« La mort, le règne et le rêve de Shinzo Abe », par Pierre Sevaistre
Sidération. C’est le mot qui est souvent revenu dans les commentaires qui ont suivi le meurtre, en plein meeting, de l’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe, le 8 juillet. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le Japon n’a que très peu connu de violence politique, et il semblerait d’ailleurs, d’après les premiers éléments de l’enquête, que les causes du crime n’aient pas grand chose à voir avec la politique. L’occasion, tragique, invite en tout cas à se pencher sur le bilan de Shinzo Abe, un des hommes d’État les plus emblématiques et controversés du Japon d’après-guerre. Pour ce faire, j’ai proposé à M. Pierre Sevaistre, grand spécialiste du Japon (il avait répondu à une interview pour Paroles d’Actu autour de l’histoire du pays il y a cinq ans), une tribune libre pour évoquer le parcours politique du défunt, avec respect mais sans complaisance. Je l’en remercie, recommande à tous lecture de son Japon face au monde extérieur (Les Indes savantes, 2017), et je salue également amicalement Bruno Birolli. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
« La mort, le règne et le rêve de Shinzo Abe »
par Pierre Sevaistre
Source photo : Franck Robichon (Associated Press).
Nouvelle sidérante ce 8 juillet au Japon : l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, venu soutenir un candidat aux élections sénatoriales dans la préfecture de Nara a été atteint par deux coups de feu pendant un discours fait devant une gare. Transporté inanimé à l’hôpital, tous les efforts pour le ramener à la vie ont été vains.
À l’heure où ces lignes sont écrites, il est trop tôt pour connaître les motivations de l’assassin mais l’arme artisanale, le fait de n’avoir pas cherché à fuir et les premières déclarations de l’intéressé sur des griefs vis-à-vis de l’ancien Premier ministre plaident en faveur d’une action individuelle sans portée politique.
Le monde entier s’est ému de la chose, et les condoléances s’accumulent depuis. Même Poutine a ajouté sa voix à ce vaste concert. Lorsqu’un politicien de ce niveau, resté plus de sept ans Premier ministre, meurt d’une telle façon, il est d’usage de ne rappeler que les points positifs de son bilan, tels sa politique économique de relance des « trois flèches » à laquelle il se référait lui-même fièrement sous le nom d’« Abenomics », la manière dont il a renforcé la présence du Japon sur la scène internationale ou celle dont il est parvenu à contrôler Trump grâce à une flatterie éhontée dont seul le destinataire ne s’est pas rendu compte.
Mais ces réussites que le monde salue à juste titre ne sauraient cacher l’échec des principaux objectifs qu’Abe s’était fixés, un manque de réussite d’ailleurs salutaire car son intention était très inquiétante. Il ne s’agissait rien de moins que de démanteler la démocratie japonaise, imposée disait-il par les Américains après la guerre et ne correspondant pas selon lui à l’âme du « Magnifique Japon », l’« Utsukushii Nippon » de son premier mandat. Abe n’avait pas tort de dire que la Constitution actuelle avait été imposée par les Américains. Le général MacArthur avait en effet commencé par demander à un comité japonais de la réviser mais, voyant que l’activité principale des membres consistait à chercher des artifices de vocabulaire qui laisseraient intacte la Constitution originelle de 1889, il confia à un groupe de jeunes juristes le soin d’écrire en moins d’un mois un projet qui fut donné aux Japonais comme base de travail. Ils pouvaient en changer le langage, mais pas le contenu. Imposée ne veut pas dire mauvaise...
La Constitution originelle de Meiji n’avait rien de démocratique. Elle établissait en préambule la descendance divine de l’empereur, détenteur de toute autorité, et codifiait les devoirs de ses sujets. Il ne faut pas croire que l’empereur était pour autant tout puissant. Dans la pratique, au-delà d’une autorité morale construite par l’empereur Meiji, l’ensemble des pouvoirs était concentré entre les mains de quelques personnes issues à l’origine des clans féodaux qui avaient fomenté la révolution Meiji, les domaines de Choshû, Satsuma auxquels il fallait ajouter quelques nobles de la cour impériale, les Kuge. Tout ce petit monde se partageait les rôles en coulisses de manière totalement opaque. L’assemblée n’était qu’une vague instance de contrôle s’occupant essentiellement du budget et lorsque les militaires, dans les années trente, décidèrent de s’emparer du pouvoir, personne ne put s’y opposer, pas même l’empereur Hirohito.
Ce groupe de dirigeants auto-nommés agissaient au nom de l’empereur et n’étaient responsables devant personne. Tant que c’étaient des despotes éclairés, les choses se passaient bien mais quand d’obscurs militaires prirent la place, ce fut une catastrophe. Les militaires s’estimaient propriétaires d’un peuple consommable à volonté. À la fin de la guerre, lorsque leurs décisions stratégiques désastreuses avaient amené les Américains aux portes du Japon, ils suggéraient un sacrifice des cent millions, ichi oku gyokusai, sorte de hara-kiri national plutôt que de reconnaître leurs erreurs et de négocier une paix. Il fallut deux bombes nucléaires et une intervention directe de l’empereur pour leur arracher le pouvoir.
« Abe semblait vouloir revenir à cette période où
le Japon n’avait pas été battu et où l’on pouvait demander
n’importe quoi au peuple, pourvu qu’on lui dise
que c’était au nom de l’empereur. »
Ce qui était très troublant dans la politique du « Magnifique Japon » d’Abe, est qu’il semblait vouloir revenir à cette période où le Japon n’avait pas été battu et où l’on pouvait demander n’importe quoi au peuple, pourvu qu’on lui dise que c’était au nom de l’empereur. Dans cette perspective, le souvenir historique de la défaite du Japon était très gênant et cela explique le glissement révisionniste d’Abe et de quelques-uns de ses camarades. Cela se faisait par petites touches, modifications des livres d’histoire, enseignement du « patriotisme » dans les écoles, obligation de chanter l’hymne national, le kimigayo debout, contrôle de la presse par des lois sur le secret et bien d’autres choses encore. Un autre moyen était de visiter le sanctuaire de Yasukuni où reposent les âmes des héros morts pour la patrie, y compris sept criminels de guerre de classe A pendus par les Alliés. Pourtant, cela provoqua un tel tollé chez les Chinois et les Coréens qu’Abe, qui l’avait fait au cours de son premier et court mandat ne s’y risqua pas une deuxième fois. S’il n’était pas trop difficile d’imposer un mode de pensée révisionniste à l’intérieur du Japon, vis-à-vis de pays tiers c’était beaucoup plus difficile et les essais répétés et maladroits d’Abe pour minimiser la question des « femmes de réconfort », de jeunes chinoises ou coréennes mobilisées dans les bordels de l’armée impériale, eurent un effet contraire aux espérances. Abe pensait avoir réglé la question avec la présidente coréenne Park dans un accord qui avait été qualifié de final et irréversible mais qui manquait tellement de sincérité qu’il fut immédiatement dénoncé par le successeur de celle-ci, le président Moon. Il est vrai que M. Moon avait ses propres projets populistes et à nationaliste, nationaliste et demi ! Les problèmes deviennent alors insolubles...
Le plus grand projet d’Abe était de modifier la Constitution d’après-guerre, et notamment son article neuf qui prévoyait l’abandon du droit à avoir une armée. Modifier un tel article après soixante-dix ans n’était pas une mauvaise idée en soi et d’ailleurs, sous le nom de Forces d’Auto-défense, le Japon dispose en réalité d’une armée digne de ce nom mais les raisons invoquées pour ce faire étaient plus que douteuses. Dire que la Constitution avait été imposée ou que le Japon voulait redevenir un pays normal montrait que plus qu’une position vis-à-vis de la menace chinoise, il s’agissait surtout du désir d’effacer la trace la plus visible de la défaite de 1945.
Comment Abe, qui était une personne intelligente a pu tomber dans un tel révisionnisme ? On ne le saura probablement jamais mais il y a quelques théories à ce sujet. Abe est le petit-fils de Nobusuke Kishi, accusé de crime de guerre de classe A après la défaite, avant que cette accusation ne soit abandonnée et qu’il ne devienne Premier ministre de 1957 à 1960. Criminel de guerre de classe A ne veut pas dire que l’on a tué ou ordonné de tuer des personnes sans défense, mais que l’on a eu des responsabilités dans le déclenchement ou la continuation de la guerre. Kishi avait été le ministre du commerce et des munitions sous Tojo et il faisait partie de la centaine de personnes qui tombaient sous le coup de cette accusation. Heureusement pour lui, au procès de Tokyo il n’y avait que vingt-cinq places dans le tribunal. Il dut donc attendre son tour qui ne vint jamais. Lorsqu’il devint Premier ministre, son but fut de réviser l’accord de sécurité nippo-américain, d’obtenir le pardon de tous les criminels de guerre et de modifier l’article neuf de la Constitution. Il chercha à se rapprocher des pays asiatiques afin de contrebalancer le poids de l’Amérique mais ne parvint pas à grand-chose. Il se rapprocha donc à nouveau des États-Unis et parvint à améliorer de son point de vue les accords de sécurité, mais l’opinion japonaise était devenue très hostile à toute forme d’accords et devant les troubles et les émeutes, il dut démissionner.
Certains disent qu’Abe s’était donné pour mission de terminer ce que son grand-père n’avait pu mener à bout et d’autres ajoutent qu’il a fait cela sous l’influence de sa mère Yoko Kishi, qui est encore de ce monde. Son père pour sa part était un politicien beaucoup plus conventionnel et modéré. On ne sait pas si cette théorie est vraie mais elle aurait l’avantage de bien expliquer le comportement d’Abe.
« Abe n’est pas parvenu à imposer
sa modification de la Constitution parce que
les Japonais ne se sont pas intéressés à son rêve. »
J’ai écrit un livre en 2015 sur les difficiles relations du Japon avec l’extérieur dans lequel je faisais part de mes inquiétudes pour la démocratie japonaise face aux coups de boutoir d’Abe et de ses acolytes révisionnistes. En fait, la démocratie japonaise a tenu beaucoup mieux que ce que je craignais. En France devant de telles attaques, la moitié du pays aurait été dans la rue. Le peuple japonais n’a cette fois-ci pratiquement pas bougé et pourtant, Abe a échoué. En sept ans il n’est pas parvenu à modifier la Constitution et cela malgré la bonne tenue de son parti, le PLD, aux élections. Comment expliquer cela ? Je pense que c’est dû à l’incapacité dans laquelle s’est trouvé Abe de mobiliser la population japonaise. Pour faire des modifications de l’ampleur de celles qu’il visait, il faut plus que la neutralité du peuple, il faut un soutien actif, de l’enthousiasme. Or les Japonais ne s’intéressaient pas au rêve d’Abe, au « Magnifique Japon », ou à son désir de pouvoir briller dans les réunions internationales sans l’ombre de la défaite accrochée à ses basques. À l’intérieur du PLD, il a bien eu le soutien d’un certain nombre de députés, et en particulier de ceux qui font partie de la très droitiste Nihon Kagi, mais un grand nombre d’autres n’ont pas voulu le suivre, voire se sont opposés au projet de modification tel qu’il était formulé.
Enfin, et de manière extrêmement discrète mais néanmoins ferme, l’empereur a suggéré qu’il ne souhaitait pas soutenir le rêve d’Abe. L’empereur vieillissait et pour Abe c’était une aubaine, car un souverain grabataire et muet était idéal ; on pouvait lui faire dire ce que l’on voulait. Pourtant, contre l’avis d’Abe, l’empereur est parvenu à imposer son abdication en faveur de son fils.
Le Japon face au monde extérieur, une histoire revisitée (Les Indes savantes, 2017)
Après sept ans, Abe a été usé par le pouvoir. Il a été impliqué dans toutes sortes de scandales de favoritisme dont il s’est difficilement sorti. Il n’a pas su faire face à la pandémie du Covid et s’est ridiculisé en distribuant à tout le Japon un minuscule masque en tissu qu’il était le seul à porter et qui a été tout de suite surnommé « abenomask » pour faire le pendant à ses « abenomics ». Il a finalement été rattrapé par des problèmes de santé qui l’ont conduit à démissionner et qui probablement devaient être aggravés par le stress, puis qu’ils ont disparu après son départ du gouvernement.
Vous l’avez compris, je n’aimais pas Abe et je ne l’aime toujours pas, mais il ne méritait pas cela. C’est une mort absurde dans un monde dont on se demande parfois s’il continue à avoir du sens.
Pierre Sevaistre
Yokohama, le 9 juillet 2022
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François Durpaire : « La véritable ligne de fracture de ce second tour, qui n'est pas joué, est sociale »
Neuf jours après le premier tour d’une présidentielle éclatée, qui a vu la qualification pour le second tour du président sortant Emmanuel Macron (27,8%) et de la patronne du RN Marine Le Pen (23,1%), et à la veille d’un débat qui sera très scruté, une pause pour analyser les personnalités de l’une et de l’autre, et les rapports de force. Il y a cinq ans, François Durpaire, politologue et historien, avait répondu à mes questions autour de sa série de BD La Présidente (Les Arènes BD), qu’il a scénarisée et qui imaginait, dès 2015, l’élection et l’exercice du pouvoir par Marine Le Pen et ses équipes.
Il y a cinq ans, on était avant l’élection de 2017 qui verrait le jeune loup Macron l’emporter largement (par 66% des suffrages exprimés) contre la présidente du Front national. À cinq jours du second tour 2022, on peut se dire que, du point de vue des rapports de force au moins, on ne vivra pas un bête remake : Emmanuel Macron est président sortant, son agenda politique, sa pratique du pouvoir, son tempérament même lui ont aliéné des franges considérables parmi l’électorat qui fut le sien, beaucoup par défaut, en 2017. Et sa rivale, qui a beaucoup appris de ses échecs, est devenue experte dans l’art d’user d’un langage qui parle aux fractions populaires, à ce peuple qui ne s’est jamais reconnu, ou ne se reconnaît décidément plus dans les discours d’Emmanuel Macron.
Je remercie François Durpaire pour le temps qu’il a bien voulu me consacrer et pour ses réponses, instructives et qui évitent tout parti pris. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
François Durpaire : « La véritable ligne
de fracture de ce second tour,
qui n’est pas joué, est sociale... »
La Présidente (Les Arènes BD).
François Durpaire bonjour. Cinq ans après nos précédentes interviews, bis repetita : un second tour Macron-Le Pen. Que vous inspire-t-elle, cette campagne présidentielle 2022 ?
Pour moi ça n’est pas exactement "bis repetita". Effectivement le duel est le même qu’il y a cinq ans, mais beaucoup de choses ont changé. La première, c’est que l’un est président, l’autre toujours candidate, ce qui veut dire que dans leur rapport, notamment dans le débat, le positionnement ne sera pas le même : il y a cinq ans, c’était promesses contre promesses, là c’est promesses contre défense d’un bilan. Et il est toujours plus difficile de défendre un bilan que des promesses. La deuxième chose, c’est que le rapport de force a changé : Marine Le Pen a aujourd’hui des reports de voix possibles. On a évidemment beaucoup parlé de Zemmour pendant la campagne, il n’y a pas que lui. Les reports de voix seront donc plus importants. Le faiseur de roi, cette année, ce sera forcément les voix de Jean-Luc Mélenchon (22%), avec l’inconnue de l’abstention. Quant à la thématique de campagne, c’est le pouvoir d’achat. On dit souvent que celui qui impose son thème à la campagne est celui qui a le plus de chance de l’emporter. Là, ça contredirait un peu les sondages, puisqu’ils donnent la victoire à Emmanuel Macron. Pourtant cette thématique, imposée par Marine Le Pen, est celle que plébiscitent les Français...
Vous avez beaucoup observé, étudié Marine Le Pen, pour votre trilogie La Présidente (Les Arènes BD) notamment. Êtes-vous de ceux qui considèrent qu’en cinq ans, elle a appris de ces erreurs, et gagné en habileté ?
Oui, elle a en tout cas gagné en habileté politique. Elle a beaucoup appris de son échec lors du débat d’il y a cinq ans. Elle s’est dit qu’il fallait creuser deux sillons. Le premier, c’est la crédibilité du programme : elle a beaucoup répété que son programme était sérieux, qu’elle avait beaucoup travaillé, elle a mis en scène son travail autour du projet, notamment en opposition à Éric Zemmour. Le deuxième, c’est de lisser son image : de nombreuses élections se jouent aujourd’hui sur la fameuse polarisation négative qui veut qu’on ne vote pas "pour" un candidat, mais "contre". Elle a fait beaucoup pour que les Français ne votent pas contre elle. On verra s’il y a plus de gens qui sont contre elle (l’ancien "front républicain") ou contre Macron. Il y a un désir, un besoin d’alternance : il faut rappeler qu’aucun président n’a été réélu hors cohabitation dans la Cinquième République. Dans tous les cas ce sera une première : première réélection d’un président hors cohabitation, ou première élection d’une candidate d’extrême-droite.
À la fin de vos BD, le cycle victorieux des Le Pen était brisé par la victoire d’un ticket dit républicain incarné par Emmanuel Macron et Christiane Taubira. Emmanuel Macron est effectivement devenu président depuis, mais sa personnalité et ses orientations ont objectivement contribué à détourner de lui pas mal de gens pourtant attachés aux valeurs républicaines. En 2017, il l’a emporté avec 32 points d’écart sur Marine Le Pen. S’il gagne par 10 points cette année ce sera large... Est-ce qu’on ne sous-estime pas l’hostilité, peut-être la haine qu’il inspire ?
Non effectivement, on ne les sous-estime pas puisque cela se lit dans les sondages. Actuellement les sondages les plus en faveur d’Emmanuel Macron lui donnent 54%, ce qui n’est que très légèrement au-delà de la marge d’erreur. L’hostilité à son égard est réelle : il incarne le libéralisme, il incarne une forme d’arrogance sur laquelle Marine Le Pen a beaucoup joué. Ayons toujours en tête que cette élection, c’est la rencontre d’un homme (ou d’une femme) et du peuple. Il y a donc un côté psychologique qui, nécessairement, a de l’importance.
Et d’ailleurs, quand on voit tous ces gens, notamment des intellectuels, artistes, sportifs... qui appellent à voter Macron pour faire barrage à Le Pen, est-ce qu’on n’a pas tendance, ici, à oublier un peu les leçons de l’élection de Trump en 2016 ?
Vous avez raison, tout cela n’est pas forcément perçu de manière positive : lors de l’élection de Trump, l’engagement des personnalités a plutôt joué contre Hillary Clinton. On pourrait vivre la même chose. L’idée, ce serait de dire que l’électorat du "système" se mobilise. Et ça valide la sociologie du vote : les classes populaires contre les strates plus dominantes de la société. Que ces personnes plus favorisées se mettent à appeler au vote donne donc encore plus de valeur à la terminologie "candidat des élites", "candidat des riches"... "candidat de ceux qui profitent de la mondialisation"...
D’autant plus avec cette habileté qui est celle de Marine Le Pen cette année... Sans doute ne répondrez-vous pas à cette question mais, en tant que scénariste, quels atouts feriez-vous utiliser par Marine Le Pen pour espérer faire pencher la balance lors du débat ?
(Rires) C’est vrai que dans la BD, on lui avait notamment offert le slogan d’une deuxième campagne, "La France Encore Plus". Bon, on va éviter de lui donner des conseils pour le second tour. Je pense toutefois que, comme on l’a déjà dit, elle serait bien inspirée, pour creuser son sillon, de continuer à lisser son image et à mettre en avant le sérieux de son programme. Ce qui est un peu compliqué c’est que les deux candidats ont à aller convertir des électorats à contre-mouvement d’il y a cinq ans : cette fois-ci c’est Emmanuel Macron qui doit séduire l’électorat de gauche entre les deux tours, et Marine Le Pen, qui en a déjà convaincu certains à gauche, doit se faire la plus petite possible, d’ailleurs sa première semaine de campagne a été très discrète. Voulant jouer le "tout contre Macron", elle essaie de se faire oublier, pensant que la polarisation négative va jouer pour elle. En revanche, le fait de n’avoir pas suffisamment été sur le terrain fait que l’écart dans les sondages s’est agrandi. Donc c’est un pari qu’elle a joué, d’une campagne très douce. Elle se dit qu’avec ce faux rythme, comme dans ces sports où il y a des matchs avec un faux rythme, elle peut au bout du compte être la surprise de la fin de la deuxième semaine d’entre-deux tours, surtout si les médias reprennent que les sondages sont au-delà de la marge d’erreur. Si on était, en toute fin de campagne, sur des sondages restant à 54-46, et s’il faisait beau dimanche, cela pourrait entraîner une très forte abstention et une surprise colossale. Si on fait la totalité des voix dont les deux sont sûrs, Emmanuel Macron est à 33%, Marine Le Pen à 32,5... Si on totalise les voix de report quasiment certains, il y a égalité. Le reste n’est que conjectures.
Dans le tome 3 de La Présidente (2017), après deux mandats de Le Pen, tante puis nièce,
débat entre l’ex-présidente Le Pen et un challenger nommé Emmanuel Macron...
Donc autant dire que les choses ne sont pas jouées...
Non, c’est très serré. Quand un journaliste aussi expérimenté qu’Alain Duhamel dit que ce sera l’élection la plus serrée depuis 1974, on peut l’écouter...
Observant Marine Le Pen telle qu’elle mène campagne en 2022, quels points importants d’intrigue auriez-vous modifiés si La Présidente avait été écrit cette année ?
Je me serais amusé à anticiper les répliques du débat Macron-Le Pen, et j’aurais essayé de montrer les coulisses du travestissement de Marine Le Pen en candidate mainstream.
Après le premier tour, beaucoup de frustrations se sont fait entendre : est-ce qu’on arrive pas au bout d’un système, où à la faveur de la juxtaposition des quinquennats présidentiel et législatif, tout se décide sans partage pour cinq ans ("the winner takes all") là où dans les démocraties normales (j’assume ce terme) il y a meilleure représentation de la Nation, obligation de négociation et contre-pouvoirs ?
Disons que c’est un peu dommage pour ceux qui croient en la rénovation de la démocratie... Marine Le Pen a fait une conférence de presse sur la rénovation de la démocratie qui propose notamment la mise en place du référendum d’initiative populaire. Cette thématique se trouve plutôt du côté du camp Mélenchon pendant la campagne. Peu de propositions sinon. On a entendu Emmanuel Macron dire qu’il aurait un style différent, mais rien de concret pour rénover la démocratie. Ce serait pourtant une piste importante, les Français souhaitant sans doute participer plus souvent qu’une fois tous les cinq ans.
On a quand même compris de quel côté vous penchez plutôt pour dimanche : quels seraient vos arguments décisifs pour convaincre notamment les électeurs de gauche, qui probablement feront la clé de ce scrutin ?
Là par contre, je vais me retrancher derrière ma position de scénariste : je ne suis personne pour appeler à voter pour l’un ou pour l’autre, ce serait ridicule. Des dirigeants de partis politiques connus et reconnus ne le font pas non plus alors moi, aucun intérêt. Que chacun vote en son âme et conscience. On peut tout de même dire que c’est une pratique française, que des personnes s’arrogent le droit de dire pour qui elles vont voter, s’imaginant que cela puisse influer sur d’autres personnes. C’est assez franco-français et lié au système à deux tours : au premier tour on choisit, au second on va souvent devoir aller vers un opposant à celui qu’on a choisi. Ma position est assez cohérente je crois. Voyez la position de Mélenchon : il est assez clair, en disant aux gens qu’ils sont libres dans la mesure où il n’y a pas de voix "pour l’extrême-droite". Mais un citoyen est un citoyen... J’ai entendu beaucoup de critiques sur le non-positionnement de l’Union populaire, provenant notamment du camp Macron. Je pense que les partisans du "et en même temps" sont mal placés pour critiquer une force dont le positionnement est clairement éclaté : un tiers pour l’abstention, un tiers pour Macron, un tiers pour Le Pen. Au nom de quoi Mélenchon irait, appelant à voter Macron, faire exploser son propre camp ? Pour des gens qui, encore une fois, ont travaillé sur le "en même temps" pendant des années, travaillé à la disparition des partis traditionnels - LR et le PS additionnés font à peine le score d’Éric Zemmour ? Je crois que cette leçon de morale est complètement déplacée.
La véritable ligne de fracture de ce second tour, le choc (je parle ici des électeurs, pas des postures des politiques), ce sera entre optimistes et pessimistes, entre les heureux et les inquiets face à l’Europe telle qu’elle se fait, à l’Europe telle qu’elle se joue ?
Marine Le Pen entend opposer "mondialistes" et "nationalistes". Emmanuel Macron aimerait opposer "républicains" et "extrémistes". En fait, la sociologie du vote, ce serait plutôt d’un côté, dans le camp de Marine Le Pen, les classes populaires, celles qui ont fait moins d’études supérieures, et de l’autre, un public plus CSP+ (les catégories socioprofessionnelles les plus favorisées, ndlr). Pour moi, la vraie ligne de fracture est là. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle est sociale, et pas identitaire. En cela, du côté des souverainistes de droite, on peut dire que Marine Le Pen a eu une intuition plutôt juste par rapport à un Éric Zemmour qui a tout misé sur la "fracture identitaire".
Dans la lutte d’influence globale entre régimes libéraux et régimes autoritaires, entre pensée progressiste et pulsion de repli sur soi, c’est à ce stade plutôt l’optimisme ou le pessimisme qui dans votre esprit l’emporte ?
Ce sont des fractures apparentes. Il ne faut pas toujours se laisser prendre aux discours des uns et des autres. Les "autoritaires" et les "progressistes" ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Un exemple : Emmanuel Macron nous avait expliqué qu’Erdogan était un autoritaire. Dans le cadre de la guerre actuelle, Erdogan se trouve apparemment du côté des démocraties soutenant l’Ukraine contre la Russie. Dans le cas contraire, l’Inde, dont personne ne peut nier qu’elle est une grande démocratie, est plutôt en soutien de la Russie... Il faut donc distinguer les discours et les réalités géopolitiques et historiques, toujours plus subtiles.
Vos projets, vos envies pour la suite, François Durpaire ?
Quelques projets de BD à venir, je pense qu’on en reparlera.
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Alain Pompidou : « Ce qui comptait pour mon père, c'était le bonheur des Français. »
Alors que la présidentielle de ce printemps approche à grand pas, je vous propose avec cet article, un peu de recul, en fait, une petite plongée 50 ans en arrière. Au tout début des années 1970, l’Élysée avait pour locataire un intellectuel qui aimait les Français, Georges Pompidou. Mais la mémoire des hommes est sélective, et quand on songe aux présidents de la Cinquième République, on oublie toujours un peu Pompidou, coincé entre la grandeur gaullienne et les modernisateurs autoproclamés Giscard et Mitterrand. Le décès prématuré du successeur du Général a marqué les esprits, son bilan sans doute pas assez. Pour évoquer cette époque, et quelques éléments de la nôtre, voici donc une interview réalisée le 28 janvier avec M. Alain Pompidou, scientifique et homme politique, fils unique de Claude et Georges Pompidou. Je le remercie pour ses réponses, et pour sa constante bienveillance à mon égard, et j’en profite pour saluer au passage amicalement César Armand. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Alain Pompidou : « Ce qui comptait
pour mon père, c’était le bonheur des Français. »
Georges et Alain Pompidou. Collection personnelle.
Alain Pompidou bonjour. Cette année 2022 sera celle de vos 80 ans : quel regard portez-vous sur le chemin parcouru ?
Il s’est passé beaucoup de choses. J’ai fait une très belle carrière. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’adoraient, tout le monde était merveilleux avec moi. Je dois vous dire que j’ai passé une enfance extrêmement heureuse. Quand j’étais petit, mon père, qui était un grand érudit - il fut premier prix du Concours général de grec - s’asseyait à côté de moi et il me racontait Ulysse résistant aux chants des sirènes, attaché au mât du bateau.
Extrait choisi de Georges Pompidou - Lettres, notes et portrait (1928-1974),
Robert Laffont, 2012. Ce texte fait partie du témoignage d’Alain Pompidou.
Peut-on parler, sinon de cassure définitive, en tout cas d’une espèce de fêlure entre Georges Pompidou et Charles de Gaulle, durant la période qui va de la fin mai 68 jusqu’à l’affaire Markovic ?
Là, il y a véritablement une rupture. Les gaullistes étaient jaloux de mon père, et je dois vous dire que ça a été une période terrible.
La rupture entre mon père et le Général a eu lieu du fait de l’affaire Markovic, qui fut très blessante pour ma famille, mais ensuite, mon père a continué à servir la Fondation Anne de Gaulle.
Deux moments médiatiques du président Pompidou ont marqué particulièrement les esprits en leur temps : sa réaction poétique au suicide de Gabrielle Russier (septembre 1969) et son annonce de la mort du général de Gaulle ("la France est veuve", novembre 1970). Quels souvenirs intimes et familiaux gardez-vous de ces deux évènements ?
Gabrielle Russier était professeure comme lui, dans les quartiers nord de Marseille. Quand il y a eu à l’époque, un scandale à propos d’une situation aujourd’hui acceptée par beaucoup de gens (une histoire d’amour entre celle-ci et un lycéen, ndlr), mon père a été très malheureux de voir qu’on s’en prenait à cette femme alors qu’il n’y avait pas de raison majeure de le faire. Et c’est là que, dans une conférence de presse, et sans aucune préparation, il a cité le poème d’Éluard.
S’agissant de la mort du Général, mon père s’est senti véritablement orphelin. Il en a été extrêmement malheureux. Il savait que le général de Gaulle comptait sur lui, donc il avait déjà l’idée de se présenter - il l’avait d’ailleurs déclaré à Rome en janvier 1969. Je dois dire que cela a été son dernier choc, non pas personnel mais politique. Il est apparu à la télévision avec un visage tragique en annonçant effectivement que "la France (était) veuve".
Il me semble que les Français d’aujourd’hui, parmi les plus jeunes en tout cas, ne saisissent plus que des bribes de ce que fut la présidence Pompidou, située entre les vents d’Histoire qu’incarnait de Gaulle, et ceux de la modernité qu’ont pu incarner, chacun à leur manière, Giscard et Mitterrand. Qu’auriez-vous envie de dire à ceux-là, et que faut-il retenir pour rendre justice à ce que fut la présidence de Georges Pompidou ?
Ce qui caractérise la présidence de mon père, c’est d’abord la politique industrielle, avec le TGV, le nucléaire, l’espace (avec la fusée Diamant), mais aussi en matière industrielle, l’intéressement des employés. Sur le plan politique, Jacques Chirac disait : "Le général de Gaulle, c’est la France, Georges Pompidou, c’est les Français". Il marquait ainsi la proximité de mon père avec les Français de son époque.
Et en effet, quand on évoque cette politique industrielle aujourd’hui, ça laisse songeur...
Oui, comme je vous l’ai dit, c’est à cette époque qu’est né le TGV, après la fusée Diamant sont apparus les gros satellites et la fusée Ariane en particulier... Toute une politique industrielle qui a été menée remarquablement par son conseiller en la matière, Bernard Ésambert.
La fusée Diamant. Photo @CNES.
Que savez-vous des projets qui eurent été ceux de Georges Pompidou pour la France s’il avait vécu ?
Je pense tout d’abord à ce projet majeur qu’il avait déjà quand il était à la banque Rotschild : il passait régulièrement devant le plateau Beaubourg, qui était alors un terrain vague avec quelques voitures et quelques prostituées. Et il a dit à ma mère un jour : "C’est là qu’on fera un grand centre culturel", et c’est ainsi qu’allait naître à cet emplacement le futur Centre Georges-Pompidou.
Avec le succès que l’on sait. Et sur des points plus politiques : qu’aurait-il fait si la mort ne l’avait prématurément emporté ?
Il naviguait à vue et il se déterminait en fonction des Français. Je crois qu’il avait véritablement une propension à chercher avant tout ce qu’était le bonheur des Français.
Quels traits de caractère pensez-vous avoir hérités de Claude et Georges Pompidou ? Quels goûts bien ancrés vous ont-ils laissés en héritage ?
Là, c’est un peu plus difficile. Je crois, pour rebondir sur la réponse précédente, que ce qui comptait pour mon père c’était le bonheur des Français. Il s’adaptait aux besoins des uns et des autres. Moi j’ai essayé de toujours satisfaire autour de moi. Je pense avoir hérité de mes parents un regard sur les autres, un sentiment très prégnant qui me permet souvent de faire le diagnostic de quelqu’un qui passe à côté de moi dès son arrivée.
L’art est-il essentiel à vos yeux comme il le fut aux leurs ? Êtes-vous tout à fait sensible aux mêmes types d’expression artistique que vos parents ?
Je suis passionné d’art. J’ai connu la première toile qu’ils avaient achetée, en 1947, et ce tableau de Chapoval, Bière moussante me séduisait énormément. C’est une peinture qui ressemble un peu à ce que faisait Fernand Léger, qui s’inspirait de Picasso.
Bière moussante, Chapoval, 1947.
Quel regard portez-vous, comme scientifique et comme citoyen, sur la crise sanitaire que nous traversons actuellement ? Je pense aussi à ce vaste mouvement de scepticisme envers la médecine et la science auquel nous assistons, un peu partout dans le monde : ça a toujours existé ?
Cette crise sanitaire est grave. Je crois qu’on va s’en sortir, qu’Omicron va s’estomper tout doucement et qu’on va bientôt faire en sorte qu’il n’y ait plus que le virus actuel. Quant aux antivax, de mon point de vue ce sont des gens qui sont totalement irresponsables.
Vous avez notamment présidé l’Office européen des brevets (2004-2007). Il a beaucoup été question, dans les premiers temps de l’apparition de vaccins contre le Covid-19, de la levée des brevets pour une massification de la fabrication des doses et pour une démocratisation de leur distribution. De telles idées sont-elles envisageables, et même souhaitables ?
Non, je pense qu’il faut garder les brevets, c’est très important comme il est essentiel que l’inventeur puisse être récompensé de son geste.
Je le rappelais il y a quelques minutes, vous avez eu une formation scientifique et médicale très poussée et avez longtemps exercé dans ces domaines. Comment voyez-vous les perspectives de la médecine, et de la science, et quelles sont les avancées, celles à portée de main ou celles qu’on entrevoit à horizons plus lointain, qui vous enthousiasment ?
Moi, ce qui me fait rêver surtout, c’est essentiellement les percées de la médecine, qui sont absolument remarquables, et je suis optimiste en la matière pour les temps à venir.
Nous évoquions tout à l’heure la présidence de Georges Pompidou, nous allons revenir à la politique dans un instant. Comment jugez-vous notre époque par rapport à, justement, la première moitié des années 70 ?
Je dirais qu’à mon avis, notre époque a un peu perdu le sens des valeurs. Il y aurait à faire...
Comment voyez-vous les échéances électorales de cette année? Aura-t-on une chance, cette année, d’assister à des débats se jouant réellement sur des projets?
Rien n’est sûr, je l’espère en tout cas.
L’architecture générale de la Cinquième République correspond-elle toujours à la France et à la classe politique d’aujourd’hui ?
Je pense en effet que la Cinquième République reste parfaitement adaptée à la France.
Vous avez été député européen (1989-1999), mais avez-vous jamais eu la tentation de candidater à des mandats exécutifs ? Ou bien le fait d’avoir été témoin, avec votre père, de la dureté induite a-t-il agi comme une sorte de vaccin contre cette idée ?
Non pas vraiment, j’aurais pu le faire. En tout cas je ne ferai plus de politique, c’est certain.
Vos projets et surtout, vos envies pour la suite ?
Oh, surtout d’être heureux avec mon épouse, et les petits enfants.
Alain Pompidou. Collection personnelle.
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André Rakoto : « N'en déplaise à certains, nous n'en avons pas terminé avec Trump et ses idées »
La victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine, par 306 grands électeurs (et 51% des voix) contre 232 (et 47,3% des suffrages) pour le sortant Donald Trump, constitue à l’évidence un évènement majeur pour les États-Unis. Historique ? Too early to say. Ce qui est sûr c’est que, pour l’heure, derrière ce résultat, s’anime une réalité plus contrastée : un avantage net de 6 millions de voix pour le candidat démocrate, mais un recul significatif de la majorité détenue à la Chambre des représentants par le camp des vainqueurs, tandis que le Sénat restera aux mains du GOP.
De nombreuses questions se posent alors que Donald Trump (gratifié tout de même de 73 millions de bulletins de confiance), l’appareil et une partie de l’électorat républicains refusent toujours de reconnaître leur défaite, sur fond de divisions exacerbées. Décryptage, avec André Rakoto, fin connaisseur des institutions militaires américaines, au moment où s’ouvre une des périodes de transition les plus inflammables de l’histoire du pays. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
SPÉCIAL ÉLECTION AMÉRICAINE - PAROLES D’ACTU
André Rakoto: « N’en déplaise à certains,
nous n’en avons pas terminé avec Trump et ses idées »
Manifestation pro-Trump. Photo : Ostap Yarysh (Voice of America)
André Rakoto bonjour. Quel regard portez-vous sur cette élection présidentielle américaine qui s’est soldée par la défaite de Donald Trump et la victoire de Joe Biden ? Et que restera-t-il de la présidence Trump, notamment au niveau du Parti républicain ?
un scrutin décisif
Commençons par nous féliciter que la victoire de Joe Biden permette pour la première fois à une femme, Kamala Harris, d’accéder au poste de vice-présidente, une femme de couleur qui plus est, ce qui est aussi une première. Ceci étant dit, il convient de reconnaître qu’une nouvelle fois les sondages qui prévoyaient une vague démocrate, Sénat inclus, se sont trompés. C’est d’autant plus intéressant que, contrairement à 2016, la participation au vote a été exceptionnelle. On estime que près de 160 millions d’Américains ont validé un bulletin, contre 139 millions il y a quatre ans. Compte tenu d’un écart actuellement estimé à 5 millions de voix en faveur du démocrate, l’apport de ces plus de 20 millions de votants par rapport à 2016 aura été décisif. Certes, Joe Biden sera le prochain président américain, mais très probablement sans majorité au Sénat, à moins d’un miracle en Géorgie en janvier.
« Une leçon de cette élection : les Républicains élisent
en priorité les candidats qui sont totalement
loyaux au président et à sa politique. »
L’autre grande leçon des élections, c’est la solidité du soutien populaire à Donald Trump avec un score de plus de 73 millions de voix au décompte actuel. Preuve est faite que le « Trumpisme » va durer, avec ou sans Trump, notamment avec l’entrée au Congrès de sénateurs directement issus de cette mouvance, à l’image de Marjorie Taylor Greene, qui s’est faite remarquer, entre autres excentricités, par son adhésion à la théorie complotiste Qanon. Cela ne l’a visiblement pas empêchée d’être élue… Donald Trump a donc profondément modifié l’ADN du Parti républicain, au sein duquel les voies modérées se sont tues. Le cas du Sénateur de Caroline du Sud Lindsey O. Graham est édifiant. Compagnon de route de John McCain, il s’était publiquement moqué du candidat Trump au moment des primaires républicaines. Il a ensuite fait partie de ceux qui pensaient pouvoir manœuvrer le président après son élection. C’est à cette époque que je l’ai rencontré lors d’une visite à Paris, au cours de laquelle il était venu rassurer ses homologues français quant au fait que le tumultueux locataire de la Maison Blanche était sous contrôle. Près de quatre ans plus tard, Graham est l’un des plus fervents défenseurs de Donald Trump, sur lequel il n’exerce évidemment aucun contrôle, et c’est grâce à ce positionnement sans nuance qu’il a été réélu au Sénat malgré une opposition démocrate coriace. Le message est clair : les Républicains élisent en priorité les candidats qui sont totalement loyaux au président et à sa politique. Donald Trump l’a très bien compris. Il aurait déjà déclaré à ses proches vouloir se représenter en 2024, et il dispose pour cela d’un comité d’action politique, « Save America », qui engrange pour l’instant les donations destinées à soutenir les procédures en cours contre le résultat des urnes, mais qui pourrait demain financer une campagne présidentielle. N’en déplaise à certains, nous n’en avons pas terminé avec Trump et ses idées.
André Rakoto en compagnie, à sa droite,
du sénateur de Caroline du Sud Lindsey O. Graham.
Des troubles, voire des violences entre factions sont-ils à votre avis à craindre, au vu du climat actuel de tensions, alimenté par l’attitude disons, très discutable du président sortant ?
après les urnes, la violence ?
Les États-Unis sont politiquement très divisés, comme ils ne l’ont sans doute pas été depuis l’époque qui a précédé la guerre de Sécession, quand la question de l’esclavage avait polarisé le pays jusqu’au point de non-retour. Nous n’en sommes heureusement pas là et le spectre d’une nouvelle guerre civile agité par certains paraît plus qu’improbable, ne serait-ce que du fait de la solidité des institutions régaliennes. La grande manifestation de soutien à Donald Trump samedi n’a donné lieu à aucune vague d’incidents graves malgré la présence de nombreux militants radicaux. Et même si le limogeage récent du ministre de la Défense, Mark Esper, a fait craindre à certains observateurs une volonté d’utiliser l’outil militaire à des fins politiques, le légalisme des forces armées ne doit pas être remis en cause. Parmi la frange la plus extrême des militants qui soutiennent Trump, seuls quelques illuminés sont effectivement tentés par la radicalité, comme ceux qui ont voulu enlever le gouverneur du Michigan il y a quelques semaines. La présidence de Donald Trump a toutefois donné une visibilité inhabituelle aux milices civiles armées d’extrême droite, comme les Proud Boys, les Boogaloo Bois ou encore les Three Percenters, qui font dorénavant partie du décor dans les manifestations.
Pour ne rien arranger, l’actuel rejet du résultat des urnes par Donald Trump et par les principaux chefs républicains contribue malheureusement à entretenir parmi sa base un sentiment de révolte et de défiance vis-à-vis du système, dont on peut difficilement mesurer l’impact politique une fois que la victoire de Joe Biden aura été certifiée. Même si Trump sait qu’il a perdu, persister à ne pas l’admettre finira par avoir un coût pour sa crédibilité personnelle comme pour la réussite de la transition avec la prochaine équipe présidentielle. Les plaintes déposées par les Républicains concernent quelques centaines de voix seulement, et même si certaines aboutissent c’est nettement insuffisant pour retourner le résultat des urnes. Alors que la loi fédérale demande depuis 1963 à la General Services Administration de déterminer quel est le « vainqueur apparent » des élections pour pouvoir faciliter l’installation de l’équipe de transition, sa directrice nommée par Donald Trump, Emily W. Murphy, persiste à refuser d’en démarrer le processus.
« En niant publiquement l’évidence de la défaite,
les Républicains risquent de jeter pour longtemps
le discrédit sur les institutions démocratiques
américaines auprès d’une partie de l’électorat. »
En niant publiquement l’évidence, non seulement les Républicains renforcent la division à l’intérieur et affaiblissent le pays à l’extérieur, mais ils risquent de surcroît de jeter pour longtemps le discrédit sur les institutions démocratiques américaines auprès d’une partie de l’électorat. La conduite actuelle du président sortant est donc dangereuse à plus d’un titre, et le risque de violences au moment où sa défaite sera définitivement acquise n’est bien sûr pas à écarter.
Petit focus d’ailleurs, sur un sujet que vous connaissez bien. Qui se charge de la sécurité intérieure (police) aux États-Unis, et quelles sont les forces en présence ? Qu’est-ce qui dépend de l’échelon fédéral ? des États ? des collectivités locales ?
quelles forces de maintien de l’ordre ?
Aux États-Unis, la sécurité intérieure est avant tout une affaire locale gérée par près de 600.000 policiers disséminés dans 18 000 agences différentes, du bureau des sheriffs de comtés jusqu’à la police des États, en passant par les polices municipales. À titre d’exemples, le sheriff du comté de Los Angeles, qui est un élu, est à la tête du plus grand bureau avec 10.000 « adjoints », tandis que le chef de la police de la ville de New-York, désigné par le maire, dirige la plus grande force du pays avec 38.000 agents. Lorsque la situation se dégrade et qu’il est nécessaire de maintenir ou de rétablir l’ordre, les autorités déploient des policiers disposant d’équipements individuels et collectifs anti-émeutes. Toutefois, contrairement à la France, qui possède des forces spécialisées pour ce type de missions, en l’occurrence la gendarmerie mobile et les C.R.S., les policiers américains qui interviennent alors le font complémentairement à leurs autres tâches.
« Le président Trump a menacé à plusieurs reprises
d’envoyer l’armée fédérale dans les rues des grandes villes
en invoquant la loi dite d’Insurrection, mais les conditions
légales, très restrictives, n’étaient pas réunies... »
Ceci étant, les gouverneurs des États peuvent déployer la Garde nationale, force de réserve militaire territoriale placée sous leur autorité, pour intervenir en cas de troubles civils. En effet, l’armée fédérale n’a légalement plus le droit d’agir sur le sol américain dans un contexte civil depuis 1878. Le président Trump a menacé à plusieurs reprises d’envoyer l’armée fédérale dans les rues des grandes villes en invoquant la loi dite d’Insurrection de 1807, mais les conditions légales n’étaient pas réunies, notamment la nécessité d’une crise grave au point qu’un gouverneur demande lui-même le soutien de l’armée au gouvernement. Donald Trump a utilisé des forces de sécurité et de défense fédérales pour protéger certaines emprises administratives nationales lors des émeutes provoquées par la mort de George Floyd, mais il a dû se contenter de déployer dans les rues de sa capitale la Garde nationale de Washington, seule force territoriale habilitée placée sous son autorité.
L’Amérique de 2020 est-elle réellement, au-delà des discours et des postures, un pays désuni et fracturé ne s’entendant plus, même sur l’essentiel ? Quelle sera l’ampleur de la tâche de Joe Biden en la matière ?
une maison divisée, à quel point ?
Comme je le disais précédemment, les États-Unis sont divisés comme ils ne l’ont pas été de très longue date. Même aux pires moments de la lutte pour les droits civiques dans les années 1960 ou encore de l’opposition à la guerre du Vîet-Nam à la même époque, Républicains et Démocrates avaient continué à travailler ensemble au Congrès, tandis la fracture n’était pas aussi nette au sein de l’ensemble de la population. Aujourd’hui on ne compte d’ailleurs plus les amitiés brisées ou les membres d’une même famille qui ne s’adressent plus la parole. On se croirait dans ce fameux dessin de Caran d’Ache évoquant l’affaire Dreyfus. La peur d’aborder les sujets politiques devient palpables dès lors qu’on se sent en minorité d’opinion au sein d’un groupe.
« La polarisation est totale, exacerbée par la diffusion
constante de désinformation sur les réseaux sociaux. »
La polarisation donc est totale, exacerbée par la diffusion constante de désinformation sur les réseaux sociaux. Ces derniers ont réagi tardivement par une censure maladroite, qui a actuellement pour conséquence le départ de nombreux militants républicains vers de nouvelles plateformes non-censurées, comme Parler. L’outrance et l’inexactitude – ou les faits alternatifs, pour reprendre les termes de Kellyanne Conway – sont devenus une norme imposée par Donald Trump. Sa base est persuadée que Joe Biden va transformer les États-Unis en pays socialiste et que ce sera la fin de cette grande nation. 70% des Républicains n’ont pas confiance dans le résultat des élections, alors que les autorités de régulation continuent à affirmer que les élections ne sont pas entachées de fraude.
Joe Biden devra donc tenter d’atteindre des millions d’Américains qui vivent dans une dimension parallèle et qui s’expriment massivement sur les réseaux sociaux pour affirmer qu’ils n’accepteront jamais sa main tendue. L’autre difficulté de Joe Biden va consister à conserver l’unité de son propre camp. Entre les démocrates centristes et les plus progressistes, la synthèse ne sera pas évidente. Une des fondatrices du mouvement Black Lives Matter, Patrisse Cullors, a déjà demandé à rencontrer le futur président et sa vice-présidente, en laissant entendre qu’ils sont maintenant attendus au tournant.
Dans quelle mesure Biden risque-t-il d’avoir à gérer un divided government, entre un Sénat hostile et une Cour suprême conservatrice ? Ses talents de négociateurs hérités de son expérience de parlementaire l’aideront-ils à huiler la machine ?
Biden, quelles marges de manœuvre ?
Tout va dépendre des deux Sénateurs qui seront élus en Géorgie en janvier prochain. Si les pronostics qui placent les candidats Républicains en tête se confirment, Joe Biden sera alors le premier président démocrate depuis Grover Cleveland en 1885 à être élu sans avoir le contrôle des deux chambres. Lorsque Joe Biden deviendra le 46e président des États-Unis le 20 janvier 2020, il devra procéder à la nomination de près de 4.000 personnes à différents postes de la fonction exécutive. 1.200 d’entre aux requièrent l’approbation du Sénat, notamment les membres du gouvernement. La tradition voudrait que les sénateurs laissent la main au président pour nommer ses ministres, mais selon des sources proches du Parti républicain, Mitch McConnell, sénateur du Kentucky et actuel président du Sénat, refusera la confirmation de ministres trop progressistes. De même, McConnell a déjà mené une politique d’obstruction quasi-systématique face au président Barack Obama, avec des résultats désastreux pour ce dernier. La route des réformes voulues par Joe Biden pourrait bien se transformer en cul-de-sac, à moins de gouverner par décrets…
« En cas de confirmation de la majorité républicaine
au Sénat, l’attitude que choisira d’adopter Mitch McConnell,
le président de la chambre haute, sera décisive. »
En outre, sans majorité au Sénat, non seulement Joe Biden perdrait tout espoir d’obtenir la confirmation d’un juge démocrate à la Cour Suprême, mais de surcroît il lui serait impossible de renverser l’actuelle majorité conservatrice de la Cour en réformant le nombre de juges qui la composent, au nombre de neuf depuis une décision du Congrès adoptée en 1869. Avec un Congrès favorable, Joe Biden pourrait obtenir une nouvelle décision portant par exemple le nombre de juges à treize, lui donnant ainsi l’opportunité de mettre les conservateurs en minorité grâce à la nomination de quatre juges Démocrates. Malgré tout, en dépit de l’extrême polarisation du paysage politique, l’antériorité des relations entre Mitch McConnell et Joe Biden pourraient jouer un rôle capital dans les mois à venir. Il existe entre les deux hommes une amitié ancienne qui s’est exprimée à titre privé, McConnell étant le seul sénateur républicain présent aux obsèques de Beau Biden en 2015, et à titre public, lors de négociations cruciales quand Barack Obama était président. McConnell maintiendra certainement la pression jusqu’au résultat final des sénatoriales, mais ses liens avec Biden pourraient conduire ensuite à une certaine normalisation de leurs relations.
Le système présidentiel américain est probablement plus équilibré (exécutif/législatif/judiciaire) que notre système français, mais plusieurs points posent perpétuellement question : les injustices induites par le collège électoral, les conséquences de la nomination politicienne et à vie des juges de la Cour suprême, et le poids croissant de l’argent en politique. Des espoirs que ça bouge un peu pour atteindre une "union plus parfaite", sur tous ces fronts ?
de la démocratie en Amérique
Cette question est une belle façon de conclure notre entretien. Effectivement, vu de France, le système des élections reposant sur un collège électoral peut paraître rétrograde, voir obsolète, tout comme la nomination des juges fédéraux à vie. Toutefois, si en France nous élisons le président par suffrage direct depuis le référendum de 1962, nos sénateurs sont encore élus par un collège électoral, quand leurs homologues américains sont directement choisis par les électeurs. L’élection du président des États-Unis par un collège électoral, qui permet la victoire d’un candidat n’ayant pas forcément réuni la majorité du vote populaire, avec à la clef des crises comme celle de 2000 entre George Bush et Al Gore, est bien sûr régulièrement remise en cause. Cependant, c’est le seul moyen d’équilibrer la représentativité entre les États fortement peuplés, comme la Californie ou encore New-York, et ceux qui le sont moins, comme le Delaware ou le Montana, dans un système où ces États sont tous égaux dans l’Union. C’est donc le recensement de 2020 qui déterminera le nombre de grands électeurs pour les élections de 2024 et 2028.
« Clairement, la volonté de réforme qui a contribué
à porter Joe Biden au pouvoir va se heurter à la majorité
conservatrice qui domine la Cour suprême. »
Quant aux juges fédéraux, deux mesures sont en réalité prévues par la Constitution pour préserver leur intégrité et les protéger de toute pression : la nomination à vie, effectivement, mais aussi la garantie que leur salaire ne pourra être diminué au cours de leur carrière. Ces mesures leur assurent une grande liberté d’action. Cependant la nomination à vie des juges par le pouvoir du moment, comme on a pu l’observer avec Donald Trump, conduit inéluctablement au verrouillage politique des cours fédérales, avec pour conséquence des blocages sur les questions notamment sociétales. Ainsi la volonté de réforme qui a contribué à porter Joe Biden au pouvoir va se heurter à la majorité conservatrice qui domine la Cour suprême. C’est pourquoi certains Démocrates appellent maintenant à limiter dans le temps la nomination des Justices de la Cour suprême.
Enfin, le poids de l’argent dans les campagnes électorales américaines est choquant pour les Français, habitués au plafonnement des dépenses de campagnes dans un souci d’égalité et d’indépendance des candidats. Néanmoins, un sondage indiquait en 2018 que deux tiers des Américains étaient en faveur d’une limitation des contributions privées aux fonds de campagnes, jugeant l’influence des grands donateurs préjudiciable. Cependant, n’est pas forcément élu celui qui lève le plus d’argent. Lors de la campagne sénatoriale qui vient de s’achever, Lindsey O. Graham avait accumulé un retard financier tel sur son concurrent démocrate, Jaime Harrison, qu’il avait supplié en direct sur Fox News les téléspectateurs conservateurs de lui adresser des dons. Il n’a jamais comblé son retard, et pourtant il a été réélu…
En conclusion, je ne suis pas certain qu’il faille s’attendre à des réformes radicales imminentes sur ces différents sujets. Et même si Joe Biden a prévu de s’attaquer au financement des campagne, ou encore de nommer une commission pour réformer la Cour suprême, il a pris le contre-pied de nombreux élus démocrates en se prononçant pendant les primaires contre une réforme du collège électoral. Compte tenu de difficultés prévisibles avec un Sénat républicain et du contexte de pandémie qui s’aggrave de jour en jour, d’autres priorités vont certainement l’accaparer.
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« Croire en l'Amérique, rassembler le peuple américain : le défi de Joe Biden », par P.-Y. Le Borgn'
Il y a une semaine tout juste, le peuple américain se mobilisait massivement pour élire son prochain président, après quatre années d’un règne Trump clivant et pour le moins controversé. La victoire du ticket démocrate formé par Joe Biden et Kamala Harris, incertaine pendant de longues heures, s’est révélée nette, tant sur le plan du vote populaire que du collège électoral, même si de son côté, l’actuel locataire de la Maison Blanche a également été gratifié de scores impressionnants.
Ce résultat, beaucoup de gens l’espéraient, notamment parmi les progressistes, aux États-Unis, en Europe et ailleurs. Biden le libéral modéré succédera à Trump, le conservateur revanchard. Une chance, peut-être, de panser un peu les plaies de la division, aujourd’hui très vives en Amérique ; une chance aussi de redonner toute sa place, et toutes ses responsabilités, sur la scène diplomatique, à la plus grande puissance mondiale.
Peu après la confirmation de la victoire de l’ex-vice-président d’Obama, j’ai souhaité proposer à Pierre-Yves Le Borgn’, ancien député des Français de l’étranger et fidèle de Paroles d’Actu, de nous livrer, par un texte inédit, son ressenti et ses espoirs suite à cette élection. Je le remercie d’avoir une nouvelle fois accepté mon invitation. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
EXCLU PAROLES D’ACTU - SPÉCIAL USA 2020
Joe Biden et Kamala Harris, discours de victoire. Photo : Carolyn Kaster/AP.
Croire en l’Amérique, rassembler le peuple
américain : le défi de Joe Biden
par Pierre-Yves Le Borgn’, le 9 novembre 2020
Comme bien d’autres, j’ai suivi la nuit des élections américaines le nez collé aux sites du Washington Post et de CNN. J’aime profondément les États-Unis. J’ai eu la chance d’y travailler deux années au sortir des études. Cela reste un moment de vie fort pour moi, comme une période initiatique, dont je me souviens avec émotion. Les États-Unis me sont chers par leur histoire, celle de la liberté et du droit, et aussi par leur diversité humaine. Il y a une force, une volonté, un dynamisme aux États-Unis qui ne cessent de me toucher. C’est une partie du rêve américain. Mais la vie y est dure pour des millions de gens, confrontés à la pauvreté, aux injustices, à la faiblesse de la couverture sociale et à un racisme latent dont la mort tragique de George Floyd l’été dernier aura été la plus tragique et insupportable expression.
J’ai assisté par deux fois, à Washington, à la prestation de serment d’un président américain. La première fois, c’était en janvier 1997 pour le second mandat de Bill Clinton. La seconde fois fut en janvier 2009 pour le premier mandat de Barack Obama. J’avais envie de vivre, au milieu de la foule rassemblée dans le froid polaire de l’hiver américain, ce que ce moment de ferveur que l’on voit tous les quatre ans à la télévision, au chaud depuis chez nous, était vraiment. Je m’étais acheté un billet d’avion et j’étais parti là-bas exprès. C’était très émouvant, en particulier pour la prestation de serment de Barack Obama. Je l’avais raconté en 2016 sur mon blog. La solennité de l’instant m’avait impressionné. Le sentiment de vivre un moment d’histoire était immense. Je garde précieusement le petit bonnet Obama 2008 dont je m’étais couvert.
« Je trouve terrifiant d’imaginer qu’un homme
dépourvu de scrupules, impulsif, menteur,
narcissique, raciste, misogyne et démagogue
ait pu présider au destin de ce pays... »
Je suis heureux et soulagé que Joe Biden l’ait emporté. Sa victoire est incontestable, même si elle a pris plusieurs jours à se dessiner. Par tempérament, par sensibilité politique également, tout m’incline à suivre le Parti démocrate. J’ai aussi des amis républicains. Je conçois volontiers que l’on puisse être conservateur par conviction, économiquement et socialement. Ce que je ne puis comprendre en revanche, c’est que ceci se double d’insensibilité et de cynisme revendiqué. Or, c’est précisément cette face-là que Donald Trump a affichée pendant 4 ans. Je trouve terrifiant d’imaginer qu’un homme dépourvu de scrupules, impulsif, menteur, narcissique, raciste, misogyne et démagogue ait pu présider au destin de ce pays, semant le chaos, dressant les gens les uns contre les autres, vivant dans le déni de la tragédie sanitaire comme désormais du résultat même de l’élection.
Aux premières heures du 4 novembre, voyant filer la Floride vers Donald Trump, j’ai cru revivre, avec angoisse le scénario de 2016. Puis la prise en compte différée du vote anticipé, en fonction des législations des États concernés, a permis peu à peu de redresser la barre en faveur de Joe Biden, jusqu’à la victoire en Pennsylvanie samedi et le gain d’une majorité absolue dans le collège électoral. Cette élection a-t-elle été volée, comme le soutient Donald Trump ? Absolument pas. Les électeurs, dans un contexte de pandémie, ont fait le choix du vote anticipé pour ne prendre aucun risque. Ils voulaient s’exprimer et les manœuvres dilatoires du président pour leur dénier le droit de voter ou la prise en compte de leur suffrage sont indignes. Cette élection rentrera dans l’histoire comme celle qui aura vu la plus forte participation électorale avec près de 67%, preuve de l’enjeu et de sa perception.
Joe Biden sera sans doute élu avec 306 voix sur 538 dans le collège électoral. Dans le vote populaire, lorsque le dernier bulletin de vote aura été compté, son avance excédera 5 millions de voix. Jamais un candidat démocrate n’aura obtenu autant de suffrages. Mais jamais aussi un candidat républicain n’aura reçu autant de suffrages que Donald Trump. En 2020, même battu, il compte 7 millions de suffrages de plus qu’en 2016. Cela veut dire que le trumpisme, avec toutes ses outrances, y compris dans la libération de la parole de haine, a rencontré un écho dans le pays, en particulier dans les zones rurales à majorité blanche, dans les petites villes et dans les milieux évangéliques. Donald Trump est parvenu à balayer en 2020 plus encore qu’en 2016 la ligne traditionnelle du Parti républicain, certes conservatrice sur le droit à la vie ou le port d’arme, mais modérée sur d’autres aspects.
Il faudra à Joe Biden tout le talent d’une longue vie politique, en particulier au Congrès, pour rassembler un pays divisé comme jamais. Cette victoire est d’abord la sienne. Aucun autre candidat démocrate n’aurait pu l’emporter. Son empathie personnelle, la solidité de ses propositions au centre de la vie politique et une résilience sans faille face aux circonstances inédites de cette élection ont fait la différence. Mais s’il est parvenu à reconstruire le « blue wall » dans les États industriels du nord-est des États-Unis, ceux-là même que Donald Trump était parvenu à arracher à Hillary Clinton en 2016, il n’a pas pour autant retrouvé la coalition Obama de 2008 et 2012, en particulier le vote latino. Donald Trump est parvenu à capter le vote des électeurs d’origine cubaine en Floride. Et le score de Joe Biden au Nevada, y est en retrait par rapport à celui de Hillary Clinton il y a 4 ans.
Joe Biden comptera sur le soutien d’une Chambre des représentants où le Parti démocrate, bien qu’en retrait de quelques sièges, reste majoritaire. Au Sénat en revanche, malgré les deux seconds tours en janvier en Géorgie, le Parti républicain devrait garder la main. Cela veut dire qu’il n’y aura d’issue que dans des « deals ». Ce sera jouable si la volonté de part et d’autre existe de placer le pays et son intérêt supérieur devant la politique partisane. Les circonstances le requièrent. Le rassemblement voulu par Joe Biden et la volonté de prendre en compte la parole du camp d’en face doivent y conduire. À supposer qu’une part des sénateurs républicains et autres candidats putatifs à l’élection de 2024, déjà dans certaines têtes, ait le courage de s’affranchir de l’ombre probablement bruyante de Donald Trump pour sortir avec le président Biden les États-Unis de la crise économique et sanitaire.
En appeler au patriotisme et au dépassement est le chemin que prendra Joe Biden. Là où Donald Trump n’agissait que pour son camp, Joe Biden s’adresse à tous les Américains. À l’évidence, la maîtrise de la pandémie sera sa première priorité, en particulier par le dépistage généralisé et l’accès de tous au vaccin lorsqu’il sera disponible. En parallèle viendra la relance de l’économie américaine par un plan inédit de dépenses publiques et d’investissements dans des secteurs comme l’école, les infrastructures, les programmes sociaux ou encore les énergies renouvelables. Le salaire minimal sera doublé à l’échelle fédérale. Le plan de relance visera aussi à réduire la fracture raciale et les écarts de revenus. Prolongeant l’Obama Care, un assurance santé sera mise en place au profit des quelque 28 millions d’Américains privés aujourd’hui encore de couverture maladie.
Pour nous, Européens, l’action internationale de l’administration Biden sera essentielle. Joe Biden a promis le retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat et dans l’ensemble des organisations multilatérales abandonnées ou malmenées durant le mandat de Donald Trump. De cette Amérique-là, active et engagée, nous avons tant besoin. Pour autant, Joe Biden restera vigilant quant à la défense des intérêts américains, en particulier en termes commerciaux, et il est à prévoir que la position des États-Unis en relation à la Chine, mais également à l’Union européenne ne changera pas considérablement de ce point de vue. C’est pour cela qu’il ne faut pas surinterpréter non plus le réengagement américain sur la scène internationale. Mais une Amérique empathique, qui joue le jeu et qui reparle en bien au monde, ce sera déjà un pas considérable face aux défis de notre temps.
« En 2016, brisé par la douleur causée
par le décès de son fils, il avait renoncé.
En 2020, à près de 78 ans, Joe Biden y est allé,
et il a gagné. C’est une formidable leçon de vie. »
Au bout d’une vie publique de près d’un demi-siècle, Joe Biden deviendra le 20 janvier 2021 le 46ème président des États-Unis. Il fut un sénateur respecté et un vice-président déterminant durant les deux mandats de Barack Obama. La vie publique est faite de hauts, de bas, de longueurs, d’espoirs entretenus et déçus, de drames aussi. J’avais été bouleversé par le livre écrit par Joe Biden après la mort de son fils Beau, Attorney General du Delaware. Son titre est « Promise me, Dad ». La promesse qu’attendait son fils, c’est que son père tente une dernière fois de conquérir la Maison Blanche. En 2016, brisé par la douleur, il avait renoncé. En 2020, à près de 78 ans, Joe Biden y est allé, et il a gagné. C’est une formidable leçon de vie. Ne jamais renoncer, croire en l’Amérique, rassembler le peuple américain. C’est à Joe Biden désormais qu’il appartient d’écrire la suite de l’histoire.
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« La parole publique au défi du Covid », par Pierre-Yves Le Borgn'
Pierre-Yves Le Borgn’, ancien député des Français de l’étranger (entre 2012 et 2017), est bien connu des lecteurs réguliers de Paroles d’Actu. Il a été, depuis notre première interview de 2013, la personnalité politique que j’ai le plus souvent interrogée, toujours avec plaisir, pour ce site. Il y a quelques semaines, dans un contexte de fin de confinement, j’ai souhaité lui accorder, une fois de plus, une tribune libre pour évoquer, via l’angle de son choix, l’exceptionnelle expérience vécue collectivement. Son texte, dont je le remercie, est un focus pertinent sur l’importance et l’impact de la parole publique en ces temps troublés, et un message, un appel directement adressés à nos dirigeants. Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
« La parole publique au défi du Covid »
par Pierre-Yves Le Borgn, le 1er juin 2020
En ces premiers jours du mois de juin, la France sort pas à pas du confinement imposé durant près de deux mois en réponse à la pire pandémie qu’elle ait connu en un siècle. Les nouvelles communiquées par le Premier ministre Édouard Philippe il y a quelques jours sont encourageantes. Rien n’est certes encore gagné, mais la pandémie recule. Il n’en reste pas moins qu’une redoutable crise économique et sociale nous attend, dont la portée et l’ampleur seront malheureusement inédites. À la fin de cette année maudite, ce seront sans doute plus d’un million de Français supplémentaires qui auront rejoint les chiffres des demandeurs d’emploi. Pareille perspective est une bombe à retardement, une catastrophe pour la société française, déjà minée par nombre de fractures sociales, territoriales et générationnelles révélées par la crise des gilets jaunes, le mouvement contre la réforme des retraites et le drame sanitaire du printemps.
« On ne peut ignorer plus longtemps la colère sociale
qui gronde, les souffrances et les appels à l’aide. »
Derrière cela, il y a un pessimisme, un marasme, une défiance, une crise morale qui viennent de loin. Deux livres, chacun à leur manière, le présentaient remarquablement il y 4 ou 5 ans : Comprendre le malheur français, de Marcel Gauchet, et Plus rien à faire, plus rien à foutre, de Brice Teinturier. Leur lucidité d’analyse m’avait impressionné. Ainsi, le diagnostic avait quelque part déjà été fait. En a-t-on seulement tenu compte ? Là est la question, à laquelle il faut lucidement reconnaître qu’une réponse insuffisante a été apportée. La peur du déclassement travaille pourtant la société française depuis longtemps et elle progresse de jour en jour. Notre société est l’une des plus pessimistes, si ce n’est la plus pessimiste d’Europe. Des moments difficiles, beaucoup de pays en ont traversé. Ils ont su pourtant se redresser, chacun à leur manière. Et nous ? On ne peut ignorer plus longtemps la colère sociale qui gronde, les souffrances et les appels à l’aide.
Dans ce contexte, la parole publique est essentielle. Elle doit avoir du crédit, de la force. Malheureusement, la polémique sur les masques l’a mise à mal. La défiance se nourrit de petits arrangements coupables et ravageurs avec la vérité. Il n’y avait pas suffisamment de masques. Pourquoi le gouvernement ne l’a-t-il pas dit, plutôt que de laisser entendre que les masques ne servaient à rien avant, poussé par la réalité, de devoir se raviser ? Autre erreur : annoncer un samedi soir la mise à l’arrêt de toute l’économie française et le confinement de 66 millions de personnes tout en leur demandant d’aller voter le lendemain pour les élections municipales. L’incohérence était flagrante. Les Français ont eu le sentiment d’être infantilisés, méprisés, qu’on leur mentait ou qu’on leur cachait quelque chose. Le complotisme y a trouvé matière à prospérer. Et derrière la perte de sens de la parole publique, c’est toute l’efficacité de l’action publique qui est affectée.
Il faut trouver le mot et le ton justes. Il faut pouvoir écouter, expliquer et justifier. De ce point de vue, ce quinquennat, comme les précédents, n’a pas à ce jour répondu aux attentes. À deux ans de son terme, le pourra-t-il ? L’optimisme farouche d’Emmanuel Macron, sa détermination à faire bouger les lignes et mettre en mouvement l’économie et la société ont été desservi par une pratique excessivement verticale, distante et centralisée du pouvoir. Le Président est en surplomb des Français, là où il devrait être avec eux et parmi eux. Jamais le sens des réformes n’a été suffisamment présenté, comme si cela n’avait pas été jugé nécessaire. C’est une erreur profonde. Aucune réforme n’est efficace ni durable sans appropriation par tout ou partie des Français. La parole publique souffre d’être tour à tour rude, vague, lointaine ou lyrique. La question n’est pas de parler fort, trop ou trop peu, elle est de parler juste et de parler vrai.
« Il faut trouver une expression et un ton
qui fédèrent derrière l’immensité des efforts
à accomplir et la direction à prendre. »
La France est un pays que l’on doit sentir. Je suis convaincu que les Français peuvent entendre la réalité, même si elle est dure, pour peu que l’on mêle à l’exercice de la parole publique la sobriété, le souci didactique, la simplicité de l’échange et la volonté de rassurer par l’exercice de la vérité. C’est ce que le Premier ministre Édouard Philippe est parvenu à faire ces dernières semaines et cet engagement doit inspirer. C’est ce qui fait en Allemagne depuis des années la force de la Chancelière Angela Merkel. On ne sortira pas notre pays de la crise sans l’adhésion d’une majorité de Français. Il faut pour cela trouver une expression et un ton qui fédèrent derrière l’immensité des efforts à accomplir et la direction à prendre. Le défi, c’est la capacité de la France de se réinventer, de reprendre une marche en avant émancipatrice pour chacun, solidaire et créatrice de sens pour tous. Beaucoup se joue maintenant et pour longtemps. Plus que jamais, l’unité de la parole publique doit y contribuer.
Pierre-Yves Le Borgn’, ancien député des Français de l’étranger (2012-2017).
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« Jacques Chirac aimait les Français et voulait qu'on respecte la France... », par Marie-Jo Zimmermann
La disparition de Jacques Chirac, qui présida aux destinées de la France de 1995 à 2007, a provoqué des vagues de réactions, souvent émues, de la part de personnalités, politiques ou non, et d’anonymes qui avaient grandi, mûri, ou même étaient « nés sous Chirac ». L’homme n’était pas parfait, et son bilan à bien des égards, contestable, mais il était humain, pétri d’humanisme et porté en son action par les valeurs qu’il avait fait siennes, au prix parfois de complications politiques ou diplomatiques. Fin connaisseur de l’histoire et de l’art de vivre de peuples aujourd’hui oubliés, quand ils ne sont pas regardés de haut, il avait eu à coeur de partager ce savoir, et le musée du quai Branly, qui porte aujourd’hui son nom, constitue peut-être son plus bel héritage. Procédant d’un même esprit, il s’est agi, lors de son refus de soutenir à défaut d’argument convaincant la volonté d’offensive étatsunienne contre l’Irak en 2003, du message d’un « vieux pays » qui avait un passé, et la conscience de l’infinie complexité de la situation moyen-orientale : la suite des événements lui a malheureusement donné raison, entre chaos perpétuel, sang versé, et rancoeurs accumulées - avec peu de signes d’espoir sur ces fronts-là. Cette décision, qui fut sans doute l’acte majeur de sa présidence, était dans la ligne de sa pensée : privilégier toujours, sur les grandes questions, le temps long, et refuser d’aller trop rapidement vers des réponses simplistes ; rejeter enfin ce qui pourrait humilier l’autre et nourrir des ressentiments.
Je laisse la parole, pour évoquer Jacques Chirac, à Marie-Jo Zimmermann, Messine qui fut députée pour la Moselle dix-neuf années durant, et fidèle à titres personnel et politique du président défunt. Je la remercie d’avoir accepté de nous livrer un texte, et de répondre à mes questions, et salue Pierre-Yves Le Borgn’ qui a facilité cette prise de contact. J’ai enfin une pensée particulière, ce soir, pour Claude Chirac et Frédéric Salat-Baroux. En souvenir d’un moment, en juillet de cette année, à Paris, ville que « Chirac » aimait tant... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
partie 1: le texte de Marie-Jo Zimmermann
« Le président Jacques Chirac aimait les Français
et voulait qu’on respecte la France... »
Le 26 septembre 2019, le président Jacques Chirac rentre dans l’histoire. Après l’hommage des Français, l’hommage des Grands de ce monde, la journée de deuil national, son oeuvre appartient désormais aux historiens.
Le président Jacques Chirac, en trois dates :
‐ 1995, la fracture sociale. C’est l’équipe qu’il a constituée avec Philippe Seguin qui donne à la fracture sociale tout son poids. C’est sa connaissance du terrain, de la vie des Français qui donne à ce thème toute sa réalité. Les Français comprennent à ce moment‐là que c’est le président qui saura le mieux gérer leur pays. Il est élu.
‐ 2002, le discours de Johannesburg. « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs ». Cette phrase montre à quel point le président Jacques Chirac était conscient, avant beaucoup d’hommes politiques, de l’asphyxie de notre planète. Ce message qu’il délivre au monde entier aboutit en France à l’entrée de la Charte de l’environnement dans la Constitution. J’ai vécu comme parlementaire ce débat, qui a suscité à la fois au sein du Parlement mais également dans l’opinion, un début de prise de conscience de la question environnementale. À de nombreuses reprises, certains parlementaires ont essayé d’abroger cette Charte et aujourd’hui, nous sommes tous conscients que cette entrée dans la Constitution a été elle aussi un acte visionnaire.
‐ 2003, le « non » de la France à la guerre en Irak. C’est chez le président Jacques Chirac, une vision, mais aussi une capacité liée à son goût de l’histoire, d’anticiper ce qui pourrait bouleverser les règles du jeu dans cette partie du monde. Il a parcouru la planète, écouté les dirigeants du monde entier et surtout cherché à comprendre les peuples. Il se pose en médiateur pour développer des inspections sur place mais surtout, il prend une décision, non pas contre les États‐Unis mais simplement, ayant lui‐même connu la tragédie de la guerre, il sait qu’elle fera naître des fractures et des blessures dans une partie du monde déjà très fragilisée. C’est le discours de Dominique de Villepin du 20 janvier 2003 qui pose le véto de la France.
Ces trois actes majeurs du président Jacques Chirac font de lui un visionnaire, un homme d’État.
Le président Jacques Chirac avait une personnalité incroyablement pudique et secrète. Il a, en politique intérieure comme en politique extérieure, toujours privilégié le temps long et c’est en cela qu’il est un homme d’État. Les Français, en lui rendant hommage avec ferveur, ont reconnu en lui, non seulement le chef d’État mais également l’homme qui les a aimés, qui a aimé la France en voulant que le monde entier la respecte.
M.-J. Zimmermann, le 1er octobre 2019.
partie 2: l’interview avec M.-Jo Zimmermann
Quand avez-vous rencontré Jacques Chirac et quel souvenir fort retiendrez-vous de lui à titre personnel ?
Ma première rencontre avec Jacques Chirac a été en tant que militante lors de meetings de sa campagne présidentielle, dès 1981. Mon souvenir le plus fort : le 3 février 1998, lors de mon arrivée à l’Assemblée nationale, mais surtout lors du déjeuner à l’Elysée le même jour. J’ai eu l’infime honneur de déjeuner à sa droite et d’avoir avec lui une conversation sur le rôle du député. Certes c’est celui qui vote les lois à l’Assemblée nationale, mais selon le président Chirac c’est celui qui doit avoir le souci permanent des femmes et des hommes de sa circonscription. C’est un élu de terrain qui fait remonter à Paris les préoccupations des Français. À partir de là, mission m’était donc donnée d’être une élue de terrain, très proche de ses habitants. Régulièrement lors de mes rencontres avec le président Chirac à l’Elysée, et même après 2007, sa seule préoccupation concernait l’état d’esprit des Français.
Étiez-vous une chiraquienne et si oui c’était quoi : une doctrine ou un attachement à l’homme ?
Oui j’étais et je reste une chiraquienne. Oui il m’a convaincue qu’être proche de sa circonscription, c’est le fait majeur pour un député. Le thème qui m’a le plus marquée, c’est celui de la fracture sociale. En cela, il avait fait sienne la doctrine de Philippe Séguin qui a été pour moi, comme Jacques Chirac, un modèle en politique.
Quel est à votre sens l’héritage politique de Jacques Chirac ?
Le président Chirac a été l’homme de la fracture sociale. En cela, un homme comme Xavier Bertrand peut être un de ses héritiers. C’est l’homme également du « non » à la guerre en Irak. En cela, Dominique de Villepin peut être un héritier. Le président Chirac, c’est avant tout une vision de la France sans sectarisme et une vision de monde réfléchi afin d’éviter des conflits meurtriers. C’est l’homme politique qui, tout en étant le représentant d’un parti sur lequel il s’est appuyé et qui lui a permis d’être élu, est capable de s’en détacher pour répondre avec intelligence et pragmatisme aux attentes d’un pays. C’est aussi pour lui aller à l’encontre de certains de ses compagnons pour imposer sa vision du monde : le « non » à la guerre en Irak en est l’exemple type.
Interview du 14 octobre 2019.
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« L'Europe, pour moi, est d'abord une émotion », par Pierre-Yves Le Borgn'
Dans trois jours, les peuples de l’Union européenne se rendront aux urnes pour élire ceux qui les représenteront au sein du Parlement européen, organe communautaire qui a gagné considérablement en importance depuis ses origines. J’ai proposé il y a quelques jours à l’ex-député Pierre-Yves Le Borgn’, qui a participé à de nombreuses reprises à Paroles d’Actu, de nous livrer son témoignage de citoyen qui connaît bien les arcanes du pouvoir européen mais qui, au-delà de cela, s’est formé en même temps que l’Europe communautaire, et a appris à en aimer l’idée. Il n’est pas question ici de passer sous silence les défauts, voire les manquements pointés ici ou là et qui alimentent au quotidien les griefs nourris contre une UE souvent perçue comme étant dogmatique et techno, éloignée du citoyen de base et de ses préoccupations. Mais, à l’heure où les caricatures et autres fake news sont reines, et où démonter sans discernement est plus en vogue - et tellement plus simple - que défendre en argumentant, je suis heureux de donner la parole à un honnête homme, qui sait de quoi il parle et le fait avec sa sensibilité. Pour lui, l’Europe « est d’abord une émotion ». Je le remercie pour ce texte, touchant comme le fut celui consacré au centenaire du 11 novembre, et vous invite en cette période électorale à relire deux articles ici publiés, une collection d’interviews d’eurodéputés réalisées en 2014, et une tribune accordée à Nathalie Griesbeck en 2016 : « L'Europe et les peuples ». Tout un programme. Encore. Toujours. Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
« L’Europe, pour moi, est d’abord une émotion. »
Par Pierre-Yves Le Borgn’, ancien député, le 22 mai 2019.
Dans quelques jours auront lieu les élections européennes. Ce sera un rendez-vous important pour les citoyens d’Europe. Nombre d’enjeux se posent pour lesquels le Parlement européen possède une capacité décisive d’influence. Il faut voter. Cette élection n’est pas lointaine ou inutile. Bien au contraire, elle concerne la vie de chacune et de chacun d’entre nous. Le Parlement européen n’est plus le forum sympathique mais sans pouvoir des premières années de l’aventure européenne, voire de la première élection au suffrage universel direct en 1979. Il est devenu un législateur actif, décidé et même zélé. C’est bien le moins pour un parlement, dira-t-on. C’est vrai, mais il ne faut pas oublier qu’il y a une trentaine d’années, se battre pour que la représentation élue des citoyens d’Europe pèse autant que celle des intérêts nationaux, rassemblés au sein du Conseil, était un courageux combat d’avant-garde, moqué et critiqué par ceux, notamment en France, qui opposaient que l’Europe des nations était l’horizon indépassable de tout projet.
« N’oublions pas qu’il y a une trentaine d’années,
se battre pour que la représentation élue des citoyens
d’Europe pèse autant que celle des intérêts nationaux,
rassemblés au sein du Conseil, était un courageux
combat d’avant-garde, moqué et critiqué. »
Le monde a tant changé depuis. J’ai 54 ans. J’en avais 14 lorsque les premières élections européennes furent organisées. J’étais en classe de 3ème à Quimper, ma ville natale. Les frontières de notre pays étaient à 1000 km et ma première référence européenne devait être les coupes d’Europe de football… L’Europe n’était pas un sujet que je percevais. J’avais suivi cependant la campagne des élections, me prenant peu à peu au jeu. Deux personnalités m’avaient marqué : Simone Veil et François Mitterrand. Tous deux parlaient de l’Europe avec passion, évoquant l’histoire tragique du siècle passé et l’urgence de construire un espace de paix par le droit. Cela m’avait touché. Peu après les élections de juin 1979, j’avais assisté en direct à la télévision à la session inaugurale du nouveau Parlement européen. De grands noms comme Willy Brandt avaient été élus aussi. J’avais trouvé cela impressionnant. Comme le discours de la doyenne d’âge Louise Weiss. Je n’avais pas idée alors que je siégerais moi-même un jour dans le même hémicycle.
« Les premières élections européennes eurent lieu
l’année de mes 14 ans. Ma première référence européenne
devait alors être les coupes d’Europe de football.
Puis je me suis pris au jeu... »
Ces souvenirs sont ceux de mon éveil à l’Europe, ceux d’un adolescent grandissant dans une région périphérique et tranquille. Les élections de 1979 agirent en moi comme un déclic, entraînant des lectures, des conversations avec ma famille, en un mot une prise de conscience à l’âge de l’éveil citoyen. Je suis le fils d’une pupille de la Nation. Mon grand-père est tombé en Belgique en mai 1940, laissant derrière lui son épouse âgée de 25 ans et ma mère qui avait tout juste un an. Je ne faisais pas le lien encore entre cette histoire familiale forte, qui fait partie de ma vie, et le besoin d’Europe. À l’inverse de mes parents, qui avaient voulu que l’allemand soit la première langue que j’étudierais au collège. Comme dans un jeu de construction, c’est à ce moment-là que les cubes s’emboîtèrent pour moi et que, chemin faisant, je me mis à en ajouter d’autres. Je compris que l’Europe n’était pas seulement un continent partagé entre pays, certains dominés par l’Union soviétique et la dictature communiste, mais qu’il s’agissait d’une communauté de destins à construire.
« Fils d’une pupille de la Nation, je ne faisais pas
le lien encore entre cette histoire familiale forte,
qui fait partie de ma vie, et le besoin d’Europe dont
mes parents avaient eux bien conscience. »
Quarante ans plus tard, je suis un ancien député qui écrit ces lignes depuis son petit bureau, sous les toits d’une maison de Bruxelles. Je suis le papa de trois enfants qui ont ma nationalité, celle de mon épouse espagnole et, à leur majorité, celle de la Belgique où ils sont nés. J’ai appris le portugais et l’espagnol à l’âge adulte. J’ai consacré ma vie professionnelle au droit européen. Ma vie politique aussi. J’ai eu le bonheur d’étudier au Collège d’Europe, dans un brassage passionnant de nationalités et de cultures qui ont changé ma vie. Et j’ai surtout eu la chance d’aller à la découverte, par de nombreux voyages, de la diversité de l’Europe. Je ressens profondément la devise de l’Union : « Unis dans la diversité ». C’est la somme de nos histoires, de nos différences, de nos cultures, de nos paysages qui fait la force de l’Europe. L’Europe, pour moi, est d’abord une émotion. Je ne peux entendre L’Hymne à la Joie sans frisson, ni regarder le drapeau européen sans fierté. Pour paraphraser François Mitterrand, la France est ma patrie, l’Europe est mon avenir. Et plus encore celui de mes enfants.
« C’est la somme de nos histoires, de nos différences,
de nos cultures, de nos paysages qui fait la force
de l’Europe. Tout cela je ne le proclame pas
simplement, je l’ai vécu et le vis au quotidien. »
Je n’ai pas dévié durant ces quarante années : l’Europe a été et reste le cap. J’ai été à un moment passionnant de ma vie un acteur de ce combat. Comme député. J’aurais voulu l’être comme Commissaire européen aux Droits de l’Homme. Il ne s’est pas fallu de grand-chose. C’est la vie. Aujourd’hui, je suis juste un père de famille qui espère passer le témoin, partager la passion, en un mot y croire, encore et toujours. Des cubes, je suis passé aux cercles, aux cercles concentriques. Il y a le premier cercle, celui des droits et libertés, de la démocratie et de l’État de droit. C’est le Conseil de l’Europe et ses 47 États membres. Il y a le second cercle, celui de l’Union européenne, des libertés de circulation et des 28 Etats membres. Et il y a le troisième cercle, celui de la zone Euro, qui doit être un espace économiquement, socialement et environnementalement intégré. Faire vivre ces 3 cercles, développer la zone Euro dans une perspective humaniste, progressiste et de justice, c’est le combat, c’est l’espoir et c’est l’avenir.
« Aujourd’hui, je suis "juste" un père de famille
qui espère passer le témoin, partager la passion,
en un mot y croire, encore et toujours. »
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« Les quatre enseignements des élections législatives en Espagne », par Anthony Sfez
Le 28 avril le peuple espagnol, appelé aux urnes pour renouveler ses Cortes Generales, a accordé la plus grande part de ses suffrages exprimés aux socialistes menés par le chef du gouvernement sortant Pedro Sánchez. Mais la majorité dont il dispose à ce jour (35% des sièges du Congrès des députés pour le PSOE) est loin de lui assurer une assise parlementaire confortable pour agir. Quels enseignements tirer de ce scrutin ? J’ai la joie, une fois de plus, d’accueillir dans ces colonnes le fidèle Anthony Sfez, jeune doctorant et ex-pensionnaire de la Casa de Velázquez devenu fin connaisseur de la question catalane et, plus généralement, de la politique en Espagne. Son texte, limpide et éclairant, pose bien les enjeux. Merci, Anthony. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
Le chef du gouvernement espagnol Pedro Sánchez. Illustration : REUTERS/Javier Barbancho.
« Les quatre enseignements des
élections législatives en Espagne »
Par Anthony Sfez, le 3 mai 2019.
1) La renaissance du PSOE
« Ce renouveau, le PSOE le doit en grande partie à
Pedro Sánchez, homme politique qui a la singularité
de s’être construit politiquement en radicale
opposition à l’establishment de son parti. »
On pensait le PSOE mort et définitivement enterré après les élections de juin 2016 où il n’avait obtenu que 85 sièges sur 350. Loin, très loin, des heures de gloire du PSOE du « légendaire » Felipe González qui en obtenait, lors des élections législatives de 1982, plus de 200. Ce déclin semblait par ailleurs s’inscrire dans la tendance européenne qui semble être à l’inexorable décadence des partis sociaux-démocrates. Le Parti socialiste français, aujourd’hui moribond, n’est-il pas l’exemple le plus criant ? Mais le PSOE a su, contre toute attente, renaître de ses cendres et échapper au destin qui semblait lui être promis en se hissant largement en tête du scrutin du 28 avril dernier qui a porté 123 des siens au Congrès des députés. Ce renouveau, le PSOE le doit en grande partie à Pedro Sánchez, homme politique qui a la singularité de s’être construit politiquement en radicale opposition à l’establishment de son parti. C’est clairement la stratégie d’intransigeance de Pedro Sánchez à l’égard de la droite, stratégie laborieusement imposée aux cadres de son parti, qui a permis au PSOE de s’imposer. Cette stratégie, elle se manifeste dès fin 2016 lorsque Pedro Sánchez renonce à son mandat de député, car il s’opposait catégoriquement à la consigne de vote des instances dirigeantes du PSOE qui, pour mettre fin à la crise d’ingouvernabilité de l’Espagne, sommait à ses élus, en arguant de la raison d’État, de s’abstenir lors du second vote d’investiture de M. Rajoy afin de permettre à ce dernier de former un gouvernement. Après avoir dénoncé cette compromission avec la droite jugée par lui inacceptable, Pedro Sánchez repart à la conquête de son mouvement et parvient à se faire élire secrétaire général du PSOE en battant l’andalouse Susana Díaz, pourtant soutenue par les pontes du parti. Après cette victoire interne, Sanchez part cette fois-ci de nouveau à la conquête du pouvoir gouvernemental et, toujours en application de sa stratégie de l’intransigeance, parvient à convaincre un à un les cadres du PSOE de déposer, en cours de législature, une motion de censure dit constructive contre le conservateur M. Rajoy. Le succès de cette dernière lui ouvre les portes du pouvoir, mais dans des conditions loin d’être idéales. La succès de la motion, Sánchez la doit en effet au soutien des partis indépendantistes catalans, soutien dont il avait besoin pour se maintenir au pouvoir. Dans ces conditions, le leader socialiste prenait un grand risque. L’électorat n’allait-il pas lui reprocher de remettre entre les mains des indépendantistes l’avenir de l’Espagne ? Ce coup de poker s’est finalement avéré gagnant. En arrivant au pouvoir, les socialistes étaient au plus bas dans les sondages. Ces quelques mois de gouvernement les ont clairement revigorés. Ils ont permis de redonner le sentiment aux Espagnols que le PSOE était encore crédible en tant que parti de gouvernement. Les attaques, parfois grotesques tant elles étaient excessives de ses concurrents de Ciudadanos et du PP, n’ont guère convaincu les Espagnols qui n’ont pas vu dans Pedro Sánchez le pourfendeur de l’unité de l’Espagne que la droite dépeignait. C’est d’ailleurs précisément parce qu’il a encore et toujours refusé de céder sur la question de l’autodétermination de la Catalogne que Sánchez a fini par tomber. L’enjeu pour le socialiste à présent est de parvenir à former un gouvernement. Ce qui, comme on va le voir plus bas, n’est pas une mince affaire.
2) La déchéance du PP
« Sa stratégie droitière, dite de l’intransigeance, et en réalité
de la discorde, n’a guère convaincu dans une Espagne
aujourd’hui très majoritairement désireuse de dialogue
et non de confrontation avec la Catalogne. »
L’autre enseignement de ces élections, c’est la chute spectaculaire du Parti populaire (PP). Elle est loin l’époque dorée du PP de Mariano Rajoy qui avait pu, entre 2011 et 2015, gouverner l’Espagne en solitaire avec 186 sièges. Le PP tombe aujourd’hui à 66 sièges. Certes, le parti conservateur arrive en deuxième position ce qui, dans l’absolu, n’est pas un si mauvais résultat. Mais il perd tout de même plus de la moitié de ses sièges par rapport au scrutin précédent et, surtout, enregistre de très loin son plus mauvais score depuis sa fondation. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette débâcle électorale plutôt inattendue, du moins par son ampleur. D’abord, les affaires de corruption qui empoisonnent la vie politique espagnole depuis des décennies. Si M. Rajoy est tombé début 2019 à l’initiative de M. Sánchez, si ce dernier a pu convaincre les cadres du PSOE qu’il fallait impérativement déposer une motion de censure contre le gouvernement du PP, c’est surtout à cause d’une condamnation en justice visant directement le parti conservateur dans une affaire de corruption généralisée dite « caso Gürtel ». Précisons que ce ne sont pas seulement des individus rattachés au PP qui ont été mis en cause par le juge mais, aussi, le parti lui-même. Depuis cette condamnation intervenue au cours du mandat de M. Rajoy, les Espagnols n’avaient pas eu l’occasion de s’exprimer dans les urnes. C’est chose faite à présent et on en voit les conséquences électorales pour le PP. Mais il y une autre raison, celle-ci plus politique, qui explique cette bérézina électorale. Cet autre facteur, c’est la stratégie du jeune Pablo Casado, théorisée en arrière-plan par José-Maria Aznar, l’ancien Premier ministre du PP de 1996 à 2004. Cette stratégie, c’était celle de la droitisation affirmée et affichée qui avait permis à Casado de s’imposer dans les élections internes au PP. Pour enrayer la percée de Vox, il fallait, affirmait le mentor de Pablo Casado et Pablo Casado lui-même, adopter un discours fort sur la question migratoire, sur la baisse des impôts mais, aussi et surtout, sur la question territoriale, c’est-à-dire sur la question catalane. Casado, suivant sur ce point Vox, était allé jusqu’a laissé entendre qu’il était disposé à placer, en appliquant l’article 155 de la Constitution, la Catalogne indéfiniment sous tutelle voire même à interdire les partis indépendantistes, deux propositions radicalement anticonstitutionnelles. Cette stratégie dite de l’intransigeance, en réalité de la discorde, n’a guère convaincu dans une Espagne aujourd’hui très majoritairement désireuse de dialogue et non de confrontation avec la Catalogne. Par ailleurs, dans ce rôle de défenseur viril de l’Espagne contre les « séparatistes », le leader de Vox, Santiago Abascal, s’est montré bien plus convainquant que son concurrent du PP. En somme, les Espagnols partisans d’une droite dure ont préféré l’original à la copie. En plus de ne pas avoir su gagner les voix de la droite « dure » qui se sont donc tournées vers Vox, Casado s’est coupé de celles du centre droit. Les électeurs de centre droit, fuyant son discours « derechista » (droitisant), se sont, en effet, tout naturellement réfugiés chez son concurrent du centre droit incarné par Ciuadanos dirige par Albert Rivera qui talonne désormais, avec ses 57 sièges, le PP et qui ainsi en passe de réussir son pari : substituer le PP comme parti hégémonique de la droite espagnole comme il l’a d’ores et déjà fait en Catalogne.
3) L’éclosion de Vox
« Si cette percée est inédite, son score, relativement faible,
révèle aussi que la société espagnole demeure moins sensible
que d’autres sociétés européennes à la rhétorique autoritaire,
encore largement associée au régime franquiste... »
Avant les élections andalouses de fin 2018, Vox était encore largement inconnu du grand public. Aux dernières élections législatives nationales de 2016, il réalisait ainsi un score anecdotique de 0,2%. Ce parti de droite radicale dont les thématiques favorites sont la lutte contre l’immigration (surtout musulmane), contre le « féminisme radical » et contre la décentralisation politique fait pourtant aujourd’hui son entrée au Parlement en obtenant 10% des suffrages, score qui lui permet d’obtenir 24 députés. Le facteur qui a propulsé Vox sur le devant de la scène médiatique nationale, c’est son succès inattendu lors d’élections régionales en Andalousie de décembre 2018. Porté par la crise catalane qui a fait craindre une dislocation de l’Espagne, mais aussi par l’arrivée d’un nombre records de migrants illégaux sur les plages andalouses en 2018, il réussissait, contre toute attente, à faire entrer douze députés au Parlement andalou. Suite à quoi il concluait une alliance législative, toujours dans un cadre régional, avec le PP et Ciudadanos, ce qui lui permettait de connaitre, en quelques jours seulement, une sorte de « banalisation expresse ». En Espagne, il n’y a guère eu de « front républicain » et l’union de toutes les droites s’est faite assez facilement, presque naturellement, ce qui n’est pas si surprenant que cela lorsque l’on sait que Vox est issu d’une rupture d’avec le PP. Vox était ainsi à peine apparu sur la scène politique qu’il devenait, pour le reste de la droite, un parti parfaitement fréquentable. Au point que Pablo Casado émit l’hypothèse, quelques jours avant les élections du 28 avril dernier, qu’il y ait des ministres de Vox au sein d’un éventuel futur gouvernement de coalition des droites. Finalement la droite ne l’a pas emportée et l’irruption de Vox au Parlement espagnol fut moins spectaculaire que prévu. On est loin des 16% et des plus de 50 sièges que prédisaient certains sondages. La mobilisation massive de l’électorat espagnol, qui dépasse les 70% de participation, a, sans doute, beaucoup joué en la défaveur de Vox. Avec ces 24 députés et ces 10 % de suffrages exprimés obtenus, Vox n’est donc pas, comme l’ambitionnait Santiago Abascal, la troisième force politique du pays. Le parti de droite radicale reste en effet très loin derrière les deux principaux partis traditionnels – le PP et le PSOE – et relativement loin derrière les deux autres partis qui ont émergé dans les années 2010 : Podemos et Ciudadanos. Si l’arrivée de Vox au Parlement demeure un événement important - c’est la première fois que la droite radicale dispose en Espagne d’une représentation parlementaire depuis la transition démocratique - son score finalement relativement faible révèle aussi que la société espagnole demeure moins sensible que d’autres sociétés européennes à la rhétorique autoritaire qu’elle associe encore au régime franquiste dont la mémoire demeure très vive.
4) Une donnée constante : l’ingouvernabilité
« L’avenir d’un nouveau gouvernement Sánchez semble
devoir reposer, encore et toujours, sur sa capacité à intégrer
les indépendantistes catalans au jeu national, pour s’en
servir comme force d’appoint et former une majorité. »
Mais l’enseignement fondamental de ces élections ce n’est ni la renaissance du PSOE, ni la déchéance du PP, ni l’éclosion de Vox. L’enjeu de ces élections n’était, en réalité, pas tant de savoir qui allait gouverner que de déterminer si l’Espagne serait, enfin, de nouveau gouvernable. Force est de constater à l’issue de ce scrutin que l’Espagne, élection après élection, continue de s’enliser dans l’ingouvernabilité. La crise catalane y est pour beaucoup. Avant le début de la crise territoriale, les députés catalanistes servaient, en effet, de force d’appoint à la gauche comme à la droite. Aucune force politique ne se privait de pactiser avec eux lorsque leur soutient était nécessaire pour gouverner. Et si ce soutien donnait à l’époque naissance à des gouvernements stables, c’est parce que les nationalistes catalans n’avaient, en ce temps, pas les revendications qu’ils ont aujourd’hui. Ils se contentaient alors de troquer contre leur soutien quelques promesses en termes d’approfondissement de l’autogouvernement de leur Communauté autonome. Les exemples sont nombreux. En 2004, le socialiste José-Luis Zapatero était parvenu au pouvoir, et sans encombre jusqu’au bout de son mandat, grâce au soutien décisif des députés catalanistes en échange de la promesse formelle faite à ces derniers de réviser le statut d’autonomie de la Catalogne. Avant, en 1996, c’était le conservateur José-Maria Aznar qui était parvenu au pouvoir grâce au soutien des catalanistes, à l’époque dirigés par Jordi Pujol, à qui il avait promis des transferts de compétences. Bref, la stabilité politique du système politique espagnol reposait, dans une grande mesure, sur l’intégration des partis catalanistes au dit système. C’est cet équilibre qui est brisé depuis la Sentence 31/2010 relative au Statut d’autonomie de la Catalogne et qui explique, bien plus que la fin du bipartisme, la crise d’ingouvernabilité de l’Espagne. Nous ne disons pas que l’Espagne n’aura pas de gouvernement d’ici quelques semaines, mais que ce gouvernement, s’il parvient à être formé, ne bénéficiera pas, en toute hypothèse, d’une majorité parlementaire solide et cohérente, condition indispensable de la stabilité politique. On l’a vu, Pedro Sánchez et les socialistes ont gagné les élections. Mais le socialiste ne dispose pas de majorité absolue, il en est même très loin, se situant exactement au même niveau en termes de nombre de députés que Mariano Rajoy lors des élections de décembre 2015 qui, rappelons-le, avait échoué à cette époque à former un gouvernement ouvrant ainsi la voie à de nouvelles élections. Pour éviter qu’un tel scénario ne se reproduise, le PSOE va donc impérativement devoir trouver des alliés. Cela n’est pas, en soit, problématique. Une alliance, fondée sur un programme de gouvernement clairement préétabli et négocié de bonne foi entre des partis politiques différents peut parfaitement accoucher d’une majorité parlementaire tout à fait stable. Le problème étant qu’en l’occurrence le PSOE n’a pas véritablement d’allié potentiel. Ciudadanos semble avoir catégoriquement exclu toute alliance et tout soutien. Certes, il y a Podemos. Mais même avec le soutien de Podemos, le PSOE demeure à 11 sièges de la majorité absolue. Où trouver les sièges manquants ? Il y a bien quelques petits partis ici ou là, notamment le PNV, mais même avec le soutien de ces derniers, Pedro Sánchez demeure, dans le meilleur des cas, à un siège de la majorité absolue. Le socialiste va donc avoir besoin, en toute hypothèse, du soutien direct ou indirect des indépendantistes catalans, ce qui le mettrait finalement dans une situation peu ou prou similaire à celle d’avant les élections.
Anthony Sfez est doctorant en droit public et attaché temporaire
d’enseignement à l’Université Paris 2 Panthéon Assas.
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« Président, voici ma réponse ! », par François Delpla (Grand Débat)
Avec sa Lettre aux Français diffusée massivement depuis le 13 janvier, le président Emmanuel Macron, mis en grande difficulté avec l’exécutif qu’il dirige et, dans une certaine mesure, l’ensemble de la classe politique traditionnelle, par la crise dite des "gilets jaunes", entend reprend la main et l’initiative. En proposant d’ouvrir en grand (premier débat ?) les fenêtres de la discussion, il espère apaiser les colères et miser sur les aspirations populaires à la (re)prise de parole, tant et tant exprimées ces dernières semaines, sur les ronds-points et ailleurs. Qu’adviendra-t-il des conclusions de ce "grand débat national" ? L’exercice est à peu près inédit, faut-il par soupçon le crucifier avant même de lui avoir donné sa chance ? À l’évidence, non. J’ai proposé à François Delpla, historien spécialiste du nazisme, citoyen engagé, et fidèle de Paroles d’Actu, de nous livrer sa réponse au président de la République et, surtout, ses réponses aux questions proposées. Je le remercie de s’être prêté à l’exercice. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
UNE EXCLUSIVITÉ PAROLES D’ACTU
« Président, voici ma réponse ! »
GRAND DÉBAT NATIONAL
Le premier sujet porte sur nos impôts,
nos dépenses et l’action publique...
"(...) Mais l’impôt, lorsqu’il est trop élevé, prive notre économie des ressources qui pourraient utilement s’investir dans les entreprises, créant ainsi de l’emploi et de la croissance. Et il prive les travailleurs du fruit de leurs efforts. Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises pour corriger cela afin d’encourager l’investissement et faire que le travail paie davantage. Elles viennent d’être votées et commencent à peine à livrer leurs effets. Le Parlement les évaluera de manière transparente et avec le recul indispensable. Nous devons en revanche nous interroger pour aller plus loin. Comment pourrait-on rendre notre fiscalité plus juste et plus efficace ? Quels impôts faut-il à vos yeux baisser en priorité ?"
1°) On convient en général que ce paragraphe exclut du "grand débat national" toute remise en cause de la suppression de l’ISF et des ordonnances sur le travail. Or il est singulier de placer ces dernières dans la rubrique "impôts" ! Cela porte un nom : la contrebande. Et mérite une explication : on n’aura pas trouvé, pour caser cet interdit, d’endroit plus adapté.
2°) Même si une majorité parlementaire servile s’est laissé, dans l’été 2017, dessaisir de ses prérogatives, il est singulier de prétendre que des mesures prises par ordonnance ont été votées. Une faute de frappe pour "volées" ?
3°) Il devient envisageable ou du moins il n’est pas interdit, même par ce dirigeant très imbu de lui-même, d’assortir les cadeaux faits aux riches et aux entreprises de conditions en matière d’emploi, ce à quoi s’étaient obstinément refusés le président Hollande et son conseiller économique, aux initiales identiques à celles de l’expression "en marche".
4°) Des mesures aux effets désastreux, reposant sur des analyses tendancieuses, contestées dès l’origine par des économistes compétents, ne doivent surtout pas être remises en question, du moins avant un "recul indispensable". La Liberté inscrite au fronton de nos mairies exige qu’on les laisse produire tous leurs dégâts. Leurs responsables sont, dans l’intervalle, dispensés de toute argumentation.
5°) La discussion sur la fiscalité se voit canalisée dans un sens unique : les citoyens sont invités à proposer des baisses et non des hausses d’impôts, pour quelque catégorie de contribuables que ce soit. Le fait d’engager plus de moyens, en personnel comme en démarches diplomatiques, dans la traque des fraudeurs fiscaux et le démantèlement de leurs paradis ne fait pas non plus partie des options proposées.
Cependant, un rééquilibrage entre l’impôt indirect, payé également par tous, et l’impôt direct, modulable en fonction des revenus, n’est pas frappé d’interdit : oubli, ou imprudente glissade vers plus de justice ?
Le deuxième sujet (...), c’est l’organisation
de l’État et des collectivités publiques.
"Les services publics ont un coût, mais ils sont vitaux" : précieux aveu du continuateur de Sarkozy et de Hollande... conseillé par Macron -un homonyme sans doute -, dans la baisse du nombre des fonctionnaires, au nom d’une logique comptable et sans la moindre étude prévisionnelle de ses effets. Comme devait être homonyme celui qui déplorait que la politique sociale coûtât "un pognon de dingue", et faisait fièrement fuiter vers les réseaux sociaux un enregistrement où il le disait.
Dans les solutions suggérées, on n’est pas trop surpris de ne pas trouver un mot sur le nombre des fonctionnaires, et de lire seulement de vagues considérations sur l’organisation de l’État.
La transition écologique est le troisième thème.
"Je me suis engagé sur des objectifs de préservation de la biodiversité et de lutte contre le réchauffement climatique et la pollution de l’air. Aujourd’hui personne ne conteste l’impérieuse nécessité d’agir vite. Plus nous tardons à nous remettre en cause, plus ces transformations seront douloureuses."
Quel aveu encore ! Ici, l’auteur ne cherche même pas à donner le change sur la politique déjà menée. En écrivant comme s’il partait de zéro, il donne raison à Nicolas Hulot d’avoir démissionné et ne prétend même pas que son successeur Rugy ait entrepris la moindre action.
S’agissant de l’avenir, les "solutions concrètes" se bornent au remplacement des vieilles voitures et des chaudières anciennes : on croirait lire les annonces faites en catastrophe par Édouard Philippe à quelques jours du premier samedi des Gilets, dans l’espoir d’étouffer le mouvement dans l’oeuf.
Puis il est question des "solutions pour se déplacer, se loger, se chauffer, se nourrir" afin d’"accélérer notre transition environnementale". Le grand absent ici est l’aménagement du territoire, tant français que mondial, pour redéployer l’activité au plus près des habitants. Une question jusqu’ici ignorée des conférences internationales sur le climat. Dame, si les multinationales ne sont plus libres d’investir où cela leur chante, où va-t-on ? En attendant, ce sont les oiseaux qui chantent de moins en moins.
La lorgnette n’est toujours pas dirigée du bon côté lorsqu’on lit :
"Comment devons-nous garantir scientifiquement les choix que nous devons faire [à l’égard de la biodiversité] ? Comment faire partager ces choix à l’échelon européen et international pour que nos agriculteurs et nos industriels ne soient pas pénalisés par rapport à leurs concurrents étrangers ?"
Ce n’est pas trop tôt pour parler de l’Europe ! Hélas, elle n’est mentionnée que pour absoudre les reculades françaises, par exemple sur l’interdiction du glyphosate ou le contrôle des OGM, en suggérant que, sans des accords internationaux, on ne peut rien faire.
Enfin, il (...) nous faut redonner plus de force
à la démocratie et la citoyenneté.
("à la démocratie et la citoyenneté" : quel niveau de français !)
"Être citoyen, c’est contribuer à décider de l’avenir du pays par l’élection de représentants à l’échelon local, national ou européen. Ce système de représentation est le socle de notre République, mais il doit être amélioré car beaucoup ne se sentent pas représentés à l’issue des élections."
Ici, le problème n’est pas trop mal posé. Quant aux solutions suggérées, il est à noter qu’elles ont peu à voir avec une certaine réforme constitutionnelle, que le scribe était sur le point de faire prévaloir à grandes enjambées de ses "godillots", quand l’affaire Benalla (que rien n’évoque ici, de près ni de loin) l’a obligé à colmater d’autres brèches. À peine retrouve-t-on son dada de la réduction du nombre des députés.
Les limites imposées au débat n’en sont pas moins sévères. Rien n’est dit du pouvoir présidentiel ni, à plus forte raison, du numéro de la République, alors même que, si certaines des mesures évoquées entraient en vigueur, elles justifieraient qu’on l’appelât Sixième. Il manque aussi le référendum révocatoire, permettant d’écourter le mandat des élus incompétents ou, par rapport à leurs engagements de campagne, excessivement amnésiques. On cherche tout aussi vainement une mention du lobbyisme des intérêts privés auprès des élus, que ce soit par la corruption (un mot absent) ou par la désinformation. Et surtout, peut-être, l’effort annoncé pour "rendre la participation citoyenne plus active, la démocratie plus participative" ignore entièrement la question du rééquilibrage entre la logique nationale ou "jacobine" et la prise en main de leurs affaires par les habitants.
Comme est ignoré le droit de manifestation, si utile pour parer aux abus gouvernementaux. J’ajouterai donc aux suggestions de ce point quatrième, et censément dernier, un modeste codicille :
Souhaitez-vous que, pour que force reste à la loi, la police mette en garde à vue les porteurs d’un vêtement que la loi rend obligatoire, et leur tire dessus sans sommation avec des armes en principe non létales, sauf regrettable malchance ?
C’est alors que l’immigration s’invite...
(et que, par une inflation semblable à celle des mousquetaires de Dumas, les quatre questions se retrouvent cinq)
"La citoyenneté, c’est aussi le fait de vivre ensemble. Notre pays a toujours su accueillir ceux qui ont fui les guerres, les persécutions et ont cherché refuge sur notre sol : c’est le droit d’asile, qui ne saurait être remis en cause. Notre communauté nationale s’est aussi toujours ouverte à ceux qui, nés ailleurs, ont fait le choix de la France, à la recherche d’un avenir meilleur : c’est comme cela qu’elle s’est aussi construite. Or, cette tradition est aujourd’hui bousculée par des tensions et des doutes liés à l’immigration et aux défaillances de notre système d’intégration.
Que proposez-vous pour améliorer l’intégration dans notre Nation ? En matière d’immigration, une fois nos obligations d’asile remplies, souhaitez-vous que nous puissions nous fixer des objectifs annuels définis par le Parlement ? Que proposez-vous afin de répondre à ce défi qui va durer ?"
Le fossoyeur du plan Borloo ne manque pas de toupet. Car ce travail était déjà un "grand débat national", d’un meilleur aloi que celui qui s’annonce. Il regroupait, autour de l’ex-ministre, des maires de toutes tendances à la tête d’agglomérations de toutes sortes, pour accoucher de propositions tendant à une meilleure intégration, justement. La crise des banlieues n’est d’ailleurs évoquée ici qu’en filigrane.
Une politique de quotas ? Le projet en avait été esquissé par Sarkozy, dans le sens d’un écrémage des compétences du Tiers-Monde pour compléter celles qui manquaient à la France. C’est évidemment l’inverse qu’il faut faire... et que n’induisent pas les questions. Souhaitons que des suggestions intelligentes sur le développement économique des pays d’émigration éclipsent les considérations oiseuses que ne manqueront pas de nourrir les approches proposées.
La laïcité, raccordée de façon malsaine à l’immigration, ferme la marche :
"La question de la laïcité est toujours en France sujet d’importants débats. La laïcité est la valeur primordiale pour que puissent vivre ensemble, en bonne intelligence et harmonie, des convictions différentes, religieuses ou philosophiques. Elle est synonyme de liberté parce qu’elle permet à chacun de vivre selon ses choix. Comment renforcer les principes de la laïcité française, dans le rapport entre l’État et les religions de notre pays ? Comment garantir le respect par tous de la compréhension réciproque et des valeurs intangibles de la République ?"
Les valeurs de la République seront mieux gardées, avant tout, quand les autorités seront plus républicaines, les pouvoirs mieux séparés, les puissants punis à l’égal des gueux, et surtout quand le locataire de l’Elysée, soit par un changement de personne, soit par une conversion radicale de celui qui est en place, sera enfin conscient de ses devoirs envers tous, y compris sur le plan de la correction verbale. N’a-t-il pas, dans les jours mêmes où il rédigeait ce texte, trouvé encore le moyen de mettre en doute le "sens de l’effort" de "beaucoup trop de Français" ? Et dès le début de sa tournée de propagande, le 15 janvier, appelé à rendre "responsables" les pauvres "qui déconnent" ?
En matière d’efforts, il lui reste, à lui, beaucoup à faire, et sa capacité dans ce domaine n’est pas encore démontrée.
François Delpla, le 15 janvier 2019.
François Delpla (2014, photo : Paolo Verzone).
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