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Paroles d'Actu

14 décembre 2017

Eric Chemouny : « Johnny est parti, mais il n'aurait pas aimé que nous soyons tristes »

« J’ai pas toujours trouvé les motsPour bercer tes rêves d’enfantsEnsemble, on est devenu grand...De bons points en double zéroParalysés par tant d’amourOn s’apprivoise au jour le jour... »

« Je n’ai jamais su trouver les gestesQui pouvaient soigner tes blessuresGuider tes pas vers le futurÀ tous les signaux de détresseDis, comment j’aurais pu faire facePris entre le feu et la glace... »

« Au-delà de nos différencesDes coups de gueule, des coups de sangÀ force d’échanger nos silencesMaintenant qu’on est face à faceOn se ressemble sang pour sang... »

Qui ne s’est pas trouvé ému, ou au moins touché en écoutant cette chanson, Sang pour sang, issue de l’album éponyme (1999), le 42è studio de Johnny Hallyday ? C’est la confrontation d’un père et d’un fils, qui mettent à plat les non-dits accumulés sur des décennies, et se rendent compte qu’ils sont faits du même bois. Quand on n’a plus son père... ce titre prend tout son sens, et devient plus douloureux parce que cette redécouverte mutuelle ne viendra plus. Et, s’agissant de Johnny, de sa vie, de ses rapports avec son père, et aussi avec ses enfants, quand on les connaît, on sait à quel point la chanson est importante et forte de signification, dans son répertoire. À la compo, comme pour tout l’album, son fils David... Et à l’écriture, un nom, trop peu connu : Éric Chemouny.

Après la triste et marquante disparition de Johnny il y a huit jours, j’ai souhaité contacter cet auteur, l’inviter à témoigner, à évoquer l’artiste. J’ai à cette occasion découvert qu’il était très impliqué dans une belle initiative éditoriale, le webmagazine « Je suis musique », qui a consacré dans l’urgent numéro à celui qu’on appelait jadis « l’idole des jeunes ». Dont un article signé par M. Chemouny et qui revient sur l’histoire de Sang pour sang, à découvrir, en complément du présent. J’ai posé des thèmes, illustrés par des titres de chansons du « Taulier », M. Chemouny a rempli les blancs et ouvert son cœur. Merci à vous Éric, et que personne n’en doute : les grands artistes ne meurent pas. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 12/12/17 ; R. : 13/12/17.

Éric Chemouny: « Johnny est parti, mais il

n’aurait pas aimé que nous soyons tristes »

Sang pour sang

L’album Sang pour sang (Universal, 1999). DR.

 

« Noir c’est noir » : Johnny est parti...

Johnny est parti, mais il n’aurait pas aimé que nous soyons tristes. Il n’a jamais été aussi présent ; les jeunes générations redécouvrent la carrière extraordinaire de notre rocker, entré dans la légende. Et ce n’est pas fini, il y aura sans doute d’autres émissions hommages, des biopics, des comédies musicales autour de son destin...

 

« De l’amour » : Une semaine d’hommages populaires

Au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer ! C’était très réconfortant de voir les Français se mobiliser, dans la communion autour d’un artiste que tout le monde aimait. Il a tellement donné de lui toute sa vie, et d’amour à son public, que c’était un juste retour des choses.

 

« Souvenirs, souvenirs » : Mon histoire avec Johnny

J’aimais beaucoup Johnny, comme mes parents, qui avaient pas mal de 45 tours : enfant, je me rappelle en particulier des pochettes si belles de San Francisco, et de J’ai un problème... Mais je n’imaginais pas le rencontrer un jour : il me paraissait si inaccessible... La vie a eu plus d’imagination que moi, et j’ai découvert un homme extrêmement timide, généreux, plein d’humour, et curieux des autres. Dans l’intimité, en studio notamment, il était au même niveau que les musiciens, juste soucieux de donner le meilleur de lui-même. Un immense artiste.

 

« J’ai un problème » : Sylvie, David, histoires d’amitié?

David et Sylvie sont avant tout des amis, avant d’être mes interprètes. La musique n’a fait que resserrer nos liens. On a les mêmes valeurs, si bien qu’on se comprend souvent sans se parler. Ce ne les empêche pas d’être exigeants avec moi en tant qu’auteur.

 

« Sang pour sang » : Genèse, coulisses et retombées d’un titre très intime devenu tube

J’ai raconté la genèse de Sang pour sang, dans Je suis musique, mais je suis très ému de constater aujourd’hui que cette chanson est restée comme une des préférées du public, pour le symbole universel qu’elle représente et la place particulière qu’elle a eu dans la discographie de Johnny. 18 ans après, je recois encore des messages de sympathie à ce sujet, de gens anonymes comme d’artistes reconnus. Jean-Michel Jarre et La Grande Sophie notamment, l’ont citée à sa disparition, comme leur titre préféré de Johnny. C’est très touchant.

 

Je suis musique

« Je suis musique », le numéro spécial Johnny.

 

« Je veux te graver dans ma vie » : Ce que j’ai appris et que je retiendrai de l’homme derrière le mythe Johnny

Me concernant, j’ai appris qu’il faut croire en ses rêves et que rien n’est impossible, si on travaille pour cela et qu’on se donne les moyens de les réaliser. Je crois que c’est aussi valable pour Johnny qui ne s’est jamais reposé sur ses lauriers, a toujours cherché de nouveaux talents, pour progresser et se renouveler ; le travail, toujours le travail... et cet instinct animal, cette intelligence qui le caractérisaient sont aussi à l’origine de son succès incroyable.

 

« Toute la musique que j’aime » : Johnny, mes chansons préférées...

J’aime beaucoup de chansons de Johnny bien sûr, mais j’ai une préférence pour le Johnny lyrique et mélancolique, ses grandes ballades : J’la croise tous les matins, Elle m’oublie, Le coeur en deux, Requiem pour un fou, Mirador, J’ai oublié de vivre, Derrière l’amour... La liste est trop longue... Et je suis le premier fan de son interprétation de Ceux qui parlent aux étoiles, que j’ai écrite pour lui, sur une musique de David, mais passée un peu inaperçue sur l’album « À la vie, à la mort », suite à l’écrasant triomphe (mérité) de Marie.

 

« Ça n’finira jamais » : Et maintenant, Johnny?

Je pense que l’hommage de la Madeleine n’est que le début de la mesure de son immense popularité : je suis certain que beaucoup de rues et d’écoles dans les villes de France vont porter son nom...

 

« L’envie », « Vivre pour le meilleur » : Projets, désirs et vœux

Vivre pour le meilleur, et au jour le jour est une belle philosophie... Profiter de chaque instant, en essayant de progresser dans son domaine, sans oublier de rendre aux autres un peu de ce bonheur que la vie nous apporte... C’est un peu le rôle de la musique.

 

Éric Chemouny est parolier et journaliste.

À découvrir, son webmagazine, « Je suis musique ».

 

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10 décembre 2017

Valéry Freland : « La francophilie est forte en Nouvelle-Angleterre »

Valéry Freland est depuis septembre 2015 Consul général de France à Boston, soit, le représentant des Français établis dans la région de Nouvelle-Angleterre (États-Unis), dont il doit à ce titre protéger et défendre les intérêts (et cette mission n’est pas vide de sens en ces temps de terrorisme globalisé et imprévisible). Il participe également un peu de ce qu’on appelle la « diplomatie d’influence » française, en ce qu’il est, à l’étranger, aux premières loges de causes aussi importantes pour le rayonnement national que la promotion de la langue et de la culture françaises. Il a accepté, un an et demi après mon interview de Gregor Trumel, ex-Consul général à La Nouvelle-Orléans (il est aujourd’hui rattaché à l’ambassade de France à Alger), de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Je l’en remercie et salue M. Trumel, sans qui le présent article n’aurait sans doute pas vu le jour, et pour la fidélité de nos échanges. Trois objectifs, pour ces articles : 1/ connaître les Français établis à l’étranger et sonder l’état de la francophonie dans le monde ; 2/ positionner la lumière sur de hauts fonctionnaires méconnus mais dont l’action est utile à la nation ;  3/ donner au lecteur, via d’appétissants conseils touristiques, le goût du voyage, ou comme dirait notre regretté Johnny, l« envie » d’évasion. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 03/10/17 ; R. : 04/12/17.

Valéry Freland: « La francophilie

est forte en Nouvelle-Angleterre »

Valéry Freland 13 novembre 2015

« Le 15 novembre 2015, cérémonie de recueillement à Boston après les attentats de Paris.

De g. à d. : le Gouverneur du Massachusetts Charlie Baker, la U.S. Sénatrice Elisabeth Warren,

le Consul général de France Valéry Freland, le Maire de Boston Marty Walsh, le Consul général

d’Allemagne Ralf Horlemann. Cette photo a été prise par le photographe Greg Cookland. » DR.

 

Paroles d’Actu : Valéry Freland bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Vous exercez depuis plus de deux ans la charge de Consul général de France à Boston (Massachusetts) et opérez à ce titre sur le territoire des États dits de la « Nouvelle-Angleterre ». Quels furent vos premiers contacts, vos premiers échanges avec les États-Unis, et en quoi l’image que vous en aviez alors a-t-elle évolué au fil du temps ?

Nouvelle-Angleterre, premiers contacts

Valéry Freland : Bonjour et merci de vous intéresser à l’action du Consulat général de France à Boston ! Ma circonscription comprend toute la Nouvelle-Angleterre, à l’exception du Connecticut, rattaché à notre Consulat général à New-York. Je suis donc en charge à la fois de la communauté française et de notre diplomatie d’influence dans cinq États : le Massachusetts, qui, avec Boston pour capitale, est le principal État de la région sur le plan démographique et économique, le Rhode Island, le New Hampshire, le Vermont et le Maine. C’est une région qui, compte tenu de son histoire et de ses paysages notamment, a une forte identité.

Je suis en poste à Boston depuis septembre 2015, mais je suis déjà venu dans cette ville en 1987 et 1990, alors que j’étais encore étudiant, notamment pour un séjour linguistique d’un mois à Tufts University, l’une des principales universités de la région. A l’époque, j’étais tombé amoureux de l’architecture élégante de Boston et des splendides plages de Cape Cod et de l’île de Martha’s Vineyard, qui me rappellent celles de mon enfance, en Charentes. Outre le fait que Boston est souvent présentée comme la «  nouvelle Athènes  », ce qui est très attirant et stimulant, c’est également la magie de ces paysages que j’ai souhaité retrouver en postulant pour ce poste.

« La force de la réaction américaine après

les attentats de novembre 2015 en France m’a ému

et nous rappelle à quel point nous sommes liés. »

Mes premiers contacts avec les États-Unis, lors de ma prise de poste, ont été marqués par les terribles attentats de Paris de novembre 2015 : j’ai été impressionné et ému par la force de l’amitié américaine exprimée à l’égard du peuple français à cette occasion. Au-delà de nos différences culturelles, des différends qui existent parfois entre nos deux nations qui ont l’une et l’autre une prétention à l’universel – j’ai longtemps traité de cette question lorsque je travaillais sur la notion d’exception culturelle dans le domaine du cinéma – ces évènements tragiques et la réaction américaine nous ont rappelé la force des liens qui nous unissent et notre communauté de valeurs.

 

PdA : Plusieurs « clichés », quand on considère la Nouvelle-Angleterre : un des cœurs historiques de l’Amérique (Boston) ; de jolis paysages de bord d’océan ; quelques-unes des plus grandes universités du monde ; une population globalement plus « progressiste » que la moyenne nationale (en ce sens, relativement proche des Européens), plus aisée aussi (il y a entre autres l’image des Kennedy)... Dans quelle mesure ces clichés sont-ils vrais ou faux, et que manque-t-il pour une bonne première vision d’ensemble ?

clichés et réalités de terrain

« 250 entreprises françaises contribuent

au dynamisme de l’économie du Massachusetts. »

V.F. : C’est vrai, la Nouvelle-Angleterre, c’est un peu tout cela. Mais c’est aussi une autre dimension que l’on n’a pas forcément en tête en France : Boston n’est pas seulement une ville d’art et d’histoire, c’est également une cité à la pointe de la modernité. Elle dispose aujourd’hui d’un écosystème parmi les plus dynamiques au monde. Sur quelques km², vous trouvez à Boston – et Cambridge, de l’autre côté de la Charles River - parmi les meilleurs et les plus importants au monde centres de recherche, universités, incubateurs, entreprises, financeurs… Le quotidien Le Monde a ainsi titré récemment que Boston était «  la capitale mondiale de la biotech  » ! La ville accueillera d’ailleurs du 4 au 7 juin prochain le grand rendez-vous de ce secteur, le BIO International Convention, et la France compte bien y être représentée en masse  ! Boston est également un centre important de la High-Tech et une cité financière de premier rang (capital-risque, assurances…). Le Massachusetts peut ainsi se flatter d’être aujourd’hui l’État dont l’économie est la plus dynamique des États-Unis ! Et il y a ici environ 250 entreprises françaises qui contribuent à cette croissance et à la force du lien avec notre pays.

 

PdA : Quel est, à supposer que l’on puisse en établir un, le profil type du Français établi en Nouvelle-Angleterre ? Et combien sont-ils, notamment, à fréquenter ces universités d’élite (Harvard, MIT, Yale...) dont les noms rayonnent dans le monde entier ?

les Français en Nouvelle-Angleterre

V.F. : Nous avons aujourd’hui, pour les cinq États, près de 9000 Français inscrits au registre consulaire, ce qui laisse à penser que le nombre de nos compatriotes tourne autour de 20 000, une grande majorité d’entre eux étant concentrée dans la région de Boston. Nos compatriotes sont ici pour plusieurs raisons : pour y poursuivre des études (à Harvard, au MIT, mais aussi à Boston University, Brown, Tufts, Northeastern… il y a 150 universités et collèges dans la région – Yale étant dans le Connecticut), pour y enseigner, pour travailler comme expatrié dans une grande entreprise française (comme Sanofi, Ipsen, Veolia, Dassault Systèmes, Saint-Gobain, Natixis, Schneider Electric, Keolis, etc.), ou encore y développer leur startup. Cette population est en croissance : plus 4% entre 2016 et 2017.

 

PdA : Comment se porte la francophonie sur ces terres, qui n’ont jamais été françaises ? Existe-t-il, dans le Massachusetts comme ailleurs, des communautés culturelles francophones vivaces qui réussissent à percer hors de leur cercle de base ? Des livres, des films, des chanteurs et artistes français ou francophones qui ont réussi, récemment, à se faire une place chez les Yankee ? Et de quel « jeu » la diplomatie culturelle française dispose-t-elle en la matière ?

empreintes et implantations « franco »

V.F. : En réalité, peut-être parce que cette terre se nomme la «  Nouvelle-Angleterre  », on n’imagine pas à quel point la mémoire «  française  », la francophilie ou la francophonie y sont présents. D’abord, n’oublions pas que le nord de la Nouvelle-Angleterre a été découvert par des Français, qui y ont fait souche : le premier établissement européen dans le Maine a eu lieu en 1604, sur l'île Sainte-Croix, par le saintongeais Pierre Dugua de Mons, et le nord du Maine a par la suite fait partie de la possession française de l'Acadie.

« 20 à 25% des populations du Vermont, du

New Hampshire ou du Maine ont des

origines "françaises". »

Ensuite, il existe dans la région une importante communauté de «  Franco  », c’est-à-dire de Québécois ou de Canadiens francophones, qui ont émigré dans toute la région de la fin du XIXème siècle aux années 1970, pour des raisons économiques : ils sont venus travailler dans les usines de textile notamment, important leur langue (le français) et leur culture (fortement marquée par le catholicisme). Et si la maîtrise de la langue française a progressivement décliné au sein de cette communauté, son attachement à ses racines reste très vif  : on peut le constater notamment dans la région de Lewiston-Auburn, dans le Maine, où existe un très actif «  Centre culturel franco-américain  ». On estime que 20 à 25% des populations du Vermont, du New Hampshire ou du Maine ont des origines «  françaises  », comme en témoignent de nombreux patronymes. Imaginez-vous que j’ai parlé français avec le Gouverneur du Maine, d’origine «  franco  »  !

Plus récemment, ont émigrés dans la région des populations francophones venues d’Haïti (100 000 Haïtiens à Boston), du Maghreb ou d’Afrique, notamment des Grands Lacs à Portland (Maine).

Il faut enfin ajouter à cela l’intérêt croissant des familles américaines pour l’enseignement bilingue, notamment français-anglais.

Par conséquent, il n’est pas rare d’entendre parler français dans les rues ou les taxis de Boston ! La vitalité de la francophonie en Nouvelle-Angleterre est le fruit de la profonde transformation, avec les mouvements migratoires contemporains notamment, de la géographie de l’espace francophone.

La francophonie est également un enjeu politique : chaque État la célèbre officiellement un jour de mars, en présence des plus hautes autorités locales et des représentants des communautés «  francophones  » ou «  franco  ».

Dans ce contexte, l’une des priorités de ce Consulat général est de faire vivre cette francophonie. Nous nous appuyons naturellement pour cela sur le patrimoine culturel français : à cet égard, les écrivains les plus connus dans la région demeurent les grands classiques de la littérature française, de Victor Hugo à Camus en passant par Proust. On observe également, compte tenu de la présence des universités, un intérêt pour certains penseurs français de la seconde moitié du XXème siècle (comme Foucault, Derrida ou Levi-Strauss…). Mais les écrivains français régulièrement invités au Boston Book Festival suscitent aussi l’intérêt, comme cette année Christine Angot, Christophe Boltanski et Édouard Louis.

En musique, si Aznavour et Piaf restent les références incontournables, certains jeunes artistes français se produisent avec succès à Boston, comme récemment Christine and the Queens, qui chante en français et en anglais. Et on attend Carla Bruni en février prochain !

Au-delà de la culture française, la francophonie vit aussi ici à travers la diversité des cultures du monde francophone.

 

PdA : Quelles perspectives entrevoyez-vous pour la francophonie aux États-Unis de manière générale ?

la francophonie aux États-Unis

« Nous manquons de professeurs pour enseigner

le français et en français. »

V.F. : Je constate un intérêt substantiel pour l’apprentissage de la langue française en Nouvelle-Angleterre, phénomène sans doute valable pour l’ensemble des États-Unis, en dépit de la forte concurrence d’autres langues, comme l’espagnol ou le mandarin. Cela se traduit notamment par le succès des écoles françaises – nous avons un lycée à Boston et une école dans le Maine et le Rhode Island – des cours en «  after school  » proposés par les alliances françaises notamment, ou des programmes bilingues des écoles publiques américaines. Le développement de cette offre d’enseignement français ou en français butte toutefois sur le manque de professeurs, enjeu majeur sur lequel nous travaillons.

 

PdA : Quelques-uns des épisodes les plus marquants de la Révolution américaine se sont déroulés dans la région - je pense notamment au fameux « Boston Tea Party  ». On sait quel a été le rôle tenu par la France, par La Fayette notamment, dans la lutte d’émancipation des colons d’Amérique face à la métropole britannique (ce qui au passage contribua à assécher les finances royales et à déclencher la Révolution française, mais c’est une autre histoire). Est-ce qu’on regarde toujours la France d’un œil particulier, par rapport à cela ?

la France et la révolution américaine

« La Fayette est certainement la personnalité

historique française la plus connue et

vénérée en Nouvelle-Angleterre. »

V.F. : Oui, et j’avoue que je ne m’y attendais pas. La Fayette est très certainement la personnalité historique française la plus connue et la plus vénérée en Nouvelle-Angleterre, plus qu’en France d’ailleurs ! Par exemple, chaque année en mai, nous célébrons sa mémoire au pied du monument qui lui est consacré dans le Boston Common, le grand parc du centre de Boston : quel symbole !

 

Timbre La Fayette

Timbre américain en l’honneur de La Fayette. Éd. in 1952.

 

Ceci m’a donné l’idée de confier à un jeune étudiant français le soin de reconstituer «  numériquement  » le grand voyage triomphal que La Fayette a fait aux États-Unis en 1824-1825 : vous pouvez retrouver ce trajet sur le site http://www.thelafayettetrail.com. L’objectif ici est double : promouvoir la mémoire de cette figure symbolique de l’amitié franco-américaine et contribuer à l’attractivité touristique de la Nouvelle-Angleterre. Ce projet, qui a vocation à se développer dans tous les États-Unis, a reçu un accueil enthousiaste de la part des autorités locales.

 

PdA : On reste sur l’Histoire. De qui se composerait votre panthéon des personnalités que vous admirez le plus, et pourquoi ?

références historiques

V.F. : Un personnage historique se distingue nettement pour mo : le général de Gaulle. C’est d’ailleurs sans doute parce que je me faisais, et me fais toujours, une certaine «  idée de la France  », de sa culture, de ses valeurs, de son rôle sur la scène internationale, que j’ai embrassé la carrière diplomatique. J’admire l’écrivain, l’homme d’Etat et le personnage historique. Je suis fasciné par l’intelligence de situation d’un homme qui, de formation très classique, a su faire entrer la France dans la modernité. Ses mémoires demeurent d’une étonnante actualité.

« Aurais-je été aussi brave que ces hommes ? »

Et puis, de manière générale, j’admire ceux qui par leur courage ont, au quotidien, pesé sur le cours de l’histoire. Je pense notamment à ces vétérans américains de la seconde Guerre mondiale à qui j’ai remis ces derniers mois les insignes de Chevalier de la Légion d’Honneur. À chaque fois, je me dis : aurais-je été aussi brave qu’eux ?

 

Valéry Freland Vétérans

« Remise de la Légion d’Honneur à trois vétérans de la deuxième Guerre mondiale

à Providence, Rhode Island, à l’occasion des fêtes du 14 juillet 2017. » DR.

 

PdA : On change de sujet, sans transition... un peu violent, mais la violence est tellement inhérente à ce sujet... C’est la question du terrorisme, malheureusement omniprésente dans les esprits aujourd’hui, au Moyen-Orient bien sûr, en Europe, et aux États-Unis notamment. Boston avait, elle, été touchée, on se rappelle les bombes lors du marathon de 2013 qui avaient fait trois morts. Est-ce que vous sentez que la peur du terrorisme tient aujourd’hui une place plus importante, lorsque vous échangez avec les Français dans le cadre de vos activités auprès du consulat, ou bien en général, dans les rues de Boston ou autre ? Et est-ce qu’en tant que diplomate, vous sentez sur vous le poids d’une responsabilité particulière en ces temps troublés ?

le consulat face au terrorisme global

V.F. : Un consulat général a toujours une responsabilité particulière vis-à-vis de la communauté française : celui de veiller à sa sécurité. C’est naturellement, dans le contexte actuel, une absolue priorité. Il ne s’agit pas d’entretenir un sentiment d’inquiétude, mais de redoubler de vigilance et de nous tenir prêts. C’est ainsi que nous mettons régulièrement à jour notre plan de sécurité, qui doit nous permettre de répondre aux risques naturels, industriels ou terroristes qui peuvent frapper une région comme la Nouvelle-Angleterre. Nous y travaillons avec les différents représentants de notre communauté et en lien étroit avec les autorités américaines.

 

PdA : Petit aparté : je lis dans votre bio que vous avez débuté votre carrière au CSA, il y a une vingtaine d’années. Est-ce qu’un outil comparable de régulation existe aux États-Unis, au niveau fédéral ou peut-être des différents États et, si non, diriez-vous que ce serait souhaitable ?

la régulation de l’audiovisuel

V.F. : J’ai effectivement commencé ma carrière comme juriste au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), de 1994 à 1997, et ai fait mon mémoire de DEA sur «  la notion de régulation audiovisuelle en droit public français  ». Mais tout cela me semble un peu lointain ! Il existe aux États-Unis une instance de régulation, la Federal Communications Commission, créée en 1934 et chargée de réguler les télécommunications ainsi que certains contenus. Son champ d’intervention couvre grosso modo celui du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel et de l’Autorité de Régulation des Télécommunications électroniques et des Postes (ARCEP). Au-delà, les modèles français et américains restent relativement différents : pour plus d’informations, je vous renvoie au site du CSA !

 

PdA : Retour à Boston, mais on va quitter un peu votre bureau... Pour cette question, j’aimerais comme je l’avais fait avec Grégor Trumel, qui était jusqu’à cet été consul général à La Nouvelle-Orléans, vous inviter à devenir l’espace d’un instant, pour Paroles d’Actu, un « guide de luxe ». Considérons quelqu’un, un Français, qui aurait envie de découvrir les États de la Nouvelle-Angleterre et se serait assigné une semaine pour ce faire : que devrait-il absolument voir et visiter ? Quelles bonnes adresses à ne pas manquer, à Boston et ailleurs ?

voyage en Nouvelle-Angleterre

V.F. : D’abord, une semaine c’est sans-doute trop court pour visiter toute la Nouvelle-Angleterre : n’oublions pas qu’il y a près de 600 kms entre Newport (Rhode Island), au sud de ma circonscription, et l’Acadia National Park, dans le nord du Maine, à la frontière canadienne. Et je pense que, lorsqu’on voyage, il faut prendre le temps de flâner, de rencontrer les gens, «  d’humer  le pays  ».

À Boston, mes lieux favoris sont les quartiers historiques – et élégants - de Beacon Hill et de Back Bay, le Museum of Fine Arts, qui dispose d’une remarquable collection, et le Isabella Stewart Gardner Museum, palais et cloître vénitiens d’un charme absolu. La Kennedy Library et l’Institute of Contemporary Art (ICA) sont également deux magnifiques bâtiments au bord de l’eau. Je vous engage aussi à faire du vélo le long de Charles River, afin d’admirer la silhouette de Boston et de découvrir Harvard et le MIT, mais aussi de suivre la piste cyclable «  Minute man  » qui vous conduira jusqu’à Concord, charmante ville historique à 20 milles de Boston. Je suggère également une étape au nord de Boston, du côté des villes historiques et charmantes de Salem – le Peabody Essex Museum et ses collections de porcelaine et sa traditionnelle maison chinoise - Marblehead et Rockport, et le long des plages de Cape Ann.

Depuis Boston, on peut se rendre en bateau à Provincetown, principale ville de Cape Cod : vous pourrez y louer des vélos et parcourir les pistes cyclables qui traversent les pinèdes et longent de magnifiques plages. Descendez vers le sud et rejoignez en bateau, depuis Woods Hole (Massachusetts), les îles de Martha’s Vineyard et Nantucket, ou visitez Providence, siège de Brown University, et Newport, et ses splendides mansions.

 

Marthas Vineyard Lighthouse

Phare de Martha’s Vineyard, DR.

 

Visitez également les Berkshire, dans l’ouest du Massachusetts : le Clark Museum, Williams College, le MassMOCA - pour les amoureux d’art contemporain - le Rockwell Museum - pour l’art POP américain - ou encore la demeure The Mount, pour les admirateurs d’Edith Wharton.

Dans le New Hampshire, arpentez le charmant village de Woodstock (pas celui du festival, ndlr) et les White Mountains et leurs lacs aux eaux limpides. Dans le Maine, visitez Portland et sa baie, puis longez vers le nord la côte déchiquetée, parsemée de villages de pécheurs, jusqu’au Acadia National Park. Là, visitez la maison de Marguerite Yourcenar à Mount Desert. Traversez le Vermont et ses paysages de collines jusqu’à Burlington, sur les bords du Lake Champlain, et arrêtez-vous au Shelburne Museum.

 

White Mountains

Les White Moutains, DR.

 

Enfin, n’hésitez pas à visiter les différents lieux de mémoire «  Franco  » (Woonsocket (RI), Lowell (MA) ou Lewiston (ME), pour découvrir la vie de cette communauté francophone de Nouvelle-Angleterre.

 

PdA : Quand vous regardez dans le rétro, vous êtes fier du parcours accompli jusqu’à présent ?

un bilan

V.F. : Je suis plus fier de ce que j’ai fait de concret, au cours de mes différents postes, que de mon parcours en tant que tel. Fier notamment de ce qu’avec mon équipe nous avons fait en Tunisie, où j’étais Conseiller de coopération et d’Action culturelle de 2010 à 2013, au lendemain de la Révolution, pour renforcer les liens entre les sociétés civiles tunisienne et française. Ici, encore, à Boston, nous avons organisé deux symposiums, l’un sur «  diversité et intégration  », avec des étudiants de la Harvard Kennedy School, l’autre sur «  l’éducation pour l’égalité femmes-hommes  », avec Wellesley College, afin d’apporter notre modeste contribution au dialogue franco-américain sur ces questions et au combat pour l’égalité.

 

PdA : Vos envies, vos projets pour la suite ? Que peut-on vous souhaiter ?

what’s next ?

V.F. : Je suis encore à Boston pour près de deux ans  : il y a encore beaucoup de choses concrètes à faire pour renforcer les liens économiques, universitaires et scientifiques entre nos deux pays, et promouvoir la francophonie dans la région. Souhaitez à mon équipe et moi-même plein succès dans nos projets !

 

Valéry Freland Ecole

« Lors de l’inauguration d’un nouveau bâtiment du Lycée International de Boston,

avec l’ambassadeur de France à Washington Gérard Araud, quelques élèves, des membres

du Conseil d’administration de l’école et des représentants de l’entreprise française

Dassault Systèmes, en octobre 2017. » DR.

 

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7 décembre 2017

« À toi Johnny », par Frédéric Quinonero

La mort de Jean-Philippe Smet, plus connu sous le nom de Johnny Hallyday, hier dans la nuit (pourquoi a-t-il fallu que cela survienne un jour de Saint-Nicolas ?), a provoqué une onde de choc émotionnel à la mesure du personnage. Johnny, c’était presque 60 ans de carrière, 110 millions de disques vendus, un univers perpétuellement renouvelé et, surtout, une pêche, un enthousiasme, et une voix qui emportaient tout. On pouvait râler parce qu’on le voyait trop, mais franchement, que celui qui n’a jamais aimé ne serait-ce qu’une de ses chansons, que celui qui a eu la moindre occasion dans sa vie de le trouver antipathique jette la première pierre sur son cortège mortuaire. Johnny était respecté parce qu’il était un showman hors du commun, et il était aimé parce qu’il était aimable. La France de plusieurs générations ressent aujourd’hui un deuil sincère, sans doute comparable à celui que l’on ressentira, outre-Manche, au départ d’Elizabeth. Il était quelque chose comme un lien, un pont entre des gens parfois très différents. En ce sens, si Jean-Philippe vient de s’éteindre, Johnny, lui, son oeuvre, son sourire, son exemple, tout cela restera. Johnny immortel, c’est précisément le titre de la version définitive de la bio qui lui a été consacrée par Frédéric Quinonero et dont il vient, à grand peine, de boucler les chapitres finaux. J’ai eu une grosse pensée pour lui quand j’ai su pour Johnny, pour lui qui le qualifiait, lors d’une interview pour Paroles d’Actu il y a trois ans, de « grand frère qu’il n’avait jamais eu ». Frédéric a accepté d’évoquer Johnny dans un nouveau texte, nostalgique et touchant, je l’en remercie bien amicalement... Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Johnny immortel

Johnny Immortel, de Frédéric Quinonero (l’Archipel, décembre 2017).

 

« À toi, Johnny »

Par Frédéric Quinonero, le 7 décembre 2017.

 

Quelques fragments de vie avec toi, mon Johnny...

Ton apparition dans le poste en noir et blanc, dans Que je t’aime à la fin des années 60 et un petit garçon de six ans qui tombe sous le charme.

Le même petit garçon qui veut chanter ta chanson dans un radio-crochet sur la place d’Anduze, sa ville d’enfance, et l’organisateur qui ne sait comment lui expliquer d’en choisir une autre, que celle-là n’est pas pour son âge ; plus tard, mes parents qui m’expliquent avec un peu de gêne que «  quand tu ne te sens plus chatte et que tu deviens chienne  » ou «  mon corps sur ton corps lourd comme un cheval mort  », ce genre de phrases pose problème dans ma bouche et devant mon air hébété : «  Tu comprendras plus tard  »...

L’ «  album au bandeau  » au pied du sapin le matin de Noël et le verre de liqueur sur la table, bu par le Père Noël ; et moi surpris que le Père Noël te connaisse, toi, Johnny Hallyday.

Mon premier show de toi dans les arènes de Nîmes et moi hypnotisé, comme devant une apparition miraculeuse, tandis que des jeunes filles tombées dans les pommes sont évacuées sur des brancards ; puis, dans la voiture, l’air ahuri de mes parents quand je leur dis que je veux faire «  Johnny Hallyday  » comme métier.

Puis, mon dernier show des années plus tard, au même endroit, sans savoir quil serait le dernier.

Un communiant de onze ans entonnant dans son aube blanche ton dernier tube, Prends ma vie, à la fin du repas familial et les premières phrases : «  Je n’ai jamais mis les pieds dans une église, je ne sais pas prier  », entre autres, qui choquent l’assistance, en particulier une cousine très pieuse qui ne s’en est jamais remise.

L’affiche géante de la tournée Johnny Hallyday Story – toi vêtu de jean, posant allongé sur fond rouge - longtemps punaisée au mur de ma chambre d’adolescent, place Émile-Combes à Montpellier ; puis, longtemps après, celle du Stade de France 1998 au-dessus de mon bureau dans l’appartement de Saint-Maur.

Mon copain Bruno et moi sur ma Mobylette orange partant t’applaudir aux arènes de Palavas  et t’attendre le lendemain devant ton bungalow au Reganeous ; te voir sortir, boitillant – tu étais tombé dans la fosse la veille -, avec Sylvie préoccupée par l’état de ta jambe et ne se souciant pas de son petit chien venu vagabonder vers nous et devenu prétexte idéal pour vous approcher l’un et l’autre.

Mon premier spectacle parisien de toi, au Zénith, et tous les autres qui vont suivre...

Ton entrée chez Graziano où je travaille pour payer les cours de théâtre ; tous ces gens qui s’arrêtent de dîner, les couverts levés ; puis moi tremblant comme une feuille en servant le champagne à ta table et toi le remarquant qui m’adresses un sourire à faire fondre la banquise.

Ta voix dans le téléphone – «  Bonjour c’est Johnny  » - lorsque tu appelles pour réserver et moi, qui manque de tomber du tabouret où je m’étais assis.

Ta première interprétation de Diego en 1990 à Bercy et l’émotion qui nous a cueillis, mon amie Muxou et moi.

Tes messages à distance qui mettaient du baume au coeur au petit garçon devenu ton biographe.

Des souvenirs, souvenirs en pagaille…

Et maintenant, mon Jojo, à quoi ça va ressembler la vie sans toi  ?

 

Frédéric Quinonero JH

 

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5 décembre 2017

« Au revoir et merci », Jean d'Ormesson vu par François-Henri Désérable

Parmi les impondérables inévitables de la vie, il y a la mort. Il fallait bien que celle de Jean d’Ormesson, tout immortel qu’il fût, survienne un jour. Il vient tout juste de s’éclipser, sans doute avec flegme et mots tombés à pic, lui qui n’était que Lettres et élégance. Il aimait écrire et lire, les échanges et les débats, les femmes et la bonne chère ; bref, il aimait la vie. Il était une source d’inspiration, y compris pour des gens qui ne lisent pas, ou trop peu ; ses écrits resteront et lui aussi, parce qu’on n’oublie pas un Immortel quand il est charmant.

Lorsque j’ai appris, ce matin, la triste nouvelle, j’ai immédiatement proposé à François-Henri Désérable, jeune auteur de grand talent qui lui aussi signe chez Gallimard (ce qui, reconnaissez-le, n’est pas la plus honteuse des cartes de visite pour un écrivain), de coucher sur papier quelques mots au sujet de son illustre aîné, qu’il avait rencontré. Je suis heureux, et disons-le flatté qu’il ait accepté. Bel hommage qu’il lui rend ici. Quant à moi jai aussi, en cette heure, une pensée émue pour l’ami Maxime Scherrer, parti beaucoup trop tôt et qui, lui aussi, l’aimait... Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Jean d'O FHD

 

« Au revoir et merci »

Par François-Henri Désérable, le 5 décembre 2017.

 

La première fois que j’ai rencontré Jean d’Ormesson, c’était à Lyon, fin 2011 ou début 2012. Il nous avait parlé tout au long du dîner – d’Aragon, de Pessoa, de Bonaparte, etc. –, avec mille digressions, «  à sauts et à gambades  », mais toujours en retombant sur ses pieds, et je me souviens m’être dit : «  le voilà, le fameux esprit français  ». J’étais avec une jeune fille qui deviendrait ma femme. L’ayant vue, il avait laissé, en guise de dédicace, sur mon exemplaire d’Histoire du Juif errant : «  Vous avez bien de la chance  ».

La dernière fois que j’ai vu Jean d’Ormesson, c’était il y a un peu plus d’un mois, un vendredi après-midi d’octobre, dans le hall des éditions Gallimard. Ce jour-là, il faisait beau. Il m’avait dit : «  À votre âge, j’avais un cabriolet décapotable. Le vendredi après-midi, s’il y avait du soleil, il m’arrivait de partir cheveux au vent avec une amie, et de rouler toute la nuit. Il y a quatorze heures de route entre Paris et Rome. Nous prenions le petit-déjeuner sur la Piazza Navona.  »

J’avais rétorqué : «  J’ai un scooter, Jean. Un 50 cm3. Il roule à 50 km/h, 53 si la route est en pente. Il me faudrait quatre jours pour rallier Rome.  »

À quoi il avait répondu : «  Partez maintenant, et mardi matin, caffè ristretto sur la Piazza Navona.  »

Une petite chose, enfin : il avait le génie du titre  – des vers, souvent, qu’il empruntait à des poètes : Odeur du temps, Et toi mon cœur pourquoi bats-tu, Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit… Nous pouvons le dire aujourd’hui : c’est une chose étrange à la fin que le monde sans Jean d’Ormesson.

 

Jean d'O

 

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8 novembre 2017

Anthony Sfez : « Le scénario d'une Catalogne indépendante est très peu probable »

Alors que la question du statut de la « nation catalane », au sein ou en dehors de la communauté espagnole, est d’une actualité brûlante en cette fin d’année, j’ai le plaisir, pour ce nouvel article, d’accueillir dans les colonnes de Paroles d’Actu un nouveau venu, Anthony Sfez, jeune doctorant dont la thèse porte sur le droit à l’autodétermination de la Catalogne (sous la direction du professeur Olivier Beaud) Anthony Sfez est également pensionnaire de lÉcole des Hautes Études hispaniques et ibérique (la Casa de Velázquez). Je le remercie bien sincèrement pour ses réponses, très riches et à mon sens, remarquables pour mieux appréhender la situation, et jespère que cette première collaboration ne sera pas la dernière. Un petit clin d’oeil également, en cette intro, à Marie-Odile Nicoud, ma professeur à Lyon II, la première à m’avoir non seulement ouvert, mais surtout intéressé à toutes ces questions. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 29/10/17 ; R. : 06-08/11/17.

Anthony Sfez: « Le scénario d’une Catalogne

indépendante est très peu probable »

Drapeaux espagnol et catalan

Les drapeaux espagnol et catalan. Photo : Teinteresa.es.

 

Paroles d’Actu : Qu’est-ce qui fonde ce sentiment national si fort qui semble animer une large partie (une majorité ?) du peuple catalan ? Les convulsions du moment constituent-elles l’aboutissement logique d’un jusqu’au-boutisme de leaders indépendantistes zélés, et un poil "égoïstes" au vu de la puissance économique de la Catalogne par rapport au reste de l’Espagne, ou bien y a-t-il effectivement, au cœur de la question, un sentiment particulièrement vivace au sein de la population, de lassitude vis-à-vis du reste du pays, et d’incompatibilité avec l’État espagnol, fût-il démocratique, et profondément décentralisé ?

pourquoi le nationalisme catalan ?

« En 2012, Mariano Rajoy avait refusé que la Cata-

logne adopte le régime fiscal dit "foral", qui l’aurait

investie d’une autonomie financière élargie ;

cette réforme aurait peut-être permis

d’éviter la crise actuelle... »

Anthony Sfez : Incontestablement, la question fiscale joue un rôle important dans la confrontation entre l’État espagnol et la Communauté autonome catalane. Il ne faut pas oublier que l’un des éléments qui a conduit les nationalistes catalans « modérés » à réclamer l’organisation d’un référendum d’autodétermination en Catalogne – réclamation qu’ils n’avaient jamais émise depuis l’instauration de la Constitution de 1978 – c’est l’échec du pacte fiscal de 2012. Le gouvernement d’Artur Mas, qui est le prédécesseur de Carles Puigdemont, avait alors tenté de revoir la situation fiscale de la Catalogne. Il existe en Espagne deux régimes fiscaux pour les Communautés autonomes (CA) : un régime de « droit commun » applicable à 15 CA et un régime « d’exception » (dit régime « foral »), qui découle de la clause additionnelle première de la Constitution espagnole de 1978, applicable seulement au Pays basque et à la Navarre. Le régime d’exception est beaucoup plus souple et offre bien plus de libertés et d’autonomie fiscale. Pour faire simple, la proposition de Mas visait à rapprocher la Catalogne du régime d’exception. Mais Mariano Rajoy, déjà président du gouvernement espagnol à l’époque, s’y était opposé, argumentant qu’une telle réforme nécessitait une révision constitutionnelle (ce qui est, au demeurant, très contestable, une interprétation souple de la clause additionnelle précitée aurait sans doute été possible). Cette réforme aurait peut-être permis d’éviter la crise actuelle. En effet, incontestablement, beaucoup de Catalans ont le sentiment que l’organisation de la solidarité entre les Communautés autonomes, gérée par l’État espagnol, n’est pas égalitaire, qu’elle n’est pas transparente. En un mot : que les Catalans donnent trop et ne reçoivent pas assez. Selon des calculs faits par des institutions catalanes, la Catalogne subirait un déficit d’environ 8 milliards d’euros par an du fait de ces inégalités. Ce chiffre est toutefois difficile à vérifier et Madrid le conteste formellement. Quoi qu’il soit, fondé ou infondé, le sentiment d’injustice fiscale et économique est très fort chez les catalans. Et la crise économique n’a pas aidé.

« Les catalanistes, y compris modérés, pointent,

à tort ou à raison, une recentralisation

des pouvoirs en Espagne depuis une quinzaine

d’annéesce qui évidemment

leur déplaît fortement..»

Cela dit, ce serait une grave erreur et une méconnaissance du fond du problème que de croire que la « question catalane » se limite à la question fiscale ou économique. Je ne sais pas s’il y a, aujourd’hui, une majorité de Catalans favorable à l’indépendance de la Catalogne. Cela se joue certainement autour des 48-52%. Mais ce qui est certain, c’est qu’il existe une très grande majorité de Catalans qui estiment que la Catalogne est une nation ou, du moins, qu’elle est une « réalité nationale » différenciée du reste de l’Espagne. Le modèle territorial espagnol instauré en 1978 avait permis, dans un premier temps, de satisfaire ce sentiment, du moins chez les catalanistes modérés. Mais il aurait évolué, selon ces derniers, dans un mauvais sens en allant, d’une part, de plus en plus vers une égalisation, par le bas, des compétences attribuées aux différentes Communautés autonomes et, d’autre part, depuis le début des années 2000, vers une recentralisation. Les nationalistes modérés estimaient avoir réussi à inverser la tendance avec le Statut de 2006. Mais ce dernier a été neutralisé dans ces objectifs principaux par une sentence du Tribunal constitutionnel espagnol (31/2010).

« Pour une vaste majorité de Catalans, la question

de leur autodétermination devrait être tranchée

par eux, via un référendum concerté ; or, pour

le peuple espagnol, l’affaire est d’intérêt national

et doit dès lors être décidée

par la nation toute entière. »

C’est depuis cette sentence que le conflit se pose en termes de « rester ou quitter » l’Espagne. Avant cette sentence, il y avait certes des conflits entre l’État et la Catalogne. Mais ils ne se posaient jamais en ces termes, du moins au niveau institutionnel. On débattait sur la question de savoir à qui devait revenir telle ou telle compétence mais jamais sur la question du titulaire de la souveraineté. Aujourd’hui, sans forcément être indépendantiste, une majorité de Catalans estiment que la Catalogne est un sujet politique qui a le droit de décider de son avenir politique. Selon plusieurs estimations, environ 70% des Catalans estiment que la meilleure solution à la crise aurait été d’organiser un « vrai » référendum concerté, comme en Écosse, afin que les Catalans puissent s’autodéterminer, c’est-à-dire décider souverainement s’ils veulent rester dans l’État espagnol ou le quitter. Le cœur du problème étant qu’une grande majorité d’Espagnols, hors Catalogne et Pays basque, estiment que l’Espagne est une nation qui comprend les Catalans et que, par conséquent, c’est l’ensemble des Espagnols qui ont leur mot à dire sur l’avenir politique de la Catalogne. On le voit c’est un problème très profond, pas seulement une opposition entre M. Puigdemont et M. Rajoy.

« Là où les Catalans attendent une relation d’égal à

égal entre les nations catalane et espagnole, au sein

d’un même État "multinational", les Espagnols ne

reconnaissent qu’une nation, la nation espagnole... »

Par ailleurs, ce sentiment national catalan n’est pas superficiel, il n’est pas une construction récente. Il plonge, au contraire, ses racines très loin dans l’histoire de la péninsule ibérique. En 1622, dans un document produit par les institutions catalanes relatif au serment de Felipe IV on pouvait déjà lire que « les choses en Catalogne ne doivent pas se mesurer comme dans les autres royaumes et provinces ou le Roi et Seigneur est souverain avec une telle plénitude qu’il peut faire et défaire les lois ad libitum et gouverner comme il l’entend ses vassaux et, après avoir fait des lois, y déroger (...) Sa Majesté notre Seigneur ne peut faire seul de nouvelles lois ni déroger à celles qui sont faites, en Catalogne n’a pas lieu la loi Princeps de legibus (...) » Ainsi, déjà à cette époque la Principauté de Catalogne, tout en appartenant au Royaume d’Espagne, s’opposait au principe de souveraineté absolue du Roi et prônait une relation sur un pied d’égalité entre les institutions catalanes et le Prince. C’est à partir de cette base historique bien réelle que s’est construit le nationalisme catalan au milieu du XIXe siècle. C’est exactement ce que réclame depuis deux siècles le nationalisme catalan et une partie importante, sans doute une majorité, des Catalans : pas forcément l’indépendance, mais une relation d’égalité entre la nation catalane et la nation espagnole au sein d’un même État « multinational ». Mais une majorité d’Espagnols, dont la culture politique est fortement influencée par la conception française et révolutionnaire de la nation, estiment qu’il n’existe que seule nation en Espagne, la nation espagnole. C’est typiquement le genre de problème insoluble et c’est essentiellement pour cette raison qu’on en est là aujourd’hui.

 

Mariano Rajoy

Le président conservateur du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy.

 

PdA : Les indépendantistes catalans, menés par le président de la Generalitat Carles Puigdemont, auraient dû sortir renforcés du référendum, dont les résultats ont semblé donner à leur option une avance claire auprès de la population. Mais la réaction des unionistes, au premier chef desquels le président du gouvernement, Mariano Rajoy, et des franges importantes de la rue barcelonaise, a signalé au monde que l’affaire ne serait pas entendue aussi facilement. Il y a eu de la confusion autour de la déclaration d’indépendance, et immédiatement après Madrid a donné l’impression de reprendre la main, avec la mise sous tutelle de la Catalogne par le Sénat espagnol. Est-ce que vous diriez, pour ce qui les concerne, que les indépendantistes ont "bien géré" leur affaire ? N’auraient-ils pas eu meilleur compte à laisser la question de l’indépendance stricte en suspens pour chercher, forts du résultat du référendum, à obtenir de la part de l’Espagne un maximum de concessions sur des points cruciaux (lesquels ?) touchant à leur autonomie ?

un succès des nationalistes catalans ?

A.S. : Aussi surprenant que cela puisse paraître, surtout après les incarcérations préventives des ministres catalans destitués, j’ai le sentiment que les nationalistes catalans maîtrisent, eu égard aux circonstances, assez bien la situation et qu’ils sont aujourd’hui exactement là où ils voulaient être. Il est peu probable que la coalition souverainiste ait pu croire un seul instant que la Catalogne avait, à ce stade, véritablement les moyens de proclamer unilatéralement son indépendance et de la rendre effective. La majorité des députés de la coalition savait pertinemment que l’État espagnol refuserait de négocier quoi que ce soit et qu’elle n’obtiendrait aucun soutien sur le plan international en passant par la voie unilatérale. Personne n’a vraiment donné de valeur à ce référendum, ni Madrid ni la communauté internationale. Ce référendum ne permettait donc pas aux nationalistes catalans de négocier avec qui que ce soit. À juste titre d’ailleurs. On ne peut pas vraiment donner de crédit à ce référendum où seulement 43% de l’électorat s’est déplacé. Par ailleurs, toute la logistique visant à assurer la véracité des résultats avait été désamorcée par Madrid. S’en tenir aux résultats de ce pseudo référendum n’aurait donc pas changé grand-chose à la situation des indépendantistes. Madrid n’aurait pas négocié et la communauté internationale n’aurait pas changé sa position. Par ailleurs, si le gouvernement catalan était resté dans une position attentiste, il aurait perdu sa majorité au Parlement de Catalogne car la CUP, l’aile « radicale » de la coalition indépendantiste, lui aurait retiré son soutien.

« L’objectif de la manoeuvre n’était pas l’indé-

pendance à court terme et unilatérale ; il s’agissait

avant tout d’attirer l’attention

de la communauté internationale. »

À mon avis, l’objectif du référendum et de la pseudo déclaration d’indépendance n’était donc pas du tout l’indépendance à court terme et unilatérale. Les nationalistes catalans modérés savent que dans ces conditions l’indépendance est impossible, car excessivement couteuse sur le plan économique. Ce que voulaient les nationalistes catalans c’était avant tout attirer l’attention de la communauté internationale. Et c’est chose faite. Avec le « référendum » du 1er octobre dernier, avec la « pseudo » déclaration d’indépendance de ce 27 octobre et, enfin, avec la « fuite » de Carles Puigdemont à Bruxelles, le monde entier aura les yeux rivés sur les élections du 21 décembre prochain. Je pense que c’était le but de toute l’opération « référendum » et « déclaration d’indépendance » : pas tant obtenir tout de suite l’indépendance que d’attirer le regard de la communauté internationale sur des élections au Parlement régional que les nationalistes catalans savaient, à court terme, inévitables.

« Mariano Rajoy lui-même semble avoir acté le

caractère plébiscitaire des élections au Parlement

de Catalogne du 21 décembre prochain. »

Incontestablement, en cas de victoire des souverainistes à ces élections, Madrid aura beaucoup de mal à tenir une position d’intransigeance. C’est du moins ce qu’espèrent les souverainistes catalans. Mariano Rajoy semble d’ailleurs avoir lui-même acté le caractère plébiscitaire des élections au Parlement de Catalogne du 21 décembre prochain lorsqu’il a annoncé, le 27 octobre au soir, que des élections allaient être convoquées afin que les Catalans « puissent décider de leur avenir politique ». Ainsi, d’une certaine manière, et malgré quelques rebondissements et certains imprévus, notamment sur le plan judiciaire, les souverainistes catalans auront eu exactement ce qu’ils recherchaient depuis le début : un plébiscite sinon sur l’indépendance de la Catalogne au moins sur la question de la « situation de la Catalogne dans l’Espagne ». Celui-ci aura lieu, sous le regard attentif de toute la communauté internationale, le 21 décembre prochain.

 

Carles Puigdemont

Le président destitué de la Generalitat de Catalogne, Carles Puigdemont.

 

PdA : Avez-vous été surpris de l’activisme du Roi Felipe VI dans cette affaire, qui est certes peut-être la plus grave pour l’unité du royaume depuis la guerre civile ? Ses interventions, celles d’un chef d’État respecté mais non élu (alors que les leaders indépendantistes sont des républicains presque "de doctrine"), n’ont-elles pas eu pour effet d’accroître encore des divisions irréconciliables ? Cela tranche en tout cas avec la tradition du monarque constitutionnel classique, qui reste dans son rôle et n’exprime pas ses opinions, mais nous rappelle le père du roi actuel : les interventions de Juan Carlos furent décisives pour restaurer la démocratie en Espagne et étouffer une tentative de coup d’État militaire. Sait-on comment l’ancien roi vit les événements actuels, et s’il a l’intention de sortir de son silence ?

la parole au Roi

« Felipe VI est respecté, mais il n’a plus,

ni les pouvoirs qu’avait son père avant la

Transition démocratique, ni l’influence

de celui-ci sur le monde politique. »

A.S. : Activisme me paraît un mot un peu fort pour qualifier l’attitude de Felipe VI. Pour ce qui est de son père, on peut parler sans aucun doute d’activisme lors de la Transition, car son rôle fut décisif. Les pouvoirs de Juan Carlos pour mener à bien la Transition étaient très importants. Il était en effet l’héritier de Franco qui l’avait désigné, de son vivant, comme son successeur. Les pouvoirs du Roi, dans le cadre du régime post-franquiste et pré-constitutionnel étaient donc extrêmement étendus. La force et l’intelligence de Juan Carlos a résidé dans le fait qu’il a usé de ces pouvoirs importants pour orienter l’Espagne vers la démocratie, notamment en nommant le réformiste Adolfo Suarez à la tête du gouvernement espagnol. Lorsque les « putschistes » de février 1981 ont voulu renverser la démocratie, malgré quelques hésitations, il n’a pas dévié de cette ligne à un moment où son influence sur la classe politique espagnole était encore très forte. Aujourd’hui la situation du monarque espagnol est très différente. Felipe VI n’a pas les pouvoirs qu’avait son père à l’époque. Il n’a pas non plus son influence sur le jeu politique. Il est respecté, sans aucun doute. Mais il n’est pas une pièce maîtresse de l’échiquier politique espagnol. Il est, par conséquent, plus spectateur qu’acteur de la situation. À ma connaissance, il n’est intervenu qu’à une seule reprise lors d’une allocution télévisée.

« Quoi qu’on pense de leurs arguments, ce qu’ont

fait les Catalans était une tentative de renversement

de l’ordre constitutionnel espagnol. »

Que penser de cette intervention ? Le Roi d’Espagne est, même si c’est une distinction symbolique, le chef de l’État espagnol. Et il l’est en vertu de la Constitution espagnole. Que le chef de l’État s’exprime sur une question relative à l’intégrité territoriale de l’État ne me semble pas surprenant. Je pense que si l’Écosse avait tenté de briser la légalité britannique, la Reine serait également intervenue. De manière générale, dans ce genre de situation, n’importe quel monarque serait sans doute intervenu. Ce n’est pas une querelle politique classique entre la droite et la gauche ou entre le centre et la périphérie. C’est l’unité de son royaume qui est en jeu et l’intégrité de l’ordre constitutionnel espagnol. Quoi qu’on en pense sur le plan de la légitimité, ce qu’ont fait les Catalans, notamment avec les lois du 6 et 8 septembre 2017, était une tentative de renversement de l’ordre constitutionnel espagnol ! En effet, la Loi pour le Référendum du 6 septembre 2017 et la Loi de Transition juridique et fondatrice de la République constituent, à proprement parler, au sens juridique du terme, une véritable tentative de révolution, c’est-à-dire une tentative de substitution temporaire d’une légalité – la légalité espagnole – par une autre légalité – la légalité catalane. La première loi affirme explicitement, à son article 3.2, qu’elle prévaut « hiérarchiquement sur toutes les normes pouvant entrer en conflit avec elle (…) », disposition qui vise très clairement la Constitution espagnole. Dans ces conditions, le Roi ne pouvait faire autrement qu’intervenir.

J’ai en revanche été surpris par le ton du Roi. Je m’attendais à ce qu’il défende la légalité constitutionnelle espagnole. Personne ne pouvait d’ailleurs attendre autre chose de sa part. Mais on aurait pu également s’attendre à ce qu’il appelle au dialogue, à la négociation. Ça n’a clairement pas été le cas. Mais je ne pense pas que cela ait eu une véritable influence sur le cours des événements. S’il avait appelé au dialogue, il n’aurait probablement pas été écouté.

 

Felipe VI

Le Roi dEspagne, Felipe VI.

 

PdA : Quelle probabilité d’avoir, à moyen terme, une République catalane jouxtant un Royaume d’Espagne fortement diminué ? Cette hypothèse, vous paraît-elle crédible, et l’envisagez-vous ? La première, sans doute très isolée dans un premier temps, aurait-elle les moyens de construire et d’assumer les fonctions régaliennes propres à tout État indépendant ? Le second pourrait-il encaisser le choc de perdre sa terre la plus dynamique ? Sait-on ce qu’il adviendrait de la dette publique espagnole, qui tourne actuellement autour de 100% de son PIB : la Catalogne en assumerait-elle sa part, ou bien laisserait-elle l’Espagne plonger dans l’abîme ? Sur le plan monétaire, la République catalane resterait-elle rattachée à l’Euro ?

"et si"... une Catalagne indépendante ?

A.S. : Il faut distinguer deux scénarios : celui de l’indépendance négociée avec l’État espagnol et, ensuite, celui de l’indépendance unilatérale.

« Le scénario de l’indépendance négociée, bien que

peu probable, pourrait advenir dans le cas

d’une victoire des indépendantistes

le 21 décembre prochain. »

Concernant le scénario de l’indépendance négociée, il n’est pas très probable mais il pourrait advenir en cas de victoire des indépendantistes aux élections régionales du 21 décembre prochain. Dans cette hypothèse, l’État catalan, avec ses 7,5 millions d’habitants - ce qui en ferait le 13e État d’Europe – et son économie dynamique serait probablement viable. Il n’y a aucune raison, si l’indépendance est négociée avec l’Espagne et acceptée par cette dernière, que la Catalogne soit isolée sur le plan international. Certes, elle ne serait probablement plus dans l’Union européenne une fois l’indépendance officialisée, car c’est l’État espagnol qui appartient à l’Union européenne. La Catalogne n’est dans l’UE que parce qu’elle est une Communauté autonome de l’Espagne. Toutefois, dans l’hypothèse d’une indépendance négociée et acceptée par l’Espagne, elle serait sans doute très vite reconnue par les autres États du monde et devrait pouvoir, en quelques mois, par la procédure accélérée, intégrer l’Union européenne et la zone euro. Personne ne doute que la Catalogne réponde aux critères que fixent les Traités européens pour intégrer l’UE. Concernant la dette publique espagnole, les autorités catalanes ont déjà annoncé que si l’indépendance se faisait de cette manière, elles n’auraient aucun problème à prendre à leur charge une partie de la dette espagnole. Bien évidemment les négociations seraient ardues pour déterminer le part que la Catalogne devrait prendre et on pense immédiatement au Brexit et aux difficultés qu’ont les acteurs du divorce à s’entendre.

Concernant le scénario de l’indépendance unilatérale et non acceptée par Madrid, il me parait également peu probable. Mais il pourrait également advenir si les indépendantistes remportaient les élections du 21 décembre prochain et que Madrid refusait toujours de négocier quoi que ce soit pour tenter de dissuader la Catalogne d’aller dans ce sens. Fort de leur nouvelle légitimité et face à l’intransigeance de Madrid, les institutions catalanes pourraient tenter de rendre effective cette « République catalane » qu’ils disent avoir proclamé le 27 octobre dernier. Il faut alors envisager deux « sous scénarios » :

Première hypothèse : l’État espagnol refuse de laisser faire la Catalogne et s’oppose activement à cette tentative unilatérale. On s’engagerait alors dans une lutte entre deux ordres juridiques qui pourrait durer plusieurs années et dont personne ne peut prédire l’issue. Dans ce cas, et c’est tout le paradoxe, la Catalogne ne sortirait probablement pas de l’UE et de l’euro, du moins à court et moyen terme, car officiellement, elle serait encore dans l’Espagne. Les conséquences économiques d’un tel scénario seraient toutefois sans doute désastreuses tant pour la Catalogne que pour l’Espagne. Cela créerait un climat d’incertitude juridique et politique durant plusieurs années.

Seconde hypothèse : l’État espagnol « laisse faire » mais, animé d’un esprit « revanchard », décide de mettre des « bâtons dans les roues » à la Catalogne. L’Espagne pourrait alors s’opposer à l’entrée dans l’UE de la Catalogne et chercher à isoler la Catalogne sur le plan international, afin de la forcer à « revenir d’elle-même ». Et là, effectivement, la situation de la Catalogne serait extrêmement difficile. Elle ne pourrait pas intégrer le marché commun, l’espace Schengen, la monnaie unique, etc… Elle ne pourrait pas non plus ratifier de traités internationaux, car il est probable que la plupart des États du monde ne voudront pas se « mettre à dos » un pays comme l’Espagne, qui reste une puissance importante sur le plan international.

« Il est probable qu’on s’acheminera plutôt,

après les élections de décembre, vers une refonte

des relations entre l’Espagne et la Catalogne

que vers l’indépendance de la Catalogne. »

Quoi qu’il en soit aucun de ces deux scénarios ne me semble probable. Tout va se jouer aux élections du 21 décembre prochain et je pense que, indépendamment du résultat, on s’acheminera plus vers une refonte de relations entre l’Espagne et la Catalogne que vers l’indépendance de la Catalogne.

 

PdA : Vous l’avez très bien expliqué, ici et lors de plusieurs interventions dans les médias, ces derniers jours : deux légalités s’affrontent dans cette crise, celle procédant de la constitution espagnole, qui proscrit toute sécession, et celle qu’invoquent les indépendantistes, la parole directe du peuple telle qu’exprimée lors du référendum du 1er octobre. Vous connaissez bien ces questions, pour les avoir beaucoup étudiées : on pense à l’Écosse, communauté à forte identité au cœur d’un Royaume-Uni sorti malgré elle de l’Union européenne, et à la Flandre, orgueilleuse composante d’une Belgique qu’elle ne connaît plus qu’à grand peine ; plus loin de nous, l’affaire kurde est d’une actualité brûlante. Est-ce que vous croyez que les phénomènes de réveil identitaire régional vont aller croissant, et sommes-nous préparés à répondre à la problématique, ô combien épineuse mais décisive, du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" ?

identités et autodétermination

« Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes

concerne au premier chef les peuples colonisés ;

ce principe reconnu par le droit international

ne saurait s’appliquer dans nos États

démocratiques et libéraux. »

A.S. : Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est un principe au cœur du droit international public. Il a été consacré dans les années 1960 afin de permettre aux peuples colonisés de pouvoir accéder à l’indépendance. La Cour internationale de Justice (CIJ) ainsi que l’Assemblée générale des Nations unies ont, à plusieurs reprises, sans ambiguïtés, reconnu ce droit des peuples colonisés à s’autodéterminer, c’est-à-dire à décider s’ils veulent se constituer en État indépendant et souverain. Mais, incontestablement, ce principe, tel qu’il a été construit au cours du XXe siècle, n’est pas adapté à la situation catalane et, de manière générale, aux revendications des minorités qui se définissent comme « nationales » au sein d’États constitutionnels et démocratiques comme l’Espagne, la Belgique ou l’Italie. En effet, ces minorités, au regard du droit international, ne peuvent être considérées comme des « colonies ». Plus récemment certains internationalistes ont plaidé en faveur de la reconnaissance de la théorie de la « sécession remède ». On peut définir cette théorie comme la reconnaissance d'un droit de créer un nouvel État pour un peuple qui aurait été victime de graves exactions de la part de son propre gouvernement. Mais la doctrine de la sécession-remède est loin de faire l'unanimité. Elle n'a jamais été explicitement reconnue par la CIJ. Par ailleurs, quand bien même à l'avenir cette théorie finirait par s'imposer en droit international, elle ne pourrait servir à fournir un cadre juridique au phénomène sécessionniste dans les démocraties libérales et modernes. Le droit international semble donc démuni face aux revendications sécessionnistes dans les démocraties constitutionnelles et libérales. Il ne peut fournir qu’un cadre « minimal », c’est-à-dire un cadre interdisant l’usage excessif de la violence.

« D’après le modèle français, que suivent de

nombreux pays européens dont l’Espagne,

la souveraineté de la nation ne saurait être

morcelée : toute décision de séparation

ne pourrait alors être le fait que

de la nation réunie. »

Face à cette inadaptation du droit international, certains se tournent vers le droit constitutionnel. L’argument consiste à dire que, dans un État de droit démocratique, les volontés sécessionnistes des minorités dites « nationales » devraient être canalisées par le droit. On devrait, dès lors, les traiter juridiquement à la manière du Canada ou du Royaume-Uni. Les partisans de cet encadrement constitutionnel du phénomène sécessionniste se référent souvent à un avis fourni par la Cour suprême du Canada le 20 août 1998 relatif à la sécession du Québec. Cet avis offrirait les « clés » pour appréhender le problème de l’autodétermination dans les démocraties constitutionnelles et libérales. Les choses devraient s’organiser en deux étapes : d’abord, une phase d’expression où l’on consulterait les habitants de l’entité ayant affiché des revendications sécessionnistes. Ensuite, en cas de réponse positive, une phase de négociation, afin de rendre effective, dans le respect des procédures établies dans le droit constitutionnel de l’État ou de la fédération, cette volonté. En clair, d’abord, un référendum concerté et, ensuite, une négociation pour organiser l’indépendance en cas de réponse positive au référendum. Je ne suis toutefois pas tout à fait convaincu par cette idée d’un encadrement constitutionnel du phénomène sécessionniste. Non pas qu’elle ne me semble pas, dans l’idéal, la meilleure solution. Mais parce que, politiquement, elle me semble impossible à mettre en œuvre, surtout dans des pays européens, comme l’Espagne, fortement influencés par une conception « française » de la souveraineté de la nation. Lorsque l’on est dans cette conception englobante de la nation, on peut difficilement accepter qu’une partie seulement des habitants de l’État puisse décider, sans les autres, de leur avenir politique à travers un référendum. Or, une solution « théorique », aussi bonne soit-elle, qui n’a quasiment aucune chance de prospérer dans la « pratique », ne paraît pas être une vraie solution. Cette solution peut peut-être marcher dans des pays comme le Canada ou la Belgique. J’ai plus de mal à la concevoir pour la France, l’Espagne ou l’Italie.

Cela dit, je pense qu’il faut relativiser le phénomène du « réveil identitaire » des dites « nations sans État » dans les démocraties occidentales. Les revendications profondément ancrées dans la société et structurées politiquement n’existent véritablement qu’au Québec – et encore, de moins en moins - en Écosse, en Catalogne, en Flandre et, enfin, dans une moindre mesure, au Pays basque. On ne peut pas dire, pour les cas cités, que le problème soit nouveau. Il s’est incontestablement intensifié, mais il se posait depuis longtemps déjà. Ce n’est donc pas véritablement un « réveil ». Je ne pense pas que les autres cas – Vénétie, Corse, etc… - poseront vraiment problème à court et moyen terme.

 

PdA : Un dernier mot ?

« La décision de mise en détention provisoire

pour rébellion des ministres catalans destitués

ne me paraît pas justifiée. »

A.S. : Je trouve très surprenante la décision de la juge de l’Audience nationale de placer en détention provisoire les ministres catalans destitués qui se sont présentés devant la justice espagnole. La détention provisoire, c’est-à-dire la détention avant que le procès n’ait eu lieu, est une mesure privative de liberté qui devrait être exceptionnelle. En l’occurrence elle ne me parait pas justifiée. La juge a notamment fondé sa décision sur la gravité des accusations portées à l’encontre des prévenus et notamment sur l’accusation de rébellion. Or, en toute objectivité, une condamnation pour rébellion à l’issue du procès apparaît très peu probable. La plupart des pénalistes espagnols ou catalans s’accordent en effet pour dire que ce délit, qui nécessite des actes insurrectionnels violents, lesquels sont inexistants en l’espèce, n’est pas constitué. Cela ne veut pas dire que les anciens ministres catalans ne seront pas condamnés, mais qu’il n’y a quasiment aucune chance qu’ils le soient pour « rébellion ». La détention provisoire a donc été décidé sur le fondement de poursuites qui n’ont quasiment aucune chance d’aboutir. J’espère que la justice espagnole va rectifier et que les anciens ministres catalans pourront être libérés avant les élections du 21 décembre prochain.

 

Anthony Sfez

Anthony Sfez.

 

3 questions + perso

Qui êtes-vous, Anthony Sfez ?

J’ai 26 ans et je suis juriste de formation. Après mon bac j’ai intégré un double parcours en droit français et espagnol proposé conjointement par l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et l’Université Complutense de Madrid. Après cette formation j’ai intégré en Master 2 à l’Université Paris 2 Panthéon Assas. Je suis aujourd’hui doctorant (en troisième année) au sein de cette université. Je fais ma thèse en droit public sous la direction du Professeur Olivier Beaud sur la question du droit à l’autodétermination de la Catalogne.

Je suis également membre de l’École des Hautes Études hispaniques et ibériques (Casa de Velázquez). La Casa de Velázquez, qui est un peu l’équivalent pour la péninsule Ibérique de la Villa Médicis en Italie, recrute pour une ou deux années (c’est ma deuxième année) des jeunes chercheurs (en général en cours de doctorat) dont les recherches portent sur le monde hispanique de manière générale. C’est un point important car c’est cette institution qui finance ma thèse et qui me permet donc de m’y consacrer entièrement.

Pourquoi cet intérêt particulier pour l’Espagne ?

Je suis français mais j’ai grandi en Espagne, plus précisément à Palma de Majorque. J’ai donc appris très tôt l’espagnol mais, également, le catalan puisque le catalan est une langue officielle aux Baléares. En Master 2 mon directeur de thèse Olivier Beaud avait proposé à ses étudiants une longue liste de sujets de mémoire. Deux sujets avaient retenu mon attention : un sujet sur l’attitude de la doctrine (les professeurs de droit) sous le régime de Vichy et un sujet sur la Catalogne. J’ai beaucoup hésité.  Finalement, eu égard à mon parcours et à l’actualité brûlante du sujet, je me suis orienté vers la Catalogne. Et je ne le regrette pas  ! J’ai pensé, et mon directeur de thèse était d’accord, que le sujet méritait plus qu’un simple mémoire. J’ai donc décidé de prolonger mes recherches sur la question dans le cadre d’une thèse de doctorat.

Vos envies, vos projets pour la suite ?

Terminer ma thèse ! Ensuite on verra. J’espère pouvoir faire une carrière dans l’Université. Je n’exclus pas complétement de m’orienter vers la profession d’avocat. Mais la priorité reste l’Université.

 

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7 novembre 2017

Olivier Da Lage : « Mohammed ben Salman a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre... »

Le week end dernier, juste après la création d’une commission anticorruption dont Mohammed bel Salman, prince héritier d’Arabie saoudite, a pris la tête, une vague sans précédent d’arrestations de princes, ministres, anciens ministres et autres potentats saoudiens a créé une onde de choc à la tête du royaume. Qui est cet ambitieux, fils d’un roi qui ne jure plus que par lui ? Quelles conséquences sur l’alliance américaine, et la volonté affichée de modernisation d’un pays qui compte parmi les plus conservateurs ? Décryptage, avec Olivier Da Lage, journaliste à RFI qui maîtrise parfaitement les enjeux de la région. Un contributeur fidèle, qu’il en soit, ici, remercié. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 06/11/17 ; R. : 07/11/17.

Olivier Da Lage: « Mohammed ben Salman

a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre... »

Mohammed ben Salman

Le prince Mohammed ben Salman. Illustration : http://dailyarabnews.net

 

Paroles d’Actu : Opération "Nettoyage" ? Règlements de comptes ? Putsch de palais ? Amorce d’une révolution plus en profondeur ? Que penser des derniers développements en cours en Arabie saoudite ?

pourquoi cette purge ?

Olivier Da Lage : Cette purge, sans précédent dans le royaume, vise à faire le vide autour de Mohammed ben Salman afin d’écarter toute opposition sur le chemin qui doit le mener au trône.

 

PdA : Quel état des forces en présence au royaume des Saoud ? En quoi les équilibres sont-ils modifiés après les événements ?

le jour d’après

« Le moment de vérité interviendra sans doute

à l’heure de la succession... »

O.D.L. : En apparence, tous les rivaux potentiels, tous ceux qui formulaient des critiques, tous ceux qui pouvaient représenter une menace pour le pouvoir apparemment sans limite du jeune prince héritier ont été écartés sans ménagement. Parfois simplement limogés, parfois placés en résidence surveillée, voire en prison. Ce qui est frappant, c’est qu’il a réussi, avec l’appui du roi Salman, son père, à éloigner du pouvoir toutes les autres branches de la famille. Mais cela en fait autant d’ennemis qui, pour l’heure, sont réduits au silence, mais il est sans doute prématuré de considérer qu’ils ont renoncé à se manifester le moment venu, c’est-à-dire lors de la succession.

 

PdA : Que sait-on de Mohammed ben Salman, fils du roi Salman et héritier du trône ? De ce en quoi il croit, de ce qu’il pense, et de ce qu’il veut ? Est-il sur l’essentiel en phase avec son père ?

le Prince

O.D.L. : Jusqu’en janvier 2015, lorsque le prince Salman a succédé au roi Abdallah, on savait fort peu de choses de lui. On sait qu’il est né en 1985 et qu’il est donc âgé de 31 ou 32 ans, qu’il est le fils aîné de la troisième épouse du roi Salman, et qu’il est toujours resté aux côtés de ce dernier. Il n’a pas étudié à l’étranger, contrairement à ses demi-frères (dont un astronaute qui a volé sur la navette spatiale américaine dans les années 80) ; on sait aussi qu’il a rempli le rôle de chef de cabinet auprès de Salman lorsque celui-ci était gouverneur de Ryad, puis prince héritier. Cette fonction lui a permis de s’imprégner des codes de la politique saoudienne depuis son plus jeune âge et de contrôler l’accès à son père, quitte à faire attendre de puissants princes ou des ministres.

« Son père, le roi Salman, lui a fait franchir

toutes les étapes du pouvoir à une vitesse sans

précédent pour ce royaume conservateur »

Il bénéficie du soutien total de son père, qui l’a nommé ministre de la Défense à l’âge de 29 ans. C’est à ce titre qu’il a lancé en mars 2015 la guerre au Yemen, qui a fait plus de 10 000 morts et conduit ce pays, déjà l’un des plus pauvres du monde, dans une situation épouvantable avec un demi-million de malades du choléra, et sept millions de Yéménites au bord de la famine. Son père lui a fait franchir les étapes à une vitesse sans précédent dans ce royaume conservateur : outre le ministère de la Défense, il lui a confié la supervision de l’economie, puis l’a nommé vice-prince héritier, puis, en juin dernier, prince héritier après avoir contraint à la démission le tenant du titre, le prince Mohammed ben Nayef, ministre de l’Intérieur et jusqu’à récemment encore, considéré comme l’homme fort d’Arabie Saoudite. Il ne reste plus à Mohammed ben Salman (M.B.S.) qu’à succéder à son père, soit à sa mort, soit, ce qui est plus vraisemblable, lorsque celui-ci abdiquera en sa faveur.

 

PdA : Comment se porte l’alliance historique qui unit Ryad aux États-Unis ? Et comment cette relation est-elle vécue par la "rue saoudienne" ?

Ryad et Washington

O.D.L. : Sous Obama, soupçonné de lâcher ses alliés arabes au profit de l’Iran, elle avait atteint des abysses. Depuis l’élection de Donald Trump, c’est la lune de miel. C’est à Ryad que Trump a effectué son premier voyage à l’étranger en tant que président en mai dernier. Les Saoudiens lui ont réservé un accueil royal et ont passé commande auprès des États-Unis pour des centaines de milliards de dollars. Autrement dit, ils se sont acheté le soutien sans réserve du président américain qu’ils ont mis à profit aussitôt après pour tenter de régler son compte au Qatar, jusqu’à présent sans succès.

« La perspective d’un conflit ouvert au Moyen-Orient

s’est brusquement rapprochée ce week-end »

Mais Ryad et Washington partagent une même hostilité à l’encontre de l’Iran et les récents événements –qui ont reçu le soutien sans réserve de Trump – se sont accompagnés d’une rhétorique anti-iranienne extrêmement belliqueuse, suite à la démission annoncée à Ryad par le Premier ministre libanais Saad Hariri, sans aucun doute sous la pression saoudienne. La perspective d’un conflit ouvert au Moyen-Orient s’est brusquement rapprochée ce week-end.

Quant à la "rue saoudienne", il faut savoir que toute manifestation est strictement interdite dans le royaume qui, en revanche, compte un nombre record d’utilisateurs de Twitter et Facebook. Mais un tweet critique envers le gouvernement peut envoyer en prison. À ce que l’on sait, l’opinion est partagée entre une certaine admiration pour l’énergie de ce jeune prince moderniste et les craintes que suscite cette fuite en avant conduite à marché forcée.

 

PdA : L’Arabie saoudite s’est-elle réellement, et sincèrement engagée sur la voie de la "modernité" ? Quid, de l’actualité, et de l’avenir de son alliance originelle avec le wahhabisme, la lecture fondamentaliste de l’islam qu’elle a propagée partout dans le monde ?

vers la "modernité", vraiment ?

« La volonté de Mohammed ben Salman de

moderniser l’économie et la société saoudiennes

ne fait pas de doute »

O.D.L. : La volonté de M.B.S. de moderniser l’économie et la société saoudiennes ne fait pas de doute. Mais son ambitieux programme de privatisations et de suppression des subventions, conçu par des cabinets de consultants anglo-saxons sous le nom de Vision 2030, suppose des investissements massifs, notamment de l’étranger. Il n’est pas certain que l’embastillement soudain d’hommes d’affaires, dont l’emblématique Al-Walid ben Talal soit de nature à rassurer les milieux d’affaires.

Quant aux religieux traditionnels, M.B.S. a entrepris de les mettre au pas, notamment par une vague d’arrestations les visant en septembre dernier.

Mais en se mettant à dos les religieux conservateurs, toutes les branches de la famille royale, les milieux d’affaires, tout en adoptant une politique étrangère agressive qui jusqu’à présent, n’a pas été couronnée de succès, Mohammed ben Salman a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre.

 

Olivier Da Lage

Olivier Da Lage.

 

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27 octobre 2017

Xavier Broutin : « Cassandra aura marqué les esprits et rendu les gens meilleurs »

Difficile, quand on ne l’a pas vécue dans sa chair, d’imaginer vraiment ce que doit être la douleur d’avoir perdu un enfant. Cassandra, la fille d’Élodie et Xavier Broutin, jeune couple habitant le Rhône, s’est éteinte en août 2016 des suites d’une leucémie, elle n’avait que vingt-et-un mois. Du vivant de la petite, ils avaient cherché à sensibiliser l’opinion sur la question cruciale du don de sang et du "don de soi", et leur combat, celui de Cassandra, a ému et mobilisé de nombreuses personnes. Passé l’abattement, le décès de leur fille n’a fait que les renforcer dans leur détermination : le déchirement de l’avoir perdue serait suivi, forcément, par une continuation de ce combat. En son nom à elle, pour les autres enfants qui eux aussi, luttent. Pour que quelque chose de positif puisse sortir de sa mort, tellement injuste...

J’ai eu moi-même un premier contact "direct" avec lAssociation Cassandra lors d’un événement (une randonnée) co-organisé au profit de ses combats par l’entrepôt Easydis de Grigny (69), le dimanche 1er octobre 2017. Une jolie journée solidaire pour une cause noble. J’ai souhaité consacrer un article à l’association pour un modeste mais sincère coup de projecteur sur ce qu’elle porte. Je remercie Xavier Broutin, pour ses réponses, utiles et émouvantes, pour les photos qu’il a partagées. Je n’oublie pas qu’il y a cinq ans, Stéphanie Fugain mavait offert un de mes articles les plus touchants. Et je n’oublie pas non plus, à titre personnel, à quel point cette guerre contre les leucémies et contre les cancers mérite d’être épaulée, de toutes nos forces. L’occasion, ici, de saluer les bénévoles, et tous les acteurs qui de près ou de loin oeuvrent en ce sens. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Xavier Broutin: « Cassandra aura marqué

les esprits et rendu les gens meilleurs »

Q. : 25/09/17 ; R. : 25/10/17.

 

Cassandra famille

 

Paroles d’Actu : Xavier Broutin bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Ce qui nous réunit aujourd’hui, évidemment, c’est la cause que vous portez, la lutte contre les leucémies et cancers pédiatriques, pour votre petite fille Cassandra, malheureusement décédée il y a un an, et pour tous les autres... Est-ce que vous pourriez, avant d’entrer dans le vif du sujet, nous parler un peu de vous, de ce qu’était votre vie "avant" ?

la vie avant

Xavier Broutin : Avant la naissance de Cassandra, Élodie et moi venions d’entrer dans la vie active. Élodie, après des études d’infirmière, venait de débuter sa carrière. Quant à moi, après une école d’ingénieur et une école de commerce, je venais de créer mon entreprise de communication. Nous vivions ensemble depuis quelques années. C’est donc tout naturellement que Cassandra a vu le jour en novembre 2014.

 

Cassandra sourire Cassandra fleurs

 

PdA : Cassandra, votre fille, avait effectivement vu le jour le 18 novembre 2014. Diagnostiquée dès ses deux mois, elle s’est battue, courageusement même si elle ne le savait pas, et bien entourée, contre une leucémie qui allait finalement l’emporter le 17 août 2016... Avec le recul, comment regardez-vous cette période de votre vie, qu’on imagine jalonnée de moments d’abattement et de grande peine mais aussi de petits espoirs, et riche en contact humain ? Est-ce que vous diriez que votre existence a pris un sens nouveau depuis que la vie vous a infligé cette épreuve ? Que vous avez, vous et votre épouse, appris de vous-même ?

face à l’épreuve

X.B. : À l’annonce du diagnostic de cancer de Cassandra, tout s’est écroulé autour de nous. Mais ce temps d’abattement et de désespoir n’a pas duré très longtemps, car pour Cassandra nous aurions fait l’impossible. Cassandra s’est battue d’une manière remarquable conte la leucémie, elle a fait preuve d’une grande force alors qu’elle n’était qu’un bébé. Le combat était inégal, mais Cassandra s’est toujours montrée combative.

Bien sûr, notre conception de la vie a été bouleversée par cette épreuve. Dès le début de la maladie de Cassandra, nous avons voulu donner du sens à quelque chose qui n’en n’avait pas. C’est pour cela que nous avons rapidement eu l’idée de créer l’Association Cassandra, pour que d’un malheur naisse l’espoir, pour tous les enfants.

« Je crois que Cassandra nous a rendu meilleurs »

Je crois que Cassandra nous a rendu meilleurs. Beaucoup de personnes ont été touchées par son combat, y compris des professionnels de santé. Nous le constatons tous les jours à travers les témoignages que nous recevons.

 

Cassandra hôpital

 

PdA : Ce combat, vous l’avez mené intelligemment et avez su fédérer et mobiliser autour de Cassandra et de la cause reprise par l’Association Cassandra ACCL. Beaucoup de gens se sont sentis touchés, concernés, localement et sur tout le territoire, grâce notamment aux relais puissants de la presse et surtout des réseaux sociaux. Pas mal d’actions sont entreprises, je pense par exemple, pour ce qui nous concerne, à cette marche du 1er octobre à Grigny (Rhône), organisée avec le soutien d’un acteur local de la logistique alimentaire (Easydis). Est-ce que vous avez été surpris, de manière générale, par cet élan de sympathie et de solidarité, par la force d’entraînement d’internet ? Qu’auriez-vous envie de leur dire, à tous ces gens qui désormais portent la bannière de votre fille ?

autour d’une cause commune

X.B. : Le combat de Cassandra, que nous relayons sur Facebook, a rapidement pris de l’ampleur. Des dizaines de milliers de personnes, puis plusieurs centaines de milliers, suivaient chaque soir les nouvelles (bonnes ou mauvaises) de Cassandra. C’est ainsi que l’Association Cassandra est née.

Les soutiens virtuels sont devenus réels. À ce jour, l’Association Cassandra compte des milliers d’adhérents dans toute la France et dans le monde. Plus de 500 bénévoles nous ont rejoints et forment aujourd’hui 80 antennes départementales.

À l’instar des salariés d’Easydis Grigny, beaucoup de personnes décident de soutenir l’association pour faire avancer les causes qu’elle défend. Tous ces soutiens nous vont droit au cœur, car cela montre que malgré sa courte vie, Cassandra aura marqué les esprits et rendu les gens meilleurs.

 

Cassandra rando

 

PdA : Il y a cinq ans, lors d’une de mes premières interviews, j’avais eu la chance d’interroger Stéphanie Fugain, présidente de l’Association Laurette Fugain, créée en mémoire de sa fille décédée à l’âge de 22 ans d’une leucémie et œuvrant pour la sensibilisation au "don de soi". Est-ce que vous la connaissez et agissez en rapport avec elle ? En quoi la sensibilisation à et la lutte contre les leucémies et cancers pédiatriques diffèrent-elles de ce qui vaut pour les "plus grands" ?

l’association Laurette Fugain ?

X.B. : Stéphanie Fugain et l’association Laurette Fugain font un travail remarquable depuis de nombreuses années pour faire avancer la recherche contre la leucémie. Nous avons déjà eu l’occasion d’échanger ensemble, nos combats sont en effet très proches.

« Il y a un manque flagrant de recherche

pour les maladies rares infantiles »

L’Association Cassandra se focalise essentiellement sur les leucémies et cancers pédiatriques, car il y a un manque flagrant de recherche médicale pour les maladies rares infantiles. Les chercheurs affirment même que les avancées faites pour les enfants sont bénéfiques aux adultes, alors que le contraire n’est pas évident. Il est donc crucial d’augmenter significativement les moyens alloués à la recherche contre les cancers pédiatriques.

 

Stéphanie et Laurette Fugain

 

PdA : Voulez-vous nous parler des actions menées par l’association Cassandra ACCL ? Que faites-vous au quotidien ?

l’asso en actions

X.B. : L’Association Cassandra a trois missions : financer la recherche contre les cancers pédiatriques, aider les familles d’enfants atteints de cancers, et promouvoir les dons de vie (dons de sang, de plaquettes, de plasma, de moelle osseuse, etc.). Concrètement, cela se traduit au quotidien par des actions de sensibilisation du public, notamment sur les collectes de sang, et par des récoltes de fonds.

En parallèle, l’Association Cassandra est très active au niveau politique pour que le Parlement et le Gouvernement prennent les mesures nécessaires pour garantir le financement de la recherche contre les cancers de l’enfant.

 

Cassandra dons de soi

 

PdA : Comment celles et ceux qui ont envie de vous aider et de faire avancer votre cause peuvent-ils le faire ? De quoi avez-vous besoin, financièrement mais peut-être surtout au niveau du "don de soi" ?

pour la bonne cause

« Nous appelons le public à donner son sang

ou à s’inscrire sur le registre des donneurs

de moelle osseuse »

X.B. : Bien entendu, les dons financiers sont indispensables à l’association pour pouvoir financer des projets de recherche. Mais nous appelons également le public à donner son sang ou à s’inscrire sur le registre des donneurs de moelle osseuse. Ces dons de vie ont une valeur inestimable car ils sont indispensables pour sauver des vies d’enfants et d’adultes.

 

PdA : Vous vous êtes lancé Xavier Broutin, un temps, dans l’arène politique afin de mieux porter vos idées sur la scène publique. Qu’avez-vous retenu de cette expérience ? Quel message adresseriez-vous à celles et ceux qui ont un pouvoir direct d’action (crédits, leviers pour sensibilisation...) sur la cause que vous portez, je pense en particulier à nos responsables politiques nationaux (le Président Emmanuel Macron et son Premier ministre, le gouvernement, les députés et les sénateurs...) ?

expérience et leviers politiques

X.B. : Je me suis présenté aux élections législatives dans la deuxième circonscription du Rhône en juin 2017. Mon objectif était de sensibiliser les électeurs aux causes que je défends, mais aussi d’interpeller les autres candidats, notamment ceux des grands partis politiques, sur les problèmes liés au financement de la recherche médicale.

Cette expérience, que je renouvellerai certainement, m’a permis de prendre conscience que le monde politique est un milieu très cynique. Beaucoup tiennent des promesses ou prennent des engagements, mais peu les respectent. Les citoyens doivent être plus exigeants vis-à-vis de leurs élus.

Aujourd’hui, je continue avec l’Association Cassandra à interpeller nos décideurs. Nos dirigeants doivent prendre conscience que la jeunesse est l’avenir du pays. C’est une priorité. Si nous laissons nos enfants mourir de cancers ou d’autres maladies, alors nous ne sommes pas dignes de diriger une nation.

 

PdA : Qu’est-ce qui vous "porte" aujourd’hui, vous et votre épouse ?

X.B. : Élodie et moi sommes portés par le souvenir de Cassandra. Nous nous battons en sa mémoire, et pour tous les enfants qu’il reste à sauver.

 

PdA : Cassandra, en trois mots ?

X.B. : Courage, force, espoir.

 

PdA : Qu’est-ce qui, quand vous regardez derrière, vous rend "fier" ?

X.B. : Je suis fier de Cassandra et de la force qu’elle a déployée contre la maladie. Je suis fier que ce combat ait permis à des personnes d’aller donner leur sang, ou à devenir veilleurs de vie (donneurs de moelle osseuse).

 

PdA : Quels sont, pour ce qui concerne l’association ou vous-même, plus personnellement, vos projets et envies pour la suite ?

X.B. : Nous allons continuer à oeuvrer au sein de l’Association Cassandra pour faire avancer la recherche et aider les familles. Nous avons la chance d’être entourés par des centaines de bénévoles et d’adhérents qui ont pris à bras le corps ce combat. C’est tous ensemble que nous arriverons à faire avancer les causes que nous défendons.

 

PdA : Que peut-on vous souhaiter ?

X.B. : Élodie et moi espérons que la vie sera un peu plus douce à l’avenir.

 

PdA : Un dernier mot ?

X.B. : « Parce que d’un malheur peut naître l’espoir ».

 

Cassandra parents

 

 

>>> Association Cassandra <<<

pour soutenir l’Association Cassandra

 

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9 octobre 2017

Michel Dancoisne-Martineau : « Sainte-Hélène, une ode à la liberté d'être soi-même »

Lorsqu'on se retrouve avec, en mains, Je suis le gardien du tombeau vide (Flammarion, 2017), l’ouvrage de Michel Dancoisne-Martineau, consul honoraire de France à Sainte-Hélène, on s’imagine un peu que le récit va tourner autour de Napoléon et qu’on va relire l’histoire du vécu de l’empereur déchu sur cette île lointaine et mythique, celle de son ultime exil forcé. Autant le dire tout de suite : on se trompe, et il est à parier que le lecteur sera étonné, parfois surpris de ce qu’il découvrira dans ce livre. De Napoléon il est certes question, largement et en filigrane, mais on voit surtout se dérouler la vie d’un homme qui, à l’heure de ses cinquante ans, a pris le parti de se raconter, sans tabou, et avec une honnêteté qu’on sent à fleur de peau. Ce qu’on découvre aussi, c’est que Sainte-Hélène ne se résume pas à une prison dorée d’il y a deux siècles, mais qu’elle est aussi un lieu de vie, riche d’une communauté multiple et à bien des égards pittoresque. Ce livre, que je vous recommande chaleureusement, nous invite en somme à plonger dans l’intime d’un homme. Et à prendre le large, le grand large, pour un voyage dépaysant, touchant et enrichissant... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 30/09/17 ; R. : 04/10/17.

Michel Dancoisne-Martineau: « Sainte-Hélène,

une ode à la liberté d'être soi-même »

Je suis le gardien du tombeau vide

Je suis le gardien du tombeau vide, Flammarion, 2017.

 

Paroles d’Actu : Michel Dancoisne-Martineau bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Vous êtes consul honoraire de France, directeur des Domaines nationaux de Sainte-Hélène, et donc à ce titre, c’est d’ailleurs « celui » de votre livre, trouvé par un visiteur je le cite, « gardien du tombeau vide », celui bien sûr de Napoléon... Le lecteur qui ne vous connaît pas sera surpris, je pense, à la lecture de votre ouvrage (Je suis le gardien du tombeau vide, Flammarion, 2017), parce qu’il ne s’attendra pas forcément à ce qu’il y trouvera.

Vous racontez votre parcours à Sainte-Hélène mais vous vous racontez vous, surtout, et de manière parfois très intime. Vous dites que ce livre est en partie une réponse à toutes les questions que les curieux se posent à votre endroit, mais est-ce que vous ne l’avez pas ressenti également, quelque part, comme un besoin personnel, peut-être de coucher sur papier un bilan de votre vie à l’occasion de vos cinquante ans, et peut-être d’en "exorciser" certains pans ?

pourquoi ce livre ?

Michel Dancoisne-Martineau : Vous savez qu’écrire n’est pas mon domaine de prédilection. L’objet de ce récit était d’ailleurs de tout dire une fois pour toute afin de me taire ensuite. C’est d’ailleurs la règle de base pour vivre en permanence à Sainte-Hélène : il faut savoir ne rien cacher.

Certains lecteurs critiques de mon histoire appellent ça de l’impudeur, d’autres de l’exhibition. Pour nous qui partageons un même espace dans un isolement géographique extrême (on est à 2000 km des côtes les plus proches de l’Afrique, et à 4000 km de l’Amérique du sud), tout montrer – ou ne rien cacher – est le b.a.-ba de la vie en communauté.

Vous avez prononcé le mot qui, ici, est vain : « intime ». Bien entendu, si vous ne passez qu’une semaine ou deux sur l’île, vous pourrez conserver un coin de votre jardin secret. Sans problème. Par contre, pour pouvoir y vivre toute l’année, il vous sera difficile d’en préserver ne serait-ce qu’une parcelle. Je ne compte plus le nombre d’immigrants britanniques ou d’autres nationalités qui, après avoir fait le choix de résider sur l’île, ont flanché psychologiquement au bout de quelques mois.

« La rédaction de ce récit a eu pour moi

l’effet d’une sorte de psychanalyse »

En ce qui me concerne, comme vous l’avez soupçonné, la rédaction de ce récit a effectivement eu l’effet d’une sorte de psychanalyse qui m’a permis de comprendre que la surface de cette île était devenue mon « hypercadre ». Je ne m’en étais vraiment rendu compte que lorsque j’avais commencé la rédaction des deux derniers chapitres et que je réalisais l’abondance du matériel métaphorique que j’avais déployé pour parler de moi. Je réalisai que Sainte Hélène, lieu clos concrétisant le territoire de l’imaginaire et du moi, s’était fait personnage, cette instance tierce essentielle à toute psychanalyse ou, ce que, dans votre question, vous appelez « exorcisme ».

Je fus rassuré de savoir que les patients de la psychanalyse ne sont jamais ceux qui demeurent dans leur « hypercadre » mais ceux qui doivent poursuivre leur cure au-delà de leurs limites géographiques comme si l’extrême proximité rendait le voyage impossible. Bref tout le contraire de l’insulaire à temps plein que je suis devenu.

 

PdA : Votre histoire débute dans un cadre familial compliqué, en Picardie, mais votre aventure avec Sainte-Hélène, vous la devez non à Napoléon mais à... Lord Byron, à des échanges puis à une rencontre avec un homme, un des très grands noms de votre vie : Gilbert Martineau, officier de marine, historien, consul honoraire de l’île... il deviendra votre père adoptif... Parlez-nous de votre rencontre ? De lui, de qui il était ?

Gilbert Martineau

M.D.-M. : Suite à la publication de son Lord Byron, la malédiction du génie et à une correspondance que j’avais eue avec lui, je devais rencontrer Gilbert Martineau au Havre à l’occasion de son voyage annuel en France. J’étais – et je le suis resté – extrêmement timide en public (il suffit d’écouter mes interviews radio ou télévisuelles pour s’en apercevoir). Et donc je me contentai d’écouter cet homme sombre, désabusé de tout, cynique que j’avais perçu dans sa biographie de Lord Byron. 

Pour vous faire comprendre qui il était, je vais vous résumer son histoire telle qu’il me la livra : celui qui n’était encore que le « matelot Gilbert Martineau », le 7 septembre 1939, intégra la base de Brest où il resta jusqu’au 17 mars 1940. Puis passant par Cherbourg, il quitta la France pour Harvich le 25 mars et Dundee le 1er mai pour des missions de traducteur de la Marine nationale. Il regagna sa base à Brest pour embarquer le 18 juin sur le Jules Verne (groupe sous-marin en Angleterre). Début juillet 1940, il fut envoyé en Afrique de l’ouest où il rallia les Forces françaises libres (FFL) de de Gaulle. Quartier-maître à compter du 1er août 1940, il servit à Casablanca, Sidi Abdallah, Oran et Dakar en qualité d’officier de liaison entre les forces américaines, britanniques et les FFL. Il passa toute la durée de la seconde Guerre en Afrique de l’ouest et du nord.

« "Traîner une vie n’importe où pourvu qu’il y ait

l’inconnu, la découverte à chaque instant

des mondes nouveaux" »

Après avoir quitté Nouadhibou le 20 mars 1944, et « ses mois d’inaction » comme il les appelait, il fut détaché dans l’escadrille américaine 6FE basée à, selon l’expression administrative de l’époque, Agadir  et confins. Durant un séjour à Casablanca du 5 au 10 juin 1944, il apprit l’étonnante nouvelle du débarquement des troupes alliées en France. Il confiera alors à ses parents : « Je redoute la vie d’après-guerre terriblement. J’ai peur de manquer d’air : traîner une vie n’importe où pourvu qu’il y ait l’inconnu, la découverte à chaque instant des mondes nouveaux. La vraie vie est vraiment absente ! Et pourtant la chercher est bien tentant ! » Le même jour, dans ses carnets, il compléta son récit en y rajoutant un mot : « Foutaises… ».

 

Gilbert Martineau à Longwood 1959 

Gilbert Martineau à Longwood, 1959.

Gilbert Martineau

 

À partir de 1945, à l’ombre de la société littéraire qui entourait Rosemonde Gérard (la femme d’Edmond Rostand), il prit la direction des guides de voyage Nagel. Il s’enivra du Paris intellectuel d’après-guerre. Il en sortit toutefois totalement désillusionné et, en 1954, il reprit son uniforme d’officier de la marine nationale pour devenir chef des services généraux et des opérations à la base aéronavale d’Aspretto en Corse. Là encore, le cadre militaire le désenchanta et il accepta de se retirer du monde à Sainte Hélène où il débarqua pour la première fois le 5 décembre 1956.

« Il se plaisait à se duper... il le faisait

d’ailleurs avec panache et grandeur »

Jusqu’à sa mort en 1995, il resta un être désabusé, lancé dans une quête permanente à laquelle il ne croyait toutefois pas. Il se plaisait à se duper. Il le faisait d’ailleurs avec panache et grandeur. Il y avait du « Cyrano » en lui. Il était mon héros.

 

PdA : Qu’est-ce que vous « devez » à cet homme ? Dans quelle mesure diriez-vous de Gilbert Martineau qu’il a contribué à vous orienter et à vous « forger » dans la vie ?

« Il ne m’a pas engendré, mais il m’a sauvé... »

M.D.-M. : En détaillant tout ce que je lui dois, je pourrais répondre à votre question en noircissant des pages entières. Mais ce serait réécrire le récit déjà publié. Je vous répondrais succinctement que je dois à Gilbert tout ce qu’un fils crédite habituellement à son père : il m’a éduqué et lancé dans la vie. Seule différence : au lieu de m’avoir engendré, il m’a sauvé. Il m’a offert l’amour paternel dont la vie m’avait privé. Je n’avais jamais renoncé à trouver cet amour-là ; même si, cela, il me fallut le dénicher à l’autre extrémité du monde.

 

Vie à Sainte-Hélène

Michel Dancoisne-Martineau. Scènes de vie à Sainte-Hélène, 1996-2000.

 

PdA : En 1985, vous avez 18 ans et débarquez pour la première fois sur l’île de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique sud... En quoi ce que vous y trouvez à ce moment-là diffère-t-il de ce que vous imaginiez de l’endroit et de ses sites historiques ?

Sainte-Hélène, premiers contacts

M.D.-M. : La vérité fut qu’avant de venir à Sainte Hélène, je ne m’étais rien imaginé du tout. Je ne m’attendais donc à rien. Je n’étais encore jamais sorti des frontières de l’Hexagone ; je n’avais pas encore lu le Mémorial de Las Cases ; dans ma scolarité, la période « Napoléon », coincée entre la seconde et la première, avait été « oubliée » ; la légendaire île de Sainte Hélène noircie par deux siècles de propagandes pro ou antinapoléonienne ne m’était connue que par une comptine. Même la Grande-Bretagne, d’où je pris le bateau pour la première fois me parut exotique.

Dans ce contexte, l’île et ses sites historiques ne furent pour moi qu’une découverte d’une même nature que lorsque l’on découvre un film ou un roman. Il se trouva que Sainte Hélène ressemblait alors à une nouvelle de Rudyard Kipling et la dernière résidence de Napoléon à Longwood à un film d’Orson Welles.

 

PdA : Vous le faites comprendre à bien des reprises dans votre ouvrage : sans doute avez-vous été davantage fasciné par la société hélénienne et ses individualités que par le site en lui-même. Sainte-Hélène au milieu des années 80, racontez-vous, c’est une terre de survivance de l’époque impériale britannique, avec ses titres de noblesse désuets et ses espaces de liberté qui bien souvent franchissent allègrement les limites de la permissivité. Vous avez « fait » une partie de votre jeunesse et, disons, de vos écoles des amours et de la vie durant ces années-là, dans ce cadre-ci. Non sans questionner a posteriori, c’est particulièrement évident à la toute fin de votre livre, le caractère moral de quelques pratiques passées sur l’île. En quoi diriez-vous de cette expérience à Sainte-Hélène qu’elle vous a fait « grandir », et que vous a-t-elle appris sur l’humain et les communautés humaines ?

jeunesse et 80s à Sainte-Hélène

M.D.-M. : Sainte-Hélène, dans les années 1980, se trouvait au confluent de son histoire. Elle n’était pas encore sortie de l’emprise coloniale et du diktat de Londres et cependant, par l’entremise d’Ascension (île voisine à laquelle elle est administrativement liée), elle entrait de plain-pied dans le monde moderne avec la culture américaine, ses relais radiophoniques, ses satellites espions et autres missions spatiales.

À cette époque, j’avais à peine vingt ans, et bien entendu retins surtout l’aspect humain de cette période transitoire. La société de Sainte-Hélène était pleine de paradoxes : très religieuse (protestante et anglicane) et cependant sans préjugé ni tabou.

« Un mélange détonnant de vieux militaires britan-

niques, d’autochtones jamais sortis de leur île et

de jeunes vivant à fond dans leur époque »

C’était un mélange détonnant de vieux militaires de l’armée britannique en Birmanie ou en Inde, d’Héléniens qui n’étaient jamais sortis de leur île, et, de jeunes qui, en travaillant à l’île d’Ascension, avaient découvert la musique Country américaine, les mœurs de San Francisco et de Miami, les fiches de paye et les droits humains. À Sainte-Hélène, le sexe et l’alcool étaient les divertissements les plus abordables avec, dans les deux cas, les abus qui, inévitablement, en dérivent.

Faute d’élément de comparaison – je n’ai vécu ma vie d’homme qu’à Sainte Hélène –, je ne saurais donc vous dire si cette île m’a fait «  grandir  » ni décrire ce qu’elle m’aurait appris sur l’humain. Cependant, elle m’a aidé à déterminer et accepter mes limites. Sainte-Hélène m’a appris à prendre le temps ou à le perdre avec ravissement.

 

PdA : Parmi les talents qu’on vous découvre, il y a celui de croquer des portraits, par les mots et par le dessin, d’habitants, parfois de visiteurs de Sainte-Hélène. Voulez-vous, via ces deux médias, nous en présenter un ici ? Focus... sur qui vous voulez.

une âme de Sainte-Hélène

M.D.-M. : Je choisis ici un des derniers portraits que j’ai peint. Il s’agit de Donald Harris.

Donald Harris

Il est le propriétaire de la pension de famille qui porte aujourd’hui son nom. Il s’agit d’une très belle maison géorgienne qui se trouve côté ouest de l’unique avenue de Jamestown. Cette maison appartenait, il y a quelques années, à un certain « colonel Drake » qui, après une longue carrière militaire aux Indes, était venu y finir ses jours. Au début des années 1980, Sainte-Hélène était devenue le dernier vestige de l’ère coloniale britannique et ce faisant y attirait toutes les reliques humaines de l’Empire évanoui.

Les conditions du décès de ce colonel illustrèrent parfaitement cette disparition d’un monde : le Colonel, trop avare pour ne pas s’offrir l’aide d’un employé de maison, mourut fortuné mais seul. Lorsque son corps fut découvert, il était étendu sur son lit revêtu de son plus bel uniforme avec toutes ses médailles dans lequel il s’était endormi et éteint.

Donald Harris devint le propriétaire de sa maison. Ce changement est à l’image de la transformation de la société hélénienne qui se produisit durant les dix premières années de ma vie sur l’île : 1985-1994.

« Je retrouve en Donald Harris tout ce que j’aime

en Sainte-Hélène : sa candeur, sa loyauté,

sa simplicité et sa sincérité... »

Faire le portrait de Donald Harris a été pour moi un véritable bonheur car, en lui, je retrouve tout ce que j’aime en Sainte Hélène : sa candeur, sa loyauté, sa simplicité et sa sincérité.

Malheureusement, vue de l’Europe ou d’ailleurs, ces vertus peuvent être perçues comme un manque de pudeur. Je me suis rendu compte de cela après la publication du récit de mes premières trente années passées à Sainte-Hélène. Des journalistes et des lecteurs ont reproché mon manque total de pudeur qui les a mis mal-à-l’aise.

En disant cela, ils ont mis en avant ce qu’est Sainte-Hélène : une ode à la liberté d’être soi-même dans le respect de l’autre ; l’orgueil de son identité ; l’absence de jugement de l’autre ; la fierté de ses apparences.

Donald Harris est pour moi tout cela à la fois. En se tenant au perron de son hôtel de Jamestown qui porte son nom, torse nu, souriant, un paquet de cigarettes à la main et toujours de bonne humeur, il est la plus parfaite image de la beauté de l’ile qui nargue les préjugés et met à mal tous les codes sociétaux. Les rides ne sont pas honteuses.

« À l’hypocrite pudeur, comme Donald, j’oppose

le bonheur d’être soi-même... »

À l’hypocrite pudeur, comme Donald, j’oppose le bonheur d’être soi-même. En toute liberté dans le respect de l’autre.

 

Donald Harris détail

 

PdA : Il apparaît clairement, à la lecture de votre récit, que vous ne vous faisiez pas forcément la même conception de votre travail à Sainte-Hélène, avec Gilbert Martineau. Lui se voyait comme le gardien d’un temple, fut-il délabré, préférant à l’entretien des domaines une conception plus intellectuelle de sa mission. Quant à vous, vous racontez vous êtes toujours senti, par rapport à lui, illégitime sur l’aspect « connaissances napoléoniennes », mais vous prenez à cœur au quotidien, en n’ayant pas peur de mettre vous-même la main à la pâte, de restaurer, d’entretenir et de valoriser méticuleusement chaque parcelle des domaines. Est-ce que vous ressentez-toujours ce complexe quant à l’aspect plus intellectuel de cette fonction de « gardien du tombeau » ? Pensez-vous avoir trouvé un bon équilibre dans l’exercice de votre charge ?

conceptions d’un job

M.D.-M. : Gilbert était devenu un maitre dans l’art du paraître ; ce qui est une gageure à Sainte Hélène où toute prétention est pourtant intenable. La vie communautaire en milieu clos est insoutenable à tous ceux qui se leurrent.

« Je gère les domaines de Sainte-Hélène

comme un agriculteur son exploitation »

Pour cette raison, je n’essaie pas de postuler au poste d’historien, de spécialiste. Je sais que je suis bien plus manuel qu’intellectuel. L’État français m’a confié la charge d’entretenir des biens mobiliers et immobiliers. Je les gère comme un agriculteur son exploitation. Passer des travaux de couvreur, d’horticulteur-paysagiste, de maçon, de comptable, d’administratif, de forestier, de plombier est le lot commun de tous les chefs d’exploitations agricoles. Les seules véritables touches supplémentaires à mon emploi sont de pouvoir aussi entreprendre des recherches, rédiger des études historiques, transcrire des documents d’archives et en faire des synthèses, constituer un fonds de documentation et savoir entretenir un réseau de relations gouvernementale, institutionnelle et publique.

Pour répondre précisément à votre question, s’il est vrai que ce ne fut pas toujours le cas, je ne fais plus désormais aucun complexe sur ma légitimité intellectuelle ; j’ai incorporé dans la liste de mes compétences celle d’historiographe que je n’évalue pas être supérieure aux autres travaux manuels ou administratifs qui sont les miens.

Je laisse à d’autres la charge d’historien.

 

 

Reportage Dorothée Poivre d'Arvor

 

Reportage de Dorothée Poivre d’Arvor, 1996.

 

PdA : Beaucoup de fantasmes entourent l’histoire de Napoléon à Sainte-Hélène, des histoires qui viennent alimenter une légende parfois fort éloignée de ce que fut la réalité de son quotidien sur l’île. Pour avoir beaucoup étudié la question depuis votre arrivée sur l’île, vous avez la possibilité d’y voir aujourd’hui un peu plus clair. Alors, Napoléon à Sainte-Hélène, fut-il un captif maltraité par ses geôliers anglais, ou bien un dignitaire traité avec des égards dû à son rang passé ?

Napoléon sur l’île, la vérité ?

M.D.-M. : Effectivement, par manque de recherches et aveuglés par leurs désirs de créer de l’intérêt, de nombreux historiens se sont égarés durant ces dernières décennies vers des théories plus ou moins fumeuses.

« Ce fut un dialogue de sourds bavards »

Pour répondre succinctement à votre question, en dépouillant les archives anglaises et françaises, on peut résumer la situation de Napoléon à Sainte-Hélène à un dialogue de sourds bavards. La totale incompatibilité entre les deux parties qui, pareillement, se murent derrière leurs certitudes, leurs interprétations, leurs mauvaises fois et leurs orgueils. Sainte-Hélène a été, durant l’exil, le terrain où s’est jouée une foire aux égos démesurés. D’un côté, des Britanniques qui, à l’image de Lord Bathurst, ont l’arrogance revancharde du vainqueur disposant du pouvoir absolu d’un empire et d’une suprématie sur les océans, et de l’autre, un empereur déchu renfermé dans ses souvenirs et accroché à ses prérogatives impériales comme un naufragé à sa bouée.

 

Tombe de Napoléon

La tombe de Napoléon. Photo prise par Chantal Fradin, 2014.

 

PdA : Admettons, l’espace d’un instant, qu’à la faveur d’une complexe et improbable faille dans le système spatio-temporel, vous puissiez vous entretenir avec lui pour lui poser une question : qu’aimeriez-vous savoir de la bouche de Napoléon ?

une question à Napoléon ?

M.D.-M. : OK, admettons. Ma question serait : « Votre Majesté, si Sainte-Hélène vous avait été confiée comme l’île d’Elbe où vous en étiez le souverain, qu’en auriez-vous fait ? »

 

PdA : Vous citez à plusieurs reprises, dans votre ouvrage, Thierry Lentz et Pierre Branda, deux historiens employés à la Fondation Napoléon qui m’ont fait la joie, chacun, de répondre à plusieurs de mes sollicitations d’interview pour Paroles d’Actu. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec la Fondation ? Quel rôle tient-elle dans l’exercice de votre mission à Sainte-Hélène ?

Thierry Lentz et la Fondation Napoléon

M.D.-M. : À la mort de Gilbert Martineau en 1995, le directeur de Malmaison, Bernard Chevallier paracheva ma formation en m’introduisant dans le monde très fermé de l’histoire de l’art et de la conservation.

Depuis son passage à Longwood House en 2003, Thierry Lentz devint, tout en demeurant très professionnel et un méticuleux partenaire, un ami. Il entra très vite dans l’olympe de mes démiurges. Thierry fut absolu dans tous les projets que je le vis conduire. Il avait tout ce dont je manquais et que je ne pouvais qu’admirer chez les autres : de l’entregent, une vive intelligence, une immense connaissance de son sujet napoléonien, une rapidité de décision, une facilité d’écriture et une profonde connaissance des relations humaines. Il ne fut pas long à me cerner. Il comprit qu’à l’école, je n’avais été ni brillant ni cancre et que j’avais toujours préféré la place juste un peu plus haut que la moyenne ; position idéale pour guetter sans être remarqué. Il appréhenda très vite que le goût pour l’observation passive m’avait toujours fait préférer la lecture à l’écriture, la poésie à la philosophie, l’historiographie à l’histoire.

Par un savant dosage d’autorité, de flagornerie, de bienveillance, d’autorité, de menace, de faveur, d’estime et de considération, il sut obtenir de moi ce que je me refusais par manque de confiance – ou d’incompétence avérée. La rédaction et la conception du livre d’art qu’était Sainte-Hélène, île de mémoire (Fayard, 2005) ne furent qu’un début à une longue liste de textes qu’il me fallut produire suite à ses persuasions.

« Jamais paternaliste comme le fut Gilbert,

Thierry Lentz me fit entrevoir les bienfaits

d’appartenir à un foyer »

Thierry fut un révélateur et devint le moteur de mes capacités intellectuelles. Il savait que je gérais les domaines nationaux comme un exploitant agricole aurait régi sa ferme avec amour et non pas, comme on s’y attendrait, par une irrationnelle passion napoléonienne. Il reconnut en moi ce talent d’administrateur mais, à l’homme exigeant qu’il était, cela ne suffisait pas. Il connaissait mon goût pour l’historiographie, mes travaux de recherches et de documentation. Il voulut que j’utilisasse mes résultats afin d’imposer auprès des spécialistes une légitimité scientifique. Il mit à ma disposition sa bibliothèque et m’offrit de nombreux ouvrages. Il sut distiller son enthousiasme pour Sainte-Hélène à tous les membres de l’équipe de la Fondation Napoléon qui, comme Pierre Branda m’accueillirent à bras ouvert aussi bien lorsqu’ils opéraient depuis leurs bureaux Boulevard Haussmann que ceux de la rue Geoffroy Saint-Hilaire. Si Thierry ne fut jamais paternaliste comme le fut Gilbert, il me fit entrevoir les bienfaits d’appartenir à un foyer.

 

Jean-Paul Mayeux et Thierry Lentz

Le collectionneur Jean-Paul Mayeux et Thierry Lentz à Longwood, 2013.

 

PdA : L’État français prend-il suffisamment au sérieux et en considération ces domaines, et est-il tout à fait à l’aise avec ce pan de notre histoire ?

l’État et Sainte-Hélène

M.D.-M. : L’État français a toujours eu le souci de l’histoire qui reste attachée aux lieux de mémoires que sont ses propriétés à Sainte-Hélène. Le problème ne s’est jamais situé sur ce point mais sur les aspects bien plus terre-à-terre de gestion des propriétés au quotidien. En d’autres termes, comment gérer « le poste de Sainte-Hélène » qui n’entre dans aucune case administrative et budgétaire ?

Même durant le second Empire (!), les domaines français à Sainte-Hélène avaient été administrativement considérés comme un caillou dans les chaussures de l’administration de la « Maison de L’Empereur » Napoléon III.

Depuis leurs origines, l’élément manquant aux domaines condamnés à l’isolement était une représentation officielle à Paris intéressée de près à ce qui se ferait à Longwood et habilitée à agir en son nom. La Fondation Napoléon, de mécénats ponctuels à un partenariat permanent, s’imposa comme la solide structure institutionnelle que je recherchais depuis la mort de Gilbert Martineau.

Longwood House

Longwood House - Photo aérienne prise par le Groupe Jeanne d’Arc, 2014.

Le 14 octobre 2015, à l’occasion du bicentenaire de l’arrivée de Napoléon à Sainte-Hélène, avec les gouvernements locaux et français, la Fondation accepta de s’engager sur le long terme pour remplir cette fonction édifiée sur des convictions, des principes et des ambitions communs. Longwood House sortit alors de sa bruine et de son obscurité, ce dont l’État français peut légitimement s’enorgueillir.

Cet intérêt médiatique sur Longwood House atteignit son zénith lorsque le musée de l’Armée accueillit durant les mois d’avril à juillet 2016, à l’hôtel des Invalides, une exposition intitulée « Napoléon à Sainte-Hélène , la conquête de la mémoire », dont la genèse fut la restauration des meubles de Longwood House à Paris. Le succès que cette présentation eut auprès du public permit d’affirmer et de motiver ce partenariat tripartite.

Ces activités permirent aussi de me rapprocher du musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-préau et de son nouveau directeur, Amaury Lefébure qui comprit et partagea notre ambition.

« Comme une minuscule touche de fantaisie dans

l’univers protocolaire de la diplomatie française »

Désormais, propriétés de l’État français gérées par le Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, les domaines nationaux apparaissent comme une minuscule touche de fantaisie dans l’univers protocolaire de la diplomatie française.

 

PdA : Qu’avez-vous envie de répondre à ceux, et je pense qu’ils seraient nombreux a priori, qui ont tendance à voir votre job comme un des plus romantiques du monde ?

job romantique ?

M.D.-M. : Il l’est devenu. C’est d’ailleurs là, la réussite dont je suis le plus fier. Je ne souhaitais pas me retrouver dans la situation de mon prédécesseur qui, faute de postulant, devait sans cesse retarder son départ à la retraite… Par manque d’éléments de comparaison, je ne peux, même si je le pense, affirmer que mon emploi est le plus romantique qui se puisse.

 

PdA : Quels conseils pour quelqu’un qui aurait envie d’aller voir de ses yeux l’île des dernières années et du décès de Napoléon, ou tout simplement Sainte-Hélène ?

conseils à un visiteur

M.D.-M. : Mon conseil est de débarquer à Sainte-Hélène en essayant d’oublier tout ce que vous auriez pu lire sur le sujet. Mes textes inclus. Ne préjuger de rien. Oublier les légendes, la propagande sur ce lieu que l’éloignement a transformé en mythe. Faire page blanche de toute littérature sur le sujet.

« Cette île, plus qu’une autre, n’est à apprécier

qu’à la lumière naturelle »

Cette île, plus qu’une autre, n’est à apprécier qu’à la lumière naturelle.

 

Jamesbay

Jamesbay - Photo aérienne prise par le Groupe Jeanne d’Arc, 2014.

 

PdA : Un aéroport vient de voir le jour sur Sainte-Hélène... Quel regard portez-vous sur cette terre, ses évolutions depuis 32 ans que vous la « pratiquez » ? Est-elle plus ou moins mystérieuse et chère à votre cœur que dans les années 80 ?

passé, futur

« J’y ai appris les vertus de la lenteur, de la vie

en communauté et du partage »

M.D.-M. : Pas de nostalgie. Ce n’est pas dans mon caractère. J’ai révéré l’île durant les années 1980 parce que j’ai pu assister en direct à l’extinction des derniers feux de l’empire colonial britannique. Je suis toujours en adoration devant ce rocher où j’ai appris les vertus de la lenteur, de la vie en communauté et du partage. 

Et puis, il ne faut pas se mentir : le tourisme de Sainte Hélène ne sera jamais de masse… avec un avion de soixante-dix sièges, ce ne sera jamais que vingt à trente âmes supplémentaires réparties sur les 122km² sous-peuplés.

 

PdA : Autoportrait express : trois adjectifs pour vous qualifier, Michel Dancoisne-Martineau ?

autoportrait

M.D.-M. : Agreste, passionné et patient.

 

PdA : Avez-vous à l’esprit un cap de vie, une date à partir desquels vous auriez envie de passer la main ? Et, si vous aviez votre mot à dire sur la question, auriez-vous comme votre père avant vous un successeur tout indiqué en tête ?

raccrochage et succession

M.D.-M. : Parmi toutes vos questions, c’est la plus facile : à l’âge légal de la retraite.

Quant à la désignation de mon successeur, je pense que si l’intention du Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères était de me remplacer, j’aurais, je pense, réussi à normaliser et rendre ce poste suffisamment attrayant pour trouver assez facilement la personne qui saura entretenir et promouvoir les domaines nationaux à Sainte-Hélène.

 

Princesse Anne

Avec la Princesse Anne, 2002.

 

PdA : En 2021, nous célébrerons le bicentenaire du décès de Napoléon à Sainte-Hélène. Quel sera le programme pour l’occasion ?

bicentenaire

M.D.-M. : Jusqu’aujourd’hui, il nous a été tout simplement impossible d’ébaucher le moindre programme car toute organisation était liée à la question de la mise en route de l’exploitation commerciale de l’aéroport. Nous y verrons un peu plus clair durant les prochains mois.

 

PdA : De quoi êtes-vous fier, quand vous regardez dans le rétro ? Des regrets ?

bilans

M.D.-M. : Ma plus grande fierté ?

Professionnellement : d’avoir su imposer localement et internationalement, respactibiliser administrativement et crédibiliser scientifiquement les domaines nationaux à Sainte-Hélène et contribuer à en faire des lieux de mémoire incontournables.

Personnellement : d’avoir eu les moyens d’offrir la vallée des Briars [au St. Helena National Trust, ndlr] pour en faire une réserve naturelle.

 

Sainte-Hélène l'équipe

L’équipe, 2016.

 

Mon principal regret ?

Professionnellement : de n’avoir pas su (ou pu) établir une structure administrative pérenne avec le Ministère de la Culture afin de pouvoir donner à Longwood House une dimension muséale.

Personnellement : de n’avoir pas su (ou pu) comprendre les raisons de l’indifférence (du rejet ?) de mes parents naturels.

 

PdA : Qu’aimeriez-vous au fond que les gens qui vous auront observé disent de vous, de votre passage ?

regards extérieurs

M.D.-M. : « Il a fait du bon boulot ! »

 

PdA : L’éditeur le note en quatrième de couverture, et c’est aussi le ressenti que moi j’ai eu en vous lisant : vous avez une vraie belle plume. Comment comptez-vous l’exploiter par la suite ?

écrits à venir ?

M.D.-M. : Ce sont là des mots de l’éditeur. Il n’allait tout de même pas dire le contraire alors que c’est lui qui m’avait demandé de faire cet exercice.

Quant à ma plume, j’ai aussi entendu dans une émission littéraire que mon style était « désuet »… qui croire ? Et comme j’ai un manque total de confiance en mes propres qualités littéraire ou artistique… je préfère de loin le jardinage car la nature m’est plus intelligible.

 

Briars

Avec Bernard Chevallier aux Briars, 2005.

 

PdA : Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Michel Dancoisne-Martineau, pour vous à titre personnel, et pour les domaines que vous administrez ? Que peut-on vous souhaiter ?

des projets et des souhaits

M.D.-M. : Côté travail de recherche et d’historiographie, pouvoir finir la série en douze volumes bilingue anglais/français sur l’histoire de « Napoléon et Sainte Hélène, l’écueil de l’Empire ».

Côté gestionnaire des propriétés immobilières de l’État : trouver et pérenniser les moyens afin d’en assurer une plus grande autonomie financière.

Côté personnel : reprendre mes pinceaux que, faute de temps, j’avais dû abandonner depuis près de vingt ans.

 

PdA : Un message pour quelqu’un en particulier, n’importe qui ?

message personnel

M.D.-M. : Un message pour ma mère avec qui, à l’occasion de la rédaction de mon récit, je pensais pouvoir entamer un dialogue mais qui – en raison des trente années d’indifférence passées ? – refuse toujours la main que je lui tends. Je pensais que la mort de mon père aurait permis une discussion que nous n’avons jamais pu avoir de son vivant. Cependant, même si je le regrette, je respecte ce silence.

 

PdA : Un dernier mot ?

« Venez nombreux visiter Sainte-Hélène…

une autre façon d’appréhender le monde »

M.D.-M. : Venez nombreux visiter Sainte-Hélène pour y découvrir nos domaines nationaux, découvrir un nouvel univers… une autre façon d’appréhender le monde.

Et ce faisant, nous aider à promouvoir ces lieux de mémoire que sont devenus les Briars, Longwood House et la Tombe (vide) de Napoléon.

 

Michel Dancoisne-Martineau

Michel Dancoisne-Martineau, par David Bordes, 2011.

 

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1 octobre 2017

Sylvie Dutot : « Un déclic, comme une évidence : France Terres d’Histoire devait continuer... »

France Terres d’Histoire (FTH) est un magazine spécialisé diffusé en format numérique et composé depuis quatre ans par des passionnés d’histoire, au premier chef desquels Christian Dutot, à la rédaction en chef, et son épouse Sylvie. Une belle aventure et histoire humaine, qui a malheureusement failli s’arrêter brutalement après le décès bien trop prématuré de Christian Dutot fin 2016... C’était sans compter la détermination courageuse de Sylvie Dutot et des fidèles de FTH. Après le temps de labattement, et quelques mois de battement, il fut décidé que, tel le phénix, le magazine reviendrait. Qu’il vivrait. Pour que la belle aventure humaine continue. Pour ceux qui restent, pour Christian aussi... et surtout pour les lecteurs fidèles, et tous ceux qui aiment l’Histoire. Sylvie Dutot, nouvelle rédactrice en chef de FTH, a accepté de répondre à mes questions : je l’en remercie et souhaite plein succès à leur initiative, et bon vent à leur publication... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 25/09/17 ; R. : 10/10/17.

Sylvie Dutot: « Il y a eu un déclic, comme une évi-

dence : France Terres d’Histoire devait continuer... »

France Terres d’Histoire

France Terre d'Histoire no 5

 

Paroles d’Actu : Sylvie Dutot bonjour, je suis ravi, véritablement ravi de vous accueillir pour cette interview pour Paroles d’Actu. Nous sommes ici pour parler principalement d’histoire, et en particulier de votre magazine France Terres d’Histoire (FTH), lancé il y a tout juste quatre ans. Mais je ne peux pas ne pas aborder cette ombre qui s’est abattue à la toute fin de l’année dernière sur le magazine et bien davantage, sur votre famille : le décès de Christian Dutot, le bâtisseur et rédacteur en chef de FTH, votre époux et le père de votre fils... J’ai d’abord et avant tout envie de vous demander : comment allez-vous ?

l’après

« Une période de profonde désespérance

dont je suis sortie, plus forte que jamais... »

Sylvie Dutot : Je vais bien. J’ai connu, après la disparition de Christian, une période de profonde désespérance. Et j’en suis sortie, plus forte que jamais, grâce à quelques amis qui m’ont soutenue dans ce moment difficile. Et notre fils, qui est très jeune, se porte bien lui aussi.

 

Christian Dutot

Christian Dutot.

 

PdA : Je souhaiterais si vous le permettez citer à cet instant un de vos messages issus d’une conversation que nous avions eue début janvier, parce que cela m’avait beaucoup touché. « Le magazine est fini. Son rédacteur a disparu. Je suis fière et heureuse d’avoir aidé Christian à réaliser son rêve d’historien. Nous avions un nouveau projet de magazine qui ne verra jamais le jour. C’est ainsi. » Il semblerait, et c’est heureux, que vous ayez finalement choisi de ne pas tourner la page FTH... Parlez-nous de ce projet de nouveau numéro dont vous m’avez entretenu ? Comment avez-vous évolué dans la réflexion, et dans quel état d’esprit vous trouvez-vous aujourd’hui ?

redémarrer

« Beaucoup d’historiens m’ont fait part

de leur regret de voir disparaître ce magazine »

S.D. : Lorsque l’on réalise un magazine à deux comme nous le faisions, et que l’un disparaît, il est logique d’être en proie aux doutes quant à une éventuelle poursuite. Christian Dutot était historien et journaliste. Il écrivait la majeure partie des articles, chroniquait les livres, réalisait les interviews. Nous avions bien réparti les rôles entre nous et il ne me serait pas venu à l’esprit que je puisse un jour le remplacer dans cette fonction de rédacteur en chef. Ces derniers mois, beaucoup d’historiens m’ont fait part de leur regret de voir disparaître ce magazine. Et puis, voici quelques semaines, il y a eu un déclic, et cela s’est imposé comme une évidence. France Terres d’Histoire devait continuer.

 

PdA : Vous êtes donc, désormais, le rédacteur en chef de France Terres d’Histoire, et pour ce prochain numéro, évidemment si particulier, vous aurez pas mal de rôles à assumer. Savez-vous comment vous allez procéder ? Pas trop de stress, de pression ? Avez-vous à ce stade une idée assez précise des thèmes abordés, et des noms de ceux qui contribueront à vos côtés à l’élaboration du magazine  ?

chevilles ouvrières

« La confiance que nous a témoignée

Stéphane Bern nous galvanise »

S.D. : En effet, et c’est avant tout une question d’organisation, et de confiance. Celle de quelques amis historiens, écrivains et journalistes qui ont accepté de m’accompagner dans ce projet. Nous repartons de rien, sans financement ou presque, sans subventions conditionnées par des investissements impossibles pour l’heure, mais on sent qu’il se passe vraiment quelque chose de puissant autour de ce projet. Les énergies sont mobilisées. Pour ma part, je conserve les tâches qui m’incombaient déjà, à savoir, la mise en page du magazine, l’iconographie, les pages actualités, mais je m’occupe en plus de quelques interviews, et d’une partie des chroniques de livres. Accessoirement, j’assure une présence sur les réseaux sociaux et la gestion du site internet.

 

FTH Actualités

Page Actualités de Frances Terres d’Histoire numéro 4.

 

Du stress ? Curieusement non. Ou celui qui mobilise positivement. Et puis je ne suis pas seule. J’ai, pour m’accompagner, écrire des articles, des personnes de talent : Michel Chamard, historien, ancien rédacteur en chef adjoint au Figaro, ancien directeur du Centre vendéen de recherches historiques, chargé de cours à l’ICES, Laurent Albaret, médiéviste et historien de l’aviation dans l’entre-deux guerres, les historiens Émile Kern, Fabrice Renault, l’écrivain et dramaturge Jean-Louis Bachelet, et les historiens qui font l’actualité de la rentrée que nous aurons en interview. Et puis, pour inaugurer la nouvelle rubrique Patrimoine, un article sur Stéphane Bern, qui vient de se voir confié une mission par l’Élysée, visant à la sauvegarde du patrimoine. Il a accordé à Isabelle de Giverny, journaliste et auteur, une interview pour le site de terresdhistoire.fr, à l’occasion des Journées Européennes du Patrimoine. Stéphane Bern a découvert le site et le magazine, qu’il a trouvé de très bonne qualité. Nous en sommes ravis et flattés et sa confiance nous galvanise.

 

Stéphane Bern

Interview de Stéphane Bern.

 

PdA : Qu’est-ce qui, à votre sens, singularise et fait l’identité de France Terres d’Histoire au sein du domaine porteur - et plutôt densément peuplé - des magazines d’histoire ? Est-ce qu’on peut dire que votre truc à vous, c’est d’abord l’histoire considérée dans le cadre de territoires, et rattachée à un terroir ?

l’identité France Terres d’Histoire

« Le format numérique apporte une réelle

plus-value à l’iconographie »

S.D. : France Terres d’Histoire a réellement une place à part dans le domaine de la presse historique, en premier lieu en raison de son format exclusivement numérique, qui se veut beau à regarder et intéressant à lire. Le format numérique apporte réellement une plus-value à l’iconographie. Les possibilités de zoom permettent de « visiter » les œuvres, ce qu’un magazine papier ne pourra jamais offrir. Chaque article est richement illustré. C’est un magazine d’actualités, qui consacre une grande partie de ses pages à donner la parole aux historiens, mais aussi à tous ceux qui font de l’Histoire leur métier au sens large. Les livres, essais, romans historiques, travaux de recherches qui paraissent, les documentaires, les expositions à Paris et en régions, et des articles, des dossiers sur des thématiques variées.

 

PdA : On entend souvent dire, souvent davantage d’ailleurs comme une généralité assénée, que les Français pris comme un ensemble uniforme serait mus par une "passion" pour l’histoire. Avez-vous ce même sentiment au vu de vos expériences de terrain au quotidien (connaissances des uns et des autres, manifestations culturelles et festives...) ? Les Français se saisissent-ils suffisamment de leur histoire, et de leur patrimoine ? 

les Français, passionnés d’Histoire ?

« Les Français sont fiers de leur histoire...

et il y a de quoi ! »

S.D. : Oui, les Français ont la passion de l’Histoire. De leur histoire. Ils en sont fiers, et il y a de quoi. La France dispose d’un patrimoine exceptionnel, qui témoigne de la richesse de notre civilisation française, de notre culture, de notre histoire. Le succès des émissions de Stéphane Bern ou de Franck Ferrand montrent cet engouement des Français pour leur histoire et toutes ces manifestations historiques, à travers l’hexagone également. Pour construire son avenir, on a besoin de savoir qui on est, et donc de savoir d’où on vient. Cette histoire commune, c’est notre héritage, ce qui fait l’identité française. Il y a chez nos compatriotes ce désir de continuité, qu’incarne l’histoire de France.

 

PdA : Diriez-vous qu’il y a une "ligne" France Terres d’Histoire, au sens "politique" du terme c’est-à-dire, pour faire (très) schématique, une volonté de mettre en avant une lecture plutôt "conservatrice", ou plutôt "progressiste", ou bien au contraire savamment équilibrée des faits historiques ?

une "ligne" FTH ?

« L’histoire dans toute sa complexité, avec le souci

de comprendre, d’analyser sans a priori »

S.D. : La "ligne" de France Terres d’Histoire, s’il en existe une, est celle que nous partageons avec des millions de Français, celle de la passion de l’Histoire, une histoire qu’il ne convient jamais de juger à l’aune des mentalités actuelles, une histoire qui n’est pas instrumentalisée pour servir telle ou telle idéologie. L’histoire dans toute sa complexité, avec ses facettes glorieuses, et celles qui le sont moins, avec le souci de comprendre, d’analyser sans a priori. Une histoire des faits historiques, replacés dans leur contexte.

 

PdA : Est-ce que vous avez appris quelque chose du monde de la presse et des médias au sens large, peut-être du public aussi, depuis le démarrage de l’aventure FTH ? Avez-vous eu à cet égard, et sans parler bien sûr de la dernière année si particulière et de tout ce qui est attaché, des moments mémorables à la fois d’euphorie pure et de vrai découragement ?

grands moments d’édition

« Les nuits de bouclage avec Christian,

de purs moments d’euphorie... »

S.D. : Je garde en mémoire comme de purs moments d’euphorie ces nuits de bouclage, où Christian et moi-même terminions les derniers textes, l’édito, le choix de la couverture et sa composition au petit matin généralement vers 6 heures avant les premières lueurs du jour. Et lorsque tout cela était terminé, la satisfaction. Ces heures-là étaient magiques. Plus rien ne sera pareil bien évidemment mais j’espère connaître encore, avec mes amis, ces moments d’exaltation. La passion est là bien présente en tout cas !

 

FTH Sommaire no 3

Sommaire de France Terres d’Histoire numéro 3.

 

PdA : Quelle stratégie avez-vous à l’esprit aujourd’hui quant à la promotion de votre magazine ? Est-ce que, par exemple, vous comptez vous placer comme partenaire de telle ou telle manifestation historique ou patrimoniale ? Disposez-vous à ce jour de relais médiatiques ?

stratégies de communication ?

S.D. : Nous avons commencé à nouer quelques partenariats. Le dernier en date est celui conclu avec la société d’histoire militaire La Sabretache. Il s’agit d’une association créée au XIXe siècle par deux peintres, Meissonnier et Detaille et dix autres personnalités civiles et militaires. Ils donnèrent son nom à la société d’archéologie militaire et se fixèrent pour première mission de fonder un musée pour honorer les armées. Cela a donné lieu à la création de l’actuel musée de l’Armée aux Invalides.

Nous sommes prêts à répondre présents pour soutenir les organisateurs de manifestations historiques, de colloques, etc. dans la mesure de nos moyens, dès lors qu’il s’agit de promouvoir la diffusion de l’Histoire auprès du plus grand nombre, et de contribuer à faire connaître les travaux de recherches de la communauté des historiens.

 

PdA : À présent quelques questions d’histoire, sérieuses ou plus décalées...

 

Dans l’entretien récent et très intéressant qu’il vous a accordé autour des Journées européennes du Patrimoine, Stéphane Bern a cette phrase :  « Je ne crois pas qu’en 1789 la France soit passée subitement des ténèbres à la lumière. » Quel est votre avis sur la question, et pensez-vous que ce point fasse encore clivage aujourd’hui en France ?

Histoire et idéologies

« Il faut s’en tenir aux faits, et que les historiens

confrontent leurs arguments »

S.D. : La question de l’Histoire en France est un sujet hautement politique. Il y a constamment des tentations de relecture des évènements, d’exploitation à des fins idéologiques ou de basse politique. On l’a vu sur les commémorations ces dernières années et les polémiques que cela a pu soulever. On le voit aussi sur les programmes scolaires et l’occultation de certains personnages historiques, la mise en valeur de certains chapitres au détriment de d’autres, ce qui peut amener à une perception déséquilibrée et sans doute fausse des réalités historiques. Je pense à Dimitri Casali qui, à juste titre, milite pour une histoire plus équilibrée et moins partisane enseignée à nos enfants. Il a même publié un manuel d’Histoire destiné aux collégiens, et qui a recueilli un certain succès. Nous aurons l’occasion d’en discuter avec lui, lors du prochain numéro de France Terres d’Histoire à paraître fin octobre, il publie deux nouveaux ouvrages à la rentrée. Oui, il y a sans cesse cette tentation de manipulation de l’Histoire. Il faut s’en tenir aux faits, et que les historiens confrontent leurs arguments, fondés sur le fruit de leurs recherches. L’histoire, rien que l’histoire. Ce pourrait être notre deuxième slogan !

 

PdA : Quels sont, parmi les personnages qui ont fait l’histoire, ceux que vous placeriez, sur la base de critères qui vous seraient propres, un cran ou deux au-dessus des autres ? En somme, votre "panthéon" perso, de ceux que vous admirez et qui vous inspirent ?

panthéon personnel

« Louis XIV, Napoléon et le général de Gaulle ont,

chacun, incarné l’État à leur façon »

S.D. : Immédiatement je pense à trois personnages qui ont véritablement marqué leur temps et continuent encore aujourd’hui à rayonner : Louis XIV, qui fut un grand roi, Napoléon Bonaparte, et le général de Gaulle. Ils ont incarné l’État chacun à leur façon et continuent à être des références ; encore très récemment où on établissait le parallèle entre le Président Emmanuel Macron et Napoléon. On n’a toujours pas fini d’étudier leur personnalité, l’œuvre de leur vie, et ce en quoi ils continuent encore aujourd’hui à influer sur notre quotidien. De fabuleux destins, de grands hommes.

 

FTH Napoléon

Extrait de FTH numéro 4.

 

PdA : Si on vous donnait la possibilité de vivre vingt-quatre heures à la date (qu’on suppose ici passée), au lieu de votre choix, précisément, quel voyage choisiriez-vous ?

voyage dans le temps

S.D. : Je choisirais évidemment le jour qui me permettrait de changer le destin de Christian, mais, ce n’est pas forcément l’objet de votre question. Dans le même ordre d’idée, je choisirais un jour et un lieu qui me permette dans la mesure du possible d’empêcher une des grandes catastrophes du XXe siècle, contrarier le destin d’Hitler par exemple. Justement, Thierry Lentz vient de publier Le diable sur la montagne – Hitler au Berghof 1922-1944 aux éditions Perrin, un bon moyen de repérer les lieux de villégiature du Führer.

 

PdA : Si, un peu dans la même logique, vous pouviez vous entretenir une heure avec une personnalité historique, qui recueillerait vos suffrages et pour quel type de conversation... ?

entretien historique

S.D. : Je choisirais Jésus Christ, mais une heure ne suffirait pas pour tout ce que je voudrais savoir !

 

PdA : Vous m’avez indiqué être disposée également à relancer l’activité d’édition de livres d’histoire des entreprises, et c’est une très bonne chose. Parlez-nous de cela ? Comment ces démarches sont-elles reçues sur le terrain ?

histoires d’entreprise

S.D. : En effet, je relance également Histoire-Entreprise.fr, l’édition de livres d’histoire d’entreprises. Il s’agit d’ouvrages publiés à la demande des entreprises, fondations, institutions publiques ou privées, le plus souvent à l’occasion d’anniversaires. Source de motivation en interne, élément de valorisation auprès des partenaires, des clients et du grand public, témoignage de la pérennité d'une structure et reflet de ses évolutions, la vie de l'entreprise représente une aventure humaine collective. Il est important pour elle de conserver une trace de ce vécu collectif, qui risque de tomber irrémédiablement dans l’oubli, une fois les témoins disparus. Pour ce faire, nous faisons appel à des rédacteurs, spécialistes dans différents domaines d’activités qui ont tous déjà publié de nombreux ouvrages dans les grandes maisons d’édition. Du dépouillement des archives à l’impression du livre, c’est un travail vraiment passionnant, qui nous fait plonger à chaque projet au cœur même de l’histoire d’une entreprise. 

 

PdA : Je rebondis pour cette question sur la précédente, et je me dévoile un peu en partageant avec vous une idée qui me titille depuis longtemps. On ne compte plus les cas de solitude et de désœuvrement destructeur, notamment chez nos anciens, alors qu’ils sont porteurs d’une mémoire et donc de l’histoire collective. Tristesse de cette époque, on va maintenant payer des gens de la Poste pour qu’ils aillent voir s’ils vont bien. Je trouverais formidable - et dans l’idée cela rejoint votre activité d’édition de l’histoire des entreprises - qu’on les incite, sur la base du volontariat et contre un peu de beurre dans les épinards, à solliciter leur mémoire pour raconter leur histoire, précieuse pour leurs proches (et je sais de quoi je parle), et pour la collectivité. On réhabiliterait en quelque sorte le métier d’écrivain public (je crois qu’une telle initiative avait été prise durant le New Deal, sous Roosevelt), on rendrait de leur dignité et un peu de pouvoir d’achat à nos anciens en s’attachant à faire que leurs histoires ne tombent pas dans l’oubli. On pourrait même confier cela à une Agence de la Mémoire (son acronyme à double-sens serait tout trouvé : AGEM). Que pensez-vous de l’idée et croyez-vous que ça puisse marcher ?

mémoires et Histoire

« L’histoire c’est cela, la somme des vécus,

individuellement et collectivement... »

S.D. : Voilà une belle formule, « Agence de la Mémoire » ! De telles pratiques existent au sein de certaines institutions, je pense par exemple à l’Inra (Institut national de la Recherche agronomique) pour lequel nous avons travaillé, dans le cadre d’Histoire-Entreprise. L’institut a depuis de nombreuses années mis en place une structure chargée de collecter le témoignage des salariés et des retraités, sur le déroulement de leur carrière, leurs relations entre collègues, les rapports avec la hiérarchie. Ces témoignages font l’objet d’enregistrements sonores, puis sont retranscrits par écrit dans des recueils. Ils constituent une véritable mémoire des personnels scientifiques et techniques. Il y a par ailleurs des écrivains publics qui proposent leurs services pour collecter les souvenirs familiaux. Mais être rémunéré par la collectivité pour se raconter me paraît difficile à mettre en œuvre, il y a trop de volontaires prêts à le faire bénévolement.

Mais cela n’est pas sans évoquer pour moi l’objet du dernier ouvrage de Jacques-Olivier Boudon, historien, spécialiste du XIXe siècle qui publie chez Belin Le plancher de Joachim – L’histoire retrouvée d’un village français. Il a analysé et reconstitué l’histoire d’un modeste menuisier des Hautes-Alpes, Joachim Martin, et de la communauté villageoise des Crots, à quelques kilomètres d’Embrun. Ce menuisier a laissé, en 1880-1881 un témoignage inédit, en utilisant un moyen pour le moins inhabituel puisqu’il a écrit au verso du plancher qu’il posait dans un château, le château de Picomtal. Ont ainsi été retrouvés 72 planches portant sur une face des écrits abordant différents thèmes. Il était sûr de laisser un témoignage qui ne serait pas découvert avant de nombreuses années, bien après sa mort. C’est une histoire extraordinaire que Jacques-Olivier Boudon nous conte dans son ouvrage, et bien sûr il en sera question dans France Terres d’Histoire. Nous éprouvons tous le besoin à un moment ou un autre de raconter et de témoigner, de transmettre. L’histoire c’est cela, la somme des vécus individuellement et collectivement.

 

PdA : Quels seraient vos arguments pour inciter les passionnés d’histoire, ou même les simples curieux, à découvrir France Terres d’Histoire ?

arguments découverte

S.D. : La réponse est dans la question, si vous êtes passionnés d’Histoire et curieux, alors forcément vous aurez envie de lire France Terres d’Histoire. Il est incontournable !

 

Sylvie Dutot

Sylvie Dutot.

 

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2 septembre 2017

Pierre Sevaistre: « Le Japon peut-il prétendre à un leadership régional s'il se refuse à reconnaître des faits historiques ? »

Le Japon, Pierre Sevaistre le connaît très bien, intimement sans doute, et comme on l’imagine on n’est pas forcément intime facilement avec ce pays. Il le "pratique" au quotidien depuis plus de 40 ans (à la base, il conseillait des groupes industriels français et japonais) et maîtrise sa langue. Au fil du temps il s’est pris à interroger ses moeurs, à regarder de plus près ses habitudes, son rapport au monde et au passé, son passé. Dans son récent ouvrage, intitulé Le Japon face au monde extérieur : Une histoire revisitée (Indes savantes, 2017), il s’attache à dresser une histoire critique du Japon jusqu’à nos jours, et à travers elle il nous livre un regard sans concession sur le pays et son peuple, mais empreint de tendresse pour ce qui est devenu sa terre d’adoption. Un livre dense et riche, qui apprendra beaucoup à qui ambitionnerait de mieux connaître l’histoire du Japon, et peut-être de cerner quelque chose de l’âme japonaise. Merci à Pierre Sevaistre d’avoir accepté de répondre à chacune de mes questions. Le tout est agrémenté de photos de son cru, d’illustrations qu’il a sélectionnées et commentées... Merci à Bruno Birolli, fidèle du blog, qui a permis cette sympathique et enrichissante rencontre - une de plus ! Un clin doeil enfin à Julien PeltierUne exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Pierre Sevaistre: « Le Japon peut-il prétendre

à un leadership régional s’il se refuse à

reconnaître des faits historiques ? »

Le Japon face au monde extérieur - Une histoire revisitée

Le Japon face au monde extérieur

Le Japon face au monde extérieur :

Une histoire revisitée (Indes savantes, 2017).

 

Paroles d’Actu : Bonjour Pierre Sevaistre, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu, autour de votre ouvrage Le Japon face au monde extérieur : Une histoire revisitée (Indes savantes, 2017). Avant toute chose, et en laissant pour l’instant de côté votre chapitre japonais, pourriez-vous nous parler de vous, vous "raconter" en quelques mots ?

parcours personnel

« Il y a dans ma famille, des deux côtés,

des gènes baladeurs. Partir à l’étranger

n’était pas étonnant après tout... »

Pierre Sevaistre : Né en 1950, je suis un baby-boomer. J’ai donc été élevé pendant la guerre froide, pris entre la peur des Soviétiques et l’admiration de la toute-puissance américaine. Mon père officier de marine avait été affecté à Toulon et c’est pourquoi j’y ai fait mes études, chez les pères salésiens d’abord puis chez les maristes. Après un court mais marquant séjour en terminale au Prytanée militaire de La Flèche, j’ai rejoint la région parisienne pour des études supérieures, préparation puis école de commerce. Je suis franco-français mais il y a dans ma famille des deux côtés des gènes baladeurs hérités de marins ou de diplomates. Partir à l’étranger comme je l’ai fait juste après avoir eu mon diplôme n’était pas étonnant, après tout...

Après une longue carrière dans les affaires, dont une bonne partie dans l’automobile et au Japon, j’ai pris ma retraite dans ce pays parce que ni mon épouse japonaise ni moi-même ne sentions le besoin de rentrer en France. Nous sommes installés à Yokohama et c’est là que j’ai entrepris de partager ce que j’ai appris sur le Japon dans ce que je pensais être un livre unique mais qui est en passe de devenir une série d’ouvrages spécialisés par thème, le premier étant l’histoire des relations extérieures du Japon.

 

Hikawamaru

« Symbole du port de Yokohama, le Hikawamaru, rescapé de la guerre du Pacifique »

 

PdA : Quand, et dans quelles conditions avez-vous "rencontré" le Japon ? Quelles impressions cette terre et son peuple vous avaient-ils alors laissées, et sur quels points votre ressenti a-t-il évolué à mesure que vous les avez mieux appréhendés, au fil de vos séjours ?

la rencontre du Japon

« J’ai découvert qu’au Japon, on reste à jamais

un étranger. Mais cela ne pose pas problème. »

P.S. : La réponse complète à cette question figurera dans mon livre numéro trois sur les Français du Japon (le deuxième qui est à paraître aux Indes savantes est sur la langue japonaise). En fait ma rencontre avec le Japon est le résultat d’une erreur. J’ai rejoint les rangs de Michelin en 1975 dans l’espoir qu’ils me fassent revenir au Brésil, où je venais d’exécuter un contrat de trois ans au consulat de Rio, mais ils m’ont envoyé au Japon. Ce qui m’a frappé dans ce pays, et c’est aux antipodes culturels du Brésil, c’est la quasi impossibilité de s’intégrer dans la population. On reste à jamais un étranger ! Pourtant cette position d’étranger s’avère assez confortable à l’usage et au fil des années vous vous rendez compte que si vous ne vous êtes toujours pas fondu dans la masse, vous parvenez néanmoins à coexister harmonieusement avec elle. Mes amis et relations japonais ont fini par presque oublier ma différence et de mon côté je n’ai plus conscience de la nationalité des gens que je rencontre, à tel point que je suis devenu incapable de répondre à la question « Dites-nous, ils sont comment les Japonais ? ». Je ne sais plus, il n’y en pas deux pareils.

 

PdA : Dans votre livre, on apprend, point je crois assez méconnu, que le Japon a connu une période de christianisation relativement dynamique à partir du XVIème siècle, opérée par des missionnaires catholiques plus ou moins délicats venus d’Europe. Certaines zones, comme celle de Nagasaki, ont été particulièrement concernées par ce processus d’évangélisation qui a connu, expliquez-vous, un coup d’arrêt avec l’avènement au pouvoir du shogunat Tokugawa, porteur d’une conception féodale, très hiérarchisée de la société qui s’accommodait mal du message théoriquement égalitaire des chrétiens. Le christianisme en tant que corps organisé a-t-il joué un rôle, notamment politique, durant la période Edo ? Que reste-t-il, aujourd’hui, de cette aventure du christianisme sur la terre du Japon ?

le catholicisme au Japon

« Le rejet par le Japon du catholicisme fut

essentiellement une décision politique »

P.S. : Sur ce sujet également je suis en train de penser à un nouveau livre sur le christianisme au Japon autour de la question lancinante posée par Shûsaku Endô dans ses romans et en particulier dans Silence : christianisme et Japon sont-ils compatibles ? Le Japon, qui avait importé à partir du Vème siècle l’écriture, la philosophie et la religion chinoises, s’est rebellé mille ans plus tard contre les influences occidentales, et cela après 90 ans de compagnonnage. Ce rejet n’a pas été celui de tout un peuple, qui avait accueilli ces nouvelles influences de manière somme toute positive, ni même celui de la classe des samouraïs puisqu’il y a eu des daïmyos chrétiens dont le plus remarquable est Ukon Takayama, béatifié en février de cette année. Le rejet a été le fait de la famille Tokugawa, appuyée par le clergé bouddhique qui l’un et l’autre voyaient dans le catholicisme et l’influence occidentale une menace à leurs prérogatives. Le Japon a beaucoup emprunté à la Chine mais, contrairement à la Corée par exemple, il n’a que très partiellement adopté le confucianisme. L’unification du Japon par les Tokugawa a été un premier coup porté au féodalisme puisque tous les clans féodaux devenaient vassaux d’Edo. Plus que du féodalisme lui-même, on peut je crois dire que le christianisme au Japon a été victime de la centralisation politique japonaise qui avait besoin d’une hiérarchie absolue et ne s’en est jamais vraiment relevé.

 

Les missionnaires

« L’arrivée des Portugais et des missionnaires au 16ème siècle »

 

PdA : On associerait volontiers la période dite "Edo" (1603-1868), celle du shogunat Tokugawa, au principe d’une fermeture volontaire (Sakoku) du Japon au monde extérieur (la Chine a eu des périodes comparables). Quelles furent les raisons de cet isolement, et a-t-il réellement été appliqué de manière stricte, dans les faits ? Si oui, cette fermeture a-t-elle eu pour effet, du point de vue du pouvoir en place, de préserver (peut-être en fait de "pétrifier" ?) une espèce d’"harmonie" de la société ?

le sakoku, ou isolement volontaire

P.S. : Une chose que j’ai découverte en écrivant ce livre est que l’on recherche vainement des motivations idéologiques derrière les grands mouvements politiques ou sociaux au Japon, car ils sont le plus souvent le résultat d’opportunités sur un terreau culturel et social. Par exemple, l’une des principales réalisations de la révolution Meiji, l’abolition du féodalisme, n’était dans aucun programme. Elle est devenue inévitable lorsque la junte des clans vainqueurs s’est rendu compte que pour tenir tête aux étrangers, il fallait le faire au niveau national ce que ne permettait pas la structure féodale de l’État. De la même manière la fermeture du pays sous les Tokugawa pendant l’ère Edo était un moyen d’assurer la pérennité du régime en évitant toute interférence de l’extérieur. Cela a été facilité par le terreau culturel du shintoïsme, qui fait grand cas de la pureté et pour qui l’étranger est fortement suspect de ce point de vue, mais la raison principale était une question de commodité politique.

Ryôtarô Shiba, auteur très célèbre de récits historiques, a écrit à ce sujet-là des lignes intéressantes. Il fait la distinction entre culture (bunka) et civilisation (bunmei). Pour lui, la culture, comme par exemple la poésie de cour sous l’ère Heian, n’était destinée qu’à un groupe limité et n’avait pas d’autre objectif que d’être appréciée au sein de ce groupe. La civilisation en revanche est fondée sur des principes et a des prétentions à l’universalité. Il en donne pour exemple la civilisation française de la Révolution fondée sur des principes de liberté et de droits ainsi que la chinoise confucéenne, construite sur les rites et l’obéissance. Pour Shiba, le Japon est un pays de culture, pas de civilisation.

« L’isolation du pays a assuré la paix

pendant deux cent cinquante ans »

Cette fermeture a été très hermétique même si le shogounat a toujours gardé le contrôle des quelques canaux de contact avec l’extérieur et en particulier les Hollandais de Dejima. L’isolation du pays a assuré la paix pendant deux cent cinquante ans, ce qui n’avait rien d’évident pour un pays entièrement aux mains de guerriers, et a assuré la progression culturelle et sociale du pays, mais en vase clos.

 

PdA : Peut-on dire de cette période d’isolement, avec tout ce que cela peut impliquer s’agissant des échanges commerciaux, et surtout humains et d’idées qui n’ont pas lieu, ou pas autant qu’ils auraient pu, qu’elle a été déterminante quant au retard technologique criant qui est celui du Japon au moment où le pays rencontre, médusé, les "bateaux noirs" du commodore Perry ?

Perry et le fossé technologique

P.S. : Il y a quelques années, il y a eu une épidémie d’une sorte de choléra à Bali, que seuls les Japonais attrapaient. Le Japon, trop aseptisé, avait perdu ses défenses naturelles. Il s’était passé la même chose pendant l’ère Edo. L’absence de guerre interne avait rendu les armes à feu inutiles, sabres et lances suffisant largement pour les duels qui étaient demeurés la seule activité belliqueuse des samouraïs. La fermeture des frontières avait arrêté la construction navale et seul Satsuma, qui exerçait une souveraineté discrète et partagée sur l’archipel des Ryûkyû, avait des bateaux de haute mer. Les étudiants de rangaku, les sciences hollandaises, avaient bien eu accès à toutes sortes de livres techniques, militaires ou médicaux occidentaux mais cela restait un sujet d’étude et ne passait pas dans la vie courante.

« Un seul des bateaux du commodore Perry

contenait plus de canons que dans tout le Japon »

Cela explique l’impuissance devant laquelle s’est trouvé le shogounat à l’arrivée du commodore Perry ; un seul de ses quatre bateaux avait plus de canons à bord que dans tout le Japon. Le shogounat, bien informé par les Hollandais, avait tout de suite compris la situation mais les clans de l’opposition, Chôshû et Satsuma qui s’étaient attaqués aux étrangers ou avaient provoqué leur colère, ont dû attendre d’être écrasés pendant les guerres anglo-satsuma en 1863 et de Shimonoseki en 1864 pour s’en convaincre. C’est à ce moment que le mouvement jô-i (rejeter les étrangers) est devenu tôbaku (abattre le shogounat).

 

PdA : Cet épisode des bateaux noirs du commodore Perry, dans les années 1850, met donc en lumière l’archaïsme du Japon face aux grandes puissances technologiques occidentales. Incapable de défendre le pays, le shogunat Tokugawa se voit contraint de céder du terrain sur des questions relevant de l’empereur. Un bouleversement qui sera suivi, quelques années après, par un renversement politique : la chute du pouvoir du shogunat Tokugawa au profit d’une restauration de l’autorité de l’empereur. Ainsi s’ouvre l’ère Meiji (1868-1912). Dans les faits, l’ouverture forcée du pays par les occidentaux a-t-elle réellement tenu le rôle décisif dans ce bouleversement politique ? Comment y a-t-on réagi, dans la population japonaise ?

les dessous de la "restauration Meiji"

P.S. : Quand j’ai commencé à écrire mon livre, je pensais que la révolution Meiji avait été l’histoire d’une lutte entre l’empereur et le Shogoun, et que le premier l’ayant emporté avait été restauré dans ses anciens pouvoirs. En pratique les choses se sont passées de manière très différente.

D’abord ni l’empereur ni le Shogoun n’ont réellement eu voix au chapitre. L’empereur Kômei avait une volonté propre mais il était partisan de laisser le pouvoir temporel au Shogoun, et quant à son successeur, le jeune Mutsuhito, futur empereur Meiji, il n’avait que quinze ans lors de son accession au trône et donc on ne lui demandait pas son avis. Du côté Shogoun, c’est encore pire car sur les quatorze ans qu’a duré la période Bakumatsu ils ont été au nombre de quatre : Ieyoshi, mort juste après le deuxième passage de Perry, Iesada faible de corps et d’esprit, Iemochi, monté sur le trône à quatorze ans et mort à vingt. Seul le dernier Yoshinobu était maître de sa destinée mais il était trop tard et il ne put résister plus d’un an.

De plus l’empereur n’avait pas perdu ses pouvoirs temporels au moment de l’avènement de l’ère Edo. Il les avait perdus bien avant, au moins en 1185, début du shogounat de Kamakura, avec Minamoto no Yoritomo. S’il avait gardé la signature de certains actes, c’était purement formel et son refus de signer le traité avec les États-Unis avait été aussi inattendu et inconvenant que la décision de Naosuke II (il faut lire ii) de passer outre.

« Dans les faits, l’empereur n’a pas

réellement été restauré dans ses pouvoirs »

Toute cette révolution a en fait été une lutte de clans féodaux de l’extérieur qui ne supportaient plus la domination d’une dynastie Tokugawa décadente, le tout étant attisé par les nobles de la cour impériale, les kuge, qui voyaient là l’occasion d’obtenir un pouvoir qu’ils n’avaient jamais eu.

Les étrangers ont été le catalyseur qui ont cristallisé toutes ces oppositions. Ils ont provoqué la réaction mais ne sont pas intervenus directement ensuite. La question s’est réglée entre Japonais. L’empereur n’a pour moi pas été restauré. Il a été placé comme symbole par les dirigeants des clans victorieux, Chôshû, Satsuma et quelques kuge afin de permettre à des domaines féodaux férocement indépendants de travailler ensemble. L’empereur avait nominalement tous les pouvoirs, mais en pratique n’en avait aucun. Pourtant comme il a pleinement assumé son rôle de symbole il a acquis une vénération populaire considérable dont les dirigeants politiques successifs se sont servis, pour le meilleur puis pour le pire.

 

Meiji

« L’empereur Meiji »

 

PdA : L’ère Meiji marque donc, nominalement, la restauration du pouvoir impérial, la fin de l’isolement volontaire du Japon et sa "modernisation" technologique et socio-économique. Est-ce que cette modernisation s’est faite "à marche forcée", avec des résistances fortes, ou bien a-t-elle été globalement comprise et approuvée une fois le changement de régime acté ? Par qui a-t-elle été conduite ?

bouleversements et résistances

P.S. : Un livre très intéressant est celui de Ryôtarô Shiba, nommé Le nuage sur la colline. À travers l’histoire de trois personnages de Matsuyama dans le Shikoku, les deux frères militaires Akiyama et le poète Shiki Masaoka, il raconte l’évolution du Japon depuis la révolution Meiji, lorsque l’ensemble des samouraïs se sont retrouvés au chômage jusqu’à la victoire sur la Russie en 1905. La grande question était bien sûr le sort des familles de samouraïs, ces deux millions de personnes dont la caste avait tenu le haut du pavé pendant si longtemps.

« Dès les années 1870, les samouraïs ont perdu leur

monopole de la guerre, qui s’est démocratisée »

Il y eut la guerre de Seinan en 1877, une révolte des samouraïs de Satsuma qui avaient appelé à leur tête Takamori Saigô, l’un des héros de la révolution, mais les rebelles furent écrasés par une armée qui déjà comptait dans ses rangs des soldats issus des classes bourgeoises ou paysannes. C’est probablement le clan de Chôshû, avec le penseur Shôin Yoshida, puis les chefs de guerre Shinpei Takasugi et Masujirô Ômura, qui avaient eu l’intuition d’utiliser la population civile dans les opérations guerrières jusque-là réservées aux samouraïs.

Une fois qu’il a été entendu que la classe des samouraïs était définitivement dissoute, l’énergie considérable des anciens guerriers a pu être redirigé vers des activités modernes, armée, enseignement ou affaires, bientôt complétées par celles des classes populaires instruites grâce aux temples bouddhistes et voyant là une possibilité de promotion sociale qui leur avait été refusée jusqu’alors. La présence des étrangers dans les villes ouvertes du Japon, Yokohama, Nagasaki, Hakodate ou Kobe et leur statut d’exterritorialité était un rappel constant du retard vis-à-vis de l’Occident et l’humiliation qui s’ensuivait une motivation puissante pour aller de l’avant.

 

Constitution Meiji

« Promulgation de la constitution Meiji »

 

PdA : La guerre russo-japonaise de 1904-1905, qui aboutit sur une victoire de l’empire nippon, marque avec éclat l’ascension du Japon parmi les grandes puissances impérialistes, jusque là toutes occidentales. On repense évidemment, à ce moment-là, à l’humiliation subie par la Chine, découpée en zones d’influence occidentales, et à celle vécue par le Japon lors de son ouverture contrainte, un demi-siècle plus tôt. Est-ce à partir de ce point, de cette guerre réussie, que l’on assiste à une montée en puissance irraisonnée, chez les militaires et chez certains politiques, de l’idée d’expansionnisme, d’une régénération du monde asiatique "conduite" par les Japonais, du militarisme forcené ?

vers l’expansionnisme japonais

P.S. : La première guerre sino-japonaise de 1894, et celle contre la Russie dix ans après, ont eu comme origine le statut de la Corée dont à tort ou à raison le Japon estimait qu’elle était essentielle à sa défense. La victoire sur les armées chinoise du Beiyang avaient fait du Japon avec Taiwan une puissance coloniale. Mais le Japon n’avait pas accepté de devoir rendre sous la pression des Russes, Allemands et Français la péninsule du Liaodong que leur avaient cédée les Chinois et cela d’autant plus que les Russes quelques années après allaient s’y installer et y construire la base de Port-Arthur. La guerre contre les Russes était largement défensive mais en obtenant le sud de Sakhaline, des positions dans le Liaodong et en ouvrant la voie à la colonisation de la Corée, il est sûr que cette victoire est montée à la tête de bien des Japonais et en particulier à certains de leurs militaires.

« Le tournant a été la première Guerre mondiale »

Il n’y a pas eu de doctrine expansionniste dès le début, mais le tournant a été la première guerre mondiale. Les Japonais y ont participé comme alliés des Britanniques et dans le but quasi avoué de récupérer les colonies allemandes à Tsingtao et dans le Sud-Pacifique. En même temps, la Chine était devenue une proie tellement tentante que d’incident en incident les militaires ont commencé à la grignoter, chaque fois couverts par les autorités civiles. Les doctrines coloniales et autre Grande Sphère de Coprospérité asiatique ont été inventées après-coup pour rationaliser la situation. Les notions de libération de l’Asie du joug colonial occidental ne sont arrivées que très tard et n’ont d’ailleurs pas convaincu grand-monde.

 

PdA : On avance un peu dans le temps et, vous l’indiquiez, les choses se précisent. Fin des années 1920, début des années 30 : plusieurs "incidents", provoqués par des militaires japonais stationnés sur la terre convoitée de Mandchourie, contre des positions chinoises. L’objectif : s’emparer (dans un premier temps) de la Mandchourie, terre riche de ressources et marchepied vers d’ambitieuses visées asiatiques, sur des prétextes chinois. Le vrai-faux attentat de Mukden, en 1931, restera dans les mémoires et enclenchera, dans la violence, une perpétuelle fuite en avant qui ne s’achèvera qu’en 1945. On assiste à un phénomène qui se reproduira : quelques militaires un peu têtes brûlées bougent, et finalement, à défaut d’être pleinement approuvés, de fait ils sont couverts et suivis par leurs supérieurs, jusqu’au sommet de la pyramide. La base qui entraîne la tête. Comment expliquer ces manifestations d’insubordination tellement surprenantes par rapport à l’idée qu’on se fait du militaire japonais ? Est-ce inédit dans l’histoire du pays ?

insubordinations dans l’armée

P.S. : Je pense que l’on peut expliquer l’insubordination des militaires japonais par l’héritage des samouraïs. Il ne faut pas oublier qu’en plus des incidents en Chine, l’attentat contre Zhang Zuolin en 1928, l’incident de Mukden en 1931, celui de Shanghai en 1932 et finalement celui du Pont de Marco Polo en 1937, il y a eu toute une série d’attentats terroristes et de tentatives de coups d’État au Japon du fait de militaires extrémistes. Militaires d’active, premiers ministres ou ministres en activité, hommes d’affaires ont été assassinés par des jeunes officiers fanatiques et cela sans punition, du moins jusqu’à l’assassinat du général Tetsuzan Nagata et la tentative de putsch du 2 février 1936, pour lesquels les auteurs ont été fusillés.

« La loyauté au chef faisait partie du bushidô,

pas la notion de discipline... »

La plupart des officiers d’avant-guerre étaient des descendants de samouraïs devenus militaires lors de Meiji. Il faut être conscient du fait qu’à la base les samouraïs n’étaient pas des soldats, c’étaient des guerriers fascinés par l’exploit individuel et la perspective d’une belle mort. Si la loyauté au chef faisait partie du bushidô, en revanche aucune trace de notion de discipline. Dans tous les assassinats d’étrangers pendant la période Bakumatsu, on a vu que le fait de tuer un adversaire, même dans le dos, était acceptable à condition d’être fait avec un sabre et de mettre sa propre vie en péril.

 

PdA : On s’enfonce dans les années 30. Le Japon, en Chine (la guerre est ouverte à partir de 1937), en Corée, et dans les terres d’Asie orientale. On s’enfonce dans l’horreur de ce que fut l’aventure impérialiste du Japon de ces années-là, violente et émaillée de crimes, et bien souvent d’atrocités. Vous vous êtes plongé dans pas mal d’archives d’époques, de nombreux documents japonais : que sait-on de la manière dont la population japonaise est informée des événements qui courent depuis 1937 (l’effroyable massacre de Nankin par exemple) jusqu’aux dernières heures de la guerre du Pacifique, en 1945 ? La propagande joue-t-elle à plein pour exciter un nationalisme, peut-être déjà sous-jacent ? La population est-elle globalement derrière son armée, en bloc "comme un seul homme", ou bien trouve-t-on ici ou là des initiatives significatives de résistance, peut-être de pacifisme militant ?

fuite en avant et opinion publique

P.S. : On a parfois appliqué au Japon militariste une remarque faite à l’origine pour la Prusse selon laquelle dans les pays normaux, le peuple a une armée mais que là, c’est l’armée qui a un peuple. À son apogée, l’Armée de terre impériale avait 8 millions d’hommes - plus de 10% de la population totale. Il n’y avait aucune place pour la contestation ; dès avant la guerre, des opposants comme l’écrivain communiste Takiji Kobayashi mouraient sous les coups de la Haute Police spéciale. Après que la guerre ait été déclarée, la Kempeïtaï, ou gendarmerie militaire était devenue omniprésente et avec l’aide des associations patriotiques de quartier la moindre manifestation de doute était qualifiée de hikokumin, antinationale, et impitoyablement réprimée. Au début, le peuple était enthousiaste et saluait les victoires successives de ses soldats, soutenu en cela par une presse sans nuance. À aucun moment la population n’a été au courant des exactions commises par son armée dans les territoires occupés. Ils n’ont vu de Nankin que des défilés de victoire.

« À aucun moment, il n’y a eu

d’opposition construite »

Quand les soldats japonais ont commencé à mourir en nombre sur le sol chinois, l’Armée se débrouillait pour avertir les familles de telle manière qu’il ne soit pas possible d’avoir une vue générale des pertes, que l’on ne puisse faire des statistiques. L’une des raisons qui ont poussé l’Armée de terre à refuser tout accommodement et à ouvrir les hostilités avec les Anglo-Américains était qu’ils avaient déjà perdu en Chine près de 200 000 hommes et que se retirer aurait voulu dire que ces âmes de héros avaient été sacrifiées pour rien. La seule manière pour l’Armée de terre de ne pas reconnaître sa responsabilité était d’envoyer toujours plus des siens à la mort, jusqu’à envisager l’anéantissement total du pays dans le gigantesque sacrifice des 100 millions, le ichi oku no gyokusai. La population est passée de la ferveur nationaliste à la résignation mais à aucun moment y a-t-il eu d’opposition construite. De toute façon, il n’y avait plus d’hommes adultes, ils étaient tous sur le front et leurs supérieurs avaient sur eux droit de vie et de mort.

 

PdA : L’attaque surprise par les Japonais de la base navale américaine de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, entraîne définitivement toute la puissance américaine dans la bataille devenue mondiale, dans le camp des Alliés. Qu’est-ce qui détermine les décideurs japonais à prendre cette décision radicale, dont ils savent qu’elle leur aliénerait de manière acharnée les États-Unis et mettrait en péril tout leurs plans asiatiques ? Est-ce qu’on croit à ce moment-là à une victoire, et est-ce qu’une victoire est crédible à la fin 1941 ?

l’Amérique dans la bataille

« L’Armée a, avec Tôjo, dramatiquement négligé

l’importance des questions logistiques »

P.S. : On parle toujours de Pearl Harbor, qui pour le Japon a eu lieu le 8 décembre, mais en même temps que l’attaque sur Hawaï, l’Armée de terre envahissait la Malaisie, les Philippines et Hong-Kong. Pearl Harbor était la contribution de la Marine à une attaque généralisée contre les Anglo-Américains à laquelle elle s’était longtemps opposée. L’Armée avec Tôjô, n’avait aucune vision stratégique. Elle croyait à la supériorité morale du combattant japonais, voulait prendre ce qu’elle pouvait prendre sans penser au coup d’après notamment aux questions logistiques. On dit que sur les trois millions de soldats japonais tombés pendant la guerre, la moitié est morte de faim ou de maladie. Cette guerre était ingagnable. L’amiral Yamamoto le savait-il, lui qui a dit qu’il pouvait garantir un an de victoires mais pas plus ? C’est difficile à dire. Je pense personnellement que raisonnablement il pensait la guerre ingagnable mais que parce qu’on ne peut pas aller au combat sans espoir, il avait fini par tomber dans le rêve de rééditer la bataille de Tsushima et décourager les Américains de se battre loin de chez eux. Roosevelt pensait cette guerre inévitable mais a probablement été surpris par l’efficacité et la pugnacité des Japonais. Pearl Harbor a été pour lui le moyen de mobiliser son opinion publique et de la faire entrer en guerre contre ce qu’il pensait être son véritable adversaire, l’Allemagne nazie.

 

PdA : Août 1945 : le soleil de l’Empire qui le voulait levant s’éclipse alors que l’Amérique vient de recourir, pour abréger la guerre dans le Pacifique et impressionner les Soviétiques, à une arme nouvelle, "dont la force relève de la force élémentaire de l’univers, de celle qui alimente le Soleil dans sa puissance" d’après le mot de Truman. Hiroshima, Nagasaki, les deux bombes atomiques. Deux questions sur ce point : 1/ croyez-vous que la guerre se serait éternisée s’il n’y avait eu ce recours à une telle arme ? 2/ l’horreur généralement (et justement !) associée à ces deux bombardements et à leurs suites a-t-elle d’une certaine manière fait passer le Japon dans le camp des victimes de la guerre, et si oui cela a-t-il eu un impact sur la manière dont le pays a été traité après la reddition, et peut-être sur la reconstruction historique au Japon ?

l’atome et la paix

P.S. : D’abord un point de détail : ce sont les Chinois qui voyaient le soleil se lever sur le Japon et lui ont donné ce nom. Nippon ou Japan sont des transcriptions de la prononciation des caractères chinois, soleil et origine. Les Japonais s’appelaient eux-mêmes le "pays de Yamato".

« Jusqu’aux bombes atomiques, la conférence

impériale était profondément divisé sur

la question de la reddition... »

Pour en arriver au cœur de votre question, il est difficile de dire si la guerre se serait éternisée sans les bombes mais c’est possible. Les décisions ultimes étaient prises par la conférence impériale qui regroupait devant l’empereur le gouvernement et l’état-major général. Dans la constitution de Meiji, l’Armée et la Marine n’étaient pas sous l’autorité du gouvernement mais directement sous celle de l’empereur, c’est-à-dire de personne. L’empereur ne pouvait qu’approuver des propositions qui lui étaient faites par le comité Armée-Gouvernement, or celui-ci était divisé et ne pouvait se mettre d’accord. L’empereur avait fait savoir qu’il était partisan d’accepter la déclaration de Potsdam qui demandait la reddition inconditionnelle et il était soutenu par le Premier ministre, l’amiral Suzuki, le ministre des Affaires étrangères Tôgô et le ministre de la Marine, l’amiral Yonai. De l’autre côté il y avait le ministre de l’Armée, le général Anami et les deux chefs d’état-major, le général Umezu et l’amiral Toyoda. Trois contre trois, impossible de décider, les partisans de la résistance faisant des plans pour armer les ménagères avec des bambous taillés en pointe de manière à tuer tellement d’Américains qu’ils finiraient par demander grâce ou alors le Japon périrait tout entier dans cette ultime bataille pour la métropole. Il a fallu les deux bombes nucléaires et l’invasion de la Mandchourie par les Soviétiques pour que l’Amiral Suzuki se décide à bousculer les conventions et à demander à l’empereur de décider, ce qu’il fit sur le champ.

Les Américains n’avaient pas moyen de savoir ce qui se passait dans les instances dirigeantes japonaises et en plus ils étaient pressés parce qu’ils ne voulaient pas attendre que les Soviétiques débarquent dans le nord du Japon. Ces bombes n’étaient peut-être pas nécessaires mais je pense qu’elles étaient inévitables. Elles ont eu effectivement la conséquence de faire basculer les Japonais dans le camp des victimes et de leur éviter de se poser la question de la responsabilité de la guerre. Le procès de Tokyo était censé résoudre ce problème, mais il est loin d’y être parvenu.

 

PdA : Après la reddition du Japon, le général américain MacArthur assume la direction du pays, qu’il va conduire durant une phase transitoire, guidant et accompagnant les premiers pas de sa démocratisation. De nombreux dirigeants et officiers de la période précédente seront exécutés après procès pour leur responsabilité relative au déclenchement et à la conduite de la guerre - ce sera notamment le cas de l’ancien Premier ministre Tôjô. L’empereur Hirohito, lui, est avec sa famille lavé de toute culpabilité : MacArthur a été ému de son volontarisme à assumer personnellement les responsabilités de la guerre et les dirigeants du pays se sont accordés en ce sens. Déchu de son statut divin, il est maintenu à la tête de l’État, dans une fonction purement symbolique. Que pensez-vous à titre personnel, Pierre Sevaistre, de l’attitude et des éventuelles responsabilités de l’empereur durant la guerre ? Le sort qui lui a été fait après la guerre était-il la meilleure des solutions envisageables ?

l’empereur et ses responsabilités

P.S. : Je pense que MacArthur avait assez vite compris la mentalité japonaise et qu’il pourrait bénéficier de la docilité de la population à condition de s’assurer de celle des dirigeants. Pour cela il était préférable de garder un rôle même symbolique à l’empereur.

« Hirohito tenait avant tout

à la continuité dynastique »

Je crois que les responsabilités de l’empereur sont assez claires dans toute cette période malheureuse. Il a soutenu l’entrée en guerre contre la Chine en 1937 parce que comme tout le monde il pensait que ce serait l’affaire de trois semaines et qu’il n’était pas possible de renoncer à une telle opportunité. En revanche il était opposé à l’extension de la guerre aux Anglo-Américains car il avait vu le bourbier dans lequel s’était enlisée l’Armée de terre et ne faisait aucune confiance à Tôjô pour proposer des stratégies gagnantes. À la fin de la guerre, c’est vraiment lui qui a décidé d’arrêter les hostilités. Il est probable que son principal souci n’était pas humanitaire mais la continuité dynastique. Si le peuple disparaissait, l’institution impériale en ferait autant et il valait mieux s’en remettre à l’ennemi qu’à ses propres généraux pour la protéger. L’avenir montrera que ce calcul était juste.

Il est probable que MacArthur ne pouvait pas faire autrement. On peut tout au plus regretter que l’indulgence se soit étendue à toute la famille de l’empereur et en particulier à ses oncles Asaka et Kan’in-no-Miya, militaires de carrière et auteurs de crimes de guerre en Chine.

 

MacArthur et Hirohito

« Imaginer l’inimaginable (MacArthur et Hirohito) »

 

PdA : Une évocation à présent de l’économie du Japon, non sans avoir rappelé que vous êtes depuis bien des années consultant auprès de grandes entreprises, françaises notamment, dans le pays. Après la guerre, on a parlé à juste titre, au vu de son rapide redressement et de la croissance fulgurante de son économie, d’un "miracle japonais". À la pointe sur de nombreux secteurs technologiques, l’économie japonaise tenait, derrière l’américaine, une seconde place apparemment solide. Puis il y eut, à peu près à partir du début des années 1990, un affaissement progressif, une interminable atonie alors que les émergents, eux, montaient clairement en puissance. Quels ont été les atouts déterminants de l’économie japonaise au temps de sa superbe, après la guerre ? Qu’est-ce qui, aujourd’hui encore, constitue ses plus grands freins ? Certains des atouts d’hier sont-ils devenus par la suite des handicaps ?

l’économie japonaise

« Le problème numéro 1 du Japon

est sa démographie déclinante »

P.S. : La grande force du Japon est sa cohésion sociale et sa plus grande faiblesse est cette même cohésion sociale. Lorsqu’il y a des objectifs clairs vers lesquels il est possible de mobiliser un grand nombre de personnes, employés ou citoyens, les Japonais sont irrésistibles. Lorsque les objectifs deviennent moins clairs et moins pressants, ils retombent dans leurs clans et leur chapelles, perdant de vue l’intérêt général et tuent l’initiative au profit du respect des hiérarchies. J’ai pu voir pendant mes années Nissan comment le fait de faire tomber des cloisons interdépartementales pouvait faire des miracles mais on voit aussi dans une entreprise aussi emblématique que Toshiba comment la prise inconsidérée de risques et la dissimulation systématique ont pu mettre en danger la survie même de l’organisation. Beaucoup de sociétés étrangères qui avaient fait une croix sur le Japon au profit de la Chine sont revenus dans l’archipel qui offre des possibilités beaucoup moins risquées mais le Japon doit résoudre un certain nombre de problèmes dont le premier est démographique. Quel est le devenir d’un pays dont la population est en diminution rapide ?

 

PdA : Dans votre ouvrage, évoquant l’actualité récente du Japon, vous n’hésitez pas à critiquer les tenants du Parti libéral-démocrate, principal parti conservateur et actuellement majoritaire à la chambre basse, pour certains aspects de sa politique, relativement notamment au monde extérieur, et à ses rapports controversés à des éléments de mémoire collective (je pense aux visites répétées du Premier ministre Shinzo Abe au sanctuaire Yasukuni, temple du révisionnisme japonais). Ces questions-là font-elles l’objet de débats véritables et vivaces au Japon ? Est-ce que le rapport du Japon au monde, à sa propre histoire, soulève pour vous de réelles inquiétudes ?

Abe, passé, présent

P.S. : J’ai toujours été stupéfait de l’inertie de la population japonaise devant les attaques répétées d’Abe et de son entourage contre la démocratie. La loi sur le secret de la presse ou celle toute récente sur les conspirations, qui permet de punir des crimes non encore commis, auraient fait descendre toute la France dans la rue. Pas ici ! Les étudiants ont bougé contre la réinterprétation de l’article 9 de la constitution, mais pour moi c’est moins la révision de cet article qui pose problème que la manière et les raisons pour lesquelles cela est fait. Abe veut laisser son nom dans l’histoire comme celui qui a effacé la honte de la défaite en changeant une constitution imposée par le vainqueur. Il veut réhabiliter son grand-père, le premier ministre Kishi, qui s’était attaqué à la même tâche mais a été écarté du pouvoir avant d’y être parvenu.

« Le peuple japonais, indulgent pour les atteintes

à la démocratie, est intraitable sur les

questions d’honnêteté »

Ironiquement Abe, dont la popularité n’avait pas été égratignée par ces initiatives, a plongé dans les sondages à la suite de scandales de favoritisme. Le peuple japonais est indulgent pour les atteintes à la démocratie mais il est intraitable sur des questions d’honnêteté. Comme je le disais précédemment, l’idéologie est peu présente au Japon mais la pureté reste une valeur essentielle.

Abe voudrait refaire du Japon un pays normal, mais comment exercer un quelconque leadership régional quand on refuse de reconnaître des faits historiques ? J’avais été scandalisé par les qualificatifs "définitif" et "irréversible" accolés par les Japonais à leur accord sur les femmes de réconfort avec les Coréens. Pour moi cela voulait dire : on vous paie alors maintenant fermez-la. La première chose qu’à fait le nouveau président Moon est de remettre l’accord en question. Cela me paraît parfaitement logique.

 

PdA : À la fin de votre livre, vous mettez en avant l’orgueil national japonais, ce sentiment d’exceptionnalisme qui bien souvent semble déboucher sur de l’arrogance. Vous prenez l’exemple de la pêche à la baleine, auquel le Japon, contre à peu près le reste du monde, n’entend pas renoncer bien qu’elle ne constitue en rien pour lui une nécessité économique. Est-ce que les Japonais ont un problème avec leur propre image et avec le reste du monde ? Y'a-t-il, sans faire de généralisation à outrance, des traits particuliers à avoir à l’esprit quand on veut traiter ou simplement échanger avec un Japonais ?

Japon, introspection

« L’orgueil national est surdéveloppé dans

les classes dirigeantes, peut-être influencées

par l’extrême droite... »

P.S. : L’orgueil national n’est pas une exclusivité japonaise et n’est pas le fait de tous les Japonais. Il est malheureusement surdéveloppé dans les classes dirigeantes qui peut-être sont influencées par l’extrême-droite. Les Japonais manquent souvent de courage intellectuel et sont très faibles devant les critiques internes, emberlificotés qu’ils sont dans toutes les promesses et compromissions qu’ils ont dû faire pour arriver là où ils sont. Peut-être est-ce pour cela qu’ils font si souvent appel au gaiatsu, la pression extérieure, des administrations demandant qu’on leur impose de l’étranger des réformes qu’ils n’ont pas le courage de faire.

La plupart des Japonais n’ont pas de problème manifeste d’orgueil national, mais la minorité qui en souffre est agissante et mène la danse. Le problème est que l’on n’arrive pas à faire bouger la masse sur des idées, seulement sur des émotions ou lorsque l’on touche à son porte-monnaie.

 

PdA : Parlez-nous du Japon que vous aimez, celui que vous aimeriez inviter nos lecteurs à découvrir, lors d’un prochain voyage ? Vos petits coins de paradis, petites et grandes adresses ?

"votre" Japon ?

P.S. : Le Japon que j’aime n’est pas facile à indiquer aux visiteurs. J’ai été pendant des années un habitué de deux petits bars où l’on passait des heures à discuter de toutes sortes de choses en ingurgitant de grandes quantités de bière mais les patronnes sont l’une décédée et l’autre à la retraite, et les clients dispersés. C’était un vrai moyen de voir le Japon de l’intérieur mais pour être franc je n’ai plus la patience ni la résistance à l’alcool pour essayer de les remplacer. Je m’étais aussi lancé assez profondément dans la calligraphie en kana, ce qui était aussi un moyen de faire partie d’un de ces cercles typiquement japonais mais là aussi, le temps passant, j’ai fini par laisser tomber.

« Ma ville, Yokohama, est la plus

internationale du Japon »

Un autre Japon que j’aime beaucoup est celui dans lequel je vis, le centre historique de Yokohama. L’histoire n’y a pas encore deux cent ans mais elle est présente partout, malgré les ravages du séisme de 1923 et des bombardements de 1945. Tous les jours, je passe devant l’emplacement de l’ancien consulat français, et je ne peux m’empêcher de penser que mon arrière-arrière-grand-oncle Maxime Outrey y travaillait lorsqu’il était ministre plénipotentiaire à Yokohama entre 1868 et 1871. Yokohama fait face à la mer, alors que Tokyo lui tourne le dos. Comme toutes les villes du Japon c’est une juxtaposition de villages mais c’est aussi la ville la plus internationale du Japon. À la piscine où je vais chercher un peu de fraîcheur les jours d’été on entend toutes les langues, dont beaucoup de chinois. Peut-être que cette coexistence harmonieuse pourra être un exemple pour le reste du Japon.

 

Starbucks

« Mon bureau pour réunions et meetings, le sutaba (Starbucks) de Motomachi »

 

PdA : Si vous deviez choisir : votre chez-vous, je n’ose dire votre patrie, aujourd’hui c’est la France ou le Japon ?

alors, le Japon... ou la France ?

« J’envisage de passer le reste

de mes jours au Japon »

P.S. : J’ai choisi de rester au Japon parce que malgré les tremblements de terre, les centrales nucléaires qui fusionnent et les impôts, c’est un pays où il fait bon vivre et où j’envisage de passer le reste de mes jours. Pourtant ce n’est pas ma patrie, je ne suis ici qu’un invité. Ma patrie c’est la France mais par la grâce des voyages aériens et de l’internet il est toujours possible de rester en contact avec sa famille et ses amis. Et puis, il y a tous les Français du Japon, ceux sur lesquels je suis en train d’écrire mon troisième livre et plus particulièrement ceux de Yokohama avec lesquels on peut aller prendre une bière au club étranger, dernier vestige de l’époque exterritoriale de la ville.

 

PdA : Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Pierre Sevaistre ?

« Je voudrais tenter d’écrire un roman »

P.S. : Mes projets sont essentiellement littéraires. Publier mon livre sur la langue japonaise, terminer d’écrire celui sur les Français du Japon et en entamer un autre sur les chrétiens de ce pays. Après ces essais, je voudrais tenter un genre nouveau, le roman en écrivant l’histoire de cette partie de ma famille qui s’était installée à Bagdad et y a rempli au travers de cinq générations les fonctions de drogmans, des intermédiaires accrédités de l’empire Ottoman. Sur le Japon, je peux écrire à partir de ce que j’ai en tête en complétant par des recherches de temps en temps. Pour la famille Outrey, c’est plus compliqué, je ne suis jamais allé en Irak, ni en Perse, pas plus qu’à Jérusalem ou Constantinople. Il y a un gros travail de voyage et de documentation à faire et faire un roman plutôt qu’un essai est un nouveau défi.

 

Bay Bridge

« Vu de chez moi, le port de commerce et le Bay Bridge »

 

PdA : Que peut-on vous souhaiter ?

« Voir Jérusalem... »

P.S. : Que la carcasse suive. Avec l’âge, la mécanique commence à se déglinguer d’ici et là. Cela peut être simplement gênant et parfois handicapant. J’aimerais bien pouvoir aller à Jérusalem une fois dans ma vie.

 

PdA : Un dernier mot ?

« Le Japon de demain s’ouvrira forcément »

P.S. : J’exerce des fonctions de responsabilité dans la communauté internationale catholique de Yokohama. Les deux communautés, internationale et japonaise se côtoient dans la même église, la première qui ait été construite au Japon après la réouverture du pays. Il n’est pas facile de faire coexister deux groupes séparés par une telle barrière de langue mais c’est un laboratoire passionnant pour le Japon de demain qui d’une manière ou d’une autre devra s’ouvrir de manière croissante à l’extérieur.

 

Selfie

« Selfie devant le port de Yokohama »

 

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