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Paroles d'Actu
17 novembre 2015

« Paris, vendredi », par Germain Louvet

Qu’il est difficile et vain, parfois, d’essayer de trouver des mots pour exprimer l’horreur, qualifier l’inqualifiable. Atroces, les attentats qui ont ensanglanté la capitale ce vendredi en soirée furent atroces. Sans aller beaucoup plus loin pour ce qui me concerne, je ne puis que me joindre, bien humblement, à toutes celles et tous ceux dont le gros des pensées est orienté, depuis quelques jours, vers les victimes des carnages, leurs familles et leurs proches, vers les forces qui, au-dedans comme au-dehors luttent pour la sécurité et la défense collectives, vers la ville de Paris et, ne l’oublions pas, de Saint-Denis.

J’ai eu envie de réfléchir à un article. Dans ma pensée, il ne pouvait, en dépit de l’état d’esprit du moment, qu’être solaire - quoi de plus naturel après tout, le monde entier dit de Paris qu’elle est la « Ville lumière ». Mon choix s’est rapidement arrêté sur Germain Louvet, jeune danseur à l’Opéra de Paris. En juillet dernier, il nous gratifiait d’un autoportrait sensible, touchant et inspirant. Autant de qualités qui l’ont qualifié à mes yeux pour nous raconter un peu ce qu’est « son » Paris. Le jour même de ma proposition, le 16 novembre, je recevais son texte. Un hymne à Paris. À la vie, qui continue et qui continuera. Merci, Germain... Une exclusivité Paroles dActu, par Nicolas Roche.

 

Je ferme la petite porte de mon appartement, range les clés dans mon sac ; j’allume la minuterie de la cage d’escalier délabrée puis descends les quatre étages. Le bois craque sous mes semelles de crêpe, l’odeur d’un filet mignon se mêle au tabac froid. Au troisième étage, des éclats de rire ; au deuxième, des notes de Chopin accompagnant distraitement la voix nasillarde du présentateur télé. J’appuie sur l’interrupteur « porte ». Un déclic, puis la rumeur de la rue s’impose.

Le froid vif me surprend par un frisson de plaisir, je ne remarque même pas l’odeur âcre des pots d’échappement et du goudron battu par les voitures insatiables. Une prostituée me fait un clin d’œil, sourire ; j’attends que le bonhomme passe au vert, puis je quitte la rue Saint-Denis.

Un Vélib’ ralentit pour me laisser passer, cliquetis du dérailleur trop sec, crissement des patins de frein trop usés. Je passe devant un café, relents de café justement, souffle rauque des poêles d’extérieur, lumières de braise sur la terrasse fumeur enfumées, où une discussion animée s’interpose entre un baiser d’adolescents rougissants et une famille de touristes danois. Quelques mètres plus loin, une vitrine m’attire par son éclairage acidulé ; deux mannequins sans visages prennent lascivement la pose, nonchalants mais sensuels. Je m’arrête, scrute les prix. J’attendrai les soldes. En contrebas, un sans-abri à la peau tannée par le froid, la pluie et l’oubli : « Une petite pièce s’il vous plaît ». Gêne. « Désolé, je n’ai pas de monnaie sur moi ». Honte, culpabilité, je donnerai la prochaine fois. Un fox-terrier surexcité aboie, son propriétaire aboie plus fort, en serrant la laisse. J’évite un arbre gris, marche sur ses feuilles déchues mais encore croustillantes, j’agrippe une barre de fer pour mieux prendre le virage, lampadaires tamisés, enseignes fluo, tiens il fait nuit tôt maintenant... 

Je dépasse une librairie branchée. Le dernier roman d’Amélie Nothomb, un livre de photos sur Pina Bausch, un ouvrage de peinture sur Velasquez. Ça sent le fromage de chèvre. Une fromagerie de quartier attire les papilles gourmandes et les estomacs vides de ses effluves entêtantes, comté affiné vingt-quatre mois, 27,60€ le kilo. Un hurlement survient, non c’est un rire particulièrement aigu provenant du Café Charlot. Conversation en allemand d’un groupe d’étudiants marchant derrière moi, décidément j’ai tout perdu depuis le bac.

La clameur de la place de la République me parvient, comme le gargouillis sourd d’un estomac de géant digérant inlassablement le flot de véhicules et de personnes qui y transitent. Un mélange hétéroclite d’individus se masse devant l’entrée d’un théâtre, à l’affiche Catherine Frot et Michel Fau.

Je continue de marcher. Je croise des hommes et des femmes, une poussette, un attaché-case, un manteau en alpaga, un pull en cachemire, un blouson vintage, une paire d’escarpins vernis - des Stan Smith évidemment -, des enfants qui pleurent, des parents qui aiment. Un béret, un piercing, des jupes plissées, des jupes fendues, un fauteuil roulant, des faux sourcils, des jeans moulants. Des regards affairés, une démarche chaloupée, deux hommes se tenant par la main, un sac de course se balançant au bout d’un bras, et le bal cadencé des sorties de métro aux heures de pointe. Je fonce maladroitement sur une poubelle verte et jaune oubliée par le ramassage, laisse échapper un soupir.

J’aperçois les ombres dansantes d’un lustre finement ouvragé sur les arabesques élégantes des moulures fastes d’un appartement au premier. Une pétarade explose derrière moi, une Harley noire et son coursier de cuir et de bottes déboule sur la voie de bus. Les vibrations font presque frissonner la surface lisse du canal Saint-Martin ; seuls quelques mégots viennent habituellement en troubler l’onde calme. Mon regard se perd dans le miroitement sombre dans lequel se reflète l’étreinte langoureuse d’un couple quinquagénaire accoudé à la rambarde du ponton.

Un battement régulier me ramène à la réalité, sonorités de basses, rap à fond la caisse dans la 205 tunée qui laisse les paroles agressives s’égrainer le long de la chaussée. Un verre de vin rouge s’offre un instant de grâce lorsque l’éclat du rubis qui le traverse me tape dans l’œil. Concurrence rude avec l’or irisé d’une pinte de blonde lui tenant compagnie. Les chaises en rotin interrompent la commande par le raclement inopportun de leurs pieds contre le bitume. Un skateboard se fraie un chemin, équilibriste moderne dans ce cirque urbain.

Quelques notes de guitare retentissent agréablement, guidant la voix suave et douce d’un apprenti mélomane en quête d’oreilles compatissantes. Badauds amusés et curieux, attroupements, quelques déhanchés ; l’artiste satisfait redouble de passion.

J’interromps un moment ma pérégrination à travers cette jungle que je chéris, je regarde le ciel hâlé, mélasse épaisse de mauve et d’encre. Je prends une bouffée d’air frais, je suis entouré de vie et de bruit, je me sens bien.

Une vibration dans la poche de mon pantalon me sort de ma torpeur. Alerte Le Monde sur mon iPhone 4 ; au loin le gémissement des sirènes, l’incompréhension, le silence, puis les larmes.

Mes larmes coulent, rejoignent le pavé, se fraient un chemin parmi les souvenirs d’une ville de liberté, de culture et de joie, pour se confondre dans les eaux impassibles du canal, qui jamais ne cessent leur pèlerinage dans la cité des Lumières et des droits de l’Homme, où s’abreuve notre histoire, notre inspiration et nos idéaux. Malgré la colère, la peine de la perte d’êtres innocents, l’horreur et l’absurdité engendrées par la folie meurtrière, il suffit d’un reflet de lune sur la basilique de Montmartre, de quelques accords d’accordéon près du pont des Arts, du tintement d’une cuiller sur la soucoupe d’une tasse de café ou de la senteur veloutée du pain tout juste sorti du four de la boulangerie au petit matin, pour se rappeler l’espoir et la vie.

Car Paris est là, immortel dans sa beauté comme dans sa laideur. Et dans sa diversité il bat par un seul cœur, celui des Parisiens, des Français, et ceux du monde entier.

 

« Paris, vendredi »

par Germain Louvet, le 16 novembre 2015

 

Robert Doisneau 3 

 

Robert Doisneau 2

 

Robert Doisneau 1

Clichés signés Robert Doisneau, sélectionnés par Germain Louvet pour illustrer son texte.

 

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Et vous, racontez-nous « votre » Paris ?

 

Germain Louvet

L’autoportrait de Germain Louvet a été publié sur Paroles d’Actu en juillet dernier.

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Commentaires
M
Malgré la colère, la peine de la perte d’êtres innocents, l’horreur et l’absurdité engendrées par la folie meurtrière, il suffit de..... J'aime cela dans le texte de Germain, ce "Il suffit de ... " s'aimer, se parler, s'écouter, s'ancrer, s'accrocher, regarder, sentir, respirer... il suffit de vivre. Il faut rester en vie pour porter la vie, propager la vie.<br /> <br /> Marie
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