de l’EHPAD, par les différents personnels ? Leur charge de travail est-elle augmentée, leur fatigue et leur anxiété (peur de contaminer les anciens et d’être contaminés eux-mêmes) peut-être plus visibles ? Comment percevez-vous ces réactions humaines face à une situation à bien des égards exceptionnelle ?
La charge de travail n’est pas augmentée, mais réorganisée différemment, et il faut toujours un temps d’adaptation pour retrouver ses repères.
Les agents de l’établissement, avant d’être soignants, sont avant tout des êtres humains. Face à cette situation de crise sanitaire, quel être humain ne prendrait pas peur, ne serait pas inquiet ? L’être humain passe au stade de héros lorsque, malgré la peur, chaque matin, il continue de venir travailler. Continue de garder le sourire face aux résidents, continue de les rassurer. Chaque agent, quel que soit son service, a continué à prendre soin de nos résidents.
« Chaque jour, les décisions prises étaient le fruit
d’un compromis entre préservation des libertés
et maintien de conditions sanitaires optimales. »
Chaque jour, les décisions prises étaient le fruit d’un compromis entre préservation des libertés et maintien de conditions sanitaires optimales. Chaque décision faisait l’objet d’une réflexion éthique, collégiale. Un impératif : toujours placer et garder le résident au cœur de nos réflexions.
Notre établissement est le troisième EHPAD de France à avoir été labellisé Humanitude, depuis 2013. L’Humanitude, c’est un état d’esprit, une réinterrogation constante de ses pratiques, l’objectif étant de donner du sens à chaque geste, chaque parole, chaque acte de soins réalisé pour le résident.
Parmi les piliers sur lesquels se basent l’Humanitude figurent la verticalité (vivre et mourir debout), le regard, le toucher. Les résidents sont tellement habitués à ces pratiques que lorsque vous vous approchez d’eux, ils vous tendent la main naturellement. Comment réagiriez-vous en période de crise sanitaire lorsqu’on vous répète à l’envi que les gestes barrières sont essentiels, que vous avez en face de vous des résidents qui n’ont pas eu la visite de leurs proches depuis deux mois, et qui sont contraints de rester dans leurs chambres ? Eh bien, vous restez tout simplement humain, et vous leur tenez la main.
Jardinage avec un résident.
Comment les résidents vivent-ils la situation, et notamment les très fortes restrictions sur les visites et les activités collectives ? Leur moral n’est-il pas trop impacté ? Comment vous y prenez-vous pour leur assurer malgré tout, un séjour actif et ludique en ces temps troublés ?
Les deux moments difficiles ont été l’interdiction des visites début mars, puis l’annonce du confinement en chambres. Si certains résidents avaient déjà pour habitude de rester en chambre, d’autres ont accueilli cette décision avec anxiété, et de nombreux questionnements.
Chaque résident vit le confinement à sa façon, et chaque jour est différent. Il est difficile de généraliser. Il arrive même dans certains cas que les familles vivent moins bien la séparation que leurs parents. Le moral n’est pas au beau fixe c’est un fait, mais parfois il suffit d’un détail pour ensoleiller la journée d’un résident. D’où le rôle clé joué par chaque agent de l’établissement. Chaque geste, chaque parole réconfortante prend d’autant plus sens et de l’importance en cette période.
Notre objectif a été de tout miser sur les animations aux étages, et de démultiplier les canaux de communication afin de maintenir le lien entre familles et résidents (Skype, page Facebook, échanges de petits mots ou photos imprimés entre la famille et les résidents).
Les agents de l’établissement, tous services confondus, ont participé aux animations, c’est ainsi que des clips vidéos mettant en scène les résidents ont été réalisés, que des séances de gym tonique ont eu lieu dans les couloirs, des danses, des séances de jeux de mots… Le maximum a été mis en œuvre pour que les résidents se sentent le moins seuls possible.
À titre personnel, de quelle manière aurez-vous vécu cette crise du Covid-19 ? Est-ce qu’à la limite, hors bien sûr tous les aspects les plus sombres de cette pandémie impitoyable, vous trouvez quelque vertu à cette situation, et peut-être des raisons d’espérer en un "monde d’après" peut-être plus responsable, plus raisonnable ?
Comme la plupart de mes collègues, en particulier en Alsace, cette période a dépassé tout ce que nous aurions pu imaginer. Cette période est traumatisante, n’ayons pas peur du mot. Nos valeurs, nos principes, notre éthique ont été réinterrogés.
« Cette crise a montré que la Solidarité
n’était pas un mot perdu... »
Face à cela, cette crise a montré que la Solidarité n’était pas un mot perdu et qu’elle pouvait se manifester sous diverses formes, qu’il s’agisse de matériel, de petits mots d’encouragement, de dessins, de douceurs salées et sucrées, de fleurs ! Cela fait du bien, beaucoup de bien.
Toute la question réside désormais sur les enseignements que cette crise laissera : plus responsable, plus raisonnable ? Je suis incapable à ce stade de répondre à cette question, mais j’espère que tout ce que nous avons vécu depuis deux mois ne l’aura pas été « pour rien ».
Des soignantes dansent dans les couloirs avec un résident.
Cette question, je vous la pose en tant que directrice d’EHPAD et aussi comme bonne connaisseuse de la politique et des questions économiques : la dépendance de nos anciens est-elle suffisamment prise en charge par la société, et y a-t-il en la matière des perspectives qui vous paraîtraient intéressantes à explorer ?
La question du cinquième risque et de la prise en charge de la dépendance n’est pas nouvelle. Tout le monde s’accorde sur une réforme nécessaire du système. Tout le monde achoppe sur la même question : où trouver l’argent ?
Dans votre question, j’interprète « suffisamment prise en charge » non par la question sous-jacente du coût, mais par les moyens humains nécessaires pour prendre en charge la dépendance.
Comment donner envie de devenir soignants ? De travailler en EHPAD ? Je me plais à répéter que nous ne travaillons pas dans une maison de retraite, mais dans une « maison de vie ». Cette maison où ce n’est pas un chapitre de sa vie qui se clôt lorsqu’on y entre, mais bien au contraire un nouveau chapitre qui s’ouvre. Il est malheureusement rare que ce message soit relayé par les médias.
« Un obstacle qui handicape nos "maisons de vie" :
les écoles de formation se vident... »
Il y a quelques années encore, les directeurs devaient se battre pour faire entendre à leurs tutelles qu’il n’y avait pas suffisamment de soignants ni de médecins en établissement pour faire face à la charge de travail. Aujourd’hui, un pas est franchi : tout le monde s’accorde sur la nécessité de recruter. Un nouvel obstacle se dresse : les écoles de formation se vident.
Un message à adresser, un dernier mot ?
Je suis fière de mon métier. Je suis fière des équipes du Séquoia. Les sourires des résidents ensoleillent nos journées.
La photo a été prise pour remercier les élèves d'une classe de CM2 qui avaient cuisiné
avec leur maman des pâtisseries pour les résidents et le personnel.
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