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Paroles d'Actu
9 janvier 2017

« L'identité républicaine, la plus universelle des singularités », par Fatiha Boudjahlat

Fatiha Boudjahlat, enseignante, et secrétaire nationale du Mouvement républicain et citoyen (MRC), en charge de l'éducation, est avec Célina Pina la cofondatrice du mouvement Viv(r)e la République. Parmi ses chevaux de bataille : l’« égalité en droits et en dignité » des femmes, et la laïcité. Fin septembre, je l’avais invitée à coucher pour Paroles d’Actu sa réflexion, à composer un texte autour de la question suivante : « L’identité nationale, c’est la République ? ». Son texte, qui vient de me parvenir, est un manifeste passionné pour la reconstruction active d’une communauté politique des citoyens, seule capable de prévenir le fractionnement - pour ne pas dire la fracturation - de la nation à la faveur de réflexes communautaristes, sur fond de tensions volontiers attisées par des militants de tous bords (identitaires, indigénistes, et autres libéraux par dogme). Je la remercie pour cette composition, éminemment d’actualité, deux ans après le choc Charlie, et à quelques mois d’une élection présidentielle qui s’annonce certainement plus décisive que les précédentes. Permettez-moi enfin, pour cette première publication d’une année qui s’annonce décidément incertaine, de vous adresser à toutes et tous, collectivement mais personnellement, mes meilleurs vœux pour une année 2017 favorable. Nicolas Roche

 

Marianne

La Marianne républicaine, buste. Src. : Sipa/Marianne.

« L’identité républicaine,

la plus universelle des singularités »

par Fatiha Boudjahlat, le 4 janvier 2017

Un des enjeux importants de la campagne présidentielle de mai prochain résidera dans l’articulation entre identité, nation et souveraineté. La première est en général associée à l’individu, à la différence des autres, les trois sont pourtant liées. La souveraineté s’entend comme l’autorité politique exercée par la Nation. Cette autorité fonde l’identité collective du peuple en tant que Nation composée d’égaux en droits et en devoirs. En république, l’exercice partagé de l’autorité politique place l’identité du côté de la citoyenneté. Or, des forces centrifuges se combinent pour masquer le vrai enjeu de l’autorité politique partagée sous les guenilles du débat identitaire, parce que la tribu n’est pas la Nation et ne prétend pas aux prérogatives de la Nation. On retrouve aussi une question clef liée à la définition de l’identité : dans son article Identité nationale, communauté, appartenance. L’identité nationale à l’épreuve des étrangers, Pierre Lauret préfère substituer à la notion d’identité celles d’appartenance et d’identification. Mais peut-il y avoir appartenance sans sentiment d’appartenance ? Comment évoquer une identification sans modèle, éléments préexistants auxquels s’identifier ? À quel modèle ou référent s’identifier ? Enfin, la cohérence politique ne conduit-elle pas à réintroduire ce terme désuet d’allégeance ?

Les forces centrifuges

- La construction socio-culturelle de l’archipel mondial mégapolitain qui conduit à faire croire qu’il n’y a plus de différences entre les nations mais une joyeuse et festive citoyenneté mondiale ; qui exclut ceux qui n’ont pas les moyens d’intégrer ce mode de vie à haute valeur ajoutée. Comme l’écrivait le géographe Laurent Faret, nous sommes passés d’« une culture de la mobilité à un capital social du mouvement ». Et ce capital social présente les mêmes travers que le capital économique et culturel. Il est mal distribué, il distingue et favorise la reproduction sociale puisqu’il va là où il est déjà. L’altérité est niée au profit d’une nouvelle classe sociale mondialisée. Je repense à cet appel commun entre Anne Hidalgo et Saddiq Khan, se donnant comme objectif en tant que maires de leurs villes-monde de constituer des « contrepoids puissants face à la léthargie des États-nations et à l'influence des lobbys » (voir : article Le Parisien). Associer l’État-nation, dont la mention ici n’a rien d’anecdotique, cadre politique de l’intérêt général de son peuple, aux lobbys, qui défendent contre rémunération des intérêts particuliers, est surtout très significatif de cette conception politique qui fait de l’attachement à son pays et à cette forme juridique qu’est l’État-nation, un crime, un archaïsme, un passéisme. Le rêve de ces maires des villes-monde ? Obtenir une autorité politique aux dépens de l’État-nation.

« Au-dessus des identités "secondes"

parce qu’individuelles et intimes,

il y a l’identité politique du citoyen »

- L’Union européenne et sa volonté d’en finir avec l’État-nation. L’Union européenne, pour reprendre la formule de l’économiste Jérôme Maucourant, c’est « une démocratie sans souveraineté ». Étienne Picard, professeur de droit public, a tenu des propos qui vont dans le même sens : « [La citoyenneté européenne] ne peut être une vraie citoyenneté dans la mesure où elle ne permet pas de participer à l'exercice de quelque souveraineté que ce soit. » Il ajoute que cette pseudo citoyenneté européenne « sert surtout les intérêts de l'UE elle-même. » Le vote devient un simple rituel sans consistance. Vite critiqué et mis à mal quand le vote n’est pas satisfaisant. Un exemple est fourni avec la politique des langues, régionales ou extracommunautaires (voir : article Le Figaro). La crispation identitaire à laquelle nous assistons se nourrit de cette perte de souveraineté, comme ces référendums dont on ne tient pas compte ou ces peuples rabroués de n’avoir pas voté comme les élites souhaitent qu’ils votent. Pierre Leuret écrit dans le même article : « Le "nous" national a pour socle véritable le partage de la souveraineté (nous qui sommes liés comme sujets de la décision, de l’attribution, de l’allocation, de la répartition). » Ce défaut d’identité par l’exercice d’une autorité politique au travers de la citoyenneté politique est surcompensé par des substituts à haute valeur ajoutée symbolique. C’est l’enjeu des passions culturelles. Ainsi, la crèche de Noël dans les lieux d’exercice du pouvoir comme les mairies, devient un marqueur culturel et civilisationnel (voir : article Marianne). Un enjeu pour des personnes que l’on ne voit pourtant guère à la messe. Ils y placent un sens, une signification qui dépassent largement l’hommage à la naissance de Jésus. Cette réaction est épidermique. Il n’est pas anodin que ce soit dans un livre intitulé Penser l’Europe qu’Edgar Morin écrive : « Nous vivons dans l’illusion que l’identité est une et indivisible alors que c’est toujours un unitas multiplex. Nous sommes tous des polyidentitaires, dans le sens où nous unissons en nous une identité familiale, une identité transnationale éventuellement, une identité confessionnelle ou doctrinaire. » Aucune référence à la citoyenneté, c’est-à-dire au moyen de sortir par le haut du débat sur l’identité, de sortir des contingences vers l’acte politique de la décision. Morin vante des identités reçues. Quand la Constitution précise que la France est une République indivisible, cela ne signifie pas qu’elle est un monolithe. Elle veut dire, et c’est le sens du terme « indivisible », qu’aucune partie de sa population ne peut s’approprier et exercer seule l’autorité politique. L’identité doit être indivisible, si elle est politique et non ethnique, puisqu’aucune de nos identités reçues ne doit prétendre décider de nos choix politiques, guidés par l’intérêt général. Au-dessus de ces identités secondes parce qu’individuelles et intimes, il y a l’identité politique du citoyen. À condition que son exercice soit reconnu, ce que l’UE tend de moins en moins à faire.

« L’époque est à la valorisation de loyautés

anciennes et héritées; rien n’est moins républicain

que le multiculturalisme »

- La tentation multiculturaliste. La Nation ne reconnaît que des citoyens qui peuvent s’associer. L’époque est à la valorisation de loyautés anciennes et héritées : le bled, la tribu, le régionalisme. Rien n’est moins républicain que le multiculturalisme. La République, c’est un Droit et des principes qui s’appliquent sur un territoire. Pour la France, ce territoire comprend la métropole et les outremers. Le multiculturalisme est la traduction juridique de la différentiation culturelle et ethnique des droits : c’est la juxtaposition sur un même territoire de droits différents obtenus à par l’appartenance et donc l’allégeance à une communauté. C’est la personnalité des lois qui existait à l’époque de Clovis. Selon le philosophe Alain Renaut, le multiculturalisme revient à « introduire un autre sujet de droit que le sujet individuel et à mettre la reconnaissance de ce dernier en concurrence avec celle d’un autre porteur de droits (la communauté de culture et de traditions) vis-à-vis duquel il devient possible de relativiser la valorisation absolue des libertés individuelles »*. La reconnaissance de l’individu comme porteur et donc comme sujet de droit passe alors par l’appartenance à une communauté et non par l’appartenance à la Nation. Nous sommes dans la situation paradoxale de l’hyperinflation de demandes de reconnaissance communautaire, d’exercices de libertés, ce qu’est un droit, tout en contestant la territorialité du Droit et donc sa vocation universelle.

* Conférence donnée en 2002 dans le cadre de l’Université de tous les savoirs.

Identification et appartenance

« En république, j’embrasse l’héritage,

glorieux ou infâme »

En république, je peux affirmer que mes ancêtres sont gaulois. Ou plus exactement, celtes. Il ne s’agit pas de l’identité comme substance, mais d’identité comme filiation historique, c’est-à-dire un lien assumé qui lie dans le présent une communauté politique. Tout comme je peux défendre la laïcité et ne rien trouver à redire aux jours fériés chrétiens. C’est tout le sens de l’héritage, notion qui semble contaminer l’identité, en la plaçant du côté du passé, de la rapine, de la prédation, du privilège, de la fermeture. En république, j’embrasse cet héritage, glorieux ou infâme. Il y a une histoire, un patrimoine culturel historique dont il faut tenir compte. La Loi de 1905, tout comme les droits civils, n’abolissent pas le passé, pas plus qu’ils n’abolissent la mémoire et la notion d’héritage. Les derniers arrivés sont nouveaux. C’est le sens du « Après-vous » du philosophe Lévinas, un « Après-vous » d’ordre éthique. Je ne suis pas la première, et donc je ne suis pas la seule, et je n’ai pas à contraindre les autres avec mes exigences individuelles. La société n’a pas à prendre en compte toutes les revendications communautaires au nom de cet égalitarisme qui s’avilit en relativisme et équivalence anhistoriques. On ne peut mettre sur le même plan historique et légal l’Aïd, Roch Hachana et Noël. Sauf à basculer dans un relativisme culturel que les extrémistes religieux appellent de leurs vœux : tout se vaut, toutes les fêtes se valent. Dans ce rêve des communautaristes, mais aussi des libéraux à l’anglo-saxonne (concept de Big Society par exemple), ce n’est plus l’État qui garantit ces droits ou une protection sociale à chaque individu. Il s’en sera déchargé sur la communauté d’appartenance. C’est moins coûteux et assure à la communauté un prestige garant de son pouvoir sur l’individu. Protection, droits, distinction, l’identité se décentralise et se dépolitise, aussi bien que les compétences.

« Le patriotisme, sentiment qui n’a rien de vulgaire,

n’exclut que ceux qui le méprisent et s’y opposent »

Ce qui concourt à une course à l’échalote identitaire est la surcompensation du relativisme qui fait croire que notre pays n’est qu’un bac à sable sur laquelle se succèdent des peuples, de manière cyclique. Parce que le grand-remplacement, c’est dans la tête. Quand on dénie aux Français le droit de se sentir français, c’est-à-dire de se prétendre différents des autres nations, quand on leur dénie le droit de vouloir s’inscrire dans une filiation, on abandonne aux identitaires ce sentiment légitime qui lie un peuple à son territoire et à son histoire, ce qu’est le patriotisme. Cet attachement n’a rien de vulgaire, de dangereux. Il n’exclut que ceux qui le méprisent et s’y opposent. Cette filiation n’est pas que verticale, nous reliant au passé, elle est aussi horizontale et nous lie aux autres, ce que j’ai appelé le compatriotisme. Reconnaître en l’autre, ce compatriote politique, égal en droits et en devoirs, dont la Nation nous rend responsable, l’empathie ne repose pas alors sur la ressemblance physique, épidermique, patronymique : c’est l’identification à des valeurs, à un patrimoine politique commun. Elle est politique et s’oppose aux métastases de l’identité, à savoir l’obsession ethnique et biologique, que l’on retrouve aussi bien dans la doctrine indigéniste portée par le PIR (le parti des Indigènes de la République, ndlr), que dans celle portée par les identitaires d’extrême-droite.

On fustige le passéisme, l’héritage, mais on aime le muséifier, on s’offusque de l’œuvre de destruction menée par l’État terroriste Daesh. En détruisant les vestiges de pratiques religieuses autres que musulmanes, Daesh ne cherche pas seulement à frapper de stupeur nous autres européens si prompts à muséifier ce passé. Il cherche à abolir l’histoire, l’historicité des peuples, le passé, la mémoire d’une religiosité antérieure à leur vision de l’islam. Il y a une antériorité chrétienne en France. La prise en compte de cette antériorité ne fait pas de moi une chrétienne, je ne recherche pas la transplantation d’un nouvel ADN viking. Par la laïcité et les vertus républicaines d’une nation politique, j’embrasse cet héritage pour ce qu’il est. Le signe que le monde existait avant moi et que l’histoire ne commence pas avec mes revendications.

Identité, nationalité, allégeance

Etre français, et cela désespère les identitaires, c’est d’abord être de nationalité française. La nationalité est selon Patrick Weil, ce qui définit « le lien qui relie par le droit un État à sa population ». La nationalité est donc d’abord du droit, elle consiste en un ensemble de procédures juridiques et administratives qui ont évolué au cours du temps et au gré des intérêts bien compris des gouvernements, jusqu’à associer au droit du sang au droit du sol*. Les identitaires fustigent les « Français de papier », qui ne seraient pas assez français selon leurs critères biologiques. Mais il faut se poser une question : ces procédures purement administratives et juridiques suffisent-elles dans ce contexte d’inflation des revendications communautaires  ?

* Intégrant très vite, nous dit P.Weil, celui du mariage et même de la naturalisation, dont le principe est attesté depuis le XIVe et devenu à partir de François 1er un privilège exclusif du Roi, au travers de « lettres de naturalité ».

La nationalité sans sentiment d’appartenance ne peut que conduire à un consumérisme légal : ne faut-il pas un lien affectif, qui nous fera vivre dans notre pays en coresponsabilité, et non en usufruit, ce bail qui permet de se servir d’un bien, la France, ou d’en percevoir les revenus ou les prestations ? On ne peut considérer son pays comme un guichet de services et de prestations. Et les indigénistes qui méprisent l’attachement à la France valorisent l’attachement au pays d’origine, dans un paradoxe hypocrite : mépriser et refuser tout lien affectif avec le pays de naissance et de vie, valoriser le lien avec le pays des vacances. On retrouve d’ailleurs la notion d’appartenance, positive aussi longtemps qu’elle ne concerne pas la France. Ainsi, Houria Bouteldja, ex-porte-parole du Parti des Indigènes de la République écrit (Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, Éditions La Fabrique, 2016) : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam. (…) Ô mes frères mes sœurs, des Français je suis dégouté. J’accepte de ne porter qu’un tricot mais je ne veux pas qu’on m’appelle "bicot". (...) Ô mon Dieu, ma foi est meilleure que la leur. Celui qui critique le pays, que la rivière l’emporte. » Le sentiment d’appartenance n’existe pas sans l’allégeance.

« Ne laissons pas la communauté des "semblables"

l’emporter sur la communauté des "égaux" »

Si cette allégeance ne va pas à la République, parce que nous vivons en France, et que le régime républicain fait de nous des citoyens égaux en droits et en droits, à qui va-t-elle ? Quelle communauté en deviendra-t-elle la récipiendaire ? Ce sera celle des semblables si on renonce à celle des égaux. Et cette bien cette disposition qui fait de la République le régime honni par les identitaires et les indigénistes. Vous n’êtes pas plus et pas mieux français en étant blanc, vous n’êtes pas moins français en étant noir ou musulman. C’est toujours l’identité politique qui intègre le mieux puisqu’elle repose sur des actes, et des décisions, pas sur des contingences de naissances. Houria Bouteldja écrit dans le même livre : « Le projet égalitariste n’est qu’un projet intégrationniste qui ambitionne de faire de nous des Français comme les autres dans le cadre de la nation impérialiste. » Ce processus d’identification ne relève pas de l’impérialisme à l’intérieur de nos frontières. C’est la condition sine qua non de l’existence d’une communauté nationale.

« Dans notre république, nous espérons

le compatriotisme mais nous ne l’exigeons

et ne l’enseignons plus »

Mme Bouteldja poursuit : « Nous participons à l’élaboration de la norme identitaire et par là de la remise en cause du pacte républicain qui est aussi un pacte national-racial. » Mais qui parle le plus de race, si ce n’est les indigénistes et les identitaires ? Comment parler de pacte national-racial quand le pacte républicain repose d’abord sur des valeurs que l’on juge et que l’on veut universelles ? C’est-à-dire s’adressant à toutes les femmes et à tous les hommes sur notre territoire ? Dans notre république, nous décorrélons ces valeurs de la couleur, du sexe, de la sexualité, de la communauté, des croyances et des incroyances, des pratiques religieuses, des convictions philosophiques. Et c’est ce modèle que nous proposons aux étrangers, à nos conditions, parce qu’il est légitime que le pays accueillant en pose. Mais nous avons négligé de les enseigner à ceux nés en France. Nous ne traitons pas les Français comme des étrangers, ce qui est normal mais insuffisant face à l’offensive des indigénistes et des islamistes qui proposent une autre allégeance, et face au cynisme libéral à l’origine, selon le philosophe Michael Walzer cité dans l’article de Pierre Lauret, d’une « fiction de l’individu libéral désaffilié, qui se pense sur le mode d’une marchandise  sur le  marché mondial. » Il ne saurait y avoir de citoyens détachés comme il y a les travailleurs détachés. En évoquant l’impérialisme de la France parce que l’État prétend ne pas s’abîmer dans le communautarisme et le multiculturalisme, Mme Bouteldja fait des natifs de France des immigrés à perpétuité, des étrangers dont Michael Walzer, nous dit que l’accueil « réactive donc toutes nos identités et les met en débat. L’épreuve de l’étranger révèle que notre identité distinctive présente et à venir est à la fois une question et un enjeu. » Dans notre république, nous espérons le compatriotisme mais nous ne l’exigeons pas, pas plus que nous ne l’enseignons. L’identité est une question et un enjeu et jouera un rôle clef lors des prochaines échéances électorales.

Avec les attentats, les procès en impérialisme et en islamophobie, notre république a subi un stress-test d’une ampleur inédite, qu’elle a réussi. Ce qui prouve bien l’actualité, l’utilité et la réalité de notre pacte républicain. Mais sans souveraineté recouvrée et sans compatriotisme assumé et enseigné, l’identité n’est plus politique et s’abîme alors dans l’ethnique et le culturel tribal.

 

Fatiha Boudjahlat

Fatiha Boudjahlat, enseignante et secrétaire nationale du

Mouvement républicain et citoyen (MRC), en charge de l'éducation,

est avec Célina Pina la cofondatrice du mouvement Viv(r)e la République.

 

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2 novembre 2016

Thierry Lentz : « Paris n'est pas qu'une fête, c'est aussi une cible... l'a-t-on déjà oublié ? »

Thierry Lentz, grand historien spécialiste des périodes Consulat et Empire et directeur de la Fondation Napoléon, compte parmi les contributeurs fidèles de Paroles d’Actu ; j’en suis fier et lui en suis reconnaissant. Quelques jours avant le premier anniversaire de la soirée terrible du 13 novembre 2015, je lui ai soumis quelques questions davantage ancrées dans une actualité immédiate que d’ordinaire : la parole en somme à un citoyen imprégné d’histoire - et il m’est d’avis qu’on devrait s’intéresser un peu plus à ce qu’ils ont à dire de l’actu, ces citoyens qui connaissent vraiment l’Histoire !

Joseph Bonaparte La fin des empires

Je signale au passage la parution, cette année, de deux ouvrages que je vous engage vivement à découvrir : la bio évènement, hyper-fouillée signée Thierry Lentz de Joseph, frère aîné à la « vie extraordinaire » de Bonaparte (Perrin, août 2016), et un ouvrage collectif passionnant, j’ai envie de dire « essentiel », que M. Lentz a co-dirigé aux côtés de Patrice Gueniffey (Perrin-Le Figaro Histoire, janvier 2016) et qui porte sur la fin des empires - lui-même a rédigé le texte sur la chute de l’empire napoléonien. C’était en aparté. Place à l’actu. Une actu dont on ne sait encore comment elle sera exploitée par ceux qui, demain, écriront l’Histoire. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Paris n’est pas qu’une fête, c’est aussi

une cible... l’a-t-on déjà oublié ? »

Interview de Thierry Lentz

Q. : 30.10 ; R. : 02.11

Bataclan

Après l’attaque du Bataclan... Photo : REUTERS.

 

Dans quelques jours, nous commémorerons, à l’occasion de leur premier anniversaire, les « Attentats de Paris », leurs 130 morts et leurs 413 blessés. Pour cette première question, déjà, j’aimerais vous demander comment vous les avez reçus et vécus à titre personnel, ces événements, à chaud puis, peut-être, avec le recul de l’historien ?

« Après la folle nuit du 13 novembre,

le 14 au matin, un silence terrible

dans le métro et les rues de Paris »

J’ai vécu ces attentats comme tous les Parisiens, dans l’angoisse d’abord, la colère ensuite. Il se trouve qu’habitant sur le chemin de l’hôpital de la Pitié, j’ai eu toute la nuit pour y penser : des dizaines d’ambulances, des sirènes… puis le lendemain matin, plus rien. Un terrible silence dans les rues et le métro. Je crois que je n’oublierai jamais ce moment-là. Heureusement, devant participer à un festival d’histoire près de Metz, je suis immédiatement allé « ailleurs », au milieu de personnes qui étaient certes abattues mais pas « témoins directs ». Le temps du recul est venu bien après, comme vous l’imaginez, d’autant qu’il y a eu Nice, ville où habitent beaucoup de mes amis et une partie de la famille. Une cousine de mon ex-épouse a été tuée ce soir-là, de même que deux amies d’une amie. Pour ce qui est du travail « d’historien », je crois qu’il est un peu tôt pour qu’il puisse commencer. Nous sommes encore en pleine crise et si je suis parfois frappé par certaines insouciances…

Est-ce qu’il y a, à votre sens, un « avant » et un « après » 13-Novembre, une rupture marquée dans l’esprit de la population française qui peut-être se serait sentie jusqu’à ce point relativement préservée en tant que telle des convulsions du monde, des soubresauts de l’Histoire ? Est-ce que vous pressentez, à la suite de ces attentats, une sorte de réveil, de sensibilisation nouvelle - durable ? - aux problématiques de sécurité, de renseignement, de défense ; une signification régénérée de la notion de « citoyenneté » ?

Je ne suis pas sûr qu’il y ait déjà un « après ». Il suffit de voir à quel point les pouvoirs publics masquent autant les causes profondes que les causes directes de ce qui nous arrive. Concernant le 13 novembre, j’ai suivi de près les travaux et conclusions de la commission d’enquête parlementaire, j’ai, je crois, lu à peu près tout ce qui a été publié de sérieux et ma conclusion est assez déprimante. Pour fuir certaines responsabilités, on a menti, par omission souvent, sciemment parfois. En ce premier anniversaire, je n’allumerai aucune bougie mais continuerait à poser des questions factuelles qui me taraudent. En voici quelques-unes auxquelles le ministre de l’Intérieur n’a toujours pas répondu. Pourquoi a-t-il attendu le 30 octobre 2015, neuf mois après les premiers attentats, pour annoncer son plan de modernisation des équipements de la police, plan qui n’est toujours pas mis en œuvre, ce que nous savons à travers les mouvements policiers actuels ? Pourquoi le Bataclan, qui était ciblé depuis 2009, n’a-t-il pas fait l’objet de mesures de protection particulières ? Pourquoi les dirigeants de la salle de spectacle n’ont-ils jamais reçu « l’avis à victime » prévu par la législation ? Qui a refusé l’intervention de la patrouille Sentinelle qui était devant le Bataclan pendant la fusillade (le ministère prétend qu’il n’a pas pu retrouver le responsable, ce qui est encore pire : il ne sait même pas qui donnait les ordres ce soir-là) ? Pourquoi les unités d’élite ne sont-elles intervenues que plus de deux heures après le début des faits ? etc, etc, etc.

Sur Nice, nous le savons tous, les questions sont encore plus graves. Il semble bien que les autorités de l’État aient, au départ, essayé de masquer des éléments essentiels. On avait baissé la garde… toujours l’insouciance. L’état d’urgence n’a été utilisé qu’avec parcimonie pour aller au fond des choses. Les territoires perdus sont bien loin d’avoir été reconquis. On ne nous parle que des « valeurs de la République », qui empêcheraient ceci ou cela. Parmi ces valeurs, n’y a-t-il pas le respect, y compris par la contrainte, du pacte social qui implique la protection des citoyens ?

« La fuite des responsabilités est quasi-générale... »

La fuite des responsabiltés est quasi-générale. Tiens : pourquoi, ne serait-ce que pour la forme, le ministre ou le préfet de police n’ont-ils pas présenté leur démission dans les jours qui ont suivi le 13 novembre ? Ça aurait eu « de la gueule », quitte pour le président de la République à leur demander de rester en fonction. C’est ce qui s’est passé en Belgique après les attentats de Bruxelles. Mais voilà, nos responsables ne le sont plus. On a décrété que M. Cazeneuve était l’homme de la situation, je ne le crois pas. Il passe son temps à finasser, à sauter d’une jambe sur l’autre, et ça n’est pas son air sérieux qui changera ma perception. Il n’a pas toujours dit la vérité et il en est une autre : il a été incapable de nous défendre. Quant au préfet de police de Paris, son incapacité, ses incohérences sont manifestes : 13 novembre, incapacité à faire respecter l’état d’urgence, interdiction d’une manifestation le matin et autorisation à midi, camps de migrants partout dans Paris (et pas qu’à Stalingrad), approbation béate des projets les plus absurdes de la mairie de Paris, dont la fermeture des voies sur berge, etc. Autrefois, le préfet de police de Paris était là pour maintenir l’ordre. Il était craint. On le regarde aujourd’hui avec un sourire triste. Je vous donne quelques exemples récents que j’ai constaté de visu de l’insouciance revenue. Récemment, le marais était rendu piéton pour un dimanche. Il y avait des milliers de personnes sur les voies. Au bout des rues, deux policiers municipaux et de frêles barrières Vauban. Ces policiers laissaient passer les taxis et beaucoup d’autres véhicules. Idem quelques heures plus tard à un vide-greniers de la Butte aux Cailles. Là, rues étroites et encore des milliers de personnes dans les rues. Aucun, je dis bien aucun, policier pour empêcher, par exemple, un camion fou de faire un carnage. Comme on nous le serine depuis des mois : Paris est une fête, il ne faut pas la perturber… Mais Paris n’est pas qu’une fête, c’est aussi une cible.

Quel regard et quel jugement portez-vous, globalement et dans le détail, sur les grandes orientations de politique étrangère de la France au cours des deux derniers quinquennats ? Est-ce que de vraies bonnes choses sont à noter ? Des imprudences de portée potentiellement historique ?

(...) Êtes-vous de ceux qui considèrent que la France serait encore trop « dans la roue » des Américains en politique étrangère, ce qui nous empêcherait de mieux dialoguer, comme il en irait peut-être de nos intérêts, avec par exemple des pays comme la Russie ? La question de l’appartenance de notre pays à l’Alliance atlantique devrait-elle être posée, d’après vous ? La France a-t-elle encore une voix originale, singulière à porter sur la scène des nations ?

Là, nous changeons de sujet… Il est frappant de voir que certains pensent que, parce qu’ils changent de politique un beau matin, l’état du monde et les forces profondes de la géopolitique changent en même temps. C’est à la fois présomptueux et dangereux. La politique gaullienne est morte avec Nicolas Sarkozy et l’intégration complète à l’Otan. Dès lors, la France n’a plus qu’une politique suiviste et sans originalité. Nous nous en rendrons compte bientôt.

« On n’arrivera jamais à rien avec la Russie

si on ne s’attache pas d’abord à la comprendre »

Vous parlez de la Russie, essayons de regarder ce dossier plus précisément. Prenons un exemple qui commence avec Napoléon, au hasard. On a coutume de dire qu’à Tilsit, Napoléon et Alexandre se sont « partagé le monde ». On en rajoute même avec l’histoire - jolie - du radeau sur le Niémen et des embrassades entre les deux empereurs. Même si l’on oublie qu’ils décidèrent très vite de poursuivre leurs discussions à terre tant le radeau était inconfortable, la légende du partage et de la séduction mutuelle ne tient pas. Elle tient d’autant moins que le traité de Tilsit était un accord uniquement justifié par les rapports de force entre un vainqueur (Napoléon) et un vaincu (Alexandre). J’ajoute qu’il ne pouvait pas durer pour une simple raison : il était par trop contraire aux réalités du monde et à la tradition séculaire de la diplomatie russe. Que recherchaient les tsars depuis Pierre le Grand ? Essentiellement deux choses : être pris au sérieux et considérés comme des Européens (d’où leurs appétits polonais et finlandais, leurs mariages allemands, etc.) et avoir accès aux mers chaudes (conquête de la Crimée par Catherine II, revendications sur Malte et Corfou de Paul 1er, nombreuses guerres avec l’Empire ottoman pour atteindre la Méditerranée, etc.) Quelle fut la réponse de Napoléon : la création du duché de Varsovie, la mainmise sur l’Allemagne avec la Confédération du Rhin, l’obligation pour Saint-Pétersbourg de rendre la Valachie et la Moldavie à l’Empire ottoman, soit tout le contraire des tropismes internationaux de la Russie. Qui plus est, l’obligation de déclarer la guerre à l’Angleterre (effective mais si peu active à partir de novembre 1807) ruina en un temps record le commerce extérieur du « nouvel allié » de l’Empire français. Qu’on ne s’étonne pas ensuite si Alexandre ne songea qu’à prendre sa revanche, non pour lui, mais parce que c’étaient la politique et l’intérêt de son pays, ce qu’il annonça de Tilsit-même à sa sœur Catherine. On connaît la suite et le résultat : au congrès de Vienne, on donna un gros morceau de Pologne à la Russie, on lui garantit de pouvoir commercer par les Détroits, Naples lui ouvrit ses ports et on accepta l’empire des tsars en tant que nation européenne en l’intégrant au « concert des puissances » qui allait gouverner le monde pendant un siècle. Suivez ces lignes de la politique extérieure russe pour la suite des décennies et, peut-être, vos réflexions sur un présent brûlant gagneront en profondeur. Pour dire les choses trivialement sur le présent : s’« ils » n’ont pas forcément raison (ils ont même probablement tort quelquefois), « ils » sont comme ça. Être européen, avoir accès aux mers chaudes - pourquoi pas avec un port au Moyen-Orient ? -, développer l’économie, montrer qu’on compte dans le concert des nations… Cela nous rappelle évidemment quelque chose d’immédiat.

En histoire, comparaison n’est pas raison, on ne le dira jamais assez. Mais en politique internationale, oublier l’histoire, c’est marcher sur une jambe en se privant de comprendre celui avec qui on discute (ou on ne discute pas).

Comme le dit un excellent spécialiste de politique étrangère de LCI, « ainsi va le monde » et il ne change pas si vite qu’on veut. Mon but n’est évidemment pas de « soutenir » Poutine, cela n’aurait à la fois aucun sens et aucune importance concrète. Je veux simplement souligner qu’avec Poutine ou sans lui, la politique extérieure de la Russie ne change pas comme on le croit sur un claquement de doigts. Notre seule possibilité de manœuvre est de contenir ce qu’il y a d’agressif dans la politique russe en ce moment. Sûrement pas de les forcer à abandonner ce qui fait le sens profond de leur position dans le monde.

Si on laisse de côté, ne serait-ce qu’un instant, le niveau déplorable du gros des discussions autour de l’élection présidentielle américaine à venir pour ne considérer que les orientations de politique étrangère affichées des deux candidats principaux, on remarque qu’il y a bien plus que d’habitude une véritable différence d’appréciation entre Hillary Clinton et Donald Trump : la première s’inscrit sur une ligne qui se veut volontiers interventionniste, le second paraît proche des isolationnistes. Est-ce qu’à votre avis, considérant l’état du monde et les intérêts de la France, l’une ou l’autre de ces alternatives est préférable ?

« Le monde paiera peut-être un jour, en mer

de Chine, le prix de la politique de retrait d’Obama »

Ce qui est frappant avec les grands politiciens américains, c’est qu’ils commencent toujours avec des avis péremptoires sur un monde qu’ils ne connaissent pas ou mal, avant de revenir au réalisme une fois élus. Encore que ça ne marche pas à tous les coups : voyez George W. Bush qui a vraiment tenté de faire ce qu’il avait promis, et avec le résultat que l’on connaît. Ce que l’histoire nous enseigne est ici de toute façon que la puissance prépondérante ne peut se désintéresser des affaires du monde, sauf à se faire prendre sa place ou, pire, à déclencher un cataclysme : voyez l’Angleterre à partir du début du XXe siècle ; elle laisse pourrir la crise des Balkans sous prétexte que ses « intérêts directs » ne sont pas menacés ; au bout du compte, l’Allemagne veut prendre sa place et l’explosion a lieu. Plus près de nous, c’est sans doute la plus grave erreur d’Obama qui a mis un mandat à se rendre compte que le retrait des États-Unis laissait toute grande la place à la Chine. L’Amérique (et le monde) en paieront peut-être le prix un jour en mer de Chine où il se passe des choses dont on ne parle pas en Europe, mais qui sont graves.

Ce n’est pas vous sans doute qui me direz le contraire : dans cette pré-campagne pour la présidentielle française de 2017, il est très peu question de retour d’expériences, de regards en arrière... en un mot d’Histoire. Est-ce que nos élites, nos hommes politiques ont perdu le « sens de l’Histoire » - et si oui est-ce que c’est manifestement néfaste au pays ? Question liée : on a pléthore de personnalités politiques qui vont prétendre à la charge suprême... mais a-t-on encore des hommes d’État, dans le lot ?

« Cessons de chercher à faire "parler les morts"

et écoutons plutôt ce qu’ils ont à nous dire »

Nos hommes politiques connaissent mal l’histoire. Il se contentent de faire « parler les morts » en en appelant à Jaurès, de Gaulle et quelques autres encore. Au lieu de cela, comme le dit si bien Michel de Jaeghere, ils feraient mieux d’écouter ce que les morts ont à leur dire. L’historien a sans doute sur ce point quelques conseils et éclairages à donner. À eux ensuite de bâtir un avenir sur ce passé qui parle. Mais c’est encore un autre sujet…

 

Thierry Lentz

 

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14 octobre 2016

Lauric Henneton : « Une victoire de Clinton pourrait déboucher sur une impasse institutionnelle »

Lauric Henneton, maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, est spécialiste de l’histoire et de la vie politique des États-Unis. Le 13 octobre, soit, trois semaines et demie avant l’élection présidentielle américaine, il a accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Je l’en remercie, ses réponses sont précises et éclairantes.

À lire ou relire également pour une bonne vision d’ensemble, toujours sur la présidentielle américaine, toujours sur Paroles d’Actu, mes interviews de Nicole Bacharan (janvier) et Thomas Snegaroff (août), et les textes qu’ont accepté de produire pour le blog André Rakoto et Nicole Vilboux (septembre). Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Une victoire de Clinton

pourrait déboucher

sur une impasse institutionnelle »

Interview de Lauric Henneton

Débat Trump Clinton

Photo : REUTERS/Shannon Stapleton.

 

De par ses attitudes et son comportement, Donald Trump s’est mis à dos une large part des soutiens traditionnels, des politiques, de l’appareil même du Parti républicain - pour ne rien dire des médias. De nombreuses personnalités ayant eu des responsabilités gouvernementales de premier plan, et tous les anciens présidents encore en vie se sont prononcés plus ou moins ouvertement contre lui. Est-ce que ça n’est pas finalement une espèce de « voie idéale » pour lui, qui veut jouer à fond la carte de l’anti-« système », de l’anti-« business as usual » à Washington - discours qui rencontre un écho certain auprès de larges pans de la population ?

En fait il y a deux niveaux de réponse, donc oui et non à la fois. Oui, c’est le cas notamment pour son électorat des primaires, ceux qui ont choisi Trump contre les autres candidats républicains, notamment ceux du « système ». Donc de ce point de vue là, que les voix du « système » s’expriment contre Trump, cela ne fait que confirmer qu’il est bien le bon candidat, celui dont ils souhaitent qu’il fasse le ménage dans une vie politique qui ne les satisfait pas, ou plus, parce que ses praticiens ne s’occupent à leurs yeux que de leurs intérêts. C’est le vote du coup de pied dans la fourmilière, du grand ménage. Dans cette optique-là, Trump, par son profil de non professionnel, est le seul vraiment qualifié, puisqu’il n’est pas compromis à Washington. C’est un peu ce que Ted Cruz essayait d’incarner : certes il est sénateur, mais il est tellement en marge du « système » qu’on peut dire qu’il prend soin d’avoir un pied dedans un pied dehors. Un peu comme les députés souverainistes au Parlement européen : y être ne veut pas dire en être. Cet électorat, qui récuse la classe politique dans son ensemble, aurait vu d’un mauvais oeil un recentrage de leur candidat afin de séduire les électeurs plus centristes, ou la droite plus classique.

« Trump semble avoir perdu les suffrages

des indépendants. Pour de bon ? »

Mais dans l’optique de l’élection de novembre c’est bien cet électorat-là dont Trump va avoir besoin, en plus des indépendants et des indécis. Un sondage récent (PRRI/The Atlantic) a mis en évidence un important glissement chez les indépendants : encore récemment favorables à Trump, ils penchent désormais pour Clinton. La grande question est de savoir si ce revirement sera pérenne.

Du côté de l’électorat de la droite classique, Trump est insupportable : c’est en fait la masse des électeurs qui a voté pour les autres candidats aux primaires. Eux attendaient un recentrage, un Trump plus policé, plus sage, plus consensuel sur les thématiques chères aux républicains, afin d’unifier son camp avant d’aller disputer les indépendants à Clinton. Trump aurait pu bénéficier d’une base plus large que la base républicaine de ces dernières années, mais au prix d’un grand écart assez difficilement tenable sur la durée.

Question complémentaire, liée à la précédente : on sait que, grosso modo, lors des élections, un Américain sur deux ne se déplace pas pour voter. Que sait-on des profils de ces abstentionnistes, et peut-on anticiper, peut-être, un frémissement inhabituel sur ce front, en faveur de ou peut-être contre Donald Trump ?

Le taux de participation est plutôt de l’ordre de 60% à la présidentielle, mais il est strictement corrélé à l’âge, au niveau d’éducation et au niveau socioprofessionnelle, mais aussi à l’assiduité de la pratique religieuse. En d’autres termes, ceux qui votent le plus sont les plus de 50 ans en règle générale, les classes moyennes et supérieures, diplômées et aux revenus confortables, et ceux qui vont à l’église au moins une fois par semaine, donc une partie des évangéliques blancs et des catholiques pratiquants, blancs aussi. Ceux qui votent le moins sont les jeunes, les minorités ethniques (notamment les Hispaniques, les Noirs sont de meilleurs citoyens), ceux qui sont détachés des Eglises (y compris les Blancs), et globalement ceux qui sont peu éduqués (niveau bac ou moins) et les faibles revenus (y compris les Blancs encore). Quand on combine ces facteurs (jeune hispanique sorti de la religion, ou blanc pauvre) on atteint des taux d’abstention très élevés.

« Il y a, parmi la population abstentionniste,

des réserves de voix à "gauche" comme à "droite"...

mais elles seront bien difficiles à mobiliser »

La candidature de Trump a trouvé un écho rare chez la deuxième catégorie, les Blancs pauvres, les fragilisés, ceux qui ont été victimes de plans sociaux, ou qui craignent pour leur emploi industriel, ceux pour qui la mondialisation est une source d’inquiétude et pas une chance comme c’est le cas pour les classes supérieures. On retrouve en filigrane des échos de la France périphérique analysée par Christophe Guilluy mais transposée outre Atlantique. Chez ces gens-là, il peut y avoir un réflexe xénophobe que Trump a su exploiter mais c’est aussi une xénophobie liée au « système » : « l’État s’occupe des illégaux mexicains et pas de nous ». Ce sont aussi des gens qui, quand ils sont peu qualifiés, sont en concurrence directe avec la main d’oeuvre peu qualifiée immigrée, qu’ils accusent de tirer les salaires vers le bas (c’était déjà ce qui nourrissait le rejet virulent des Irlandais au XIXe siècle). Donc l’immigré comme « autre », la peur du grand remplacement (à mesure que la part des Blancs et des chrétiens décroît aux États-Unis, ce que les médias relaient copieusement) et la peur de la concurrence pour le travail. Ces gens, généralement, ne croient plus à la politique, et votent peu. Ils ont été séduits par Trump, mais aussi parfois par Sanders. Sanders, lui, a su s’attirer le vote des jeunes, qui votent peu. D’ailleurs l’autre groupe (jeunes, Hispaniques, sans religion) est clairement démocrate - quand il prend la peine de voter. Il y a donc des réservoirs de voix à gauche comme à droite mais qu’il faut aller chercher, ce qui est loin d’être évident. Et beaucoup de candidats ne savent pas comment s’y prendre.

Côté partis, cette fois : Trump candidat, et candidat comme il l’est, c’est un peu un cauchemar devenu réalité pour le Parti républicain. Les deux grands partis vont-ils vraisemblablement tirer des leçons de cette saison électorale 2016, et peut-être modifier les règles de leurs primaires ?

Justement, pour les républicains, l’enjeu est de garder l’électorat Trump sans le candidat Trump. Il faut garder à l’esprit que ce n’est pas Trump qui a façonné cet électorat, il l’a mobilisé, il l’a capté. Mais il est clair aussi que Trump n’est pas le mal mais le symptôme d’un mal qui ne disparaîtra pas si Trump n’est pas élu. Tout l’enjeu pour les républicains est d’arriver, à défaut de réussir à capter le vote hispanique ou le vote jeune, à capter ce vote de l’Amérique périphérique, si l’on veut. Avec un candidat traditionnel, ce sera impossible : l’establishment, ils n’en veulent pas. Cependant, un candidat classique (je pense notamment à John Kasich) peut rassembler largement son camp (moins les « Trumpistes ») et grignoter des voix au centre.

« Le Parti républicain, mis face à la pluralité de ses

composantes, est à la croisée de chemins »

C’est tout le dilemme du Parti républicain pour les scrutins à venir : assumer un virage « populiste »/protectionniste (contre le libre échange, contre l’immigration...) ou revenir à un sillon plus classique. Entre les deux, une droite socialement conservatrice, religieuse et fiscalement très libérale a également un public captif. C’est donc la pluralité des droites américaines qui est un casse tête pour le Parti républicain. Changer les règles de la primaire peut-être une solution, mais tout dépend comment : sur quels critères objectifs pouvait-on exclure la candidature de Trump ? Et n’est ce pas alors le risque d’en faire un candidat indépendant avec les risques de divisions que cela engendre ? 

Quelle est votre intime conviction : Donald Trump a-t-il encore des chances de l’emporter ?

Je n’ai pas d’intime conviction, ce n’est pas mon rôle. Je ne peux qu’envisager des scénarios. Le premier est celui de la rationalité, dont on sait qu’elle a été plutôt contrariée ces derniers mois. Là, Clinton l’emporte notamment dans les États-clés, elle arrive à mobiliser les minorités (Hispaniques, musulmans) et les jeunes, et elle capte les indépendants, horrifiés par les dernières révélations sur Trump et les femmes.

Autre scénario : les défections ne sont que temporaires (on a vu ça entre août et septembre : l’écart s’est creusé puis resserré alors qu’on pensait que cette fois c’était « plié ») et l’écart se resserre. Les jeunes ne sont pas convaincus par Clinton, les minorités n’aiment pas Trump mais finissent par ne pas aller voter (comme c’est souvent le cas), et elle perd quelques États-clés pour quelques milliers de voix. À ce moment-là, même si elle l’emporte, ce sera grâce à un ou deux États, probablement de l’Ouest, mais peut-être de la Rust Belt (Pennsylvanie, Ohio) ou du nord du Sud (Caroline du Nord, Virginie). Dans ce cas, dans le scénario d’un résultat favorable à Clinton mais assez serré, je suis persuadé que Trump contestera les résultats et demandera un recount. On le sait procédurier et assez complotiste, donc ça ne serait pas du tout surprenant. Dans ce cas, les résultats définitifs pourraient être retardés de plusieurs jours voire plusieurs semaines.

« Si Clinton l’emporte sans éclat, je prédis

une "revanche" conservatrice forte lors des midterms

de 2018... ce qui pourrait aboutir à

une impasse institutionnelle complète »

On pourrait aussi avoir des gens qui estiment qu’on leur a volé l’élection. Ce qui nous amène à un troisième scénario : en réalité, ce qui se joue c’est la période 2016-2018 : si Clinton l’emporte, quel Congrès aura-t-elle ? Quelles seront ses marges de manoeuvre ? Que pourra-t-elle faire jusqu’aux élections de mi-mandat de 2018 où je prédis une « revanche » conservatrice très forte, comme c’était déjà le cas en 1994 (deux ans après la victoire de son mari) et en 2010 (deux ans après la victoire symboliquement si importante d’Obama). Pour moi, le véritable enjeu en 2016, c’est le Sénat, et ensuite c’est le rapport de forces en 2018. Une victoire de Clinton serait un soulagement pour beaucoup d’observateurs, mais cela pourrait également être une impasse institutionnelle complète.

 

Lauric Henneton

Photo : Philippe Matsas © Flammarion.

 

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7 octobre 2016

François Delpla : « Remettons Hitler à sa place : celle du chef »

François Delpla, historien spécialisé depuis plus d’un quart de siècle dans l’étude de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme - il a répondu une première fois à mes questions en mai dernier -, a entrepris il y a deux ans un chantier massif : offrir une traduction entièrement nouvelle à une masse de propos « intimes et politiques » qu’a tenus Adolf Hitler au sein de son quartier général, entre 1941 et 1944, et commenter ceux-ci par de riches éléments de contextualisation. L’ouvrage en deux tomes a été édité chez Nouveau Monde ; il est d’un intérêt considérable pour qui s’intéresse à et souhaiterait étudier plus avant la période, le personnage du Führer en particulier - sans doute cette lecture vaut-elle bien celle de Mein Kampf, ne serait-ce que parce qu’on a ici confrontation de la théorie à l’épreuve de la Guerre et de l’exercice du pouvoir.

Après avoir lu - et été passionné par - les deux tomes de ces Propos intimes et politiques, j’ai souhaité soumettre à M. Delpla une liste rédigée de vingt-trois thématiques que j’ai extraites et sélectionnées de ces lectures et lui ai demandé d’opérer, pour chacune, un exercice de synthétisation et de mise en perspective autour d’une question : « Hitler : ce qu’il pensait ». Cinq questions touchant plus directement à sa démarche d’historien étaient appelées à compléter l’article. Ce qu’il vient de me rendre, et qui est reproduit ici, constitue je crois une lecture passionnante et formidablement riche dont j’espère de tout coeur qu’elle vous incitera, amis lecteurs, à vous emparer de ses Propos... parce qu’il(s) le mérite(nt) bien. Merci encore, M. Delpla, pour ce travail considérable que vous avez accepté de fournir pour Paroles d’Actu... et pour votre touchante fidélité. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Remettons Hitler à sa place :

celle du chef »

Interview de François Delpla

Q. : 19/09 ; R. : 07/10.

Propos Propos 2

Propos intimes et politiques, tomes 1 et 2 (Nouveau Monde éditions, 2016)

 

P. I - Hitler: ce qu’il pensait de...

 

La République de Weimar, sa gestion de l’après-guerre

« Elle a trahi à Versailles... mais a eu quelque utilité. »

C’est peut-être le point sur lequel son discours a le plus évolué, par rapport à la « période de lutte », sous cette république précisément. C’était alors un régime criminel, coupable d’avoir accepté la défaite et de gérer les suites de cette capitulation. Cette analyse subsiste, par exemple lorsque Hitler, le 5 avril 1942, accuse de manière injuste et contradictoire les gouvernements de n’avoir pas plus triché dans l’application des clauses de désarmement du traité de Versailles : il faudrait savoir si l’ennemi était implacable, ou facile à rouler !

Mais à ces accusations classiques vient s’ajouter une strate de tonalité bien différente. Les deux partis principaux de l’époque étaient le Zentrum catholique et la social-démocratie. Le blâme a tendance à se concentrer sur le premier et les dirigeants socialistes sont de plus en plus ménagés, à l’exception de Kautsky, de Hilferding et de quelques autres qui, comme eux, étaient d’origine juive. Le principal mérite de ces dirigeants est d’avoir liquidé les vieilles élites aristocratiques.

Chez les communistes même, une distinction se fait jour. Sont épargnés non seulement les militants, qui avaient bien raison de se révolter contre l’exploitation, mais Ernst Torgler, pourtant le présumé commanditaire de l’incendie du Reichstag, qui, il est vrai, a eu l’occasion de racheter ses fautes pendant la guerre en intoxiquant les soldats français (ou en cherchant à le faire) par les éditoriaux anticapitalistes d’une fausse Radio-Humanité (entrée du 2 août 1941). D’ailleurs, au moment même de cette interview, une idée me vient, qui n’est pas dans les commentaires du livre. L’absolution de Torgler pourrait avoir pour fonction, non seulement de vanter l’action de Hitler qui, par sa politique sociale et son exaltation de la patrie, a remis dans le droit chemin national nombre d’adeptes de la lutte des classes, mais de laver la grande œuvre du régime, la victoire sur la France, de toute compromission malsaine.

 

Le « Vieux Monsieur » (Hindenburg)

« Un peu dur à la détente, mais bien intentionné. »

Hitler ménage son prédécesseur. Il le présente comme un peu dur à la détente mais bien intentionné, et soucieux, dans les rapports avec l’étranger, de couvrir toujours son chancelier. Voilà qui permet d’inscrire le Troisième Reich dans les « meilleures » traditions de l’histoire allemande. Par cette personnalité qui avait choisi Hitler pour la chancellerie, le Troisième Reich est relié au Second et même davantage puisque Hindenburg avait combattu à Sadowa en 1866 puis en France en 1870, avant la proclamation de l’Empire dans la Galerie des glaces, le 18 janvier 1871… en présence du futur maréchal, distingué dans les combats comme jeune officier.

 

Mussolini et le modèle italien

« Il a ouvert et montré la voie. Ensuite... »

Mussolini est plus un précurseur qu’un modèle. Hitler en parle toujours en bonne part, mais vante surtout son action d’avant la prise du pouvoir. C’est quelqu’un qui a ouvert et montré la voie. Son manque de sensibilité à la « question juive » doit le faire bouillir intérieurement mais il n’en laisse rien paraître ici. En un leitmotiv obsessionnel, Hitler répète qu’il est entravé dans son action par les libertés qu’il a laissées à la Cour et à l’Église. Ce discours a de nombreuses vertus : permettre de critiquer l’Italie en épargnant le précurseur du nazisme, montrer comme Hitler a eu raison, lui, de tenir la bride courte aux aristocrates, aux évêques et à toutes les vieilles élites, excuser la confiance qu’il a faite à un pays militairement et politiquement peu sûr, justifier l’acharnement avec lequel les Allemands, devenus les maîtres en Italie, vont mettre les bouchées doubles dans la traque des Juifs et traiter durement les Italiens travaillant en Allemagne, même volontaires…

On peut même trouver ici un indice pour progresser dans la solution d’une énigme, celle des « Marais pontins » et de la guerre biologique que les Allemands sont suspects d’y avoir menée pour retarder les Alliés, en 1944. Une réalisation phare du régime fasciste pourrait avoir été sabotée et piégée par les nazis en représailles de l’infidélité du peuple à un dictateur qu’il ne méritait pas. [Article à lire]

 

La France

« De bon sang, mais à manier prudemment »

Elle fait l’objet d’une grande méfiance : ainsi la duplicité de l’amiral Darlan est dénoncée le 5 avril 1942, ce qui ouvre la voie à son remplacement par Laval, deux semaines plus tard. Mais cette méfiance est tempérée par une certaine estime raciale. Hitler s’affirme résolument européen, étant entendu que le continent sera dominé de la tête et des épaules par le Reich allemand. Il se réjouit par exemple, le 26 octobre 1941, à l’idée que la population européenne compte 400 millions d’habitants, soit beaucoup plus que les États-Unis, un chiffre qui inclut nécessairement la France. Une autre fois, le 8 août 1942, il vante la France d’avoir « une base saine » grâce à la forte composante rurale de sa population. Cependant, le 5 avril 1942, il reprend Himmler qui proposait de dépouiller la France de ses élites en triant ses enfants pour enlever les meilleurs et les donner à des familles allemandes - un traitement analogue à celui qui est en cours d’application dans les territoires de l’Est ; tout au plus, corrige Hitler, procédera-t-on ainsi pour les élites françaises.

Quant au territoire du grand voisin, si l’Alsace-Lorraine lui est arrachée et devra être énergiquement germanisée c’est pour solde de tout compte, mis à part des points d’appui mal précisés sur la côte atlantique. Après avoir manifesté de l’appétit pour la Bourgogne (le 25 avril 1942), Hitler, sans doute assagi par l’enlisement de ses offensives en URSS, déclare le 29 août qu’il « ne veut même aucun Français », pas même ceux qui sont près de la frontière : certes ils sont de bon sang mais ils résisteraient « pendant deux siècles », et l’Allemagne a mieux à faire.

 

Le maréchal Pétain, militaire et chef d’État

« Un vieux chanteur qui autrefois

avait de l’or dans la gorge »

Hitler parle surtout de lui le 13 mai 1942. Il lui manifeste un grand respect, le loue par deux fois (outre le 13 mai, le 6 février 1942) d’avoir été opposé en septembre 1939 à la déclaration de guerre et se souvient d’un geste qui avait fait couler beaucoup d’encre : sa poignée de main à l’ambassadeur allemand à Burgos, le 27 septembre ; d’ailleurs il la généralise, en prétendant qu’il « a toujours salué notre ambassadeur ostensiblement ». Sur son passé militaire, il se contente de le comparer à un vieux chanteur qui « autrefois avait de l’or dans la gorge ». Comme chef d’État, il déplore que l’âge le rende trop circonspect pour prendre la décision qui s’imposerait, celle d’un engagement de la France dans la guerre aux côtés de l’Axe. Une façon de s’excuser lui-même de ne pas pousser dans ce sens car il sait bien qu’à ce stade de la guerre aucun dirigeant vichyste ne pourrait obtenir, pour un tel virage, un soutien populaire suffisant.

 

L’Angleterre et son empire

« Un professeur de domination "aryenne" »

Il est fort souvent question de ce pays et de son empire colonial. L’Anglais reste envers et contre tout un professeur de domination « aryenne », sur des peuples présumés inférieurs à cette noble race. La façon dont 400 millions d’Indiens sont dominés par 250 000 Britanniques est souvent citée en modèle. Les Anglais appesantissent sans honte et sans scrupule un joug qui sait se faire doux ou brutal selon les circonstances, et leur arrogance, dont Hitler leur fait un mérite, s’enracine dans la classe aristocratique, impitoyable envers les manants des campagnes britanniques. En même temps, ce peuple est trop calculateur pour s’adonner à la musique, à la poésie ou à la philosophie, domaines où la race aryenne n’excelle que par sa composante allemande !

Le jusqu’auboutisme antinazi de Londres est attribué au seul Churchill, en raison de son alcoolisme et de sa vénalité : il s’est vendu depuis longtemps aux Américains et aux Juifs. Ses soutiens anglais ont toujours été clairsemés et sont en voie de disparition : ainsi il est, le 2 février 1942, promis à un effondrement aussi soudain que celui de Robespierre. Cet espoir repose sur la récente entrée en guerre du Japon, qui sape méthodiquement les bases anglaises d’Extrême-Orient. Hitler est bien un peu gêné d’utiliser un peuple de couleur comme bélier contre son adversaire honni, et s’en justifie laborieusement : le Japon est l’un des rares pays où le Juif n’ait pas pénétré, sa religion qui honore les héros morts au combat est des plus sympathiques, et après tout, quand le sort de la nation est en jeu, on a le droit de s’allier avec le diable (17 mai 1942) !

Il n’empêche que l’Angleterre, une fois guérie de ses errements par les dures leçons de la vie, et désireuse de sauver du naufrage, au moins, sa domination sur l’Inde, peut revenir au bercail tel un enfant prodigue. Le prophète de l’aryanisme ne lui fera aucun reproche et ne lui demandera par exemple aucune réparation de guerre (11 août 1942). Voilà qui suffit à démontrer que l’alliance japonaise est un pis-aller et que Hitler ne démord pas de son rêve d’un couple germano-britannique dictant sa loi au monde. Cela rétablirait une saine hiérarchie des races, pour mille ans au moins, en faisant des deux millénaires d’égalitarisme juif et chrétien une parenthèse à jamais refermée.

 

Napoléon, ou la lutte pour le continent, contre la mer...

« N’aurait pas dû céder à la tentation dynastique »

L’image de l’empereur français est très positive, en raison à la fois de son génie militaire, de sa politique hostile aux vieilles hiérarchies et sans doute aussi, comme vous le suggérez, de son ambition d’unir l’Europe contre tout danger venu de la mer. Une assez longue tirade, le 31 mars 1942, lui administre deux reproches. Par un attachement stupide à sa famille, il s’est compliqué infiniment la tâche en installant des parents incapables sur les trônes d’Europe ; surtout, il a manqué de logique et de sens politique en troquant le titre de Premier consul pour celui d’empereur, qui le ravalait au rang des vieilles monarchies qu’il avait mises au pas.

 

Frédéric II, Bismarck et autres référents historiques

« Le plus surprenant :

une réhabilitation de Metternich »

Hitler montre une grande admiration pour Frédéric II de Prusse, dont il avoue d’ailleurs lire pour la première fois certains textes - ce qui trahit probablement un souci d’imitation motivé par la crainte de se retrouver dans une situation aussi périlleuse que celle du Vieux Fritz en 1759, après la défaite de Kunersdorf qui ouvrait aux Russes la route de Berlin. Hitler trouve en lui un modèle de ténacité, en même temps qu’il l’admire pour sa politique intérieure, dure aux Juifs et aux arrivistes tout en tenant les Églises en respect. Il le critique tout de même lorsqu’il déclare qu’il est mort à temps, car les réformes anti-aristocratiques des décennies suivantes, que Hitler approuve, l’auraient mis en rage (26 février 1942).

Bismarck est encensé pour sa politique d’unification, dont Hitler se veut le continuateur dans un cadre beaucoup plus large, pour ses réformes sociales qui renforçaient la cohésion nationale en coupant l’herbe sous le pied des socialistes, et pour l’habileté de sa diplomatie. Il accable Guillaume II pour ne l’avoir pas utilisé comme conseiller jusqu’à son dernier souffle, et pour avoir failli dans tous ces domaines. En outre, alors qu’il reconnaît à certains monarques ou à certains aristocrates une fierté et un savoir-vivre de bon aloi, il n’a que mépris pour les rustres manières du dernier empereur.

Le plus surprenant est une réhabilitation de Metternich, le chancelier inamovible de l’empire d’Autriche depuis l’époque napoléonienne jusqu’à la révolution de 1848. Elle survient le 14 juin 1943, en une période où les propos ne sont plus notés que très irrégulièrement. Hitler dit que Metternich a été vaincu mais qu’il a fait de son mieux, dans des temps qui n’étaient pas mûrs car la voie empruntée par Bismarck vers l’unité allemande n’était pas ouverte ; du reste, ajoute-t-il, Bismarck aussi aurait pu être vaincu, et sa mémoire maudite. Je fais l’hypothèse qu’il y a là un plaidoyer pro domo, de la part d’un dirigeant qui s’apprête à jouer son va-tout dans la bataille de Koursk.

 

Têtes couronnées, aristocrates et bourgeois

« Mépris pour les rois,

méfiance envers la bourgeoisie »

Une kyrielle de rois défilent dans les Propos et peu trouvent grâce aux yeux de Hitler. C’est encore la dynastie bulgare qui s’en tire le mieux, Ferdinand, le roi de la guerre précédente, étant considéré comme parfait (il vit alors en Allemagne, et rencontre Hitler à Bayreuth) et son fils Boris étant regardé avec bienveillance même s’il ne satisfait pas tous les désirs du Reich (et peut-être en partie à cause de cela). C’est dans l’ensemble une impression de paresse, de parasitisme et de dégénérescence qui se dégage de cette galerie de portraits, le plus piquant étant que Michel de Roumanie, qui d’après Hitler n’a jamais appris correctement son métier de chef d’État - il vit toujours en 2016 -, est revenu à Bucarest et vient d’écarter son petit-fils de la succession au trône, toujours revendiqué, sans donner de motif mais on dit que c’est à cause de son dilettantisme.

Les aristocrates en général sont critiqués, mais point jetés pour autant. Il ne faut pas qu’ils dirigent, mais s’ils se laissent diriger on serait sot de se priver de leurs services. Ainsi Hitler n’a pas un mot contre les Junkers prussiens qui peuplent la haute hiérarchie de la Wehrmacht et, quand il la critique, c’est toujours en bloc, nobles et roturiers confondus. À peine peut-on soupçonner une critique indirecte quand il exalte deux généraux d’origine relativement modeste, Rommel et Dietl.

Sur la bourgeoisie, il est plutôt discret, n’exaltant guère les patrons qui participent de bon cœur à ses entreprises. C’est tout juste si on relève un mot aimable pour Ferdinand Porsche, le 22 février 1942. On trouve bien le nom de Krupp le 20 mai suivant, mais pour désigner les usines et vanter leurs ouvriers. Essentiel est le propos du 26 juillet 1942, où Hitler donne consigne à Bormann de trancher tous les liens qui pourraient exister entre les cadres nazis, notamment les Gauleiters, et les sociétés par actions ; il conte ensuite l’histoire d’un charlatan qui se prétendait inventeur et ridiculise le grand patron métallurgiste Mannesmann, qui s’était laissé prendre. L’épisode est à rapprocher des consignes relatives aux mesures draconiennes à prendre en cas de crise intérieure. Plus les difficultés militaires s’accumulent, plus Hitler se méfie de la bourgeoisie et prend soin de lui enlever tout levier politique.

 

L’Autriche et la Prusse, les Habsbourg et les Hohenzollern

« Les Allemands d’Autriche, de vrais Anglais »

Aux considérations précédentes il convient d’ajouter, en date du 29 août 1942, un éloge de la monarchie autrichienne propre à surprendre les lecteurs de Mein Kampf. Hitler ne revient certes pas sur sa condamnation de la politique des Habsbourg avant 1914, il la réaffirme même, en disant que le suffrage universel a tout gâché ; mais c’est pour affirmer qu’auparavant les Allemands d’Autriche s’étaient conduits comme de véritables Anglais, en se montrant capables d’imposer la dictature d’une minorité de race supérieure à des Slaves et à des Magyars. Il ne prône cependant pas un succédané d’Autriche-Hongrie pour faire revenir sous une autorité allemande les Croates ou les Ruthènes, mais entend donner ce précédent en modèle à la jeunesse allemande, qu’il s’agit à présent de faire camper aux extrémités de l’empire.

 

Vienne et Linz, villes-repères devenues villes du Reich

« Linz doit devenir la nouvelle perle du Danube »

Vienne fait l’objet de sentiments mêlés. Hitler veut, en Autriche, favoriser essentiellement Linz, sa ville d’enfance, qui doit devenir la perle du Danube en éclipsant, notamment, Budapest. Il revient à plusieurs reprises sur les monuments et les équipements qu’il y fera construire. Vienne devra être seulement nettoyée, elle est censée avoir, comme monuments, ce qu’il lui faut. Elle restera cependant un centre culturel important. Berlin non plus ne sera pas favorisée, sinon en tant que capitale politique, rebaptisée Germania. Le propos du 8 juin 1942 voit apparaître pour la première fois, jusqu’à plus ample informé, le projet de ce changement de nom.

 

Les peuples et espaces russe et slaves

« Des "sous-hommes"

à forte croissance démographique »

Les Slaves, russes ou non, sont catalogués avec insistance comme des sous-hommes auxquels, dans toutes les régions sous influence allemande, il ne faudra surtout pas donner une éducation autre que primaire. Pour dissiper le cauchemar de leur croissance démographique plus forte que celle des Aryens, il faudra les priver de médicaments et d’éducation sanitaire, sinon en matière de contraception, et on leur volera les enfants d’apparence aryenne, présumés descendre d’une souche germanique, pour les élever dans le Reich. On pourra aussi jouer un peu sur les délimitations ethniques. On apprend ainsi le 12 mai que les Tchèques, que Hitler a l’intention d’intégrer dans le Reich tout en les surveillant de près, ne seraient pas slaves mais « mongoloïdes » et que les Croates, en raison d’une « empreinte dinarique totale », sont germanisables même si pour des raisons politiques on n’en fait pas des Allemands. Il existe aussi, aux confins de la Prusse et de la Saxe, une vieille région allemande, la Lusace, dont la population est proche des Tchèques par la langue ; d’après Hitler, qui en parle le 6 août 1942, ces « Serbo-wendes » n’ont rien à voir non plus avec les Slaves.

 

Géostratégie et autosuffisance économique

« Le Reich n’importera plus rien... sauf le café »

Le projet nazi qui prend forme ici consiste à faire de l’Europe une entité autosuffisante, qui n’aura rien à importer sauf le café, puisque l’hévéa lui-même est censé pouvoir s’acclimater en Crimée, pour couvrir les besoins continentaux de caoutchouc naturel. Le pétrole viendra du Caucase et les richesses multiples de l’Ukraine afflueront vers le Reich par le train, l’autoroute et la voie d’eau. Cette entité ne craindra personne sur le plan militaire, puisque la Grande-Bretagne, enfin assagie, fera bonne garde sur les mers et l’armée allemande sur la frontière asiatique, où l’on pourra compter aussi sur des paysans-soldats. Une ceinture de pays-sentinelles complètera le dispositif, déchargeant l’Allemagne d’une partie des soucis de défense : outre la Grande-Bretagne, elle comprendra la Finlande, la Turquie, la Croatie et l’Italie.

 

Limites et organisation du « Grand Reich »

« Un maître-mot : décentralisation »

L’annexion à l’Allemagne des pays scandinaves, hormis la Finlande, se précise de plus en plus. Celles des Flandres et du pays tchèque également. Le sort de la Wallonie et de la Suisse est moins clair. Vers l’est, la frontière envisagée varie au gré des fluctuations militaires, et du même coup la survie et les limites d’un État russe, ainsi que son éventuelle division, restent dans le vague. Les espoirs de paix jouent aussi leur rôle : ils sont à leur zénith dans l’automne 1941, après la conquête de l’Ukraine occidentale, et on voit brièvement apparaître l’idée qu’on pourrait laisser survivre le régime stalinien lui-même, en Sibérie et sur un portion restreinte de son territoire européen antérieur. Ces considérations disparaissent en 1942 car jusqu’à la brusque interruption des notes le 7 septembre il n’est question que de vaincre et non de traiter, tandis que l’espoir d’en finir avant l’hiver s’amenuise.

Quant à l’organisation de ce Reich élargi, le maître-mot en est : « décentralisation ». Les Gauleiters et leur connaissance du terrain sont exaltés, les bureaucraties berlinoises raillées, mais il ne faudrait pas s’y méprendre : si une certaine diversité culturelle est tolérée voire souhaitée, c’est pour mieux assurer l’uniformité politique, garantie par tout ce qui est centralisé en matière d’idéologie, de presse et de formation des cadres. La justice, également, sera guidée nationalement et on suit à la trace le processus qui conduit à la réorganisation du ministère sous la direction d’Otto Thierack. Après avoir égrené des avis sur différents verdicts pendant des mois, Hitler ramasse le tout en un long sermon en présence du nouveau ministre et de son adjoint, dont il vient de signer les nominations, le 20 août.

 

La « Question juive » : points de bascule

« Hitler met l’accent

sur le malheur passé d’Allemands

pour justifier la vengeance en cours »

On peut suivre pas à pas la décision du judéocide au cours de l’automne 1941, par des tirades de plus en plus haineuses et cruelles qui culminent fin octobre - la décision de tuer tous les Juifs qu’on peut atteindre étant probablement signifiée à Himmler par Hitler le 9 novembre. La conférence de Wannsee, le 20 janvier, où la planification se met en place, est saluée par de nouvelles bordées d’insultes antisémites appelant à des mesures radicales, les jours suivants. Ces deux pics ne se renouvelleront pas, ni en mars lorsque commencent les gazages massifs, ni en juin lorsque, après le meurtre de Heydrich à Prague, Himmler donne l’ordre d’accélérer le processus. L’antisémitisme se fait plus diffus et il faut un œil exercé pour entrevoir la conséquence assassine des raisonnements, ainsi le 29 mars lorsque la Hanse est censée avoir représenté un âge d’or des fabrications et du commerce allemands que les Juifs seraient venus gâcher : il faudra remédier à ce désastre… mais la tirade s’achève sur l’affirmation que « la destruction de la Juiverie » est un préalable indispensable. Hitler revient aussi à plusieurs reprises sur le malheur des Allemands contraints, au cours des siècles passés, à l’émigration ; il exagère grandement leur mortalité, notamment pendant le transport, ce qui sonne, aux oreilles initiées, comme une justification de la vengeance en cours.

 

Du rôle de l’État dans le façonnement de la culture

« Pour une décentralisation coordonnée »

La décentralisation culturelle est vantée par le Führer, et les villes grandes ou moyennes encouragées à développer orchestres, théâtres et musées, mais là encore le centre n’abdique pas tous ses pouvoirs, comme en témoignent à Munich la Maison de l’art allemand, ou le projet hitlérien de réduire à deux ou trois le nombre des académies de peinture.

 

Franco, l’Espagne et l’Église catholique

« Il est craint - à tort - un basculement

de l’Espagne dans le camp allié »

Il est très peu question de l’Espagne et de Franco avant juin 1942 et beaucoup, en revanche, à partir de cette date. Cela reflète les inquiétudes de Hitler quant au devenir d’un pays dont la neutralité officielle penchait ouvertement en faveur de l’Axe, mais dont l’évolution de la guerre et la perspective d’une arrivée en force des États-Unis sur le théâtre euro-africain rendent la fidélité incertaine. La bête noire de Hitler est Ramon Serrano Súñer, le ministre des Affaires étrangères, suspecté d’être l’homme de l’Église catholique dans le gouvernement et de préparer un retournement pro-occidental. D’où des propos sévères à l’égard de Franco, qui serait incapable de tenir son monde et son cap. Hitler fait preuve sur ce dossier d’une ignorance étonnante, notamment en ne comprenant pas que l’influence de Serrano est en baisse ; il est d’ailleurs remplacé le 3 septembre 1942 et quitte à jamais la vie politique.

 

Les Églises, le religieux et la spiritualité

« D’après Hitler, son mouvement est « spirituel » ;

il réprouve l’athéisme »

Hitler prétend que son mouvement est « spirituel » et il réprouve l’athéisme. Il emploie souvent des termes qui évoquent un dieu personnel, comme Providence ou Créateur. Il existe donc un au-delà qui intervient dans les affaires humaines, notamment les siennes, en soutenant ses entreprises ou en le laissant commettre des erreurs qui se révèlent salutaires. Mais cet au-delà est inconnaissable, et la bonne attitude, en matière de religion, consiste à rester fidèle aux lois de la nature - celles, surtout, qui établissent l’inégalité des individus et des races.

 

La place des femmes dans le grand dessein national

« Hitler n’est pas pour les enfermer

entre les murs du foyer »

Hitler parle souvent de la mère allemande et exalte son rôle. Celui-ci ne se déroule pas nécessairement dans un cadre familial  : il y a forcément un grand nombre de naissances hors mariage lorsque, pour sa plus grande satisfaction, une unité SS « rafraîchit le sang » dans une région, une situation qu’il évoque le 23 avril et le 12 mai. Cependant les femmes jouent aussi, sans qu’il ait l’air de le regretter, un rôle croissant dans l’économie et il conçoit qu’alors elles fréquentent les cafés toutes seules (entrée du 23 juin 1942). Et s’il déteste les voir se lancer dans des discussions politiques, il tient à ce qu’elles ne soient pas dépolitisées. Il regarde même les membres du Service du travail féminin comme d’utiles vecteurs de la modernité lorsqu’elles vont l’été aider aux travaux des champs et semer le désordre dans les constructions matrimoniales des paysans (21 août 1942) ! Il ne dédaigne pas non plus les coutumes rurales du mariage à l’essai. Si, en raison de leur vocation maternelle, les femmes lui semblent plus faites que les hommes pour les tâches répétitives comme la dactylographie ou l’enseignement primaire, et s’il trouve normal qu’elles se laissent, à 18 ou 20 ans, façonner par un mari « comme de la cire » (entrée du 25 janvier 1942), il ne prône donc pas leur enfermement entre les murs du foyer et exalte même, à titre exceptionnel il est vrai, certaines créatrices comme Leni Riefenstahl ou la peintre Angelica Kaufmann.

 

De certains partenariats... ou le racialisme à géométrie variable

« Un objectif majeur : faire céder l’Angleterre »

Cette question renvoie à ce qu’on disait plus haut sur l’Angleterre, provisoirement traîtresse à la race aryenne. L’Allemagne est obligée de compenser cette défection par un rapprochement croissant avec le Japon d’une part, et le monde musulman de l’autre. D’un côté, un peuple de gens plutôt petits et noirs de poil, aux antipodes de la grandeur et de la blondeur, sans même parler de la couleur de peau qui évoque encore moins les Vikings, de l’autre, carrément, des Sémites, dont les traits se distinguent souvent malaisément de ceux de certains Juifs.

Outre la soif d’alliances, ces rapprochements satisfont le besoin de menacer l’Angleterre, en espérant la faire céder. Par exemple, lorsque retombent les espoirs de paix du côté soviétique avec l’arrêt de l’offensive devant Moscou et le début de la contre-attaque de Joukov, la Providence semble faire un signe de sens contraire avec l’attaque japonaise de Pearl Harbor. Les États-Unis sont encore loin, en effet, de pouvoir menacer l’Europe allemande, tandis que le Japon peut faire très vite très mal à une Grande-Bretagne qui avait dégarni ses défenses du Pacifique pour se concentrer sur l’Allemagne, et au Premier ministre qui avait promu cette aventureuse politique.

Le mois de janvier voit Hitler exprimer de nouveaux espoirs de paix avec Londres et lorsqu’à la fin du mois Churchill revient des États-Unis en ayant consolidé son alliance avec eux, les insultes contre lui ne connaissent plus de frein. Hitler reporte alors ses espoirs sur la chute de Singapour, après laquelle il espère que la menace qui pèse désormais sur l’Inde entraînera enfin, dans la couche dirigeante britannique, le revirement attendu.

Quant aux Arabes, il se hâte lentement de soutenir leurs revendications anti-anglaises, en compromettant les chances de Rommel de prendre l’Egypte par son refus d’attaquer Malte, pivot essentiel des attaques anglaises contre les navires ravitaillant l’Afrika Korps.

 

Le sens donné à son action à la tête de l’Allemagne : considérations messianiques, eschatologiques...

« Hitler se présente comme un Christ...

ou un Antéchrist »

Il n’y a pas, dans la religion nazie, d’eschatologie mais bien plutôt une conception cyclique de l’Histoire : le Reich lui-même est censé durer mille ans et ensuite, advienne que pourra ; même si cela ne figure pas dans les Propos (sans doute parce que l’heure est à se battre dos au mur, en soutenant le moral des troupes, et non à imaginer la fin), on peut ici rappeler le témoignage d’Albert Speer : “Le dessein d’Hitler était de créer des effets temporels et des témoins durables. Il avait coutume de dire que si, dans quelques siècles, son empire s’écroulait, les ruines de nos constructions témoigneraient encore de la force et de la grandeur de notre foi.

Le messianisme, en revanche, est présent d’un bout à l’autre dans le discours hitlérien. Il se présente comme un Christ ou si l’on préfère un Antéchrist, envoyé par la Providence pour sauver une humanité qui courait à l’abîme, tout en dirigeant un pays précis au mieux de ses intérêts égoïstes. Sa phrase la plus claire à cet égard est prononcée le 14 octobre 1941 : « Je ne peux pas dire qu’en ces années de guerre l’idée que je ne suis pas indispensable se soit fortifiée en moi. »

 

Atouts... puis insuffisances de la « race allemande » confrontée à la défaite

« Il faut un recours large à la peine de mort

pour anticiper les conséquences des difficultés

rencontrées sur le front »

Hitler exalte souvent des gens du peuple et notamment des ouvriers, parfois en trichant comme lorsque le 10 mai 1942 il dit avoir admiré, lors du lancement d’un navire, les travailleurs allemands par opposition aux travailleurs étrangers forcés (vraisemblablement surexploités, moins bien alimentés et soignés, etc.). Curieusement il est moins emballé par les paysans, censés, chez bien des auteurs nazis, incarner le meilleur de la race. Le 22 mai 1942, cependant, on le voit diviser la population allemande en trois : une élite de héros, une lie de bons à rien et, entre les deux, une masse flottante. Comme de surcroît les héros, à la guerre, cela meurt, la lie risque de prendre le dessus et d’entraîner la masse. Il faut donc, en prévision d’une crise interne provoquée par des difficultés sur le front, recourir largement à la peine de mort, même pour des délits qui en temps de paix seraient considérés comme mineurs.

 

La postérité et le jugement de l’Histoire

« Sur les moyens employés

pour atteindre ses fins, Hitler se moque éperdument

du jugement de la postérité »

Hitler prétend faire son devoir, notamment en matière répressive, dans un souci exclusif d’efficacité et en se moquant éperdument du jugement de la postérité. Celle-ci, en revanche, est censée apprécier le caractère épique de l’aventure hitlérienne, ainsi que les œuvres d’art de toute nature dont cette période aura permis l’éclosion (comme le dit, par exemple, un propos du 30 mai 1942).

 

P. II - 5 questions, François Delpla...

 

Quelle somme de travail votre édition de ces « propos intimes et politiques » de Hitler a-t-elle nécessité, et comment avez-vous opéré pour mener à bien un tel projet ?

Je connaissais, ou plutôt croyais connaître, l’ouvrage, ce qui permet de gagner un peu de temps ; cependant la traduction m’en a pris plus que prévu, tant celle de Genoud était fallacieuse. Le travail d’écriture proprement dit m’a pris un an et demi. Je me suis efforcé d’éclairer chaque allusion, en mettant à contribution la plus grande partie de ma bibliothèque et les  moteurs de recherche, et en bénéficiant de précieuses collaborations, notamment celle de Michel Schiffers. Mais mes commentaires ne sont qu’un premier défrichage et j’invite l’ensemble des historiens et des passionnés d’histoire à se saisir de cette source.

Vous avez à plusieurs reprises déploré qu’on ait négligé jusqu’à présent cette source précieuse d’informations sur le Troisième Reich et son chef, peut-être en mettant trop l’accent a contrario sur Mein Kampf. Qu’est-ce qu’une analyse sérieuse de ces documents - que vos ouvrages rendent accessibles et mettent bien en perspective - peut apporter à l’historiographie de cette époque à votre avis ?

Il y a dans l’historiographie un serpent de mer appelé le fonctionnalisme, qui consiste à parler le moins possible de Hitler quand on étudie les causes de telle ou telle décision sous le Troisième Reich. L’attribuer au dictateur serait trop facile, ce serait faire fi des causalités multiples, des complexités de l’appareil, de celles de la société etc. Comme tout bon serpent de mer, sa disparition est périodiquement annoncée et il refait toujours surface. J’ai bon espoir que la révélation de ce texte, dans toute sa pureté, contribue à ce qu’on le congédie une fois pour toutes, en mettant enfin Hitler à sa place de chef. Il ne s’agit justement pas de gommer les complexités de l’appareil mais de se souvenir que c’est lui qui l’a créé, et qu’il en use en orfèvre.

Quant à Mein Kampf, c’est un manifeste idéologique doublé d’un livre programmatique voire onirique, dont un quatuor de chercheurs munichois, travaillant à sa réédition, nous a fait toucher du doigt, plus que jamais, le caractère très personnel. Ces Propos mettent en scène une phase de travaux pratiques, en même temps que le rêve refait souvent surface dans toute sa pureté, et prend toute sa place pour guider les actes. Les deux œuvres reposent d’ailleurs sur un même socle, la vision raciste du monde déjà bien formée dans les premiers discours de Hitler, tout au long de l’année 1920. On y trouve la même propension à mettre à toutes les sauces la question juive, qu’il s’agisse de chercher des causes ou des remèdes à l’ensemble des maux dont souffre l’humanité. D’où, sans doute, la fréquence des références à la période d’avant le putsch de 1923, plus qu’à toute autre.

« Grande différence entre ces Propos

et Mein Kampf : ici, Hitler ne cherche plus

à dissimuler le statut d’ennemi majeur

qu’il confère au christianisme »

Le principal écart entre les deux livres tient sans doute à la dissimulation dont Hitler devait faire preuve, dans ses expressions publiques, en matière religieuse. La violence même du discours antisémite dans Mein Kampf a de quoi rassurer les chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants : elle peut faire croire que Hitler ne s’oppose au monothéisme que dans son incarnation juive et promeut, au contraire, sa version chrétienne. À l’approche du pouvoir, du reste, et pendant toute la durée de son gouvernement, Hitler laisse son lieutenant Rosenberg développer des théories païennes, et encaisser les foudres vaticanes ou celles de l’Église confessante, en se tenant en retrait de ces querelles. Or devant son cercle d’intimes, à l’approche d’une victoire espérée, il jette le masque et donne au christianisme un statut d’ennemi principal – une fois les adversaires militaires vaincus ou assagis, et les Juifs anéantis. Il faudra certes doser soigneusement la violence et la souplesse, mais le cap d’une disparition assez rapide du christianisme est clairement indiqué, et son incompatibilité avec le nazisme hautement affirmée.

Qu’avez-vous appris, découvert au cours de la réalisation de ce travail ?

Une bonne partie de ce que je dis plus haut, même si j’ai aussi trouvé des confirmations de découvertes faites auparavant. Par exemple, le vif espoir de paix que Pearl Harbor engendre chez Hitler, en raison du pistolet braqué par le Japon sur le cœur de l’Extrême-Orient britannique, voilà qui ne m’avait jamais effleuré et que seule une fine étude de ses réactions au jour le jour pouvait faire apparaître. Ou encore, l’équilibre subtil entre centralisation et décentralisation dans le mode de gouvernement nazi et l’importance primordiale, dans ce processus, des Gauleiters. J’ai également découvert des personnalités peu connues, dont j’estime que le rôle doit être approfondi de façon urgente, comme Hartmann Lauterbacher, un dirigeant de premier plan de la Jeunesse hitlérienne devenu un pionnier de la Solution finale.

Est-ce que ce travail a contribué à, peut-être, modifier un peu l’image que vous vous êtes forgée de Hitler - et quelle est-elle à ce jour ?

Je pense comprendre un peu mieux comment il arrivait à diriger autant de choses. C’est qu’au fond le nazisme repose sur quelques idées simples, qui se déclinent de mille manières et dont l’application n’a besoin que de quelques impulsions ou inflexions de sa part, tant il dispose de collaborateurs spécialisés dans tel ou tel domaine, qu’il a séduits puis formés et qui lui obéissent aveuglément.

Quels sont vos projets pour la suite ?

Ce travail a interrompu brusquement la rédaction d’un livre intitulé Hitler et Pétain… en même temps qu’il l’a fait souterrainement mûrir. Il est en effet beaucoup question de Vichy dans ces pages, directement ou indirectement, et la place de la France dans la stratégie hitlérienne s’en trouve vivement éclairée.

D’autre part, j’ai depuis vingt-cinq années foncé dans la recherche et l’écriture, sans accorder suffisamment de temps et d’énergie à la diffusion de mes points de vue (même si j’acceptais toute invitation à les exposer). Pendant la rédaction du Hitler et Pétain, et surtout une fois cet ouvrage terminé, j’envisage d’équilibrer davantage la recherche et la pédagogie, les prospections nouvelles et les débats.

 

François Delpla

Crédit photo : Paolo Verzone

 

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30 septembre 2016

« Quelle politique étrangère pour le prochain président américain ? », par Nicole Vilboux

Dans cinq semaines, le peuple américain élira son - ou sa ! - futur(e) Président(e). Les États-Unis constituant, faut-il le rappeler, la première puissance étatique du globe, et sans conteste la plus puissante que celui-ci ait connu au cours de la longue histoire des Hommes, cette élection aura comme chacune des élections américaines depuis au moins un siècle, des répercussions bien au-delà des frontières du pays. Et il semblerait qu’à l’occasion de ce scrutin-ci, la nation américaine, fatiguée des errements et atermoiements d’une politique étrangère qui, depuis quinze ans au moins, l’a conduite à s’engager massivement et en profondeur sur des terres qu’elle comprend mal (Afghanistan, Irak, etc...) et qui ne rentrent pas nécessairement dans le cadre de ses intérêts vitaux, se trouve à la croisée de chemins. Hillary Clinton, l’ex-secrétaire d’État candidate des démocrates, semble prôner la continuation d’un interventionisme affirmé des États-Unis dans les affaires du monde ; Donald Trump, le candidat issu des primaires républicaines, paraît lui tenir un discours qui le rapproche des courants isolationnistes.

Dans ce contexte, j’ai souhaité proposer à Nicole Vilboux, docteur en sciences politiques (Paris I), analyste spécialisée dans la politique de sécurité des États-Unis et les questions stratégiques, chercheur associé à la Fondation pour la Recherche stratégique (FRS) et chargée d’enseignement à l’Institut catholique de Paris, d’écrire pour Paroles d’Actu un article autour de la thématique suivante : « Entre interventionnisme et isolationnisme : perspectives de la politique étrangère, de défense et de sécurité américaine à l’approche des élections de 2016 ». La proposition datait du 30 juin ; son texte, très riche et éclairant sur les grands mouvements de la politique étrangère américaine, m’est parvenu le 26 septembre. Je l’en remercie vivement et recommande également aux lecteurs de lire, outre cette composition, mon interview de Nicole Bacharan (janvier) et celle de Thomas Snegaroff (août). Tout cela pour appréhender peut-être un peu mieux quelques données et enjeux clés de cette élection présidentielle américaine pas tout à fait comme les autres. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Uncle Sam war

Src. de l’illustration : beforeitsnews.com

 

« Entre interventionnisme et isolationnisme :

perspectives de la politique étrangère, de défense

et de sécurité américaines

à l’approche des élections de 2016 »

par Nicole Vilboux, le 26 septembre 2016

Comme lors de chaque élection présidentielle contemporaine aux États-Unis, les observateurs et experts des affaires internationales s’interrogent sur son impact potentiel sur la politique extérieure et de sécurité d’un pays qui demeure la première puissance mondiale. La question se pose d’autant plus lorsque le « sortant » ne se représente pas, ouvrant davantage de perspectives de changement dans les orientations. Les discours de campagne, prises de positions des candidats, comme le choix de leurs conseillers en matière de sécurité, sont donc scrutés avec attention, même s’il est toujours hasardeux d’en déduire la politique qui sera effectivement menée après l’investiture. Les évènements extérieurs et les contraintes intérieures se chargent fréquemment de modifier, plus ou moins significativement, les engagements de campagne. Cette année, l’analyse est en outre compliquée par la difficulté à cerner précisément le positionnement des principaux candidats dans un débat stratégique où les lignes de partage habituelles sont brouillées. Le seul paramètre réellement invariant par rapport aux élections précédentes est l’importance toujours secondaire des questions internationales dans les préoccupations des Américains. Mais c’est probablement leur intérêt de moins en moins grand pour l’implication dans les affaires du monde qui explique qu’une véritable perspective de réorientation de la politique extérieure soit cette fois envisageable.

Les positions des candidats : interventionnisme libéral contre néo-isolationnsime conservateur.

« Hillary Clinton paraît plus encline à appuyer

sa politique sur la force que Barack Obama »

Hillary Clinton se place dans la ligne traditionnelle du Parti démocrate, privilégiant dans son programme de campagne les problèmes intérieurs, économiques et sociaux. Sur les questions extérieures, elle s’inscrit largement dans la vision « internationaliste libérale », majoritaire au sein du parti depuis les années 1990, qui défend une conception de la sécurité fondée sur la promotion de la « démocratie de marché », passant de préférence par la coopération et l’influence mais sans exclure l’intervention directe lorsqu’il s’agit de défendre les valeurs occidentales. À cet égard, le discours de campagne d’Hillary Clinton marque même un retour à l’interventionnisme libéral après une présidence Obama qui s’en est écartée, de par ses réticences à recourir à la force et à se référer aux idéaux américains dans la justification de ses choix stratégiques. Sur ces deux points, la candidate démocrate se démarque du sortant. Tout en restant fidèle au principe d’une action internationale « intelligente » (le « smart power » qu’elle a promu en tant que Secrétaire d’État), combinant la puissance militaire et la diplomatie, elle n’hésite pas à se montrer plus encline à appuyer sa politique sur la force, ce qui lui vaut d’être située parmi les « faucons ». De même, elle insiste sur sa conviction que l’Amérique demeure une nation exceptionnelle, disposant de capacités uniques et inégalées pour être « une force de paix et de progrès » (src. : Time.com) dans le monde. La réaffirmation de ce credo vise autant à contrer le discours de Donald Trump, qu’à prendre ses distances avec un Président accusé par les conservateurs d’avoir nié l’exceptionnalisme américain.

Le positionnement d’Hillary Clinton tend ainsi à la rapprocher des centristes républicains, quitte à dérouter une partie de son électorat (notamment les partisans de Bernie Sanders, à l’aile gauche du parti) aussi bien que certains experts libéraux qui s’emploient à relativiser les tendances interventionnistes (src. : Brookings.edu) que lui prête la majorité des observateurs. Toutefois, cela correspond à une volonté d’affirmer sa posture présidentielle (voir infra) et ce n’est pas une véritable rupture, ni avec la ligne majoritaire, ni avec les campagnes précédentes (comme celle de John Kerry en 2004).

« Donald Trump renvoie dos à dos les visions

internationalistes libérale et néo-conservatrice »

A l’inverse, la posture adoptée par le candidat républicain constitue une remise en cause notable de la ligne traditionnelle du parti en matière de politique extérieure. Lorsqu’il s’efforce de présenter un discours contruit sur ce sujet (src. : NYTimes.com), il emprunte de nombreux arguments au courant généralement qualifié de « néo-isolationniste », préconisant une réduction des engagements coûteux des États-Unis (en particulier des alliances de défense) pour le maintien de la sécurité internationale, afin de se recentrer sur l’entretien de leur prospérité (éventuellement par le recours au protectionnisme). Il peut adopter un style étonnamment réaliste, pour expliquer que sa politique destinée à placer « l’Amérique en premier » (America First policy) visera à « créer de la stabilité dans le monde ». De même lorsqu’il souligne que la prudence et la retenue sont des vertus naturelles d’une superpuissance, la formule pourrait venir d’un discours du « pragmatique » Barack Obama. Donald Trump affirme en outre rejeter les politiques interventionnistes qui prétendent diffuser par la force des valeurs « dont tout le monde ne veut pas ». Il renvoie ainsi dos à dos les visions internationalistes libérale et néo-conservatrice, qui ont abouti selon lui à semer le chaos de l’Irak à la Libye et à permettre le développement de « l’islamisme radical ».

Même si ses positions sont loin de constituer un argumentaire cohérent, l’investiture de Donald Trump a porté au premier plan les idées d’un courant néo-isolationniste qui avait été marginalisé chez les Républicains après la défaite de Taft face à Eisenhower lors des primaires de 1952. Même à l’issue de la Guerre froide, les partisans du repli n’étaient pas parvenus à modifier leur image de « paléo-conservateurs », incapables de comprendre qu’il n’y a pas d’alternative au leadership américain. Ressucitée par le mouvement du Tea Party, en réaction aux excès de la politique de George W. Bush, cette tendance a su profiter de l’éclatement du consensus interne (src. : NationalInterest.org), qui voit la coexistence plus ou moins pacifique de quatre groupes représentant l’ensemble du spectre des  idées : depuis les « hégémonistes » à tendance messianique (les fameux « néo-conservateurs »), jusqu’aux néo-isolationnistes, en passant par les hégémonistes « classiques » (pour qui la suprématie est nécessaire à la préservation des intérêts) et les internationalistes « réalistes » (qui privilégient une utilisation prudente de la puissance). Alors que ces deux courants étaient dominants durant la Guerre froide, leur influence n’a cessé de décliner depuis, laissant s’affronter les deux tendances les plus opposées au sein du parti, représentées lors des primaires par Marco Rubio d’un côté et Donald Trump de l’autre.

« Les positions de Trump sur la politique étrangère,

son comportement lui ont aliéné

de larges fractions de la "communauté

stratégique" conservatrice »

Bien qu’il l’ait emporté, les divisions internes sur la posture internationale comme sur des questions intérieures, l’empêchent de bénéficier du soutien massif des républicains. Sa conception de la politique extérieure lui a certes aliéné une large fraction de la « communauté stratégique » conservatrice, dont une partie n’a pas hésité à se rallier à Hillary Clinton. Mais c’est plus encore son discours simpliste et son comportement erratique qui le discréditent auprès des experts.

Un débat centré sur les compétences du prochain Commandant en chef.

Pour Max Boot (src. : ForeignPolicy.com), Donald Trump n’est qu’un « démagogue », dont la vulgarité, l’ignorance et « l’admiration pour les dictateurs » représentent un véritable risque, car ce genre d’individus « a tendance à agir une fois en fonction comme il l’a annoncé lors de la campagne ». Or, l’essentiel de ses discours en matière politique de sécurité se compose effectivement de prises de position péremptoires, à forte dimension émotionnelle ou morale, et de propositions de solutions simples et radicales à des problèmes compliqués. Donald Trump annonce ainsi que sous son mandat, la « domination militaire » américaine sera « incontestée », qu’il sera « absolument possible » d’apaiser les tensions avec la Russie et de faire de la Chine « un meilleur ami », sans préciser par quels moyens il y parviendra. De même il affirme avoir « un plan » pour vaincre Daech rapidement, dont il refuse toutefois de préciser le contenu, afin de conserver l’avantage de la surprise sur l’adversaire.

S’il n’est pas le premier candidat à manifester une certaine méconnaissance des dossiers internationaux (on peut songer à Ronald Reagan ou George W. Bush chez les républicains contemporains), il est le seul à compter ouvertement sur son « sens des affaires » et son « très bon cerveau » (src. : Politico.com) pour compenser cette faiblesse. Loin de chercher à rassembler une équipe de conseillers susceptible de donner de la substance à son programme de politique extérieure, il adopte une attitude typiquement populiste : il marque sa préférence pour des personnes apportant « des approches et des idées pratiques » plutôt que les spécialistes ayant « de parfaits CV », qui « paraissent bien » dans le New York Times, mais « ne savent franchement pas ce qu’ils font ». Il affirme donc vouloir renouveler les responsables des questions internationales et de sécurité dans une « administration Trump », allant jusqu’à suggérer des changements (en réalité difficilement envisageables) au sein de la hiérarchie militaire, déconsidérée sous la présidence Obama. Toutefois, les quelques experts civils et militaires qui se présentent actuellement comme ses conseillers sont loin de constituer « du sang neuf », ou d’offrir une perspective politique cohérente.

« En s’attaquant au jugement des "experts",

Trump surfe sur le rejet d’un establishment auquel

on associe Clinton ; ce rejet est fortement

perceptible dans l’opinion »

En mettant en cause le jugement des experts, Donald Trump va dans le sens du rejet de l’establishment, fortement perceptible dans l’électorat républicain comme démocrate, et qui joue en défaveur de la candidate démocrate. Il peut reprocher à Hillary Clinton d’être en partie responsable du « désastre complet » qu’est la politique extérieure de l’administration Obama. Mais bien que de nombreux conservateurs partagent ce point de vue (src. : NationalReview.com), elle a réussi à se faire reconnaître par une partie significative d’entre eux comme plus compétente et raisonnable que le candidat républicain. Une majorité d’Américains considère qu’elle est « la personne la mieux préparée à devenir Président », pour reprendre la formule de Madeleine Albright (l’ex-secrétaire d’État durant le second mandat de Bill Clinton, entre 1997 et 2001, ndlr). Ses discours de campagne mettent l’accent sur l’importance du tempérament et des qualifications des candidats qui sont appelé à exercer les responsabilités de « Commandant en chef ». Ce sujet est important dans la mesure où les États-Unis sont toujours en guerre et le resteront certainement pour la durée du prochain mandat. Les républicains bénéficient généralement d’une plus grande confiance de l’électorat lorsqu’il s’agit d’entretenir la puissance militaire et de l’utiliser.

Mais Hillary Clinton s’emploie à changer les perceptions classiques, d’une part en exposant sa maîtrise des dossiers, qu’il s’agisse de la guerre en Syrie ou de la prise en charge des vétérans. Appuyée sur un réseau d’experts (src. : ForeignPolicy.com) qui couvre pratiquement tous les centres de recherche de tendance libérale, elle manifeste également son intention de dépasser le clivage partisan en réunissant des personnalités conservatrices et démocrates pour réfléchir aux enjeux. Elle a ainsi organisé en septembre une journée d’étude consacrée à la stratégie de lutte contre le terrorisme, à laquelle participait une quinzaine d’experts  : diplomates, militaires comme le général Petraeus ; anciens responsables politiques comme Janet Napolitano. Son site de campagne explique qu’elle entend être prête dès le premier jour de son mandat à traiter un problème de sécurité majeur. Elle souligne d’autre part l’expérience acquise en tant que sénatrice (membre de la commission des Forces armées) et surtout secrétaire d’État (de 2009 à 2013), rappelant qu’elle a été dans la « Situation Room » aux côtés du Président Obama lorsqu’il a eu à prendre des décisions cruciales, telles que l’élimination de terroristes.

« L’expérience de Clinton ne semble pas suffire

à lui conférer un avantage décisif

auprès de l’opinion »

Malgré le contraste évident avec l’inexpérience politique, et plus encore internationale, de son adversaire républicain, Hillary Clinton ne réussit pas à s’imposer auprès de l’électorat comme le meilleur « commandant en chef » potentiel. Une enquête (src. : TheHill.com) effectuée en septembre montre qu’elle est jugée légèrement plus compétente que son concurrent par une majorité de la population générale, mais que l’opinion est inverse dans la communauté militaire (incluant les personnels d’active et les vétérans). En fait, ceux-ci préfèrent à 37% le candidat du mouvement libertaire, Gary Johnson, suivi par Donald Trump (30%), puis Hillary Clinton (24%). Les sondages montrent surtout que le débat sur les qualifications en matière de sécurité nationale a conduit les Américains à douter des deux adversaires. Pour des raisons différentes, leur personnalité suscite autant de méfiance chez une grande partie des électeurs et la différence d’expérience politique ne suffit pas à donner l’avantage à Hillary Clinton.

Un contexte favorable à la révision des orientations stratégiques internationalistes.

La place secondaire des enjeux internationaux dans les préoccupations des Américains peut expliquer que le positionnement internationaliste d’Hillary Clinton ne lui serve pas. Même si les attaques terroristes aux États-Unis (San Bernardino en décembre, New-York en septembre) ou en Europe contribuent à placer épisodiquement le terrorisme en tête des enjeux électoraux, l’ordre des priorités redevient vite classique. L’économie reste le problème privilégié pour 35% des Américains (src. : Gallup.com) en août, la sécurité nationale n’étant une préoccupation que pour 7% des personnes sondées par Gallup. Parmi les sujets internationaux, le terrorisme est le plus important, les autres aspects de la politique extérieure étant ignorés.

Ce manque d’intérêt est habituel, mais il est renforcé par l’évolution de la perception du rôle que les Etats-Unis devraient tenir dans le monde, dans la mesure où une majorité d’Américains estime depuis 2013 qu’ils devraient se concentrer sur leurs problèmes (src. : People-Press.org) et laisser les autres pays gérer les leurs. En fait, Stephen Walt relève dans un article de septembre (src. : ForeignPolicy.com), que depuis la fin de la Guerre froide, les Américains ont constamment élu des présidents qui promettaient une politique extérieure modérée, un engagement limité et une restauration des bases intérieures de la puissance. Chaque campagne, de Bill Clinton jusqu’à Barack Obama, s’est faite sur le rejet d’une implication excessive de l’administration précédente dans les affaires du monde. Mais aucun président n’est parvenu à modifier réellement la ligne internationaliste que suit le pays depuis les années 1950.

« Dans un sondage paru au printemps 2016,

70% des personnes interrogées souhaitaient

un recentrage sur les affaires intérieures »

Avec encore 70% des personnes interrogées au printemps 2016 qui souhaitent un recentrage sur les affaires intérieures, il n’est pas étonnant que les deux candidats se fixent comme priorité la restauration des bases de la puissance, même s’ils envisagent des manières différentes d’y parvenir. Pour Hillary Clinton, cela doit néanmoins servir à soutenir le leadership indispensable des États-Unis sur la scène internationale, ce qui revient à poursuivre la ligne internationaliste traditionnelle. Pour son adversaire, la restauration de la puissance, économique et militaire, semble être une fin en soi, dans la mesure où il est difficile de savoir comment il l’utilisera. Les tendances « néo-isolationnistes » de son discours ouvrent la perspective d’un désengagement correspondant aux aspirations d’un nombre croissant d’Américains, comme en témoigne le score honorable du candidat libertarien dans les sondages. Mais la plupart des prises de position de Donald Trump permettent de douter de son aptitude à mener une politique de repli réaliste, de type « jeffersonien ». Il s’agirait plutôt d’une forme de la tradition nationaliste « jacksonienne » (src. : The-American-Interest.com), décrite par Walter Russell Mead, fondée sur le rejet des contraintes et institutions internationales au profit d’une défense sourcilleuse des intérêts souverains, appuyée par l’entretien d’une suprématie militaire « indiscutée ». Cette option ne serait probablement pas celle que souhaite la majorité des électeurs, mais elle constituerait effectivement une rupture d’envergure dans la politique extérieure des États-Unis.

 

Nicole Vilboux

 

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26 septembre 2016

Le FCGB : club de sport et de coeur (35 ans)

Lorsque j’ai publié, le 2 août, l’article construit autour de mon interview de Lucas Fernandez, de sa passion de la boxe et du club fondé par son grand-père, je ne pensais pas forcément en publier un autre autour de ce même thème, en tout cas pas tout de suite. Et puis, j’ai continué à échanger un peu autour du club et de la boxe avec les personnes qui avaient répondu à mes questions pour cet article, et avec d’autres, qui ont réagi à celui-ci. Je me suis intéressé encore un peu plus à la boxe, univers qui il y a quelques mois m’était totalement inconnu ; je me suis intéressé surtout à ce club, le Full Contact Gym Boxe de Vienne (Isère), parce que son histoire, parce que l’atmosphère et les bonnes ondes qu’il dégage, m’ont touché.

Le club célébrera ses 35 ans à la fin de la semaine ; cet article se veut un hommage assumé et appuyé à une belle aventure sportive et humaine, débutée en 1981 et qui, par bonheur, perdure encore. J’ai souhaité inviter quatre membres bien identifiés du club, sa présidente Véronique Arnaud, l’entraîneur-manager Olivier Perrotin, l’entraîneur Anthony Gonzalez, ainsi que le jeune boxeur Valentin Armada, à évoquer pour Paroles d’Actu cette histoire à travers, pour chacun, leur aventure personnelle. Je remercie chacun d’entre eux de la bienveillance que tous m’ont témoignée et pour la force de leurs témoignages. Des remerciements tout particuliers à Véronique Arnaud et à Olivier Perrotin, qui ont accepté de partager pour cet article quelques unes de leurs photos d’archives.

FCGB

Photo prise par votre serviteur, le 28 septembre 2016...

Cet article, c’est aussi, dans l’esprit, un hommage par l’exemple à toutes ces associations, à tous ces bénévoles qui, parfois dans la difficulté, mais toujours avec enthousiasme, œuvrent au mieux-vivre collectif. Je le spécial-dédicace à Carlos Fernandez, le fondateur du club : ces témoignages étaient appelés à être particulièrement concentrés sur sa personne, et aucun des contributeurs n’a eu à se forcer pour le faire tant il est respecté et semble dégager du positif ; spécial-dédicace également pour son petit-fils Lucas, sans qui je n’aurais sans doute jamais entendu parler du FCGB - et donc jamais élaboré ces deux articles qui se complètent l’un-l’autre.

La conception de cet article m’a pris beaucoup de temps. Il est long, pas forcément évident à lire ; l’exercice est exigeant, à voir plutôt comme un mini-livre, mais je crois que chacun de ses éléments, chacun des témoignages qui le composent en valent la peine, vraiment. Cet article est je crois, pour avoir expérimenté la chose en le composant, de ces lectures dont on ne sort pas tout à fait indemme. Du fond du cœur, je m’associe pleinement à tous les bons vœux pour l’avenir du club. Et je remercie encore Véronique de Villèle pour le geste d’amitié qu’elle avait accepté de faire pour le FCGB lors du premier article. Voilà... j’arrête de parler pour ne rien dire. La parole à quelques membres remarquables du FCGB, « club de sport et de cœur ». Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Le FCGB : club de sport

et de cœur

Paroles de passionnés - Article 35ème anniversaire

 

Partie I: le texte d’Olivier Perrotin

recueilli le 19 septembre 2016

Carlos et Olivier 

Photo sélectionnée/commentée par V. Arnaud : « Carlos et Olivier, pour la promotion

du premier livre d’Olivier, Drôle d’endroit pour un ring, en 2014. »

Carlos, on l’aime ou on le déteste, mais il laisse rarement indifférent. Homme de convictions, ami fidèle, c’est un chef de bande, un combattant hors pair. Bien sûr, il n’est pas exempt de défauts et de contradictions, ce n’est qu’un être humain, mais dans ce qui lui sert de passion, c’est une pointure.

Précurseur : Il a amené la gym tonic, le full-contact et la muay-thaï (boxe thaïlandaise, ndlr) dans le Nord-Isère et a organisé les premiers combats de free-fight...

L’enseignement des sports de combat : Il a formé 97 champions de France dans les trois disciplines enseignées, 7 champions d’Europe, 2 champions du monde, une foison de médaillés en championnats internationaux et deux des boxeurs qu’il a encadrés ont participé aux Jeux olympiques (Sydney en 2000 et Rio en 2016). Pas mal pour un petit club de province... Mais, surtout, le quadragénaire, le petit de neuf ans, ou la jeune fille de vingt ans, tous et toutes sont importants à ses yeux. Chacun l’est autant que le champion d’Europe.

L’organisation : 111 événements de boxe (tous styles), mais également des concours de bodybuilding, des kermesses, des soirées, des trophées, des barbecues, des anniversaires, et j’en passe et en oublie... c’est son truc, il adore.

 

Barbecue 

Photo s./c. par O. Perrotin : « Juillet 2015, événement phare de la vie du club,

le barbecue de fin de saison où les adhérents, leurs familles et les amis se retrouvent.

Ici en cuistot, Carlos avec le mari d’Annette. Annette qui, hélas, est décédée cet été... »

 

L’amitié : C’est le ciment de son engagement... Créer, autour d’une passion commune, un groupe composé de personnalités aussi diverses que variés qui ont participé à l’aventure et qui se retrouvent régulièrement.

Les voyages : Un sac et un billet d’avion ou de train et le voilà parti, avec Véro, parcourir le monde en bon globe-trotter qui se respecte.

« Carlos m’a appris que tout est possible...

il suffit de s’en donner les moyens. »

Carlos, qui, derrière une façade insondable cache un cœur d’or et un véritable amour de son prochain, qu’il ne sait - ou ne veut - pas exprimer, m’a appris que tout est possible, il suffit de s’en donner les moyens.

 

*     *     *

 

Quelques photos...

 

Marvin Falck

Photo s./c. par V. Arnaud : « Marvin Falck (droite) lors d’un gala

de boxe à Saint-Romain-en-Gal, novembre 2012. »

 

Paul Omba Biongolo

Photo s./c. par V. Arnaud : « Novembre 2003. Combat du boxeur viennois Paul Omba Biongolo,

qui a quitté le club l’an dernier. Il a participé cette année aux J.O. de Rio

mais a été éliminé au premier tour ; il avait pourtant des chances de médaille. »

Crédit photo : Mohamed Laroui.

 

Muay-thaï

Photo s./c. par O. Perrotin : « 2011, lors de la rencontre France-Thaïlande que Carlos a organisée

à Vienne... Des boxeurs du club évoluent en muay-thaï,

Carlos a voulu les récompenser de leurs bons résultats. »

 

Lucas Fernandez (Vienne) vs Mayoud Bengou (La Cotonne)

Photo s./c. par V. Arnaud : « Novembre 2013. Combat entre Lucas Fernandez

(Vienne, à droite) et Mayoud Bengou (La Cotonne). »

 

Combat féminin

Photo s./c. par V. Arnaud : « Combat féminin lors d’un gala à Saint-Romain-en-Gal. »

 

Marvin Falck et Olivier Perrotin

Photo s./c. par V. Arnaud : « Olivier et Marvin Falck lors du dernier gala de boxe organisé

par le FCGB à Saint-Romain-en-Gal, en novembre 2013. » Crédit photo : Mohamed Laroui.

 

*     *     *

 

Partie II: l’interview de Valentin Armada

réalisée le 24 septembre 2016

Valentin avec Olivier 

« Avec Olivier. Mes premiers combats. »

 

Tu te présentes ? Tu racontes ta « rencontre » avec le FCGB ?

(...) Je m’appelle Valentin Armada, j’ai eu 18 ans le 15 septembre. Inscrit à l’institution Saint-Charles à Vienne lors de mes années de lycéen, je viens d’obtenir mon Bac S. J’habite pour ma part à Ternay, un petit village tranquille à coté de Vienne.

J’ai commencé à entrer dans l’univers du FCGB en 6ème. Avant, je faisais pas mal de sports différents (judos, escalade, plongée, gym, etc...), toujours des sports assez solo - j’y reviendrai - parce qu’étant assez craintif et timide quand j’étais petit, je n’aimais pas l’ambiance des sports collectifs. Je n’ai jamais voulu faire de foot, ça avait d’ailleurs « surpris » certains. J’aimais y jouer avec des potes, au « city » ou en récré, pour le fun mais jamais en tant que « sport ». Je n’ai jamais adhéré à l’atmosphère des terrains de foot, et je la connais bien, de près, puisque mon grand-frère a joué en CFA1.

En 6ème, donc, mon père, qui a toujours fait beaucoup de sport de combat, m’a proposé de le suivre au FCGB, où il s’était inscrit. Il y avait « l’école de boxe » avec des jeunes de mon âge, j’ai dit, pourquoi ne pas essayer ! J’avais pas peur de la « bagarre » puisqu’avec mon frère on se tapait dessus très souvent, et ça ma mère, ça la rendait folle...

J’y suis donc allé, une première fois. J’y ai été très bien accueilli, par des ados de mon âge, qui sont aujourd’hui devenus de très, très bons amis (je peux citer Quentin, Lucas, David, Mickaël, Romain, Angelo, Léon, Gabin... et plein d’autres auxquels je pense, mais je peux pas vous citer tous les amis !).

Voilà en tout cas comment l’aventure FCGB a commencé... sur un coup de tête.

Tes premiers pas ?

Mes premiers pas, ou plutôt, mes premiers coups !

À chaque début d’entraînement, on a trois rounds de 3 minutes de corde à sauter. Je me souviens encore de mes premiers sauts à la corde... un désastre ! Mais la corde, c’est comme le vélo : une fois qu’on l’a, on ne le perd pas. Alors, maintenant, je sais faire ! Dans tous les cas, je n’avais pas le choix : je devais savoir faire. Le chef, Carlos, l’avait ordonné. Pour les passages de ceinture, on devait savoir sauter à la corde 3 minutes sans arrochage, en gros sans s’arrêter. Donc on était obligé de savoir faire. Il faut savoir au passage que la corde est très importante en boxe (pour les appuis, le cardio, etc...).

Je me souviens aussi des premières compétitions. À chaque fois, on arrivait à sept, huit boxeurs, mais surtout potes. Quand un pote à nous passait sur le ring, on était tous autour pour faire un max de bruit et l’encourager ! C’est bien de savoir qu’on est entouré, mais il faut toujours garder la tête sur les épaules, et surtout ne pas s’enflammer. On n’arrêtait pas d’embêter Olivier, qui est assez strict sur la nourriture : alors qu’il nous voyait avec un verre de Coca, on le chambrait en lui répétant ce qu’il nous disait au club : « Un verre de Coca, c’est 20 minutes de vélo ! ».

Les compétitions avec « l’Équipe » - je nous appelais comme ça -, c’était plus une sortie scolaire, ou une colonie ! Je me souviens encore de ce moment où mon pote Mickaël Barbe n’était pas au poids et devait perdre un kilo. Je mangeais mes pâtes devant lui, alors qu’il était en train de suer à la corde pour perdre son kilo ! Ou encore de ces combats où, avec David D., on encourageait des personnes qu’on ne connaissait pas !

Ma première compétition, c’était à Saint-Chamond. Je combattais hors catégorie. Le mec était plus vieux, plus lourd que moi... mais j’ai gagné. Comme m’avait dit Carlos, « qu’il soit blanc/noir/gris/jaune, grand/petit/gros/maigre, on s’en fout ! ». Et c’est vrai que ce ne sont pas les plus gros/grands/musclés qui sont forcément les plus méchants.

Donc, pour en revenir à ce premier combat, j’ai suivi les conseils de Carlos, ceux d’Anthony et de Kamel sur le ring. Quand j’étais petit, je stressais énormément, sur le trajet. On faisait souvent des compétitions à Saint-Étienne, et quand sur l’autoroute, je voyais le panneau « Saint-Étienne », parfois je crois que je pouvais être prêt à tout pour faire demi-tour ! Je voulais pas y aller, j’avais mal au ventre. Mais une fois arrivé autour du ring ou dans la salle, je sais que je transformais ce stress en niaque et en motivation. Ce qui m’a servi y compris dans la vie de tous les jours, pour passer des oraux, des épreuves pour le brevet/Bac, ou actuellement, en médecine.

Voilà un peu, quelques mots de mes premiers pas au FCGB, sur tous les passages cités, on avait entre 10 et 14 ans !

L'équipe

« L’équipe, comme je nous appelais ! L’école de boxe, une bonne bande de potes ! »

Quelques expériences marquantes ?

Mes expériences... il y en a beaucoup, puisque chaque jour on apprend quelque chose, au club. C’est bien plus qu’un club de boxe : on n’apprend pas seulement la boxe, on apprend aussi la vie !

« Perso, j’adorais boxer avec un public contre moi »

L’expérience des compétitions, je l’ai un peu abordée avant. On évolue beaucoup en faisant des compétitions. C’est pas comme au club ! On nous change d’environnement, on boxe contre des personnes qu’on ne connaît pas, avec un public, qui est avec ou qui est contre nous ! Perso, j’adorais boxer avec un public contre moi. J’avais ma façon de boxer bien à moi, qui était de légèrement et gentiment narguer mon adversaire, avec des sourires ou des clins d’oeil. Et quelques petits pas de danse ! D’ailleurs, la boxe est une danse avec du contact.

Je me souviens de ma deuxième finale inter-régions BEA (boxe éducative, ndlr), pour me qualifier au championnat de France BEA (la deuxième fois). Je crois que ça a été le combat le plus chaud. J’étais le dernier combat de la journée, alors tout le public était venu autour du ring. Et comme à mon attente, ils étaient contre moi ! Alors bien sûr, mon sourire était beaucoup plus claquant, pour le partager avec tout ce public « hostile ». Je souriais deux fois plus, et je narguais mon adversaire encore plus ! Bien évidemment, je restais concentré, et je faisais mon job qui était de « marquer le plus de points pour gagner ». Mais j’adorais entendre tous ces gens crier leur haine contre moi, et voir l’adversaire s’énerver, et donc perdre tous ses moyens ! Puis, quand je suis sorti du ring, j’étais avec Anthony, et mon père je crois, c’était chaud ! Tout le monde était là, je passais entre les gens, je sentais leurs regards sur moi. J’adorais ce sentiment de jalousie que je sentais sur moi. Je me souviens d’ailleurs de deux filles qui, dans un langage très... familier que je ne rapporterai pas ici, m’avaient dit : « C’est notre pote qui devait gagner, il est plus fort que toi en vrai ! ». La démonstration s’est faite sur le ring, j’ai gagné, à l’unanimité.

Une autre expérience, hors ring. Le FCGB, c’est une famille, et donc, parfois, on fait des restaurants tous ensemble, et même des sorties nocturnes. Cette année, après les vœux du club à la mairie de Vienne pour la nouvelle année, on est allés en boîte de nuit avec plusieurs personnes du club. Des adhérents de tous âges. Du haut de mes 17 ans j’étais le plus jeune, les autres étaient tous adultes. On avait pris deux-trois bouteilles... parce que même si on est sportifs, on est fêtards ! Et j’ai passé une superbe soirée avec notamment mon prof, Anthony, qui était de repos ce soir-là et a pu venir avec nous. Jérémy, le prof de MMA, qui était le DJ de la boîte de nuit, avait mixé ce soir-là. Moi, comme à mon habitude légèrement alcoolisé, je lui ai raconté tout plein de bêtises comme s’il était mon meilleur pote d’enfance ! Comme quoi, même avec plus de vingt ans d’écart, on peut avoir une forte amitié !

À l’instant, je pense à une autre anecdote. J’en rigole encore, et je pense que ceux qui l’ont vécue et qui liront ce paragraphe en riront encore ! C’était à la remise des trophées de la ville de Vienne. Quentin Drevon et moi étions invités pour nos titres de champions de France. D’autres prix étaient remis à des gens de notre club, notamment à un ancien du club, qui était félicité pour un titre qu’il avait eu un bout de temps avant et qui n’avait pu être présent ce jour-là. Olivier a donc demandé à Quentin d’aller chercher la coupe pour l’absent. Au micro, vient le nom de cette personne (dont j’ai oublié le nom, je m’en excuse). Quentin, comme à son habitude, très droit et sérieux, était déjà présent sur l’estrade pour aller récupérer le trophée. Malheureusement, la personne au micro ne s’était pas rendu compte que Quentin (17 ans, je précise pour la suite) n’était pas la personne en question, qu’il était juste venu récupérer le trophée à sa place. La présentation qui était faite du boxeur ne collait d’ailleurs pas avec Quentin, puisqu’on parlait alors d’un adulte ancien boxeur, etc... Finalement, tout le monde a applaudi et clamé le nom de Quentin pour son titre... vieux de plus de 40 ans ! Alors, évidemment, avec Romain, Olivier, Anthony, on était explosés de rire, et on applaudissait aussi fort que possible. Et le plus drôle a été la réaction de mon pote Quentin, comme je l’ai dit toujours sérieux dans n’importe quelle situation, et qui a su rester aussi « normal » que possible : il a remercié le public d’un signe de main ! Le geste de trop, ça a dû nous prendre 25 minutes, avant qu’on récupère nos esprits !

Voilà quelques unes des anecdotes que j’ai pu vivre... on peut le voir, le FCGB n’est pas seulement un club de sport où l’on apprend la boxe. On rit, on fait d’autres choses, pas « seulement » de la boxe. À chacune de mes expériences, j’ai appris quelque chose. J’ai appris à garder mon calme dans lors de combats chauds ou dans d’autres situations. J’ai appris à ne pas avoir peur de quelqu’un parce qu’il est musclé, etc... À ne pas me fier aux apparences, et ça, on l’apprend en compétition, ou lors des « assauts » du vendredi.

Un exemple simple : mon ami Marvin Falck. Au premier abord, on peut se dire, « lui il fait de la boxe » ? Pas très grand, des petites lunettes fines qui vont bien avec ses jolis cheveux soyeux (je le taquine sur la description !), 60 kg, etc... pas vraiment l’image du boxeur à la Mike Tyson ! Eh bien, je l’ai vu coucher des mecs que, moi, je ne peux regarder qu’en levant la tête ! Son palmarès : champion d’Europe en full, médaille de bronze en coupe du Monde Wako, champion de France...

Une autre chose que j’ai apprise, notamment grâce, ou à cause des compétitions... c’est que, partout, il y a des gens malhonnêtes ! J’ai vu des combats avec des décisions plus que douteuses. J’ai déjà jugé et arbitré des combats de boxe, donc quand je regarde un combat, c’est différent par rapport à une personne qui ne connaît pas le système de pointage, et plus encore la boxe. On se rend compte que même pour un sport où, à mon niveau, il n’y a pas ces questions d’argent, de sponsors, etc... qu’on pourrait trouver en boxe pro, certains sont prêts à tout, mais pas dans l’esprit du club et encore moins celui du FCGB ! Une victoire ça se mérite, ça ne s’achète pas ! Phrase que je pourrais recycler pour la Ligue 1 (petite pique au passage !).

Tes grands moments ?

Le plus grand, je pense, ça a été mon titre de champion de France BEA en 2013, j’avais 14 ans. Avec Quentin, lui aussi devenu champion de France, et il le méritait, et également Axelle !

Valentin championnat 2013

« 2013. Premier championnat de France. »

Ce moment où tu montes sur la première marche du podium, où tu regardes les autres et où tu te dis, « C’est moi le chef maintenant ! et je le resterai ! ». C’est un peu la récompense ultime. Tu t’entraînes tout une année, tu fais attention à ce que tu manges pour être au poids, tu t’entraînes sérieusement et très souvent, pour arriver à l’objectif que tu t’es donné, et tu y arrives ! C’est juste magique. Et plus magique encore de se dire que toi, petit de 14 ans, tout tranquille, même un peu timide, au collège dans un petit village de campagne, tu arrives à être champion de France ! Pour certains, c’est pas grand chose mais pour moi, quand même ! Ce titre m’a ouvert les yeux sur le fait que la boxe m’a fait devenir compétiteur, y compris dans la vie de tous les jours, avec à chaque fois des objectifs à atteindre. J’ai été heureux de partager cette médaille avec mon pote Quentin, je lui envoie un petit clin d’œil ! Après, le plus dur, comme nous le répète Carlos depuis tout petits, c’est pas d’être champion mais de le rester. Et c’est vrai, parce que l’année d’après, quand tu retournes faire les compétitions, les gens de la boxe - un petit cercle de mecs qui se connaissent tous au moins de vue - savent qui tu es, comment tu t’appelles, et ce que tu as gagné ! Donc, tous ces autres boxeurs s’entraînent pour une chose : te battre. Toi.

Donc, l’année d’après, je me suis entraîné encore plus dur, et j’y suis retourné avec Anthony, mon coach, et Gabin, un autre boxeur, pour cette fois me prouver que je pouvais garder mon titre et que tous ces boxeurs ne s’étaient pas assez entraînés pour me battre. Gabin a eu la médaille de bronze ! Il s’était battu pour cette troisième place, super classement donc. Quant à moi, j’ai réussi à garder mon titre !

Ensuite, à 16 ans, je suis passé en Amateur, et là ça a changé ! Tu t’entraînes avec les adultes, le KO est autorisé. Les entraînements, c’est pas les mêmes : ça tape fort, tu fais des assauts contre des personnes de 25 ans, qui eux ont de la vraie force, une force d’adulte quoi ! Et tu comprends vite que maintenant, ça rigole plus. C’est là que le mental s’est encore plus forgé. Avant, j’avais déjà la niaque et l’envie de me dépasser et de gagner... mais là c’était toujours plus dur... Je me souviens, les mercredis soirs, c’était l’entraînement le plus dur. On faisait des accélérations sur les sacs pendant plusieurs rounds. Des minutes interminables où tu tapes sans réfléchir, toujours plus vite, toujours plus fort, et sans jamais abandonner...

« Le mental, c’est savoir dire "non" à ses désirs »

Tu as toujours, dans ta tête, cette petite voix qui te dit, « Arrête, t’as mal au bras, pourquoi tu fais ça... arrête toi 5 minutes, tu continueras après... », etc... Et là tu te dis, « Ta gueule ! ». Tu arrêtes d’écouter cette voix. Tu boxes, tu boxes encore et toujours. Et le mental, je pense que c’est ça : savoir dire non à ses désirs. Tu veux atteindre ton objectif, eh bien, il faut passer par des moments durs, difficiles, et pas souvent drôles. Mais quand tu as fini, quand tu as dépassé ce moment dur, tu es plus qu’heureux, et soulagé. Et la fois d’après, tu pourras te dire, « Je l’ai réussi la semaine dernière, alors cette fois je vais y arriver, et même mieux ! ».

Un autre moment, c’est le samedi matin, à la course ! Notre cher Olivier adore nous concocter des entraînements de course, comment dire... durs et épuisants ! C’est sûrement pour ça que certains nouveaux n’osent pas venir ou revenir. Petit clin d’œil à Olivier. Mais je rassure tout le monde : les entraînements sont faisables, et ils s’adaptent à chaque niveau. Pour s’améliorer, ils sont primordiaux ! Je courais souvent avec mon ami Romain Plutta, et à ces entraînements, tu te forges vraiment ton mental. Le mental c’est quand même le plus important selon moi. Si on veut travailler il faut du mental : si on n’en a pas, on ne travaille pas, et donc on ne progresse pas !

Pour en revenir aux entraînements du samedi... Tu es seul à courir, sans musique, sans aucun bruit, et tu cours le plus vite possible, sans t’arrêter, pendant un temps calculé, et pendant ce laps de temps, tu dois tout donner. Et c’est vraiment dur, parce qu’à chaque fois j’essaie de courir plus vite que la séance d’avant. Et c’est dans ces moments-là qu’il te fait vraiment faire abstraction de cette voix qui te dit d’arrêter. T’as mal aux jambes, t’as du mal à respirer... mais tu continues à courir ! Je me disais souvent que la seule chose qui pouvait me stopper, c’était mon corps ; mon esprit, mes pensées, je ne les écoutais pas. Si je courais encore, si j’étais capable de respirer, c’est que je pouvais donner plus encore. Tant que mes jambes ou mes poumons ne s’arrêteront pas eux-mêmes, je continuerai !

Tous ces moments passés au sein du FCGB m’ont fait évoluer dans la vie. Je suis actuellement en Médecine, et il faut travailler tout le temps. Certes, parfois, je préférerais parler avec mes amis, sortir le soir, boire un coup en ville en fin de journée... Mais non, je peux pas ! Et certaines personnes ne le comprennent pas ! J’ai une amie qui me dit tout le temps que je bosse trop, que mon cerveau va exploser, et qu’avant je passais trop de temps à la boxe, etc... Mais si je bosse autant, à la boxe ou maintenant, dans mes études, c’est que j’ai mon objectif, et que je veux l’atteindre ! Je ne travaille pas autant pour rien ! Je donne tout pour ne jamais rien regretter. Une fois mon objectif atteint, je pourrais sortir... et profiter ! mais avant, il faut travailler dur !

Eh oui, je fais abstraction de mes désirs pour atteindre mes objectifs, mais toutes ces envies, de voir mes amis, de faire la fête, etc... je les assouvirai en temps voulu, comme je les ai assouvies en temps voulu auparavant.

Je pense qu’il y a des moments pour travailler et des moments pour faire la fête, qu’il ne faut pas mélanger les deux mais faire le maximum dans les deux domaines ! J’éclaircis mon propos : au moment où l’on peut faire la fête, ou voir ses amis, il faut le faire au maximum, profiter au maximum ! Comme ça, quand c’est le moment de bosser, on ne perd pas son temps à penser et à regretter de ne pas avoir fait la fête quand on le pouvait ! Puis, une fois le moment de travail passé, on ne regrette pas de ne pas avoir assez travaillé quand c’était le moment parce qu’on a voulu faire la fête.

En résumé, il faut savoir ce qu’on veut, et s’en donner la peine ! Savoir pourquoi ou bosse, pour qui on bosse !

Valentin avec Anthony et Marvin

Valentin entouré d’Anthony Gonzalez et Marvin Falck.

Des déconvenues ?

Je n’en ai pas vraiment, puisque, comme je l’ai dit, je ne regrette jamais rien.

Je pense à mon tout dernier combat, en demi-finale interzone - championnat de France junior des moins de 64 kg. Un des plus chauds et des plus durs. Un adversaire très bon et, comme je l’ai dit avant, à la boxe tout le monde se connaît. Je savais qui il était, et il savait qui j’étais. Deux champions de France BEA, alors dès les premiers coups, chacun a compris que ce combat, ça n’allait pas rigoler ! On savait tous les deux ce qu’on venait chercher, et on a tous les deux tout donné ! Trois rounds de 3 minutes, on était épuisés. Malheureusement, le camp adverse a remporté le combat, mais je n’ai pas démérité, je m’étais donné à fond. Donc, je ne regrette absolument rien : il était tout simplement plus fort.

Je pourrais aussi revenir sur mes premiers championnats de France en Amateur. J’avais gagné tous mes combats et mes finales régionales pour me qualifier aux interzones du championnat de France. Mais sur ma licence amateur, je n’avais pas mes six combats officiels, seulement quatre, donc je n’ai pas été autorisé à continuer... J’ai été déçu, mais bon, c’est la vie ! Mes entraîneurs avaient fait leur maximum pour essayer de me faire passer, je les en remercie d’ailleurs.

Ce que la boxe représente pour toi ?

Hum... un moment de détente, où tu te poses, où tu effaces tes problèmes ! C’est un peu bête de se dire qu’on se « tape dessus », quoi ! Mais je sais qu’avec mon ami Guillaume, par exemple, on a nos petites habitudes, et tous les vendredis, on fait le premier assaut ensemble.

À chaque fois, on fait n’importe quoi ! On s’amuse, on rigole, on se pousse, etc... Deux enfants, quoi ! Mais c’est aussi un moment de partage. Partage de coups, certes ! mais chacun fait attention à l’autre. À l’entraînement, chacun cherche à toucher l’autre, et non pas à lui faire du mal. C’est un jeu. Exactement comme l’escrime : on s’amuse à celui qui touchera l’autre le premier, le plus vite, sans se faire toucher.

« La boxe, c’est un peu comme une thérapie »

Donc la boxe, au FCGB, c’est vraiment un moment où tu te détends ; parfois, tu vas en « chier » et travailler dur, mais tu t’évades, tu dépenses ton énergie, tu évacues tout le stress, l’énervement que certaines personnes te procurent à longueur de journée. C’est un peu comme une thérapie en fait. Certains vont chez le psy pour parler, moi je vais à la boxe pour évacuer tout ça ! Moi j’ai choisi la boxe, pour d’autres, c’est un sport autre.

Ce que le FCGB représente pour toi ?

C’est plus qu’un simple club de sport ! Dans ce club, on est tous mélangés : garçons, filles, enfants, adultes... et surtout, de tous niveaux sociaux. Il n’y a pas de distinction. Le FCGB, c’est avant tout le respect.

Ce respect, on l’apprend dès le début aux nouveaux, et aux enfants à l’école de boxe. On apprend aux petits à respecter toujours les anciens, à écouter leurs conseils. Cela manque dans notre société occidentale, alors que dans certaines civilisations, africaines ou autres, la parole du plus âgé est au centre : tout le monde lui doit le respect et sa parole est sacrée puisque lui a vécu ce que nous, nous allons vivre ! Alors qu’ici, on met nos anciens dans des maisons pour les maintenir en vie le temps de préparer les papiers avant de ramasser l’héritage. Le premier héritage, c’est plutôt leurs expériences, qu’on devrait prendre le temps d’écouter !

Donc, je disais, le respect. Mais c’est aussi une deuxième famille. J’ai pu y tisser des liens avec beaucoup de personnes, d’âges différents, parfois beaucoup plus âgées, ou beaucoup plus jeunes que moi ! Le FCGB m’a appris à écouter les conseils des plus anciens et à, à mon tour, en donner aux plus jeunes. C’est pour cela que j’adorerais emmener des plus jeunes en compétition. Je me souviens d’une fois, à Usson. J’avais emmené 5/6 jeunes, dont Yannis Benitez. C’était pour plusieurs d’entre eux leur première compétition. Et je leur avais appris à mettre leur bandage autour des mains. Ils s’étaient tous mis autour de moi et ils m’écoutaient en essayant de reproduire les gestes que j’étais en train de leur montrer. Cette sensation de leur apprendre quelque chose et de les voir t’écouter, suivre à la lettre tes conseils, c’est juste génial !

« On pourrait monter notre propre ville

avec les seuls adhérents du FCGB ! »

Au club, il y a tous les corps de métiers, c’est fou ! Il y a des chefs d’entreprise, des agents immobiliers, des gens du bâtiment, du monde de la nuit, de la restauration, etc... Et chacun aide le club comme il peut. Il y a aussi de l’entraide entre adhérents. Je pourrais remercier à cette occasion Sébastien Gonzalez, qui pendant les grandes vacances a fait du super boulot au club et l’a totalement refait à neuf ! On pourrait monter notre propre ville avec simplement les adhérents du FCGB !

Le FCGB, c’est aussi une partie de mon adolescence, qui heureusement n’est pas complètement finie ! L’expérience que j’ai acquise durant la période Collège-Lycée, je la dois en partie à la boxe, puisque si je devais calculer le nombre d’heures passées entre ses murs, il y aurait de gros chiffres !

C’est quoi l’esprit du club ? Comment tu le ressens et le vis, toi ?

C’est vrai que la boxe occupe une grande place dans mon emploi du temps. Presque tous les soirs en sortant des cours, j’allais à la boxe m’entraîne ! Mais en rentrant, je travaillais également mes cours, attention ! Oui, combiner sport et études, c’est possible, jusqu’à un certain niveau bien évidemment.

La boxe, ce n’est pas, comme beaucoup le pensent, un sport solo. Certes, on est seul sur le ring, mais on ne peut progresser seul ! C’est grâce aux autres que l’on peut évoluer dans la boxe. C’est pour ça qu’il faut être unis et soudés avec ses camarades du club. Sans eux pour te donner des coups et te montrer tes défauts, tu ne peux pas progresser. Et si une personne est néfaste au groupe, il faut l’écarter. Il faut aussi avoir à l’esprit qu’avec les autres tu avances, mais que tu n’avances pas forcément avec les autres.

« Au FCGB on n’apprend pas seulement la boxe,

on apprend surtout la vie ! »

L’esprit du FCGB, je l’ai en moi et maintenant je le partage le plus possible, pas seulement avec la boxe. Avec Jean-Charles, on s’occupe de la page Facebook du club ; on essaie d’adapter le club à la génération 2.0, on peut alors toucher un plus grand nombre de personnes - plus de 600 Like ! Cet esprit, de partage, d’amitié forte d’entraide et de motivation, je le partage avec mes amis, avec les personnes que je côtoie au quotidien. Comme je l’ai dit avant, cet esprit je l’ai en moi, et je pense qu’il ne s’effacera pas ! Cette détermination dans mes actions, cette fierté d’appartenir à un club, la fierté de ce qu’on est devenu grâce au fruit de notre travail, restera. Et ça fonctionne dans la vie de tous les jours. Je me répète, mais au FCGB on n’apprend pas seulement la boxe, mais surtout la vie ! À chaque passage au club, à chaque discussion avec une personne, on apprend des choses, des histoires et anecdotes qui enrichissent notre propre vie.

Je pense que les deux livres d’Olivier, dont Le rose vous va si bien, résument bien l’esprit du club par la multitude de petites histoires et anecdotes qu’ils contiennent.

Les conseils que tu donnerais à quelqu’un qui voudrait faire de la boxe ?

Alors, déjà, un mot pour tous les parents, ou plutôt papas, qui interdisent à leur fille de faire de la boxe ! Messieurs, je vous invite à venir assister à nos entraînements : il y a des chaises faites exprès pour les personnes curieuses et désireuses de voir un entraînement de « boxe », ou plutôt d’art.

J’entends souvent des filles qui me disent, « Je voudrais faire de la boxe, mais mon père ne veut pas, il dit que c’est pour les garçons ! ». La boxe, ce n’est plus l’image de Mike Tyson qui détruit ses adversaires avec deux crochets. Comme je l’ai dit avant, au FCGB, c’est le respect avant tout ! Les anciens sont là pour apprendre aux nouveaux et les faire évoluer, et non pas pour leur faire mal ! Les entraîneurs sont dans tous les cas là pour encadrer les cours et les entraînements sont basés sur des techniques à thèmes ludiques. Il y a de nombreuses filles, nous avons même Camille Monnier, une jeune boxeuse de 16/17 ans qui a réussi à monter elle aussi sur la première marche du podium et à être sacrée championne de France BEA 2016 ! De nombreux stages pour filles sont réalisés tout au long de l’année, avec des filles d’autres clubs de la région (événements à suivre sur la page Facebook). Eh oui les filles, on fait des stages spécialement pour vous ! Et le visage de Camille est intact, alors, mot aux parents : n’ayez pas peur, OSEZ passer la porte du FCGB, pour découvrir cette ambiance si unique !

Il faut quand même préciser que la couleur de notre club est le rose depuis sa création. Une idée de Carlos qui fait son effet, puisque dans plusieurs autres pays on nous appelle les « Panthères roses » après notre passage !

Aux personnes qui voudraient essayer : la boxe, c’est un bon moyen de se détendre, de faire passer son stress. Pour les personnes stressées, comme moi, c’est un bon compromis. Ensuite, pour les jeunes, c’est une ambiance super sympa : à l’école de boxe de 8-14 ans, on se crée de vraies amitiés, on rigole bien, et on apprend également à se défendre, contre les vols de goûter par exemple ! (Humour) Donc, poussez la porte du FCGB, même pour regarder le déroulement d’un entraînement ou visiter la salle. Aucun souci, vous serez très bien accueillis !

Tes projets pour la suite ?

Il y en a beaucoup !

Actuellement, je suis en Médecine ; l’objectif d’avoir mon Bac avec mention a été atteint. Maintenant, mon nouvel objectif est de réussir ma première année de Médecine (PACES) à la faculté de Lyon-Sud. Donc, une petite pause niveau boxe s’impose. Plus tard, pourquoi ne pas essayer le MMA, qui est une nouvelle discipline, pas encore autorisée en France, mais qui rassemble tous les sports de combat en un ?

En tout cas je reviendrai, c’est sûr ! Dans quelques années, ou même en vétéran, mais je reviendrai sur le ring. Pour pouvoir, de nouveau, goûter à cette adrénaline si particulière lorsqu’on monte sur le ring pour gagner un combat !

 

Compétiteurs 2015-16

« Les compétiteurs 2015-2016. »

 

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Partie III: le texte d’Anthony Gonzalez

recueilli le 16 septembre 2016

Anthony

Photo prise le 23 septembre. Anthony, entouré de ses mentors, Carlos et Olivier.

 

Pourquoi j’aime tant le FCGB ? Je peux dire qu’il m’a sauvé la vie... Quand j’ai « rencontré » le club, je devais avoir huit ans. Je ne sais plus quelle avait été ma motivation, le fait est que je me suis retrouvé au sein du club. Un jour où, à l’échauffement, je faisais l’imbécile, Carlos m’a mis une petite tape derrière la tête ; ce geste m’avait fait arrêter net l’aventure à l’époque, il faut dire que j’étais le dernier d’une famille et petit favori de mes parents, je n’étais donc pas habitué à ça... Aujourd’hui, je me dis que ça ne pouvait que me faire du bien.

Ensuite, des années après, j’ai fait du basket, dans le quartier d’Estressin... je me défendais pas trop mal, mais je sentais qu’il me manquait une chose  : de la détente. On se mettait pas mal au défi entre nous, il fallait toucher le panneau ou le cercle du terrain, etc... Alors, j’ai décidé de retourner au FCGB dans l’objectif de muscler mes jambes, pour sauter plus haut.

À partir de là j’ai commencé à toucher à tout : boxe anglaise, boxe américaine, boxe thaïlandaise, musculation... ça me plaisait beaucoup. Et un jour, un homme, le père d’un boxeur de chez nous, m’a mis en tête l’idée de faire de la compétition. Ça m’a travaillé un bon moment. Et je me suis dit, « Pourquoi pas » ?

Alors, j’ai commencé la compétition. J’ai commencé à m’entraîner dur. Mais quelque chose me taraudait, dans ma petite cervelle d’enfant gâté : j’avais le sentiment qu’on ne s’occupait pas de moi, mais qu’on s’occupait surtout des autres – en fait, on prépare les boxeurs qui ont une échéance, on leur accorde une préparation toute particulière. Mais, à cette époque, je ne le comprenais pas, et me suis entêté dans l’idée qu’on ne me portait aucun intérêt, et j’ai donc changé de club.

Que dire... bien sûr, là où je suis allé, on valorisait un homme à sa façon de frapper au sac, signe ultime qu’il était bon. On ne prêtait aucune attention à l’aspect psychologique, et c’est précisément là que résidait mon plus grand ennemi : un manque aigu de confiance en soi.

Il se trouve que je me suis retrouvé en finale du championnat du Lyonnais. La veille du combat, qui est-ce que je suis allé voir  ? Carlos. Drôle de situation, n’est-ce pas ?

Ma finale, je l’ai perdue. Alors que j’aurais sûrement pu l’emporter si, au deuxième round, mon manque de confiance en moi n’avait pas ressurgi.

Quelques mois après, je retournai au FCGB ; c’est alors qu’allait débuter réellement mon histoire d’amour avec ce club. Je ferai ici l’impasse sur mes combats, ce que je veux mettre en avant ce sont les piliers du club, piliers de cet amour : Carlos et Olivier.

En 2003, un drame énorme a frappé ma famille : j’ai perdu mon père, ce père que j’adorais par-dessus tout. Je disais toujours de lui, « Je ne crois pas en Dieu, je crois en mon père ». Le jour des funérailles, Carlos est passé m’apporter son soutien, ce qui m’avait énormément touché. Un an plus tard, je perdais la sœur de mon père... une véritable hécatombe. À cette époque, j’étais alors engagé dans l’armée et étais basé dans le sud, loin de ma famille et de mes amis. C’était très compliqué pour un soutien, dans ces moments-là...

Peu après, j’ai décidé de rentrer sur Vienne, là encore pour des raisons familiales, mais aussi pratiques, comme mon club. Puis, quelque chose d’infiniment douloureux et cruel est survenu : j’ai perdu ma mère dans des circonstances très inattendues. Je venais en peu de temps de perdre mes deux parents. Quel coup dur de la vie... une sensation terrible d’injustice vibrait en moi.

Quelques années après, alors que quelques unes des personnes les plus essentielles à un soutien n’étaient plus, je divorçai d’une femme avec qui j’ai eu quatre enfants. Le divorce fut plus que difficile, je dirais même horrible... Aucun cadeau n’a été fait. J’ai même dû me résoudre, par la force des choses, à ne plus voir mes enfants. C’est au moment où je fabriquais cette armure qu’intervinrent les passages les plus rudes de ma vie. Il me fallait accepter que je n’avais plus rien...

Les suites d’un divorce très dur, plus de contact avec ma famille, plus mes enfants, plus mes parents auprès de qui chercher un réconfort, un soutien... Au travail aussi, à cette époque, les relations étaient plus que difficiles ; on faisait tout pour me licencier injustement et, pour couronner le tout, j’ai dû me faire opérer d’une hernie, ce qui a accentué la chose en plus de me diminuer physiquement.

Je me souviens encore de ces fêtes de fin d’année où je me retrouvais seul, seul avec moi-même. Et avec ces souvenirs si douloureux de ma délicieuse enfance, avec mes parents et ma famille lors de grandes soirées à l’ambiance magique. Ou encore, pensant à mes enfants... puis revenir au moment présent, aux sanglots de ma terrible et fidèle solitude...

Tout cumulé, survint la plus terrible des sensations : le néant. Plus de tristesse, plus de joie, plus d’envie... un grand vide, au point que les larmes ne coulent plus. Je me détachais même du club. Je me souviens encore de cette terrible sensation où, une nuit, j’étais sur la route. Devant moi, un virage. Et là, je me suis dit : « Et si tu continuais tout droit ? Et si tu ne tournais pas... ? ». Le pire, c’était ce vide, pas de peur, pas de sentiment... Je ne sais pas pourquoi, mais à ce moment-là, j’ai tourné.

Les week-ends, à mon travail (je bossais pour une boîte de nuit), j’étais plus qu’agressif, je m’attaquais parfois sauvagement à des personnes qui ne le méritaient pas. J’étais complètement paumé, sans émotion. Je devenais aigri...

Un jour, il doit y avoir deux ans de cela, le club faisait son barbecue de fin d’année. Avant qu’il ne commence, je m’étais entraîné. Et je suis parti, sans dire au revoir. J’étais amer. Arrivé chez moi, je suis complètement vide : je m’éloigne du club, je ne veux plus le fréquenter...

Un coup de téléphone. C’est Carlos.

- T’es parti sans dire au revoir ?

- Oui, je vous ai pas vus. (je voulais surtout partir sans voir personne)

- Y’a le barbecue !

- Non Carlos, je n’ai pas envie... et pas envie de voir du monde.

- Écoute... viens me voir. Il faut que je te voie tout de suite. Après, tu repars si tu veux pas rester.

Comment refuser ? Quand je suis arrivé, il m’a emmené sur le côté du bâtiment. Il m’a parlé très ouvertement, avec des paroles touchantes, sensées... Là, je me suis mis à pleurer, de manière incontrôlable. Je suis tombé dans ses bras, je l’ai serré fort tout en continuant de pleurer... et à le serrer toujours plus fort.

Depuis ce jour, tous les soirs qui ont suivi, il me guettait, savait si j’étais bien ou mal, et si ça n’allait pas il m’emmenait dans le confessionnal. Parfois, c’est même moi qui le lui demandais. Ainsi, je pouvais poursuivre mon chemin, et mes cicatrices petit à petit se refermaient. Ce ne fut pas toujours rose, il y avait les rechutes, les pleurs... mais il était là !

Et un jour, je lui ai dit : « Tu sais, chez moi, même si on se le disait jamais, qu’on se le montrait par d’autres moyens, on se disait jamais "Je t’aime", alors Carlos, tu es comme un papa pour moi, et je t’aime. Sans toi, trois chemins s’offraient à moi  : la rue, quatre murs, ou quatre planches. »

Voilà pourquoi j’aime et respecte infiniment cet homme, ainsi que son bras droit Olivier, qui est comme un grand frère pour moi. Voilà pourquoi j’aime ce club, le FCGB, cet endroit où les gens sont simples, gentils, comme dirait Carlos, « normal », quoi. Ces hommes et cet endroit sont uniques. Je les aime et les respecte énormément. Quand vous entrez dans leurs cercles, ils ne vous quittent plus : vous savez que vous avez désormais des amis hors du commun... FCGB, club de sport et de cœur, vraiment.

 

Texte Anthony

 

*     *     *

 

Partie IV: le texte de Véronique Arnaud

Véronique Arnaud

Photo s./c. par O. Perrotin : « Véro, sa compagne et sa complice... 2013. »

Crédit photo : Mohamed Laroui.

 

« Le Full Contact Gym Boxe… une deuxième famille »

recueilli le 15 septembre 2016

Il y a trente ans, après la naissance de ma fille, j’ai recherché un club de gym. Une collègue de travail m’avait parlé du FCGB, club de boxe à l’origine mais où il était possible de pratiquer la gym.

Elle m’en avait parlé comme d’un club simple et familial avec un professeur, « Carlos », très sympa. Je me suis inscrite aux cours de gym et je n’en suis jamais repartie ! Carlos, qui donnait les cours, les donne toujours à l’heure actuelle, trente-cinq ans après ! (alternativement désormais puisqu’Olivier Perrotin prend la relève).

Ce qui m’avait surtout plu à mon arrivée, avant même d’entrer dans cette magnifique salle, c’était le slogan inscrit à l’extérieur sur un grand panneau : « Si vous cherchez un club pour la forme, pas pour la frime, une seule adresse : Full Contact Gym ». C’était tout à fait ça ! Les filles étaient habillées simplement, sans « chichi », short ou survêtement avec tee-shirt (depuis nous avons fait des progrès car nous avons des tee-shirts assortis au nom du club !). Elles m’avaient accueilli comme si j’avais toujours fait partie de ce club. Et c’est comme cela pour chaque nouvelle qui s’inscrit, elle fait tout de suite partie du groupe. C’est la même chose pour la boxe. D’ailleurs, ceux qui n’ont pas cette mentalité, cette simplicité, cet esprit de famille ne restent pas. Ils ne sont pas rejetés pour autant, mais ils s’en vont d’eux-mêmes.

J’avais côtoyé d’autres clubs auparavant, pas dans la région viennoise car je ne suis pas originaire de cette ville, mais je ne m’y suis jamais sentie à l’aise. J’avais l’impression d’assister plus des défilés de mode qu’à des cours de gym.

Au club, il y a eu beaucoup de passage bien sûr. Des anciens qui sont partis, des nouveaux qui arrivent chaque année, mais à la gym comme à la boxe, nous formons un noyau « d’anciennes et d’anciens ». La plupart des filles sont inscrites au club et assistent aux cours de gym depuis plus de vingt ans. C’est également le cas pour la boxe, où les compétiteurs sont devenus bénévoles, entraîneurs ou tout simplement étaient présents pour aider lors des multiples galas que nous avons organisés.

À la gym comme à la boxe, nous sommes des collègues soudés et il y a de super bons moments de convivialité. Tout est occasion pour se retrouver : anniversaires, repas de fin de saison entre filles, repas de fin d’année au restaurant tous ensemble avec la boxe et barbecue qui clôture chaque fin de saison. Chacun vient au barbecue, qui se déroule dans la cours du club, avec sa famille et cela permet d’encore mieux se connaître. Il y a aussi des voyages en Thaïlande durant lesquels nous nous retrouvons autour de bonnes « gamelles » !

 

Restaurant filles

Photo s./c. par V. Arnaud : « Repas avec les filles de la gym au restaurant, à Vienne. »

 

Thaïlande

Photo s./c. par V. Arnaud : « Toute l’équipe à Pattaya, en Thaïlande. 1er janvier 2014. »

 

Les anciens, qui ont pratiqué la boxe, amènent parfois leurs enfants et les enfants parfois les petits-enfants... Pour beaucoup, le club est une seconde famille, un soutien pour ceux qui se sentent seul, qui ont des soucis. Beaucoup reviennent après être partis, parfois durant de nombreuses années !

C’est pourquoi, trente-cinq ans après, ce club existe toujours, mis à part ses fabuleux résultats acquis au long de toutes ces années tant au niveau régional, national, qu’international, et ce grâce au savoir-faire de Carlos puis Olivier, et maintenant de ses nouveaux entraîneurs.

« Carlos a voulu donner à tous

ce qu’il n’a jamais eu : un véritable

entraîneur et une salle de sport agréable. »

Carlos a su transmettre sa passion et toute l’énergie qu’il a mise dans son club à Olivier, qui lui la transmet aux nouveaux entraîneurs. Il s’est toujours remis en question, a toujours voulu apprendre davantage, ne pas rester sur ses acquis et il a communiqué aux boxeurs son savoir-faire et ses compétences, ce qui a permis tous ces résultats et titres. Il a voulu donner à tous ce qu’il n’a jamais eu, un véritable entraîneur et une salle de sport agréable et confortable. Il s’est toujours donné à fond pour son club, ses boxeurs, ses collègues, sa famille. Bien sûr, ses enfants ont pâti de ses absences et de cette passion qui leur prenait leur père. Il en est conscient et triste, mais c’était le prix à payer et il a payé...

Pour en revenir à la boxe, je ne connaissais rien de cette discipline à mon arrivée au club et en tant que sport, je n’étais personnellement pas du tout attirée pour le pratiquer. C’est peu à peu, quand notre relation Carlos et moi a débuté, que j’ai commencé à découvrir ce sport en l’accompagnant, quand cela était possible, les week-ends sur les lieux de compétition. J’ai appris peu à peu à connaître ce sport, ce noble art et à m’apercevoir du courage qu’il faut pour monter sur un ring, seul face à son adversaire ! J’ai découvert la dureté de ce sport, non pas par les coups qui sont donnés car tout est bien réglementé, mais de par les durs entraînements, la rage de vaincre qu’il faut avoir et le mental qui est aussi important que la condition physique. Le plus beau dans les combats, ce sont les deux boxeurs qui s’étreignent après la décision finale, après s’être affrontés durement et avoir tout donné sur le ring ! Je pense que l’on ne retrouve pas cela dans d’autres sports individuels.

« Olivier, un homme discret, simple et efficace. »

Je me suis peu à peu investie au club car j’avais une formation comptable et je me suis occupée de la partie sociale, des factures, des maquettes publicitaires pour la promotion d’événements en collaboration avec Olivier, qui fait un travail énorme car il gère toute la partie administrative et comptable du club, en plus d’être entraîneur et maintenant prof de gym ! C’est un homme discret, simple et efficace ! Il a secondé Carlos depuis presque l’origine du club. Il a aussi écrit deux beaux livres sur le club Drôle d’endroit pour un ring et Le rose vous va si bien. Pourquoi ces deux titres : le premier parce que c’est une ancienne chapelle qui abrite le club et c’est peut-être pour cela qu’une bienveillante lumière veille sur ce club… ; le second, car les survêtements du club sont de couleur rose fuchsia, ce qui a beaucoup fait parler lors des premières sorties en compétition.

Beaucoup se sont moqués au départ des boxeurs du FCGB avec leur survêtement rose, mais ils en sont vite revenus une fois sur le ring ! Maintenant, la couleur rose fuchsia est commune et utilisée dans beaucoup de sports mais, à l’époque où Carlos a choisi ces survêtements, c’était une première ! D’ailleurs, lors d’un déplacement en compétition à Liverpool, un journal anglais affichait en première page une photo des boxeurs Viennois mentionnant « Les panthères roses débarquent à Liverpool » !

Olivier reprend les rennes du club depuis que Carlos prend peu à peu sa « retraite » et que nous nous retirons doucement. Il est secondé par des entraîneurs, fidèles collègues bénévoles qui sont là depuis l’origine du club, comme Bernard, Max et désormais les plus jeunes : Anthony, Marvin, Sébastien… ainsi que d’anciens boxeurs du club qui s’investissent également tels que Jean-Pierre, Christophe (Kiki) et j’en oublie !

Il y aussi Jean-Charles, qui s’entraîne au club depuis plusieurs années, discret mais qui fait un boulot énorme en reportages, vidéos, photos. Il a créé le compte Facebook du club et aide Olivier à faire vivre le site du club. Les jeunes entraîneurs et boxeurs du club (Anthony, Sébastien, Valentin, Lucas...) participent également efficacement à promouvoir le site et le compte Facebook par leurs commentaires, photos, témoignages...

Carlos et moi, nous sommes de moins en moins présents car nous voyageons mais nous gardons un œil bienveillant sur le club et Carlos continue à s’en occuper et il continuera encore je crois pendant de nombreuses années, si le club perdure et si sa santé le permet, car ce club est « son bébé ».

 

*     *     *

 

Album photo, suite et fin...

en attendant la suite.

 

25 ans 

Photo s./c. par O. Perrotin : « 2006, lors des 25 ans du club. Une grande partie

des "potes", des irréductibles, toujours présents quand il faut, pour faire la fête,

un déménagement ou le coup de poing, et cela depuis plus de trente-cinq ans,

et pour certains plus de quarante... » Photo : Romain Picard.

 

Anita et Carlos 

Photo s./c. par V. Arnaud : « Carlos et sa maman Anita, "La maman pour tout le club !".

Une femme exceptionnelle, exemplaire, qui n’est plus là aujourd'hui.

Tout ceux qui l’ont connue en gardent un souvenir inoubliable ! »

 

Carlos Club 

Photo s./c. par O. Perrotin : « Carlos entre les cordes du ring dans cette salle de boxe

devenue mythique, quoi qu'en disent ces détracteurs, et quil adore. »

 

Les Deux Alpes 1978

Photo s./c. par O. Perrotin : « Photo prise en 1978 aux Deux Alpes, lors d’un des premiers stages

de full-contact organisés par Dominique Valera. »

 

Murdolf 2004

Photo s./c. par O. Perrotin : « 2004, déplacement à Murdolf (Allemagne)

avec la mascotte du club, Tyson, caniche caractériel. »

 

Pologne 1990

Photo s./c. par V. Arnaud : « Déplacement en Pologne, en 1990. Carlos et

Fernand Bellatar avec le boxeur Bachir Boumaza. »

 

Carlos Club 2

Photo s./c. par V. Arnaud : « Carlos au club durant un cours. Mai 2014. »

 

1980 Boxing Club

Photo s./c. par O. Perrotin : « 1980. Conscient de ses lacunes en technique de poing,

Carlos vient apprendre les bases au Boxing Club viennois, entraîné par Georges Estatoff. »

 

1986 Vienne

Photo s./c. par O. Perrotin : « 1986. Sa première équipe de "guerriers" vêtus

des fameux survêtements bleus, qui deviendront roses quelques années plus tard (1992)...

et ça fait encore parler ! »

 

Carlos Ring 

Photo s./c. par V. Arnaud : « Dernier gala de boxe organisé par le FCGB en novembre 2013

au Gymnase de Saint-Romain-en-Gal : Carlos présente, sur le ring... »

 

*     *     *

 

Partie V: la parole à Carlos, un vrai grand bonhomme

 

Entretien réalisé le 11 octobre 2016. Merci à vous trois Véronique, Olivier, et Carlos,

super trio, pour cet agréable moment passé ensemble ! Jolie façon de boucler

une « bien belle boucle » débutée il y a un an avec toi, Lucasquand tu m’as parlé

pour la première fois du FCGB. Ces deux articles sont pour toi Loulou,

pour vous Carlos, Olivier, Véronique, Anthony, Valentin, Quentin...

vous tous, membres, acteurs de cette formidable aventure sportive et humaine...

je suis fier et heureux de pouvoir dire aujourd’hui qu’elle m’est désormais

un petit peu plus familière. ;-) N., le 12/10/16

 

Véronique et Carlos

Véronique et Carlos. Photo prise par votre serviteur, le 11 octobre.

 

Message daté du même jour, de Carlos à Véronique de Villèle,

deux « bâtisseurs conscrits » (1981), en réponse au gentil message

qu’elle avait accepté d’enregistrer, le 1er août ;

il fut intégré à l’« article de Lucas ». Cette rencontre doit se faire,

à Vienne ou à Paris, peu importe. Elle se fera... je m’y emploierai ! ;-)

 

 

Le lien du club FCGB : http://www.vienneboxe.fr

FCGB

 

Et vous, quelle est votre histoire avec le FCGB ?

Racontez-la en commentaire !

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13 septembre 2016

« 15 ans après : le 11 septembre a-t-il changé l'Amérique ? », par André Rakoto

André Rakoto, spécialiste des institutions militaires américaines, a été enseignant-chercheur à l’université de Créteil puis de Versailles, avant de rejoindre le ministère de la Défense, au sein duquel il dirige un service en charge des combattants, des victimes civiles de guerre et des victimes d’actes terroristes. Officier supérieur dans la réserve opérationnelle de la Gendarmerie nationale, il a par ailleurs écrit de nombreux articles et contributions consacrés à la Garde nationale des États-Unis.

Le 11 septembre 2016, soit, quinze ans tout juste après les attentats qui ont frappé l’Amérique et choqué durablement le monde, il a accepté, sur ma proposition, de rédiger un texte d’après la thématique suivante : « 15 ans après : le 11 septembre a-t-il changé l’Amérique ? ». Je le remercie pour cette contribution, qui m’est parvenue très rapidement (le jour même puis, dans sa version définitive, le 13 septembre) ; elle s’inscrit pleinement dans le contexte des élections américaines bien particulières de cette année. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

11 septembre

Manhattan, le 11 septembre 2001. Photo : Doug Kanter/AFP.

 

« 15 ans après : le 11 septembre

a-t-il changé l’Amérique ? »

par André Rakoto, le 11 septembre 2016

L’Amérique du 10 septembre 2001 se berçait encore d’une certaine illusion. Celle d’un monde imparfait mais relativement sûr, où la mort et la terreur frappaient des contrées lointaines vaguement identifiées sur une carte au journal télévisé. Les attaques du 11 septembre, après avoir semé la destruction et la sidération, ont d’abord porté un coup terrible à la société multiculturelle américaine, avec pour première victime collatérale la communauté musulmane. Elle ne s’en est jamais vraiment remise, comme le montrent aujourd’hui les propos décomplexés de Donald Trump à l’égard des musulmans.

« Avant le 11 septembre, le ministère de l’Intérieur

fédéral gérait les eaux et forêts... »

Ensuite, cette grande nation décentralisée, dont le ministère de l’Intérieur gérait jusqu’alors les eaux et forêts, a entrepris de mettre un terme au manque de coordination entre ses forces de sécurité, en créant en quelques mois un nouveau ministère en charge de la sécurité intérieure, puis trois ans plus tard une direction du renseignement national placée sous l’autorité directe du Président. Il n’en fallait pas moins pour aligner les efforts de près de trois mille services territoriaux et de seize agences fédérales, dont la guerre larvée entre les deux plus connues, la CIA et le FBI, avait permis aux terroristes d’exécuter leur plan. De surcroît, avec l’adoption du Patriot Act, qui a élargi les capacités de l’État en matière de collecte d’information, les Américains ont dû se résoudre à être espionnés au quotidien par ceux qui les protègent.

Malheureusement, comme nous le prouvent les événements récents, quinze ans après l’Amérique demeure vulnérable aux attaques. Indéniablement, cet échec sécuritaire a contribué à la faillite actuelle du système politique traditionnel, tout en conduisant beaucoup d’Américains à considérer le monde extérieur comme une menace persistante. Récemment, la présentation apocalyptique de la crise des migrants en Europe par une certaine presse n’a pas arrangé les choses.

« Le peuple américain est divisé comme rarement

il l’a été depuis la guerre du Vietnam »

Toujours est-il qu’après deux interventions militaires majeures sans victoire consolidée, suivies par deux mandats globalement décevants de Barack Obama, l’Amérique est aujourd’hui divisée comme elle l’a rarement été depuis la guerre du Vietnam. En quinze ans, aucune formation politique américaine n’a été capable de rendre son âme à la nation, raison pour laquelle le populisme s’invite à la table des grands partis comme jamais auparavant. Bernie Sanders a bien failli provoquer chez les Démocrates ce que Trump a infligé aux Républicains en écrasant tous les candidats du parti. Toutefois, si Hillary Clinton a gagné la primaire grâce au soutien sans faille de l’appareil démocrate, elle est aujourd’hui rattrapée par ses “affaires” dans les sondages.

De gauche à droite, la parole est aux ennemis du système. À la suite du Tea Party, le peuple conservateur voudrait un retour à l’Amérique d’antan, une nouvelle ère Reagan - en oubliant au passage le soutien de ce dernier aux Talibans. Bref, c’est le revival de la droite anarchiste des années 80, celle de la série télévisée L’Agence tous risques, qui exaltait les valeurs militaires et une morale simpliste tout en dénonçant la corruption des autorités. C’est la vague qui porte Donald Trump. À gauche aussi, le grand perdant est Alexis de Tocqueville. Un sondage réalisé par des chercheurs de Harvard en début d’année montrait que moins de 30% seulement des jeunes Américains jugeaient crucial de vivre en démocratie...

« Après les néo-conservateurs, demain,

les conspirationnistes au pouvoir ? »

Les néo-conservateurs de l’après 11 septembre, qui croyaient réellement qu’exporter la démocratie par les armes était la meilleure façon de pacifier la planète, ont dorénavant cédé la place à des décideurs comme Steve Bannon (le nouveau directeur de la campagne de Donald Trump, ndlr), dont la vision noire du monde se nourrit des pires théories conspirationnistes. Ces gens-là seront peut-être au pouvoir dans quelques mois. Cela aurait-il été possible sans les attaques du 11 septembre ?

Quinze ans plus tard, il demeure surprenant de constater qu’aucun dirigeant politique n’a été capable d’expliquer rationnellement au peuple américain le pourquoi du 11 septembre 2001, et on peut comprendre que le traumatisme soit durablement présent. Le triste spectacle des élections américaines en est sans doute aujourd’hui le témoignage le plus éloquent.

 

André Rakoto

 

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8 septembre 2016

Jean Marcou : « La Turquie d'aujourd'hui, un mélange subtil de kémalisme et d'ottomanisme »

Jean Marcou, enseignant-chercheur à Sciences Po Grenoble, est un de nos meilleurs spécialistes de la Turquie ; il a d’ailleurs fondé il y a dix ans l’Observatoire de la Vie politique turque (OVIPOT), une structure de réflexion et de documentation fort active. Quelques semaines après le coup d’État raté contre l’appareil institutionnel dirigé par le président Erdoğan, j’ai souhaité lui poser quelques questions sur ce grand pays, que l’Histoire a positionné durablement au carrefour de deux mondes, et qui pourrait bien se trouver à la croisée de chemins... Merci, M. Marcou, pour ces réponses riches et éclairantes. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« La Turquie d’aujourd'hui, un mélange

subtil de kémalisme et d’ottomanisme »

Interview de Jean Marcou

Q. : 01/09/16 ; R. : 07/09/16

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Le président turc Recep Tayyip Erdoğan. Crédits photo : AFP Photo/Adem Alta.

 

Un mois et demi après la tentative ratée de coup d’État qui a semblé, un temps, pouvoir mettre en danger le pouvoir en place en Turquie - un échec en partie lié à des soulèvements populaires suscités par le président Erdoğan -, que peut-on dire de ce qu’est, précisément, l’assise populaire de l’État Erdoğan ? Quels en sont, au dedans, les soutiens indéfectibles ? Les opposants les plus résolus ?

L’assise du gouvernement de l’AKP (le Parti de la justice et du développement, au pouvoir depuis 2002, ndlr) repose sur de nouvelles classes moyennes urbanisées dans un pays qui compte désormais près de trente villes qui ont le statut de métropole (750 000 habitants au moins). Ces populations ont fortement profité du développement économique des dernières années et, par ailleurs récemment urbanisées, elles restent attachées à des valeurs conservatrices. L’AKP et Recep Tayyip Erdoğan ont fondé leurs succès sur cette alchimie de tradition et de modernité. Au cours des dernières années, de surcroît, Erdoğan s’est attaché à renouveler les cadres du parti, qui étaient initialement principalement des cadres politiques issus de la mouvance islamiste traditionnelle et des politiciens ralliés. Il dispose ainsi d’une nouvelle garde provenant des élites politiques et sociales apparues au cours des dernières années.

Quant à l’opposition la plus résolue, elle est incarnée par la vieille élite laïque, le parti kémaliste CHP (le Parti républicain du peuple, ndlr), la gauche turque et kurde, en particulier le HDP (le Parti démocratique des peuples, ndlr) et bien sûr le mouvement Gülen (fortement affaibli depuis la tentative manquée de coup d’État du 15 juillet dernier). Toutefois, dans la période post-coup, les oppositions se sont émoussées. La nécessité de condamner unanimement le putsch a vu une sorte d’unanimisme équivoque prendre corps, le leader du CHP acceptant de rencontrer le président dans son nouveau palais ou participant au grand meeting de Yenikapı organisé pour célébrer l’échec du coup d’État et la sauvegarde de la démocratie. Il est probable néanmoins que cette unité ostentatoire ne durera pas...

 

L’islam en tant que projet politique et de société a-t-il réellement, comme on le lit souvent, gagné en puissance en Turquie, État laïque, depuis que M. Erdoğan a pris le pouvoir dans le pays en 2003 ?

L’islam et plus généralement le religieux est revenu dans l’espace public, au cours des vingt dernières années, et plus particulièrement depuis la prise de pouvoir de l’AKP. La laïcité turque a d’ailleurs toujours consisté en une sorte de concordat permettant à l’État de contrôler étroitement la religion majoritaire, le sunnisme hanéfite, et de promouvoir une sorte d’islam national turc. C’est d’ailleurs cet islam national qui a été conforté par l’AKP, et non un islamisme débridé où la pratique religieuse échappe au pouvoir politique, et peut se retourner contre lui. Mais l’énorme bureaucratie que constitue la direction des affaires religieuses (le fameux Diyanet) a pris, ces dernières années, une dimension spirituelle qu’elle n’avait pas antérieurement. Désormais elle intervient dans les débats de société, dans les modes de vie, dans les comportements quotidiens. Cela s’accompagne d’une présence beaucoup plus forte du religieux dans la vie politique, qui se traduit par une célébration des fêtes religieuses beaucoup plus officielle qu’auparavant, notamment pour le Ramadan ou la fête du sacrifice. Il est significatif de constater que le nom de ces fêtes a changé, depuis quelques années, en Turquie, qu’elles ont repris leurs noms arabes (Eid al-Adha et Eid al-Kebir) et délaissé leurs noms turcs (Şeker Bayramı et Kurban Bayramı), qui ne sont plus utilisés que par des laïques convaincus. Malgré ces évolutions, la pression religieuse quotidienne reste inférieure en Turquie à ce qu’elle peut être dans les pays arabes, en général.

 

Quelles places le souvenir de l’Empire ottoman des heures glorieuses et la figure du leader Mustafa Kemal Atatürk occupent-ils respectivement dans l’imaginaire collectif turc ?

En réalité, un changement majeur est intervenu sur ce plan, au cours des deux dernières décennies. L’histoire nationale, construite pendant la période kémaliste, rejetait l’Empire ottoman, en le regardant comme une époque de décadence, pour valoriser la guerre d’indépendance menée par Mustafa Kemal entre 1919 et 1922 afin de sauvegarder un État national turc et y conduire une « révolution ». Cet adieu à l’Empire a été favorisé en outre, en 1928, par la réforme de l’alphabet, qui a empêché les nouvelles générations turques de lire le turc ottoman, et donc d’accéder à la culture et à l’histoire de cette période. La fin du monde bipolaire a vu un regain d’intérêt pour l’époque ottomane. Mais, après la prise de pouvoir de l’AKP, et tout particulièrement depuis l’élection de Recep Tayyip Erdoğan à la présidence de la République, on a assisté à une véritable réhabilitation de l’Empire ottoman. Un ottomanisme assumé et revendiqué est très présent dans les discours de Recep Tayyip Erdoğan et de certains dirigeants de l’AKP. L’anniversaire de la prise de Constantinople est célébré avec faste, depuis deux ans, à Yenikapı, à Istanbul. En 2012, le film Fetih 1453, racontant cet événement (budget le plus important de l’histoire du cinéma turc) a été un grand succès populaire.

 

Fetih 1453 

Affiche du film populaire Fetih 1453, réalisé par Faruk Aksoy.

 

Un feuilleton célèbre (Muhteşem Yüzyıl), racontant le règne de Soliman le Magnifique, a eu lui aussi une forte audience en Turquie et à l’extérieur du pays (y compris en Grèce d’ailleurs), mais il n’a pas été du goût de Recep Tayyip Erdoğan qui l’a qualifié de « tentative de montrer notre histoire sous un jour négatif aux jeunes générations » et l’a fait interdire sur les lignes de la Turkish Airlines. Ceci prouve à quel point ce sujet est désormais sensible. Pour autant, si l’ottomanisme a le vent en poupe, il n’a pas complètement effacé la personne de Mustafa Kemal qui continue à être une référence incontournable, moins en raison de ses réformes (souvent critiquées et écornées) que parce qu’il reste l’icône nationale fondatrice de la Turquie contemporaine.

 

Mustafa Kemal Pasa dit Ataturk

Le leader nationaliste Mustafa Kemal Pasa, dit Atatürk. Crédits photo : éd. Larousse.

 

Quels objectifs de la Turquie croyez-vous pouvoir extraire des derniers signaux ou mouvements d’Ankara sur les théâtres moyen-orientaux - je pense à la Syrie notamment ?

L’opération militaire « Bouclier de l’Euphrate », conduite en Syrie par l’armée turque, depuis le 24 août dernier, marque un tournant et un grand retour d’Ankara dans la crise syrienne et les tentatives de règlement dont celle-ci est l’objet. Après avoir eu une attitude équivoque à l’égard de l’État islamique, la Turquie, confrontée aux nombreux attentats perpétrés par les djihadistes sur son territoire en 2015-16, et à des tirs transfrontaliers de rockets dans la zone de Kilis depuis janvier 2016, a dû en quelque sorte déclarer la guerre à Daech.

Le premier objectif de cette opération militaire est donc de se prémunir contre la menace que représente le voisinage frontalier des djihadistes. Mais ce n’est pas la seule raison de cette initiative qui vise aussi à empêcher les Kurdes syriens du PYD-YPG de tirer parti du recul de Daech en Syrie pour s’installer en particulier sur la rive occidentale de l’Euphrate, que la Turquie a définie dès 2015 comme une ligne rouge à ne pas franchir. Plus généralement, sur le plan intérieur, cette opération militaire conforte l’image du régime puissant qu’Erdoğan souhaite établir, en montrant les moyens qui peuvent être déployés pour atteindre des objectifs stratégiques sur des théâtres extérieurs.

 

Comment recevez-vous l’apparent rapprochement récent de la Turquie, membre de l’Alliance atlantique, avec la Russie de Vladimir Poutine ? Cela augure-t-il une redistribution plus profonde des cartes, et si oui, l’Occident n’a-t-il pas contribué à ce mouvement, peut-être en négligeant le pays, sa sensibilité à l’Histoire et à son statut ?

Je suis prudent à l’égard de ce rapprochement, qui a été surtout opéré à des fins économiques. Après six mois de brouille, les deux pays ont compris qu’ils se faisaient plus de mal que de bien par les sanctions mutuelles qu’ils s’appliquaient. En finir et renouer une relation normalisée présentent donc des avantages appréciables. Mais cela donne aussi à la Turquie la possibilité d’avoir une marge de manœuvre dans l’Alliance atlantique et de faire le cas échéant de petites misères, voire de petites infidélités, à ses alliés occidentaux. Pour autant, stratégiquement, même si l’on a mis de l’huile dans les rouages, il ne faut pas oublier qu’Ankara et Moscou restent sur des positions divergentes en Syrie, en Europe orientale, dans les Balkans et dans le Caucase. Donc je ne pense pas que la normalisation des relations russo-turques, et les assauts d’amabilité qui les ont entourées, augurent un changement d’axe de la politique étrangère turque. En atteste, une anecdote récente. Évoquant ces retrouvailles avec la Turquie, un sénateur russe a suggéré à Ankara d’ouvrir sa base d’Incirlik (qui accueille actuellement les avions des pays de la coalition internationale anti-Daech et où sont stationnées des armes nucléaires américaines), aux avions russes qui interviennent en Syrie. Le gouvernement turc s’est empressé bien sûr d’exclure une telle hypothèse (au demeurant surréaliste !).

Quant à la question de savoir si les Occidentaux n’ont pas un peu trop négligé leur allié turc, je pense qu’elle se pose plutôt au sein de l’Union européenne (UE) qu’au sein de l’OTAN. Lassée par l’allongement et l’incertitude de son processus d’adhésion, la Turquie évoque désormais ouvertement la possibilité d’un abandon de sa candidature à l’UE. Sans doute a-t-elle des torts dans l’enlisement de cette candidature, mais il est certain que les Européens n’ont pas non plus joué franchement la carte d’une entrée d’Ankara dans l’Europe, et qu’ils le regretteront peut-être un jour.

 

En quoi ce que l’on sait de ce que peuvent être les aspirations profondes du peuple turc peut nous éclairer sur ce qui pourrait survenir après Erdoğan ?

Comme je le disais précédemment, je pense que le succès de l’AKP et la popularité d’Erdoğan, correspondent à une phase de développement de la société turque : celle qui a vu l’urbanisation et l’enrichissement de populations antérieurement délaissées, voire méprisées par les élites laïques. Mais ces populations et les générations qu’elles engendreront vont elles aussi changer. Qui sait si l’AKP et Erdoğan seront toujours capables de répondre à leurs attentes, dans cinq, dix ou quinze ans...

 

Est-ce qu’il y a des traits de ce qui fonde l’identité, l’âme, la psychologie turques que l’on serait bien inspiré, pour mieux comprendre cette nation, d’avoir à l’esprit ?

Il est toujours difficile de répondre à ce genre de questions. Pour ma part, j’ai toujours été impressionné par l’aspiration au progrès que manifestent souvent les Turcs. Cette aspiration très forte à l’époque kémaliste, n’a pas disparu, loin s’en faut, depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir. On revendique haut et fort la restauration de valeurs religieuses, mais on ne renonce pas à la modernisation qui s’incarne actuellement, par exemple dans de grands projets : 3e pont sur le Bosphore, 3e aéroport à Istanbul, autoroute, lignes de TGV...

 

Jean Marcou

Jean Marcou. Crédits photo : Nathalie Ritzmann.

 

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6 septembre 2016

« L'histoire de notre pays peut-elle nous éclairer en ces temps troublés ? », par Dimitri Casali

Dimitri Casali, historien et essayiste réputé, compte parmi les défenseurs les plus véhéments de l’apprentissage d’un récit national dont on puisse à nouveau être fier ; un élément essentiel de la restauration de ce « creuset républicain » qui paraît aujourd’hui appartenir à un passé révolu. Dans un contexte riche de débats autour des orientations données aux programmes scolaires (voir : la tribune accordée à Pierre Branda sur ce blog en mai 2015), son Nouveau Manuel d’Histoire (Éd. de La Martinière, 2016), préfacé par Jean-Pierre Chevènement, est un important succès de librairie. Désintégration française, son nouvel essai, une « déclaration d’amour à l’Histoire de France, seul remède à la désintégration », dixit la présentation de l’éditeur, vient d’être publié il y a quelques jours chez Jean-Claude Lattès.

Début août, peu avant la parution de cet ouvrage, et trois semaines après l’attentat de Nice, j’ai souhaité proposer à M. Casali de composer un texte autour de la thématique suivante : « L’histoire de notre pays peut-elle nous éclairer en ces temps troublés ? ». Je le remercie pour la qualité de son texte, qui m’est parvenu le 6 septembre : il n’est pas forcément rassurant... mais il s’achève sur une note d’optimisme relatif. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Désintégration française

Désintégration française, de Dimitri Casali, aux éd. J.-C. Lattès, 2016.

 

« L’histoire de notre pays peut-elle

nous éclairer en ces temps troublés ? »

par Dimitri Casali, le 6 septembre 2016

Depuis plus d’un an, la France est particulièrement touchée par la violence d’une histoire en pleine accélération. Pourtant l’Histoire permet de comprendre l’actualité de ces temps si violents. Il y a toujours dans l’actualité des liens explicatifs avec l’Histoire qui permettent de mieux expliquer le présent et de mieux comprendre la société. Karl Marx disait : « La violence est la sage-femme de l’Histoire ». On le sait depuis la nuit des temps, l’Histoire ne se fait que sur des cadavres, l’Histoire est un déluge d’atrocités. Toutefois, le paradoxe est que tant de sang répandu durant tant de millénaires se soit révélé fécond, la France est ainsi devenue une grande nation. À nier cela et donc à ressasser sans cesse les anciennes horreurs, à force de dire que nous sommes un pays d’esclavagistes, de colonisateurs et de collaborateurs, on dresse les citoyens les uns contre les autres. Nos hommes politiques devraient tenir compte des leçons de l’Histoire, malheureusement ils n’en font plus aucun cas, soit par ignorance soit par manque de hauteur de vue.

« En renonçant à son passé, la France sape

son présent et met en péril son futur »

Nos dirigeants sont « malades de leur histoire ». Malades de ne pas la connaître, de ne pas la transmettre, d’être sans cesse tentés de la réécrire pour l’instrumentaliser ; malades, surtout, d’y renoncer par lâcheté et refus de se confronter aux minorités. La France souffre de sa position face à l’Histoire, de ce passé qui ne passe pas, malade de l’occulter, ou encore de n’en avoir retenu aucune leçon. En renonçant à son passé, la France sape son présent et met en péril son futur. Peut-on vraiment vivre ensemble en ignorant ce qui a façonné l’identité de notre pays ? En oubliant que la France s’est construite par son panache plus que par ses renoncements ? Quand nous aurons détruit notre héritage, n’aurons-nous pas tout perdu ?

« L’Histoire s’accélère à nouveau ; le défi qui nous est lancé

par l’islamisme politique est redoutable... »

À trop vouloir oublier les leçons du passé, à respecter le politiquement correct, on dresse en fait les Français les uns contre les autres. L’Histoire met en exergue la gravité de leurs lâchetés contemporaines. Toutes ces bonnes intentions nous préparent l’enfer : « Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre », disait Winston Churchill. À chaque époque existent des problèmes cruciaux qui forment comme un angle mort du débat public et ce sont précisément ceux qui vont décider de l’avenir. En 1936, après la remilitarisation de Rhénanie par Hitler, dans la plupart des médias français, il était presque impossible d’évoquer la perspective d’une guerre avec l’Allemagne. Tous « les gens de bien » étaient furieusement pacifistes… On trouverait bien un terrain d’entente avec le chancelier allemand, disaient-ils. Mais dans les cafés et les salons, on ne parlait que de ça. Aujourd’hui, l’Histoire est à nouveau en phase d’accélération brutale et le défi qui nous est lancé par l’islamisme politique, entré en phase de conquête du monde, est redoutable. Mais nos élites intellectuelles, aveuglées par ses bons sentiments, préfère nous abreuver de petites nouvelles insignifiantes, d’une part, de ses grandes indignations, de l’autre.

« 2016 ressemble beaucoup à l’avant-1789, peut-être

en pire ; prenons garde à ne pas revivre 1793... »

Nous nous trouvons aujourd’hui en 2016 dans la même situation bloquée que celle où nous étions en 1789 : désamour des élites, accumulation des privilèges, pouvoir politique en panne... En tant qu’historien, je suis frappé par les points communs aux deux périodes, dans le sens où les dysfonctionnements du modèle politique laissent en effet penser que nous sommes au bord du gouffre. Si l’on ne parvient pas, dans l’urgence, à faire évoluer la société comme la prise de conscience des Français, nous risquons de reproduire les mêmes terrifiants schémas de guerre civile et de Terreur qu’en 1793. Nous faisons face aux trois mêmes crises que dans l’avant-1789 : crise économique (dette étouffante, hausse des prix et du chômage...), crise sociale (grogne populaire face aux privilèges...), et crise politique (incapacité du pouvoir à réformer). À cela vient aujourd’hui s’ajouter la plus grave à mes yeux, la crise identitaire, qu’était loin de connaître la France de l’Ancien Régime.

« François Hollande, par son caractère hésitant,

rappelle un peu Louis XVI ; on ne peut être un

"président normal" sous la Ve République... »

Tout comme à la fin du XVIIIe siècle, la France se retrouve sclérosée et l’immobilisme de notre actuel Président ressemble étrangement au caractère hésitant de Louis XVI, qui n’a somme toute jamais réellement souhaité faire le grand saut nécessaire pour rétablir le pays. Nous sommes donc, en 2016 comme en 1788, coincés entre l’envie d’améliorer la situation et la peur d’un changement radical pourtant nécessaire à cette amélioration. Seul un homme providentiel pourrait débloquer la situation et j’ai hélas bien peur que ce ne soit pas l’actuel dirigeant de la Ve République. Les institutions françaises sont solides mais elles nécessitent à leur tête, des personnalités hors norme. On ne peut donc pas être un président « normal » sous la Vème République ; il faut être exceptionnel pour exercer la fonction.

« Du courage, citoyens ! La lâcheté

conduit toujours au désastre... »

J’aimerais pourtant garder une lecture « optimiste » des évènements car il ne faut jamais oublier qu’au cours de son histoire millénaire, la France a connu d’autres crises graves et a pu s’en sortir le plus souvent grâce à une volonté de changement exprimée souvent tard, mais exprimée tout de même. Il est donc encore tant que les Français se ressaisissent et s’arment de courage comme nous le montre l’Histoire, car la lâcheté conduit toujours au désastre…

 

Dimitri_Casali

 

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5 septembre 2016

« Le malheur français, selon Marcel Gauchet », par Nicolas Germain

Nicolas Germain, jeune homme de qualité et de talent, est le président-fondateur du club politique Les Vendredis de la Colline, un espace de réflexion et d’échanges qui se veut « apartisan », « indépendant », et dont je vous recommande vivement la découverte. Il y a un an, Nicolas Germain avait participé à l’article à plusieurs voix relatif aux institutions que j’avais proposé à des jeunes intéressés par la vie politique ; il a cette fois-ci accepté de nous livrer un compte-rendu synthétique et critique de sa lecture de Comprendre le malheur français, composé par le philosophe et historien Marcel Gauchet avec Éric Conan et François Azouvi et paru chez Stock cette année. Son texte est assez remarquable, et moi je suis ravi d’avoir pu publier à nouveau de ses écrits. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Comprendre le mal français

Comprendre le malheur français, de M. Gauchet, avec E. Conan et F. Azouvi. Éd. Stock, 2016.

 

« Le malheur français, selon Marcel Gauchet »

Recension par Nicolas Germain, le 1er septembre 2016

À la question « Qu’est-ce qu’un pays dans le monde d’aujourd’hui ? », Marcel Gauchet répond, en ouverture des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence de cette année 2016, qu’il s’agit d’une entité politique sur laquelle se fonde la mise en relation du monde moyennant un aménagement des espaces collectifs nationaux. Le directeur d’études à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales, ndlr) et rédacteur en chef du Débat formalise sa thèse comme suit : la globalisation repose sur une infrastructure politique constituée par les États-nations. La question, autant que la réponse, recouvre le champ problématique se présentant avec le plus d’insistance à l’Europe du XXIe siècle : comment les anciennes constructions politiques que sont les États-nations, dont le Vieux Continent fut le laboratoire et en est aujourd’hui le fossoyeur, doivent-elles se définir compte tenu de la marche d’un monde tout droit orienté vers la libéralisation des échanges et l’individualisation des sociétés ?

Cette tension, entre la mondialisation d’essence néolibérale et une communauté nationale structurée en un cadre étatique, constitue le point nodal retenu pour analyser dans son dernier ouvrage, Comprendre le malheur français (Stock, 2016), le pessimisme si caractéristique de la France. Après le remarquable historique du monde contemporain développé en trois volumes dans L’Avènement de la démocratie (Gallimard, 2007, 2007, 2010), c’est donc désormais cette sinistrose sans cesse présentée par les sondages comme constitutive à l’Hexagone que cet esprit libre s’attache à décrypter. Les quelque trois cents pages de cet exercice philosophique sont rythmées par les questions d’Éric Conan, journaliste à Marianne, et de François Assouvi, directeur honoraire de recherche au CNRS ; aussi l’essai porte-t-il la marque de la maïeutique socratique et, par le biais de ces questionnements, s’attaque-t-il aux croyances dont le siècle présent est tragiquement perclus.

« La rupture entre la base et le sommet

est symptomatique du mal français »

En un propos introductif intitulé « Pourquoi ce livre ? », le philosophe et historien justifie la pertinence de pareil sujet d’étude. Les Français, se demande-t-il, sont-ils devenus fous ? Au regard des innombrables atouts dont peut se prévaloir le pays, l’heure devrait être à la sérénité et à la confiance en l’avenir. Pourtant, grand est le décalage entre une population authentiquement pessimiste et des élites convaincues que le blocage de la société est dû au refus de celle-ci de se moderniser, et qu’il suffirait de quelques reformes libérales, visant à assouplir le marché du travail ou à accroître la compétitivité, pour amorcer une sortie définitive de la crise. Le pessimisme des élites n’en serait pas un, puisque traversé d’une conviction optimiste : « la solution est à portée de la main », et sa traduction est économique. Suivant ce prisme économiciste, l’on répond au déficit de puissance par l’obsession de la croissance, au malaise des classes populaires par le financement d’aides sociales. Non pas que parler économie ne soit pas légitime et pertinent, mais il ne peut s’agir de l’alpha et l’oméga de l’action politique. Car se manifeste alors une rupture entre la base et le sommet, rupture symptomatique du malheur français ; la première souhaite préserver la spécificité française du rouleau compresseur de la mondialisation tandis que le second n’ambitionne que de prolonger l’intégration du pays à l’espace globalisé. Il y a, en substance, le refus de la population de l’inféodation du politique à l’économique, inféodation d’ores et déjà intériorisée et consentie par les pouvoirs en place.

La perspective historique d’un déclin national

L’une des courroies qui alimentent puissamment ce pessimisme français est le sentiment de dissolution, au fil de l’histoire, d’un glorieux passé. L’auteur situe l’acmé de la puissance française au siècle de Louis XIV, dont Voltaire disait déjà en 1751 qu’il était « le plus éclairé qui fut jamais ». La France louis-quatorzienne connaît un moment hégémonique : démographiquement elle domine l’Europe, militairement elle défait la puissance espagnole aussi bien que l’empire des Habsbourg, culturellement elle rayonne à l’international du fait du génie littéraire d’un Racine ou architectural d’un Vauban, intérieurement elle consacre la pacification religieuse du pays et l’autorité souveraine de l’État. À cet instant, plus qu’à n’importe quel autre, se fonde l’universalisme français, et jamais plus les Français ne se contenteront de la seule prospérité économique mais appelleront de leurs vœux l’adhésion à un projet politique transcendant les particularités individuelles. L’État-nation n’existe pas encore, puisque seule la Révolution française en achèvera la formation, mais déjà s’opère une « prise de conscience d’une communauté politique de destin ».

« Le levier économique ne devrait être qu’un moyen

au service de l’idéal politique »

Depuis lors le pays n’a cessé de se déclasser à l’égard de l’histoire et du monde ; arrivé au sommet de l’Everest, l’alpiniste est condamné à amorcer sa descente. Ici et là, ont été observés des « sursauts », instants héroïques où se refuse le déclin et où la réalité du présent renoue avec la grandeur des héritages du passé. Ici avec Napoléon Bonaparte, là avec le général De Gaulle. Le chapitre portant sur la France gaullienne insiste sur l’alliance réussie à cette époque entre la « masse du peuple » et le « dirigeant responsable ». Tout concourt à l’intérêt général : l’incarnation présidentielle sert la souveraineté républicaine là où le dynamisme économique rend possible une politique de grandeur et d’indépendance, l’ensemble faisant corps avec l’identité historique du pays. Un lien de l’ordre de la transcendance et du sacré unit en un bloc collectif la communauté nationale. C’est précisément lorsqu’elle s’accompagne d’un souffle relevant presque de la métaphysique, dont est dépourvu le pragmatisme économique dans lequel elle s’enferme désormais, que la politique prend son sens véritable. Le levier économique ne devrait être qu’un moyen au service de l’idéal politique, l’idéal du Général ayant été celui de l’unité et de la grandeur. En définitive, peu importe la nature de cet idéal, peu importe que l’on souscrive ou non à cette vision gaullienne du devenir du pays (l’on pourrait tout à fait accorder par exemple sa sensibilité à un projet socialiste), ce qui demeure déterminant est de ne pas substituer le moyen à l’idéal. La croissance pour la croissance ? À quoi bon ! Marcel Gauchet en appelle à la primauté du politique sur l’économique, la fonction majeure du gouvernant étant ultimement de « produire un récit de notre histoire collective et en tirer les perspectives ».

Le constat d’un affaissement du modèle français

Le récit chronologique de l’histoire française, auquel sont entièrement destinés les chapitres II à V de l’essai (« La France et son histoire », « La France gaullienne », « Les années de crise », « La France changée par Mitterrand »), met en exergue le tournant mitterrandien que le philosophe résume en un mot : déboussolement. Contraint d’abandonner dès 1983 l’ambitieux programme socialiste en raison d’une politique de rigueur visant à ne pas sortir du Serpent monétaire européen, François Mitterrand découvre en l’Europe le projet supranational susceptible de sauver son bilan politique. Se met en place ce que Marcel Gauchet nomme le « piège européen », éloigné du projet gaulliste d’une Europe des nations, et dont sont dépositaires les instances de l’Union européenne telles qu’elles se manifestent à présent : concurrence économique et inclination à la bureaucratie plutôt qu’à la souveraineté populaire en interne, déficit de coopération et incapacité à se définir stratégiquement à l’externe. Concomitamment à ce choix d’effacement du fait national au profit de la supranationalité européenne, s’observe sous François Mitterrand une réorientation fondamentale de la pensée de gauche : puisque l’analyse ne se porte plus au premier chef sur la redistribution des richesses, elle se déplace sur la défense des minorités de toutes factures. Le concept de transformation sociale effectue sa mue, du socialisme traditionnel à une synthèse de libertarisme hérité de mai 1968 et de cosmopolitisme multiculturel. Sans compter, enfin, la faillite morale d’une gauche prétendue morale, entre affaires de corruption et d’écoutes téléphoniques, faussant définitivement le rapport de clarté qui prévalait entre les dirigeants et les dirigés, rapport que les successeurs de François Mitterrand ne sont pas parvenus jusqu’ici à rétablir. Cette désintégration du lien de confiance unissant le gouvernant au gouverné n’a pour seule issue que la généralisation du « principe de précaution sociale » : ne sachant plus quel est le cap poursuivi, ne reste qu’à préserver les acquis. Les grèves de 1995 sont à cet égard révélatrices de cet état de désemparement qui saisit le pays. Construction européenne, nouvelle définition de l’idée de progrès, absence de projet politique structurant venant d’élites qui ne seraient pas déconnectées, ainsi se caractérisent les premiers pas de la France dans le monde globalisé dont l’architecture générale se dessine en ces années décisives.

« Le triomphe de l’idéologie néolibérale a mis à mal

le collectif au profit de tous les individualismes »

L’explicitation de ce moment crucial, à savoir les deux dernières décennies du siècle passé où la France entre de plain-pied dans la mondialisation, pose les fondements du cœur de la démonstration de l’auteur : il existe une divergence profonde entre le modèle français tel que compris et intégré par les Français, et une « idéologie néolibérale » identifiée de la sorte par Marcel Gauchet. Cette idéologie, qui s’est imposée par le haut, comment la définir ? Par la règle ultime qu’elle fixe au fonctionnement d’une communauté politique : n’existent que des individus, définis par leurs droits juridiques et leurs intérêts économiques. La maximisation du bien-être collectif s’obtient par maximisation des droits et intérêts individuels. Cette pensée se décline mécaniquement en deux lectures : l’une de gauche exhortant à la multiplication des droits individuels, l’autre de droite prônant l’enrichissement personnel. Il y a dans ce catéchisme une réelle divergence avec le libéralisme classique, qui ne pouvait considérer la liberté des acteurs d’une société autrement que dans un cadre national et étatique. Marcel Gauchet fait de la dissolution des structurations religieuse et étatique, ce qu’il appelle « l’ultime tournant théologico-politique de la modernité », le point d’appui sur lequel s’est construite cette domination néolibérale. En conséquence, l’auteur déplore « l’oubli d’une histoire commune » et « un manque de perspective collective au profit d’un programme court ne s’adressant plus qu’aux individus », pour reprendre les termes de ses deux interlocuteurs, Éric Conan et François Azouvi. C’est pourtant dans cet arrachement aux singularités particulières que s’ancre les racines du modèle français dont les principales composantes semblent être la citoyenneté, la laïcité, l’école et la culture. Chacun de ces éléments a pour ambition l’élévation au-dessus de soi-même et la participation à un corps collectif. Tous sont désormais dévoyés dans le sillage idéologique exhibé précédemment : la citoyenneté devient la manifestation électorale des intérêts propres à chacun, l’école se range du côté de l’épanouissement personnel et de la construction d’une carrière future, la culture s’apparente aux libres loisirs. Pire, la laïcité n’est plus qu’un concept vide avancé ici comme un totem anachronique à abattre, et là comme la justification d’un séparatisme identitaire. Or, la France puise son rayonnement dans sa capacité à faire participer, au sein d’un même collectif national, des personnes aux convictions et origines différentes.

« L’Europe et la globalisation rendent paradoxalement

de sa pertinence, de sa légitimité à l’État national »

À rechercher des astres dans le désastre, trois optimismes se détachent dans cette lecture bien que placée sous le signe du pessimisme. Le premier fait écho à la question de l’Europe : la construction européenne a affermi la légitimité des nations qu’elle a voulu surplomber. Une nation, contrairement à un empire, se définit par rapport à autrui et s’inscrit dans un système de nations. L’aventure supranationale a en réalité rendu plus mûres les nations du Vieux Continent, pétries de bellicisme jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et désormais capables de reconnaissance mutuelle et de regroupement autour d’intérêts communs. Le second optimisme couvre la problématique néolibérale. Contrairement à la victoire de l’économique sur le politique qu’annonce cette pensée à potentialité radicale, c’est en fin de compte l’indispensabilité du politique qui émerge. On en revient aux propos tenus par le philosophe lors des Rencontres économiques : le jeu international de libre-échange nécessite la présence d’États comme puissance normative en premier ressort, et comme garants du vivre-ensemble en dernier lieu. Si l’État n’est plus une superstructure visible et dominant de façon ostentatoire la société civile, cette dernière ayant acquis son autonomie, il n’en demeure pas moins l’infrastructure assurant et sécurisant le déploiement des libertés individuelles. Quand bien même existerait-il un droit à l’école pour tous, que vaudrait-il sans le financement de structures éducatives et de personnel enseignant ? Enfin, et c’est sur ce point que se conclut l’essai, si la France ne fait plus office de grande puissance en raison même de la nature polycentrique du processus actuel de la mondialisation, il revient au pays d’assumer son rôle exemplaire et de conserver son élan pluriséculaire d’innovation politique. Tous les déterminants de l’analyse proposée par Marcel Gauchet convergent vers un unique point : la promotion d’un sort commun et collectif, pierre essentielle à l’édifice républicain dont la France doit réapprendre à être fière, pour épargner aux citoyens qui la composent le pessimisme dont ils sont frappés.

 

Nicolas Germain

 

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