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Paroles d'Actu

6 mai 2018

« Le nouveau monde, un an après », par Philippe Tarillon

Philippe Tarillon a été le maire socialiste de Florange (Moselle) de 2001 à 2014. De sa position d’observateur très au fait des questions démocratiques et de gouvernement, il a assisté comme nous tous à l’émergence objective, sinon d’un monde nouveau, en tout cas d’un paysage politique complètement recomposé suite à l’élection d’Emmanuel Macron. Militant, il a aussi assisté, dans la douleur, à l’effacement quasi total de sa famille politique, le PS, qui incarna quarante années durant la gauche dite de gouvernement. Comme il y a un an, après la fin de la saison électorale de 2017, il a accepté la proposition que je lui ai faite de coucher sur papier numérique ses réflexions quant aux douze derniers mois, décidément pas tout à fait comme les autres. Qu’il en soit, ici, remercié. Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

E

E. Macron, président de la République. Source de la photographie : Atlantico.

 

« Le nouveau monde, un an après »

Par Philippe Tarillon, ancien maire

socialiste de Florange (2001-14).

Texte daté du 6 mai 2018. 

 

À la demande de Nicolas Roche pour Paroles d’Actu, je livre mes impressions un an après l’élection d’Emmanuel Macron.

C’est le regard d’un observateur engagé, socialiste déçu, meutri par certains choix et certains comportements, mais resté fidèle, toujours «  hollandais  » de cœur, malgré les déceptions d’un quinquennat que l’histoire jugera sans doute avec plus d’équité et qui ne peut se résumer au goût d’inachevé, voire de gâchis qu’on en a retenu.

L’an dernier, j’ai voté et avais appelé à voter Emmanuel Macron au second tour. Même s’il n’y avait pas de danger d’une victoire de Marine Le Pen au second tour, il était important, comme en 2002, que le score de l’extrême-droite soit le plus faible possible, ne serait-ce que pour l’image de la France. J’ajoute, plus localement, au vu du score élevé que le FN avait obtenu au premier tour dans ma commune, que je ne voulais pas que Florange fasse, à nouveau, la une des medias en devenant une commune symbolique qui accorderait la majorité à l’extrême-droite. Nous avons pu éviter cela, même si le FN y a obtenu un score élevé, à plus de 41% au second tour. Pour en finir sur le local, je note que le barrage à l’extrême-droite n’a pas bénéficié, à la différence de ce que j’avais fait en 2002, du moindre geste républicain du «  plus jeune maire (filloniste) de France  », élu par le conseil municipal en décembre 2016.

« J’ai gardé un goût de cendre envers tous ces "barons noirs"

qui ont lâché le candidat officiel du PS, ont soutenu Macron,

allant jusqu’à quémander une investiture aux législatives. »

Contrairement à bien d’autres, je n’avais pas rallié Macron au premier tour, faisant campagne pour Benoit Hamon, quand bien même celui-ci n’avait pas été mon candidat au premier tour des Primaires de la gauche. C’était là aussi une leçon de loyauté, car, quand on est membre d’un parti politique, la moindre des choses est de soutenir son candidat, tout particulièrement quand sa désignation est le fruit d’un processus démocratique. J’ai gardé un goût de cendre envers tous ces «  barons noirs  » au sein de l’appareil socialiste, qui, plus ou moins discrètement, ont lâché le candidat officiel du PS, ont soutenu Macron, allant jusqu’à quémander une investiture aux législatives. Le comble est qu’aujourd’hui beaucoup de ces gens continuent à tirer les ficelles au sein du PS et cherchent à se refaire une virginité en étant, selon la formule consacrée, «  plus à gauche que moi, tu meurs  ».

Au-delà du principe de fidélité, j’avais refusé au premier tour à la fois les sirènes macroniennes et l’impasse mélenchoniste, ce que le candidat de La France insoumise avait appelé la tenaille.

Je n’insisterai pas davantage sur le rejet de l’illusion tribunitienne de Jean-Luc Mélenchon car elle représente une impasse totale dans un contexte européen que la France ne peut ignorer, sauf à tourner le dos aux réalités. Même si la France n’est pas la Grèce, Tsipras a illustré ce qu’il en coûte d’aller dans ce sens.

« Macron partage sur bien des points le logiciel

idéologique de la droite, qui est devenu, il faut bien

le reconnaître, l’idéologie dominante. »

Le sujet de ce papier, c’est Macron, puisque c’est lui qui détient tous les leviers du pouvoir jusqu’en 2022. J’ai refusé à l’époque sans hésiter ses «  sirènes  », au-delà d’un discours souvent habile et d’une campagne dynamique. Je l’ai récusé en prenant en compte la réalité d’un programme d’inspiration libérale, et disons-le, partageant sur beaucoup de points le logiciel idéologique de la droite, devenu, il faut bien le reconnaître, l’idéologie dominante. C’est une pensée où le mot «  réforme  » devient synonyme de régression sociale, où les droits nés de longues luttes sont décrits comme des archaïsmes voire des privilèges, ou bien encore, au service public, on préfère la concurrence, naturellement «  libre et non faussée  ».

De ce point de vue, je reconnais à Macron qu’il ne m’a pas déçu. Il applique son programme et sa politique est à l’image de celui-ci  : «  et de droite, et de droite  ». Cela est particulièrement vrai pour la politique fiscale, qui, entre l’augmentation de la CSG qui touche durement de petits retraités et les nombreux «  cadeaux  » faits aux plus privilégiés, ont établi durablement l’image d’un «  Président des riches  ». Il en est de même pour la politique sociale, où les Ordonnances sur le code de travail poursuivent le chemin hélas ouvert par la loi El Khomri, au nom de la flexibilité.

Certes, le macronisme n’est pas que cela. Je reconnais au Président qu’il est brillant et volontaire, qu’il est un bon tacticien, avec le sens de la formule. Son «  en même temps  » et son «  ni gauche, ni droite  » ont bénéficié d’un contexte où l’un et l’autre camp qui ont alternativement gouverné le pays depuis près de quatre décennies souffrent d’un profond discrédit, semblent avoir échoué les uns et les autres et ont été incapables de renouveler à temps leurs visages et leurs discours.

Emmanuel Macron n’est pourtant avant tout que le produit de circonstances exceptionnelles, au point qu’on a pu parler d’un alignement des planètes. Qui aurait pu imaginer François Fillon englué dans les affaires ou encore François Hollande empêché de se représenter, ouvrant ainsi la voie à jeune candidat encore inconnu deux ans auparavant ?

Quant au rejet du clivage droite-gauche, opportun au regard de la perception de l’opinion publique pour qui il s’est peu à peu brouillé, la formule «  ni de gauche, ni de droite  » me fait naturellement penser à ce qu’en disait dès 1925 le philosophe Alain (1868-1952) : « Quand on me demande si la division entre partis de droite et de gauche, entre gens de gauche ou de droite, a encore une quelconque signification, la première chose qui me vient à l’esprit est que quiconque pose la question n’est certainement pas de la gauche.  » (Éléments d’une doctrine radicale).

« Sur le plan sociétal, il ne semble pas que ce soit clairement

tranché entre une ligne progressiste, et la tentative d’apaiser

les franges les plus conservatrices de l’opinion. »

Dans d’autres domaines, les choses sont plus nuancées. Sur le plan sociétal, il ne semble pas que ce soit clairement tranché entre une ligne progressiste, prolongeant ce qui a été acquis lors du quinquennat Hollande et la tentative d’apaiser les franges les plus conservatrices de l’opinion, comme en témoigne le stupéfiant discours du président de la République devant les évêques de France. L’Assemblée nationale vient en outre d’adopter un texte qui fait, dans presque tous les domaines, reculer les droits des migrants et des demandeurs d’asile. Ce texte a d’ailleurs, pour la première fois, réveillé quelques consciences au sein d’une majorité jusque-là aux ordres.

Il reste aussi à savoir, au-delà de la tactique, jusqu’où ira la moralisation de la vie politique. Les premiers textes sont clairement décevants, avec notamment une dose de proportionnelle annoncée mais qui sera très symbolique. L’Assemblée Nationale est muselée comme aux temps les plus classiques de la Vème République et il n’y aura pas de frondeurs chez les Marcheurs. Le point-clé à mes yeux sera la volonté de mener à bout la limitation du cumul des mandats dans le temps, qui permettra un profond renouvellement de la classe politique.

J’ajoute enfin qu’il est des domaines où l’action, ou au moins le discours du Président de la République, suscitent un réel intérêt. Il a su par exemple trouver les mots pour que soit mené à terme le processus dit de Matignon en Nouvelle-Calédonie. Il en est de même sur la relance de la construction européenne ou encore quand il faut faire preuve de fermeté, au moins symbolique, face à l’usage de l’arme chimique par le dictateur syrien. Cela ne veut pas dire que la politique étrangère et européenne de Macron suscite une adhésion d’ensemble, mais chaque avancée mérite d’être relevée.

Alors, quel futur pour le macronisme ?

Il faut d’abord dire qu’il continue à bénéficier du paysage politique qui a fait son succès de 2017. L’extrême-droite se remet mal de la prestation catastrophique de sa championne au second tour de l’élection présidentielle. La droite parlementaire a fait le choix du repli conservateur, incarné par la ligne Wauquiez, libérant ainsi un boulevard pour le centre macronien. La gauche est éclatée, entre un parti socialiste qui se remet difficilement d’une débâcle historique et une France insoumise, dotée d’un leader charismatique, mais tellement clivant qu’il ne saurait être le rassembleur capable de porter une stratégie d’alternance.

Du point de vue du mouvement social, face à des syndicats divisés et affaiblis, Macron semble réussir à faire passer en force ses réformes d’une ampleur, je dirai d’une brutalité inédite. Il bénéficie en outre de l’impact sur l’emploi d’une conjoncture économique plutôt favorable et des effets des mesures structurelles prises sous le quinquennat précédent en faveur de la compétitivité de l’économie.

« Sans réelle opposition forte, Macron jouit d’un contexte

très favorable. Cela étant, il serait bien inspiré de freiner

sa tendance naturelle à une certaine arrogance... »

Ce contexte si favorable ne devrait pourtant pas aveugler le président de la République, qui devrait freiner sa tendance naturelle à une certaine arrogance. À cet égard, il devrait méditer les leçons de la consultation récente du personnel d’Air France, qui semble montrer qu’il n’est pas forcément bon de chercher à contourner la démocratie représentative.

De même, il devrait cesser cette politique, certes engagée avant lui, consistant à étouffer la démocratie locale par le biais du garrot financier.

Emmanuel Macron est arrivé à la tête du pays avec une image de réformateur dynamique. Et pourtant, comme l’a dit le nouveau Premier Secrétaire du PS, Olivier Faure, «  on attendait Mendès-France, on a eu Giscard d’Estaing  ».

Nul ne peut imaginer où ira le pays dans la suite du quinquennat et au-delà. Il ne faut pas cacher qu’un profond mécontentement existe, d’autant plus inquiétant que, s’il s’exprime, il n’aurait pas de traduction syndicale et encore moins politique. La situation serait alors difficilement contrôlable et ferait le lit des populismes, des deux côtés de l’échiquier politique.

Le pire, heureusement, n’est jamais sûr. Mais pour l’éviter il serait bon que le président de la République ne s’abandonne pas à l’arrogance de ses succès, rééquilibre sa politique vers plus de justice sociale et redonne plus d’espace aux corps intermédiaires, au Parlement, aux contre-pouvoirs. Ce n’est pas ce qui dessine à ce jour, mais n’avons-nous pas le devoir de l’espoir et de l’optimisme ?

« Je ne désespère pas que puisse se reconstruire une force

de progrès qui aspire à gouverner le pays et à le rendre

plus juste, tout en tirant les leçons du passé... »

En ce qui me concerne, ayant donné la priorité de mon engagement politique à l’action locale, je ne désespère pas pour autant que puisse se reconstruire une force de progrès qui aspire à gouverner le pays et à le rendre plus juste, tout en tirant les leçons du passé. C’est loin d’être gagné et cela prendra du temps, beaucoup de temps. Cela vaut pourtant la peine d’y croire et d’y contribuer.

 

Philippe Tarillon 2018

 

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6 avril 2018

« Mort du colonel Beltrame : des enjeux pour l'après... », par André Rakoto

Tout à peu près a déjà été dit à propos du geste héroïque, éminemment remarquable, du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, promu colonel à titre posthume après avoir offert de se substituer à une otage, au prix finalement de sa vie, lors de l’attaque du Super U de Trèbes, le 23 mars dernier. Il fut courage là où l’assaillant, Radouane Lakdim, ne fut que lâcheté ; il fut abnégation, là où l’autre ne pensait qu’à massacrer à l’aveugle des innocents. Il aura été, pour nous autres, trempés comme nous le sommes dans une société individualiste, voire carrément égoïste, presqu’une sidération, en ce qu’il fut prêt à consentir au sacrifice ultime, celui de sa vie et du bonheur des siens. Il aura été, et ce sera là sans doute son plus bel héritage, pour nombre d’entre nous, un modèle d’engagement. Une inspiration. Qu’il soit salué comme tel, et demeure, en cette période troublée, tout à la fois comme un phare et une boussole. Un homme de bien parmi les autres, amplement digne de la reconnaissance de la nation, comme tous ceux qui sont tombés avant lui et comme les autres, toujours en service et qui se sont engagés pour protéger, défendre, et soigner.

André Rakoto, spécialiste des institutions militaires américaines, a été enseignant-chercheur à l’université de Créteil puis de Versailles, avant de rejoindre le ministère de la Défense, au sein duquel il dirige un service en charge des combattants, des victimes civiles de guerre et des victimes d’actes terroristes. Officier supérieur dans la réserve opérationnelle de la Gendarmerie nationale, il a par ailleurs écrit de nombreux articles et contributions consacrés à la Garde nationale des États-Unis. Il y a un an et demi, il avait accepté d’écrire une première contribution pour Paroles d’Actu : « 15 ans après : le 11 septembre a-t-il changé l’Amérique ? ». Une fois de plus, voici un texte de sa main, tout à fait éclairant, à partir d’une invitation que je lui ai adressée le 29 mars dernier. Merci à vous, M. Rakoto. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Arnaud Beltrame

Hommage au colonel Arnaud Beltrame. Photo : AFP.

 

« Mort du colonel Beltrame :

des enjeux pour l’après... »

par André Rakoto, le 5 avril 2018

La mort héroïque du colonel Arnaud Beltrame n’aura laissé personne indifférent. Pour la première fois depuis longtemps, ce n’est pas le nom d’un énième terroriste que tout le monde retiendra, mais celui d’un homme qui symbolise à lui seul ce que la France a de meilleur quand le pire survient.

« Le temps est venu de reconnaître la valeur des officiers

qui ne sont pas issus de la "voie royale",

en leur permettant enfin d’avoir des carrières

à la hauteur de leurs mérites. »

À ce titre, le président de la République a eu raison d’associer la mémoire du colonel Beltrame et celles des grands Résistants dans son discours d’hommage. Et, comme à l’époque, l’exemple ne vient pas forcément de là ou on l’attend. En effet, contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre dans les médias, le colonel Beltrame n’était pas Saint-Cyrien. Plus exactement, il n’était pas diplômé de la prestigieuse École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, mais de sa voisine à Coêtquidan, l’École Militaire Inter-Armes (EMIA). Cette dernière réunit sur concours les officiers issus de la réserve et du corps des sous-officiers, destinés à faire le même métier que les Saint-Cyriens, mais sans passer par la « voie royale ». Comme l’ont montré les médias, l’EMIA est totalement inconnue du grand public, au point d’être confondue avec Saint-Cyr et ceux qui se seraient en temps normal offusqués de cette confusion se sont tus compte tenu des circonstances. Dans un sincère hommage de soldat la semaine passée, le général (2s) Vincent Desportes, Saint-Cyrien, relevait qu’Arnaud Beltrame était sorti «  major de sa promotion à Coêtquidan  », sans aller jusqu’à préciser de quelle école, et qu’il était «  un officier brillant  ». Le colonel Beltrame était brillant, mais il n’aurait sans doute pas été promu au grade supérieur de son vivant du fait de son recrutement. C’est pourquoi le temps est venu de reconnaître la valeur des officiers issus du recrutement semi-direct en leur permettant enfin d’avoir des carrières à la hauteur de leurs mérites au service de la France. Plus de diversité à la tête de nos armées ne nuirait pas à leur efficacité.

« Ce n’est pas la "liberté d’expression" que Daech menace,

mais la France engagée avec ses armées sur les terres djihadistes. »

Par ailleurs, l’attaque d’un Super U dans une petite ville de province illustre une réalité que certains ont apparemment eu bien du mal à saisir depuis le déclenchement de cette vague d’attentats. C’est toute la France qui est ciblée et non les juifs, les journalistes, les militaires ou encore les policiers comme on l’a longtemps laissé croire, par bêtise ou par lâcheté. Il est frappant d’entendre des victimes du Bataclan témoigner de leur sidération au moment de l’attentat, persuadées jusqu’alors qu’elles ne risquaient rien puisqu’elles n’appartenaient pas aux catégories soi-disant visées. Oui, ce n’est pas la «  liberté d’expression  » que Daech menace, mais la France engagée avec ses armées sur les terres djihadistes, et aucun Français n’a jamais été à l’abri plus qu’un autre. On a beaucoup entendu parler de résilience, encore aurait-il fallu désigner la menace dans toute son ampleur pour s’y préparer. Les Français, dont on sous-estime apparemment la force morale, se sont tous retrouvés unis sous les trois couleurs pour honorer le colonel Beltrame. Faisons le vœu qu’à partir de maintenant ceux qui nous gouvernent s’adresseront aux français comme à un peuple patriote et responsable.

« Ce qui paraît incroyable, c’est que nous soyons capables

d’identifier un contexte insurrectionnel et y répondre avec

des mesures appropriées sur un théâtre d’opération extérieure,

mais pas dans les banlieues des grandes villes françaises... »

Enfin, devant le parcours du terroriste de Trèbes, on ne pourra s’empêcher d’observer que, selon un schéma bien connu, c’est une nouvelle fois un petit délinquant de banlieue fiché S qui est passé à l’acte. On ne s’attardera pas pour autant sur la notion de «  fiché S  ». Les victimes d’actes de terrorisme sont considérées comme des victimes civiles de guerre depuis la loi du 23 janvier 1990, mais la France n’est pas en guerre. Les «  fichés S  », dont on admet qu’ils sont trop nombreux pour être surveillés, ne sont donc pas des sympathisants ennemis mais des citoyens innocents et libres jusqu’à ce qu’ils commettent un acte répréhensible. Tout est dit. Ceci étant, une partie du problème se situe dans «  les quartiers populaires  », où la bascule entre petite délinquance et djihadisme est une réalité qu’on peut difficilement ignorer. Comme l’analysait avec justesse le colonel de gendarmerie Charles-Antoine Thomas dans la Revue politique et parlementaire d’avril 2017, nous faisons face à une dissidence criminelle qui constitue un formidable terreau pour la radicalisation. En d’autres termes, Daech recrute dans des zones dans lesquelles la population est en souffrance, l’État absent et des pouvoirs parallèles illégaux à la manœuvre. Or, selon la doctrine de l’OTAN, ces trois éléments forment les pré-requis à une situation insurrectionnelle*. Ce qui paraît incroyable, c’est que nous soyons capables d’identifier un contexte insurrectionnel et y répondre avec des mesures appropriées sur un théâtre d’opération extérieure, mais pas dans les banlieues des grandes villes françaises. En conséquence, la politique sécuritaire s’attaque uniquement aux délinquants, alors qu’une stratégie de contre-insurrection voudrait qu’on cible en priorité les populations... En attendant, combien de délinquants fichés S s’en prendront encore à des innocents  en dévoyant Allah ? Plus que jamais, c’est bien notre état d’esprit qu’il faut changer, avec courage et détermination, si nous voulons reprendre le contrôle de nos banlieues.

En mourant en héros pour sauver une otage, le colonel Beltrame a aussi sauvé notre dignité. Tâchons maintenant d’être à la hauteur de son sacrifice.

* Sur ce sujet, on pourra consulter le nouveau manuel de contre-insurrection de l’OTAN, dirigé par l’auteur, disponible en anglais sur cette page : https://pfp-consortium.org/index.php/pfpc-products/education-curricula/item/324-counterinsurgency-coin-reference-curriculum.

 

André Rakoto 2018

 

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2 avril 2018

« Faut-il désespérer… de vous revoir chanter un jour ? » Michel Sardou, La Dernière Danse, Hommage

Dans une dizaine de jours, il est prévu que Michel Sardou donne les deux derniers concerts de sa carrière (il les avait repoussés il y a peu, pour raison de santé). Une dernière danse ; après, si on en croit ses promesses en tout cas, ç’en sera fini de sa carrière de chanteur. Et quel chanteur ! Quelle carrière ! 53 ans de carrière, 100 millions de disques vendus. Deux interviews de biographes, deux articles ont déjà été consacrés à l’artiste et à l’homme, sur Paroles d’Actu : l’un avec Frédéric Quinonero (juin 2014), l’autre avec Bertrand Tessier (octobre 2015). Je raconte un peu, dans mon intro du premier article, mon histoire perso par rapport à l’artiste Sardou ; je ne le referai pas ici et invite ceux que ça intéresse à relire ce texte, et ces deux docs.

À partir du 4 avril, la nouvelle bio que Frédéric Quinonero consacre à Sardou, Michel Sardou : sur des airs populaires (City éditions) sera dispo dans toutes les bonnes librairies. Si vous lisez régulièrement ce blog, vous connaissez bien Frédéric, sa force de travail, sa grande capacité de synthèse, la qualité de sa plume, et l’heureuse bienveillance dont il fait montre dans ses ouvrages : je ne peux que vous inviter à aller découvrir ce livre, et suis prêt à parier que vous ne serez pas déçus.

Il y a quelques semaines, j’ai fait la connaissance, via internet, de Bastien Kossek, un garçon très sympa et très fan de Sardou qui, lui aussi, porte un projet d’ouvrage ambitieux sur le chanteur : ça s’appellera Regards, c’est en cours de développement, et ce sera suivi de près ! J’ai proposé à Frédéric et à Bastien de répondre à une interview croisée sur Sardou. Chacun a répondu aux questions de son côté, il ne sait pas ce que l’autre a répondu. Deux générations d’auteurs qui aiment Sardou et écrivent sur lui, ça se ressent, et c’est très intéressant.

Je suis heureux, également, d’avoir invité, comme guests surprises, deux amis fidèles, connus au temps où j’étais actif sur la très chaleureuse communauté de l’An Mil : son webmaster Gianni, alias Giros, et Dominique alias Lanatole, une des fans les plus actives. Deux personnes adorables qui ont accepté de m’écrire, chacun, un texte émouvant où il racontent leur histoire avec Sardou. Ils se sont également trituré les méninges, et à l’occasion crevé le coeur pour choisir, parmi le répertoire de leur idole, 15 chansons dont pas plus de la moitié de gros tubes, à ma demande. Histoire d’avoir, en fin d’article, une liste de chansons moins connues à proposer aux lecteurs qui le connaissent moins. Avec Frédéric et Bastien, ça fait quatre listes. Avec moi, ça fait cinq. Je me suis donc prêté au jeu moi aussi.

Mes chansons, donc. La colombe (1971). Danton (1972). Le France (1975). Je vous ai bien eusLa vallée des poupées, La vieille (1976). Je ne suis pas mort je dors (1979). La pluie de Jules César (1980). Le mauvais homme (1981) version live 2011. Il était là (1982). L’An MilVladimir Ilitch (1983). Vincent (1988). Putain de temps (1994). Rebelle (2010). Comment ça j’ai déjà atteint les 15 ? Je vais les mettre où, Un enfant et Le monde où tu vas ? Mais qui a posé cette règle à la c**... ? ;-) Une liste, très personnelle, comme chacune des cinq listes de cet article, parce que comme le dit Bastien Kossek, « il y a un Sardou pour chacun ». Je précise au passage que j’ai parsemé l’article de beaucoup, beaucoup de liens vers des chansons sur YouTube, pour que les lecteurs les découvrent.

Je demande aussi, parmi les questions posées, aux intervenants de sélectionner un objet ou une photo emblématique de Sardou, pour eux. J’ai pris cette photo, hier soir : ce 33T de l’album de 1976, pour moi de loin le meilleur de Sardou. Il appartenait à mon père. N’ayant pas de saphir pour le vieux tourne-disque (NB : dans la to do list), je n’ai pas écouté de vinyle depuis belle lurette. Mon père, donc, était ouvrier, et compagnon de route de la CGT sincèrement attaché aux valeurs portés d’amélioration des conditions de travail et de vie des plus laborieux. Je crois qu’il s’était éloigné de Sardou, en partie parce que le Sardou engagé, ça l’embêtait un peu, et que ça ne se limitait pas à la belle image du patron de la CGT l’embrassant sur les chantiers de Saint-Nazaire à l’époque du France. Il avait été un peu étonné de voir que j’aimais Sardou, mais m’avait proposé de me prendre un billet pour aller le voir une première fois, en 2005. J’avais pris deux billets, un pour moi, et un pour lui.

Un soir de juillet de cette année, direction le beau cadre du théâtre antique de Vienne (Isère). Très beau show, et un Sardou au top. Mon père, plus jeune que Sardou de quatre ans, me fait comprendre après le concert qu’il a apprécié ce moment. « Il a encore la forme, le père Sardou. Et tu as vu, quand il a chanté L’Aigle noir de Barbara, il a levé la main au ciel, vers la vierge (celle de la chapelle qui surplombe la scène). » Il avait aimé. Bien sûr, tout comme moi, il aimerait moins Allons danser, chanson sortie un an plus tard, un titre qui avait un côté « moralisateur dans le confort » assez déplaisant, et qu’on aurait cru écrit par François de Closets : « Parlons enfin des droits acquis, Alors que tout, tout passe ici bas, Il faudra bien qu’on en oublie, Sous peine de ne plus jamais avoir de droits ». Et cette ligne, qui sonne décidément bizarre dans une chanson : « Se prendre en charge, et pas charger l’État... ». Préférer, de loin, sur ce thème de la transmission bienveillante, Le monde où tu vas. Bref. Mon père n’est plus là aujourd’hui, mais je suis content d’avoir partagé cette soirée de juillet 2005 avec lui. Et de lui avoir redonné l’envie de s’intéresser à Sardou, dont il avait aussi un album live daté de 1971, et que j’ai toujours (le saphir, le saphir !). 

MS 1976

En janvier 2013, j’avais écrit des questions pour Michel Sardou (on ne sait jamais !) et les avais envoyées à un site officiel par je ne sais plus quel biais. Deux jours après je recevais ce mail, un de ceux qui m’auront le plus touché. « Je serais ravi de répondre à vos questions (...) mais, de grâce, n’en posez pas trop à la fois. Cela ressemblerait à un livre écrit à deux. De plus, je n’aime pas parler de moi. À la question des regrets, je n’en ai aucun. Ceux qui n’ont pas compris à l’époque ne comprendront pas plus demain. Pour le reste, j’ai suivi une route ; celle qu’il y avait devant moi. J’ai commencé à écrire très jeune, ce qui pourrait expliquer quelques maladresses, mais je ne m’excuse jamais. Sauf quand je suis impoli. L’avenir ? Je verrai bien. Ou mieux, je ne le verrai pas. Il est désormais derrière moi. Bien à vous, Michel. » Il n’y aura pas d’interview à la suite de cet échange, mais ce mail, venant de lui (quand même, LUI !) m’avait vraiment fait plaisir. L’avenir, on vous le souhaite radieux et chaleureux Michel. Merci à toi pour tout ce que tu as donné. Merci à vous tous, Dominique, Gianni, Bastien, Frédéric, pour vos contributions pour cet article exceptionnel. Hommage à un artiste authentiquement populaire. Une exclu Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Sardou Sur des airs populaires

Michel Sardou : sur des airs populaires, City éditions, 2018.

 

F. Quinonero : « Faut-il désespérer…

de vous revoir chanter un jour ? »

MICHEL SARDOU - LA DERNIÈRE DANSE - HOMMAGE

 

 

partie I : l’interview croisée

 

Frédéric Quinonero, Bastien Kossek bonsoir, et merci à vous deux d’avoir accepté de répondre à mes questions, pour Paroles d’Actu. Frédéric, les lecteurs du blog savent déjà qui tu es, ils connaissent tes écrits... Bastien, en ce qui te concerne, ce n’est pas encore le cas. Quelques mots sur toi, sur ton parcours ?

Bastien Kossek : Déjà une question difficile (sourire) ! Je suis incapable de trouver le mot qui résumerait mes activités. Si je faisais du pain, je dirais que je suis boulanger, et ça serait très simple (rires) ! Là, c’est un peu plus compliqué, à l’image de mon parcours, finalement. On peut dire que je suis un « touche-à-tout » principalement attiré par l’interview : un passeur de parole. Provoquer la rencontre, recueillir les témoignages, organiser une conversation, apprendre des choses, en comprendre d’autres : voilà ce qui me passionne en premier lieu. Au fond, c’est le sens de tous les jobs que j’ai faits jusqu’ici : une petite émission de télé sur Melody (« Rendez-vous avec… »), de la radio sur France Bleu, de longs entretiens pour le site internet du journal L’Équipe, l’animation des débats lors d’avant-premières dans les cinémas UGC, et l’écriture de documentaires pour une société de production audiovisuelle.

 

Votre actu à tous les deux est très colorée Sardou, et ça tombe plutôt bien, puisque c’est le fil conducteur de notre échange. Pour toi, Frédéric, il y a la sortie de ta dernière biographie, Michel Sardou, sur des airs populaires (City Éditions, avril 2018) ; quant à toi Bastien, c’est un projet de livre qui, petit à petit, prend forme. Quelle est, pour l’un et pour l’autre, l’importance de Michel Sardou dans votre univers musical, et peut-être dans votre vie ? Sans forcément en faire une « maladie », est-ce qu’on peut parler d’histoire d’amour, et si oui depuis quand existe-t-elle ?

 

F. Quinonero : « Je chantais Les Bals populaires debout

sur la table à la fin des repas de famille ! »

 

Frédéric Quinonero : J’ai eu une culture musicale très populaire. Et Michel Sardou a fait partie de ces chanteurs que j’entendais dans le transistor, à la télé chez Guy Lux ou les Carpentier. Ses chansons étaient reprises dans les bals pendant les fêtes de village. Ce sont ces souvenirs-là qui me viennent quand je pense à lui. Je l’ai connu avec Les Bals populaires (d’où le titre de mon livre, qui m’est venu spontanément), que je chantais debout sur la table à la fin des repas de famille, et il a accompagné toute ma vie depuis mon enfance, avec Johnny, Sylvie, Sheila, Dassin, Fugain, toute cette génération-là. Je me souviens de La Maladie d’amour que le type des autos tamponneuses de la fête foraine d’Anduze passait sans arrêt pendant l’été 73, puis de mes premiers flirts sur Je vais t’aimer et Dix ans plus tôt. Puis Je vole, le bien-nommé, que j’avais piqué à Montlaur, et l’album « Verdun » (1979) qu’on écoutait en boucle avec mon ami Bruno et ses potes dans les rues de Lyon… Mes madeleines à moi.

 

Bastien Kossek : (rires) Pour ma part, elle court, elle court… depuis le milieu des années 2000 ! Il faut savoir que ma maman – mais aussi ma grand-mère, mes tantes… – ont toujours adoré Sardou. C’est un peu une maladie familiale, un virus qui se transmet ! Ma mère, c’est une grande admiratrice ! Quand elle était ado, elle a fait partie de son Fan Club – seulement un an, par manque de moyens – et sa chambre était tapissée de posters de Michel. Enfant, j’ai été bercé par ses chansons, et je crois même que j’ai appris à lire avec les livrets qui se trouvaient à l’intérieur de ses albums. Des photos en témoignent (sourire) ! Après, j’ai connu une période – comme tout le monde, j’imagine – durant laquelle j’ai voulu me différencier, ne pas écouter la même chose que mes aînés. Alors, dans la voiture, pour ne pas entendre Sardou, j’écoutais des groupes de rock, le volume des écouteurs à fond ! Et puis, petit à petit, je suis revenu dans le droit chemin (rires). D’abord avec l’album « Du plaisir » (2004), qui était très moderne dans ses sonorités et, définitivement, grâce à « Hors Format  » (deux ans plus tard, en 2006), qui est une merveille, que ce soit dans l’écriture, le choix des thèmes, les ambiances. Depuis, Sardou ne m’a plus quitté, et il a même pris une place assez centrale dans ma vie…

 

Parlez-nous, l’un et l’autre, de votre démarche pour vos ouvrages respectifs, s’agissant de leur construction mais aussi, en particulier, les prises de contact, les témoignages recueillis... Je crois que le tien, Bastien, sera largement composé de témoignages inédits. Quant à toi Frédéric, je sais que cette bio a été autorisée par l’intéressé après avoir été validée par son épouse Anne-Marie. En quoi diffère-t-elle de Vox Populi, le premier ouvrage que tu avais consacré à Sardou en 2013 ?

 

Frédéric Quinonero : J’ai repris la trame de Vox Populi, un compromis entre la biographie chronologique et les thématiques des chansons de Michel. J’ai tout revu, relu, modifié, amélioré, actualisé. Je ne sais pas relire un texte de moi sans le corriger phrase après phrase. Alors, cinq ans après, tu penses !... Vox Populi était très illustré, et le texte se perdait un peu parmi toutes ces belles images. J’avais envie qu’il soit mis en valeur, qu’il se suffise à lui-même. C’est le cas ici. Ensuite, Cynthia (la fille de Michel Sardou, qui est également écrivain, ndlr) et Anne-Marie Sardou l’ont relu et approuvé. Puis, Vline Buggy (auteure de Les Bals populaires, Et mourir de plaisir et J’habite en France, ndlr) m’a écrit une belle préface. C’était le moment ou jamais de le sortir, puisque se tourne la page musicale de la carrière de Michel.

 

B. Kossek : « Quand il a annoncé qu’il arrêtait

sa carrière de chanteur, j’ai ressenti comme une forme

d’urgence : c’était maintenant ou jamais. »

 

Bastien Kossek : En tant que fan, puisque c’est comme ça que me considère avant tout, j’avais envie de quelque chose de neuf. J’ai trop souvent été frustré par des interviews répétitives, des reportages convenus, etc. Ça faisait longtemps que j’avais envie de proposer autre chose, mais je me freinais. Je ne connaissais, ni Sardou, ni son entourage, et je ne savais pas comment y accéder. J’avais l’impression d’être au pied d’une montagne. Et puis, je ne me sentais pas vraiment légitime. C’est une envie profonde que j’avais, mais je repoussais un peu le truc. Quand il a annoncé qu’il arrêtait sa carrière de chanteur, j’ai ressenti comme une forme d’urgence : c’était maintenant ou jamais. J’ai beaucoup réfléchi, me suis posé pas mal de questions. Que suis-je capable de faire ? Que pourrais-je apporter de nouveau ? Qu’est-il envisageable de proposer ? Je savais pertinemment que Michel ne s’impliquerait pas directement dans ce projet. Même si c’est une idée qui me séduisait, j’avais conscience qu’un livre d’entretiens – avec lui – n’était pas réalisable. Alors, j’ai imaginé un recueil autour du thème du regard, afin que des personnes très différentes, qui l’ont côtoyé dans des circonstances diverses, me racontent « leur » Michel Sardou.

 

Regards

Regards, de Bastien Kossek. Visuel temporaire.

 

Ce printemps 2018, c’est la date qui a été choisie par Michel Sardou pour tirer sa révérence, et quitter la scène musicale (disques et concerts), après une ultime tournée (ses deux derniers concerts, prévus pour la fin mars, ont été repoussés à la mi-avril pour raisons médicales). Il ne quitterait pas le monde du spectacle mais irait un peu plus encore vers le théâtre. Déjà, est-ce que vous y croyez, à un retrait définitif du monde de la chanson ? Et quel regard portez-vous, à la fois sur cette dernière période, et bien sûr sur sa carrière, qui se sera donc étendue sur cinq décennies ?

(restera-t-il encore ?)

Bastien Kossek : Ce n’est pas la première fois que Sardou annonce qu’il arrête la chanson, ou plutôt qu’il planifie une fin de carrière musicale à court ou moyen terme. Quand il avait une trentaine d’années, déjà, il l’évoquait ! Il était définitif, disait : « Dans cinq ans, j’arrête la chanson ! » Simplement, c’est beaucoup plus facile d’annoncer ça quand on est jeune et en pleine possession de ses moyens, qu’aujourd’hui. À l’âge qui est le sien, je pense que c’est une décision sans retour possible. Une décision qui, au fond, ne doit pas le laisser insensible. Je pense qu’il n’arrête pas le cœur léger : il le fait parce que c’est un homme digne, relativement lucide. Je dis relativement, parce que d’un côté, il a conscience que ses capacités vont baisser avec le temps, et que certaines chansons – Je vais t’aimer, pour prendre l’une des plus emblématiques – ne sont plus adaptées à sa voix, ni à l’homme qu’il est. D’un autre côté, je pense qu’il aurait pu – j’aimerais écrire, qu’il peut – faire évoluer sa carrière, piocher dans d’autres titres de son imposant répertoire, aller vers plus de dépouillement, de simplicité, de proximité. Il y a eu des fins de carrières magnifiques ! Prenez – dans un autre style – Johnny Cash, que Sardou adore, et qui a su se réinventer dans les dernières années…

 

F. Quinonero : « Je crois sincèrement que son souhait le plus cher

est de terminer sa carrière au théâtre. Comme son père. »

 

Frédéric Quinonero : Il a vraiment décidé d’arrêter la chanson. C’est une décision qui couvait depuis quelques années. Je crois qu’il est allé au bout de ses envies et de ses possibilités. Sa tessiture vocale s’est réduite avec le temps, et il a conscience que Sardou qui chante Le France ou J’accuse avec une octave en moins dans la voix ce n’est plus Sardou  ! Il y a aussi une question d’endurance : il faut avoir la santé pour chanter de ville en ville… La scène c’est donc fini. Alors, peut-être, si l’inspiration revient, on aura droit à un nouveau disque… Mais je crois sincèrement que son souhait le plus cher est de terminer sa carrière au théâtre. Comme son père.

 

Sardou a traversé plusieurs époques, il s’est essayé à différents styles. Le chanteur a évolué, l’homme a mûri. Est-ce qu’il y a une époque, un Michel Sardou que vous, vous préférez ? Un album que vous mettriez en avant ?

 

Frédéric Quinonero : Sans hésitation, et malgré les polémiques qu’il a suscitées à ce moment-là, les années 1970. Mon côté nostalgique me renvoie à l’album « J’habite en France  », le premier qu’on m’a acheté quand j’étais môme. Mais mon préféré, si j’en juge d’après le nombre de plages que j’apprécie, est « Verdun » (1979). Outre les souvenirs personnels que m’évoque l’écoute de ce disque, je ne me suis jamais lassé de titres comme Je n’suis pas mort, je dors, L’Anatole, Carcassonne ou Verdun. Du grand Sardou !

 

Hors Format

L’album « Hors Format » (AZ-Universal, 2006), choix de B. Kossek.

 

Bastien Kossek : Je vais te faire une réponse de Normand, parce que l’homme, je l’aime à toutes les périodes (sourire) ! Je découperais sa carrière en trois périodes distinctes. D’abord, il a été un mec fougueux, d’une totale clarté dans ses sentiments comme dans ses intentions, parfois maladroit, et profondément épicurien. Ensuite, à partir des années quatre-vingt, j’ai l’impression qu’il a évolué, tendant vers plus de retenue, de pondération. Il a alors acquis une véritable stature, et il était très brillant dans chacune de ses prises de parole. Enfin, une dernière période – depuis dix ans, peut-être – qui semble condenser les deux précédentes, à ceci près qu’il n’a plus rien à prouver – tout en restant professionnel – et qu’il fait désormais ce qu’il a envie.

 

Quant à l’album, ce serait « Hors Format », forcément ! Pour moi, c’est la quintessence de ce qu’a proposé Sardou : c’est varié, puissant, audacieux. Il y a des grandes fresques qui ont fait sa légende (Beethoven), des chansons populaires dans la lignée de ses plus grands tubes (Valentine Day), des titres extrêmement forts émotionnellement (Les yeux de mon père, Nuit de satin), des thèmes de société qui visent juste (Les villes hostiles), et des morceaux d’une noirceur insoupçonnée dans son répertoire (On est planté, Je ne suis pas ce que je suis). Je crois que cet album est le plus personnel et le plus créatif qu’il ait réalisé. En te répondant, je m’aperçois que je mets de côté Jacques Revaux, à qui je voue pourtant une admiration sans bornes, et sans qui Sardou n’aurait sans doute pas accompli la même carrière. Un crève-cœur de te répondre, donc !

 

Sardou a su s’entourer, à son meilleur, des auteurs et des compositeurs les plus talentueux de leur époque. Mais on remarque aussi, dans les crédits de ses albums, que souvent, il apparaît parmi les auteurs - moins en tant que compositeur. Finalement, dans quelle mesure a-t-il effectivement « écrit » (et non pas simplement « retouché ») certaines de ses chansons ? Combien en a-t-il écrites en propre ? Frédéric, peut-être ?

 

Bastien Kossek : Je laisse donc Frédéric te répondre, tout en précisant que pour mon livre, j’ai interrogé trois des co-auteurs majeurs de Sardou. Ce qu’ils disent de lui – en tant qu’auteur – est aussi passionnant qu’instructif…

 

F. Quinonero : « À la grande époque, lors de sa collaboration

avec Pierre Delanoë, Sardou édulcorait le côté "engagé à droite"

de son partenaire par son penchant romanesque... »

 

Frédéric Quinonero : Entre 80 et 90 chansons sont créditées à son nom seul en tant que parolier. J’ai compté neuf titres qu’il a entièrement écrits, paroles et musique : J’y crois, L’Anatole, Verdun, Les Noces de mon père, Mélodie pour Élodie, 55 jours, 55 nuits, La Chanson d’Eddy, Tout le monde est star, La vie, la mort, etc... Difficile ensuite d’estimer sa part réelle de créativité (d’autant qu’elle varie selon l’inspiration) dans les collaborations avec Delanoë, Dessca, Billon, Dabadie, Barbelivien, Vline Buggy et les autres. Il a souvent dit que Vline Buggy – et elle le confirme dans la préface qu’elle m’a écrit – lui avait appris à aller à l’essentiel dans l’écriture, à se débarrasser de la mauvaise poésie qui parasitait ses premiers textes, à l’époque Barclay. Jacques Revaux prétend que Sardou intervenait toujours sur l’écriture d’une chanson, à pourcentages variables, et même si ce n’était qu’un apport minime il apportait la touche finale, ce qui faisait que la chanson allait marcher, le truc en plus, la cerise sur le gâteau. On peut s’aventurer à dire aussi qu’à la grande époque, lorsqu’il travaillait en complicité avec Pierre Delanoë, l’un (Delanoë) y allait franco dans le côté «  engagé à droite  », que Sardou édulcorait par son penchant romanesque… Ce fut le cas notamment dans Vladimir Ilitch : Delanoë a versé dans le pamphlet anticommuniste, tandis que Sardou s’est laissé porter par le souffle épique de l’histoire.

 

Michel Sardou traîne depuis les années 70 et les chansons les plus polémiques (Je suis pour, qu’il dit avoir été maladroite ; Le Temps des colonies, dont il déplore qu’elle soit lue au premier degré ; on peut aussi citer dans les années 80 et 90 les titres engagés Vladimir Ilitch, Le Bac G, et plus tard la dispensable Allons danser) une image d’ « homme de droite », largement amplifiée par des prises de position, sur le plan politique notamment. Alors, cette image, réalité ou, comme souvent avec lui, pas « noir ou blanc mais d’un gris différent » ?

 

Bastien Kossek : Le truc, c’est que ce sont les chansons que tu cites qui ont été mises en avant. Si, en début de carrière, Sardou avait rencontré le succès avec des titres comme Danton, God save, ou Zombie Dupont, peut-être qu’on lui aurait apposé l’étiquette du chanteur de « gauche ». Bon, je reconnais qu’avec ces trois chansons, les chances de succès étaient minces (rires) ! Personnellement, le positionnement politique des titres de Sardou, c’est un débat qui ne m’a jamais vraiment intéressé. C’est réducteur, et un peu vain…

 

F. Quinonero : « Par tradition familiale, en souvenir de Fernand

qui se levait quand De Gaulle parlait dans le poste,

Sardou s’est longtemps dit gaulliste... Aujourd’hui,

il ne croit plus en l’homme providentiel. »

 

Frédéric Quinonero : Il est plutôt de droite, oui. Et ne peut concevoir l’idéal de gauche, communautaire et égalitaire. Cela ne fait pas partie de son éducation. Même s’il n’est pas contre les tendances redistributives que l’on trouve le plus souvent à gauche. Par tradition familiale, en souvenir de Fernand qui se levait quand De Gaulle parlait dans le poste, Sardou s’est longtemps dit gaulliste. Mais on ne sait plus trop ce que ça veut dire, être gaulliste, aujourd’hui. Comme beaucoup de Français, la vérité ne vient jamais d’où il l’attend. Et il ne croit plus en l’homme providentiel. Aux dernières élections, il a trouvé en Macron un bon compromis. Ni de droite, ni de gauche. Mais on peut espérer que ses espoirs seront encore déçus. (Rires)

 

Est-ce que dans votre vie, l’un et l’autre, vous avez été « gênés » parfois d’aimer Sardou, par rapport à vos proches, vos amis, etc ? Par rapport à l’image qu’il  dégagerait, à ses prises de position, etc. C’est « dur » parfois d’assumer qu’on aime Sardou, franchement ?

 

Frédéric Quinonero : Je vais reprendre ce que je te disais dans une précédente interview. Adolescent, quelques chansons m’ont marqué, mais le personnage me dérangeait. Comme je baignais dans un milieu de gauche, on ne tolérait pas autour de moi qu’un chanteur use de sa notoriété pour se prononcer en faveur de la peine de mort, à un moment crucial où l’opinion publique réclamait à cor et à cri la tête d’un homme – finalement, cet homme fut emprisonné, puis un autre, inculpé dans une autre affaire et dont la culpabilité demeure discutable, fut guillotiné. En réalité, je répétais ce que l’on disait autour de moi, car j’étais très jeune. Pas tant dans ma famille, car mon père adorait Sardou, que dans mon cercle d’amis et celui de ma sœur, plus âgée que moi. À la radio ou dans les fêtes de village, j’aimais entendre Je vais t’aimer ou Le France, alors que je m’interdisais d’acheter les disques. Même J’accuse, j’aimais bien ! Notamment son intro pompière… Mais au lycée, je ne m’en vantais pas.

 

B. Kossek : « Plus le mec en face de moi se montre méprisant

au sujet de ma passion pour Sardou, plus j’en rajoute.

Je vais même te dire : j’adore ça ! »

 

Bastien Kossek : J’ai vite compris qu’aimer Sardou était perçu de manière très particulière, mais je n’ai jamais été gêné. Au contraire, plus le mec en face de moi se montre méprisant à ce sujet, plus j’en rajoute. Je vais même te dire : j’adore ça ! Je me rappelle qu’au lycée, au-delà des idées préconçues que j’entendais sur l’artiste que j’admirais un mec m’avait lancé : « Mais il est vieux, ton Sardou ! Quand il va mourir, tu vas pas être bien ! » Alors, pour être aussi con que lui, j’avais répondu : « C’est sûr que ça me fera plus de peine que quand ça sera ton tour ! » C’était pas hyper malin, mais je le pensais profondément (rires). Quant à mes amis, je crois qu’ils apprécient tous Sardou ! Faut dire que je ne leur ai pas laissé le choix (rires). Plus sérieusement, je pense qu’il y a un Sardou pour chacun, que tout le monde – dans la variété de son répertoire – peut trouver de quoi être concerné, ému, enthousiasmé. Mon meilleur ami est un grand fan de rap, mais quand je fouille dans sa playlist Deezer, je trouve toujours quelques titres de Sardou…

 

Sardou proclame souvent qu’il « n’est pas l’homme de ses chansons », sous-entendu, sauf dans de rares cas, il ne raconte pas sa vie mais se met dans la peau de personnages. Est-ce pour cette raison qu’on a tant de mal à cerner l’homme derrière le personnage parfois ? En tout cas, il se démarque ici d’autres artistes, qui vont plus volontiers vers des chansons personnelles. Est-ce que cette espèce de détachement vis-à-vis de ce qu’il chante a des conséquences sur la manière dont on perçoit l’homme (une image un peu froide qui pour certains peut encore lui coller à la peau), et dont ses chansons sont reçues par le public (puisqu’elles ne racontent pas sa vie, on peut s’identifier plus facilement à elles) ?

 

« Je n’sais pas faire le premier pas, 

Mais vous savez déjà tout ça.

Je n’suis pas l’homme

De mes chansons, voilà. »

Salut, 1997.

 

Bastien Kossek : Je pense que Michel Sardou aime brouiller les pistes, rebattre les cartes. En tant qu’auteur, je crois que c’était une réelle volonté tout au long de sa carrière. Sans doute ne souhaitait-il pas livre du prêt-à-penser, avec des chansons trop typées, trop datées ou trop précises, préférant ainsi laisser de l’espace à l’auditeur. Il a toujours voulu que le public soit, en quelque sorte, le co-auteur des chansons…

 

Frédéric Quinonero : Il a construit son image et sa notoriété sur l’art de la provocation. Mais s’il est évident que pour certaines chansons à polémique, comme Les Villes de solitude ou Le Temps des colonies, il campe un personnage, cela l’est moins pour d’autres où la différence entre l’artiste et ses personnages est ténue – je pense en particulier à Je veux l’épouser pour un soir qui, curieusement, n’a pas suscité de controverse à sa sortie. Mais c’est vrai qu’il affichait souvent au gré de ses «  incarnations  » un visage plutôt grave, fermé, le rictus rageur, le poing serré, l’allure guerrière. Dans Je vais t’aimer, qui était une chanson d’amour, mais pas le genre sentimental, plutôt le truc hyper sexué, il incarnait le mâle dans sa virilité plénière – ce qui avait pas mal révulsé les féministes. C’est une image dont il a eu beaucoup de mal à se défaire. Pour beaucoup, il est le type qui sourit quand il se brûle !

 

Est-ce qu’avec la fin de la carrière d’un Sardou, on n’assiste pas un peu à la disparition des artistes transgénérationnels, capables de parler massivement aux « cheveux blonds » comme « aux cheveux gris » en même temps ? Et Sardou a-t-il vraiment été de ceux-là d’ailleurs ? Je précise ma question : quand les jeunes aimaient Sardou dans les années 70, est-ce que les « vieux » faisaient eux aussi déjà partie de son public ?

 

Bastien Kossek : Je crois qu’il a toujours été transgénérationnel, en effet…

 

F. Quinonero : « Sardou, avec sa cravate et ses costards

trois pièces des débuts, faisait plutôt garçon de bonne famille

qui plaisait aux enfants, tout en rassurant les parents. »

 

Frédéric Quinonero : C’est La Maladie d’amour, justement, qui a installé définitivement Michel Sardou dans la spirale du succès et lui a permis de gagner la fidélité d’un public, le plus large qui soit, « de sept à soixante-dix-sept ans ». Mais je ne l’ai jamais perçu comme le chanteur d’une génération, ainsi que l’a été Johnny, par exemple. Sardou, avec sa cravate et ses costards trois pièces des débuts, faisait plutôt garçon de bonne famille qui plaisait aux enfants, tout en rassurant les parents. Cette popularité-là, il l’a gardée. Aujourd’hui, moi qui fais partie des «  cheveux gris  », je partage avec les «  cheveux blonds  » un intérêt assez vif pour certains chanteurs qui remettent au goût du jour la chanson française traditionnelle. Je pense à Gauvain Sers ou Vianney.

 

Lors d’interviews que vous m’aviez accordée, toi Frédéric, tu me disais que Sardou avait « traduit en chansons l’âme d’un peuple ». Un peu plus tard, Bertrand Tessier, également biographe du chanteur, m’avait confié penser que Sardou n’avait « pas son pareil pour capter l’air du temps ». Quel est ton avis sur la question, Bastien ? Sardou, quelle marque, quelle trace ?

Bastien Kossek : Je trouve que ce sont des « punchlines » très efficaces, et très justes.

 

Donnez-moi, tous les deux, après y avoir bien réfléchi, une liste de 15 chansons de Sardou, celles que vous garderiez s’il vous fallait faire un choix sacrificiel. En essayant de ne pas inclure à la liste plus de la moitié de grands succès, histoire de faire découvrir des perles méconnues à nos lecteurs ?

 

Frédéric Quinonero :

- Je vole ;

- Le France ;

- Restera-t-il encore

- Je vous ai bien eus ;

- Je vais t’aimer ;

- Verdun ;

- Je viens du sud ;

- Si j’étais ;

- Vladimir Ilitch ;

- Io Domenico ;

- Musulmanes ;

- L’acteur ;

- Le bac G ;

- Qu’est-ce que j’aurais fait, moi ? ;

- S’enfuir et après.

 

Bastien Kossek : Voici ma liste ! J’ai fait ça très sérieusement, presque méthodiquement… Mais si tu me demandes de refaire le même exercice dans une semaine, tu peux être sûr que la moitié des chansons aura changé (rires) !

- Madame je (il avait vingt ans et, déjà, quel auteur !) ;

- La vallée des poupées ;

- La vieille ;

- Le prix d’un homme ;

- Dossier D ;

- Le verre vide ;

- Rouge ;

- Délivrance ;

- Les routes de Rome ;

- Elle en aura besoin plus tard ;

- Le grand réveil ;

- La chanson d’Eddy ;

- Les yeux de mon père ;

- Valentine Day ;

- J’aimerais savoir.

 

Une photo perso, de concert ou d’un objet fétiche, que vous rattachez à Sardou ?

 

Frédéric Quinonero : Je ne suis pas trop fétichiste. Mais je suis très attaché aux choses de l’enfance. Et les objets qui concernent Sardou sont forcément des disques, les premiers qu’on m’a offerts : le 33 tours vinyle de « J’habite en France » ou encore le single de «  Je t’aime, je t’aime  ».

 

J'habite en France 

 

Sardou, en trois adjectifs ?

 

B. Kossek : « Populaire. Irréductible. Imprévisible. »

F. Quinonero : « Bougon. Sincère. Populaire. »

 

Si vous pouviez lui adresser un message, ou lui poser une question là, à l’occasion de cette interview (imaginons qu’il nous lise), ce serait quoi ?

 

Bastien Kossek : Accepteriez-vous de rédiger ma préface (rires) ?

 

Frédéric Quinonero : Ma question est : faut-il désespérer… de vous revoir chanter un jour ?

 

Vos projets pour la suite ?

 

Bastien Kossek : Acheter les droits d’une pièce de théâtre majeure, et la proposer à Michel Sardou (rires) !

 

Frédéric Quinonero : Continuer.

 

Un dernier mot ?

 

Bastien Kossek : Merci Nicolas pour cet entretien fouillé ! Pour une fois, je suis de l’autre côté, puisque c’est moi qui réponds aux questions… et je dois avouer que c’est difficile ! Maintenant, j’ai hâte de découvrir les réponses de Frédéric, lui souhaitant – au passage – un énorme succès pour sa biographie consacrée au chanteur qui nous a réunis durant cette interview !

 

Frédéric Quinonero : Salut.

 

Frédéric Quinonero

Frédéric Quinonero. Q. : 25/03/18 ; R. : 27/03/18.

 

Bastien Kossek

Bastien Kossek. Q. : 25/03/18 ; R. : 30/03/18.

 

partie II : parce que c’était lui, parce que c’était moi... (ou le choix du fan)

 

Dominique, alias Lanatole

29/03/18

 

Introduction : Pourquoi Michel ?

 

Episode 1 :

« Michel, mon premier amour d’adolescente... »

J’avais quoi ? 13/14 ans, et cet été-là, sur toutes les ondes et à longueur de journée, on entendait cette « bombe atomique » : La Maladie d’amour ! Alors, pour cette toute jeune adolescente que j’étais, il était impossible que je ne tombe pas amoureuse pour la première fois de ma vie ! Ce fut pour Michel ! Une maladie incurable puisqu’encore aujourd’hui, presque sexagénaire, je suis encore, voire même plus qu’auparavant, admirative de cet artiste !

 

Episode 2 :

Eté 77 : la rencontre avec celui qui allait devenir l’homme de ma vie, le père de mes enfants... On s’est rencontrés tout simplement dans un bal populaire, il a proposé de me ramener chez moi et ô surprise une cassette tournait, qu’il avait mise en fond sonore, c’était l’album « J’habite en France » ! Et de cet album là, je ne connaissais que les titres phares, Petit, Les Ricains, Les Bals populaires et bien sur la chanson éponyme… et lorque j’ai entendu cette voix sur des chansons inconnues pour moi, j’avoue que le jeune homme que je venais de rencontrer prit une importance pour le restant de ma vie, que je ne soupçonnais pas alors.

 

Episode 3 :

Mars 2005 : je n’avais jamais vu Michel en concert jusqu’à ce jour de Saint Casimir (hormis un concert en 2002 à la maison des Sports de Clermont-Ferrand, mais j’étais très mal placée et donc ce ne fut pas un souvenir impérissable). Ce jour-là, grâce à internet, grâce à l’An Mil et à son webmaster Giros, je rencontrais des fans aussi frappés que moi ! Pour la première fois de ma vie j’allais partager cette passion qui m’anime depuis 1973 et qui est indéfectible, avec d’autres !

Le concert : premier rang, plein centre. Je n’ai vu que LUI, rien d’autre : pas de jeux de lumière, pas de musiciens, pas de choristes. Juste MON Michel… énorme émotion jusqu’aux larmes sur L’Aigle noir, qu’il interprète de manière magistrale...

J’avais préparé un papier sur lequel j’avais écrit en gros : MICHEL JE T’AIME, telle une ado ! Je le lui ai montré, il m’a fait un signe de la main, un clin d’oeil et voilà comment il a fini de m’achever dans cet amour éternel.

 

Episode 4 :

Tournée 2007 : elle m’a emmenée au quatre coins de France, et même jusqu’en Belgique, au Forest National. Je me suis regorgée de Michel, comme si toutes ces décennies de frustration me poussaient à le voir, encore et encore ! J’ai dû faire 16 ou 17 dates. Ce fut épique, inoubliable, excitant, passionnant et je ne le regrette pas, car ça m’a permis aussi de rencontrer des humains formidables dont, certains font partie aujourd’hui de mes amis intimes, et rien que pour ça je ne peux qu’aimer davantage Michel !

 

Epilogue :

2017/2018 : ce qui sera probablement sa « Dernière Danse », comme il nous l’a annoncé.

« J’ai savouré chaque concert de cette dernière tournée,

pour cela reste gravé à jamais dans ma mémoire intime… »

Je suis donc allée le voir 9 fois pour cet ultime opus et j’ai essayé de savourer chaque instant. Sa voix est encore au top, toujours frissonnante, chaleureuse (lorsqu’il n’a pas de laryngite bien sûr !) ; sa démarche n’est plus très assurée (douleurs au dos ?) mais son amour pour nous, le public, il ne fait que nous le chanter, nous le dire, nous le répéter ; je l’ai trouvé en communion totale avec nous. J’ai savouré chaque concert, pour cela reste gravé à jamais dans ma mémoire intime… bien consciente que je vivais mes derniers concerts avec lui, mais bienheureuse qu’il nous offre cette Dernière Danse. Sur mes deux derniers à Dijon, j’ai bien évidemment pleuré avec tous ceux qui étaient devant, c’était vraiment très, très émouvant ! Lorsque le rideau se ferme sur Michel à la fin, qu’il disparaît, on sait alors, qu’on ne reverra plus notre chanteur, en chantant...

Je ne suis pas triste qu’il arrête la chanson, il a sûrement raison de s’arrêter au sommet de son art. Je suis heureuse d’avoir pu vivre toutes ces heures de concerts à fond. Il va nous manquer, même si on le retrouvera sans doute sur les planches d’un théâtre ici ou là. Mais on a la chance qu’il soit encore vivant !

 

Lana MS

« Ma photo préférée de tous les temps »

 

Pourquoi j’aime Sardou ?

  • parce que sa voix, en premier lieu ;

  • parce que sa culture (histoire, littérature...) ;

  • parce que son intelligence ;

  • parce que ses textes profonds ;

  • parce que son romantisme (et oui !) ;

  • parce que ses grandes chansons, qui resteront à la postérité ;

  • parce que ses musiques variées (il a su s’entourer des meilleurs compositeurs) ;

  • parce qu’il a suivi sa ligne de conduite avec ses contradictions (ou évolutions) assumées ;

  • parce que son professionnalisme, son perfectionnisme ;

  • parce que sa sensibilité ;

  • parce qu’il est un homme libre (comme il le martèle sur sa dernière tournée) ;

  • parce que son humour décapant, provocateur parfois ;

  • parce que son autodérision ;

  • parce que l’homme ;

  • parce que c’était lui…

 

Mon choix de 15 chansons (torture mentale)

Lana

 

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Gianni Rosetti, alias Giros

Créateur et webmaster du très beau site An Mil / Sardou.ch.

30/03/18

« Ça fait déjà longtemps qu’on se connaît... »

 

Cela fait maintenant 35 ans qu’on se connaît.

Et il est entré dans ma vie par le plus grand des hasards...

J’ai 47 ans aujourd’hui, donc à l’époque je devais avoir une douzaine d’années, c’est dire le parcours effectué avec Michel, jusqu’à aujourd’hui.

Moi qui était passionné de cinéma et de séries TV, la musique ne m’intéressait pas vraiment. Cette époque de ma vie a été marquée par le divorce de mes parents, je n’allais pas très fort... cela m’a profondément marqué. Mon père est parti, je ne l’ai que très peu revu. La blessure était immense, elle l’est encore aujourd’hui ; on ne s’est jamais rapprochés.

Je ne sais pas grand chose de lui... On ne s’est revus que peu de fois durant toutes ces années. Je me souviens d’une fois où j’avais été chez lui. J’y avais aperçu des 45 tours de Michel. Peut-être l’aimait-t-il aussi, je n’en sais rien...

« Ce soir-là, il m’a touché au plus profond de moi-même. »

Bref j’étais un gamin pas très heureux, avec peu d’amis. Un soir, alors qu’on était chez des amis, ma mère discutait à la cuisine, et moi j’étais seul au salon regardant la télé. Je zappe sur une émission de variétés et là, Michel apparaît. Il chante... je ne me souviens plus de quelles chansons exactement. Seigneur, cette voix m’a bouleversé, elle m’a profondément touché... Il se passait quelque chose en moi, une émotion terrible. Cet homme avec ce regard si sévère (comme on le disait de lui...). Moi, j’y ai vu une grande tendresse, dans son regard. Comme avait dit Yves Montant, « il a le regard sévère, mais l’œil tendre ». Ce soir-là, il m’a touché au plus profond de moi-même.

Et ce soir-là, il m’a sans doute sauvé la vie. Cette rencontre a été une des plus belles de ma vie, une lumière est apparue, l’espoir... Cette passion naissante pour cet artiste a été salvatrice pour moi, et là tout a commencé : une très belle histoire, qui dure encore jusqu’à aujourd’hui. On ne s’est plus jamais quittés et on ne se quittera jamais. Michel et moi, c’est pour la vie.

Dès le lendemain donc, je tannais ma mère pour qu’elle m’achète un des ses albums. Il fallait absolument que j’écoute cette voix, ce timbre si particulier, qui avait réussi a atteindre mon cœur, les tréfonds de mon âme. J’insistais tellement, qu’elle est venue avec une K7 de Michel, « Chanteur de jazz », et là une chanson me plait énormément : Voyageur immobile. C’est avec elle que tout a commencé, et c’est avec elle que tout s’achèvera...

Cette incroyable aventure venait de commencer, Michel faisait désormais partie de ma vie ; il allait devenir très important pour moi, il serait là dans les bons comme dans les mauvais moments. Grâce à lui, j’ai remonté la pente. Ce fut la course aux chansons. Il me fallait toutes les connaître. Lorsque j’ai commencé à travailler, quelques années après, je faisais le tour des magasins pour trouver des K7 de Michel avec des chansons que je n’avais pas. Le bonheur ultime, quand je découvrais ce titre que je ne connaissais pas. Magique !

Puis l’instant tant attendu, l’heure du premier concert. Michel sera à Lausanne, j’en tremble encore de bonheur... le voir pour de vrai, là devant moi... Comme le dit le grand Jacques Revaux, dans un concert de Michel on en reçoit plein la figure, et pas qu’une fois mais pendant 25 chansons... Il était là... et c’était tellement émouvant, cette homme avec cette voix venue d’ailleurs, son regard plein de tendresse, et cette communion avec son public... Une soirée de rêve, gravée à jamais dans ma mémoire.

« Il a sans aucun doute remplacé un peu mon père,

qui m’a tant manqué, et qui a toujours été absent. »

Depuis je n’ai jamais cessé de la suivre : concerts, émissions, théâtre... et comme le disait ma mère, « regarde, il y a ton père qui passe à la télé... » (Rires) Oui c’était vraiment très fort, ce lien qui nous unissait, et ça l’est toujours resté. Il a sans aucun doute remplacé un peu mon père, qui m’a tant manqué, et qui a toujours été absent.

Si Michel pouvait se douter du poids important qu’il a eu dans ma vie... il m’a redonné l’envie d’avoir envie, à un moment où tout était sombre pour moi. J’ai rencontré plein de gens formidables grâce à lui, je lui dois beaucoup... Michel et moi, c’est « l’histoire sans fin », la maladie d’amour... une fois qu’on l’a...

Et maintenant vivement la suite de l’histoire...

 

Sardou 66

 

Mes chansons ? Évidemment celles liées aux pères...

 

partie III : le choix des fous

 

Citées 3 fois sur 5 (60% des fous):

La Vallée des poupées (1976)

L'An Mil (1983)

 

Citées 2 fois sur 5 (40% des fous):

Restera-t-il encore / La colombe (1971)

Le France (1975)

Je vais t'aimer (1976)

Je vous ai bien eus (1976)

Un roi barbare (1976)

La vieille (1976)

Je ne suis pas mort, je dors (1979)

Verdun (1979)

Il était là (1982)

Vladimir Illitch (1983)

Délivrance (1984)

Vincent (1988)

Le grand réveil (1992)

Putain de temps (1994)

Les yeux de mon père (2006)

 

Et vous, racontez-nous, aussi...

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15 mars 2018

Nicolas Gaudemet : « Un livre né d'une révolte et d'une fascination envers notre société envahie d'écrans »

À la fin des années 60, le pape du Pop Art Andy Warhol prédisait que, dans un avenir que lui ne connaîtrait pas forcément, chacun aurait droit à son quart d’heure de célébrité mondiale. Pouvait-il simplement anticiper le partage massif de contenus, avec internet, et le boom des YouTubers ? L’explosion du nombre d’appareils connectés, avec dispositif photo/vidéo intégré et transmission globale immédiate ? Le phénomène de téléréalité, promettant à des jeunes qui n’ont connu qu’une société de l’image, la notoriété (et tant pis si c’est aux dépens de la pudeur, d’une certaine idée de la dignité et du bon goût) ?

La fin des idoles (voir : le site) c’est le premier roman de Nicolas Gaudemet, un amateur de culture et fin connaisseur des médias. Il est de la génération des « enfants de la télé » mais maîtrise à fond les nouvelles techno, la culture geek et les codes des plus jeunes sur internet. Ceux du roman aussi apparemment : dans le sien, il réussit fort bien à introduire des personnages et à les colorer, à poser des enjeux, des concepts (et pas des plus simples : la psychanalyse et les neurosciences), et à nous y intéresser, enfin à tisser une intrigue riche en rebondissements.

Comment gérer le désir de célébrité ? Deux conceptions, radicalement différentes (éliminer ce désir ou bien sy abandonner pleinement), sopposent dans ce livre, et jusqu’au bout on compte les points. Et on assiste à la folle course de deux trains lancés sur une même voie, lun contre l’autre par, chacun, un pilote fanatisé, jusqu’au dénouement final - forcément tragique. Ce premier roman est une belle réussite, qui comme au temps de la folie du Loft, pourra intéresser tout autant ceux qui aiment la téléréalité, et aussi ceux qui prétendent vouloir simplement « étudier le phénomène ». ;-) Et de cette lecture, on ne sort pas tout à fait indifférent, parce qu’au travers de son récit, l’air de rien, l’auteur nous interroge sur la société dans laquelle on vit, et sur nous et nos désirs... Just read itInterview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 20/02/18 ; R. : 08/03/18.

Nicolas Gaudemet: « Ce livre est né dune révolte, et bien sûr

dune fascination envers notre société envahie d'écrans »

 

La Fin des idoles

La fin des idoles, TohuBohu, 2018.

 

Bonjour Nicolas Gaudemet, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions, pour Paroles d’Actu. Est-ce que vous pourriez vous présenter en quelques mots ; nous dire ce qui, à votre avis, serait intéressant à savoir de votre parcours et de votre vie, avant d’aller plus loin ?

qui êtes-vous ?

Bonjour Nicolas Roche, et merci de votre invitation. Passionné de médias, de fiction, de livres, j’ai travaillé pour l’audiovisuel public, chez Orange puis comme directeur du pôle culture de la Fnac, et suis désormais auteur.

 

L’objet premier de notre échange, c’est ce roman que vous publiez, votre premier... Quel a été, jusqu’à présent, votre rapport à la littérature, et aussi à l’écriture ? S’agissant des livres, quels sont les auteurs que vous placeriez dans votre Panthéon perso, et les lectures qui vous ont le plus marqué ?

lire, écrire

Pour moi la littérature, c’est d’abord Mishima. J’ai lu tous ses romans traduits. Ce sont aussi les classiques japonais (Kawabata, Sôseki…) et russes (Dostoïevski, Tourgueniev, Gogol, Tchernychevski...). J’ai donc un goût assez peu français même si j’admire les auteurs contemporains comme Aurélien Bellanger, Antoine Bello, Christophe Ono-dit-Biot ou encore Thierry Maugenest. Tous ont, à leur manière, inspiré mon premier roman.

 

On va y revenir dans un instant, mais dans votre livre, La Fin des idoles (Tohu-Bohu, 2018), il est énormément question d’une thématique très actuelle dans nos sociétés de l’image, à savoir : la quête de la célébrité. Pourquoi ce choix ? Quel regard portez-vous en tant que citoyen sur ce phénomène grandissant d’une recherche de célébrité à tout prix et de plus en plus basée sur du vent ? Est-ce que, le joke de la 4ème de couv’ de votre livre mis de côté, au fond de vous vous vous sentez vraiment immunisé contre ce rêve, chimérique mais tellement ancré dans notre temps : être célèbre ?

le désir de célébrité

Je crois que personne n’est immunisé contre ce désir de reconnaissance. Il est ancré dans notre ADN. Déjà chez Homère, les héros sont prêts à mourir pour le κλέος, la reconnaissance éternelle des hommes. Qui à l’adolescence ne s’est jamais imaginé artiste, chanteur, acteur, comédien... ou footballeur ?

 

« Nous sommes tous mus par ce désir de reconnaissance,

d’attention de la part des autres. À défaut de réussir

à devenir célèbre, on adapte peu à peu ce désir,

à l’échelle d’une communauté accessible. »

 

Nous sommes tous mus par ce désir de reconnaissance, d’attention de la part des autres. À défaut de réussir à devenir célèbre, on adapte peu à peu ce désir, par dissonance cognitive, à l’échelle d’une communauté accessible : nos proches, nos pairs, le réseau de nos «  amis  » ou «  abonnés  » sur Facebook, Instagram et autres Twitter…

 

Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire ce livre, et quelle est l’histoire de sa confection ? Je le signalais tout à l’heure, c’est votre premier roman, donc j’imagine que vous avez dû, sur cet exercice, essuyer quelques plâtres, et connaître au moins autant de moments de grand découragement que d’intense satisfaction  ?

premier roman

D’une certaine manière, c’est Lyne, la figure centrale du livre, qui m’a conduit à l’écrire. Sa révolte contre la société médiatique m’a porté, comme elle a porté le narrateur qui se dévoile à la fin du roman. C’est donc un livre né d’une révolte, et bien sûr d’une fascination envers cette incroyable société envahie d’écrans dans laquelle nous vivons désormais.

Ma plus grande satisfaction était d’arriver à être en parfaite synchronie avec mes personnages, à ressentir leurs frissons, leurs peines. Les moments de découragement ? Au moment de remanier le texte, encore et encore...

 

Pour schématiser, le récit, fort bien construit, va opposer deux clans qui entendent proposer, comme des choix de société, deux conceptions diamétralement opposées de la gestion du désir de célébrité, et du désir tout court. D’un côté, on a Gerhard Lebenstrie, psychanalyste de renom, une espèce de gourou qui ne cesse d’expliquer, en substance, qu’il faut non seulement ne pas brimer ses désirs, mais encore s’assurer de bien les réaliser, pour mieux les évacuer. De l’autre, la machiavélique Lyne Paradis, brillante neuroscientifique et grande prêtresse d’une quasi-foi visant à libérer par la technologie les Hommes de leurs désirs limitants et de leurs instincts primaires.

On remarque que vous ne faites pas que les survoler rapidement, ces thématiques de la psychanalyse et de la neuroscience, on dirait même que vous les maîtrisez bien : alors, cela a-t-il à voir avec des expériences, ou des aspects passés de votre vie, ou bien vous êtes-vous beaucoup documenté pour le livre ?

expérience et documentation

« Pour les besoins du roman, j’ai dû inventer une nouvelle forme

de psychanalyse, qui s’applique aux médias. »

Je me suis documenté. La psychanalyse, d’abord, matière particulièrement complexe. Surtout que pour les besoins du roman, j’ai dû inventer une nouvelle forme de psychanalyse, qui s’applique aux médias. Pour cela, j’ai lu des milliers de pages de Freud, Lacan, Kojève, Jacques-Alain Miller, Clotilde Leguil, Colette Soler... Les neurosciences, d’une certaine manière, étaient pour moi plus simples car j’ai une formation scientifique.

Je me suis documenté pour bien d’autres aspects. Par exemple, lors de repérages dans Paris, alors que je photographiais un commissariat, la police m’a arrêté ! Elle craignait que je prépare un attentat... Au final, cela m’a permis de donner encore plus de réalisme à la scène où Gerhard se retrouve menotté au commissariat des Invalides.

 

Le monde des médias, et en particulier de la télé, tient lui aussi une part essentielle dans votre histoire : Lyne Paradis, en position d’influence sur la chaîne V19, utilise des programmes de télé-réalité pour valider ses théories et expérimenter ses concepts. La guerre fait rage, avec TF1, et les autorités régulatrices interviennent. Et il y a la presse, entre collusion et indépendance... Ces milieux-là, pour le coup, vous les connaissez plutôt très bien...

Oui et non. Je connais bien les médias. En revanche, j’ai dû me documenter sur l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, sur la réglementation française et européenne des dispositifs médicaux, sur la bioéthique. Et rendre le tout intelligible.

 

Extrait La fin des idoles

 

Paloma, c’est le nom d’un des personnages importants du livre : ex-starlette de la télé-réalité, révélée par une émission de V19, elle était de celles qui recherchent à tout prix la célébrité ; elle a connu la gloire basée sur du vide, puis l’oubli, puis la déchéance... avant sa reprise en main par l’équipe de Paradis, dont elle deviendra la première cobaye, puis l’égérie. Paloma évoque Loana, forcément. Ceux-là aussi, ceux du premier «  Loft  », ont essuyé des plâtres.

Loana a été une star, puis elle est tombée dans l’oubli, on l’a moquée, elle a trébuché et a bien failli tomber pour de bon, plus d’une fois. C’était l’époque où les candidats de télé-réalité ne connaissaient pas les codes du genre (on est à mille lieues d’une Nabilla qui a très bien compris comment faire le buzz), ils gardaient une forme d’innocence. Loana, et Nabilla... quel regard portez-vous sur, qu’on le veuille ou non, ces deux figures, ces deux trajectoires ayant marqué la culture populaire contemporaine ?

Loana, Nabilla, etc...

J’ai beaucoup de respect pour Loana, Nabilla. Les trajectoires de Splendeur et misère… pour reprendre le titre de Balzac, ont une puissance romanesque qui force l’attachement. Paloma a aussi été inspirée par une Loana du Second Empire, je pense à Nana de Zola, ou encore par Maria, le robot aguicheur dans Metropolis.

 

Sur la télé, le regretté Alain de Greef m’avait dit ceci il y a cinq ans : « Sur la télé d’aujourd’hui, je crois qu’il y a deux choses bien distinctes. Les gens qui ne reçoivent que la TNT et qui ont un choix indigent de chaînes qui diffusent presque toutes les mêmes choses, à quelques années de distance, hors le service public. Et puis ceux qui peuvent vraiment se composer un programme en ayant accès à un bouquet fourni, tel CanalSat. » C’est aussi le regard que vous portez sur notre télé ?

Les choses ont changé. Les chaînes de la TNT sont montées en puissance avec des budgets accrus, puis sont apparus des acteurs comme Youtube, Snapchat, Netflix, OCS, demain Amazon video.

 

Je veux vous faire part, ici, d’une réflexion que j’avais eue avec un ami il y a quelques mois (à l’occasion du suicide spectaculaire, devant les caméras, du Croate Slobodan Praljak) : est-ce que la mort en direct, ce n’est pas le tabou ultime, la dernière frontière pour nos sociétés gorgées d’images ?

mourir en live

La mort en public existe depuis longtemps. Socrate, Jésus, Mishima... Avec la multiplication des écrans, en effet, elle pourra davantage se produire en direct, se jouant des contrôles éditoriaux a posteriori. Il y a régulièrement des cas de suicides filmés sur Facebook.

 

Lyne Paradis utilise des neurocapteurs mis au point par ses équipes et celles de ses alliés, pour nous l’avons dit brider les désirs des Hommes pour les en libérer dans le but de les émanciper véritablement - c’est en tout cas l’objectif tel qu’affiché. Ce qu’elle veut nous vendre, de votre point de vue de citoyen, c’est une utopie, une dystopie, ou bien est-on sur une nuance de gris à préciser ?

Utopie pour Lyne, dystopie pour Lebenstrie, nuance de gris pour le lecteur à qui il revient de forger son opinion !

 

Admettons. Lyne Paradis a gagné. Ses neurocapteurs, de plus en plus puissants, permettent de juguler les désirs limitants, favorisent la concentration, etc. Ce monde d’après rendrait les jalousies moins opérantes, mais quid de la force créatrice du désir et de l’ambition ? De la passion et des petits grains de folie ? On peut penser à l’entreprise, à l’art, à l’amour ? Comment l’imagineriez-vous, ce monde dont Paradis serait devenue la déesse ?

le monde d’après Lyne Paradis

« Ce serait un monde apollinien, dont la folie

dionysiaque aurait été chassée. »

Ce monde, c’est la société du Cortex dans le roman, rebaptisée Electropolis par Paloma. Ce serait un monde apollinien, dont la folie dionysiaque aurait été chassée, pour faire référence aux concepts développés par Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Lyne ne promet-elle pas qu’un jour, «  elle boutera Dionysos hors des frontières du monde  » ?

 

In fine, si vous peinez à juguler vos désirs ardents de célébrité un jour, vous iriez plutôt voir spontanément Lebenstrie ? Paradis ? Ou bien opteriez-vous pour, tiens, le yoga ?

fuir la société d’images

Quand le bombardement médiatique m’exaspère, quand il réussit, malgré moi, à embraser mes désirs, j’aimerais tester la technologie de Lyne. À défaut, je trouve un endroit tranquille, je mets mes écouteurs, je coupe mon smartphone et j’écris.

 

Parmi vos personnages, est-ce que vous avez un ou une préféré(e), que vous voudriez mettre en lumière et dont vous voudriez nous parler ici ?

un parmi eux

« C’est Lyne qui m’a donné l’énergie d’écrire,

et en même temps le plus de fil à retordre. »

Lyne ! J’aime tous mes personnages, mais c’est elle qui m’a donné l’énergie d’écrire, et en même temps le plus de fil à retordre. Personnage exceptionnel, extrêmement difficile à peindre, sorte de mélange entre Lénine, Sharon Stone et Claire Underwood…

 

Chacun des personnages de votre roman a un intérêt, parce qu’il est à sa place, parce qu’il a une complexité, des doutes, et parfois des failles béantes. Qu’est-ce que vous avez mis de vous dans ce livre, et dans tel ou tel personnage ?

colorer des personnages

Pour paraphraser Flaubert, «  Paloma, c’est moi  ». Plus sérieusement, je me suis diffracté dans tous mes personnages. Et j’ai dû les jouer chacun tour à tour, pour ressentir leurs émotions, deviner leurs réactions.

 

Si vous pouviez mettre votre grain de sel et intervenir, à un moment précis, auprès d’un personnage de votre récit, pour l’alerter de quelque chose,  éviter ou favoriser tel ou tel événement : auprès de qui, et pourquoi ?

Ah non, j’ai réglé les rouages du récit au millimètre, réécrit des dizaines de fois, je ne veux plus rien changer !

 

Si vous deviez « vendre  » votre livre en quelques mots, à la manière des petits post-it manuscrits que l’on trouve régulièrement dans les librairies ?

 

Coup de coeur Gaudemet

 

Ayant dirigé le pôle Culture de la Fnac, vous vous sentez une responsabilité particulière dans la mise en avant d’un certain type de culture, que vous jugeriez exigeant et nourrissant, par rapport à des choses plus  «  médiatiques  » (par exemple : la bio de Jem... pardon ;-) Jeremstar) ?

en avant la culture

L’autobiographie de Jeremstar ou les ouvrages de Youtubeurs permettent d’amener à la lecture un nouveau public davantage conquis par les écrans. C’est précieux. Ensuite, il faut mettre en avant la diversité. Les libraires Fnac sont des passionnés qui prennent cette mission à cœur et lisent énormément.

 

« J’ai choisi une écriture accessible, inspirée des séries télé,

pour tenter d’intéresser un large public : du professeur

émérite de la Sorbonne au fan de Jeremstar,

qui chacun peuvent y trouver leur compte. »

 

Dans La Fin des idoles, j’ai justement choisi une écriture accessible, inspirée des séries télé pour le rythme et la choralité. Pour tenter d’intéresser un large public : du professeur émérite de la Sorbonne (l’un deux a chroniqué mon livre, estimant qu’il oscillait entre téléréalité et épistémologie !) au fan de Jeremstar, qui peut aussi avoir envie de réfléchir sur la façon dont les médias peuvent parfois le manipuler.

 

Vos coups de cœur du moment, que vous auriez envie de nous faire partager ?

Mes coups de cœurs sont intemporels. Et là, il me vient à l’esprit Une saison en enfer de Rimbaud, dont l’«  opéra fabuleux  », le fantasme de toute puissance grâce à l’imagination et aux sens, inspire le dénouement de La Fin des idoles.

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ? Un prochain projet de roman ?

Deux... Et aussi un Duetto sur Mishima (une jolie collection créée par Dominique Guiou, ancien rédacteur en chef du Figaro littéraire, où «  un écrivain en raconte un autre  »).

 

Que peut-on vous souhaiter ?

Le κλέος : la reconnaissance éternelle des hommes ?

 

Un dernier mot ?

Vous avez vu dans l’addendum du roman que j’aime terminer par le début. Alors je cite Épictète, qui inaugure La Fin des idoles par cette phrase : «  Ce n’est pas par la satisfaction du désir que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir  ».

 

Nicolas Gaudemet

 

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23 février 2018

Frédéric Quinonero : « Goldman, c'est un fédérateur, un artiste et un homme de coeur... »

En décembre dernier, Jean-Jacques Goldman était élu personnalité préférée des Français dans le cadre du classement IFOP/JDD. Depuis juillet 2013, l’auteur-compositeur-interprète a dominé l’exercice, dont il est sorti lauréat à sept reprises, sur neuf consultations semestrielles. Frédéric Quinonero, biographe de nombreux artistes et interviewé régulier de Paroles d’Actu, lui a consacré dernièrement un portrait, bienveillant et fouillé : Jean-Jacques Goldman : vivre sa vie (City éditions, 2017). L’ouvrage est riche de toutes les infos disponibles sur un artiste aussi important pour le paysage musical français qu’il est discret, et vaut davantage encore pour les témoignages inédits récoltés par l’auteur et qui mettent en lumière la personnalité de Goldman. La bio d’un artiste et d’un homme attachant, par un mec bien. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 08/02/18 ; R. : 21/02/18.

Frédéric Quinonero: « Goldman, c’est

un fédérateur, un artiste et un homme de cœur... »

 

JJ Goldman Vivre sa vie

Jean-Jacques Goldman : vivre sa vie, City éditions, 2017.

 

Bonjour Frédéric, ravi de te retrouver pour ce nouvel échange, autour de ce livre sorti en novembre dernier, Jean-Jacques Goldman : vivre sa vie (City éditions, 2017). Pourquoi avoir choisi d’écrire sur Goldman, et quelle orientation particulière as-tu voulu donner à ta démarche ? Est-ce que spontanément, tu t’inclurais, toi, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la «  génération Goldman  » ?

pourquoi Goldman ?

Pour la première fois je n’ai pas choisi. C’est mon nouvel éditeur qui est venu vers moi pour me souffler l’idée. J’y avais longtemps pensé, cela dit. Car les chansons de Goldman ont bercé ma jeunesse. Mais j’y voyais une difficulté que je n’avais pas envie de surmonter  : aborder le sujet sous un angle nouveau. On a tant écrit sur Goldman ! J’avais tort, on ne devrait pas douter de soi. Il faut avoir le courage d’écrire sur les artistes qu’on aime, quand bien même on n’aurait aucun scoop à révéler. On a au moins sa plume, son style, sa façon personnelle d’écrire, ce n’est pas rien ! Même si aujourd’hui on nous demande de faire le buzz  avec du sensationnel… Là, on me propose d’écrire sur Goldman, donc je ne peux refuser. Je me donne une semaine pour réfléchir à un angle d’attaque, puis je me lance.

 

« La "génération Goldman" ? Bien sûr que j’en fais partie ! »

 

La «  génération Goldman  », bien sûr que j’en fais partie. J’avais 18 ans à l’époque de son premier album solo. J’étais animateur dans une radio libre et j’avais jeté mon dévolu sur la chanson Pas l’indifférence que je programmais souvent. Puis, j’ai fêté mes 20 ans sur Quand la musique est bonne !

 

Didier Varrod, grand spécialiste de la chanson française et fin connaisseur de Goldman, a signé la préface de l’ouvrage et y livre quelques témoignages éclairants. Comment la rencontre s’est-elle faite ? Et après quelles démarches, quel signal de la part de Jean-Jacques Goldman as-tu pu, avec l’éditeur, intégrer la mention «  biographie autorisée  » au document ?

préface et autorisations

Avec Didier, nous avons Sheila et Goldman en commun. Il avait témoigné en 2012 dans mon livre Sheila, star française. Puis, naturellement, j’ai pensé à lui quand j’ai abordé  Goldman, puisqu’il est son premier biographe et le premier journaliste à avoir pressenti son importance auprès de la jeunesse. Outre ses connaissances sur l’artiste, Didier est un garçon vraiment adorable et j’ai eu plaisir à dialoguer avec lui. Sa préface est très belle…

 

« La réponse de Goldman, favorable et pleine d’humour,

m’est parvenue au bout de trois jours... Ça donne des ailes ! »

 

Comme je le fais systématiquement, pour chacune de mes biographies, j’ai adressé une lettre à Jean-Jacques Goldman afin de lui exposer mon projet et je suppose que ce que je lui ai écrit l’a touché. J’ai obtenu sa réponse, favorable et pleine d’humour, trois jours après. Ça donne des ailes.

 

Je m’attarde un peu, avant d’entrer dans le vif du sujet, sur l’aspect  «  conception  » du livre ; j’en ai déjà chroniqué pas mal de toi, et tu en as écrit bien davantage : comment t’y es-tu pris pour mettre en forme, rédiger ce nouvel opus ? Y a-t-il, après une phase qu’on imagine longue de documentation (lectures, écoute et visionnage d’interviews, rencontre de témoins...), décision d’intégrer ou de ne pas intégrer tel témoignage ou élément, décision de suivre tel ou tel plan ? Ça s’est fait comment, sur ce livre, et est-ce que tu dirais que, publication après publication, ta technique se peaufine et l’exercice devient plus aisé ?

coulisses d’un ouvrage

« Je considère que les témoignages apportent un éclairage

supplémentaire, une fois qu’on a raconté l’essentiel. »

Je trouve donc un angle d’attaque, d’abord : je me souviens que je suis cévenol et que dans ma région on n’a pas oublié la générosité de Jean-Jacques Goldman. Je raconte sa venue à La Grand-Combe, en 1999, pour sauver une colonie de vacances de la faillite, puis l’année suivante pour le spectacle des Fous chantants d’Alès. Touché par l’hommage qui lui est rendu, il décide d’écrire une chanson qui s’appellera Ensemble et qu’il vient enregistrer l’année suivante avec les choristes… C’est cette idée de «  vivre ensemble  » qui a guidé mon travail. J’ai écrit sans perdre de vue cette valeur qui fait partie du personnage Goldman : c’est un fédérateur, un artiste et un homme de cœur. Je ne me suis censuré sur rien. La phase de documentation n’a pas été très différente par rapport à mes livres précédents. Je lis beaucoup d’interviews et «  stabilobosse  » les extraits qui me paraissent importants, je visionne la plupart des spectacles et documents vidéo… Ensuite, je classe tout de façon chronologique afin d’avoir toutes les données sous la main, classées, ordonnées. C’est une phase qui me plaît beaucoup et que je ne bâcle pas. Ça aide beaucoup d’être très discipliné… Pour ce qui est des témoignages (il y en a une bonne dizaine dans ce livre), j’attends d’avoir écrit ma partie avant de les recueillir, puis je les intègre à mon texte. Je ne fais pas l’inverse, comme beaucoup de biographes. Je considère que les témoignages apportent un éclairage supplémentaire, une fois qu’on a raconté l’essentiel.

 

Une des images fortes qui ressortent de ce portrait, de Goldman, c’est celle d’un homme qui, malgré son talent, malgré son charisme, choisit de ne jamais se mettre seul en avant, privilégiant très souvent, en bien des points de sa carrière, le collectif, l’esprit de troupe. Ce sera vrai à ses débuts, avec la chorale de l’église de Montrouge. Un peu plus tard, les Tai Thong. Fredericks Goldman Jones évidemment, par la suite. Puis, bien sûr, Les Enfoirés. D’où lui viennent cette envie de partager l’affiche, ce goût de l’« Ensemble » ? C’est une vraie humilité ? Une sécurité ? Un peu des deux ?

esprit de troupe

Les deux, oui. Goldman s’est toujours comporté comme un homme «  normal  », tourné vers les autres, un artiste animé par le besoin de partager. Et le fait d’être entouré était aussi rassurant pour lui, surtout sur scène parce que ce n’était pas le lieu où il se sentait le plus à l’aise.

 

Jean-Jacques Goldman est issu d’une famille ballottée par les vents glaciaux de l’Histoire. Et engagée, forcément. Son père Alter, né en Pologne, fut résistant en France durant l’Occupation. Il était communiste. Son demi-frère Pierre, un militant radical d’extrême gauche, assassiné en 1979. On parle beaucoup politique et grandes causes, chez les Goldman. Jean-Jacques lui, se sent des valeurs de gauche, mais il s’emporte moins facilement pour les pulsions révolutionnaires. Dans une interview que tu cites, il admet que lors de repas familiaux, il était le seul à ne pas savoir où était Cuba... Jean-Jacques, on peut dire que c’est un indépendant, qui a à cœur de tracer sa propre route, sans carcan idéologique, de se composer sa propre brochette d’indignations ? Est-ce qu’il a souffert de cette différenciation parfois (il est suggéré, dans le livre, que certaines des critiques assassines dont il a eu sa part dans la presse de gauche étaient aussi liées au fait qu’il « n’était pas » Pierre) ?

engagements de famille

S’il en a souffert, il ne l’a pas dit. Il a très peu parlé de son frère aîné, sauf dans quelques chansons si on sait écouter… J’ai adoré écrire toute la partie concernant sa famille, le parcours de ces gens, leur engagement, leurs valeurs. L’album « Rouge » leur rend un vibrant hommage.

 

Quelles sont, dans sa jeunesse et par la suite, les coups de cœur musicaux et d’écriture qui lui ont donné envie d’aller vers ce parcours, et qui l’ont inspiré ? On note, à la lecture du livre, que c’est en découvrant Léo Ferré sur scène qu’il se dit que oui, on peut écrire de la musique en français...

inspirations musicales

« C’est Michel Berger qui, au milieu des années 1970, le débar-

rasse de tout complexe à l’égard du chant français : il trouve

en lui le compromis idéal entre la variété française

et un style musical inspiré de la pop anglo-saxonne. »

Avant Léo Ferré, il y a eu Jean Ferrat qu’écoutaient ses parents. Et aussi les Chœurs de l’Armée rouge qu’il est allé applaudir avec eux et qu’il ira chercher plus tard pour l’accompagner sur l’album « Rouge ». Mais pendant son adolescence, son influence musicale était surtout anglo-saxonne, il écoutait Jimi Hendrix, Bob Dylan, Aretha Franklin, les Doobie Brothers, Chicago ou encore Elton John. Puis, Michel Berger au milieu des années 1970 le débarrasse de tout complexe à l’égard du chant français. C’est lui qui ouvre la voie : il trouve en lui le compromis idéal entre la variété française et un style musical inspiré de la pop anglo-saxonne.

 

Qu’est-ce qui, pour toi, caractérise l’artiste Goldman en tant qu’auteur-compositeur-interprète ? En quoi dirais-tu de son œuvre qu’elle évolue (mûrit ?) de manière évidente entre le premier et le dernier album solo ? En quoi lui a-t-il évolué ?

regard sur une œuvre

« Sa pensée a toujours été en éveil, attentive

à l’air du temps et à la marche du monde. »

C’est un artiste qui a toujours su allier le fond et la forme, les «  chansons pour les pieds  » et celles pour le cœur et l’esprit, les tubes dansants pour les discothèques et les textes qu’on écoute les soirs où on veille tard, afin d’y trouver une réponse à ses doutes. Son langage simple et percutant a répondu aux attentes de la jeunesse, qui s’y est reconnue. Il ne s’est jamais départi de cette ligne artistique, même si son public ensuite a grandi, vieilli. Ses textes aussi. Sa pensée a toujours été en éveil, attentive à l’air du temps et à la marche du monde. Il s’autorisait de penser autrement, de naviguer entre gris clair et gris foncé, parce que rien d’humain n’est jamais noir ou blanc.

 

Les chansons que tu préfères de lui, et pourquoi ?

J’aime surtout ses chansons qui me transpercent le cœur et ont la faculté de «  changer la vie  », comme Puisque tu pars, Né en 17 en Leidenstadt ou Ensemble. La force du texte et de la mélodie, tout est réuni…

 

Goldman, très lucide, se rappelle dans une interview les années où tout le monde ou presque méprisait ce qu’il écrivait ou composait, parce qu’il n’était pas connu. Il dit en substance : maintenant, on s’extasierait devant une chanson bâclée que j’écrirais, parce qu’elle est de moi, et on mépriserait un jeune plein d’envie et de talent parce qu’il n’est pas connu. Ça t’inspire quoi, ce sujet, qui je le sais te parle aussi, personnellement... ?

la galère du débutant

C’est toujours vrai. Il faut un certain pouvoir pour convaincre. On ne vit pas dans un pays où on donne une chance aux débutants de réussir. On doit se battre, fort et longtemps.

 

Parmi les grands interprètes de Goldman, évidemment, la plus grande de tous, c’est Céline Dion, dont tu dis qu’avant lui, elle avait une image un peu ringarde. Il en a fait une reine sur la scène francophone. Est-ce que grâce à lui, elle a changé de dimension ?

Céline Dion

Quand il lui écrit l’album « D’eux  » (sur lequel figurent notamment Pour que tu m’aimes encore et J’irai où tu iras, ndlr), elle mène déjà une carrière internationale, mais ça ne marche pas tellement en France. Goldman lui écrit un répertoire solide, en exploitant toute la violence, toute la passion qu’elle peut exprimer dans ses sentiments. Et surtout, il lui indique comment moderniser son interprétation, en évitant de rouler les «  r  » et mouiller les «  m  », et en déchantant, c’est-à-dire en acceptant de ne pas être à tout moment dans la démonstration vocale et, de cette façon, en laissant passer les émotions. L’album triomphe dans le monde entier, y compris aux États-Unis où il est classé dans sa version originale, sous le titre «  The French Album  ». Grâce à Goldman, puis à la BO de Titanic, Céline devient une star planétaire.

 

Céline Dion JJ Goldman

Céline Dion et Jean-Jacques Goldman. DR.

 

Ce qui est le plus touchant, dans ton livre, ce sont ces anecdotes, ces témoignages que tu es allé grappiller de gens dont le parcours a un jour, de manière provoquée ou non, rencontré celui de Goldman. Ici il accepte généreusement de donner un coup de main pour une jolie cause, là il rappelle quelqu’un pour lui dire qu’il n’oublie pas les moments passés «  ensemble ». On découvre aussi des traits de sa personnalité, qui le rendent encore plus humain : un artiste assez peu à l’aise avec la célébrité finalement, et aimant volontiers des moments de solitude complète. C’est quoi finalement, en résumé, cette image que tu t’es forgée de l’homme JJG ?

perception publique

Oui, c’est toujours cette idée de «  vivre ensemble  » qui m’a guidé, y compris dans le choix des témoins que j’ai interviewés. Ce sont les valeurs humaines de Jean-Jacques Goldman qui m’attachent à lui, c’est cet aspect-là de sa personnalité que j’ai voulu mettre en avant. Si le public persiste à le plébisciter dans les sondages plus de quinze après son retrait de la scène, ce n’est pas un hasard.

 

Si tu avais une question à lui poser ?

Dis quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ?...

 

Crois-tu, justement, qu’on le reverra un jour sur scène pour défendre ses chansons voire, soyons fous, de nouvelles chansons ?

reviendra-t-il un jour... ?

« La vie qu’il mène actuellement est celle qu’il avait envisagée

au départ : être dans l’ombre et écrire pour les autres. »

Je pense qu’il serait déjà revenu. Il avait prévu de le faire pour ses 60 ans, puis le temps a passé… Je crains qu’il ne soit trop tard pour la scène. Un disque, peut-être, mais en a-t-il envie ? En fait, la vie qu’il mène est celle qu’il avait envisagée au départ : être dans l’ombre et écrire pour les autres. Aujourd’hui, il peut le faire confortablement.

 

Je ne peux pas, évidemment, ne pas évoquer Johnny ici... Parce que Goldman lui a écrit quelques unes de ses plus belles chansons (dont L’envie et Je te promets...) Est-ce qu’ils venaient vraiment d’univers musicaux différents, ces deux-là ? Comment qualifier leur entente ?

avec Johnny

« L’instinct et la fragilité sous le roc apparent

de Johnny ont inspiré Goldman. »

L’instinct et la fragilité sous le roc apparent de Johnny ont inspiré Goldman. Humainement, ils ne se sont pas trop fréquentés, mais la musique les a rapprochés. L’album « Gang » est l’un des grands albums de Johnny, il contient non seulement des tubes énormes mais aussi des chansons intemporelles, comme Je te promets.

 

JH et JJG

Johnny Hallyday et Jean-Jacques Goldman. Photo : SIPA.

 

Johnny, auxquels tu as consacré de nombreux livres, dont le dernier Johnny immortel, Johnny que tu qualifiais de « frère que tu n’avais pas eu », est parti il y a un peu plus de deux mois... C’est bête à demander, mais est-ce que tu t’y fais ?

la mort de Johnny

Non… D’autant que cette affaire d’héritage m’attriste encore plus…

 

Question musique, voix plutôt, sur Johnny : comment le jeune homme à la voix douce et charmante de L’idole des jeunes a-t-il pu interpréter, « gueulant » (au meilleur sens du terme) à vous coller les poils des titres comme Que je t’aime, Derrière l’amour, Diego ou Vivre pour le meilleur ? Est-ce que sa voix, sa technique ont mûri au fil des ans, ou bien aurait-il été capable de faire ça dès le départ, au début des années 60 ?

la voix de Johnny

Je ne crois pas qu’il ait beaucoup travaillé sa voix, mais sans doute a-t-il appris l’essentiel, à savoir respirer correctement et rééduquer son souffle. Puis, la maturité et l’exercice constant de son métier, de la scène ont fait le reste… Mais il chantait déjà très bien à ses débuts.

 

Johnny immortel

Johnny immortel, l’Archipel, 2017.

 

Quels sont, à ce stade, avec pas mal de livres à ton actif, les plus et les moins que tu attribuerais à cette expérience, à ton métier de biographe ?

le métier de biographe

Le plus : vivre de sa passion et s’intéresser à l’autre. Le moins : la mauvaise réputation des biographes auprès des artistes et la difficulté d’obtenir leur concours. On pourra développer une autre fois…

 

Tes projets et envies pour la suite ? Je sais qu’une nouvelle version de ta bio de Sardou va sortir bientôt... et sinon, de qui aurais-tu envie de tirer le portrait ?

Trouver un compromis pour aller vers des projets plus personnels…

 

Des coups de cœur musicaux récents que tu voudrais partager avec nous ?
 
Gauvain Sers, que je vais applaudir bientôt en tournée, et Juliette Armanet.

 

Frédéric Quinonero

Photo : Emmanuelle Grimaud.

Photos utilisées dans cet article : DR.

 

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4 février 2018

Louis Pétriac : « Magda Goebbels, une perverse narcissique au dernier degré »

J’ai la joie d’accueillir dans ces colonnes, pour la première fois, Louis Pétriac, un homme passionné au parcours attachant. Fondateur de l’éditeur indépendant Decal’âge Productions, il est aussi auteur. Il a consacré, l’année dernière, une étude documentée (Magda, la « chienne » du Troisième Reich) à la vie et à la personnalité de Magda Goebbels, épouse de Joseph, sinistre bras droit de Hitler, de facto la "Première Dame" du Troisième Reich. Il a accepté de répondre à mes questions, et bien au-delà, a consenti à se livrer de manière très personnelle. Je len remercie chaleureusement, et je vous invite, lecteurs, à vous saisir de son livre, qui nous en apprend beaucoup, et risque au passage den surprendre plus d’un ! Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 18/01/18 ; R. : 28/01/18.

Louis Pétriac: « Magda Goebbels, une perverse

narcissique au dernier degré. »

 

Magda la Chienne du 3e Reich

Magda, la « chienne » du Troisième Reich, Decal’âge Productions, 2017.

 

Louis Pétriac bonjour, et merci d’avoir accepté mon invitation pour cette interview, pour Paroles d’Actu. L’objet premier de notre échange, c’est votre ouvrage, Magda, la « chienne » du Troisième Reich, paru en 2017 chez votre éditeur maison, Decal’âge Productions. Mais avant toute chose, j’aimerais vous inviter à vous présenter un peu, à nous parler de vous, et de votre parcours jusque là ?

présentation et parcours

Bonjour Nicolas. Pour vous répondre, je reviendrais sur quelques dates.

Oct. 1990. Une jeune femme d’un cabinet de ressources humaines de Brive, rencontrée par le truchement de l’AFPA où j’étais en train de devenir électricien, me convainc de me tourner vers la communication. Nous arriverons très vite à l’opportunité de proposer un atelier d’écrivain public à Périgueux…

Dans une modeste chambrette louée chez une vieille dame, un espoir fou vient de renaître alors que trois ans auparavant j’avais tout perdu à la suite d’un krach boursier. Pas de matériel, pas d’argent, juste la foi, celle qui vous laisse espérer des lendemains meilleurs. Malgré les menaces d’un huissier diligenté par une caisse de retraite contre laquelle je me bats encore : la CIPAV… Un pamphlet  : Sus aux volatiles, la chasse est ouverte a même été publié voici quelques mois. Dès l’ouverture de mon atelier, j’avais à couvrir le montant de cotisations disproportionnées pour un artisan érémiste sans bénéficier du moindre délai. Comme l’écrira quelques mois plus tard l’Agence Nationale pour la Création d’Entreprises dans un article consacré à mon projet, «  C’est sans appui moral ni matériel et sans expérience du métier que le créateur s’est lancé, fort de sa seule motivation  ».

Nov. 1996. Mon petit atelier est primé par une fondation, celle de La Lyonnaise des Eaux et fait l’objet de deux articles publiés dans L’Evénement du Jeudi et Le Nouvel Observateur. Survient une rencontre avec l’équipe de Jean-Luc Delarue. Un « Ça se discute » est diffusé sur France 2. Je vais enfin pouvoir m’installer correctement et avoir pignon sur rue !

Eté 2006. Virage à 180° avec l’arrivée d’Internet et de Facebook. Surgit dans la vie de l’écrivain public le livre. Je ne disposais pourtant d’aucune formation et n’avais suivi qu’une approche du métier chez un éditeur local pendant à peine un mois. Mais ce dernier m’avait mis en relation avec une très vieille dame (86 ans), polyglotte et bras droit d’un ancien secrétaire d’État qu’il n’avait pu publier et qui, devenue lectrice, va me recommander de lancer ma propre marque de fabrique. Devenue une fidèle de mon atelier, elle m’avait, c’est vrai, déjà confié la mise en page de quelques recueils de poésie et avait apprécié mon concours.

 

« Un premier gros travail, autour des Compagnons de la Chanson :

nous sommes en mars 2007, Decal’Age Productions est lancé !  »

 

Un premier gros travail est mené avec les admirateurs de grandes vedettes de la Chanson française, les Compagnons de la Chanson, redécouverts sur le petit écran. Invité par Drucker, Fred Mella leur ancien soliste y était apparu en vue de la promotion d’une autobiographie. À la recherche d’une aide pour une relecture de témoignages je leur propose d’aider, non seulement à cette relecture, mais de publier leur hommage. Nous sommes en mars 2007, Decal’Age Productions éditions est lancé ! Réellement ! Je venais juste de publier mon premier ouvrage sous ce label : Voyage au pays de la déraison, m’inspirant d’un conseil du psy Boris Cyrulnik. Parallèlement à ce gros travail, je crée pour la promotion du futur ouvrage un site « Compagnons de la Chanson » que j’animerai quelques années, tissant des liens qui perdurent encore. L’ouvrage s’écoulera, sans aucune diffusion, à un millier d’exemplaires après une dédicace mémorable à Lyon avec d’anciens Compagnons de la Chanson, flattés que l’on se souvienne encore d’eux plus de vingt ans après l’arrêt d’une carrière fantastique et un sacré carnet d’adresses. Purée de nous autres, comme aurait pu dire Roger Hanin, si j’avais eu les fonds propres, Maman  !

D’autres projets vont ensuite s’enchaîner. Un vieux maquisard inconnu dans sa propre région va m’apporter une idée de récit qui lui vaudra d’être décoré de la Légion d’Honneur. Puis un ouvrage sur l’autisme et, entre deux récits de vie, des recherches autour d’un témoignage évoquant une Silésie devenue polonaise. Au total une petite vingtaine d’ouvrages avec la complicité d’un auteur, magnétiseur, qui avait pu redonner un sens à sa vie, tout comme moi. Onze années d’expériences souvent gratifiantes, tant en qualité d’éditeur que d’auteur.

Voilà comment je suis arrivé au nazisme à la fin de l’année 2016, cette fois-ci en tant qu’auteur après avoir tenté de le faire publier ailleurs que chez Decal’Age Productions éditions, mais sans pour autant insister et adresser le tapuscrit à plusieurs maisons d’édition.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur Magda Goebbels, que le monde connaît d’abord en tant qu’épouse de Joseph, apôtre parmi les apôtres et ministre de la Propagande de la dictature hitlérienne ? Vous l’affirmez vous-même, vous n’êtes pas historien, en tout cas vous n’en avez pas le titre, mais vous avez fait des recherches, recoupé des informations : en quoi diriez-vous que vous apportez quelque chose de nouveau, d’original sur le sujet ? Et pourquoi ce choix de titre, inattendu, et aussi un peu dérangeant a priori ?

pourquoi Magda ?

Des recherches sur cette Silésie devenue polonaise venaient de me donner l’occasion d’enquêter sur le vécu des Allemands entre 1900 et 1945. J’ai eu besoin de savoir comment une Allemande de mes connaissances, aujourd’hui disparue, avait traversé la période hitlérienne. Je venais de me procurer un témoignage très peu diffusé datant de… 1952 : Wie Pitschen starb. S’il me restait quelques vagues connaissances de langue allemande datant du collège, j’avais à traduire quelque chose qui avait été bâti avec une certaine émotion par un Allemand, pas forcément acquis aux thèses nazies, et qui avait dû fuir devant l’Armée rouge. C’est donc, sans réellement le vouloir, que je me suis retrouvé face à une biographie consacrée à Magda Goebbels évoquant ce qu’avait été en 1945 la menace russe.

Au départ, il n’était pas question de rechercher des informations sur cette nazie. Comme beaucoup, j’avais su ce qui était arrivé dans ce bunker, mais je n’avais jamais approfondi la chose. L’ouvrage sur cette Magda commandé chez PriceMinister n’avait donc été commandé que pour m’aider à cerner l’atmosphère en Allemagne et donner une suite à la biographie silésienne sur laquelle j’avais commencé à travailler. J’étais encore loin de me douter que ce livre écrit en 2005 par Anja Klabunde allait déclencher ce qu’il a déclenché en moi, un sentiment où se mêlaient révolte et répulsion, et aussi le besoin de comprendre.

À tel point que, différant les travaux entrepris sans obligation de production imminente, j’ai commencé à surfer sur le net, tombant sur un tout autre discours, celui d’un Argentin, Mendoza, qui avait de son côté enquêté sur le personnage. Il livrait une toute autre vérité. Qui avait donc raison  ? Klabunde la biographe allemande ou Mendoza cet Argentin ?

Toujours sur le net, je me suis ensuite retrouvé face à un autre ouvrage, celui de Tobie Nathan et cette enquête sur Arlosoroff écrit avec un style beaucoup moins conventionnel et très sensuel que je m’étais procuré. Une sorte de polar, mais qui ouvrait d’autres portes. L’affaire était lancée. Nathan reconnaissait que la dame était cynique, un peu légère et portée sur la chose. Il donnait de surcroît une définition du cynisme s’inspirant de recherches menées sur l’Antiquité. Et, au-delà de la traduction des vocables grecs kunos apparenté au chien et kunikos, sur celle de chienne qui, par ailleurs, collait fort bien à l'égérie nazie, tant sa quête du plaisir dans le Berlin décadent de la fin des années vingt était manifeste. Dans la philosophie antique, ceux que l’on assimilait à ces "kunikos" appartenaient à l’école philosophique d’Antisthène et de Diogène et prétendaient revenir à la nature en méprisant les conventions sociales...

 

« Un être cynique, aux appétits sexuels évidents, et méprisant

les conventions sociales : voilà les traits qui firent

de Magda la "Chienne du Troisième Reich". »

 

Magda Goebbels m’est soudain apparue sous la lumière d’un être cynique qui avait des appétits sexuels évidents et son mépris des conventions sociales en a très vite fait une chienne, la «  Chienne du Troisième Reich  ». Sans avoir encore une idée complète du personnage, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, même si je me doutais qu’en relevant un tel challenge j’allais devoir creuser et creuser encore. Peut-être en adoptant une démarche différente et en prenant le risque de heurter un éventuel lectorat si je menais ce projet d’écriture à terme en choisissant un titre comme celui dont j’avais eu instinctivement envie. Seulement, n’était-ce pas ce qui pouvait aussi m’amener des lecteurs lesquels, comme moi, chercheraient à comprendre pourquoi j’avais choisi de faire de cette Magda une chienne ?

Ma décision de consacrer un ouvrage à l’égérie nazie s’est trouvée confortée en février 2017 par un témoignage de Pierre Assouline publié dans Le Monde après la sortie du bouquin de Tobie Nathan chez Grasset quelques années plus tôt. Il se demandait si l’épouse Goebbels ne souffrait pas de… perversion narcissique. Bingo ! Je venais soudain de trouver quelque chose d’encore plus exploitable, mais il allait néanmoins falloir compléter les éléments insuffisants que je possédais. Certes, j’avais déjà travaillé sur la perversion narcissique, rédigé un ouvrage là-dessus, je connaissais le sujet et je me suis donc lancé dans une relecture avec, cette fois-ci, un tout autre objectif. Celui de parvenir à coupler les faits avec d’autres données puisées dans l’ouvrage de la grande spécialiste qu’est le docteur Marie-France Hirrigoyen pour être vraiment sûr de ce que je venais de découvrir. 

Parallèlement à mes premières lectures, d’autres témoignages émanant d’historiens éminents comme Hans-Otto Meissner se sont imposés à moi. Meissner était l’un des premiers biographes à avoir sorti un ouvrage sur Magda Goebbels (1961) sans qu’il aborde néanmoins la passion d’Arlosoroff pour la future égérie nazie. Derrière, ont suivi Anna-Maria Sigmund, Guido Knopp, Victor Reimann, Nerin Gun, Diane Ducret, Peter Longerich, François Delpla. Sans pour autant minorer l’impact de données plus romancées comme celle des Britanniques Jane Thynne et Emma Craigie ni les différents médias qui avaient déjà publié quantité d’articles sur l’épouse du docteur Goebbels dont Bild et Der Spiegel.

 

« Je ne pouvais pas laisser perdurer cette idée selon laquelle

l’horrible assassinat du bunker aurait été un "acte altruiste". »

 

Sûr, je l’ai très vite été : manque d’empathie répétée, suffisance du personnage, importance de l’image de mère idéale véhiculée, égocentrisme outrageant, l’envie de faire croire en sa supériorité, un sens grandiose de sa propre importance, les menaces de chantage ouvert… Dans mon ouvrage, chacun de ces points est développé autour d’exemples précis. Par rapport aux autres documents traitant de Magda Goebbels, l’originalité y était ! J’avais en outre, et de plus en plus, le sentiment que l’on avait fabriqué un scénario dans ce bunker décidant d’y sacrifier des enfants innocents tout en s’appuyant sur une propagande efficace et des prétextes fallacieux, pour que le commun des mortels puisse changer d’avis post mortem sur les coupables, faisant même de cet horrible assassinat un acte altruiste. C’était proprement inacceptable !

 

Magda Goebbels naît en 1901 à Berlin. La plupart des historiens considèrent que sa mère, Auguste Behrend, l’a eue avec Oskar Ritschel, un ingénieur qui ne la reconnaîtra pas tout de suite. Et pour cause peut-être, puisque vous, Louis Pétriac, avez la conviction que son père biologique était en fait l’amant et futur second mari de sa mère, le commerçant juif Richard Friedländer. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Parlez-nous un peu de ses premières années, et de sa mère, dont on sent à travers votre récit qu’elle a eu sur elle, sur la manière dont elle s’est forgée, un poids décisif ?

imbroglio familial

Anja Klabunde parle très bien de Magda Goebbels, trop bien même, avec des expressions très contenues. «  Son corps connaissait une véritable révolution, écrit-elle, elle était fort en avance sur ses camarades de classe…  » J’avais déjà pu me procurer un extrait du film de Vitkine diffusé en Belgique et en Suisse en étant attentif aux propos du même Tobie Nathan sur les fondements d’une personnalité. «  C’est une orpheline qui avait des problèmes de filiation, elle avait été mise en pension en Belgique. On sait ce que ça donne : changement de langue, de milieu, changement de perception du monde ! Ça donne des gens qui ne sont plus certains de la consistance du monde, se disant qu’il a changé une fois et qu’il pourrait très bien changer encore, encore et encore. Ils cherchent quelque chose auquel se raccrocher…  ».

 

« Sa mère ne l’aimait pas et n’avait pas désiré sa naissance ;

elle lui a notamment dissimulé qui était son véritable père. »

 

Y a-t-il eu, ce faisant, des violences psychologiques que la fillette aurait pu subir chez les Ursulines de Vilvoorde ? Ce n’est pas impossible non plus puisqu’on évoque en début de journée des toilettes où l’on devait se débarbouiller à l’eau froide sans ôter sa chemise de nuit. Sans doute pour que les gamines aux portes de l’adolescence ne soient pas amenées à faire des comparaisons hasardeuses entre elles. À la décharge de Magda, il fallait faire appel à des capacités d’adaptation énormes. Sa mère ne l’aimait pas et n’avait pas désiré sa naissance, lui cachant certaines choses importantes, dissimulant par exemple qui était son véritable père. Je me suis d’ailleurs demandé si ce Richard Friedländer, âgé d’à peine vingt ans en 1900, avait été informé de la grossesse d’Auguste Behrend, cette petite bonne que la Famille Quandt prenait pour une cocotte, sorte de Dame aux camélias, s’il faut en croire Anja Klabunde.

Un ouvrage, peut-être bien le vingtième que je découvrais évoquait cette piste Friedländer, celui d’un dénommé Léonid Guirchovitch qui, lui aussi, avait étudié la piste Arlosoroff. Mais avec un chapitre qui ne pouvait que m’inciter à réfléchir et issu d’un journal intime de Magda qui, selon lui, n’a jamais été publié, alors que d’autres nient l’existence d’un tel document. Je le cite.

«  9 sept. 1914… L’autre, est la fille qu’une jolie femme de chambre conçut avec un client de l’hôtel où elle travaillait.  »

Certes, on pourrait regretter que ces données aient été romancées et qu’elles pourraient donc être sujettes à caution. Mais, les auteurs de tous ces romans se sont forcément appuyés sur des données concrètes comme celles recueillies par Emma Craigie qui a entendu la gouvernante des Goebbels évoquer ce que pouvait être le quotidien des enfants martyrs. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Nerin Gun qui a travaillé avec les parents d’Eva Braun et pour Léonid Guirchovitch. Sans oublier Sébastien Spitzer qui a évoqué devant le micro d’une radio belge des recherches menées à Buchenwald même.

L’ouvrage de Guirchovitch publié chez Verdier en 2014 n’a curieusement pas fait l’objet d’un très gros battage. Pourtant, l’écrivain russe ne m’apparaît pas être un affabulateur, même s’il avance des données qui n’ont pas été exploitées par d’autres historiens comme cette admiration de Magda pour le grand poète juif Heinrich Heine qui lui aurait valu de choisir de baptiser ses futurs enfants avec des prénoms commençant par la lettre H. Vous avouerez qu’on est assez loin du H de Hitler, non ? Un chapitre sur lequel revient François Delpla dans Hitler et les femmes. Et dans mon ouvrage, j’évoque bien autre chose encore et notamment les relations de l’égérie nazie avec les Hoover aux États-Unis.

C’est également oublier que Richard Friedländer, sur une carte de résident, un document retrouvé sans doute à Buchenwald et publié en 2016 par le média allemand Bild, reconnaissait qu’il était le père de Magda.

Confronté au monde du mensonge, ceux de sa propre mère, Magda Goebbels n’arrêtait pas de se poser des questions. Notamment sur le fait qu’elle était une enfant non désirée et pour cause puisque celui qui avait épousé sa mère (Oskar Ritschel) ne l’avait pas reconnue. On peut attendre beaucoup de choses d’un cocu mais tout de même ! Même s’il avait après coup choisi en bouddhiste émérite de prendre la gamine en affection.

 

« Auguste Behrend aurait lâché le morceau en 1934.

Magda fille d’un Juif ? Il fallait donc faire disparaître

Richard Friedländer. Définitivement... »

 

A priori c’est en 1934 qu’Auguste Behrend a lâché le morceau et que les époux Goebbels auraient appris cette filiation que le propagandiste commente dans son journal de bord. Il fallait donc faire disparaître Richard Friedländer. Définitivement. Définitivement, ce sera Buchenwald au motif qu’il était soupçonné d’être réfractaire au travail, une déportation à laquelle ne s’opposera pas sa fille devenue une égérie nazie. Ne fallait-il pas préserver les nouveaux liens qu’elle venait de nouer avec les dignitaires nazis et éviter le courroux d’Oncle Adi ?

 

Magda, au sortir de l’enfance, et au tournant de l’adolescence, c’est une fille gâtée, sans doute, aimée par les deux hommes qui pour elle peuvent faire office de père, mais est-ce qu’on peut dire que, transbahutée comme elle l’a été, avec un socle familial mouvant et des lieux d’ancrage fluctuants (elle a notamment passé pas mal d’années à Bruxelles, en études), elle sort aussi un peu paumée de cette période, et en quête d’identité ?

construction identitaire

Revenons sur l’appréciation de Tobie Nathan quand il explique le cheminement de cette fillette privée de repères. Une gamine à la recherche d’un socle qui lui fera éprouver une sorte de fascination pour les gens de pouvoir, seuls capables de lui permettre de s’en sortir. Elle gardait (dixit Klabunde) un très mauvais souvenir de son départ de Belgique en 1914 et de cette pérégrination en train dans un wagon à bestiaux, parce que les avoirs de son père Friedländer avaient été mis sous séquestre et que le couple et la fillette étaient sans argent. Être obligée d’aller à la soupe populaire à son arrivée à Berlin a marqué la future Magda Goebbels… D’où, sans doute, une aversion grandissante pour les plus faibles qui n’avaient qu’un seul tort, celui de l’être et de ne pas s’être défendus suffisamment face à des agressions.

Quand Ritschel ressurgit dans l’existence de l’adolescente, il lui montre quelle est sa réussite de décideur à lui, lui donnant encore plus l’envie d’une vie qui pourrait être facilitée si elle s’alliait à un homme puissant. Je pense aussi qu’il a pu y avoir une sorte de compétition affective entre les deux pères et que la gamine en a joué. À noter que c’est Richard Friedländer qui lui apprendra l’hébreu !

 

« La misère, qui l’a marquée, il allait falloir très vite l’oublier

et ne prêter attention qu’à ceux qui détenaient le pouvoir,

un pouvoir autant matériel que spirituel... »

 

La misère, il allait falloir très vite l’oublier et ne prêter attention qu’à ceux qui détenaient le pouvoir, un pouvoir autant matériel que spirituel. Matériel, ce sera Quandt et spirituel, ce sera Victor Arlosoroff, Hitler représentant avec le nazisme une conjugaison des deux puisque le nazisme ambitionnait de remplacer le christianisme tout en procurant une sorte d’aisance matérielle : lutte contre le plan Young et résistance des Allemands grâce à la conquête d’un espace vital.

Je crois qu’il est facile d’imaginer ce qu’a pu être la construction qui s’est opérée en elle et l’avis qu’elle a pu avoir sur les plus faibles et ceux qui détenaient un certain pouvoir ou qui étaient en mesure d’y accéder.

 

Le premier grand amour de Magda s’appelle Victor Arlosoroff, un jeune sioniste appelé à compter, bientôt, parmi les grandes figures du mouvement en faveur de l’établissement d’un État juif en Palestine. À ses côtés, Magda allait épouser pleinement la cause sioniste (!)... On imagine qu’il n’y aurait eu qu’un pas, ou guère plus, vers la conversion au judaïsme, si la relation s’était concrétisée ? Quelle a été l’importance de cet homme, et de cette relation, dans la vie de Magda ? Et, pendant qu’on y est, quelle est votre intime conviction, par rapport à l’assassinat d’Arlosoroff en 1933 : l’ordre vient-il de Goebbels ? Magda a-t-elle été impliquée, dans un sens ou dans l’autre ?

l’énigme Arlosoroff

Arlosoroff est le premier des hommes à afficher cette possible puissance que recherche une jeune fille en quête de projet. Il lui ôte sa virginité en admettant que le jeune Walter qui la coursait au Lycée Kolmorgensche de Berlin en 1915 n’ait pas été son premier amant (source Meissner non reprise par Klabunde). Cela crée des liens et la demoiselle est très souvent présentée comme une créature ayant d’énormes besoins sexuels. Pas seulement par Tobie Nathan mais plus récemment par le journaliste romancier Sébastien Spitzer. J’explique et démontre dans mon ouvrage quelle aura été l’influence de leur rupture sur Magda et ce qui a pu la faire sombrer dans un début de perversion narcissique. Mais je voudrais d’abord enchaîner sur cet assassinat d’Arlosoroff.

 

« C’est aujourd’hui admis, l’assassinat

d’Arlosoroff restera inexpliqué... »

 

Meurtre sur la plage, l’ouvrage du Russe Guirchovitch, apporte un éclairage sur ce qui a pu se passer en juin 1933 sur cette plage de Tel-Aviv. On sort même de cette lecture avec une autre possible coupable : Sima, l’épouse du leader sioniste, une femme souffrant de jalousie qui venait de se disputer avec Victor. Mais, c’est aujourd’hui admis, cet assassinat d’Arlosoroff restera inexpliqué, celui que l’on avait tout d’abord accusé ayant été libéré.

Pour ce qui me concerne, j’ai été sensible aux arguments de Guirchovitch et donc à la non responsabilité de Magda Goebbels dans cette affaire. Bien qu’il y ait eu la présence à Tel-Aviv de Théo Korth et Heinz Grönda, ces deux SS dont on n’a pas cerné l’implication réelle dans cette histoire.

 

À 18 ans, Magda rencontre Günther Quandt, un industriel veuf de vingt ans son aîné ; protestante, elle se convertira au catholicisme, la religion de son futur époux (le mariage a lieu en 1921). Un fils, Harald, naîtra de cette union peu après le mariage. L’union dure à peu près dix ans, émaillée de drames familiaux qui vont peser sur le couple, et aussi de révélations sur des "coups de canif" portés par l’une (qui reverra Arlosoroff) et par l’autre. Magda, qui ne s’est jamais sentie vraiment à son aise dans un cadre familial qui ne l’a pas vraiment acceptée, fait chanter son époux, étant entrée en possession de documents scandaleux et compromettants. Elle obtient un appartement luxueux au cœur de Berlin, une pension confortable, et la garde d’Harald. Elle a 30 ans. Elle est riche, et elle est libre. Est-elle heureuse ?

Magda, ex-Quandt

Comment aurait-elle pu être heureuse puisqu’elle commençait à éprouver des difficultés à ressentir quoi que ce soit ! Heureuse, malheureuse… les clichés alternent. Beaucoup d’amants de passage et l’impossibilité de se fixer. Comme elle n’éprouve rien de précis, elle reste dans une sorte de magma, attendant qu’une occasion se présente qui lui permettrait d’accéder à cette puissance qu’elle convoite depuis son adolescence.

 

« Magda était à mes yeux devenue une narcissique qui avais besoin

d’être rassurée par une sorte de miroir capable de donner

une image réhabilitante d’elle-même... »

 

L’infidélité d’Arlosoroff avant celle de Joseph Goebbels venait de précipiter la chose et la perversion narcissique s’était installée en elle, qui ne la quittera plus. On ne naît pas pervers narcissique, on le devient. À cause des castrations opérées dans l’enfance. Les repères d’un enfant disparaissent, il n’a plus la sensation d’exister en tant que tel sinon par l’image que les autres diffusent de lui. Magda était à mes yeux devenue une narcissique qui avait besoin d’être rassurée par une sorte de miroir capable de lui donner une image réhabilitante d’elle-même. Pour avoir le sentiment d’exister, elle vivra à travers les autres, s’écartant d’eux dès qu’ils commettaient le moindre écart. Ce sera le cas avec ce jeune étudiant Ernst qui l’amènera à demander le divorce à Quandt. Une fois qu’il l’aura menacée avec une arme, elle le «  répudiera  » ! Et ce sera le cas de combien d’autres ! Son père Richard fera partie du lot pour avoir été dans l’incapacité de tenir un certain rang social après avoir tout perdu en Belgique en 1914.

 

Ce qui est très intéressant, à ce point de l’histoire, c’est qu’on retrouve une Magda qui a une situation, un appartement superbe, une pension confortable, je le disais à l’instant... mais elle se refuse apparemment à devenir une bourgeoise oisive, qui jouirait pour le plaisir de jouir, comme ce fut le cas de bien des personnes aisées dans le Berlin des années 20. Elle ressent ce besoin de trouver un sens, ou en tout cas une cause dans laquelle s’investir vraiment, comme elle aurait pu le faire avec le sionisme, avec Arlosoroff. Ce réflexe de recherche d’identité, de cause, c’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup, dans l’Allemagne de cette époque ?

quête de sens, vraiment ?

Dans le film de Vitkine, Tobie Nathan parle très bien de ce socle que Magda recherchait jusqu’à ce qu’elle assiste à ce grand show au Sportpalast de Berlin. Je viens de le dire.

 

« Le sens elle s’en fiche, ce qu’elle veut, elle, c’est le pouvoir... »

 

Cette recherche d’identité et de cause, cette quête de sens, cela a peut-être été vrai pour d’autres en Allemagne à cette époque, mais pour Magda Goebbels, il s’est agi de tout à fait autre chose. Le renouveau aryen et la fierté de l’Allemagne, je ne suis pas sûr qu’elle en avait fait sa tasse de thé. Précisons tout de même que c’est parce qu’elle avait peur de perdre la pension que lui versait Quandt à cause de l’arrivée possible des communistes au pouvoir qu’elle va devenir nazie et trouver un sens, et quel sens. Écoutez, je vais être direct, je crois que le sens elle s’en fiche, ce qu’elle veut, elle, c’est le pouvoir. J’insiste. Être une femme qu’on admire et qu’on montre en société et pas seulement une potiche, ce qu’elle reproche à Quandt de ne pas avoir compris. L’image, toujours l’image.

Un autre travail du biographe Toby Thacker m’a permis de compléter ce que j’ai appris de Magda Goebbels. Il ne mâche pas ses mots non plus, disant de l’égérie nazie que c’était un être répugnant !

 

De fil en aiguille, on l’introduit dans des cercles favorables au mouvement d’Adolf Hitler (un prince de la maison impériale de Hohenzollern lui indiquera que c’est une bonne manière de tromper cet ennui qui la terrorise tant). Elle est subjuguée par les discours qu’elle entend, par cette aventure si exaltante... En septembre 1930, elle participe à un meeting du NSDAP au Sportpalast de Berlin et y découvre un orateur qui la captive (la séduit ?), le Gauleiter (cadre du parti) Joseph Goebbels. Dès le lendemain, elle pousse les portes du parti et, bientôt, décrochera un job de secrétaire auprès de l’homme qu’elle épousera l’année suivante. Pour elle, l’aventure va commencer... Et pour eux deux, une histoire. Une histoire d’amour, au moins en partie ?

Joseph, Magda, de l’amour ?

Non, pas d’amour parce qu’elle a déjà sombré dans les travers de la manipulation narcissique, comme je viens de le spécifier. La chroniqueuse mondaine Bella Fromm dira d’elle que c’était une créature capricieuse qui n’arrivait pas à apprécier la vie luxueuse que lui avait offert Günther Quandt jusqu’en 1929. D’autres comme notre ambassadeur François-Poncet «  qu’il n’avait jamais vu une femme avec des yeux et un regard aussi froids  ». La biographe Anja Klabunde, elle-même, dira de Magda «  qu’elle ressemblait plus à un récipient vide absorbant l’ambiance régnante et la reflétant du mieux possible  ». Un avis sans concession, justifiant qu’au Sportpalast elle ait absorbé cette ambiance si particulière comme si son existence entière en dépendait. On dirait que pour la plupart des observateurs Magda souffrait d’un travers, mais sans que l’on ait pu en donner une définition exacte. En évoquant ce meeting berlinois, l’historien Fabrice d’Almeida a de son côté parlé de scénographie nazie réussie. À propos de ce travers, on oublie de dire chez Vitkine que ce sera aussi le cas lorsque, nommée responsable de la cellule nazie berlinoise de West-end, elle n’arrivera pas à s’y fondre, trouvant dérangeantes les attitudes des autres bénévoles qualifiées de moqueuses et émanant de concierges ou de petits commerçants. Elle a probablement dû se demander à ce moment-là pourquoi elle ne s’adressait pas à Dieu plutôt qu’à ses saints pour obtenir ce pouvoir dont elle avait tant envie ?

 

« Goebbels pouvait être irrésistible, mais c’était aussi

un être qui avait déjà menacé à deux reprises de mettre fin

à ses jours. Et cela, elle l’apprendra très vite... »

 

Au-delà des commentaires invraisemblables livrées en 1952 par une Auguste Behrend dépressive, Joseph Goebbels l’a surtout séduite parce que c’était une proie facile pour elle. L’homme n’avait pas d’estime de soi, et il lui était apparu plusieurs fois auparavant mal «  fagoté  », notamment dans une soirée privée organisée par une certaine Viktoria von Dirksen, une fervente adepte de la thèse de la race pure. Restait son élocution et cette force de conviction propre à un véritable bateleur de foire. Lorsqu’il s’en prend aux autorités en place avec un index pointé vers la foule, il deviendrait même irrésistible. Il savait être éloquent : «  Malgré leur contrôle des médias de masse, tout ce qu’ils ont pu faire, c’est tenter de masquer les scandales politiques. Le parti national-socialiste va leur botter les fesses !  » C’était pourtant un être qui avait déjà menacé de mettre fin à ses jours à deux reprises, ce qu’elle apprendra très vite ! Le beau-fils de Magda, Helmuth Quandt, premier des fils de Günther n’avait pas davantage d’estime de soi et cela le rendait désarmant, mais une septicémie abrègera leur idylle (1927).

En la personne de ce Gauleiter de Berlin, voilà donc qu’elle vient de trouver une nouvelle proie et un autre narcissique privé d’estime de soi, tout comme le très jeune Helmuth Quandt et comme certaines autres victimes ! Mais lui, contrairement à elle, il n’a pas besoin de miroir qui pourrait renvoyer une image pour exister ! Il a seulement besoin d’un coach susceptible de le féliciter de temps à autre et sur lequel il peut s’appuyer. Il n’a pas réussi à le trouver lors de sa collaboration avec les frères Strasser pendant la détention d’Hitler à Landsberg et son retrait de quelques mois du NSDAP. Le biographe Peter Longerich nous explique dans son ouvrage publié en France chez Héloïse d’Ormesson quel est le profil de cet homme tourmenté capable de s’autodétruire qui a sans arrêt besoin d’être complimenté pour exister. Entre deux accès de spleen il est capable de se lancer dans des conquêtes pour survivre, ce qui explique toutes ces femmes coursées, de Léni Riefenstahl à Lida Baarova en passant par la femme du boxeur Max Schmeling, Anny Ondra. Ce qui est le propre des personnes souffrant de maniaco-dépression. Je me suis amusé à faire un parallèle entre ses crises de spleen et ses dragues effrénées, et cela colle. J’ai même pu compléter mes données avec celles collectées par un éditeur italien et en ligne pendant quelques jours. Elles revenaient sur l’année 1938 et sur ce qui s’était passé autour de la très belle Lida Baarova.

On a toujours dit que Magda était une belle femme. Quand elle a croisé Quandt, sans doute, mais après… Toilettée, maquillée, ses excès en avaient fait rapidement une femme bien en chair, cela dès 1932-1933, bien avant ses maternités répétées. Les nombreuses photographies trahissent une image pas toujours favorable comme celle où on la voit poser pour un peintre devant les caméras de la propagande nazie. Un média l’évoquait même en des termes injurieux disant d’elle «  qu’elle était maquillée comme une pute orientale  ». Au moment de l’entrée en guerre, elle n’avait donc plus la moindre chance de conserver son Joseph face à d’autres actrices. Sauf à rester une bonne amie de ce dernier en continuant de lui faire des enfants pour que leur Führer soit content et que celui-ci puisse féliciter son propagandiste !

 

« Il dira d’elle à une de ses maîtresses que Magda était

"le diable" ; elle savait le faire tourner en bourrique

et agir sur lui pour le mettre souvent à terre... »

 

Comme il le dira à l’une de ses maîtresses «  elle était le diable  », ce qui montre bien qu’elle savait faire tourner en bourrique son Joseph et agir sur lui pour le mettre souvent à terre. À terre, il le sera d’ailleurs en 1938 quand elle produira son chantage, menaçant de divorcer et sachant quelle affection l’époux volage éprouvait pour ses enfants. Chez ce dernier, on a même parlé de nouvelle tentative de suicide le 19 octobre 1938. De l’égérie nazie, Himmler dira : «  La rusée Magda a pris son nabot de mari dans un filet d’où il ne sortira plus et où il s’étranglera lui-même !  » C’est dire !

Il n’a jamais été question d’amour entre les deux tourtereaux, allons donc ! L’amour, un pervers narcissique ne peut en éprouver ! Ce qu’il ou elle recherche, c’est une possession de l’autre ! Une possession totale ! Magda était surtout attirée, peut-être à son corps défendant, par ce suicidaire souffrant, lui, de maniaco-dépression. Un être volage certes, qui avouait souvent avoir besoin d’elle et de ses petites manipulations. Peut-être cela le stimulait-il ? En bonne représentante du signe zodiacal du Scorpion, je dirai avec un peu d’humour qu’elle a dû souvent être tentée de «  bouffer  » le mâle, alors que celui-ci était pourtant considéré comme un mâle dominant au sein de la meute. Dans son dernier roman primé par la critique, le romancier et journaliste Sébastien Spitzer écrit que : «  Magda mimait des extases avortées dans les bras de cet homme parce qu’elle savait déjà qu’avec lui, tout redeviendrait possible  ».

 

Hitler et les Goebbels 

Hitler avec les Goebbels, et trois de leurs enfants.

 

La vie de couple des Goebbels n’est pas, on l’a vu, un long fleuve tranquille, loin de là. Je ne vais pas rentrer dans tous les détails, mais là aussi, il y en aura pas mal, des coups de canif. Ce qui est intéressant, dans votre livre, c’est les portraits psychologiques que vous dressez des personnages principaux. Devenue une militante convaincue du parti nazi, et animée d’une ambition dévorante, elle voue un culte à celui qui s’est promis à se consacrer, corps et âme, à l’Allemagne, Hitler. Lui et elle sont présentés, sous votre plume, comme des pervers narcissiques, et on voit qu’ils se tournent un peu autour, même si le Führer a largement poussé à ce que l’union avec Goebbels (dont vous mettez en avant les traits de maniaco-dépressif) soit mise en avant. Il les forcera même à rester ensemble lors d’une énième crise de couple. Est-ce que Magda n’a pas finalement plus d’amour, et même plus de désir, pour Hitler que pour son mari ? Hitler aime-t-il Magda ? Et Goebbels, qui semble presque être le laissé-pour-compte de cet étrange triangle, n’est-il pas devenu le mari par procuration de celle qu’on présentera bientôt (certes à ses côtés) comme la "première dame du Reich" ?

un mari par procuration ?

Joseph Goebbels est tout à fait un mari par procuration. Comme l’a écrit un biographe : pendant qu’il la pénétrait, Magda imaginait que, s’il était l’organe, l’esprit du Führer en était l’âme. Parce qu’il symbolisait une sorte de puissance et qu’elle éprouvait une sorte de fascination pour le dictateur. N’avait-elle pas avoué à plusieurs reprises que son amour pour Hitler était plus fort et qu’elle aurait même été prête à lui offrir sa vie ? Comme le disait récemment l’historien Fabrice d’Almeida dans le film réalisé et diffusé sur France 2 «  Hitler l’avait accueillie au ventre car il savait être douceur, gentillesse, être attentionné et il lui avait parlé au plan des émotions en faisant de cette militante comme on disait à l’époque… une fanatique !  »

 

« Goebbels dit : "Magda affiche une attitude compromettante

avec le Chef qui n’est pas celle d’une dame. J’en suis malade !... »

 

Jaloux de cette relation Goebbels se plaindra de son épouse : «  Magda affiche une attitude compromettante avec le Chef et n’est pas celle d’une dame. J’en suis malade !  » C’est démontré, les pervers narcissiques sont d’horribles séducteurs. Toutes les victimes vous le diront, on est vite pris au piège, on ne voit rien venir. Comme tout bon pervers narcissique, Magda devait déjà éprouver des regrets de s’être amourachée de Joseph Goebbels, ce qui l’avait incitée à courser Adolf Hitler, acceptant très vite d’être sa Première Dame préférée. Il faut dire que l’agité moustachu de Linz en avait fait rapidement un personnage de tout premier plan sans cependant lui lâcher ce qu’elle brûlait d’obtenir en partageant sa couche, le pouvoir absolu. D’où cette opposition avec une jeunette du nom d’Eva Braun, une rivale qu’elle traitera avec mépris et suffisance. Ce qui lui vaudra même d’être écartée un temps (1935) de l’entourage d’Adolf Hitler. L’image, toujours l’image.

 

« Le petit Helmuth était-il le fils du dictateur ? J’en doute,

il me semble que Hitler était bien plus un voyeur qu’un acteur... »

 

Peut-on parler de désir de l’égérie nazie ? Je le pense. Pour le désir qu’aurait pu éprouver Hitler pour Magda, tout est encore une fois à ramener au fait que les pervers ne ressentent rien. La mère du biographe Hans-Otto Meissner ira même jusqu’à confier à un média que le petit Helmuth Goebbels né en 1935 serait le fils du dictateur. Ce qui reste à démontrer d’autant que je considère que Hitler était bien plus un voyeur qu’un acteur. À se faire confirmer par le spécialiste qu’est François Delpla.

 

Magda a été mise en avant par les nazis en partie parce qu’en tant qu’ex-femme d’un grand bourgeois, et femme cultivée, elle correspond à un électorat que le parti veut mettre en avant. Et elle a des qualités. Est-ce qu’on peut dire qu’elle a à titre personnel contribué, même à la marge, aux succès et à l’ascension du parti nazi ?

un rôle dans l’ascension des nazis ?

Oui, je suis convaincu qu’elle a contribué aux succès et à l’ascension du parti nazi. Dans son Hitler et les femmes François Delpla dit qu’elle illustrait l’aptitude du régime à séduire les classes dirigeantes. L’historienne Heike Gortemaker ajoute : «  À travers elle, les nazis espéraient changer leur image de petits bourgeois voyous !  » N’oublions tout de même pas qu’elle avait fréquenté une école huppée à Goslar en Basse-Saxe, que l’un de ses deux pères Ritschel l’avait initiée au monde de l’entreprise de très bonne heure et qu’il y avait eu effectivement son union avec Günther Quandt. Le lien qu’elle avait noué avec cet Onkel Führer de la famille Goebbels auquel elle ne pouvait rien refuser a également permis cette «  collaboration vitrine  » filmée par une propagande attentive. Ce lien avec le Führer amènera aussi certains biographes à dire qu’elle avait voulu offrir son Juif à Adi, d’où ces imprécations quant au meurtre d’Arlosoroff qui aurait été piloté par Magda elle-même, ce qui n’a pas été démontré.

 

« Elle aimait briller, parfois en allant même jusqu’à

éclipser les autres comme ce sera le cas

avec Emy Goering et Eva Braun. »

 

C’était également une manipulatrice émérite, une femme brillante parlant le français aussi bien que l’allemand, qui savait se mettre en valeur. Je lui reconnais ce talent. Elle aimait briller, parfois en allant même jusqu’à éclipser les autres comme ce sera le cas avec Emy Goering et Eva Braun.

 

Le couple Goebbels aura six enfants. Il passera outre les crises conjugales pour incarner, pour la propagande, - dont Joseph devient le ministre après l’accession au pouvoir des nazis en 1933 - la famille parfaite, modèle. Comment Magda conçoit-elle ce rôle qui lui est imparti et qui, de fait, lui donne on l’a dit celui de "Première Dame du Reich" (la relation de Hitler avec Eva Braun ne sera vraiment dévoilée au public qu’après leur suicide) ? Est-ce qu’en tant qu’objet de propagande, elle est soumise aux scénarios que son époux et son "époux mystique" mettent au point, ou bien fait-elle preuve de caractère, d’initiative ?

femme de tête et de caractère

Fervente adepte de l’image, j’ai la conviction qu’elle était favorable à l’idée de mettre ses enfants en scène. C’était pour elle une façon de donner, là encore, une image réhabilitante de la mère qu’elle était, devenue «  la mère idéale du Troisième Reich  ». Et je pense qu’elle pouvait non seulement faire preuve de caractère en privé, illustrant cette sorte de violence propre qui sied aux pervers, mais aussi afficher ses convictions comme elle le fera à la radio le jour de la Fête des mères ou à la tête du Bureau de la Mode allemande qu’elle brûlait de diriger avant d’être une fois de plus rappelée à l’ordre.

Lorsque surviendra l’épisode Lida Baarova, et que son Onkel Führer s’opposera à son divorce avec Joseph Goebbels en octobre 1938, l’historien François Delpla lui prête une réflexion acide où elle regrette que celui pour lequel elle éprouvait de l’admiration se mêle de ses affaires : «  Il est le chef de l’Etat mais non de mon mariage !  »

 

« En bonne manipulatrice, elle a souvent été contrainte de

se raisonner envers son mari, bras droit de son Führer,

soucieuse de ne pas rompre son lien avec le dictateur. »

 

Une «  fâcherie  » avec son époux volage la verra prendre la décision en 1933 de ne pas assister à une représentation à Bayreuth où elle devait être vue aux côtés des autres dignitaires du régime. Adolf Hitler l’enverra chercher avec un avion et comme la prière venait de lui…  Elle sera beaucoup moins conciliante avec son époux, qu’elle donne le sentiment d’avoir voulu terrasser pour prendre le dessus sur lui. Mais comme c’était le bras droit de ce Führer auquel elle se sentait liée… elle a souvent été contrainte de se raisonner en bonne manipulatrice, soucieuse de ne pas rompre son lien avec le dictateur.

 

Magda l’ambitieuse a gravi les échelons du Reich. Elle est une des rares femmes à parler véritablement de politique avec Hitler, et avec Goebbels. Que sait-on de ses sentiments à propos de deux des questions les plus sensibles du tragique règne nazi, à savoir, la guerre et les fuites en avant militaires (parfois "aventureuses") d’une part, la "Solution finale" d’autre part ? Ce dernier point me pousse à préciser ma pensée : en revenant en arrière, on se souvient que Magda s’est appelée Friedländer (Richard mourra en déportation, apparemment sans un geste d’elle), et qu’elle a failli se donner toute entière à la cause sioniste portée par son amant et amour Arlosoroff. Est-ce que Magda est antisémite durant sa période nazie ? Et si oui, l’est-elle par conviction acquise progressivement, ou par conformisme, « Parce que le Führer le veut et que Joseph doit lui obéir » ?

antisémite par conformisme ?

«  Il m’est personnellement désagréable et insupportable que l’on me soupçonne d’avoir été élevée par un Juif  » dira-t-elle à un média dès 1932. Sans évoquer ses liens charnels avec Victor Arlosoroff et cet étudiant juif, Ernst qu’elle continuera à recevoir dans son splendide appartement berlinois de la Reichkanzlerplatz. Les médias ne venaient-ils pas de titrer à la une en décembre 1931 à la suite de son union avec Goebbels : «  Le petit Chef épouse une Juive  ».

 

« Oui, elle était devenue antisémite par conformisme,

avec un cynisme propre justement aux pervers. »

 

Magda a donc été contrainte de faire table rase de ses anciennes convictions et ses amitiés juives n’avaient plus d’intérêt. Oui, elle était devenue antisémite par conformisme avec un cynisme propre justement aux pervers : «  Le Führer le veut et Joseph doit obéir  ». D’où sa non intervention lors de la déportation à Buchenwald de ce père dérangeant qu’était devenu Richard Friedländer. J’insiste sur le fait qu’il se soit agi de Richard Friedländer et non de Max Friedländer. Max était quelqu’un d’autre qui aurait été déporté à Sachsenhausen.

Je reviens dans mon ouvrage sur l’ensemble des Juifs auxquels elle livrera bataille dès 1931, dont la chroniqueuse mondaine Bella Fromm. La guerre et ses impacts n’auront d’importance que dans le bunker où là, elle en arrivera à critiquer son Führer adoré, tout en restant fidèle jusqu’au bout aux concepts nationaux-socialistes. En parfaite manipulatrice qui aimait souffler le chaud et le froid, elle confiera à sa seule amie : Ello Quandt, sa belle-sœur, qu’elle était parfois informée par son époux de ce qui se préparait de grave pour les Juifs.

 

La fin, tragique, est à peu près aussi connue que la personne de Magda : elle décide, avec Joseph, de suivre Hitler dans sa décision de se donner la mort fin avril 1945, alors que la prise de Berlin par les Soviétiques est imminente. Avec elle, leurs six enfants (12 à 4 ans). Pourtant il y avait eu des possibilités de les envoyer en lieu sûr (Quandt lui-même avait proposé de les accueillir chez lui). Magda décide pour eux tous qu’un monde où le Troisième Reich n’est plus ne vaut d’être vécu, c’est d’ailleurs ce qu’elle écrira à son fils Harald dans sa dernière lettre. Je vais me faire un peu l’avocat du diable, ou plutôt de la diablesse, pour cette question : à la fin, Magda a un peu perdu la raison. Elle croit comme une fanatique en la cause à laquelle elle a voué sa vie, ses quinze dernières années. Elle voit la perspective d’une mainmise de l’Armée rouge sur l’Europe de l’est, et peut-être l’Allemagne, ce qui la terrifie parce qu’on lui a toujours appris que le communisme, c’était quelque chose de terrible. Et d’ailleurs, elle peut aussi se dire que, si l’évasion de ses enfants capotait, s’ils étaient pris, ailleurs ou dans le bunker, ils pourraient subir des sévices effroyables. Bref, est-ce que, du point de vue de cet esprit malade, les frontières sont vraiment si claires que ça, entre acte égoïste et "acte d’amour", entre meurtre et sacrifice ? C’est un crime froid et totalement conscient, ou c’est le dernier acte d’une folie consommée ?

acte final : égoïsme, ou amour ?

N’a-t-on pas dit après avoir entendu tous les témoins survivants qu’elle aurait eu la possibilité d’échapper aux Russes et de quitter le bunker le 29 avril 1945 avec Hanna Reitsch en avion pour se livrer éventuellement aux autres Alliés ? Si du moins ils l’avaient arrêtée.

 

« En 1938, elle avait déjà menacé de "prendre ses enfants

avec elle" pour que leur père puisse éternellement

se reprocher son inconduite. »

 

Je crois que c’est là où je veux différencier l’analyse que j’en ai faite, de celle de la propagande nazie. Pour moi, cet assassinat n’est pas un acte d’amour mais un acte intéressé. Toujours prisonnière de cette image et de ce que l’on pensera d’elle post-mortem, elle choisira cette solution de meurtre. Pas mal pour un être qui dans son délire ou ce qu’elle simulait comme tel, avait à faire des choix ultimes. Dont cette lettre à son cher fils Harald. Un document que le sociologue Gérald Bronner assimile à un manque de sincérité. Précisons tout de même qu’en 1938, avant le début de la guerre, elle avait déjà menacé de «  prendre ses enfants avec elle  » dans un acte suicidaire pour que leur père puisse éternellement se reprocher son inconduite. Ce qui a fait dire à l’écrivain Tobie Nathan que ses enfants n’étaient pour elle que de simples objets, une autre caractéristique démontrant sa perversion narcissique !

Dans le bunker, il s’est agi d’un crime froid, parfaitement mis au point par un propagandiste qui avait su convaincre son épouse, gagnant de ce fait et à nouveau son admiration en lui faisant miroiter cette image à laquelle elle était sensible et que l’on conserverait d’elle après sa mort. Et cela a fonctionné ! Magda n’admirait en effet plus Joseph depuis l’affaire Lida Baarova.

 

La mère de Magda, Auguste Behrend, lui survivra huit années durant ; son fils Harald vingt-deux ans. Vous le dites bien dans le livre, une des raisons du meurtre de ses enfants, c’est la terreur de se dire que, devenus grands, ils pourraient renier ce que ses parents ont été, et ce en quoi elle a cru. Que sait-on du jugement que sa mère, et son fils, ont porté sur ses engagements, et sur ses derniers actes ?

son fils, sa mère

Il y a eu, et c’est plus grave, préméditation. Fabrice d’Almeida, lorsqu’il livre ses impressions à la fin du film d’Antoine Vitkine, partageant mon avis sur le fait qu’il y ait eu une mise en scène, dira  : «  Si ça se trouve, les enfants Goebbels auraient renié ce passé-là, et ils l’auraient reniée, elle, et ça elle n’en voulait pas  ».

 

« Si Harald Quandt avait commenté les engagements de sa mère,

je ne suis pas sûr que cela aurait profité à l’empire Quandt

dont il avait hérité avec son demi-frère Herbert. »

 

Harald Quandt n’a, que je sache, pas commenté les engagements de sa mère. Et puis, s’il l’avait fait, je ne suis pas sûr que cela aurait profité à l’empire Quandt dont il avait hérité avec son demi-frère Herbert et qu’il gèrera avec lui jusqu’en 1967 avant de disparaître.

Quant à Auguste Behrend, la mère menteuse, elle donne le sentiment d’avoir regretté son attitude de mère non aimante. Mais sans incriminer davantage sa fille. Aux portes de la dépression, elle livrera en 1952 des commentaires à un média Schwäbische Illustrierte dans un article intitulé : Ma fille, Magda Goebbels dont je n’ai pu avoir que des extraits et qui sont en majorité repris par Anja Klabunde.

 

L’histoire de Magda Goebbels est très actuelle, en ce sens qu’elle refuse,  une vie de jouissance dénuée de sens, et de superficialité. Vous l’avez dit, tout cela était aussi "intéressé", "bassement matérialiste" : elle craignait absolument qu’une hypothétique prise de pouvoir par les communistes n’attente à son mode de vie confortable, mais tout de même, il y a de ça. Elle recherche une cause dans laquelle se donner à fond, et tant pis si cette cause fut la pire de toutes : ambitieuse forcenée, elle a trouvé une place, la sienne, dans la société et dans un monde nouveau, à construire. Le parallèle a pas mal été fait avec les embrigadés de Daech, qui se sont impliqués dans cette autre aventure criminelle, parce qu’elle leur promettait autre chose qu’une monotone et tranquille : une aventure. Et parce qu’on leur a fait miroiter qu’ils pourraient devenir des pionniers dans le monde à venir, plutôt que des pions parmi des millions dans une société faisant la part belle à l’individualisme, et au consumérisme à outrance. Est-ce que ça vous parle, et vous interpelle, cette thématique ? Et est-ce que c’est une question aiguë pour nos sociétés où la perte de sens, et la crise de foi, paraissent gagner du terrain ?

résonances actuelles ?

Bien sûr que cela m’interpelle, même si je n’ai pas du tout étudié les embrigadés de chez Daech. Mais je crois qu’ici, il importe de revenir au fait que Magda Goebbels ne voulait pas perdre ses biens à un moment où les communistes représentaient une sorte de péril. Elle, elle voulait justement continuer à pouvoir consommer, pouvoir garder ce que la République de Weimar avait permis aux gens aisés !

La question que vous soulevez sur cette perte de sens est pour moi lié à autre chose, à une manipulation d’êtres qui n’ont pas un intellect avancé et qui ont été en échec scolaire quand ils fréquentaient l’école. Ce sont souvent des illettrés. Encore que, si l’on repense à l’attaque contre les tours du World Trade Center en 2001, on ait eu devant nous des terroristes (al Qaida) qui ne donnaient pas le sentiment d’être des illettrés, et capables très vite d’acquérir des rudiments leur permettant de piloter un avion.

 

Vous portez un jugement globalement très dur, et avec peu de compassion pour le personnage de Magda, dont vous dites à la fin qu’elle aura été « sans âme, vidée de l’intérieur dès son enfance par une mère castratrice ». Mais est-ce que vous n’avez pas eu, en travaillant sur elle, sur sa vie, des moments d’empathie pour elle ? Comme, de la compréhension pour un être humain qui se laisse glisser vers l’horreur absolue ? Est-ce que c’est le mal absolu, Magda ? Ou bien est-ce plus subtil que ça ?

Magda, le mal absolu ?

Oui, c’est vrai mais cela étant, devrait-on pardonner aux pervers narcissiques d’être ce qu’ils sont devenus ? Et devrait-on pardonner leurs crimes à des gens comme Fourniret et consorts parce qu’enfants ils ont subi une castration et les attaques de proches ?

À un seul moment j’ai éprouvé de la compassion pour cette Magda. Lorsque je décris dans mon ouvrage ses pratiques masturbatoires au couvent des Ursulines de Vilvoorde. Relisez les toutes premières pages de celui-ci lorsque j’évoque une Magda abandonnée qui se faisait plaisir : «… en étouffant ses cris et, tout en restant aux portes de ce qu’elle estimait admissible, ayant le sentiment de s’embarquer pour des univers autrement plus épanouissants que ne l’était la triste existence à laquelle elle était confrontée depuis sa venue au monde…  »

 

« Le mauvais avait déjà germé en Magda,

bien avant sa découverte des nazis. »

 

Je ne crois pas qu’elle se soit laissé glisser vers l’horreur absolue. Tout a été méthodiquement élaboré, elle voulait se mettre à l’abri en n’hésitant pas, ce faisant, à sacrifier ceux qui se dressaient sur sa route. Épouse de Quandt, on dit qu’elle avait déjà dans l’idée de faire chanter son époux avec toutes ces lettres retrouvées qu’il n’avait pas pris la précaution de détruire. Et, que je sache, c’était bien avant sa découverte des nazis ! Le mauvais avait déjà germé en elle, malgré tout ce qu’a pu en dire après-guerre son amie Ello Quandt pour la défendre ! Encore qu’Ello me donne un autre sentiment, celui d’avoir été un être sous son emprise et la victime d’une manipulation qui a très bien fonctionné d’un bout à l’autre. C’est justement toute la force des pervers narcissiques de savoir séduire autour d’eux en déformant au besoin les agissements des uns et des autres.

 

Hypothèse farfelue mais, je crois, intéressante : si vous pouviez lui poser une question, une seule, quelle serait-elle ?

Magda, une question ?

Je lui aurais demandé par le truchement d’une lettre «  à la Guy Carlier  » si, au moment de son geste meurtrier, elle avait conscience du risque qu’elle encourrait sur le plan de la réincarnation. Bien que je ne sois pas convaincu qu’elle me réponde après avoir lu toutes ces lettres que lui a adressées de Buchenwald son père Richard et restées sans réponse. Du moins s’il faut en croire l’un des amis de celui-ci et de tous «  ces rêves qui ont été piétinés  ».

 

«  Maria-Magdaléna,

 

« Après tous ces meurtres commis dans le bunker, est-ce que

vous imaginiez pouvoir vous réincarner un jour

dans d’autres enveloppes terrestres ? »

 

Sans vouloir m’adresser à vous avec ce titre ronflant de Frau Doktor Reichsminister que vous appréciiez tant, je serais curieux de compléter un point qui est resté trop vague. Lorsque vous étiez encore une adolescente, vous avez été prise d’une véritable passion pour le bouddhisme, convaincue sans doute par les applications que l’un de vos deux pères, Oskar, en avait tirées. Mais, sincèrement, après tous ces meurtres commis dans le bunker, est-ce que vous imaginiez pouvoir vous réincarner un jour dans d’autres enveloppes terrestres ? Je ne sais pas moi, mais le karma ça existe ! Il est impossible que vous n’en n’ayez jamais entendu parler ! À l’inverse de vous, et sans maîtriser le sujet à fond, je dirais même que vous risquez de vous trimbaler une quantité impressionnante de casseroles derrière vous pendant quelque temps ! Car, les bouddhistes le reconnaissent quand ils parlent de l’effet boomerang et de karma négatif, il va bien falloir payer la note un jour, en admettant que vous n’ayez pas, déjà, commencé à la payer. L’addition risque même d’être lourde chère Maria-Magdaléna, sauf à plaider pour un acte d’honneur ou un sacrifice et là, vous ne me ferez pas croire que les notions d’honneur et de sacrifice aient pu intercéder dans votre décision de tuer vos gamins. Car cette histoire de menace russe, ça ne tient pas la route ! Admettez-le ! Que vous ayez eu peur de la menace que l’Armée rouge faisait planer sur les populations allemandes vaincues et que vous ayez eu peur pour vos enfants, vous admettrez que c’est un peu tiré par les cheveux ! Surtout qu’Hanna Reitsch vous avait proposé deux jours avant de quitter le bunker en avion avec eux !

Bon, je sais, vous allez me dire qu’ils se sont peut-être déjà réincarnés avec un karma nettement moins négatif que le vôtre et que !...

Je dois d’ailleurs avouer que le fait de vous imaginer réincarnée sous les traits d’une… Palestinienne vivant à Jérusalem m’a trotté dans l’esprit. Pouvoir vous imaginer à un endroit qui est, en ce moment, très convoité par les Juifs, cela ne manquerait pas de sel. Mais, voulez-vous que je vous dise, ça serait même vachard, surtout après tout ce que vous leur avez fait subir à la fin de votre existence !

En conclusion, et en admettant que cela ait pu être le cas, il va vous falloir du courage car si cela se vérifiait, vous allez en avoir besoin. Mais ce sera peut-être aussi le début d’un nouveau combat, plus à même de rompre le mauvais lien qui vous rattache à votre précédente existence et cette fois-ci générateur d’un karma plus positif.

Alors, bon courage Maria-Magdaléna !  »

 

J’aimerais, Louis Pétriac, vous inviter à présent à me parler un peu de votre activité d’éditeur : comment ça marche ? Est-ce que c’est compliqué, ce travail, et êtes-vous heureux de la manière dont il se présente jusqu’à présent ?

vie d’éditeur

Par les liens qu’il m’a permis de nouer, le bilan est plutôt positif. Même s’il ne m’a pas permis de mettre d’argent de côté et de développer bien plus mon label de «  la communication par l’émotion !  »

Deux ouvrages sur une vingtaine ont vraiment marché, au-delà même de mes espérances :

Le tout premier avec cet hommage "Chanson française" avant que ma banque ne me coupe les vivres, alors que je m’apprêtais à publier un ouvrage de l’humoriste Jacques Bodoin, une gloire des années soixante-dix, ami d’ailleurs du Compagnon de la Chanson Marc Herrand. Qu’est-ce que j’aurais aimé entreprendre ce travail avec Jacques Bodoin, le père du célèbre Ernest «  le Paganini de l’arithmétique  » et qu’est-ce que je regrette d’avoir dû céder aux injonctions de cette banque ! C’était en 2009 et je mettrai quelque temps à me ressaisir avant de repartir de l’avant.

Le second, avec ce récit sur le maquisard : Ma guerre à moi… résistant et maquisard en Dordogne. Deux ouvrages qui s’écoulent toujours.

Compliqué, ça l’est toujours un peu ! Les difficultés quelles sont-elles ? Elles sont liées à une meilleure diffusion qui aurait sans nul doute permis d’obtenir de bien meilleurs résultats. Soucieux de défendre mes intérêts, j’ai par exemple refusé dernièrement de rétribuer les gens de la FNAC en leur allouant 55 à 65% du prix d’un ouvrage à cause de leur refus de prendre en charge les frais de port ! Ils venaient de me commander trois ouvrages m’invitant à accepter des conditions insupportables ! Et puis, il m’aurait fallu davantage de moyens que je n’en n’ai eu, même si je continue à me battre pour que cela s’améliore. Une structure vient de se créer pour les petits éditeurs qui ne facture que 45% du prix des ouvrages et qui avance les frais de port : expressediteur.com. Peut-être cela changera-t-il après cet ouvrage sur Magda dont les éditions Perrin n’ont pas voulu et que j’ai absolument voulu publier rapidement après tout ce que j’avais trouvé d’exploitable. N’oublions tout de même pas que le journaliste Sébastien Spitzer venait de sortir ses Rêves qu’on piétine et qu’un film avait été programmé sur France 2 qui avait déjà été diffusé en Belgique et en Suisse. On parlait donc beaucoup de l’égérie nazie depuis le printemps 2017.

 

« Dur, dur pour un micro-éditeur non diffusé de se faire connaître !

Il faut avoir la rage et ne jamais capituler, proposer aux auteurs

leur propre site de promotion et les aider souvent à animer ceux-ci.

Heureusement que les réseaux sociaux et qu’Internet existent ! »

 

Cela étant, je n’ai pas perdu d’argent sur une production avec, assez souvent, des ventes situées entre 300 et 500 exemplaires : autisme, magnétisme, témoignage d’entrepreneur. Dur, dur pour un micro-éditeur non diffusé de se faire connaître ! Il faut avoir la rage et ne jamais capituler, proposer aux auteurs leur propre site de promotion et les aider souvent à animer ceux-ci. Heureusement que les réseaux sociaux et qu’Internet existent !

Sans vouloir pasticher Gérard de Villiers, je viens de créer ma propre SAS que j’espère pouvoir transmettre à un repreneur quand je m’arrêterai victime de l’âge, mais tant que j’ai la force… Puisqu’une majorité d’ouvrages intemporels continuent de s’écouler dix ans après être sortis, pourquoi devrais-je arrêter, même à 68 ans ? Reconnaissons quand même que j’ai eu beaucoup de chance car du caniveau, parvenir à créer un truc pareil, croyez-moi, il fallait en vouloir et être un peu allumé !

 

Quels sont vos projets, vos envies ? Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?

projets et envies

J’essaie d’amener un homme qui vient de la rue à croire davantage à ce qu’il fait, m’inspirant d’une autre réussite, celle de Jean-Marie Roughol, un SDF, aidé, c’est vrai, par le politique Jean-Louis Debré. Ma nouvelle relation a en plus un coup de crayon fabuleux. Nous avons pour projet de lancer un appel sur Internet et de récolter quelques fonds (Ulule.fr) pour lui permettre de boucler son premier projet littéraire.

 

« Faudrait-il laisser de côté sans le publier un message

porté viscéralement par quelqu’un qui éprouve

des difficultés à écrire sans faire de fautes ? »

 

Comme je fonctionne en solo en externalisant une partie de la production, je ne peux publier que très peu d’ouvrages. Mais il faudrait peu de choses et que l’on se décide à m’envoyer des trucs beaucoup plus publiables que ceux que j’ai reçus et où il fallait quasiment tout refaire. Encore que je reconnaisse avoir jusqu’à présent bien plus acheté des histoires que la façon dont ils étaient écrits ou présentés. Mais, faudrait-il laisser de côté sans le publier un message porté viscéralement par quelqu’un qui éprouve des difficultés à écrire sans faire de fautes ?

Je viens de proposer sur le compte Twitter de Decal’Age Productions éditions une collaboration à certains animateurs de blogs littéraires et à des lecteurs ou critiques. C’est dire si je mesure l’importance que peuvent avoir pour les éditeurs qui ne bénéficient pas de conditions de diffusion optimales une telle collaboration.

Qu’est-ce que l’on peut me souhaiter ? Un peu plus d’un millier d’exemplaires sur un prochain bouquin pour que je puisse faire enfin appel à un attaché de presse, le point faible de Decal’Age Productions éditions. Car quand on ne fait pas d’ouvrages sur ceux qui nous gouvernent, que l’on appartient pas aux élites, ou que l’on ne parvient pas à tisser des liens avec un chroniqueur, c’est extrêmement compliqué de séduire un média et de défendre un projet. Même quand il est bien ficelé.

 

Un dernier mot ?

Oui qui pourrait être destiné à tous ceux qui entreprennent. Qui que vous soyez et quels que soient les moyens dont vous disposez, faites-le, surtout si vous en avez envie ! Pour ne pas regretter à la fin de ne pas l’avoir tenté.

Mes remerciements Nicolas Roche à vous ainsi qu’à votre structure Paroles d’Actu pour avoir pris le temps de m’écouter défendre ce qui n’a pas de prix...

 

Louis Pétriac et Marc Herrand Strasbourg

« Une photo de moi prise à Strasbourg avec mon complice Marc Herrand, l’ancien

Compagnon de la Chanson de la période Edith Piaf auteur en 1946 d'un mégatube

repris par la petite Australienne Tina Arena, "Les Trois Cloches" »

 

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20 janvier 2018

François Delpla : « Sans Churchill, ni les États-Unis, ni l'URSS n'auraient pu contester le triomphe nazi »

Dans le film de Joe Wright, Les Heures sombres, Gary Oldman incarne un Winston Churchill confronté aux bourrasques de la grande histoire, face au funeste péril nazi : quand toutes les citadelles d’Europe seront tombées, il demeurera, un temps (de ces temps où tout, absolument tout, peut basculer), seul à faire face. Debout. Seul, parmi les nations, et à bien des égards, seul parmi les siens. Je n’ai, pour l’heure, toujours pas vu ce film (mais je compte bien le faire bientôt). François Delpla, biographe de Hitler et spécialiste du Troisième Reich (ses indispensables Propos intimes et politiques ressortent bientôt, en poche), l’a vu, et il a écrit sur son blog ce qu’il en a pensé. Il a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions. Je tiens à le remercier, encore et encore, pour la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée. Le lire est à chaque fois très enrichissant (j’ai hâte de voir, entre mes mains, ce qu’il fera de la passionnante thématique « Hitler et Pétain »), et le publier, une joie, et un privilège. Delpla, c’est un conteur qui cherche, et un chercheur qui sait raconter ; lisez-le, vraiment. Puisse cet article vous donner cette envie ! Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 16/01/18 ; R. : 18/01/18.

François Delpla: « Sans Churchill, ni les États-Unis,

ni l’URSS n’auraient pu contester le triomphe nazi. »

Churchill et Hitler

Churchill et Hitler, Éditions du Rocher, 2012.

 

François Delpla bonjour, merci de m’accorder cette nouvelle interview, que je veux axée autour du personnage de Winston Churchill, auquel vous avez consacré plusieurs ouvrages, dont Churchill et Hitler (éd. du Rocher, 2012)...

L’actu du moment autour du « Vieux Lion » britannique, c’est le film de Joe Wright, Les Heures sombres, que vous avez vu. Artistiquement parlant, est-il un bon film ? Surtout, sur le plan historique, y retrouve-t-on, au moins sur l’essentiel, ce qu’il convient d’apprendre et de comprendre sur le sujet traité ?

le film et l’histoire

« Ce film, artistiquement réussi, est le premier qui

se fonde sur les minutes du cabinet britannique. »

Ce film, qui me semble artistiquement réussi, est le premier qui se fonde sur les minutes du cabinet britannique, accessibles depuis 1971 et très lentement prises en compte, par l’histoire universitaire comme par les fictions de toute nature, tant elles s’écartent de la vérité jusque là admise. Je suis le premier historien qui les a exploitées en détail et sans œillères, il y a bientôt 25 ans, dans Churchill et les Français, trois ans après un premier défrichage de John Lukacs dans The Duel. Mon chapitre est en ligne et il convient d’y renvoyer. Au cinéma, il est permis et compréhensible de trier, de simplifier, d’introduire des actrices pour détendre le spectateur des affrontements tout uniment virils, sur les champs de batailles comme dans les milieux politiciens phallocrates… Le scénariste, Anthony Mac Carten, nous fait d’ailleurs l’heureuse et très rare surprise de publier le résultat de ses recherches documentaires avant toute déformation fictionnelle, sous la forme d’un livre portant le même titre que le film. C’est ainsi que Clementine Hozier épouse Churchill, indûment introduite dans des moments-clés du film, n’est mentionnée dans le livre qu’au sein d’un chapitre sur la jeunesse du héros !

Plus gravement pour la compréhension des événements, Mac Carten s’écarte sur quelques points essentiels des minutes du cabinet britannique, qui forment la base du scénario et qu’il est le seul auteur de fiction à suivre de près.

 

Les Heures sombres

Affiche du film Les Heures sombres.

 

Gary Oldman

Gary Oldman, dans le rôle de Churchill.

 

Le 10 mai 1940 (peut-être la date la plus cruciale pour l’Europe occidentale en cette première moitié du 20e siècle ?), Winston Churchill devient Premier ministre. Quelles sont les coulisses de cet avènement, d’un homme longtemps vu comme un marginal, et pas seulement d’ailleurs par ses ennemis politiques ? Car enfin, on sait le Parti conservateur jusqu’alors dominé par des personnalités pro-appeasement comme Neville Chamberlain (le Premier ministre sortant, qui va prendre le parti), ou encore le Foreign Secretary Edward Wood (Lord Halifax) ? Et, ne l’oublions pas, le 10 mai, c’est aussi le jour du démarrage des invasions à louest par l’Allemagne hitlérienne...

Comment se décomposent, au sein du Parlement, des grands partis et pour ce qu’on en sait, de l’opinion britanniques, les forces en présence sur la question de la guerre, à l’heure où Churchill prend la tête du gouvernement ? Surtout, comment cela va-t-il évoluer durant les quarante jours décisifs qui vont suivre, avec pour point daboutissement la désastreuse capitulation française ?

game of seats

« Après Munich, Churchill fut très dur avec Chamberlain,

tout en cherchant à ne pas se l’aliéner définitivement. »

La diversité de ces questions pertinentes met à rude épreuve mon esprit de synthèse ! Churchill est un antinazi conséquent, tout en restant un impérialiste anglais pas toujours très lucide, depuis la première percée électorale des nazis, en septembre 1930. Il assume une grande marginalité et est tenu à l’écart du gouvernement quand les conservateurs en reprennent les rênes aux travaillistes en 1931, tout en évitant de créer l’irréparable. Par exemple, la célèbre apostrophe d’après Munich, «  ils ont voulu éviter la guerre par la honte, ils ont la honte et ils auront la guerre  », n’est pas lancée en plein débat des Communes à la face du premier ministre Chamberlain, dont il se serait fait alors un ennemi irréconciliable, mais dans quelque salon, à charge pour la rumeur de la faire parvenir au destinataire (elle n’est connue que par les mémoires du plus churchillien des travaillistes, Hugh Dalton, dans les années 50).

Son opposition constante sur la question allemande ne crée pas autour de Churchill un groupe de députés frondeurs analogue à celui qui, en France, a récemment renâclé devant la politique Valls-Hollande. Seul parmi les parlementaires conservateurs son futur deuxième successeur Harold Macmillan, peut-être, le suit de près, en dehors de Brendan Bracken qui, lui, le suit comme son ombre et jusqu’au bout, devenant à partir de 1941 son inamovible ministre de l’Information avant de décéder prématurément dans les années cinquante en ayant brûlé tous ses papiers, ce qui me fâche définitivement avec lui ! Aux élections de 1935, les conservateurs ont obtenu 429 députés sur 583 et ceux qui depuis ont exprimé, face au nazisme, des positions plus ou moins churchilliennes sont environ une trentaine.

« Churchill était devenu, pour Chamberlain, une carte potentielle

à jouer dans son duel psychologique contre Hitler. »

Chamberlain gardait Churchill, dans le duel avec Hitler où il avait constamment le dessous, comme une carte de réserve. Il menaçait le Führer d’une guerre plus souvent qu’on ne l’imagine, et le bruit récurrent d’une entrée de Churchill au gouvernement était l’un des instruments de cette menace. C’est donc tout naturellement qu’il devient ministre quand Chamberlain se résigne à déclarer la guerre, mais sur un strapontin puisque cette guerre va rester «  drôle  » jusqu’à ce que l’ennemi en décide autrement. Il n’est que ministre de la Marine dans un conflit qui s’annonce essentiellement terrestre. Il ne retrouve donc même pas sa position de 1914 car si alors déjà il était premier lord de l’Amirauté c’était dans une guerre qui s’annonçait navale autant que terrestre, car l’engagement de l’Angleterre résultait avant tout de son inquiétude devant la croissance exponentielle de la marine allemande – alors que Hitler avait limité son développement pour rassurer Londres.

 

Neville Chamberlain

Neville Chamberlain, Premier ministre britannique (1937-1940).

 

« Chamberlain discrédité suite à une grossière

erreur d’appréciation ; Halifax resté en retrait, considérant

que son heure n’est pas venue : le "moment Churchill"

est né d’un concours improbable de circonstances. »

 

Churchill devient Premier ministre à la faveur d’une crise politique entraînée par les défaites alliées en Norvège, et surtout par le contraste entre l’audace déployée alors par Hitler et l’immobilisme de Chamberlain qui venait, cinq jours avant que Hitler ne fonde sur la Scandinavie, d’expliquer aux Communes que [le dictateur nazi] avait «  loupé le coche  » (missed the bus). Il y aurait des raisons logiques à ce que la seule personnalité conservatrice antinazie prenne le relais… mais ce n’est pas cette logique-là qui prévaut le 10 mai 1940, contrairement aux apparences. Le bras droit de Chamberlain, son ministre des Affaires étrangères Edward Halifax, avait été moins exposé et tout le monde s’attendait à ce qu’il lui succédât, d’autant plus que le roi George VI ne lui marchandait pas son estime. D’autre part les travaillistes, réunis en congrès à Bournemouth et courtisés de tous les côtés malgré leur groupe parlementaire très inférieur, car le  moment semble venu d’affronter la guerre avec un gouvernement d’union, accepteraient de servir sous n’importe quel conservateur autre que Chamberlain (ce que le film ne précise pas). Mais ce dernier, furieux d’être chassé pour une phrase malheureuse, s’accroche au pouvoir de toutes les manières possibles. Il entend notamment (et le film le montre, sans le dire) garder la présidence du parti conservateur, qui revient normalement au Premier ministre. Or Halifax est lord et ne peut, en conséquence, haranguer les Communes que par l’intermédiaire d’un porte-parole… désigné, donc, par Chamberlain. Il préfère passer son tour («  Mon heure n’est pas encore venue  », résume le film en une formule obscure si on ne connaît pas ce contexte) en attendant que la situation se décante, et consent à une expérience Churchill… sous la haute surveillance de Chamberlain et de lui-même, qui occupent dans le nouveau cabinet de guerre de cinq membres les deuxième et troisième fauteuils, devant les travaillistes Attlee et Greenwood.

Lors du vote de confiance réclamé par Chamberlain à l’issue du débat sur la Norvège commencé le 7 mai, les «  ayes  » sont au nombre de 281 et les «  noes  » de 200. Ce qui signifie que plus de cent conservateurs se sont abstenus : le désaveu est cinglant, même si la plupart des abstentionnistes veulent sanctionner sa gestion brouillonne de la guerre plutôt que sa mollesse envers le nazisme.

« Après la terrible crise suivant la percée allemande en France,

Churchill fait montre, de par son éloquence, de sa capacité

à reprendre la main, à exalter le courage,

après l’évacuation réussie de Dunkerque. »

Il est inexact que le nouveau gouvernement, le 13 mai, soit accueilli aux Communes par un silence de mort après sa brève présentation par un Premier ministre qui promet «  du sang, de la peine, des larmes et de la sueur  ». Simplement il n’est acclamé que sur les bancs de gauche et les applaudissements conservateurs sont nettement plus discrets, tandis que l’entrée de Chamberlain a été saluée par une ovation. Qu’en est-il ensuite, lors de la terrible crise induite, à partir de la mi-mai par la percée allemande de Sedan et la faiblesse des réactions françaises ? Tout simplement, les Communes sont peu réunies et débattent peu de l’essentiel. Il faut dire que Churchill, qui est aussi devenu ministre de la Défense, sait limiter les débats par le recours au secret militaire et la procrastination. C’est ainsi que le 28 mai il fait admettre au parlement un ajournement d’une semaine en promettant qu’il y aura alors un débat de fond, permis par une connaissance précise des forces qu’on aura pu évacuer par Dunkerque. La promesse sera oubliée et le débat remplacé par un morceau d’éloquence : le fameux discours du 4 juin où Churchill exalte le succès complet de l’évacuation ainsi que le courage des marins, des aviateurs et des fantassins qui l’ont permise, et trace la perspective d’une tentative allemande de poursuivre les fugitifs en Grande-Bretagne où l’ennemi sera dignement accueilli «  sur les collines et sur les plages  », tout en précisant qu’il faudra bien recouvrer le terrain perdu : «  Wars are not won by evacuations  ».

 

Après la chute de la Pologne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Belgique, puis de la France, Hitler a l’habileté de proposer une ouverture à un Royaume-Uni à peu près seul, et des conditions de paix prétendument acceptables pour cette puissance blanche qui dispose aussi d’un vaste empire colonial (l’Inde notamment est contrôlée par l’Empire britannique, ce qui n’est pas pour déplaire à Hitler). On imagine à quel point les débats peuvent être houleux alors, à Londres, face au dilemme insoluble entre paix déshonorante et promesse d’une lutte à mort contre un Reich sur-équipé et qui domine, avec son allié italien, le continent.

Halifax mène alors le clan de ceux qui veulent la paix, considérant que la lutte n’est pas gagnable, et que s’entêter risquerait de réduire à néant l’empire, voire de s’achever par l’asservissement des îles britanniques. Est-ce qu’en se faisant l’avocat du diable, il n’y aurait pas quelque chose de caricatural, à voir en Halifax, une espèce de collaborationniste qu’on pourrait juger indigne après coup ? De la même manière que peut-être, quand on regarde Chamberlain à Munich, on néglige le traumatisme finalement récent de la Grande Guerre ? Et après tout, est-ce qu’on ne voit pas encore, à ce moment-là, Hitler comme une énième resucée de l’expansionnisme allemand, violente et illuminée mais pas forcément si différente que ça d’un Frédéric II, d’un Bismarck, d’un Guillaume II ?

crises de cabinet

« Personne ne saurait dire, avant le 10 mai,

si Hitler est un minus impulsif ou un chef réfléchi. »

Si c’était le cas, l’union nationale ne poserait guère de problèmes. Hitler a au contraire réussi à semer un brouillard épais sur sa personne et ses intentions… pas encore très claires aujourd’hui pour tout le monde ! Pour nous en tenir à 1940, on ne sait pas avant le 10 mai s’il est un minus impulsif ou un chef réfléchi, s’il suit un plan ou s’il improvise, si sa politique suit une logique propre ou s’il est tiraillé entre des clans, s’il maîtrise la situation intérieure ou si ses virages à 180°, du pacifisme au bellicisme ou de l’antisoviétisme au pacte avec Moscou, ne sont pas en train de lui aliéner des courants puissants et si son effondrement souhaitable ne va pas engendrer un chaos pire que le mal, accouchant d’une Allemagne communiste… Ensuite, lors de l’offensive, tout va trop vite et on sait moins que jamais ce qu’on pense !

« Halifax a eu vent, par un intermédiaire également lié à Göring,

de ce que les Allemands, dès qu’arrivés à Calais, feraient

une offre avantageuse aux Britanniques, à saisir rapidement... »

Il est symptomatique que, dans le débat induit en ce début de 2018 par la sortie du film, on parle peu de Halifax et pas du tout, jusqu’à présent, de Dahlerus, un homme d’affaires suédois, lié à Göring et à Halifax, à qui l’Allemand, connu comme le bras droit du Führer, explique le 6 mai que la Wehrmacht pourrait un jour parvenir à Calais et qu’alors il faudrait signer la paix très vite à des conditions avantageuses. Une affaire étouffée presque parfaitement. Un livre de Jacques Benoist-Méchin a levé un coin du voile en 1956, une découverte archivistique fortuite de John Costello a précisé les choses en 1991… mais la réception du message, à Londres comme à Paris, reste obscure. Il est même possible que Halifax, le recevant peu avant ou peu après la formation du nouveau gouvernement, n’ait pas osé en parler à Churchill, estimant qu’il serait mal reçu, voire traité de défaitiste. Heureusement, nous pouvons affirmer sans grand risque d’erreur que le message était en tout cas arrivé au Foreign Office, car Halifax avait fait état devant le cabinet, les 19, 21 et 23 mai, d’un autre point abordé par Göring le 6.

« Churchill était au départ très opposé au réembarquement,

ce qui a tendu considérablement ses rapports avec la hiérarchie

militaire, et aurait pu aboutir sur une catastrophe

si les Allemands n’avaient pas stoppé leur avancée... »

La crise, que le film fait débuter le 25 mai quand Halifax entreprend l’ambassadeur italien Bastianini, démarre en fait le 19 lorsque le général Gort, qui commande les troupes anglaises bousculées sur le continent, demande qu’on secoue les Français pour qu’ils contre-attaquent et qu’ils lui donnent des ordres dans ce sens, ou que le gouvernement l’autorise à se rembarquer. Churchill, en tant que Premier ministre et ministre de la Défense, pèse de tout son poids contre la solution de l’embarquement, au point d’en laisser passer l’heure, seul un étrange arrêt allemand de deux jours et demi dans l’arrière-pays dunkerquois sauvegardant sa possibilité. Il est alors à couteaux tirés non seulement avec Gort et son entourage, mais avec le chef suprême des armées impériales, le maréchal Ironside… un proche de Halifax. Ironside est brusquement remplacé par son second, Dill, dans la nuit du 25 au 26, dans des conditions à ce jour inexpliquées (dans ses mémoires, Winston écrit qu’il venait de s’apercevoir que le second était plus talentueux que son chef… une raison semble-t-il insuffisante pour changer de cheval au milieu du gué).

« Halifax se livre à un véritable coup d’État quand il affirme à

l’ambassadeur d’Italie à Londres, sans mandat,

que son gouvernement est prêt à demander une médiation

à Mussolini dans son conflit avec le Reich... »

Quant à l’entretien Halifax-Bastianini du 25, à l’heure du thé, c’est un véritable coup d’État, le ministre déclarant sans mandat aucun son gouvernement prêt à demander la médiation de Mussolini dans son conflit avec le Reich. Cependant, si Halifax récidive à plusieurs reprises jusqu’au 23 juin dans des démarches contraires aux délibérations collectives, il prend pour habitude de se confesser lors de la réunion suivante du cabinet en invoquant l’urgence… En l’occurrence, toutefois, il le fait de manière en partie mensongère : résumant le 26 mai son embardée transalpine, bien digne de l’expression «  franchir le Rubicon  », il prétend que Bastianini a parlé le premier d’une «  conférence européenne  », alors que son propre procès-verbal témoigne du contraire. Mais le document n’est glissé, dans les dossiers du cabinet, que le 10 juin (voir : texte).

 

Lord Halifax

Lord Halifax, secrétaire d’État aux Affaires étrangères (jusqu’à la fin décembre 1940).

 

Churchill tient bon la barre, face à des vents d’une puissance inouïe. Hors la dramatisation qui peut être celle d’un film de cinéma, que sait-on de ce que furent ses doutes, voire ses moments de quasi-fléchissement ? Et peut-on expliquer, quand on regarde le passé de cet homme, qu’il ait été capable d’une telle résolution sur une affaire qui aurait fort bien pu conduire à la mort de son pays ? En d’autres termes : le Churchill ’40 est-il prévisible après coup, quand on voit ce qu’il fut avant ?

Churchill ’40, suite logique ?

« Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis

les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide,

sans défaillance aucune. »

Depuis 1990 environ, quand les historiens ont commencé à prendre en compte les minutes du cabinet de guerre déclassifiées en 1971, ceux qui restent désespérément rivés à leurs classiques s’efforcent de combler d’une manière ou d’une autre le fossé entre Churchill et Halifax lors des dramatiques discussions des 26, 27 et 28 mai 1940. L’un des procédés les plus utilisés est de prétendre que Churchill a envisagé lui-même d’entrer en négociations, en concédant à Halifax que, si les conditions allemandes de paix sauvegardaient l’indépendance du Royaume, elle seraient acceptables, mais qu’il n’y croyait pas. En bonne méthode, il faudrait se demander si alors il est sincère ou s’il opère un recul tactique, faute duquel il serait renversé sur l’heure. Devant ce genre de question, où il s’agit de déterminer, sans source directe, les arrière-pensées d’un sujet, il reste à l’historien une ressource, qu’il emploie souvent sur des objets moins «  chauds  » sans que personne se récrie : considérer l’habitus et les habitudes de la personne, bref, l’ensemble de ses expressions et décisions sur le problème considéré. Ici la cause est facilement entendue : Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide, sans défaillance aucune. Les bribes d’apparences contraires, des plus clairsemées, s’expliquent facilement par des considérations tactiques, souvent tout à fait conjoncturelles. C’est évidemment le cas ici. À telle enseigne que Churchill refuse le lendemain de confirmer la phrase, que Halifax en fait un motif de démission à l’issue de la réunion et que Winston a avec lui une conversation privée dont le résumé nous est connu par le journal de son adjoint Cadogan : le Premier ministre a couvert son interlocuteur d’éloges… mais a réussi semble-t-il à rester dans le vague sur la question des négociations, sans quoi Halifax s’en serait inévitablement prévalu auprès de Cadogan. Il va sans dire qu’une telle démission, rendue publique, aurait entraîné la chute du cabinet tout en réactivant la réputation de maladresse politique de son chef.

« Si Churchill a douté, ce fut de la victoire, et jamais sur

la nécessité absolue de refuser toute négociation. »

Ce qui ne veut nullement dire que Churchill n’ait pas nourri des doutes… mais pas de la manière dont le film les présente, en allant jusqu’à lui faire exprimer des hésitations devant des tiers ou avaliser un télégramme par lequel le cabinet demande noir sur blanc sa médiation à Mussolini. Nous savons par le journal de son secrétaire Colville et par les mémoires de son ministre Eden qu’il leur avoue, des semaines ou des mois plus tard, avoir douté… mais de la victoire, en cette «  heure la plus noire  », et non de la nécessité absolue de refuser toute négociation.

« L’entrée de l’Italie dans la guerre, demandée par Hitler

(sans doute sa seule erreur décisive), ferme

la porte "Halifax" au lieu de torpiller Churchill. »

Pour en finir avec Mussolini, et donner une précision importante sur l’abîme que côtoyaient alors la démocratie et les droits de l’Homme, Hitler commet à ce moment la seule erreur décisive de sa carrière… en dehors des absurdités de son idéologie : pendant qu’il laisse piaffer ses blindés devant Dunkerque, il enrôle Mussolini dans la guerre, en lui faisant promettre d’y entrer sous quelques jours ; à partir du moment où il a dit oui et rejoint le camp apparemment victorieux, il peut difficilement se dédire, d’où la fermeture de sa porte et de celle de son gendre-ministre Ciano lorsque arrivent les nouvelles de la conversation Halifax-Bastianini. Si au lieu de faire ce détour le secrétaire d’État pour les Affaires étrangères avait carrément mis sur la table les renseignements qu’il tenait de Dahlerus, toute la ténacité, toute la rhétorique et toute l’habileté de Churchill auraient difficilement fait le poids. Quant à Hitler, son erreur n’est pas une bêtise… et elle est d’une certaine manière induite par Churchill. Celui-ci, depuis le 10 mai, tire parti de chaque instant pour mettre le pays sur le pied de de guerre, en matière d’information notamment. Il demande et obtient que les débats internes ne débordent pas sur la place publique, il renforce à cet égard la législation et prive in extremis Hitler d’informations sur les réactions de l’opinion et des élites devant la rupture du front. Mesurant parfaitement l’importance d’une cessation rapide de la guerre pour mettre les puissances devant le fait accompli, Hitler n’a d’autre ressource que de priver l’ennemi de toute chance d’entente avec le seul neutre important du continent, l’Italie, capable de surcroît de nuisances extrêmes contre les intérêts britanniques en Méditerranée. Voilà qui devrait achever de miner le fauteuil de l’aventureux Premier ministre. Hitler pouvait difficilement savoir que, ce faisant, il torpillait, dans les coulisses du gouvernement londonien, une manœuvre qui visait le même but.

 

Alors que la défaite de la France paraît imminente, mais pas encore certaine (Paul Reynaud est toujours aux affaires), et avant donc l’arrivée au pouvoir de Pétain (l’équivalent dans un pays défait d’un Halifax ?), le sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale français de Gaulle arrive à Londres pour demander aux Britanniques d’engager toutes leurs forces dans la bataille. Londres ne peut accepter, conscient qu’elles deviendront vite essentielles à la défense de la patrie, mais il y a cette histoire, fascinante à mon avis, d’union franco-britannique, qui a capoté à quelques heures près... Que vous inspire-t-elle ? En quoi cela aurait-il consisté ? Et, qu’est-ce que ça aurait changé ?

une union franco-britannique ?

« Ce projet fut un double geste désespéré des deux antinazis

les plus résolus, de Gaulle et Churchill, mais il mourut dans l’œuf

faute d’avoir été défendu convenablement par Paul Reynaud. »

Le projet d’union franco-britannique est concocté par des ci-devant appeasers sans qu’aucun proche de Churchill ne s’en mêle. C’est Chamberlain qui accepte de le présenter devant le cabinet, le 15 juin… et Churchill le fait repousser ! Mais la météo change d’heure en heure. Par exemple, dans la soirée, Churchill accepte au terme d’un long échange téléphonique avec le successeur de Gort, Alan Brooke, que les troupes anglaises de Bretagne soient rembarquées avant d’être, comme à Dunkerque, sous le feu allemand. Ainsi meurt le «  réduit breton  » que de Gaulle avait réussi à faire accepter par les deux gouvernements et les deux commandements. Or de Gaulle s’est lui-même embarqué en Bretagne, pour Londres, dans la soirée et Eden lui explique très gêné, à son arrivée, qu’il n’y a plus de réduit. Il fait alors, à l’ambassade de France, la connaissance de Jean Monnet, qui lui «  vend  » le projet d’union et lui-même le vend à Churchill au cours du déjeuner. Il s’agit donc d’un double geste désespéré des deux antinazis les plus résolus, au sein d’une débâcle qui s’aggrave rapidement. Le traître de la fable est [le président du Conseil] Reynaud, qui au téléphone fait montre d’un certain enthousiasme devant cette branche qui le sauve de la noyade et, en tout cas, accepte l’union, puis se couche complètement au conseil des ministres, lisant deux fois le projet d’un ton peu convaincu et, devant les mines ébahies ou courroucées de ses collègues, passant au point suivant de l’ordre du jour sans le défendre.

Ce que cela aurait changé ? Tout ! Comme toutes les occasions manquées de tuer le nazisme, depuis la venue même au pouvoir de l’auteur de Mein Kampf (parfaitement inacceptable par la communauté internationale et acceptée seulement parce qu’il avait réussi à faire croire que sa politique extérieure serait dictée par les ministres conservateurs), jusqu’aux négociations de Moscou en août 1939, etc. etc. À défaut d’un abandon de la lutte par le Royaume-Uni, Hitler a un besoin vital de Pétain et de son armistice, et le passage des pouvoirs publics français en Afrique du Nord serait une catastrophe quasiment irrémédiable, en créant des complications atlantiques qui rendraient peu envisageable une croisade vers l’est, donc un accomplissement du programme nazi.

 

Paul Reynaud

Paul Reynaud, président du Conseil des ministres (20 mars 1940-16 juin 1940).

 

Le 16 juin, Pétain remplace Reynaud à la tête du gouvernement, l’armistice sera demandé le lendemain. De Gaulle deviendra, le surlendemain, le patron officiel de la résistance française basée à Londres. Est-ce qu’on essaie alors de déstabiliser, de renverser Churchill, dans son optique de guerre totale contre les Nazis ? Et est-il vrai que c’est à partir de la destruction par les Britanniques de la flotte française à Mers el-Kébir le 3 juillet (pour éviter qu’elle ne tombe aux mains des Allemands et participe à l’invasion de l’Angleterre) qu’il affermit sa position, auprès des politiques, auprès de l’opinion, et peut-être aussi auprès de De Gaulle ?

après Mers el-Kébir

L’une des erreurs historiques que le film risque d’accréditer est que Halifax, le 28 mai, aurait été mis définitivement à la raison, alors qu’il n’avait perdu… qu’une bataille. Devant la situation créée par la demande d’armistice de la France, il fait un nouvel et gros effort en faveur de la paix générale, et cela passe notamment par la pose de tous les bâtons possibles dans les roues de De Gaulle et de son mouvement.

Mers el-Kébir donne un peu plus d’air à Churchill, sans pour autant calmer Halifax, chez qui on perçoit toujours des nuances par rapport à son chef. Faute de quoi on comprendrait mal qu’il se débarrasse de lui en l’envoyant à Washington à la fin de l’année, en profitant de la mort subite du précédent ambassadeur.

« Sans doute le soulagement domine-t-il, chez de Gaulle,

de voir l’influence de Churchill consolidée. »

De Gaulle a nécessairement, devant le massacre de Mers el-Kébir, des sentiments mélangés mais sans doute le soulagement domine, de voir l’influence de Churchill consolidée par sa première standing ovation aux Communes et par l’approbation de Roosevelt.

 

De Gaulle

Le général De Gaulle depuis la BBC, à Londres (1940).

 

Mers el-Kébir, c’est le signal définitif que Churchill, tant qu’il sera au pouvoir, ira jusqu’au bout de la lutte. Le 13 août, c’est le début de l’épique bataille d’Angleterre, la concrétisation de cette fameuse question de vie ou de mort : plus de 2 500 avions de l’Axe vont frapper les villes britanniques pour détruire le moral des populations, et de ce fait provoquer le renversement de Churchill et son remplacement par des pacifistes. Mais les Britanniques, là encore, tiennent bon.

1/ Cette stratégie du Blitz (en fait de l’intimidation par la terreur) a-t-elle failli fonctionner ? 

2/ Comment les Britanniques ont-ils pu tenir ce choc (y compris matériellement), et les bataillons sauvés à Dunkerque ont-ils été décisifs sur l’aspect militaire de la question ? 

3/ Les Allemands ont-ils, à aucun moment, envisagé sérieusement d’envahir les îles britanniques, avant peut-être de renoncer, comme Napoléon avant eux ?

le Blitz

« Qu’on ne s’y trompe pas : pour Hitler, l’ennemi,

c’est Churchill et sa "clique", et non les intérêts

fondamentaux de l’empire britannique. »

Il n’y a pas de stratégie du Blitz. Nous savons de source sûre (par le journal du général Halder, disponible depuis 1947) que l’opération connue sous le nom de «  Barbarossa  » est décidée par Hitler en juillet : l’assaut aérien contre l’Angleterre est donc une diversion et le changement de cibles du 7 septembre (la ville de Londres succédant aux objectifs militaires) une diversion dans la diversion… au moment où lesdits objectifs militaires commençaient à céder et où l’absence d’invasion allait devenir suspecte. D’une façon générale, si durs que soient les coups que la Wehrmacht assène à des ressortissants britanniques tout au long du conflit, ils sont assortis de ménagements permettant de mesurer que l’ennemi est Churchill et «  sa clique  », non les intérêts fondamentaux de l’empire britannique.

La bataille est bel et bien aérienne et les troupes terrestres, évacuées de Dunkerque ou non, n’interviennent pas. En revanche leur reprise en main et leur déploiement, ainsi que la mobilisation de millions de civils pour des tâches diverses, sont bienvenus pour créer une atmosphère martiale et dissiper les velléités de négociation. Et bien sûr l’éloquence churchillienne est là pour faire accroire que les assauts aériens prouvent l’hostilité foncière du nazisme à tout ce qui est anglais, comme pour faire entrevoir des perspectives de victoire au bout du tunnel.

 

1941, c’est la mondialisation du conflit. En juin, Hitler trahit son pacte de non-agression avec Staline et envahit l’Union soviétique. Le 7 décembre, ce sera l’attaque japonaise sur la base navale de Pearl Harbor, qui entraînera pleinement la puissance américaine dans le conflit. Je veux revenir, un instant (décisif !) sur l’URSS, sur une réponse que vous m’aviez faite lors d’une interview : « L’idée d’un Barbarossa liquidant la Russie en trois mois n’est (...) pas sotte du tout. Mais là encore Churchill sera à la parade, par son discours du 22 juin 1941 qui sidère Staline avant de le sauver. » Est-ce que Churchill a été déterminant dans la capacité qu’ont eu les Soviétiques à continuer, face à des difficultés inouïes, puis à retourner, pour enfin remporter leur « Grande Guerre patriotique » ? Si oui, comment ?

à l’est, un dilemme cornélien ?

« Churchill veut encourager Staline, lui faire comprendre que

l’impérialisme britannique est prêt à mettre sincèrement

son anticommunisme entre parenthèses,

le temps de liquider l’ennemi commun... »

Je faisais allusion à la période initiale de onze jours qui s’écoule entre le début de l’attaque, le 22 juin 1941, et la première intervention publique de Staline, son discours radiodiffusé du 3 juillet. Deux thèses extrêmes continuent à s’affronter, l’une disant que Staline a perdu pied et qu’il est resté plusieurs jours prostré, l’autre qu’il était parfaitement maître de lui et a attendu pour parler le moment le plus opportun. Il existe aussi des rumeurs disant qu’il a cherché à négocier et ne s’est décidé à parler, pour mobiliser la nation russe en faisant appel à ses traditions de lutte contre les envahisseurs, que quand il a dû se résoudre à constater que Hitler s’était lancé dans une guerre d’anéantissement. Quoi qu’il en soit, le fait que Churchill le devance de onze jours, en passant toute la journée du 22 juin à polir, sans rien abdiquer de son hostilité au communisme, une allocution encourageant le combat du peuple soviétique, en écho à son discours «  sang et larmes  » du 13 mai 40, n’a pu que compter énormément… et localement, et mondialement ! En incitant Staline à réagir, en commençant à essayer de lui faire comprendre que l’impérialisme britannique mettait sincèrement son anticommunisme entre parenthèses, le temps de liquider l’ennemi commun, et en dissuadant les possédants du monde entier de se réjouir trop bruyamment des coups portés au communisme.

 

Quels furent, avant l’entrée en guerre des États-Unis, les contacts entre Churchill et l’administration Roosevelt, dont on sait qu’elle n’a pu aider les Britanniques qu’à grand peine, du fait d’une hostilité massive dans l’opinion pour un engagement trop prononcé dans la guerre ? Est-ce qu’après 1942, on observe un effacement relatif de Churchill au profit de Roosevelt pour la conduite des opérations alliées ?

à l’ouest, l’ami naïf ?

« Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique

ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains planter

leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait

tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux.

Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt

à un Churchill, de son accomplissement... »

Je ne donne pas à Roosevelt sans confession l’absolution pour sa longue passivité devant le nazisme, en mettant la faute sur le compte de son opinion publique. Ou alors il était comme Lénine, seulement «  un pas en avant des masses  »  ! Mais non, ce n’est pas sérieux. Il a été l’une des principales dupes de Hitler, en sous-estimant largement le danger qu’il représentait, non seulement pour les droits et libertés humains, mais pour les intérêts mêmes du capitalisme américain, dont l’effort séculaire consistait à damer le pion aux Européens en matière économique, sur toute la planète. Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains, civils ou militaires, planter leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux. Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt à un Churchill, de son accomplissement.

Dès lors, entre la mi-mai 1940 et Pearl Harbor, Churchill caresse l’Oncle Sam dans le sens du poil, avec dignité cependant, en essayant de sauvegarder au maximum les intérêts britanniques. Je ne suis pas sûr que de Gaulle ait tout à fait bien compris ce jeu, et son caractère indispensable. À partir de Pearl Harbor, la logique reste la même, bien que Winston et son empire aient effectivement de moins en moins de poids relatif, et doivent parfois compter avec une écrasante collusion américano-soviétique. Winston réussit tout de même quelques beaux coups, comme de faire une place à la France aux côtés des Trois Grands pour équilibrer un peu le poids de l’URSS en Europe sans avoir à s’appuyer sur l’Allemagne. Ceci dès le printemps 1943, alors que Roosevelt, comme quatrième, ne jurait que par la Chine. De même, c’est Churchill qui limite la poussée soviétique en Europe à une heure où Washington ne s’en souciait guère, en faisant la part du feu de manière réaliste et en mettant un barrage énergique à toute expansion «  rouge  » hors d’Europe orientale, par exemple en Grèce et en Espagne. Sur toutes ces questions, Roosevelt avait des idées bien floues.

 

Roosevelt et Churchill

Churchill, avec Franklin D. Roosevelt, qui fut président des États-Unis de 1933 à 1945.

 

Quel a été le poids des peuples de l’empire dans l’accomplissement de la résistance britannique, et de la victoire des Alliés ?

l’empire dans la guerre

La contribution de l’empire à la guerre fut maximale compte tenu des divergences d’intérêts. Il fallait, par exemple, des troupes indiennes et il y en eut, mais il ne fallait pas pousser trop fort le recrutement, pour éviter révoltes et désertions. Ou encore il fallut ménager l’Australie, de plus en plus soucieuse de sa propre défense face à une menace japonaise surévaluée.

  

Churchill aura ce mot fameux, un an à peine après la victoire : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu à travers le continent. ». Il exprime là ses craintes face à l’expansionnisme grandissant, en Europe de l’est, d’une Union soviétique triomphante. On le sait, il a soutenu l’effort militaire des Russes sans réserve parce que leur ennemi commun était redoutable, mortel même pour les uns et pour les autres. Mais que pensait-il de Staline ? Est-ce qu’il croyait pouvoir lui accorder la moindre confiance ?

Staline, un partenaire fiable ?

Mais oui ! Il misait sur son réalisme, tout à fait à juste titre. Et aussi sur la difficulté qu’auraient les Soviétiques à dominer durablement leurs satellites.

 

Staline

Joseph Staline, qui dirigea l’URSS et ses dépendances jusqu’à sa mort en 1953.

 

Est-ce que vous diriez, comme moi j’ai tendance à le penser, qu’au vu de tout ce que l’on vient d’évoquer, Churchill a été l’homme le plus important pour la défense et la sauvegarde des libertés pour l’Europe du XXe siècle ? Peut-être le plus grand des Européens du siècle ? Quand on fait le bilan, l’essentiel de l’effort de guerre pour la destruction des dictatures nazie, japonaise et italienne n’a certes pas été britannique, mais si Londres s’était couché, si Churchill n’avait pas résisté, les Soviétiques et les Américains auraient-ils eu ne serait-ce qu’une chance de résister face à la monstrueuse machine de l’Axe ?

Churchill, le plus grand ?

« Sans Churchill, les Américains auraient difficilement pu attaquer,

et les Soviétiques auraient difficilement pu se défendre... »

Il fut grand, très grand ! Le plus ? Avec qui comparer et au nom de quoi ? Et, non, dans le cas d’une paix générale conclue en mai, juin ou juillet 1940, ni les États-Unis ni l’URSS n’auraient été en mesure de contester le triomphe nazi. Les premiers auraient difficilement pu attaquer, et les seconds se défendre.

 

Quelles sont, aujourd’hui encore, les zones d’ombre qui subsistent s’agissant de Churchill ? Soyons fous : si une telle possibilité pouvait exister, quelle serait la question que vous lui poseriez ?

Sir Winston, une question ?

D’une façon générale, je me méfie des reproches qu’on lui fait communément, depuis les Dardanelles jusqu’à la guerre froide en passant par la tentative de revaloriser la livre et la crise de l’abdication, et je ne partage, après mûre réflexion, quasiment aucune des critiques assénées à sa conduite vis-à-vis du nazisme et de la guerre qu’il a déclenchée. Il n’a été ni le laudateur de Hitler dans son unique article sur lui, en novembre 1935, ni le massacreur de Mers el-Kébir, ni l’affameur des Grecs ou des Bengalis, ni l’accoucheur naïf du régime de Tito, ni le fauteur de bombardements sans utilité militaire, ni le sot qui évacuait la Libye pour la Grèce alors qu’il était sur le point de chasser l’Axe d’Afrique, ni l’abruti qui prolongeait la guerre en exigeant la capitulation sans conditions du Reich, etc. etc.

« Peut-être a-t-il été sottement sévère envers les républicains

espagnols et indulgent envers Franco, jusqu’à

sa volte-face au début de 1938... »

Si vous y tenez, il a été un peu absurdement jusqu’auboutiste contre la révolution russe, ou un peu complaisant dans ses louanges envers Mussolini alors même qu’il n’y avait pas encore à le séparer de Hitler, ou un peu méprisant à l’égard de Gandhi ou sottement sévère envers les républicains espagnols et indulgent envers Franco jusqu’à sa volte-face au début de 1938… ce qui amène ma question :

« Vous avez déclaré aux Communes le 11 novembre 1947 : “Democracy is the worst form of Government except for all those other forms that have been tried from time to time.” Ce qu’on traduit généralement ainsi en français : «  La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. » Cette réflexion a été bien tardive dans votre carrière. Résulte-t-elle de votre expérience de la Seconde Guerre mondiale ? Si oui, à quel(s) régime(s) allaient vos préférences antérieures ? »

 

Quels sont vos projets, François Delpla ? Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?

des projets

« Je m’occupe de la façon dont Hitler s’est occupé

de Pétain. La réponse est d’une richesse inouïe... »

Je continue de creuser mon sillon en fonction du paradoxal constat : «  le nazisme, sujet vierge  ». Tout reste en effet à découvrir ou au moins à préciser. Pour filer un instant la métaphore érotique, je dirai qu’il s’agit d’une danse des sept voiles et qu’on en a ôté pour l’instant un ou deux. Je m’occupe en ce moment de la façon dont Hitler s’est occupé de Pétain. La question n’a jamais été osée ainsi (j’avais voulu écrire «  posée  », le clavier a fourché, j’assume !) et la réponse est d’une richesse, c’est le cas de le dire, inouïe. Il faut simplement me souhaiter d’arriver à synthétiser tout cela dans un délai raisonnable.

 

Un dernier mot ?

Longue vie à Paroles d’Actu et à son Nicolas de patron, dont les questionnaires sont de plus en plus pertinents !

 

Churchill V

Photos utilisées dans cet article : DR.

 

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8 janvier 2018

« Cette interview n'a jamais existé », autour de L'inavouable Histoire de France

L’inavouable Histoire de France (Ring, 2017), c’est un bouquin qui ne ressemble à aucun autre : ses auteurs, Norbert Hérisson et Stéphane Burne (les Jean-Michel-à-peu-près de qui-vous-devinez), avec Marsault à la photo, prennent un malin plaisir à dynamiter l’Histoire de France, après avoir drogué tous ses personnages les plus regrettés, et aussi les plus regrettables. Complètement barrés, les garçons, mais c’est jouissif à lire, pour qui connaît un peu le vrai de tout ça, et sait y déceler toutes les références qu’ils y ont truffé (et elles sont nombreuses !). Une lecture pour se marrer, en se disant souvent « Ah oui quand même ! », « Ah que... pardon à quand la suite ? » mais aussi, j’en suis persuadé, peut-être une porte d’entrée pour, disons lire aussi d’autres livres d’histoire. ;-) Bientôt recommandé par Jean-Michel Blanquer ? À vous en tout cas de vous faire votre idée. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 18/12/17 ; R. : 08/01/18.

« Cette interview n’a jamais existé. »

(pas) avec Norbert Hérisson et Stéphane Burne

Inavouable

L’inavouable Histoire de France, Ring, 2017.

 

Norbert Hérisson, Stéphane Burne, bonj... euh... bon, déjà là d’entrée, j’ai l’impression qu’on me manipule un peu... Il me semble, enfin je me trompe peut-être, que vos bios ne sont pas tout à fait celles qu’on présente chez Ring, peut-être même que vos noms... ? Enfin, bref, parlez-nous un peu de vous ? Qui êtes-vous messieurs ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que je fais là, moi ?

Nous sommes respectivement maître de conférences et pervers narcissique. Quant à vous, c’est fort simple : vous êtes un homme brillant et plein d’esprit. Vous êtes déjà venu à plusieurs de mes conférences, notamment celles organisées par la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris. Après une séance d’hypnose ayant mal tourné, vous avez oublié cet épisode de votre vie ainsi que le costume de la division Charlemagne prêté pour l’occasion. Merci de me le rendre au plus vite, j’en ai besoin pour le Nouvel An.

 

Hum... on enchaîne. C’est quoi votre rapport, l’un et l’autre, à l’histoire ? Est-ce qu’à la base vous êtes, pour avoir tout lu dessus, des nerds incollables sur la collection grandiose de strings du roi Dagobert, sur l’invasion de Troyes et de Sète par des Huns organisés en trois-huit,  sur la vie sexuelle misérable de Gérard IV Le Bien-Membré ? Ou bien, plus prosaïquement, avez-vous fait le gros de vos écoles sur, peut-être, les Astérix et les Total War, « Kaamelott », les Monty Python, Les Visiteurs et les films de Jean Yanne, « Silex » et « Albert Le Cinquième Mousquetaire », sans oublier on l’imagine (?) l’excellente chaîne AlterHis et peut-être Le Journal de Mickey ?

« Il faut se rendre à l’évidence : les jeunes

étaient moins cons, dans les années 60-70. »

J’ai effectivement appris l’histoire via la collection «  Mickey à travers les siècles  », une série parue dans Le Journal de Mickey dans les années 60-70 ; la souris remontait le temps, en costume d’époque, avec le souci constant de cultiver ses lecteurs et d’impressionner cette mijaurée de Minnie - c’était autre chose que la télé-réalité, hein ! Les jeunes n’étaient pas aussi cons que ceux d’aujourd’hui. Mes étudiants à la fac sont par exemple incapables de réciter des choses aussi basiques que les dates de couronnement des rois mérovingiens ou les noms des différentes maîtresses de Napoléon, toutes citées dans L’inavouable Histoire de France. Nous nous sommes emparés des fantasmes propagés par la culture autorisée pour les passer au détecteur de mensonges. Ne croyez pas les livres des chercheurs institutionnels et autres plumitifs bien-pensants. Achetez seulement notre livre.

 

Comment vous est venue cette ambition aussi folle que saugrenue de vous attaquer ainsi à une nouvelle histoire de notre pays, non pas une histoire officielle non, mais un récit qui démêle le faux de l’un peu moins faux, succédant ainsi avec votre Inavouable Histoire de France (chez Ring) au fameux ouvrage de référence précédent, L’Histoire d’la France comme on veut bien, nous, vous la raconter d’André Châteaudax et Alain Decquois (illustré celui-là grâce aux indications précieuses de Régine, qui a connu la plupart des protagonistes du livre) ?

« Louis XIV n’avait rien d’un soleil, de Gaule était

un américanophile décadent convaincu, Vercin-

gayrorix, un précurseur du mouvement LGBTQI+. »

Écœurés par les mensonges quotidiens entendus durant la Présidentielle, nous nous sommes sentis investis d’une mission éducative aujourd’hui délaissée au profit du capitalisme de la séduction : l’Histoire de France est riche de roi fainéants, de menteurs, de mythomanes, d’ambitieux de tous genres… et disons-le, de fils de putes ; leurs descendants continuant d’exercer les plus hautes fonctions, il semblait nécessaire de les présenter sous un nouveau jour. Louis XIV n’avait rien d’un soleil, de Gaule était un américanophile décadent convaincu, Vercingayrorix, un précurseur du mouvement LGBTQI+. Nous n'avons peur de rien, et même Pépin le Bref ou Charles le Chauve en prennent pour leur grade ! Seul Gilbert III le nyctalope (1025-1026) échappe à notre guillotine.

 

Ça s’est construit comment, cette aventure ? Comment avez-vous posé les thèmes que vous alliez aborder ; trouvé les idées ; décidé de qui allait écrire quoi ; de l’agencement de l’ensemble ? Combien de temps le tout vous a-t-il pris ? Et Marsault pour l’illustration, ça s’est fait comment ?

« L’absurde côtoie le trash et emprunte des chemins

qui pourraient nous mener vers les tribunaux

s’ils étaient partagés sur les réseaux sociaux. »

Il a fallu diviser l'Histoire de France en une soixantaine d’événements ou de personnages clés, généralement les plus controversés. Nous parcourons plusieurs millénaires, de l'Homo Soralis à l'homme de Cro-Macron. Le récit nous a pris six mois à être posé sur le papier : cinq mois à glander puis le dernier rédigé dans un état permanent de stress, entre panique totale et relances téléphoniques de l’éditeur. Marsault a tout de suite adoré le projet, comme il nous l’a indiqué le jour même de notre rencontre : « Bon les deux fragiles, c’est de la merde mais Papacito n’est pas disponible avant 2018. » Nous avons eu carte blanche et le ton général s’en ressent : l’absurde côtoie le trash et emprunte des chemins qui pourraient nous mener vers les tribunaux s’ils étaient partagés sur les réseaux sociaux.

 

Ce livre, c’est, comme on l’aura compris, une relecture complètement barrée, chapitre après chapitre, de l’Histoire de France, et c’est réjouissant : il y a une colonne vertébrale qui nous rappelle l’histoire qu’on connaît, et du très loufoque qui enrobe et fait zigzaguer le tout. C’est quoi vos références, une partie de celles citées dans ma question 2 j’imagine, quoi d’autre ?

Concilier érudition et dérision fut un plaisir de chaque instant. La Rubrique à Bracs de Gotlib est à ce titre une référence. Allen, Desproges, Jean Yanne pour le loufoque, « Groland » et « Les Carnets de Monsieur Manatane » pour l’odeur du terroir et l’amour de la culture.

 

Ce qui est intéressant, c’est qu’à côté du gros délire, on suit une trame chronologique qui nous raccroche à l’essentiel de ce qu’il s’est vraiment passé. Est-ce qu’il y a dans votre optique, derrière le côté «  gros délire  », un objectif d’«  apprentissage  » ? Et est-ce que vous diriez que cette manière-là d’instruire, enrobée d’humour, peut être plus efficace et plus marquante pour l’auditoire que les méthodes plus traditionnelles ?

Bien sûr. Un exemple : j’ai longtemps tenté d’enseigner ma vision du 11 Septembre 2001 aux collégiens de ma ville, mais aucun surveillant ne me laissait entrer. Les policiers non plus n’étaient guère compréhensifs. En revanche, lors de mon passage dans « Touche pas à Mon Poste », Hanouna et ses disciples m’ont attentivement écouté ; tout en me mettant des doigts dans le cul «  pour rigoler  » et un homard agrippé au téton gauche, certes, mais je sentais le public captivé.

Je fabrique actuellement un costume avec un museau de bouledogue et des oreilles de lapin pour expliquer la Shoah aux utilisateurs de Snapchat. J’espère avoir autant de retours positifs.

 

Ouch... next ! Quels regards portez-vous sur la manière dont l’histoire est enseignée aujourd’hui, sur le fond : l’est-elle de manière trop orientée, peut-être carrément dogmatique, à votre sens ?

« Dans certains collèges, il n'y a plus que deux

heures d'histoire par semaine ; l’enseignement

est thématique, des décennies entières

sont regroupées en un seul bloc pour

faciliter l’apprentissage... »

J’ai collaboré fut un temps à un magazine sur l’éducation (chroniques diverses, recension d'ouvrages à recommander pour les CDI, conseil sur l'éducation sexuelle dans les écoles primaires) et j'ai pu constater combien l'histoire était désormais mise de côté au détriment de cours à la mode comme l’apprentissage du vocodeur ou l’initiation au théâtre de rue. Dans certains collèges, il n'y a plus que deux heures d'histoire par semaine. Elle est devenue une matière anecdotique alors qu’elle permet de comprendre la société dans laquelle on vit. L’enseignement est thématique, des décennies entières sont regroupées en un seul bloc pour faciliter l’apprentissage. Tout cela me déprime. Depuis, je me faufile la nuit dans chaque établissement du pays pour discrètement ajouter L’inavouable Histoire de France dans les CDI.

 

Macron Marsault

Illustration tirée du livre. Par Marsault. DR.

 

On sent bien où est votre sensibilité, tout au long de l’ouvrage, lorsque vous calquez sur des événements de siècles passés, souvent lourds, des combats et revendications pas forcément toujours aussi lourds mais qui sont dans l’air du temps. Et à cet égard, quand on lit notamment le dernier chapitre, sur le «  mystérieux  » Cro-Macron, on a une idée de ce que vous pensez de la tendance actuelle... L’air du temps, la tendance actuelle... vous n’avez pas l’air de beaucoup les aimer. Est-ce que vous pensez qu’on n’est pas, nous, à la hauteur, de ce que furent nos ancêtres, et de notre histoire ?

« En gros, on préfère l’esprit anar’ et désinvolte,

celui d’un Depardieu, d’un Gustave de Kervern,

d’Action Discrète, à la pesanteur castratrice

d’une Océane-Rose-Marie. »

Nous ne sommes pas barrésiens, les deux pieds coincés dans un pot de terre, mais nous ne voulons pas brader notre terrine de campagne, nos bouteilles de Beaujolais nouveau et notre humour grivois contre des applications californiennes et une mentalité bien-pensante qui condamne l’humour et la réelle diversité au nom d’une liberté (très) contrôlée. En gros, nous préférons l’esprit anar’ et désinvolte, celui d’un Depardieu, d’un Gustave de Kervern, d’Action Discrète, à la pesanteur castratrice d’une Océane-Rose-Marie.

 

Deux «  affaires  » de ces derniers jours, qui font apparemment polémique parce qu’elles ont provoqué des toooollés notamment auprès des gentils Twittos : la blague (certes pas super délicate) de Tex, qui a eu les suites que l’on sait, et le blackface d’Antoine Griezmann. Je sais à peu près ce que vous pensez de tout ça... mais tout de même, est-ce que vous diriez qu’on a reculé de beaucoup, ces dernières années, sur la question de la liberté d’expression ? Et quelles devraient en être les limites ?

Quand tu sais qu’Ardisson, les Inconnus, Élie Semoun et même Norman ou Hanouna s’en plaignent, je crois que tout est dit. Une multitude de sketchs ne passeraient plus aujourd’hui, sans parler des émissions avec le professeur Choron ou Bukowski. Je pense que le pire est qu’il n’y aura pas de retour en arrière, tout le monde va se mettre au pas, sans même que le législateur ait besoin d’intervenir. Le monde des médias sait très bien se tenir à carreau pour ne pas s’attirer les foudres des twittos les plus virulents et conserver ainsi les budgets des annonceurs. Comme quoi ce sont bien les minorités actives qui écrivent l’histoire.

« Chaque jour, je me demande qui sera le prochain

fusillé : Cazarre ? Éboué ? Les derniers à oser un peu

de subversion ne vont pas tenir longtemps... »

Chaque jour, je me demande qui sera le prochain fusillé : Cazarre ? Éboué ? Les derniers à oser un peu de subversion ne vont pas tenir longtemps.

 

On revient à votre livre : De Gaulle en sa folle jeunesse de playboy accro à l’American Way of Life, Louis XIV comparé à Jeremstar en ses bains publics, Jésus qui n’est pas précisément celui qu’on croyait... et je ne parle même pas du sort que vous faites à «  La Pucelle  »... pauvre Jeanne. Pour vous, il ne doit pas y avoir de vache sacrée ? C’est jouissif, de leur faire subir ça ?

« L’humour ne doit avoir aucune limite, du moment

qu’il cherche à faire rire et non à délivrer

un message politique haineux. »

L’humour ne doit avoir aucune limite, du moment qu’il cherche à faire rire et non à délivrer un message politique haineux. Ces personnages sacrés ont des failles, souvent passées sous silence, ou du moins méconnues. C’est d’ailleurs tout le problème du roman national dans lequel on déifie des hommes au détriment de la complexité et de la vérité.

Il est évidemment plus intéressant pour un auteur d’être corrosif sur Jean Moulin que de dire du mal des Nazis. C’est un challenge d’aborder un personnage apparemment «  sage  » pour en faire un salaud ou de traiter une thématique innocente, comme l’implantation d’un kebab dans un village du Moyen Âge, et d’en faire le déclencheur des guerres de religions.

 

Est-ce qu’à tel ou tel moment vous vous êtes dit, «  Oh, ça quand même... vraiment ?  », des choses dont vous auriez quand même un peu honte ? Quelle est, l’un et l’autre, l’histoire qui vous fait le plus marrer ?

Nous avions seulement honte de proposer un prix aussi peu élevé pour un livre de cette qualité. Nos chapitres préférés sont « La croisade du kébab de Carcassonne » et « Hitler n'est pas mort à Berlin ». Jeanne d’Arc a également une place à part grâce à son style particulier.

 

JMLP Marsault

Illustration tirée du livre. Par Marsault. DR.

 

Hypothèse, j’aime bien la proposer sur mes interviews, alors vous, pensez-vous, vous n’allez pas y couper : un savant un peu fou vient de mettre en place une machine à remonter le temps. Où vous voulez, quand vous voulez, mais il faudra rentrer avant 24h de voyage, sinon vous y restez jusqu’à la fin de vos jours. Alors, l’un et l’autre, quel voyage choisissez-vous ? Où, quand, et pourquoi faire ?

Étant deux éternels insatisfaits, nous remonterions le temps trente minutes avant le début de cette interview pour réécrire chacune de nos réponses.

  

Imaginons, un peu dans le même esprit, que vous puissiez chacun rencontrer une personne historique, pour un échange d’une heure : qui ? à propos de quoi ? et quelles questions lui poseriez-vous ?

« Nous appellerions Jean-Marc Thibault et

Marthe Villalonga à la barre pour leur demander

de s’excuser d’avoir pris le créneau horaire

de Stade 2 durant tant d’années. »

Nous appellerions Jean-Marc Thibault et Marthe Villalonga à la barre pour leur demander de s’excuser d’avoir pris le créneau horaire de Stade 2 durant tant d’années. Les jeunes oublient souvent qu’à l’époque, les émirs n’étaient pas encore assez riches pour nous abreuver de football contre un billet de 10 chaque mois.

 

Que pensez-vous, côté immersion justement dans des époques passées, de ce que permettent les jeux vidéo aujourd’hui ? Vous avez des préférences en la matière ?

« Contrairement aux idées reçues,

l’histoire n’a rien de chiant... »

Nos petit-fils ont longtemps joué à Age of Empires et sa suite Age of Kings. Ces jeux de stratégie offrent la possibilité de revivre l’épopée de Jeanne d’Arc, les batailles des Huns ou encore la Reconquista à travers des campagnes narratives. Ils ont découvert la splendeur des civilisations babyloniennes, romaines ou mayas. Nous pouvions les laisser des heures devant l’ordinateur, nous savions qu’ils ne bougeraient pas ! Nous pouvions alors filer chez notre maîtresse commune en toute sérénité. Contrairement aux idées reçues, l’histoire n’a rien de chiant. Il faut simplement la regarder avec le bon œil, un œil malicieux et espiègle, celui de notre livre.

Aujourd’hui, les jeux vidéo sont bardés de technologie mais ils sont démunis de créativité, de magie, d’émerveillement… Tout ce qui faisait le sel des meilleures productions de l’époque.

 

Pas tout à fait d’accord là-dessus, mais on ne va pas se lancer dans un débat enflammé sur les JV... ;-) Ce livre, donc, vous en êtes fiers, y compris des retours que vous en avez eu ? Ce sera un one shot, ou il y en aura d’autres ?

Plusieurs suites sont à l’étude : L’inavouable Histoire du monde, Vol 747 pour L’inavouable Histoire de France, On a marché sur L’inavouable Histoire de France, L’inavouable Histoire de France Gall… Bref, tout dépendra des retours des lecteurs.

 

C’est quoi vos projets, vos envies pour la suite à tous les deux ? Une adaptation de votre livre sous forme de série d’animation type « Silex », c’est envisageable, c’est une envie que vous avez ?

« Si vous connaissez des acteurs qui seraient prêts

à risquer leur carrière pour tourner

dans une série conspirationniste... »

Faut-il encore trouver une chaîne qui accepterait de produire une série subversive, à l’humour noir et cynique, aux standards éloignés des productions actuelles. Le catalogue évolue doucement, des sujets moins conventionnels que le couple ou la famille sont abordés à l’étranger, mais la France demeure frileuse. Canal+ vient de sortir « Paris, etc. », de Zabou Breitman ; c’est une daube sans nom, des destins croisés de Parisiens bobos vivant dans des appartements hors de prix et qui ne parlent qu’aux gens qui les produisent. L’histoire parle à tout le monde. Notre livre parle à tout le monde, même à ceux qui ne s’intéressent pas, de prime abord, à l’histoire de notre pays. Si vous connaissez des acteurs qui seraient prêts à risquer leur carrière pour tourner dans une série conspirationniste, faites-nous signe.

 

Vous venez en tout cas de trouver le bloggeur qui est prêt à fusiller sa crédibilité sur un bouquin révisionniste, mais qui l’a aimé, et qui assume. ;-) Un dernier mot (ou plutôt deux) ?

Cette interview n’a jamais existé.

 

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6 janvier 2018

Jean-Vincent Holeindre : « La ruse est impuissante sans la force, la force aveugle sans la ruse »

J’ai la joie, pour cette première publication de l’année 2018 (que je vous souhaite, à toutes et tous ainsi que pour vos proches, sereine et ambitieuse voire, soyons fous, heureuse), de vous proposer une interview grand format (on pourrait même dire, « épique » !) de Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à Paris 2 Panthéon-Assas (il est aussi membre du Centre Thucydide) et directeur scientifique de l’IRSEM. Cet échange fait suite à la lecture par votre serviteur de son dernier ouvrage, une relecture passionnante de l’histoire militaire occidentale d’après le prisme de la dualité ruse/force. Je vous engage à vous emparer de ce livre, La ruse et la force, une lecture exigeante (tout comme le présent article), mais qui sans nul doute, vous en apprendra beaucoup. Merci à vous, M. Holeindre. Et merci à vous, lecteurs qui depuis six ans et demi, me suivez avec bienveillance. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 05/09/17 ; R. : 02/01/18.

Jean-Vincent Holeindre: « La ruse est impuissante

sans la force, la force aveugle sans la ruse. »

La ruse et la force

La ruse et la force, Perrin, 2017.

 

Jean-Vincent Holeindre bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Voulez-vous pour commencer nous dire quelques mots de vous, de votre parcours ?

qui êtes-vous ?

J’ai suivi des études en histoire, philosophie et science politique à la Sorbonne puis à l’École des hautes études en science sociales. Ce parcours pluridisciplinaire s’est achevé par une thèse de doctorat, soutenue en 2010 sous la direction de Pierre Manent, intitulé Le renard et le lion : La ruse et la force dans le discours de la guerre. Cette thèse est devenue, au terme de substantielles modifications, un livre paru en 2017 et intitulé La ruse et la force : Une autre histoire de la stratégie. Après ma thèse, sur le plan professionnel, je suis devenu maître de conférences en science politique à l’Université Paris 2 Panthéon Assas puis professeur à l’Université de Poitiers, à la suite de l’agrégation. En 2017, j’ai retrouvé l’Université Paris 2, tout en continuant à enseigner à l’EHESS et à Sciences Po.

JV Holeindre

Jean-Vincent Holeindre. DR.

Si je devais indiquer le fil directeur de mes recherches, je dirais que je considère le phénomène guerrier avec les yeux de la philosophie politique et avec le souci de lui restituer toute sa profondeur historique. J’aime l’histoire sur la longue durée et j’apprécie tout particulièrement la période antique. Non parce qu’elle reflèterait nos «  origines  », mais parce qu’elle offre un cadre de compréhension, à la fois philosophique et historique, de l’expérience occidentale et des relations que «  l’Occident  » noue avec les autres «  cultures  ». Je considère également que la guerre est un phénomène total, qui embrasse tous les domaines de l’action humaine. J’étudie l’action militaire non pour elle-même mais pour ce qu’elle révèle sur le plan politique et anthropologique.

  

L’objet qui, pour l’essentiel, nous réunit aujourd’hui, c’est donc votre ouvrage La ruse et la force (Perrin, 2017), fruit d’une étude sur le temps long visant à déterminer où s’est situé le curseur entre la force et la ruse dans la pratique militaire et la pensée stratégique, à différentes époques de l’histoire occidentale. Deux figures légendaires, issues de la Grèce antique, des épopées homériques, comme fil rouge tout au long de votre livre : Achille (L’Iliade) incarne la force et Ulysse (L’Odyssée) la ruse. Pourquoi cet objet d’étude ? Cet angle-là, mettant en avant et en balance l’apport de la ruse par rapport à la force dans la stratégie, a-t-il été négligé jusqu’à présent, au moins en Occident ? Si oui, la ruse en tant qu’objet de réflexion a-t-elle reçu un traitement différent en d’autres lieux ?

pourquoi ce livre ?

Au départ, ce n’est pas la guerre qui m’intéresse, mais la ruse comme forme d’intelligence pratique que les Anciens Grecs nomment mètis. Le mot désigne à la fois l’épouse de Zeus, divinité de l’intelligence rusée, et une qualité de l’esprit humain, combinant flair, sens de l’adaptation, art du détour, débrouillardise...

« Plus qu’une intelligence théorique, la ruse

est d’abord une intelligence de l’action. »

L’impulsion première de mes recherches a été donnée par le livre magnifique de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, consacré à cette catégorie de la mètis (Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974). Detienne et Vernant montrent que la ruse n’est pas une intelligence théorique, mais une intelligence de l’action, particulièrement adaptée aux domaines politique et militaire, frappés du sceau de l’incertitude. En politique et à la guerre, la ruse n’est pas seulement tromperie ou mensonge, ce à quoi on la réduit trop souvent. Elle est aussi invention, imagination, elle suppose un véritable sens de l’anticipation, de la prévision mais aussi de l’adaptation, qualités que l’on trouve chez Ulysse lorsque, dans les épopées d’Homère, il imagine le stratagème du cheval de Troie ou bien lorsqu’il crève l’œil du Cyclope avec un pieu, profitant de son sommeil. À travers ces exemples, la ruse peut, en première analyse, être définie comme un procédé combinant dissimulation et tromperie dans le but de provoquer la surprise. Mais elle constitue également une forme d’intelligence, elle exprime la capacité cognitive de l’esprit humain dans des situations d’action.

Les ruses de l'intelligence

Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974.

J’ai été d’emblée fasciné par ce sujet qui met en lumière la tension classique entre la théorie et la pratique, l’idée et l’action. L’intention de mon travail est donc d’abord philosophique, mais cela suppose un travail généalogique visant à comprendre pourquoi la ruse a été en quelque sorte l’oubliée de l’histoire politique et militaire. Pour le sens commun, la ruse est bien sûr indispensable en politique et à la guerre, pourtant aucune étude sérieuse ne lui a été consacrée. C’est surprenant, mais cela s’explique probablement par le caractère fuyant d’une notion qui, par définition, a vocation à demeurer dans l’ombre et le secret. La ruse est la part oubliée de la raison humaine.

J’ai choisi d’étudier la ruse dans la guerre, car elle est bien circonscrite sur le plan militaire, à la différence de la ruse spécifiquement politique qui est très difficile à saisir. En effet, les exemples de ruse de guerre dans l’histoire ne manquent pas, du Cheval de Troie mythique à l’opération Fortitude durant la 2e guerre mondiale, où les Britanniques ont fait croire aux Allemands que le Débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais, afin de détourner leur attention et de les surprendre en Normandie. De plus, la ruse de guerre a été pensée par les stratèges depuis Thucydide jusqu’à Clausewitz. Je pouvais donc m’appuyer pour mon enquête sur des exemples bien documentés et sur une littérature militaire bien balisée.

« La ruse, c’est aussi un stigmate qu’on appose

sur l’ennemi pour le discréditer, et par

contraste, légitimer sa propre stratégie. »

Enfin, pour répondre à la dernière partie de votre question, j’ai cherché dans mes travaux à déconstruire un poncif de l’historiographie occidentale, consistant à opposer la «  force  » des Occidentaux à la ruse «  perfide  » des étrangers et en particulier des Orientaux. Je pense avoir montré que l’opposition entre ruse et force ne relève pas seulement d’une dialectique stratégique, mais aussi d’une rhétorique moralisante visant à souligner la ruse de l’ennemi pour mieux glorifier sa propre force. D’où l’image de l’Oriental «  fourbe  » doté de moustaches dissimulant ses intentions perfides… La ruse n’est pas seulement un procédé tactique et une forme d’intelligence stratégique, c’est aussi un stigmate qu’on appose sur l’ennemi pour le discréditer et, par contraste, légitimer sa propre stratégie.

 

N’est-on pas conditionnés justement, en Occident notamment, par le jugement moral porté sur la ruse qui serait nécessairement une perfidie ? Après tout, une des ruses les plus célèbres du récit collectif, et qu’on trouve aux origines de la Bible, c’est la ruse du serpent qui, après avoir poussé Ève à croquer le fruit défendu, provoque l’expulsion de l’Homme du jardin d’Eden. Est-ce que le religieux et son moralisme ont joué un rôle déterminant dans notre manière d’appréhender la ruse (fort éloignée dans l’idée de ce qu’on rattache à la « vertu chevaleresque ») ?

la ruse et la religion

Je ne parlerais pas de «  conditionnement  », ce terme me paraissant trop déterministe. Mais il existe en effet un cadre moral et normatif du christianisme qui oriente le jugement et l’action. Le chevalier médiéval, «  sans peur et sans reproche  », est la continuation de l’idéal antique incarné par Achille, le guerrier valeureux, honorable, courageux, auquel se greffent les vertus morales du christianisme. Le rejet de la ruse en Occident est antérieur au christianisme, mais celui-ci amplifie ce rejet. Cela dit, il faut faire la part des choses entre l’idéal moral et la réalité des pratiques. Les guerres médiévales, en particulier les sièges, comportaient de nombreuses ruses, malgré les restrictions morales et normatives.

Dans les Évangiles, la ruse est effectivement associée aux forces du Mal, aux tentations de Satan qui séduit les hommes, par définition faillibles. Le christianisme antique se revendique pacifiste, la guerre étant la manifestation du Mal au cœur de l’âme humaine, exprimant un affrontement intérieur entre le Bien et le Mal. Les vertus chrétiennes exposées dans le Nouveau Testament sont celles de la paix, de la charité, de l’amour du prochain et de l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger, mais aussi de la franchise, de la simplicité, de l’esprit de concorde. Surtout, la proposition chrétienne est universaliste, elle s’adresse à l’ensemble de l’humanité considérée comme une communauté unifiée.

« Il faut sur ce point distinguer, aux origines,

la religion des Hébreux, qui est politique

et peut donc recourir à la guerre, et celle

des chrétiens, qui s’est construite

contre la politique et la guerre. »

Sur ce point, la Bible hébraïque se distingue du Nouveau Testament des chrétiens. Si les chrétiens se définissent en fonction de leur foi et non de l’appartenance à une cité particulière, les Hébreux se pensent comme un peuple spécifique et comme une nation qui peut être amenée à faire la guerre pour se défendre. Soutenus, conseillés et dirigés par Dieu, qui se mue en véritable stratège, les Hébreux décrits par la Bible hébraïque font la guerre pour conquérir la terre promise de Canaan. Dans le Livre de Josué, ils usent de force et de ruse pour vaincre des ennemis numériquement et matériellement supérieurs. D’une manière générale, la religion des Hébreux est indissociablement spirituelle et politique, tandis que l’Église chrétienne s’est construite contre la politique et la guerre, en défendant une vision universelle et pacifiée de l’humanité.

La morale chrétienne connaît toutefois des évolutions. Ainsi, les théoriciens chrétiens de la guerre juste, depuis saint Augustin, intègrent l’usage de la ruse dans la guerre. Ils s’appuient sur l’héritage hébraïque et romain pour encadrer l’usage de la force armée, et acceptent jusqu’à un certain point que le soldat chrétien use de ruse, mais uniquement en temps de guerre. La ruse est réprouvée en temps de paix, mais elle peut être acceptée si la guerre est considérée comme juste.

 

Les concepts de fides (induisant notamment un code d’honneur, y compris entre ennemis) et de guerre juste (qui suppose une juste cause cantonnant la perfidie à la pratique ennemie et une justification morale à pratiquer soi-même la ruse) nous proviennent tous deux de la Rome antique. Doit-on aux Romains une partie importante de ce qui a été établi ensuite comme les usages et le droit de la guerre ?

Rome et l’art de la guerre

Effectivement, l’expérience romaine est fondamentale pour comprendre l’éthique et le droit de la guerre applicables dans l’aire occidentale. La doctrine de la guerre juste naît au IIe siècle avant notre ère, lorsque les Romains affrontent les troupes d’Hannibal durant la 2e guerre punique. Ils sont alors soucieux de justifier l’usage de la force contre un ennemi redoutable et qui menace l’intégrité de Rome. Les sources font ainsi apparaître un mouvement en apparence paradoxal.

D’un côté, Polybe et plus tard Tite-Live indiquent que la ruse n’a rien de romain, que les Romains sont les héritiers d’Achille, qu’ils mènent la guerre de manière «  juste  », en suivant des règles de l’honneur et du courage impliquant de combattre l’ennemi en face-à-face et sans ruse. La «  fides romana  » désigne cette supériorité morale supposée, qui s’exprime dans la guerre à travers un comportement exemplaire. Les sources dénoncent en retour la «  perfidie  » des ennemis de Rome, par exemple le carthaginois Hannibal, qui attaque par derrière et par surprise. À la force vertueuse des Romains est opposée la ruse perfide des «  Puniques  », le terme «  punique  » étant d’ailleurs péjoratif et connotant la fourberie. Comme souvent, l’accusation de perfidie est moins descriptive que normative : elle vise à discréditer l’ennemi et à légitimer son propre camp.

« Les Romains ont fait montre d’une forte

capacité d’adaptation en faisant leur la ruse,

auparavant vilipendée comme l’arme lâche

des autres, mettant en avant leur "contre-ruse"

face à la perfidie de l’ennemi. »

D’un autre côté, les sources latines font apparaître le sens de l’adaptation romaine, qu’on voit par exemple chez Scipion l’Africain, qui l’emporte contre Hannibal après avoir retourné contre l’ennemi carthaginois ses propres armes (d’où le surnom dont il est affublé). La contre-ruse romaine vient ainsi à bout de la «  perfidie  » punique.

Tout se passe donc comme si la «  bonne  » ruse romaine l’emportait contre la «  mauvaise  » ruse punique. Les Romains gagnent ainsi sur les deux tableaux  : celui de l’efficacité et celui de la légitimité. Ils remportent les guerres, conquièrent de nouveaux territoires, tout en préservant l’idéal moral de la «  fides  ». Ils combinent les intérêts et les vertus. Cette capacité romaine à lier efficacité et légitimité fascine Machiavel, lequel s’inspire de l’expérience romaine pour forger sa vision de la politique et de la guerre.

 

Peut-on dire de Rome qu’elle s’est-elle imposée en tant que puissance européenne et méditerranéenne dominante aussi bien par la force (son organisation et sa puissance militaires, ses conquêtes) que par la ruse (la diffusion de sa culture et de son mode de vie) ? Cette question en appelle une autre : le « soft power » est-il assimilable à une ruse, ou bien est-il une façon rusée d’affirmer sa force ?

quid du "soft power" ?

La ruse, telle que je l’étudie dans le livre, ressortit à la guerre, tandis que le soft power relève davantage d’une «  grande stratégie  » qui intègre des éléments non militaires à des fins de puissance. De plus, la ruse est d’abord un procédé tactique combinant dissimulation et tromperie afin de provoquer la surprise, tandis que le soft power désigne plus largement une stratégie d’attraction (par opposition au hard power, qui repose sur la coercition).

Toutefois, le soft power peut intégrer une forme de ruse dans la manière de diffuser la puissance de manière subtile, indirecte, non coercitive. Ce qui est commun à la ruse et au soft power, ce n’est donc pas la nature du procédé, mais le caractère indirect de la stratégie mise en œuvre. La ruse, qu’elle soit militaire ou non, agit par le détour et en évitant le face-à-face, tandis que le soft power opère par l’influence plutôt que par la contrainte.

« Rome a su étendre sa puissance par

la guerre, en combinant la ruse et la force,

mais aussi par une diplomatie d’influence

qui s’apparente au "soft power". »

Dans le cas de Rome, on peut dire qu’elle a su étendre sa puissance par la guerre, en combinant la force et la ruse, mais aussi par une diplomatie d’influence, qui s’apparente au soft power, en rendant son système politique et culturel attirant pour les autres. La forme impériale romaine fut à la fois une vague militaire et un aimant diplomatique. L’attractivité de Rome ne se réduit pas à la projection habile de son modèle. Elle tient aussi à sa capacité d’intégration des influences extérieures, comme ce fut le cas avec la religion chrétienne. Les Romains étaient convaincus de la supériorité de leur système politique, ce qui les conduisait à accepter sur la durée les éléments étrangers.

 

La tactique dite de la « terre brûlée » (certains épisodes de la Guerre de Cent ans au 14ème siècle, de la bataille de la Moskowa en 1812, de la seconde Guerre sino-japonaise entre 1937 et 1945, de la "Grande Guerre patriotique" entre 1941 et 1945) est-elle la mère de toutes les ruses/perfidies ? L’utilisation de l’un ou de l’autre terme tient-elle au caractère défensif ou offensif du conflit en question ou bien est-ce plus subtil, plus nuancé que cela ?

la "terre brûlée", une ruse ?

La tactique de la «  terre brûlée  » vise à rendre un espace inhabitable en le détruisant par le feu, cela afin d’affaiblir l’ennemi et l’empêcher de combattre. On n’est donc pas dans le registre de la ruse, mais dans un procédé tactique destiné à venir à bout de l’ennemi sans avoir à l’affronter. L’objectif tactique de la ruse et de la terre brulée est cependant le même : il s’agit de l’emporter sans prendre de risques inconsidérés. Ce qui est commun à ces deux tactiques, c’est le principe d’économie des forces et, jusqu’à un certain point, le principe stratégique de la surprise.

 

Lorsque l’officier et théoricien militaire prussien Clausewitz apparaît sur la scène, les Lumières humanistes ont vécu. L’Europe sort tout juste des guerres napoléoniennes, guerres massives qui opposent de moins en moins des professionnels de la guerre et de plus en plus des bataillons populaires. Lui va à rebours de la tendance de son temps et met en avant dans la pensée stratégique la prédominance de la force, obtenue par un usage habile et une concentration de forces humaines et technologiques, reconnaissant néanmoins que la ruse garde sa pertinence, notamment pour le belligérant plus faible en cas de déséquilibre des forces. Quelle influence sa pensée a-t-elle eu sur les guerres de la fin du 19è et de la première moitié du 20è siècle ?

Clausewitz et la pensée stratégique

L’influence de Clausewitz est considérable. Mon intention n’est certainement pas de la minorer ou de réduire les mérites du stratège prussien sur le plan théorique. Je suis par exemple convaincu de la pertinence de sa triple définition de la guerre, considérée comme un phénomène social, militaire et politique.

« Clausewitz a eu une approche

un peu réductrice de la ruse. »

Cependant, j’estime que son approche de la ruse est réductrice. Clausewitz considère que la ruse peut être utile sur le plan tactique, mais qu’elle n’a pas de portée stratégique. Pour lui, dans les guerres de masse, il n’est pas possible de surprendre l’ennemi, eu égard au nombre des troupes engagées. Or, dans les guerres du 20e siècle, la ruse a été employée aussi bien au niveau tactique que stratégique. Durant l’opération Fortitude, les Alliés ont intoxiqué l’état-major allemand et ont mis en place une opération d’envergure qui dépasse le niveau strictement tactique. En réalité, les innovations technologiques, comme la radio, l’aviation ou les techniques de camouflage, ont conféré une «  deuxième jeunesse  » à la ruse de guerre, en offrant de nouvelles possibilités en matière de manipulation des perceptions. Il est possible d’intoxiquer l’ennemi à grande échelle. Je dirais même que les stratégies d’intoxication, dans les conflits contemporains, n’ont jamais été aussi décisives. Dans un contexte où la force est très contrainte sur le plan politique, juridique, économique, le rôle des perceptions n’a jamais été aussi fort.

 

Carl von Clausewitz

Carl von Clausewitz.

 

Dans le chapitre justement que vous consacrez aux « renards du déserts » des deux guerres mondiales, vous mettez notamment en lumière différentes opérations d’intoxication de l’ennemi, qui souvent ont d’abord été initiées par des gens de terrain avant de devenir de véritables politiques impulsées au niveau central (ce fut le cas du Royaume-Uni de Churchill notamment). On pense évidemment à l’opération Fortitude... Les opérations d’intoxication et de sabotage qui eurent cours au cours de la seconde Guerre mondiale ont-elles eu un impact déterminant en vue de la victoire finale ? L’Allemagne nazie a-t-elle recouru à de tels procédés ou bien a-t-elle tenté de le faire ?

intox et guerre mondiale

La ruse, sous la forme des opérations d’intoxication, a joué un rôle considérable dans le déroulement des deux guerres mondiales et en particulier de la Seconde. C’est durant la première Guerre mondiale que s’invente le camouflage au sens moderne. Avant la Grande Guerre, les troupes revêtaient l’uniforme pour être vues et distinguées de la population ; au cours du premier conflit mondial, les uniformes se veulent de plus en plus discrets, pour éviter d’être touchés par l’ennemi mais aussi pour l’atteindre sans qu’il puisse visualiser l’attaque. Ce principe de dissimulation et de surprise est certes vieux comme la guerre, mais les évolutions du camouflage dans les guerres modernes mettent bien en évidence la part croissante prise par la ruse dans les stratégies, les Britanniques étant de ce point de vue les plus en pointe parmi les Alliés.

« Auparavant l’œuvre individuelle du stratège,

la ruse devient à partir des guerres du 20e siècle

un travail collectif. »

De manière générale, on observe au cours des deux guerres mondiales une véritable institutionnalisation de la ruse. Des services dédiés, comme la Force A, sont créés sous l’impulsion de Churchill dans le but de coordonner les opérations d’intoxication contre les Allemands. Jusqu’au 20e siècle, la ruse était surtout l’œuvre individuelle du stratège, elle devient à présent un travail collectif. Ces «  forces spéciales  » agissent en petit nombre et dans l’ombre pour que le secret des opérations ne soit pas éventé.

De leur côté, les Allemands ont également utilisé ce type d’intoxication, notamment contre les Soviétiques lors de l’opération Barbarossa en 1941 où les Allemands ont rompu par surprise le pacte de non-agression. Mais les Soviétiques ne sont pas en reste, qui ont intégré depuis les années 20 la notion de maskirovka, qui désigne à la fois le camouflage, la ruse, la surprise… La ruse est donc un élément central du calcul tactique et stratégique durant les deux guerres mondiales, l’enjeu étant d’économiser les forces et d’atteindre moralement l’ennemi.

 

La propagande, largement facilitée par le développement massif des moyens de communication modernes, est-elle la première des ruses à cibler véritablement des populations en tant que telles ?

la place de la propagande

Les conflits contemporains impliquent de plus en plus les populations civiles, qu’on essaie d’influencer et de manipuler par la propagande afin d’infléchir le résultat de la guerre. Les médias de masse, comme la radio, la télévision et aujourd’hui internet jouent à ce titre un rôle décisif. Comme l’avait bien vu le Britannique Liddell Hart, la stratégie étend son domaine d’action à des domaines non militaires. Les médias occupent une place éminente dans les conflits contemporains, les images et les perceptions étant parties prenantes du conflit.

« La propagande opérée à destination

de l’ennemi, notamment l’intoxication,

s’inscrit dans le registre de la ruse. »

La propagande n’est pas en soi une ruse, dès lors qu’elle consiste à diffuser un message à ses propres populations pour les galvaniser, les rassurer ou encore détourner leur attention. En revanche, la propagande opérée à destination de l’ennemi, notamment l’intoxication, s’inscrit dans le registre de la ruse au sens où il s’agit de dissimuler ses intentions et de tromper l’ennemi en vue de le surprendre. Mon propos se focalise sur les ruses mobilisées entre des ennemis exprimant mutuellement des intentions hostiles, non par sur les ruses organisées par le pouvoir politique pour contrôler les populations.

 

L’essor durant la période de la guerre froide de la figure de l’espion, amplement popularisée à partir des années 60 par le personnage de James Bond, est-il le signe d’une prise en compte nouvelle par les États de l’importance de la ruse dans leur conduite des affaires extérieures ? Quid, plus récemment encore, du hacking d’État ?

Durant la guerre froide, l’espion joue un rôle d’autant plus important que le conflit armé entre les deux superpuissances, États-Unis et Union soviétique, est contenu militairement par la présence de l’arme nucléaire. Le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 par les Américains a fait apparaître la dangerosité et la létalité de la bombe. Une fois que les deux «  Grands  » obtiennent la maîtrise de cette technologie, ceux-ci s’orientent vers des stratégies de dissuasion, c’est-à-dire de non-emploi de la bombe. Mais «  l’équilibre de la terreur  » n’est possible qu’au prix d’une action prolongée des services de renseignement. Il s’agit pour les États-Unis et l’URSS de s’assurer, par l’espionnage, que l’ennemi ne cherche pas à utiliser la bombe. Il s’agit également de le déstabiliser autrement que sur le champ de bataille. Ce sont les services de renseignement (français) qui ont identifié la présence de missiles atomiques à Cuba en 1962, ce qui a débouché sur la crise la plus grave de la guerre froide. Dans un contexte où l’usage de la force est rendu quasi-impossible au regard des conséquences que cela engendrerait, la ruse de l’espion occupe donc une place significative de l’espace stratégique.

« Les travaux du regretté Nicolas Auray

ont bien montré la convergence entre

le hacking et la mètis grecque. »

Aujourd’hui, la ruse peut prendre les formes du cyber, à travers les attaques informatiques menées par des «  chevaux de Troie  » modernes. Il est frappant d’observer qu’on emploie un vocabulaire guerrier pour désigner ces attaques contre les systèmes d’information des entreprises, des États ou des partis politiques. La figure du hacker, qu’elle soit étatique ou non, relève de la ruse au sens où le pirate informatique use de son intelligence ingénieuse pour se dissimuler et pénétrer dans les systèmes d’information. Il repère les failles du système et les utilise à son profit. Les travaux du regretté Nicolas Auray ont bien montré cette convergence entre le hacking et la mètis grecque.

 

Nicolas Auray

Nicolas Auray, sociologue du numérique (1969-2015). DR.

 

L’affaissement ayant conduit à l’effondrement de l’URSS est-il dû, en partie, à des manœuvres de ruse de la part des Américains ? Je pense notamment au projet de défense anti-missile IDS dit « Star Wars » dans les années 80, irréalisable pour l’époque mais donc certains disent qu’il avait vocation à entraîner l’Union soviétique dans une ultime course aux armements qui l’auraient mise à genoux ? De manière plus générale : est-ce qu’on a des exemples d’empires ou de constructions politiques importantes qui se sont effondrés ou ont été minés à la suite d’un assaut de ruse ?

la ruse et la chute de l’URSS

Le projet de «  guerre des étoiles  », lancé par Ronald Reagan au début des années 80, avait vocation à souligner les faiblesses soviétiques, sur le plan technologique et économique, sachant que l’URSS n’avait pas su prendre le tournant informatique. On est clairement dans un conflit non-militaire, qui repose sur la perception plus ou moins faussée des capacités militaires, technologiques, économiques de l’adversaire. Dès le début, la guerre froide prend cette dimension à travers la conquête de l’espace et la quête de l’arme nucléaire… La ruse intervient dans le conflit, mais il s’agit d’un affrontement psychologique plus large, où le vaincu est d’abord celui qui se perçoit comme vaincu.

« L’affaire dite Farewell, d’intoxication massive envers

les Soviétiques, a contribué à l’affaiblissement de

l’URSS, qui allait conduire à son implosion. »

Pendant longtemps, les Soviétiques ont compensé leur déficit technologique par l’espionnage industriel. Mais au début des années 80, grâce aux renseignements fournis par les services secrets français (la fameuse affaire Farewell immortalisée au cinéma), le renseignement américain met en place une opération d’intoxication consistant à diffuser de fausses informations aux Soviétiques, quant aux puces informatiques par exemple. Cette opération a affaibli l’URSS et s’est ajoutée aux failles internes qui ont conduit à son implosion sur le plan politique et social.

De manière générale, pour répondre à la deuxième partie de votre question, je ne dirai pas que la ruse, à elle seule, peut faire s’effondrer des États ou des empires. Tout mon propos est de montrer que la ruse est impuissante sans la force et que la force est aveugle sans la ruse. Ruse et force constituent deux données essentielles de la grammaire stratégique.

 

Alors que cette époque de la guerre froide avait quelque chose de prévisible, de gérable, l’ère actuelle, tristement marquée par le terrorisme globalisé, est celle des conflits asymétriques, où l’ennemi est invisible et la menace diffuse. On essaie au maximum de répondre à la ruse par la ruse, voyant que la force pure est ici parfois inopérante. Comment nos élites stratégiques et militaires sont-elles formées à ces paramètres nouveaux ? Le sont-elles de manière satisfaisante à vos yeux ?

face à la menace terroriste

Attention à l’illusion rétrospective ! Je ne dirai pas que la guerre froide avait quelque chose de plus «  gérable  » et «  prévisible  » que le terrorisme djihadiste actuel. Je ne dirai pas non plus que la guerre froide était plus lisible, même si les belligérants étaient nettement caractérisés sur le plan institutionnel et politique.

La menace nucléaire faisait peser une grande incertitude sur les relations internationales, et les risques engendrés par l’usage de la bombe étaient bien plus grands que les conséquences supposées du terrorisme djihadiste. Mais il est toujours plus facile de dire que le monde était autrefois plus compréhensible, voire moins dangereux. Cela fait partie d’une rhétorique qu’on trouve à tous les niveaux de la société et qui est souvent un alibi pour ne pas penser précisément, et regarder en face, les menaces qui nous touchent réellement.

« Dans le cadre du terrorisme, l’attentat est une ruse

du faible, utilisée par nécessité et non par choix,

pour compenser un déficit de force. »

Dans le cadre du terrorisme, on a affaire à une ruse du faible, qui est utilisée par nécessité et non par choix. Les groupes djihadistes vont recourir à la ruse pour compenser leur déficit de force. Le problème des États, notamment occidentaux, réside dans la persistance de sentiments contrastés, à la fois toute-puissance et vulnérabilité. Les responsables politiques ont souvent tendance à sous-estimer le risque terroriste quand celui-ci se profile et à surestimer la menace lorsqu’elle devient réalité.

Par exemple, les États-Unis ont eu beaucoup de mal à prévoir les attentats du 11 septembre, y compris sur le plan du renseignement, d’abord parce qu’ils ne pouvaient pas imaginer que les principaux symboles de leur puissance politique (Maison blanche), militaire (Pentagone), économique (World Trade Center) allaient être touchés. Pourtant, la CIA disposait de professionnels très compétents, de moyens technologiques supérieurs et d’informations sérieuses et recoupées. Mais on peut faire l’hypothèse que les États-Unis, à l’image du Pharaon égyptien contre les Hébreux, sont partis du principe qu’ils étaient invulnérables et qu’une telle attaque était inconcevable. Le risque d’attaque massive de type terroriste a donc été sous-estimé.

Mais d’autre part, à la suite de ces attentats qui ont constitué un énorme traumatisme, le pouvoir politique américain a pratiqué une forme de surenchère sécuritaire et belliqueuse, déclarant «  la guerre au terrorisme  » globalisé, alors même qu’on ne déclare pas la guerre à un mode d’action, mais à un ennemi au sens politique. Du même coup, les États-Unis ont donné une importance disproportionnée à la menace terroriste, ce qui n’a sans doute pas aidé à la résorption du problème.

« Double travers, détecté en France comme aux

États-Unis : sous-estimation du risque induit

par le terrorisme en amont, et surréaction

"belliciste", souvent contre-productive, en aval. »

On aurait tort toutefois de considérer qu’en Europe et notamment en France, nous sommes épargnés par ces erreurs d’appréciation. Au contraire, les attentats de 2015 et 2016, à Paris et à Nice, ont fait apparaître le même type de réaction des autorités politiques : d’un côté, sous-estimation du risque induit par le terrorisme et, de l’autre côté, surestimation de la menace par une réaction «  belliciste  » disproportionnée.

S’agissant de la formation des élites à la stratégie militaire, je dirais qu’elle est souhaitable et même essentielle au regard de ce que je viens de décrire, car elle permet d’injecter du rationalisme dans un univers dominé par la panique morale et les perceptions faussées. Je ne dis pas qu’il ne faut pas tenir compte des émotions, mais celles-ci doivent être dominées par la raison politique, quitte à ce que les émotions constituent un ressort de l’action politique elle-même. Les terroristes y parviennent, pourquoi pas nous ?

 

Pour quelles manifestations historiques de ruse avez-vous la plus grande admiration ? Quels-sont à l’inverse les actes de « perfidie » qui pour vous ne méritent que mépris ?

perfide en guerre

Je dois dire que je ne me suis jamais posé la question ! Évidemment, j’ai une tendresse spontanée pour le Cheval de Troie, mais c’est un sentiment «  littéraire  » pour un épisode mythologique. Je suis également impressionné par les ruses de Thémistocle à Salamine ou celles d’Hannibal contre les Romains… Mais mon travail n’a pas vocation à compter les bons et les mauvais points. Je m’efforce de sonder l’âme humaine à travers le phénomène guerrier.

« La perfidie en temps de guerre, c’est d’après

la définition actuelle le fait de briser la distinction

entre combattants et non-combattants. »

Quant à la perfidie, je m’en tiendrai à la définition juridique actuelle en droit des conflits armés : elle consiste en une atteinte à la bonne foi élémentaire dans la guerre, brisant la distinction entre combattants et non-combattants. Par exemple, la perfidie est caractérisée lorsque des militaires revêtent les habits humanitaires pour attaquer l’ennemi. Ces actes-là ne relèvent pas de la ruse de guerre licite, mais de la perfidie prohibée au sens où ils ruinent la confiance qu’on maintient, en dépit de l’état de guerre, à l’égard des travailleurs humanitaires. Ces actes, qui ne sont en rien admirables, hypothèquent les chances de la paix.

 

Le fameux penseur florentin Machiavel, central dans votre ouvrage, avait en son temps (celui de la Renaissance) révolutionné la philosophie politique, apportant notamment dans la réflexion le fait de «  politiser la guerre  » et de «  belliciser la politique  ». Où est la force, et où est la ruse, dans l’exercice de la politique interne dans nos démocraties ? La maîtrise de la rhétorique constitue-t-elle un élément déterminant dans l’escarcelle de celui qui, dans ce milieu, entend « ruser » ?

Machiavel, et l’art du politique rusé

Machiavel considère que les qualités du chef de guerre (patience, sang froid, audace…) prévalent dans le domaine politique. La guerre est le modèle d’action à partir duquel Machiavel forge sa vision de la politique. Le gouvernant, tel que Machiavel le décrit, est un stratège qui transpose son savoir-faire militaire dans le domaine politique et qui fait de la guerre la question politique par excellence. C’est ainsi que Machiavel politise la guerre d’un côté et «  bellicise  » la politique de l’autre. La transgression machiavélienne réside dans ce double mouvement qui rompt avec les perspectives chrétienne et humaniste.

Dans la philosophie politique, héritée de Platon et d’Aristote, le temps ordinaire de la politique est séparé du temps extraordinaire de la guerre. La politique se déroule dans les murs de la cité tandis que la guerre a lieu, dans l’idéal, sur une plaine dégagée à l’écart de la cité. De plus, la science politique grecque, comme le montre Pierre Manent, est une science de la cité, alors que la science politique de Machiavel est tout entière contenue dans l’art de conquérir et de conserver le pouvoir. Pour Machiavel, la question du régime politique, monarchie ou démocratie, importe peu également, tandis que c’est un point central pour Platon et Aristote. En outre, Machiavel renverse la hiérarchie entre l’intérieur et l’extérieur ; pour Platon et Aristote, la politique intérieure l’emporte sur l’action extérieure. C’est l’inverse qui est vrai pour Machiavel, une communauté politique incapable de se défendre militairement des agressions extérieures n’étant pas viable. Enfin, le monde de Machiavel est hostile. Il se caractérise par l’instabilité, la fragilité des situations, l’instabilité de l’âme humaine, le hasard et l’aléa, autant de réalités qu’on ne peut conjurer, tandis que le monde de Platon et Aristote est ordonné par le régime politique.

Dans ce contexte, dit Machiavel au chapitre XVIII du Prince, il faut savoir être lion pour effrayer les loups et renard pour éviter les pièges. Force et ruse sont à la fois les deux qualités du stratège et du gouvernant. Machiavel ne dit pas qu’il faut être rusé en toute occasion. Il estime que le prince ne peut avoir toutes les qualités humaines, mais qu’il doit paraître les avoir. La ruse n’est pas seulement un procédé trompeur, mais une forme d’intelligence qui permet au prince de «  colorer sa nature  ». Machiavel renoue ici avec le sens antique de la mètis, tout en affirmant la continuité de la guerre et de la politique. Il n’est pas loin d’inverser la formule de Clausewitz (la guerre comme continuation de la politique) avant l’heure. Machiavel est le dernier des Anciens et le premier des Modernes.

« Hors les caricatures, on peut dire que, pour

Machiavel, le bon politique est celui qui sait

composer avec les "humeurs" du peuple. »

Dans le contexte démocratique, marqué par la volatilité et la pluralité des opinions, les qualités identifiées par Machiavel sont très utiles au gouvernant. Elles lui permettent de se montrer sous un visage différent selon les situations, en utilisant la parole bien sûr mais aussi les apparences, les images, les perceptions, les émotions. Il convient cependant de ne pas réduire Machiavel au machiavélisme, au sens d’un cynisme qui consisterait à mépriser le peuple et à le manipuler. Au contraire, Machiavel est plutôt du côté de la République et de la démocratie. Il estime que les gouvernants comme les peuples ont leurs «  humeurs  » et, comme l’a montré Claude Lefort, Machiavel interprète la politique à partir de la variable du conflit. L’art de gouverner, c’est l’art de dominer les conflits, de les apaiser, de rendre justice autant que possible à chacune des parties et de trancher dans le vif lorsqu’un compromis est impossible. Pour Machiavel, il n’y a rien de pire que la voie moyenne. La politique ne suppose pas de donner à tout le monde mais de décider. Cependant, toute décision arbitraire déclencherait le courroux du peuple, ce qui serait le pire des choix.

 

Machiavel

Niccolò Machiavelli.

 

L’actualité internationale est dominée par les inquiétudes autour de l’affaire nucléaire nord-coréenne, et sur ce sujet la surenchère verbale et de menaces à laquelle se livrent Kim Jong-un et Donald Trump n’est pas pour rassurer... Ce qui inquiète aussi, c’est la personnalité de l’un et de l’autre, qui passent pour impulsifs et imprévisibles. Est-ce qu’on est là à votre avis en présence de part et d’autre d’une ruse, de postures rappelant celle de l’ « homme fou" dont parlait Kissinger à propos de Nixon ?

Trump, Kim, jeux de ruse ?

La meilleure manière de dissimuler sa ruse, et ainsi de ne pas attirer l’attention des éventuels concurrents, est de se faire passer pour bête ou pour fou. Bien sûr, simuler la folie est un jeu dangereux auquel on peut se prendre, mais après tout, Machiavel, dans un chapitre des Discours consacré à l’attitude de Brutus avant l’assassinat de César, montre «  combien il peut être sage de feindre pour un temps la folie  ». Je dirai donc qu’avec Trump et Kim Jong-un, il ne faut pas s’arrêter aux apparences et à leur personnalité impulsive, imprévisible voire pathologique, ne serait-ce que par prudence.

« Trump est d’autant plus dangereux que son

comportement politique est faussement

simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse... »

Dans le cas de Trump, il est clair qu’il a été sous-estimé par l’état major républicain et par les commentateurs autorisés, qui ont mis beaucoup de temps à prendre au sérieux l’hypothèse de son élection, le problème étant que tous ont été aveuglés par l’image médiatique qu’il renvoyait. Trump l’a emporté d’autant plus facilement qu’il n’a pas été jugé à sa juste valeur. N’oublions pas qu’il a été choisi par les électeurs républicains dans l’élection primaire, puis par les Américains au niveau national. On peut bien sûr le regretter, refaire l’élection, souligner les faiblesses de sa concurrente Hillary Clinton, mettre la victoire de Trump sur le compte d’un concours de circonstances… Mais on a eu tort, et on aurait tort à nouveau, de négliger son habileté politique. À mes yeux, le personnage est d’autant plus dangereux que son comportement politique est faussement simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse, qualité utile dans le monde des affaires dont il est issu.

« La stratégie de Kim est plus prévisible que celle

de Trump, puisque le dictateur nord-coréen est

un pur produit du système dont il est issu. »

Le cas de la Corée du Nord est différent puisqu’on a affaire à un régime totalitaire et héréditaire. Kim Jong-un est au pouvoir parce qu’il est le fils de son père, mais cela n’exclut pas d’être intelligent et malin. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse : la grossièreté du personnage n’est pas forcément un gage d’intelligence. Kim est d’abord le produit d’un régime nord-coréen qui, comme tout régime totalitaire, est fondé sur la terreur et l’intoxication. La ruse, au sens tactique de la dissimulation et de la tromperie, constitue une donnée intrinsèque du système politique et non une œuvre individuelle. En ce sens, la stratégie de Kim Jong-Un est plus prévisible que celle de Trump. Le chef d’état nord-coréen développe la bombe avec le souci d’être reconnu sur la scène internationale, estimant qu’en dépit de ses sorties menaçantes, Trump n’ira pas jusqu’à briser l’équilibre de la terreur. C’est étonnant car on retrouve quelque chose de l’incertitude de la guerre froide, mais dans un système international qui n’est plus bipolaire.

 

Je l’indiquais en ouverture de cet entretien : les deux figures de la mythologie homérique, Achille et Ulysse, incarnent respectivement la ruse et la force, tout au long de votre ouvrage. À titre personnel, Jean-Vincent Holeindre, si vous devez en choisir un, lequel de ces deux personnages respectez-vous et estimez-vous le plus, et pourquoi ?

qui d’Achille ou d’Ulysse... ?

Les deux personnages sont également intéressants par leur ambivalence et les tourments qui les assaillent. Ces tourments sont universels. Homère met en lumière deux figures du guerrier qui sont à la fois antithétiques et complémentaires. Ulysse n’est pas seulement l’antithèse d’Achille, c’est aussi son double, son alter ego.

D’un côté, Achille est un guerrier, fort, courageux, qui dispose de qualités physiques et morales exceptionnelles, mais il est orgueilleux. Il ne cherche pas la victoire, mais la «  belle mort  » du guerrier, obtenue au combat. Il meurt au champ d’honneur, non pour honorer sa patrie mais pour nourrir sa gloire personnelle. Il veut briller, c’est un élément essentiel de sa gloire héroïque, mais aussi de son hubris, terme grec qu’on pourrait traduire par démesure.

« On a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse

en nous, il est très difficile de les séparer. »

Ulysse, quant à lui, est petit, malingre, menteur, roublard. Il ne possède aucune des qualités physiques et morales du héros grec. Son identité est trouble. Pourtant, c’est lui aussi un héros, qui se distingue par son intelligence, son habilité, sa ruse. Si Achille est la quintessence du soldat, Ulysse est la première figure de stratège. Il mobilise toute son intelligence pour vivre et pour vaincre, car il est plus que tout attaché à sa famille, à sa patrie et à sa propre existence. Je crois qu’on a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse en nous, et qu’il est très difficile de les séparer.

 

Vous venez d’intégrer l’Université Paris 2 Panthéon-Assas en tant que professeur de science politique, et êtes rattaché au Centre Thucydide. Comment abordez-vous cette nouvelle aventure, et quels sont vos objectifs ?

le Centre Thucydide

Je suis tout d’abord heureux et honoré d’avoir pu réintégrer cette université au sein de laquelle j’ai commencé ma carrière en tant qu’enseignant titulaire. Une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le centre Thucydide, spécialisé en relations internationales, tient à mon souhait de faire dialoguer la science politique et le droit sur les questions internationales. Je n’ai pas de formation juridique mais à force de travailler avec des collègues juristes au sein des facultés de droit, à Poitiers et à Paris, j’ai pris conscience de la centralité de cette discipline pour étudier la politique et notamment l’international.

Au Centre Thucydide, avec son directeur Julian Fernandez qui est professeur de droit public, nous menons des projets en relations internationales, qui croisent les perspectives de juriste et de politiste. C’est une grande richesse. Par ailleurs, je dirige depuis peu le Master de Relations internationales de l’Université Paris 2, qui rattaché au Centre Thucydide. Ce master est co-habilité avec l’Université Paris-Sorbonne, et je l’anime aux cotés de mon collègue historien Olivier Forcade, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne. Cette collaboration entre droit, science politique et histoire correspond à ma conception de l’Université et à ma manière de faire de la recherche. J’essaie de transmettre tout cela aux étudiants, et c’est un grand bonheur !

 

Vos ambitions, vos projets (perspectives de recherche mais « pas que ») pour la suite ?

« Une de mes ambitions est de faire dialoguer

le monde universitaire et celui des militaires. »

J’envisage un nouveau livre sur l’Antiquité, mais le projet n’est pas suffisamment avancé pour que je puisse en parler. Je prépare à plus brève échéance un petit manuel sur les études stratégiques, l’idée étant de synthétiser tout ce que je peux apprendre comme directeur scientifique de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire. Composé d’environ 40 agents, dont une trentaine de chercheurs, c’est en quelque sorte le centre de recherches en sciences humaines et sociales du Ministère des Armées. L’une de mes ambitions est de faire dialoguer le monde universitaire et celui des militaires. Mes fonctions à l’IRSEM, que j’occupe depuis fin 2016, y contribuent.

 

Un dernier mot ?

Merci pour ces questions, nombreuses et pertinentes, qui m’ont conduit à clarifier certains points et m’ont poussé dans mes retranchements !

 

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29 décembre 2017

« Crise catalane : l'heure des référendums », par Anthony Sfez

Quelques jours après les élections au Parlement de Catalogne qui ont vu la victoire des listes indépendantistes dans un contexte politiquement chargé, où en est-on, de l’autre côté des Pyrénées ? Quelles perspectives pour une sortie de crise aussi apaisée (ou, disons, aussi peu conflictuelle) que possible ? Je suis heureux, pour ce dernier article de l’année, de donner à nouveau la parole à Anthony Sfez, jeune doctorant et pensionnaire de la Casa de Velázquez qui est en train (et c’est heureux !) de devenir un spécialiste reconnu de la question catalane. Il y a un mois et demi, il avait répondu, de manière très détaillée, à toutes mes interrogations sur ce sujet ; dans cette tribune, datée du 29 décembre, il nous propose, en exclusivité, sa proposition de solution, qui vaut ce qu’elle vaut (à mon sens, pertinente en ce qu’elle replace le raisonnable au cœur du processus, le débat est ouvert et bienvenu !) mais qui, en tout cas, provient pour une fois de quelqu’un qui connaît très bien les enjeux. Merci, Anthony. Et, pour toutes et tous, je formule le vœu que ces fêtes de fin d’année vous soient réjouissantes, douces. Nicolas Roche.

 

Manifestation à Barcelone

Manifestation d’unionistes à Barcelone. Source de l’illustration : RTE.

 

« Crise catalane : l’heure

des référendums »

Par Anthony Sfez, le 5 décembre 2017.

Les indépendantistes ont remporté les élections au Parlement de Catalogne. Certes, Cuidadanos est arrivé en tête du scrutin (25%), mais les véritables gagnants, ce sont les trois listes indépendantistes qui ont remporté 70 sièges sur 135, soit la majorité absolue au Parlement, ce qui devrait leur permettre de constituer un gouvernement. Ainsi, si aucune solution politique n’est trouvée au «  problème catalan  », la confrontation institutionnelle entre la Communauté autonome catalane et l’État espagnol devrait se poursuivre et, peut-être même, s’intensifier dans les années qui viennent. Une issue politique à cette crise, qui semble insoluble, est-elle à présent envisageable ? Pour essayer de répondre à cette question, il faut revenir à la racine du conflit : la question du référendum d’autodétermination concerté.

Le conflit entre la Catalogne et l’Espagne tient, en réalité, en une phrase : depuis 2012, le Parlement catalan revendique l’organisation d’un véritable référendum d’autodétermination concerté en Catalogne, comme les Écossais l’ont eu en 2014, mais l’État espagnol s’y refuse. Depuis, entre Barcelone et Madrid, c’est une épreuve de force dans laquelle l’un pousse pour obtenir ce référendum concerté et l’autre résiste. M. Rajoy a cru que la force de l’inertie l’emporterait : il suffisait à l’État espagnol de dire «  non  » au référendum concerté suffisamment longtemps pour obtenir gain de cause. Mais les Catalans sont allés bien plus loin que M. Rajoy ne l’avait envisagé  : afin de forcer l’État à négocier l’organisation de ce référendum concerté, ils ont organisé unilatéralement leur propre référendum, puis, ils ont, symboliquement, déclaré l’indépendance de la Catalogne. Toutes ces actions avaient, en réalité, comme objectif principal, non pas d’obtenir immédiatement l’indépendance de la Catalogne, ce que les nationalistes savaient impossible, mais d’internationaliser le conflit dans l’espoir que l’État espagnol, sous la pression de l’opinion européenne, finisse par céder et organiser ce référendum «  à l’écossaise  ».

« Ce que réclament les nationalistes catalans,

ce n’est pas forcément l’indépendance,

mais le droit d’avoir un référendum. »

Ce conflit entre la Communauté autonome catalane et l’État, qui s’est cristallisé autour de la question du référendum d’autodétermination, n’est, en réalité, rien d’autre que la manifestation d’un conflit plus profond portant sur la question du titulaire de la souveraineté en Catalogne. Depuis plus d’un siècle qu’il existe, le nationalisme catalan clame que le titulaire de la souveraineté en Catalogne est le peuple catalan. Cela ne veut pas dire que les nationalistes catalans réclament l’indépendance de la Catalogne. La souveraineté n’est pas nécessairement synonyme d’indépendance. Ce que revendiquent les nationalistes catalans, c’est le droit pour les Catalans de s’autodéterminer, c’est-à-dire le droit de décider s’ils souhaitent appartenir à l’État espagnol. Au contraire, pour le gouvernement espagnol, c’est l’ensemble du peuple espagnol, Catalans compris, qui est souverain sur l’ensemble du territoire espagnol y compris en Catalogne. De sorte que si la question de la sécession d’une partie du territoire espagnol devait se poser, c’est l’ensemble des Espagnols qui devraient décider, dans le cadre d’un référendum à l’échelle de toute l’Espagne. Admettre qu’une partie du Tout puisse décider, sans que le reste de la collectivité ne soit consulté, de son appartenance à l’État, c’est nier la souveraineté du peuple espagnol.

Ainsi posé, le problème est insoluble, car il revient à opposer deux prétentions à la souveraineté : celle du «  peuple catalan  » à celle du «  peuple espagnol  ». Or, par définition, la souveraineté est une et indivisible. On peut partager des compétences, déléguer des fonctions, mais la souveraineté - qui n’est pas le pouvoir de tout faire mais d’avoir le dernier mot - est indélégable et impartageable. En d’autres termes : soit le pouvoir du dernier mot appartient au peuple espagnol, soit il appartient aux Catalans, mais il ne peut, en aucun cas, appartenir aux deux peuples. On pourrait rétorquer que le problème ne devrait même pas se poser, car la Constitution espagnole ne reconnait qu’un seul souverain : le peuple espagnol. Certes, mais une fois que l’on a dit cela, on n’a pas beaucoup avancé. Il ne s’agit pas ici de déterminer qui a raison d’un point de vue juridique, mais d’essayer de réfléchir à une issue politico-juridique acceptable pour tous.

« Il faudrait non pas un mais deux référendums :

le premier, national, porterait sur le principe

d’un vote d’autodétermination ; si approuvé,

celui-ci suivrait, dans un climat apaisé. »

Revenons donc à notre problème : comment concilier deux prétentions contradictoires d’avoir le dernier mot, deux prétentions de détenir la souveraineté ? En les faisant converger. Plus précisément, en organisant non pas un mais deux référendums. Un premier sur l’ensemble du territoire espagnol, Catalogne comprise bien évidemment, où l’on poserait la bonne question à tous les Espagnols, à savoir s’ils sont favorables non pas à l’indépendance de la Catalogne, mais à ce que soit organisé un référendum d’autodétermination concerté en Catalogne. En cas de réponse positive des Espagnols, l’organisation dans la foulée d’un tel référendum en Catalogne ne violerait en rien la souveraineté du peuple espagnol, bien au contraire, car ce serait lui, et lui seul, qui aurait souverainement pris la décision, pour mettre fin à la crise catalane, de l’organiser. M. Rajoy ne pourrait, ainsi, plus s’opposer à l’organisation de ce référendum catalan au nom de la «  souveraineté du peuple espagnol  », précisément parce que l’organisation dudit référendum résulterait d’une décision souveraine prise préalablement par le peuple espagnol. De récents sondages, qui ont été réalisés avant les élections du 21 décembre, montrent qu’une large majorité d’Espagnols est contre l’indépendance de la Catalogne (90%), mais, aussi, qu’une majorité importante est pour un référendum concerté en Catalogne (54%).

« Le pari, c’est de dire que si les Catalans

se sentent considérés par le peuple espagnol,

ils pourraient bien décider de ne pas le quitter. »

Ainsi, une fois le peuple espagnol consulté sur cette question, et en cas de réponse positive de ce dernier, on pourrait, alors, organiser un véritable référendum concerté en Catalogne. Et le plus intéressant dans toute cette opération, c’est que celui-ci se déroulerait dans un climat tout à fait nouveau : un climat de réconciliation. Un peuple espagnol qui dirait directement «  oui  » à la revendication catalane d’un référendum concerté, c’est un peuple catalan qui, se sentant reconnu par les autres Espagnols dans sa singularité, dirait probablement «  non  » à la question de savoir s’il veut quitter l’Espagne. L’image de millions d’Espagnols se rendant aux urnes pour dire «  oui  » à la Catalogne effacerait l’image des policiers chargeant la foule le 1er octobre dernier. J’ai conscience que cette solution n’est pas parfaite. Elle pose des problèmes techniques et suppose certainement une révision constitutionnelle. Par ailleurs, les Espagnols pourraient parfaitement dire «  non  » au référendum concerté. Mais, il me semble que, dans le contexte actuel, c’est la moins mauvaise issue pour évoluer vers une éventuelle résolution du conflit. La Communauté autonome de Catalogne, avec sa revendication non pas d’indépendance mais d’un référendum concerté, pose un problème politique à toute l’Espagne. Laissons les Espagnols le trancher.

 

Anthony Sfez

Anthony Sfez est doctorant en droit public à l’Université Paris II Panthéon Assas.

 

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