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Paroles d'Actu
20 octobre 2015

« Alain Duverne, mon héros devenu mentor », par Rayane Messagier

Durant les quelques jours où, au début de l’été, les discussions sur les réseaux sociaux ont été vives, franchement vives sur le sort réservé aux Guignols par Vincent Bolloré, patron de Canal+, j’ai eu la chance d’échanger, un peu, avec quelques anciens de la chaîne et fidèles de l’émission créée par le regretté Alain de Greef.  Sur le site dont le logo est un « f » minuscule principalement. Parmi eux, Rayane Messagier, un tout jeune amateur de marionnettes, devenu membre attitré du « fan club » informel d’Alain Duverne, « maman » aux doigts d’or des Guignols (lire notamment, pour mieux le connaître, linterview qu’il m’avait accordée en février 2013). Sur mon invitation, Rayane Messagier a accepté de raconter son parcours pour Paroles d’Actu. La naissance d’une belle passion aux lendemains prometteurs et un hommage à un grand bonhomme, l’ami Alain Duverne. Une exclusivité Paroles dActu, par Nicolas Roche.

 

 

« Alain Duverne, mon héros devenu mentor... »

par Rayane Messagier, le 18 octobre 2015

Pour moi, la marionnette est plus qu’une passion. Au début, je pensais que c’était un art, mais je me suis rendu compte que non, car comme le dit Alain Duverne, la maman des Guignols : « Quand je fabrique des marionnettes, je ne fabrique pas une œuvre d’art, mais un instrument de comédie. »

J’ai quatre ans. Mes parents allument la télévision, ils mettent Canal+. Il était 19:55, et je regardais pour la première fois Les Guignols de l’info. Je fus émerveillé par ces marionnettes. À cet âge, je ne savais pas ce qu’était une marionnette, et je pensais que ces personnages de latex étaient réels. Et vous allez rire, mais quand j’étais petit, j’en faisais parfois des cauchemars. J’imaginais que PPD allait débarquer dans ma chambre pour « me manger tout cru », comme je le disais à mes parents à cette époque.

Cette répulsion, ou plutôt cette phobie, a cessé à l’âge de huit ans, quand j’ai découvert, sur internet, un reportage réalisé pour l’INA qui se déroulait dans l’atelier de fabrication des Guignols : Images et Mouvements (qui a été revendu à Canal+ il y a quelques mois). On voyait toute l’équipe en train de tailler des loups, qui devaient être fabriqués pour un sketch, dans de la mousse de polyuréthane. Et puis, je vois, tout d’un coup, un homme âgé avec une moustache grise à la Salvador Dali, expliquant comment manipuler un Guignol. Cet homme, c’est Alain Duverne, le créateur des marionnettes du Bébête Show, des Minikeums, et surtout, de celles des Guignols de l’info. Je ne me rendais pas encore compte, en regardant cette vidéo, de ce que tout cela allait bientôt représenter pour moi. J’étais encore un enfant, mais j’étais impressionné... Hypnotisé, passionné par ce que faisaient ces personnes.

Fin 2012, j’apprends via les réseaux sociaux que Les Guignols seront présents au Palais de Tokyo à l’occasion de la Nuit Blanche. Je supplie mes parents pour y aller. J’ai essayé de les convaincre de me laisser y aller pendant une bonne semaine, jusqu’à ce qu’ils cèdent. Le 6 octobre 2012, je me rends avec ma mère et deux amis au Palais de Tokyo. Arrivé dans le sous-sol du musée, voyant le décor de l’émission avec les marionnettes en vrai, j’ai eu l’impression de rêver. Totalement. Et, pour la première fois, j’aperçois Alain Duverne et toute l’équipe d’Images et Mouvements. Trop timide pour aller parler à Alain, je reste juste derrière lui à admirer la nouvelle « Guignol », sculptée dans l’argile : Laurence Ferrari. À ce moment-là, Alain Duverne se retourne et me dit : « C’est joli hein ? Regarde, c’est comme de la pâte à modeler ! ». J’esquisse un énorme sourire en voyant toute l’équipe de fabrication. Il y avait Annaïc Penon qui sculptait un buste de Guignol dans de la mousse de polyuréthane, Alain qui discutait avec beaucoup de passants, et Franck Demory qui faisait essayer aux visiteurs le mécanisme des yeux. C’est à ce moment précis que je me suis dit que, plus tard, je voudrais être marionnettiste.

 

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« Première rencontre avec Alain Duverne,

lors de la Nuit Blanche au Palais de Tokyo, en 2012. »

 

Fin 2013, mon professeur de technologie voit mes marionnettes et me conseille de prendre contact avec l’atelier des Guignols pour effectuer mon stage de 3ème dans leur entreprise. Coup de bol : je trouve le numéro d’Images et Mouvements sur Pages Jaunes et je les appelle. Et là, c’est Alain Duverne qui décroche ! Je suis hyper-intimidé parce que cet homme est, en quelque sorte, mon héros, mon idole. C’est lui et Jim Henson (The Muppets, Sesame Street) qui m’ont donné envie de devenir marionnettiste. Et là, j’étais tellement intimidé que je me suis mis à parler avec une toute petite voix. Énorme chance : l’entreprise accepte tous les élèves de 3ème. Et j’ai pu obtenir mon stage aux Guignols.

En décembre 2013, j’effectue donc mon stage chez Alain Duverne pendant une semaine. Je me souviens que la marionnette en fabrication était Stromae, et que je n’arrêtais pas de prendre des photos. Pour vous donner une idée, sur une semaine, j’ai pris près de 150 photos à l’atelier ! En fin de semaine, mon stage se termine, et Alain Duverne me dit que je serais toujours le bienvenu dans l’atelier. Et là, je me dis que ça a été vraiment la plus belle semaine de ma vie.

Depuis mon stage, je me suis beaucoup documenté sur l’univers des marionnettes. Ces recherches vont m’en apprendre beaucoup sur un grand monsieur qui sera ma deuxième idole : Jim Henson. L’univers qu’il a créé à travers les Muppets, The Dark Crystal, ou encore Sesame Street, c’est quelque chose qui m’a captivé dès le premier regard. Je me suis, donc, de plus en plus interessé au monde des Muppets. J’ai pu découvrir à travers des reportages, des tutoriels sur internet, ou des livres, les étapes de fabrication d’une marionnette style Muppet Show.

 

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Depuis, j’ai effectué quelques stages en plus dans l’atelier d’Alain Duverne pour tout savoir sur la fabrication et la manipulation des marionnettes les plus célèbres de France. J’ai pu apprendre, grâce à lui et à l’équipe d’Images et Mouvements, tous les secrets de fabrication d’un Guignol. Et, grâce à ces nombreux stages et visites, j’ai pu rencontrer et rester en contact avec d’autres marionnettistes, comme Mehdi Garrigues, le créateur de Jean-Marc, la créature de Jeff Panacloc, qui est devenu au fil des années un très bon ami. Alain Duverne répète sans cesse que Mehdi et moi sommes son fan club ! Ce qui est complètement vrai.

J’ai pu rendre visite à Alain Duverne à plusieurs reprises depuis cette fameuse crise à Canal+. Contrairement à ce qui peut être raconté dans les médias, l’atelier d’Alain se porte plutôt bien. Il a reçu depuis août une bonne dizaine de commandes, ce qui est un record depuis 1988 pour Images et Mouvements. Alain Duverne forme en ce moment quelques sculpteurs pour Les Guignols, avant de se retirer en juin 2016 pour prendre une retraite bien méritée après quarante ans de bons et loyaux services en tant que marionnettiste.

 

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« L’élève et le maître en plein travail. »

 

Malgré mon jeune âge, j’ai plein d’envies, de projets. Je suis en train de réaliser un documentaire sur Les Guignols que j’aimerais proposer au CVL de mon lycée. J’ai un autre projet, un peu plus important, une web-série de marionnettes style Muppet Show, mais aussi style Guignols/Minikeums. Je n’en dévoile pas plus pour le moment, car ceci n’est qu’un projet, et si ce projet voit le jour, j’aimerais garder cet effet de surprise lors de la diffusion du premier épisode.

Étant donné que mon rêve de pouvoir côtoyer Alain Duverne et l’équipe des Guignols est devenu réalité, mon nouvel objectif serait de pouvoir, un jour, travailler pour la Jim Henson Creature Shop. Je sais que c’est un rêve assez dingue, mais je suis prêt à travailler très dur pour pouvoir faire de ce rêve, une réalité...

Pour terminer : je n’aurais jamais pensé que mon héros, mon idole depuis presque dix ans, Alain Duverne, puisse devenir, en quelque sorte, mon mentor. Et ça, c’est la plus belle chose qui me soit arrivée pour l’instant dans la vie. 

 

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« La photo préférée dAlain Duverne. Lui et Franck Demory se moquant de Manuel Valls,

qui quant à lui se méfie de ces deux trublions... »

 

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« Alain Duverne, en chair et en latex ! »

 

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4 décembre 2015

« Affaires militaires : une révolution à l’oeuvre », par Alain Coldefy

L’amiral Alain Coldefy, retraité des armées depuis 2006 après une longue et riche carrière, compte parmi les spécialistes éminents des questions de défense - il est à ce jour, pour ne citer que ces deux fonctions, directeur de la Revue Défense Nationale et directeur de recherche à l’IRIS. Le 17 novembre, quatre jours après les attentats meurtriers de Paris et vingt-quatre heures après l’allocution du président de la République devant le Parlement réuni en Congrès, je lui transmis les questions que je venais de préparer à son attention suite à son sympathique accord de principe. Je le remercie pour ses réponses, datées du 3 décembre : elles ont le mérite essentiel de nous faire considérer de manière un peu plus concrète les préoccupations des militaires - plus, entre autres points, quelques questions de stratégie rarement abordées - face aux défis du moment. Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Affaires militaires : une

révolution à l’œuvre »

Interview d’Alain Coldefy

 

Congrès

Illustration : F. Hollande lors de son intervention devant le Congrès, le 16 novembre ; src. : Philippe Wojazer/AP

 

Paroles d’Actu : Bonjour Alain Coldefy, merci de m’accorder un peu de votre temps. Directeur de la Revue Défense Nationale, directeur de recherche à l’IRIS, vous avez occupé précédemment des positions d’importance sur les terrains d’opération et au sein de l’administration centrale des armées avant de conseiller sur les sujets de défense le président d’Airbus Group...

Les missions actuellement assignées aux forces de défense nationales (opérations extérieures « classiques », lutte contre Daech et le terrorisme en général et appui à la sauvegarde de la sécurité intérieure) sont-elles réalistes au regard de leurs capacités matérielles et, surtout, humaines ? Les annonces faites par le chef de l’État à Versailles le 16 novembre vont-elles de ce point de vue dans le bon sens ?

 

Alain Coldefy : Il faut regarder les choses en face. Les forces armées ont subi des restrictions budgétaires colossales depuis la chute du Mur (les tristement célèbres « dividendes de la paix » de politiques de tous bords), comprenant des suppressions considérables d’effectifs et des réductions de format capacitaire que l’on peut estimer à plus de 50% en volume dans le quart de siècle écoulé. Dans le domaine nucléaire, le seul dans lequel les « vrais » responsables civils et militaires sont écoutés et entendus, le maintien de la dissuasion a été assuré. Ce qui ne peut que rassurer.

 

Ces amputations ont été compensées qualitativement en partie par la modernisation à grande vitesse de l’appareil de défense au sens large, et réalisées grâce à un corps social civil et militaire d’une résilience inconnue dans la société française. Il s’agit d’une véritable « révolution à la française dans les affaires militaires » (à ne pas confondre avec la RMA ou Revolution in Military Affairs de nos alliés américains, essentiellement technologique) qui a permis de mener de front et « sans interruption de service » les opérations - sans fin - de notre époque et la professionnalisation, enfin, de nos armées modernes.

 

« La France dispose du meilleur outil militaire d’Europe »

 

Au résultat, et c’est cette excellence même qui a pu fausser le jugement, la France dispose au début 2016 de l’outil militaire le plus cohérent globalement et le plus efficace militairement d’Europe. En ayant, de fait, utilisé près de la totalité de ses capacités matérielles et humaines, qu’il faut régénérer désormais, tant la mollesse de nos partenaires est immense.

 

L’industrie, indispensable à notre défense, a dans cette perspective gagné les challenges d’une compétition mondiale dans laquelle, avec une obstination tout aussi aveugle qu’en 1991, les responsables jugeaient stériles, en pratique au fil des arbitrages budgétaires, les dépenses de défense. Ainsi, celles qui pouvaient avoir un rapport même ténu avec la défense étaient « sorties » ab initio du champ des grands emprunts, du crédit d’impôt recherche et dautres initiatives destinées à remonter la part de richesse nationale venant de la production manufacturière, part tombée à 12,5% du PIB là où tous nos voisins caracolent à plus de 20%. Les retournements de veste actuels ne doivent leurrer personne.

 

Cependant, les décisions du chef de l’État au lendemain des attentats marquent la fin de cette spirale suicidaire. Tout d’abord, elles stoppent la vertigineuse descente qui vient d’être détaillée, comme le skieur qui réussit à passer d’une piste noire à une bleue a temporairement une sensation de confort. Ensuite, et grâce à l’action des chefs militaires soutenus par le ministre actuel, il est désormais accepté qu’une mission nouvelle appelle des moyens nouveaux. Une vraie révolution que Bercy doit assimiler, mais le Président en appelant l’Union européenne au 42-7 (l’article du Traité sur l’Union européenne relatif à la solidarité des États membres en cas d’agression contre un des leurs, ndlr) a tracé le chemin politique. Enfin, notons que souvre une réflexion sur le rôle des forces armées, qui va pour une fois intéresser au sens propre une grande partie des citoyens, là où naguère le débat tournait entre spécialistes.

 

PdA : Dans quelle mesure peut-on dire de la lutte contre le terrorisme, qui par définition est asymétrique, qu’elle impose un rebattement des cartes en matière de doctrine militaire ? La France a-t-elle pris à temps la pleine mesure de ces mutations de la menace à travers, par exemple, la montée en puissance de formations spécifiques (quelles sont-elles d’ailleurs ?), la création de nouvelles lignes budgétaires ?

 

A.C. : La lutte contre le terrorisme est une expression d’usage courant qui ne veut rien dire car elle correspond à un mode d’action et on ne se bat pas contre un mode d’action mais contre un ennemi.

 

« La lutte contre l’État islamique n’est en rien asymétrique »

 

Cette lutte n’est en rien asymétrique. L’État islamique autoproclamé dispose de plus de chars d’assaut que l’armée française et dans le même temps commet ses attentats meurtriers avec quelques-unes seulement des 80 millions de Kalachnikov fabriquées à ce jour. Il s’agit donc d’un combat hybride, appelant de façon simultanée à utiliser des moyens militaires de haute intensité hors du territoire national et dans le respect de la légitimité internationale, et les outils banaux de la démocratie et des États de droit pour lutter contre le crime, à savoir la conjugaison du renseignement, de la police au sens large et de la justice. On sait que si l’un de ces piliers est faible, l’ensemble est bancal. Les deux premiers ont fait la preuve de leur efficacité.

 

Les Livres blancs analysent l’environnement stratégique en termes de menaces et de risques, nul besoin de l’expliquer ici. Le dernier d’entre eux pose la pérennité des « menaces de la force » et introduit les « risques de la faiblesse » (des États faillis, cela aurait dû être dit clairement). Le prochain mentionnera à l’évidence les « menaces de la faiblesse ».

 

La France, on parle ici de la défense et plus spécialement des armées, a évidemment pris la mesure de ces mutations : il n’est que voir la montée en puissance de la cyberdéfense, œuvre commencée il y a plus d’une décennie. Les autres axes d’effort ont été développés autour du renseignement, connaissance et anticipation au sens étendu. Cependant, le budget alloué par la France à sa défense n’a pas suivi et pour habiller l’un, l’autre a été privé de ressources.

 

Dans le même temps, ce budget, insuffisant, a conduit à réduire les capacités de faire porter le feu très loin. C’est évidemment un non-sens à l’heure de la globalisation de l’espace, de la cyberguerre et de la maritimisation des enjeux et des conflits, tous espaces stratégiques sans frontières et donc sans distance par rapport à Paris. Il n’est pas sûr que tout le monde l’ait compris, y compris au sein de l’appareil militaire.

 

PdA : Que sait-on, quantitativement et qualitativement, de l’état actuel des forces de l’État islamique sur les terres irakiennes et syriennes ? Représentent-elles en soi une menace réelle pour Damas et le régime de Bachar el-Assad ?

 

A.C. : Là encore, la question n’est pas de savoir si l’État islamique représente un danger pour tel ou tel mais bien pour la France. Les idéologues ont écrit il y a plus de dix ans que la France devait être détruite, non pas conquise ou soumise. Gilles Kepel rappelle à cet effet régulièrement : « Les textes d’Abou Moussab Al-Souri, mis en ligne dès janvier 2005 »... Cet État s’est proclamé notre ennemi, nous a déclaré la guerre, et nous devons avoir comme seul objectif son annihilation. Évitons, comme en 1925, de sauter les pages de Mein Kampf dans lesquelles Hitler annonçait sa volonté de nous détruire, comme le rappelle Renaud Girard.

 

Dans cette zone, nous savons que la situation est compliquée. Eric Dénécé souligne que trois États alliés majeurs des États-Unis et de l’Occident prônent un radicalisme religieux, l’un d’entre eux appartenant même à l’OTAN. Sans faire le panorama géopolitique de la région, on mesure tous les jours la difficulté de savoir qui est qui, au regard de nos intérêts, seule grille de lecture pertinente.

 

Techniquement, Damas ne risque rien depuis que Moscou donne une leçon de stratégie au reste du monde.

 

PdA : Quelle a été jusqu’à présent - c’est une question réelle que les opinions publiques des pays engagés se posent régulièrement - l’efficacité des frappes aériennes contre les positions de l’État islamique ? Quels changements en matières de montage de la coalition et de stratégie opérationnelle appelleriez-vous de vos vœux dans l’optique d’une lutte plus efficace contre l’EI ?

 

A.C. : L’efficacité des frappes aériennes est un sujet bateau qui revient comme un marronnier dans chaque opération. Et à chaque fois on répète la même chose. Ces frappes, du côté occidental, sont ultra-précises, ciblées avec attention et ne s’effectuent pas en cas de risque de dommage collatéral sur les populations civiles. Elles sont donc volontairement amputées d’une part de leur efficacité, mais qui le reprocherait, sachant que la désinformation fait rage.

 

Elles affaiblissent naturellement l’ennemi et ses capacités à commander et à agir de façon coordonnée et efficace. Elles vont le conduire à déplacer ses centres de décision et ainsi à les faire repérer. En s’attaquant au portefeuille (le pétrole en premier) elles commencent à exacerber l’ennemi. Elles ont d’autant plus de succès qu’elles accompagnent au plus près une campagne ou des opérations terrestres.

 

« Il faut parfois accepter, pour vaincre,

des alliances extra-ordinaires »

 

Nul ne peut prétendre avoir la solution. Les stratèges savent depuis Sun Tzu en passant par Churchill qu’il faut savoir qui l’on combat et accepter de faire alors des alliances extra-ordinaires pour vaincre... On n’en prend malheureusement pas le chemin, mais ce n’est pas le fait de la France.

 

PdA : Existe-t-il entre la société civile française et son armée une mare d’incompréhension, peut-être un fossé « culturel » dont vous estimeriez qu’ils faudrait les combler ?

 

A.C. : Pour moi, il n’a jamais existé – en tous cas depuis la fin de la fièvre de 1968 et, en 1991, de l’alimentation de l’antimilitarisme par les finances soviétiques – de fossé autre que celui de l’indifférence ou de la méconnaissance par la force même des choses, par le fait de préoccupations autres, etc... Permettez-moi de souligner que c’est le cas de la mer, qui apporte tous les jours 100% de notre pétrole, qui transporte 90% en volume et en valeur de nos matières et de notre commerce, etc... et qui est superbement ignorée des politiques publiques et des médias.

 

PdA : Un dernier mot ?

 

A.C. : La France EST EN GUERRE. Les mots du Président ont pu surprendre ; il sait ce qu’il dit et il a le devoir de nous alerter.

 

Alain Coldefy

Illustration : IRIS

 

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12 juillet 2016

« L'Europe et les peuples », par Nathalie Griesbeck

Le vote par une majorité d’électeurs britanniques en faveur du retrait de leur État de l’Union européenne, le 23 juin dernier, vient accroître encore l’impression, déjà prégnante au regard de la poussée constante des mouvements anti-UE sur tout le continent, d’un divorce véritable entre les peuples de l’Europe et les institutions communautaires - les « élites » de manière générale. Le 25 juin, deux jours après le référendum, j’ai souhaité proposer à Mme Nathalie Griesbeck, eurodéputée centriste (depuis 2004), pro-européenne convaincue, de nous livrer pour Paroles d’Actu quelques sentiments et pistes de réflexion personnels autour de la thématique suivante : « L’appareil communautaire et les peuples d'Europe peuvent-ils encore être réconciliés ? ». Son texte, reçu ce jour, brosse un tableau assez critique de la manière dont l’Union européenne fonctionne aujourd’hui. Tout cela ne manquera pas d’alimenter les débats dont l’Europe ne pourra de toute façon plus se passer dans les années, voire les mois à venir... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

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Source de l’illustration : huffingtonpost.co.uk.

 

« L’Europe et les peuples »

par Nathalie Griesbeck, le 12 juillet 2016

Le récent référendum au Royaume-Uni a été un véritable électrochoc politique au sein de l’Union européenne. Pour la première fois depuis sa création, un pays a fait le choix de se séparer de l’Union. De cette déchirure, nous devons retenir qu’elle n’est pas un acte isolé. La plupart des consultations électorales de ces dernières années ont témoigné de la méfiance, voire de l’opposition de citoyens européens au processus d’intégration européenne. L’euroscepticisme dont il est ici question semble se répandre en Europe, en même temps que les partis populistes prolifèrent et prospèrent.

Du choc au temps de la réflexion

L’Union européenne n’est pas exempte de reproches. Mais la majorité des citoyens européens ne s’oppose pas à l’idée d’Europe : selon un sondage Eurobaromètre de mars 2016, 54% des Français se voient à la fois français et européens, proportion qui s’élève même à 59% des 18-24 ans !

Si la majorité des citoyens semble attachée à l’Europe, c’est donc que les Européens ne rejettent pas « l’idée » d’Europe, mais l’Europe qu’aujourd’hui on leur propose ou impose ; cette Europe économique, très peu politique et sans protection sociale ; cette Europe qui ne sait pas se faire comprendre, qui paraît lointaine, froide et peu à l’écoute des demandes citoyennes. Enfin cette Europe des États, où ceux-ci décident quasiment de tout sans jamais en assumer les conséquences impopulaires. Ces États qui rejettent en bloc la faute sur cet avatar réducteur nommé « Bruxelles ». Il devient donc urgent de nous plonger dans une réflexion profonde sur les raisons de cette méfiance envers l’Europe.

L’idée d’inclusion citoyenne doit plus que jamais nous servir de boussole. Elle doit être au cœur du nouveau projet européen que nous appelons de nos vœux. Il faut mettre les citoyens en position de pouvoir s’approprier plus aisément les nombreuses particularités de l'Union européenne.

Inclure davantage les citoyens dans le cours des décisions

Des outils et institutions sont spécifiquement dédiés aux citoyens européens : le Médiateur européen, qui examine les plaintes à l'encontre des institutions, organes et agences de l'UE ou encore l’initiative citoyenne européenne qui permet aux citoyens européens d’inviter la Commission européenne à présenter une proposition législative dans un domaine dans lequel l'Union européenne est habilitée à légiférer. Au regard de l’utilisation modeste de ces outils - dont il faudrait simplifier les conditions pour l’initiative citoyenne - la solution passe sans doute par un lien plus direct entre les citoyens et leurs élus.

C’est pourquoi nous demandons depuis des années, que ce soit par la voix de mon parti politique, le MoDem, ou de mon groupe parlementaire, l’Alliance des Démocrates et des Libéraux pour l’Europe (ADLE), que le président de la Commission européenne soit élu au suffrage universel direct. Un pas de plus en faveur de l’implication des citoyens avait été franchi en 2014 avec le processus de « Spitzenkandidat » : pour la première fois, les candidats têtes de liste des partis européens pour les élections législatives étaient en position de devenir Président de la Commission européenne. Mais cette nomination est dans les textes toujours du ressort des États-membres et M. Jean-Claude Juncker, bien que « Spitzenkandidat » du Parti Populaire européen (PPE, la droite européenne) doit sa nomination à la volonté des États-membres.

C’est une réforme indispensable pour aller vers une véritable responsabilisation démocratique de la politique européenne. En l’état actuel des choses, d’un côté les politiques européennes demeurent des compromis dont personne n’est responsable, de l’autre, les citoyens votent lors des élections européennes à travers le prisme des enjeux nationaux. Élire le président de la Commission sur un programme rend son parti et lui-même responsables d’une partie de la politique européenne. C’est-à-dire que lors des élections suivantes, les citoyens pourront voter pour plébisciter ou sanctionner un bilan, et non plus seulement pour se prononcer pour davantage ou moins d’intégration européenne.

Il faut, à mon sens, continuer dans cette voie et sanctuariser ce processus si l’on veut rendre l’Union européenne vraiment plus proche des citoyens.

Rendre plus accessibles les institutions

Le processus législatif européen est assez complexe puisque c’est la Commission européenne qui a l’initiative - et non le Parlement - et ce sont le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne qui décident ensemble, via un processus d’aller et retour du texte entre ces deux institutions. Si des oppositions demeurent au terme du processus entre le Parlement et le Conseil, des comités de conciliation sont formés. Appelés « trilogues », puisque la Commission européenne, le Parlement et le Conseil négocient, ils se déroulent en toute opacité. Cela rend irresponsables les preneurs de décisions et accroît - à juste titre - la méfiance citoyenne. Souhaitant davantage d’accessibilité à l’information, je suis en faveur de la publication des comptes-rendus de ces négociations.

Rendre plus accessibles les institutions ne nécessite pas nécessairement de grandes réformes, mais de petits changements relevant parfois du simple bon sens. Je pense ici à certaines terminologies technocratiques et ridicules. Je prendrai pour exemple le terme de « Conseil », qui désigne à la fois l’organe au sein duquel se réunissent les ministres de chaque gouvernement, le Conseil de l’Union européenne, les réunions des chefs d’États que sont les « Conseils européens » et enfin l’organisation internationale distincte de l’Union, le Conseil de l’Europe ! Cette appellation génère des confusions et suscite une incompréhension dont on se passerait bien envers ces institutions !

Reconstruire un projet européen autour d’une Europe sociale

La construction européenne s’est, depuis son origine, appuyée sur la réalisation d’un marché économique, en passant d’une zone de libre-échange à un marché commun, voire à une union économique et monétaire pour 19 États-membres. Cette remarquable réussite ne saurait cependant occulter le manque criant de protection sociale européenne. Demandée avec une certaine insistance par les citoyens de l’Union, cette Europe sociale concilierait croissance économique et amélioration des conditions de vie et de travail. Des instruments existent déjà dans ce domaine comme le Fonds social européen (FSE) ou le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation (FEAM), mais ils sont trop faiblement dotés en ressources pour la mettre réellement en pratique. Surtout, l’Union pourrait affirmer une ambition plus forte dans ce domaine à condition qu’on lui accord cette compétence.

L’événement du Brexit a mis en lumière une incompréhension mutuelle des citoyens européens et de leurs institutions. Le fait est certain, et il est vital pour l’Union de se réformer. Inclusion des citoyens, accessibilité des institutions, Europe sociale constituent des solutions à cette crise. Bref, nous devons aller à contrecourant de certaines voix populistes : plutôt que de « rendre » aux États une souveraineté qu’ils n’ont jamais perdue, intégrons davantage l’Union et passons de l’Union européenne des États à l’Union européenne des citoyens !

 

Nathalie Griesbeck

 

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30 septembre 2016

« Quelle politique étrangère pour le prochain président américain ? », par Nicole Vilboux

Dans cinq semaines, le peuple américain élira son - ou sa ! - futur(e) Président(e). Les États-Unis constituant, faut-il le rappeler, la première puissance étatique du globe, et sans conteste la plus puissante que celui-ci ait connu au cours de la longue histoire des Hommes, cette élection aura comme chacune des élections américaines depuis au moins un siècle, des répercussions bien au-delà des frontières du pays. Et il semblerait qu’à l’occasion de ce scrutin-ci, la nation américaine, fatiguée des errements et atermoiements d’une politique étrangère qui, depuis quinze ans au moins, l’a conduite à s’engager massivement et en profondeur sur des terres qu’elle comprend mal (Afghanistan, Irak, etc...) et qui ne rentrent pas nécessairement dans le cadre de ses intérêts vitaux, se trouve à la croisée de chemins. Hillary Clinton, l’ex-secrétaire d’État candidate des démocrates, semble prôner la continuation d’un interventionisme affirmé des États-Unis dans les affaires du monde ; Donald Trump, le candidat issu des primaires républicaines, paraît lui tenir un discours qui le rapproche des courants isolationnistes.

Dans ce contexte, j’ai souhaité proposer à Nicole Vilboux, docteur en sciences politiques (Paris I), analyste spécialisée dans la politique de sécurité des États-Unis et les questions stratégiques, chercheur associé à la Fondation pour la Recherche stratégique (FRS) et chargée d’enseignement à l’Institut catholique de Paris, d’écrire pour Paroles d’Actu un article autour de la thématique suivante : « Entre interventionnisme et isolationnisme : perspectives de la politique étrangère, de défense et de sécurité américaine à l’approche des élections de 2016 ». La proposition datait du 30 juin ; son texte, très riche et éclairant sur les grands mouvements de la politique étrangère américaine, m’est parvenu le 26 septembre. Je l’en remercie vivement et recommande également aux lecteurs de lire, outre cette composition, mon interview de Nicole Bacharan (janvier) et celle de Thomas Snegaroff (août). Tout cela pour appréhender peut-être un peu mieux quelques données et enjeux clés de cette élection présidentielle américaine pas tout à fait comme les autres. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Uncle Sam war

Src. de l’illustration : beforeitsnews.com

 

« Entre interventionnisme et isolationnisme :

perspectives de la politique étrangère, de défense

et de sécurité américaines

à l’approche des élections de 2016 »

par Nicole Vilboux, le 26 septembre 2016

Comme lors de chaque élection présidentielle contemporaine aux États-Unis, les observateurs et experts des affaires internationales s’interrogent sur son impact potentiel sur la politique extérieure et de sécurité d’un pays qui demeure la première puissance mondiale. La question se pose d’autant plus lorsque le « sortant » ne se représente pas, ouvrant davantage de perspectives de changement dans les orientations. Les discours de campagne, prises de positions des candidats, comme le choix de leurs conseillers en matière de sécurité, sont donc scrutés avec attention, même s’il est toujours hasardeux d’en déduire la politique qui sera effectivement menée après l’investiture. Les évènements extérieurs et les contraintes intérieures se chargent fréquemment de modifier, plus ou moins significativement, les engagements de campagne. Cette année, l’analyse est en outre compliquée par la difficulté à cerner précisément le positionnement des principaux candidats dans un débat stratégique où les lignes de partage habituelles sont brouillées. Le seul paramètre réellement invariant par rapport aux élections précédentes est l’importance toujours secondaire des questions internationales dans les préoccupations des Américains. Mais c’est probablement leur intérêt de moins en moins grand pour l’implication dans les affaires du monde qui explique qu’une véritable perspective de réorientation de la politique extérieure soit cette fois envisageable.

Les positions des candidats : interventionnisme libéral contre néo-isolationnsime conservateur.

« Hillary Clinton paraît plus encline à appuyer

sa politique sur la force que Barack Obama »

Hillary Clinton se place dans la ligne traditionnelle du Parti démocrate, privilégiant dans son programme de campagne les problèmes intérieurs, économiques et sociaux. Sur les questions extérieures, elle s’inscrit largement dans la vision « internationaliste libérale », majoritaire au sein du parti depuis les années 1990, qui défend une conception de la sécurité fondée sur la promotion de la « démocratie de marché », passant de préférence par la coopération et l’influence mais sans exclure l’intervention directe lorsqu’il s’agit de défendre les valeurs occidentales. À cet égard, le discours de campagne d’Hillary Clinton marque même un retour à l’interventionnisme libéral après une présidence Obama qui s’en est écartée, de par ses réticences à recourir à la force et à se référer aux idéaux américains dans la justification de ses choix stratégiques. Sur ces deux points, la candidate démocrate se démarque du sortant. Tout en restant fidèle au principe d’une action internationale « intelligente » (le « smart power » qu’elle a promu en tant que Secrétaire d’État), combinant la puissance militaire et la diplomatie, elle n’hésite pas à se montrer plus encline à appuyer sa politique sur la force, ce qui lui vaut d’être située parmi les « faucons ». De même, elle insiste sur sa conviction que l’Amérique demeure une nation exceptionnelle, disposant de capacités uniques et inégalées pour être « une force de paix et de progrès » (src. : Time.com) dans le monde. La réaffirmation de ce credo vise autant à contrer le discours de Donald Trump, qu’à prendre ses distances avec un Président accusé par les conservateurs d’avoir nié l’exceptionnalisme américain.

Le positionnement d’Hillary Clinton tend ainsi à la rapprocher des centristes républicains, quitte à dérouter une partie de son électorat (notamment les partisans de Bernie Sanders, à l’aile gauche du parti) aussi bien que certains experts libéraux qui s’emploient à relativiser les tendances interventionnistes (src. : Brookings.edu) que lui prête la majorité des observateurs. Toutefois, cela correspond à une volonté d’affirmer sa posture présidentielle (voir infra) et ce n’est pas une véritable rupture, ni avec la ligne majoritaire, ni avec les campagnes précédentes (comme celle de John Kerry en 2004).

« Donald Trump renvoie dos à dos les visions

internationalistes libérale et néo-conservatrice »

A l’inverse, la posture adoptée par le candidat républicain constitue une remise en cause notable de la ligne traditionnelle du parti en matière de politique extérieure. Lorsqu’il s’efforce de présenter un discours contruit sur ce sujet (src. : NYTimes.com), il emprunte de nombreux arguments au courant généralement qualifié de « néo-isolationniste », préconisant une réduction des engagements coûteux des États-Unis (en particulier des alliances de défense) pour le maintien de la sécurité internationale, afin de se recentrer sur l’entretien de leur prospérité (éventuellement par le recours au protectionnisme). Il peut adopter un style étonnamment réaliste, pour expliquer que sa politique destinée à placer « l’Amérique en premier » (America First policy) visera à « créer de la stabilité dans le monde ». De même lorsqu’il souligne que la prudence et la retenue sont des vertus naturelles d’une superpuissance, la formule pourrait venir d’un discours du « pragmatique » Barack Obama. Donald Trump affirme en outre rejeter les politiques interventionnistes qui prétendent diffuser par la force des valeurs « dont tout le monde ne veut pas ». Il renvoie ainsi dos à dos les visions internationalistes libérale et néo-conservatrice, qui ont abouti selon lui à semer le chaos de l’Irak à la Libye et à permettre le développement de « l’islamisme radical ».

Même si ses positions sont loin de constituer un argumentaire cohérent, l’investiture de Donald Trump a porté au premier plan les idées d’un courant néo-isolationniste qui avait été marginalisé chez les Républicains après la défaite de Taft face à Eisenhower lors des primaires de 1952. Même à l’issue de la Guerre froide, les partisans du repli n’étaient pas parvenus à modifier leur image de « paléo-conservateurs », incapables de comprendre qu’il n’y a pas d’alternative au leadership américain. Ressucitée par le mouvement du Tea Party, en réaction aux excès de la politique de George W. Bush, cette tendance a su profiter de l’éclatement du consensus interne (src. : NationalInterest.org), qui voit la coexistence plus ou moins pacifique de quatre groupes représentant l’ensemble du spectre des  idées : depuis les « hégémonistes » à tendance messianique (les fameux « néo-conservateurs »), jusqu’aux néo-isolationnistes, en passant par les hégémonistes « classiques » (pour qui la suprématie est nécessaire à la préservation des intérêts) et les internationalistes « réalistes » (qui privilégient une utilisation prudente de la puissance). Alors que ces deux courants étaient dominants durant la Guerre froide, leur influence n’a cessé de décliner depuis, laissant s’affronter les deux tendances les plus opposées au sein du parti, représentées lors des primaires par Marco Rubio d’un côté et Donald Trump de l’autre.

« Les positions de Trump sur la politique étrangère,

son comportement lui ont aliéné

de larges fractions de la "communauté

stratégique" conservatrice »

Bien qu’il l’ait emporté, les divisions internes sur la posture internationale comme sur des questions intérieures, l’empêchent de bénéficier du soutien massif des républicains. Sa conception de la politique extérieure lui a certes aliéné une large fraction de la « communauté stratégique » conservatrice, dont une partie n’a pas hésité à se rallier à Hillary Clinton. Mais c’est plus encore son discours simpliste et son comportement erratique qui le discréditent auprès des experts.

Un débat centré sur les compétences du prochain Commandant en chef.

Pour Max Boot (src. : ForeignPolicy.com), Donald Trump n’est qu’un « démagogue », dont la vulgarité, l’ignorance et « l’admiration pour les dictateurs » représentent un véritable risque, car ce genre d’individus « a tendance à agir une fois en fonction comme il l’a annoncé lors de la campagne ». Or, l’essentiel de ses discours en matière politique de sécurité se compose effectivement de prises de position péremptoires, à forte dimension émotionnelle ou morale, et de propositions de solutions simples et radicales à des problèmes compliqués. Donald Trump annonce ainsi que sous son mandat, la « domination militaire » américaine sera « incontestée », qu’il sera « absolument possible » d’apaiser les tensions avec la Russie et de faire de la Chine « un meilleur ami », sans préciser par quels moyens il y parviendra. De même il affirme avoir « un plan » pour vaincre Daech rapidement, dont il refuse toutefois de préciser le contenu, afin de conserver l’avantage de la surprise sur l’adversaire.

S’il n’est pas le premier candidat à manifester une certaine méconnaissance des dossiers internationaux (on peut songer à Ronald Reagan ou George W. Bush chez les républicains contemporains), il est le seul à compter ouvertement sur son « sens des affaires » et son « très bon cerveau » (src. : Politico.com) pour compenser cette faiblesse. Loin de chercher à rassembler une équipe de conseillers susceptible de donner de la substance à son programme de politique extérieure, il adopte une attitude typiquement populiste : il marque sa préférence pour des personnes apportant « des approches et des idées pratiques » plutôt que les spécialistes ayant « de parfaits CV », qui « paraissent bien » dans le New York Times, mais « ne savent franchement pas ce qu’ils font ». Il affirme donc vouloir renouveler les responsables des questions internationales et de sécurité dans une « administration Trump », allant jusqu’à suggérer des changements (en réalité difficilement envisageables) au sein de la hiérarchie militaire, déconsidérée sous la présidence Obama. Toutefois, les quelques experts civils et militaires qui se présentent actuellement comme ses conseillers sont loin de constituer « du sang neuf », ou d’offrir une perspective politique cohérente.

« En s’attaquant au jugement des "experts",

Trump surfe sur le rejet d’un establishment auquel

on associe Clinton ; ce rejet est fortement

perceptible dans l’opinion »

En mettant en cause le jugement des experts, Donald Trump va dans le sens du rejet de l’establishment, fortement perceptible dans l’électorat républicain comme démocrate, et qui joue en défaveur de la candidate démocrate. Il peut reprocher à Hillary Clinton d’être en partie responsable du « désastre complet » qu’est la politique extérieure de l’administration Obama. Mais bien que de nombreux conservateurs partagent ce point de vue (src. : NationalReview.com), elle a réussi à se faire reconnaître par une partie significative d’entre eux comme plus compétente et raisonnable que le candidat républicain. Une majorité d’Américains considère qu’elle est « la personne la mieux préparée à devenir Président », pour reprendre la formule de Madeleine Albright (l’ex-secrétaire d’État durant le second mandat de Bill Clinton, entre 1997 et 2001, ndlr). Ses discours de campagne mettent l’accent sur l’importance du tempérament et des qualifications des candidats qui sont appelé à exercer les responsabilités de « Commandant en chef ». Ce sujet est important dans la mesure où les États-Unis sont toujours en guerre et le resteront certainement pour la durée du prochain mandat. Les républicains bénéficient généralement d’une plus grande confiance de l’électorat lorsqu’il s’agit d’entretenir la puissance militaire et de l’utiliser.

Mais Hillary Clinton s’emploie à changer les perceptions classiques, d’une part en exposant sa maîtrise des dossiers, qu’il s’agisse de la guerre en Syrie ou de la prise en charge des vétérans. Appuyée sur un réseau d’experts (src. : ForeignPolicy.com) qui couvre pratiquement tous les centres de recherche de tendance libérale, elle manifeste également son intention de dépasser le clivage partisan en réunissant des personnalités conservatrices et démocrates pour réfléchir aux enjeux. Elle a ainsi organisé en septembre une journée d’étude consacrée à la stratégie de lutte contre le terrorisme, à laquelle participait une quinzaine d’experts  : diplomates, militaires comme le général Petraeus ; anciens responsables politiques comme Janet Napolitano. Son site de campagne explique qu’elle entend être prête dès le premier jour de son mandat à traiter un problème de sécurité majeur. Elle souligne d’autre part l’expérience acquise en tant que sénatrice (membre de la commission des Forces armées) et surtout secrétaire d’État (de 2009 à 2013), rappelant qu’elle a été dans la « Situation Room » aux côtés du Président Obama lorsqu’il a eu à prendre des décisions cruciales, telles que l’élimination de terroristes.

« L’expérience de Clinton ne semble pas suffire

à lui conférer un avantage décisif

auprès de l’opinion »

Malgré le contraste évident avec l’inexpérience politique, et plus encore internationale, de son adversaire républicain, Hillary Clinton ne réussit pas à s’imposer auprès de l’électorat comme le meilleur « commandant en chef » potentiel. Une enquête (src. : TheHill.com) effectuée en septembre montre qu’elle est jugée légèrement plus compétente que son concurrent par une majorité de la population générale, mais que l’opinion est inverse dans la communauté militaire (incluant les personnels d’active et les vétérans). En fait, ceux-ci préfèrent à 37% le candidat du mouvement libertaire, Gary Johnson, suivi par Donald Trump (30%), puis Hillary Clinton (24%). Les sondages montrent surtout que le débat sur les qualifications en matière de sécurité nationale a conduit les Américains à douter des deux adversaires. Pour des raisons différentes, leur personnalité suscite autant de méfiance chez une grande partie des électeurs et la différence d’expérience politique ne suffit pas à donner l’avantage à Hillary Clinton.

Un contexte favorable à la révision des orientations stratégiques internationalistes.

La place secondaire des enjeux internationaux dans les préoccupations des Américains peut expliquer que le positionnement internationaliste d’Hillary Clinton ne lui serve pas. Même si les attaques terroristes aux États-Unis (San Bernardino en décembre, New-York en septembre) ou en Europe contribuent à placer épisodiquement le terrorisme en tête des enjeux électoraux, l’ordre des priorités redevient vite classique. L’économie reste le problème privilégié pour 35% des Américains (src. : Gallup.com) en août, la sécurité nationale n’étant une préoccupation que pour 7% des personnes sondées par Gallup. Parmi les sujets internationaux, le terrorisme est le plus important, les autres aspects de la politique extérieure étant ignorés.

Ce manque d’intérêt est habituel, mais il est renforcé par l’évolution de la perception du rôle que les Etats-Unis devraient tenir dans le monde, dans la mesure où une majorité d’Américains estime depuis 2013 qu’ils devraient se concentrer sur leurs problèmes (src. : People-Press.org) et laisser les autres pays gérer les leurs. En fait, Stephen Walt relève dans un article de septembre (src. : ForeignPolicy.com), que depuis la fin de la Guerre froide, les Américains ont constamment élu des présidents qui promettaient une politique extérieure modérée, un engagement limité et une restauration des bases intérieures de la puissance. Chaque campagne, de Bill Clinton jusqu’à Barack Obama, s’est faite sur le rejet d’une implication excessive de l’administration précédente dans les affaires du monde. Mais aucun président n’est parvenu à modifier réellement la ligne internationaliste que suit le pays depuis les années 1950.

« Dans un sondage paru au printemps 2016,

70% des personnes interrogées souhaitaient

un recentrage sur les affaires intérieures »

Avec encore 70% des personnes interrogées au printemps 2016 qui souhaitent un recentrage sur les affaires intérieures, il n’est pas étonnant que les deux candidats se fixent comme priorité la restauration des bases de la puissance, même s’ils envisagent des manières différentes d’y parvenir. Pour Hillary Clinton, cela doit néanmoins servir à soutenir le leadership indispensable des États-Unis sur la scène internationale, ce qui revient à poursuivre la ligne internationaliste traditionnelle. Pour son adversaire, la restauration de la puissance, économique et militaire, semble être une fin en soi, dans la mesure où il est difficile de savoir comment il l’utilisera. Les tendances « néo-isolationnistes » de son discours ouvrent la perspective d’un désengagement correspondant aux aspirations d’un nombre croissant d’Américains, comme en témoigne le score honorable du candidat libertarien dans les sondages. Mais la plupart des prises de position de Donald Trump permettent de douter de son aptitude à mener une politique de repli réaliste, de type « jeffersonien ». Il s’agirait plutôt d’une forme de la tradition nationaliste « jacksonienne » (src. : The-American-Interest.com), décrite par Walter Russell Mead, fondée sur le rejet des contraintes et institutions internationales au profit d’une défense sourcilleuse des intérêts souverains, appuyée par l’entretien d’une suprématie militaire « indiscutée ». Cette option ne serait probablement pas celle que souhaite la majorité des électeurs, mais elle constituerait effectivement une rupture d’envergure dans la politique extérieure des États-Unis.

 

Nicole Vilboux

 

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2 août 2016

« Paroles de passionnés : Lucas Fernandez et le club Full Contact Gym Boxe de Vienne »

Cet article-ci n’a pas grand chose à voir avec la plupart de mes publications habituelles, qui bien souvent portent sur des points assez lourds - y’en a-t-il qui soient réellement légers, surtout en ce moment ? - d’actu. Cet article est d’abord né d’un vrai coup de cœur perso. J’ai eu envie d’offrir cet espace d’expression à Lucas Fernandez, un garçon de qualité, de talent(s), un jeune au potentiel élevé. Lorsqu’il m’a parlé pour la première fois de sa pratique de la boxe, discipline que je ne connais pour ainsi dire pas du tout, il l’a fait avec une telle passion, un enthousiasme tel qu’il a réussi à m’intéresser vraiment. Il aurait sa place dans les colonnes de Paroles d’Actu. Forcément.

Depuis la première proposition, il y a eu sur ce blog, en matière de sport, une tribune libre offerte au champion du monde de boxe Mahyar Monshipour et que j’ai, justement, spécial-dédicacée à Lucas, et l’interview fleuve réalisée avec Julien et Gérard Holtz au début du mois de juillet. L’échange qui nous concerne aujourd’hui, après avoir failli tomber à l’eau à plusieurs reprises, s’est finalement fait le 26 juillet. En live intégral, une première dans l’histoire de Paroles d’Actu. Les confidences cash, sans fard ni filet d’un jeune mec de 19 ans, parfois drôles, souvent touchantes et qui en tout cas sonnent à chaque fois justes et vraies. L’occasion également d’évoquer le trente-cinquième anniversaire du club Full Contact Gym Boxe qu’a fondé son grand-père Carlos Fernandez à Vienne (Isère). Un article à découvrir en texte (entièrement retranscrit à la main, ouch !) et en audio, parfois en vidéo, étape par étape, au fil des surprises, jusqu’au petit clin d’œil final. Je ne sais pas si, voyant passer cette publication, Google News décidera de me sucrer son référencement ; tant pis, je prends le risque : c’est et ce sera un bel article, et il en vaut la peine... Merci beaucoup à vous qui y avez participé. Heureux 35 ans au club... et bonne route, Lucas... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Paroles de passionnés : Lucas Fernandez

et le club Full Contact Gym Boxe de Vienne »

 

Partie I: l’interview de Lucas Fernandez

réalisée le 26 juillet 2016

L

 

Tu te présentes ?

Je m’appelle Lucas Fernandez, j’ai 19 ans. Je suis né le 14 janvier 1997 à Sainte-Colombe (Rhône). Je viens d’avoir mon Bac professionnel en alternance Commerce section Européenne. Je vais partir un an dans les écoles EF à Brighton (Angleterre) pour étudier la langue. Je travaille actuellement en job étudiant à Easydis, Grigny.

Niveau sport, je ne fais rien actuellement. Je vais reprendre la boxe en Angleterre après l’avoir pratiquée pendant dix ans.

 

Ta découverte de la boxe : les premières

impressions et sensations

Au départ, j’ai commencé par le foot, comme je pense beaucoup de Français, beaucoup de jeunes. Le foot, parce que tous les copains de l’école jouaient du foot. On y jouait déjà dans la cour. D’abord le foot, donc. Mais comme mon grand-père avait son club de boxe c’était un peu une obligation d’en faire. Les premières fois, j’allais à la salle et je donnais des cours de gym aux grands-mères, avec mon grand-père, je devais avoir entre 6 et 8 ans... Avec les petits poids, etc... Mes plus vagues souvenirs. Je voyais déjà les anciens boxeurs, parce qu’à l’époque il y avait des professionnels, comme Abdel Jebahi, qui a été champion d’Europe. Pas mal de bons boxeurs du coin comme Bouzidi Belouettar... des jeunes et bons boxeurs.

J’ai commencé la boxe à 7-8 ans. À part les cours, j’ai commencé par l’éducative. J’aimais pas, déjà parce que c’était une obligation. Mes potes faisaient du foot, j’avais aussi essayé le basket, etc. Moi je voulais rester dans le foot. Mon grand-père me disait que les sports de combat, ça allait m’aider, surtout qu’à l’époque, j’étais plus timide, très gentil. Je me laissais plus marcher dessus quand j’étais petit. Ça m’a aidé à m’endurcir, à m’affirmer. La sociabilité je l’ai toujours eue. Le caractère, c’est venu après. Par la boxe et aussi par les hauts, les bas de la vie. Je retiens bien les choses, du coup, j’analyse beaucoup. Je garde beaucoup les choses pour moi, surtout avec ma famille, où c’est quand même un peu plus bridé. On est très sociable, on rigole bien mais il y a une vraie pudeur.

Ce que j’ai aimé, c’est la compétition. Dès que j’ai commencé la compétition, à ce moment-là j’ai vraiment commencé à aimer la boxe.

 

Ton style de boxe ?

Les premières années avant la compétition il y a eu l’éducative, j’ai dû en faire deux ans. On apprend les bases. La corde, déjà, rien que la corde. Trois années au moins avant de maîtriser. On croit que c’est facile, que c’est un truc de fille, mais en fait c’est pas si facile. Ce qui est dur déjà avec la corde, c’est de ne pas s’emmêler les pieds. De trouver son rythme. Après, avec l’expérience, on se débrouille un peu, on fait des accélérations, doublées, croisées... On prend un peu un style, style parfois à l’américaine. On essaie de nouvelles choses qu’on peut voir à la télé... La corde à sauter c’est très bon pour le cardio, ça aide pas mal.

On travaille aussi le déplacement, la garde. Quand j’ai commencé, j’avais la garde haute. Toujours, parce qu’on commence toujours en apprenant les gardes de base. D’année en année, j’ai adopté un peu plus la garde basse, à part dans les contacts, un peu à la Muhammad Ali ou comme les boxeurs colombiens. On a boxé aussi sur les deux gardes, comme beaucoup de boxeurs colombiens - ça c’est un style que j’aime beaucoup. Les mecs sont vifs, et quand tu sais boxer sur les deux gardes, tu peux boxer aussi facilement contre un gaucher que contre un droitier. Et ça déstabilise, puisque ça n’est pas les mêmes attaques. Mon style : « vif ».

 

On souffre quand on est boxeur ?

Oui ! J’ai deux-trois souvenirs... Pour moi, le truc qui était un peu compliqué, c’est que c’était mon grand-père, l’entraîneur à l’époque où j’ai commencé. Jusqu’à ma dernière année de compétition en éducative, c’était lui. Et mon grand-père, il est, comment dire... pas comme un militaire, mais quand même assez froid. Et comme c’était moi, il fallait que je sois le meilleur. Ce qui me faisait de la peine, c’est qu’il félicitait tout le temps les autres, alors qu’il était plus dur avec moi. Mais après, ça m’a beaucoup aidé. Surtout en éducative : à la fin, je boxais contre des amateurs et des pro ou semi-pro.

Le vendredi soir. Je m’entraînais à cette époque avec Paul Omba Biongolo, qui sera aux Jeux olympiques à Rio. Notre point commun, c’est qu’on était doué. Lui, c’est un mec qui a la technique, il a de la frappe, c’est un puncheur. Il est dans les poids lourds, et il fait mal. Depuis tout petits qu’on était ensemble, ça a toujours été une « brute ». Il y a surement des gênes, puisque son père avait été champion d’Afrique - c’était mon grand-père l’entraîneur. Lui, il avait ça, et moi, comme me disait mon grand-père, j’avais la malice. J’avais beaucoup de cardio, j’avais de la technique. J’apprenais à bien et vite m’adapter aux boxeurs. Il y a aussi le mental : sans mental tu ne montes pas sur le ring. Tout le monde croit que c’est facile, mais c’est pas le cas. C’est des rounds de trois minutes. Il faut avoir l’endurance, la niaque. Savoir encaisser. Si tu te fais mal, ne pas te plaindre. Il y en a beaucoup que j’ai vu pleurer après avoir perdu. Après, c’est une question de fierté : moi, j’ai jamais pleuré. Même après une défaite, j’ai toujours serré la main de mon adversaire. Jamais fait de manière, à dire que c’est l’arbitre, etc... J’ai déjà eu les boules, surtout les dernières années, où je me suis fait voler. Mais c’est le sport : il y a toujours eu du vol, il y en aura toujours.

(...) Pleurer aux entraînements ça m’est peut-être arrivé deux fois, parce que moi je pleure pas beaucoup. Je me rappelle d’un entraînement, c’était ma dernière année. Il y avait ma petite copine de l’époque qui était venue. Comme dit mon grand-père, certaines semaines ça va, d’autres quoi que tu fasses, t’arrives à rien. On rentrait de l’entraînement. Je parlais pas dans la voiture. Je sentais que ça venait... Je sentais qu’il y avait la mort, parce que j’avais ramassé, ce soir-là. Y’avait Marvin Falck, qui avait fait champion d’Europe cette année-là, qui était dans mon club, en full contact. J’avais fait deux-trois rounds contre lui. Moi je boxais. On avait fait des sparring. J’était toujours le même boxeur, et je tournais contre trois mecs. Du coup, à chaque fois qu’ils rentraient sur le ring, ils étaient frais. Toi, t’as déjà enchaîné un ou deux rounds. Surtout contre des mecs comme Marvin et d’autres bons sportifs. Quand t’y arrives pas, t’as les nerfs. Tu te bas. En plus il y avait ma copine, alors t’as encore une fierté, une pression en plus. Et j’ai craqué. En bas de chez moi, je me rappelle... J’ai pleuré pendant au moins une heure, dans la douche. C’était il y a trois ans.

 

Des moments, des combats marquants ?

Quelques uns, oui. Là j’en ai un en tête. C’était dans la Loire. Je boxais contre un Algérien, une racaille un peu. Je l’ai pas montré, mais il était venu avec ses potes de quartier. Moi, je suis toujours resté le mec à rigoler dans les vestiaires, etc. On se voit tous, on se connaît, c’est un petit monde. Surtout quand tu fais les championnats de France, etc. Ce jour-là donc, j’avais une plus grosse pression, parce que je m’étais laissé impressionner par l’image du mec. Comme beaucoup dans la rue, quand on voit la racaille on baisse les yeux. C’est des mecs qui sont tellement dans leur film, je pense, tellement dans leur image, ils montrent une telle confiance que toi, ça te remet en question. Dans la rue, certaines personnes vont prendre peur quand on va leur demander l’heure. Avec l’effet de groupe, etc. C’est une question d’image avant tout.

Je me rappelle, donc, de ce combat. Pendant le premier round, je me laissais dépasser par cette peur. La peur on l’a toujours, ou en tout cas le stress, même quand on est sûr de gagner. Tout le monde l’a. Moi, mon truc, c’est que j’avais tout le temps envie de pisser, je le faisais au moins quinze fois... Pour ce combat, mon grand-père me disait, dans le ring, que quand il était jeune, quand il voyait un Arabe ou un noir, ça lui mettait encore plus la niaque, pas par racisme mais parce que souvent ces mecs-là se croient dans leur film, avec leurs préjugés sur les blancs, etc. Ils se croient à part alors que tout le monde est pareil. Et les deux rounds suivants, je l’ai mené, facile. Tous ses potes de quartier étaient un peu choqué et m’ont félicité à la fin du combat.

Autre bon souvenir : la première année où j’ai fait champion de France. La première fois que j’y allais, c’était à Angers, en éducative. Toute la France était là : des Corses, des Réunionnais, etc... C'était super bien. J’y suis allé trois années de suite. La première année, j’ai eu la médaille de bronze après avoir perdu en demie. Une bonne expérience, vraiment. Les deux années suivantes, j’ai fait champion de France.

En fait, plus j’ai passé des échelons, plus j’ai apprécié. Les dernières années j’ai un peu baissé les bras. J’ai eu des frustrations par rapport au fait de m’être fait voler, mais aussi je dois le dire, je travaillais moins. Mon problème, c’est que j’étais doué - quand j’étais à l’entraînement je travaillais beaucoup - mais j’étais feignant à y aller. Comme mon grand-père, encore lui, m’a toujours dit, quand tu es champion, tu as passé un cap, mais le plus dur c’est de rester à ce niveau. Aujourd’hui son idole c’est Teddy Riner : depuis ses 17 ans il est champion du monde, et le mec il est toujours là. Il s’est toujours remis en question et toujours imposé. D’autres qui ont son âge et qui ont commencé quand lui a commencé le voient comme l’homme à battre absolument. Tu te dis, arrivé là, que des mecs s’entraînent uniquement dans le but de te battre, de te détruire, de prendre ton titre. La roue tourne, il ne faut pas prendre la grosse tête. Mais parfois, malheureusement, il y en a qui tombent là-dedans... Moi j’ai pas vraiment eu la grosse tête, mais était tombé dans l’adolescence, il y a eu les soirées, etc... Maintenant je regrette un peu. Je vais peut-être reprendre un jour mais... Après, moi j’ai fait l’amateur, et c’était très bien. Les dernières années surtout j’avais envie de me lâcher un peu sur les coups. En amateur, tu as droit au KO. C’est une autre expérience. De vrais coups, l’arbitre laisse plus le contact, le cardio c’est pas le même, etc.

Je cite beaucoup mon grand-père parce qu’il est un modèle pour moi et que beaucoup des choses qu’il m’a dites ou des conseils qu’il m’a donnés ont été justes.

 

Tes grosses déceptions ?

J’ai toujours essayé de tout faire sans regret. Peut-être d’avoir un peu lâché les dernières années, de m’être moins entraîné. Parce que là, quand j’ai remis les gants les derniers temps, les mecs qu’à l’époque je battais ont pris du niveau. Comme mon grand-père dit souvent, c’est les mecs qui bossent plutôt que ceux qui sont doués à la base qui s’en sortent. Le talent sans travail ça ne marche qu’un temps. Abdel Jebahi me racontait que, quand il était gamin, ses frères étaient tous meilleurs que lui. Lui n’était pas costaud. Il venait quand même, mais n’a jamais rien lâché. C’est devenu le meilleur. C’est comme un pote à moi, Quentin Drevon, poids léger, tout mince. Lui, tous les ans, nous on avançait aux championnats du Lyonnais et lui se faisait éliminer dès les premiers tours. Je crois qu’il a dû mettre cinq ou six ans avant de faire ses premiers titres. Ce mec est toujours venu aux entraînements, sauf pour des enterrements, etc. Il ne lâchait rien. Là, il a arrêté pour les études, mais c’est le genre de mec qui ne sont pas bien quand ils arrêtent. Moi j’étais doué. C’est comme mon grand-père, quand il a commencé les sports de combat, il se battait beaucoup dehors, du coup il y a déjà une appréhension. Moi je suis né comme ça. Ça te vient tout seul. Je me la racle pas, je me la suis jamais raclé : y’a très peu de gens qui savent que j’ai fait des titres en champion de France, des compétitions, etc. Je l’ai jamais dit, parce que je trouve que ça ne sert à rien, il y a toujours meilleur que soi et pire que soi. On en parle en club, mais j’ai jamais jalousé les gens.

Quand on était en éducative, avec mon pote Valentin Armada, aux championnats du Lyonnais, on était dans la même catégorie. Du coup on devait s’affronter. Moi j’ai eu le choix, ou de monter d’une catégorie, ou de l’affronter. J’ai pensé au côté amical, du coup j’ai changé de catégorie, et c’est lui qui a fait champion de France, deux années d’affilée, alors que j’avais un niveau largement supérieur à lui. Je me suis fait voler à Marseille, après j’ai arrêté. Récemment j’ai remis les gants avec lui... et je le tiens toujours. Il a fait ses titres, c’est bien. J’ai fait un choix, je le regrette pas. Lui n’avait jamais fait de titre avant. Au moins, il a eu son heure. J’ai été content quand il a été champion. Après, tu te poses toujours des questions...

Parfois, il y a des mecs qui ne font jamais de compétition, ils sont dans les salles avec un niveau supérieur à des gens qui font des titres. Ce qui est bien, c’est que la boxe c’est un sport d’individualité, mais aussi collectif. Sans les collègues du club, tu n’évolues pas. Tu as besoin d’eux parce que tu apprends à chaque combat, tu ne peux pas affronter uniquement un sac ou une vitre, faire du shadow contre toi-même. Il faut se battre avec des gens qui ont du niveau et ne pas toujours avoir les mêmes adversaires ou des adversaires faciles. Tu t’habitues trop quand c’est des collègues. Quand il y a un challenge, tu apprends plus.

 

Des modèles, des figures qui t’inspirent ?

Déjà il y a les grandes stars, Tyson, Ali... Ils ont créé leur style, à leur époque. Après, j’aime beaucoup les Mexicains, qui ont un mental de taré, ils ne lâchent rien, ou même les Thaïlandais - je fais un peu de boxe thaï. J’ai eu la chance d’aller en Thaïlande. Je voyais des gamins de 8 ans blessés ; les mecs ils ne pleurent pas, il n’y a pas papa-maman derrière. Chez nous, il y en a un qui saigne du nez, ça y est, c’est la fin... Ils jouent un peu leur vie et ils ne naissent pas dans les mêmes conditions que nous. Ils savent bien se battre, mais j’ai pas ressenti d’agressivité dans la rue là-bas. Alors que chez nous, les gens ne savent pas se battre, mais on se sent plus menacé... Alors que c’est qu’une image. Parmi les gens que j’admire aussi, il y a Mayweather, même si c’est un businessman et qu’il se la racle... c’est une légende.

 

Rocky ?

Oui c’est une inspiration, je pense qu’il a poussé beaucoup de monde a faire de la boxe et des sports de combat. Quand je regardais ces films, j’avais toujours envie d’aller à l’entraînement après. Ça a quelque chose d’inspirant. Il y a beaucoup de films comme ça : tu sors du cinéma et tu te dis, « J’ai envie de faire ça ». Parce que ça fait rêver, c’est inspiré d’une réalité. Tu regardes les premiers Rocky, parfois c’est abusé, mais quand tu vois le dernier, Creed, c’est inspirant et c’est souvent juste et vrai. Des films avec beaucoup à la fois d’adrénaline et d’émotion. Il y a la mort, la maladie... On voit aussi que le sport de combat évolue, il y a les MMA (arts martiaux mixtes, ndlr) maintenant, et ça c’est bien. Ces mecs-là sont complets et pour moi ils sont des idoles parce que, souvent, c’est des machines. Des bêtes, des tueurs. Ils sont dans une cage, c’est des combats libres. Le mec, tu le croises dehors, il te tue.

 

C’est quoi un bon boxeur ?

Dure cette question. Il ne doit pas y avoir que le résultat, il y a la personne aussi. C’est comme pour tout sport. Il y en a qui vont être de gros connards de la vie et qui vont réussir et d’autres, des pauvres mecs qui vont s’acharner sans jamais réussir. Pour moi un bon boxeur doit être complet. Il soit savoir se remettre toujours en question, être humble et travailler. Tu peux peut-être plus te lâcher en fin de carrière, quand tu as fait tes preuves. Et même là, tu as toujours à prouver, parce qu’il y a toujours meilleur que soi quelque part. Et quand tu vieillis, il y a les jeunes qui arrivent, tout frais...

C’est comme avec mon pote Paul, qui fait les JO ; tous les mecs du quartier de l’Isle (Vienne, Isère, ndlr) sont derrière lui. Ils lui jettent un peu des fleurs alors qu’il y a des années, c’était pas la même. Là il y a le côté un peu people : il est passé sur beIN, il est passé sur France 3, ils sont sponsorisés par Lacoste... Quand tu es populaire, je pense qu’il faut savoir trier un peu. L’entourage. Écouter les bonnes personnes parce qu’il y a de mauvaises personnes qui sont là pour de mauvaises raisons, pour le pognon... Comme disait un de mes entraîneurs, Olivier Perrotin, il ne faut pas oublier que la boxe, c’est pas comme footballeur où tu peux gagner des millions. La boxe, il y en a qui meurent en Afrique pour des 150€. Ils sont lâchés, les mecs, pour des 150 balles ils se mettent sur la gueule jusqu’à crever... Les professionnels eux ont des séquelles. Ali est mort il y a pas longtemps, il avait Parkinson... ils sont ravagés, souvent, les pro. Mais comme plein de sport : les rugbymen, le foot américain, les sports d’impact. On dirait pas, mais quand tu reçois des coups de poing... Et encore, ça a évolué, les gants...

 

Que t’inspirent les gens dont la boxe est le métier ?

Je me dis qu’ils ont de la chance. Vivre de sa passion, c’est le meilleur métier du monde. Pas que dans le sport : les artistes, etc... Les mecs, ils se lèvent le matin, et vraiment ils kiffent. Ils montrent ce qu’ils aiment ; leur trip, leur vie, c’est ça. Mais il faut du courage aussi parce que c’est pas toujours facile. Même le foot. Je pense à un pote à moi qui est à Évian, en centre de formation. Dans le foot il y a du bling bling mais faut pas voir que ça : souvent, ils n’ont pas trop d’adolescence et doivent faire des sacrifices.

 

Que représente la boxe pour toi aujourd’hui ?

Pour l’instant, je suis un peu en retrait mais ça restera une passion. J’ai grandi avec, donc ça restera. La boxe m’a appris beaucoup de choses. La boxe, ça forge en tout. Les difficultés, comme ma famille m’a toujours dit, tu en as tous les jours. La jalousie, il y en aura tout le temps. Dans le sport c’est pareil. C’est un affrontement. Aujourd’hui, tu affrontes un boxeur mais demain tu affronteras peut-être la misère. Sans compter qu’il y a toujours un combat contre soi-même. Tout est combat : le combat du chef d’entreprise qui va devoir affronter son travail tous les jours, il a une pression...

Quand tu es champion, tu as cette pression. Et quand tu es en haut, dans la lumière, tu as plus une pression parce que tu n’as pas droit à l’erreur. Tout le monde croit en toi, et parfois c’est lourd à porter, pas facile à assumer. C’est encore plus compliqué aujourd’hui, avec l’omniprésence des médias, etc. Pendant l’Euro, un joueur pouvait être traité en roi l’espace d’un match avant d’être descendu celui d’après... Pour la famille aussi, ça doit être dur. Être dans la lumière, c’est loin d’être bon tout le temps. Par rapport à ça, ce qui est bien, c’est les gens, sportifs ou autres, qui se créent une image, un personnage pour le public. Tu joues un rôle en public, et je pense que ça peut les protéger. Moi je pense que je ferais ça. Renvoyer une image... pour continuer de faire rêver un peu les gens, c’est ça qu’ils attendent...

 

Qu’as-tu appris sur l’aspect gestion d’un club ?

Ça va faire 35 ans à la rentrée que le club existe. Mon grand-père, je précise, c’est Carlos Fernandez. L’aspect business, je l’ai jamais trop approché. D’après mon grand-père, c’est beaucoup d’investissement personnel. Il m’a toujours dit qu’un jour il avait été touché par ce que lui avaient dit ma mère et mon oncle, qu’il était plus avec ses boxeurs qu’avec ses enfants. Ça lui avait fait mal. Mais les vrais entraîneurs, les vrais passionnés, en général ils ne font pas gaffe. Même sans vouloir blesser. C’est vraiment beaucoup d’investissement personnel et de sacrifices.

Pour l’aspect business, les déplacements, il faut les payer, la salle et le matériel il faut les payer... après, même si c’est une association, il faut trouver les fonds, etc. Mon grand-père a organisé beaucoup de galas. Il faut trouver les sponsors. Il a beaucoup de connaissances, donc ça l’a beaucoup aidé. C’est bien qu’il y ait des gens comme ça. C’est des passionnés et s’il n’y avait pas de gens comme ça, il n’y aurait pas d’évènements. Je pense que parfois il a pris des risques mais il faut ça, avoir les « couilles » de prendre des risques. Après, ça passe ou ça casse... la vie, il y a des hauts et des bas.

 

Comment se porte la boxe en France ?

Les choses sont beaucoup bridées en France. Ça se développe, mais pas comme aux États-Unis, en Russie, etc. C’est pas la même mentalité, pas le même esprit... Je parlais tout à l'heure du MMA, en France c’est interdit. Du coup, les combattants français vont boxer à l’étranger. Beaucoup de choses changent chaque année, les règles etc... C’est plus en haut que ça se passe, comme avec la FIFA pour le foot...

 

Tu te verrais prendre la suite du club un jour... ?

Je sais que ça rendrait fier mon grand-père, il me l’a toujours dit. Il est content quand je vais à la salle. Aussi parce qu’il faut parfois retirer les mauvaises plantes. Il a toujours dit que quand il y a une mauvaise plante dans un groupe, il faut l’enlever, parce qu’elle peut contaminer l’ensemble. C’est vrai pour tous les sports.

Après, reprendre le club, oui et non. Faire quelque chose de bien, si j’en ai les moyens un jour, oui, franchement oui... Il y a un vrai potentiel. Et c’est bien parce que c’est dans un quartier. Peut-être pas forcément à Vienne, peut-être ouvrir quelque chose ailleurs... mais déjà, ouvrir quelque chose dans un quartier, c’est bien. Parce que ça fait venir tous types de populations, et les gens se mélangent. Saint-Fons, Saint-Priest, etc... c’est bien parce qu’il y a de la racaille mais aussi des parents, etc. Dans mon club aussi il y a des mecs de quartiers, mais il y en a moins, parce que quand ils ne sont pas dans leur élément, ils restent pas. Beaucoup de bla-bla et quand les difficultés arrivent, ils s’en vont. Ils sont dans leur film. Dans mon club, il y a eu deux boxeurs qui sont au GIGN, des mecs de la police, etc. Et il y a des blancs, des noirs, des Arabes... pas de frontière, on est tous là pour la même chose, pour apprendre le combat. C’est bien, surtout pour les jeunes, surtout maintenant.

Tout le monde devrait avoir comme moi j’ai eu l’exemple de ce grand-père. Ça te fait capter les choses. Après, des conneries, on en fait tous. Mais tout le monde aurait besoin de ça, de cette école de la vie pour prendre de bonnes bases. Je suis déconneur, je mange la vie mais je sais me remettre en question. C’est déjà beaucoup. Beaucoup de gens n’y arrivent pas. Et il y en a qui coulent. Certains qui fuient parfois jusqu’au suicide. Mais c’est pareil, fuir et avoir les couilles : il en faut pour se tirer une balle dans la tête ou pour se pendre... Il faut toujours se rappeler que du jour au lendemain tout peut partir, et parfois c’est dur à supporter...

 

Où, comment te vois-tu dans 5 ans ?

Dans 10 ans... ?

J’espère être au mieux. Pas malade, etc. La pêche, toujours. Où je me vois ? Déjà, j’espère avoir fini mes études. Avoir passé les caps que je veux, niveau études, niveau investissements, dans la vie, etc. Même si j’ai 19 ans, malheureusement maintenant il faut penser à l’avenir jeune. Comme ma mère dit, il faut profiter de sa jeunesse parce que ça passe vite, mon père me le dit aussi... mais il ne faut pas oublier que maintenant c’est dur, c’est dur en France, ailleurs aussi. Il faut voir loin. Pas forcément faire le gourmand, il faut avancer étape par étape, mais voir loin. J’espère être au plus loin que je veux et atteindre les objectifs que je veux.

Dans dix ans... je serai peut-être posé, on verra. Surtout, ne pas se faire de film. Rester moi-même. Se fixer des objectifs et avancer dans la vie correctement.

 

Un message pour quelqu’un ?

Déjà, c’était un plaisir de faire cette expérience, que j’avais jamais faite auparavant. Je me rends un peu plus compte de comment ça se passe, les YouTubeurs, etc... Être derrière et devant une caméra, confier ses pensées... et franchement c’est cool ! Parfois il y a des choses qu’on pense mais qu’on n’ose pas dire. Et là on se livre. Le truc, c’est que moi je parle pas sérieux avec tout le monde. J’ai toujours été un peu le déconneur, le fou du groupe, avec mes potes. Mais on peut pas parler de choses sérieuses avec tout le monde. Tout le monde n’est pas ouvert sur tout. C’est malheureux parce que normalement tout le monde devrait parler de tout. Mais le problème c’est que souvent les gens ont une pudeur, ils se mettent des barrières.

Passer un message, oui à ceux qui se reconnaîtront dans ce que je dis. Merci à mon grand-père qui m’a appris la boxe, à mon père et ma mère qui m’ont appris pas mal de choses. Les paroles que normalement tout parent devrait avoir pour ses enfants. Voilà... globalement, un merci collectif.

 

Que peut-on te souhaiter ?

Pas facile comme question... me souhaiter le meilleur. Le meilleur sans prendre la grosse tête. Rester humble. Et si un jour j’ai la chance d’évoluer vers le haut, jamais oublier d’où je viens, je pense que c’est important... Moi, je suis un peu fainéant parfois, malheureusement je reste sur mes acquis, mes capacités... mais c’est un défi que je me lance aussi. Toujours me remettre en question et avancer comme ça.

 

Un dernier mot ?

Gardez la pêche ! La forme, le sourire... profitez de la vie et évoluez !

 

* * *

 

Partie II: l’interview d’Olivier Perrotin

réalisée le 31 juillet 2016

O. Perrotin, entraîneur au Full Contact Gym Boxe de Vienne depuis de nombreuses années, est aussi l’auteur de deux ouvrages sur la boxe : Drôle d’endroit pour un ring... et Le Rose vous va si bien (Édition 7).

 

Le Rose vous va si bien

 

C’est quoi un bon boxeur ?

C'est quelqu’un qui boxe pour lui et non pas pour son père, ses potes, sa réputation... Qui est capable de se créer un objectif et de trouver la motivation, et de s’y tenir. Du point de vue physique, il faut qu’il soit un travailleur acharné pour compenser ses faiblesses et accroître ses qualités. L’idéal, c’est un boxeur possédant une bonne coordination jambes/bras, avec un bon coup d’oeil qui arrive à « lire » la boxe adverse et anticiper, capable d'allier relâchement, contraction musculaire et précision - le punch - et qui accepte de recevoir des coups...

Quels conseils pour quelqu’un qui aimerait boxer ?

Qu’il choisisse bien son club. Qu’il prenne le temps de discuter avec les professeurs et qu’il regarde les séances. S’il existe des groupes de niveau, d’âge et de pratique, que les exercices sont avec des thèmes, que les groupes sont multi-culturels et qu’on ne lui demande pas tout de suite son poids, alors là, il peut y aller !

Quel regard sur le monde de la boxe et sur la boxe pro ?

La boxe pro ne m’intéresse plus vraiment. Je préfère l’aspect formation de la boxe amateur et de la boxe loisir. Je mets l’accent sur la boxe « éducative » destinée aux plus jeunes. Les amener à prendre confiance en eux et à mieux se connaître afin d’être à même de côtoyer les autres et d’apprendre à les apprécier. L’aspect éducatif à base de jeux de rôles (arbitre, juge, boxeur) avec ses règles précises aident à la socialisation et le brassage culturel participe au « mieux-vivre ensemble ».

La boxe a perdu sa médiatisation à l’époque où les promoteurs ont remplacé les entraîneurs dans la gestion de carrière et monté des combats « bidons » pour faire « monter » les boxeurs qu’ils avaient sous contrat. Les spectateurs et les diffuseurs n’étant pas tous des pigeons s’en sont rendu compte et ont cessé, les uns de regarder les matchs à la télé, et les autres de financer.

Quelques mots sur le club, qui fête ses 35 ans ?

La politique du club reste la formation – amener les jeunes boxeurs à leur plus haut niveau personnel, c’est-à-dire « champions d’eux-mêmes » – ; la pratique loisir, pour que le plus grand nombre de personnes connaissent et apprécient la pratique des sports de combat, et en parlent en bien – cette saison, près de deux cents adhérents ont été initiés – ; la convivialité : dans ce monde ou l’égoïsme, la violence, les dogmes religieux reviennent en force, le Full Contact Gym Boxe de Vienne est un lieu ou il fait bon se retrouver autour d’un projet commun.

Lucas

Né au club, il y a fait ses premiers pas : il entre à l’école de boxe à 8 ans et suit notre enseignement jusqu’à ses 18 ans... Il fait partie, en dehors de ses titres sportifs, de ce qui fait notre fierté. Des jeunes garçons et filles que l’on a aidés à grandir, à être sûrs d’eux et de leur capacité à relever tous les défis de la vie.

 

* * *

 

Partie III: l’interview de Carlos Fernandez...

réalisée le 1er août 2016

Le club a 35 ans... quels souvenirs ?

Après neuf mois de travaux et beaucoup de difficultés à surmonter (car j’ai pratiquement tout fait par moi-même pour créer ce lieu réservé aux sports de combat), la naissance de mon club a été pour moi un grand bonheur me permettant de donner aux autres ce que je n’avais pas eu, c'est-à-dire, une salle multi-boxe.

Si c'était à refaire, ce serait plus ou moins dur qu’en 1981 ?

Si c’était à refaire, je pense que ce serait plus simple car, grâce à l’expérience acquise et aux connaissances humaines que j’ai aujourd’hui, j’ai appris et compris beaucoup de choses. Je procéderais différemment, en faisant appel aux organismes d’État pour m’aider à monter ce projet.

Ce qui vous rend fier...

Ce qui me rend fier, ce sont tous les résultats acquis pendant 35 ans et les satisfactions que cela apporte ; l’ambiance familiale que j’ai pu créer dans ce club et, pour couronner le tout, le double titre de champion de France de mon petit-fils Lucas. 

Quelques mots sur lui ?

À part la satisfaction personnelle qu’il m’a apportée, Lucas est un garçon intelligent, malin et très humain. En boxe, il savait s’adapter à ses adversaires et trouver les failles pour remporter la victoire.

Je souhaite tout simplement qu’il réussisse dans la vie comme il a réussi en boxe et qu’il continue à être le petit-fils adorable que j’aime !

Ce qui vous donne des regrets...

L’ingratitude humaine...

Vos projets et envies pour la suite ?

Je tire ma révérence progressivement (tout en gardant un oeil bienveillant sur le club) en mettant en place une équipe qui assurera la continuité de cette belle aventure. J’espère quant-à-moi profiter d’une paisible retraite.

 

...et l’album photo qu’il nous fait partager !

 

26 - National La Pommeraye - 17 au 19 Lucas Champion France N°1

« Deux photos de Lucas lorsqu’il est devenu champion de France à La Pommeraye, près d’Angers, en 2012. »

 

Boxe Camp de boxe photo avec l'entraîneur

« Deux photos prises dans un camp de boxe en Thaïlande en août 2008, avec deux

entraîneurs thaïlandais. Je suis avec mes deux petits-fils (Lucas et son frère Enzo),

et nous venions de faire ensemble un entraînement de boxe. »

 

* * *

 

Partie IV: petite surprise, pour les 35 ans... 

réalisée le 1er août 2016

 

Le lien du club FCGBhttp://www.vienneboxe.fr

FCGB

 

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5 août 2016

Michel Goya : « Daech se prépare déjà à sa déterritorialisation »

Alors qu’on n’en finit plus de recenser, dans nos contrées, les actes de type terroriste imputables à l’organisation État islamique, alors qu’on n’en finit plus de comptabiliser les morts tombés au cours de ces lâches attaques, il semblerait qu’on perde un peu de vue ce qu’ont été les terres et les terreaux originels qui ont vu émerger et prospérer l’EI, nouvel avatar spectaculaire de l’islamisme radical, à savoir, pour le premier point : l’Irak et, plus récemment la Syrie (de loin les premiers théâtres des exactions du groupe djihadiste) ; pour le second : la violence et la persistance des sectarismes au cœur des États du « croissant chiite »

Je suis ravi et honoré de pouvoir accueillir de nouveau dans ces colonnes, pour la troisième fois après nos interviews datées d’octobre 2014 et de mars 2015, le colonel à la retraite Michel Goya, grand connaisseur de ces questions. Sa parole experte est de plus en plus prisée par les médias et son blog, La Voie de l’épée, constitue une lecture essentielle sur les affaires militaires. La présente interview, qui mériterait comme les deux précédentes d’être lue attentivement pour une bonne compréhension des enjeux - si vous n’avez pas lu les précédentes, faites-le ! -, a été réalisée dans un contexte de complication apparente de la situation de l’EI sur ses terres historiques. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« LÉtat islamique se prépare déjà

à sa déterritorialisation »

Interview de Michel Goya

Q. : 17/07/16 ; R. : 05/08/16

Drapeau EI

Un militant de l’EI à Raqqa, Syrie. Crédits photo : Reuters.

 

L’organisation État islamique est-elle réellement en train de perdre sa guerre sur les terres d’Irak et de Syrie ?

L’EI perd effectivement du terrain. En Syrie, le lien avec la Turquie, essentiel pour la logistique de l’organisation, est de plus en plus difficile à maintenir et Palmyre, au cœur du désert, a été perdue. Les forces démocratiques syriennes (FDS) kurdo-arabes exercent une pression croissante sur Raqqa (la soi-disant capitale du califat autoproclamé, ndlr). En Irak, les villes de Ramadi et Falloujah ont été reprises par les forces irakiennes sur l’Euphrate. De manière moins visible, les flux humains de volontaires étrangers se tarissent ainsi que les approvisionnements extérieurs. Des dizaines de cadres de l’organisation ont été tuées et une forte pression s’exerce sur les autres. Les désertions semblent augmenter ainsi que les actions de résistance à l’intérieur de la zone contrôlée par l’EI, contrôle qui s’exerce de plus en plus par la force. Significativement, le discours officiel de l’organisation change et se « dé-territorialise ». La défense et le contrôle d’un territoire ne sont plus considérés comme essentiels, reconnaissant ainsi le recul et la perspective d’une transformation.

« La perte des territoires qu’elle contrôle ne conduira pas

nécessairement à la disparition de Daech »

Pour autant, l’EI est encore loin d’être abattu. Il aura fallu sept mois d’efforts aux forces irakiennes proches de leurs bases et appuyées par la coalition pour reprendre le contrôle de 100 km sur le fleuve Euphrate. Au nord, les forces kurdes, divisées et peu motivées dès lors qu’il ne s’agit plus de défendre leur propre territoire, piétinent. On ne peut exclure un effondrement rapide de l’EI à la suite de révoltes et/ou de dissensions internes, ou inversement des retours offensifs plus puissants que ceux, limités, de Deir-el-Zor ou Hit sur l’Euphrate. Il ne faut pas oublier que la prise-éclair de Ramadi par l’EI en mai 2015 est survenue quelque temps après plusieurs discours décrivant le repli et la fin de l’EI comme inéluctables. Le plus probable reste cependant une conquête difficile du Tigre et sans doute de Raqqa en fin d’année ou au début de 2017, ce qui ne signifiera pas pour autant la fin de Daech. L’État islamique a survécu à la mort en 2006 d’Abou Moussab al-Zarkaoui, son inspirateur, et même à son exclusion de Bagdad et des provinces sunnites en 2008. L’organisation peut retourner à la clandestinité.

 

Les reculs de l’organisation sur ses terres de base historiques peuvent-ils annoncer une mutation de ses stratégies (s’il en est encore) de frappes terroristes ?

Les campagnes terroristes peuvent être corrélées aux opérations en cours notamment lorsque Daech est sur la défensive. C’est une manière d’obliger les gouvernements, qui peuvent être mis en cause pour leur incapacité à assurer la sécurité, de détourner des forces du front vers la protection de la population. Cela a été le cas à plusieurs reprises à Bagdad, et particulièrement en mai dernier, ou en Syrie, le 27 juillet dernier à Kamichli, ville kurde près de la frontière turque.

« Il n’y a pas de raison pour que les attentats

diminuent à court terme, au contraire... »

Elles peuvent aussi en être indépendantes, hors du Proche-Orient en particulier, ne serait-ce que parce cela demande généralement des mois de préparation. Elles peuvent aussi être « inspirées » au sein de petits réseaux. Le but est peut-être parfois de modifier des politiques, et l’opération Sentinelle, en fixant et usant 10 000 soldats, est à cet égard un grand succès, mais l’objectif est plutôt d’agir sur la société. Il n’y a pas fondamentalement de raison pour ces attaques diminuent à court terme, au contraire.

 

Que sait-on de l’état de structuration, des forces et moyens de l’organisation État islamique aujourd’hui ?

Pour défendre l’ensemble de son territoire, l’État islamique disposait à la fin de 2015 de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, les estimations les plus fiables évoquant 30 000 combattants permanents, dont 40% d’étrangers à l’Irak et à la Syrie, auxquels il faut ajouter environ 70 000 auxiliaires des milices locales, services de police (Hisbah) ou de renseignement (Moukhabarat), soutien logistique ou en formation. C’est, en dépit de quelques matériels lourds, fondamentalement une force d’infanterie équipée de véhicules légers et d’armements soviétiques anciens, par ailleurs disponibles en grande quantité.

« Les combattants de l’EI sont bien moins nombreux

que ceux de l’ex-armée de Saddam Hussein mais

ils sont plus compétents et surtout très motivés... »

En soi, il n’y a là rien de très puissant, une très faible fraction par exemple des armées de Saddam Hussein détruites par les coalitions menées par les Américains. La différence est que les combattants de l’armée de l’EI sont plutôt compétents tactiquement et surtout très motivés. Ce dernier point fait toute la différence. En 2003, l’armée irakienne n’avait pas pu empêcher les divisions américaines de s’emparer de Bagdad en moins d’un mois depuis le Koweït. Un an plus tard, la prise de la seule ville de Falloujah, tenue par quelques milliers de combattants légèrement équipés mais très motivés, a nécessité neuf mois d’efforts.

L’État islamique, dont les forces sont nécessairement dispersées sur un vaste espace (un combattant permanent pour 250 km²), ne peut guère déployer plus de quelques brigades (une brigade représente environ un millier d’hommes et 150 véhicules) pour défendre une seule ville, sans doute dix au maximum pour une objectif important, comme Mossoul. Sa méthode consiste pour l’instant à maintenir seulement une brigade dans les villes qu’elle défend avec comme mission d’en retarder autant que possible sa prise. Aussi les pertes consécutives des combats récents ne représentent-ils pas un pourcentage très important des effectifs totaux.

Quant à l’action directe de la coalition, elle est en réalité très difficile à estimer. Au bilan, on peut estimer que l’État islamique a perdu un tiers de ses effectifs depuis son maximum il y a un an. Ce n’est pas rien, le haut-commandement a été durement frappé et il semble de plus en plus difficile de recruter.

 

Y a-t-il quelque matière à optimisme quant à la question, fondamentale pour la suite, de l’inclusion pleine et véritable des sunnites dans les sociétés irakienne et syrienne ?

C’est sans doute la question essentielle. L’État islamique est revenu du néant en opposition à la politique sectaire de Nouri al-Maliki, toujours présent dans la vie politique irakienne. Une des raisons principales de l’hésitation du gouvernement irakien pour attaquer est d’ailleurs celle de la gestion de l’après. Beaucoup d’Arabes sunnites irakiens n’adhérent pas forcément au projet de l’État islamique mais ils adhérent sans doute encore moins à celui d’un retour à la situation d’avant 2013. Autrement dit, si la conquête des territoires actuellement tenus en Irak par l’EI est possible après beaucoup d’efforts, leur contrôle par des forces de sécurité, et pire encore, des milices, toutes presque entièrement chiite, ne mettrait certainement pas fin à la guerre. Il est probable que dans une telle configuration l’État islamique, qui pourrait éventuellement bénéficier d’une base arrière en Syrie comme lors de la présence américaine, passerait simplement à la clandestinité et à la guérilla. Lors de cette même présence américaine, les mouvements rebelles oscillaient entre contrôle, plus ou moins ouvert, des villes lorsque les forces de sécurité irakiennes et/ou américaines étaient faibles et guérilla clandestine, lorsque celles-ci revenaient en force.

Contrôler militairement les provinces sunnites irakiennes après leur reconquête nécessiterait donc, si on s’appuie sur les abaques habituels (1 militaire ou policier pour 20 à 40 habitants selon le degré d’hostilité de la zone), une présence permanente d’au moins 100 000 hommes soumis à une guérilla constante. Cette guérilla sera menée par l’EI mais aussi sans doute, la clandestinité entraînant plutôt une fragmentation, par beaucoup d’autres mouvements locaux, anciens ou nouveaux. On ne peut exclure à cette occasion l’apparition d’une nouvelle tendance et d’un nouveau projet qui supplanterait même celui de l’État islamique. Ajoutons, que dans ce contexte, l’attitude des forces, qui apparaîtront comme des forces d’occupation, vis-à-vis de la population sera également un facteur important dans le niveau de violence qui régnera alors dans les provinces sunnites.

« Sur le front politique, fondamental pour la suite,

s’agissant de l’Irak comme de la Syrie, rien n’est réglé... »

L’État irakien dispose-t-il, quantitativement et qualitativement, d’une telle force de maintien de l’ordre ? Assurément non en l’état actuel des choses et sa constitution est, là encore, une œuvre de longue haleine. Cela ne suffirait sans doute pas, par ailleurs, à assurer la paix. En réalité, en l’absence de réels changements politiques en Irak, prenant en particulier en compte les aspirations des Arabes sunnites, et une transformation de la gouvernance, on ne voit pas très bien comment cette paix pourrait survenir. Le remplacement de Nouri al-Maliki par Haydar al-Abadi, en septembre 2014, n’a pour l’instant guère changé la donne à cet égard.

Du côté de la Syrie, la situation est encore plus complexe. On peut espérer la conquête de l’Euphrate syrien par les FDS mais quid de la suite ? Qui contrôlera la région ? Les Kurdes ? C’est peu probable. Leurs alliés arabes sans doute, mais sont-ils assez forts pour cela ? De toute manière leur lutte continuera contre le régime d’Assad. Personne n’a en réalité la moindre idée de ce que pourra être la Syrie dans quelques années.

 

Michel Goya F5

Source de l’illustration : www.france5.fr

 

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15 novembre 2016

Déjà demain : « Lignes de Front, 2017 »

Après la mise en ligne, hier soir, de quatre compositions élaborées autour d’hypothèses personnelles d’entre-deux-tours de la présidentielle 2017, voici, comme prévu et comme promis, le cinquième et ultime texte de cette série inédite. La personne qui l’a écrit (je l’en remercie encore ici) a tenu à rester anonyme : j’entends respecter ce choix à la lettre. Le riche récit qu’elle nous livre - le texte date du 30 octobre et elle l’a intitulé « Lignes de Front » - ne devrait pas manquer de faire réagir... Bonne lecture ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Déjà demain: « 2017, l’entre-deux-tours »

« Lignes de Front »

Marine Le Pen

KENZO TRIBOUILLARD / AFP

 

Lundi 1er mai 2017

Jamais le Front national n’avait connu pareil rassemblement. Près de deux cent mille sympathisants avaient répondu à l’appel de Marine Le Pen, qui s’apprêtait à donner un immense meeting sur le Champ de Mars en ce jour de Fêtes du Travail et de Jeanne d’Arc. Le soleil allait atteindre son zénith tandis qu’une marée de drapeaux bleu-blanc-rouge achevait de se déverser autour de la tour Eiffel. Dans quelques minutes, la candidate sélectionnée au second tour de l’élection présidentielle commencerait son discours devant une foute impatiente.

L’atmosphère printanière, où se faisaient sentir quelques effluves de muguet çà et là, était électrique. On sentait bien que quelque chose de nouveau, d’inédit par son ampleur, allait arriver à la France. Une semaine auparavant, Marine Le Pen, « candidate du peuple » selon le dire de ses militants, était arrivée en tête du classement avec 29,3% des voix recueillies, soit très exactement l’approbation de 9 896 632 Français et Françaises. Presque dix millions de personnes !

Certes, Le Pen au second tour était une histoire dont tous les plus de 20 ans pouvaient se souvenir. Mais ce qui fut présenté hier comme un regrettable accident, un monstrueux malentendu que les errements de la gauche, ajoutés à une participation très faible, avaient rendu possible, apparaissait à présent comme la conséquence inéluctable, prévue et annoncée depuis des mois, voire des années, de tous les renoncements de ces gouvernements fantoches qui se sont succédé au cours des dernières décennies. La percée de Jean-Marie Le Pen en 2002 avait été fortuite, celle de Marine Le Pen, quinze ans plus tard, était logique, nécessaire et attendue.

Au pied de l’estrade, assis dans la première rangée à côté des autres hauts cadres du parti, Jean-François Jalkh, vice-président chargé des affaires juridiques et des élections, mesurait le chemin parcouru depuis. Il avait 17 ans lorsqu’il adhéra au Front national en 1974, deux ans seulement après la création de celui-ci. Lorsque Mitterrand autorisa, dans le but ultime de déstabiliser la droite, la proportionnelle à l’élection législative de 1986, il fut le benjamin des trente-cinq députés frontistes qui entrèrent pour la première fois à l’Assemblée nationale grâce à la roublardise de la gauche. Ces hommes (et cette femme : Yann Piat, la députée assassinée ; – « que Dieu ait son âme » – pensa Jalkh) étaient tous partis, avaient été exclus ou étaient décédés. Tous, sauf lui. Même Bruno Gollnisch, qui n’a pas supporté l’exclusion de son vieil ami Jean-Marie Le Pen au printemps 2015, s’était mis en retrait de la vie politique. Des « Trente-cinq » de 1986, du Front national d’antan, il ne restait que lui, Jean-François Jalhk.

Et cela ne le chagrinait pas outre mesure. Il ne regrettait point l’effacement de ce passé tumultueux. Le parti devait achever sa mue commencée en 2011, lorsque le père céda son pouvoir à la fille, avec le consentement d’une large partie des adhérents. « Le Pen est mort, vive Le Pen ! » s’étaient moqués les journalistes. Mais l’héritière jeta son nom aux oubliettes de l’Histoire pour forger une renommée nouvelle avec son seul prénom, « Marine ». Restait à faire oublier celui du Front national. Jalkh ne croyait pas en la victoire finale, pas tant que le parti garderait le nom d’une formation qui fut associée durant un demi-siècle à l’extrême-droite. Les Français sont des traumatisés que leur ombre effraie…

« MA-RINE ! MA-RINE ! MA-RINE !!! »

Les ovations de la foule tirèrent le vice-président de sa rêverie. Marine Le Pen venait d’apparaître sur scène et saluait son public, les bras largement ouverts, comme si elle cherchait par ce geste à étreindre la France entière. Elle portait un chemisier bleu-marine, un pantalon blanc et des talons rouges. Remarquablement amincie, rayonnante et victorieuse, elle paraissait presque belle. Alors que les dernières notes de l’« Odyssée Bleu Marine » s’achevait, elle gagna place devant le pupitre et commença – le silence se fit aussitôt – de sa voix rauque et puissante.

Dix millions ! Ils avaient été dix millions à aspirer lui donner les rennes du pays ! Dix millions à crier leur soif de liberté dans les urnes ! Grave, la présidente du Front national déclara solennellement que le peuple français était face à un choix historique. Pour la première fois ou presque, une véritable alternative s’ouvrait à lui. D’un côté le parti de l’étranger, de l’immobilisme, de la haute finance mondialisée, incarné par le vieillard Juppé, débris d’un monde archaïque et corrompu. De l’autre, elle, Marine Le Pen, la candidate de la France, qui exercerait son pouvoir par et pour le peuple, seul souverain légitime devant lequel il convient de se plier. Finie la fausse alternative gauche-droite ! En ce jour, c’étaient les partisans de la France contre ceux qui l’ont reniée.

À vrai dire, digressa-t-elle, cette alternative s’était certes déjà posée au peuple quinze ans auparavant (Florian Philippot manqua de s’étrangler à l’entente de cet hommage inattendu à Jean-Marie Le Pen) mais, il fallait le reconnaître, à l’aube de ce siècle, le mouvement national n’était pas suffisamment mature. Depuis, il a grandi.

« Cette fois-ci, nous sommes prêts », assura Marine Le Pen.

Derrière l’estrade, une vingtaine de jeunes attendaient debout la fin de discours avant de monter sur scène et chanter l’hymne national aux côtés de leur présidente. Ils portaient des T-shirt bleu marine, sur lesquels était inscrit, en grosses lettres blanches, le slogan de la campagne présidentielle : « AU NOM DU PEUPLE ». Chacun avait, à la main, un drapeau, un drapeau français, bleu-blanc-rouge, et nulle part on ne pouvait voir de drapeau frontiste. Par ailleurs, la flamme bicolore et les deux lettres « F.N. », avaient été supprimées de toutes les affiches, de tous les tracts, banderoles, et pupitres. Le nom du Front national comme celui de Le Pen avaient disparu de la campagne de communication pour ne laisser place qu’à un objectif : « #Marine2017 ». « C’est fade », regrettaient certains. « Le FN, ce sera bientôt de l’histoire ancienne », répliquaient d’autres.

Arthur, 19 ans, patientait parmi ce petit groupe de militants du FNJ. Il terminait sa première année de droit à Assas. Il était monté au Front l’an dernier, pour ne plus le quitter par la suite, si bien qu’il avait validé ses partiels de justesse. Il éprouvait une naïve excitation à l’idée de monter sur scène rejoindre celle en qui il plaçait des espoirs insensés. Pour la première fois, la semaine dernière, il avait accompli fièrement son devoir de citoyen. Dans l’isoloir, il avait embrassé le bulletin de Marine avant de le glisser dans une enveloppe bleue, et cette dernière, dans l’urne. Dans la candeur de sa jeunesse, il imaginait lui et les siens comme les résistants des temps modernes bataillant contre les armées coalisées de l’Anti-France : bobos moralisateurs, politiciens cyniques, banquiers apatrides, immigrés voleurs, islamistes assassins. « Si Marine ne gagne pas cette fois-ci, c’est foutu », se disait-il. Il pensait à ces hordes de clandestins qui se déversaient inlassablement sur les rivages de l’Europe du sud, exactement comme l’avait décrit Jean Raspail dans le prophétique Camp des Saints. La pensée de la submersion migratoire le terrifiait, l’empêchait même parfois de dormir, comme le montant de la dette qu’il faudra rembourser, ou encore l’épuisement prochain des ressources planétaires. Il avait le sentiment de vivre dans un monde de cinglés.

« Nous ne voulons pas de ce marché mondialisé devenu complètement fou ! » répondait la voix de Marine, en exact écho à ses pensées.

« Ah, pesta-t-il en lui-même, qu’ils ont eu la belle vie, les enfants chanceux du direct après-guerre ! Pas de chômage, pas de crise, pas d’islamisme… Et ils ont tout cassé. Et c’est l’un d’entre eux, l’affreux Juppé, qui devra nous gouverner, alors qu’il est de ceux qui nous léguèrent un pays en ruines ? Mais jamais de la vie ! ».

Lui dont les parents, bourgeois, votaient à droite, lui qui jetait des regards dédaigneux aux crasseux anarchistes qui, pour un oui ou un non du gouvernement, avaient régulièrement bloqué à coup de poubelles renversées les portes de son collège, puis de son lycée toute sa scolarité durant, lui le conformiste, le Front national avait finalement fait de lui un révolté.

Vingt minutes plus tard, Gaëtan Dussaussaye, le souriant directeur du FNJ, fit signe au petit groupe que ce dernier devait s’avancer devant les escaliers métalliques. La candidate à la présidentielle achevait son long discours ; elle cria enfin de toute la force de sa voix éraillée :

« Vive la République ! »

« Vive le Peuple ! »

« Et vive la France ! »

Tonnerre d’applaudissements, explosion des « Marine présidente ! » sous le bel éclat du soleil de mai.

Les jeunes grimpèrent sur l’estrade et y agitèrent les drapeaux. Comme à l’accoutumée, les filles passèrent devant et entourèrent leur présidente ; les garçons devaient rester un peu en retrait. Le spectacle de la gigantesque marée bleue, blanche et rouge qui s’offrait sous les yeux d’Arthur était proprement stupéfiant. En bas, au niveau de la première rangée de chaises pliables, les grands cadres s’étaient levés et applaudissaient également. Arthur croisa le regard de la belle Marion Maréchal-Le Pen et il en fut tout ému. Enfin Marine Le Pen s’approcha de nouveau du micro et commença sur une note sourde :

« Allons enfants de la patrie… »

La multitude reprit en cœur La Marseillaise, et Arthur eut le sentiment d’une immense communion nationale. En cet instant précis, tous ces gens devant lui étaient ses frères et ses sœurs, et son cœur fut gros d’espoir et d’émotion.

« AUX ARMES CITOYENS ! »

Droit comme un piquet, presque au garde-à-vous, il chantait.

« FORMEZ VOS BATAILLONS ! »

La France, se dit-il, a dû affronter bien des épreuves au cours des siècles. Celle-ci n’en est qu’une nouvelle.

« MARCHONS, MARCHONS ! »

La providence a envoyé Jeanne d’Arc et le général de Gaulle au moment où le parti de l’étranger semblait l’avoir définitivement emporté, et menaçait de nous anéantir.

« QU’UN SANG IMPUR… »

Il tourna la tête à droite, vers la Présidente. Jeanne d’Arc avait vieilli, mais elle était revenue.

« …ABREUVE NOS SILLONS !!! »

Levée de drapeaux et ovations. Marine Le Pen fit un ultime salut à la foule et disparut. Le public continuait d’applaudir à tout rompre.

Avec une naïveté toute juvénile, Arthur pensa alors : « Avec tant de volontés, la victoire sera forcément au rendez-vous ».

 

*     *     *     *     *

 

Mardi 2 mai 2017

La télévision, la radio et les réseaux sociaux fourmillaient de mille rumeurs affolées. C’était la mélodie rituelle d’un Occident halluciné persuadé qu’il courait à sa fin.

Hillary Clinton avait beau l’avoir emporté – de peu – contre Donald Trump à l’automne dernier, la digue du populisme menaçait toujours de rompre de l’autre côté de l’Atlantique. Déjà l’inattendu « Brexit », puis l’avènement final de Norbert Hofer lors du second scrutin des élections présidentielles autrichiennes avaient-ils entamé la tour de Babel strasbourgeoise de brèches profondes. Un grondement de colère s’élevait de toute l’Europe et les institutions de Bruxelles assistaient impuissantes à l’expression des contestations populaires : référendums anti-migrants, manifestations contre l’austérité, montée en puissance des partis eurosceptiques. Celui de Marine Le Pen triomphait en tête du premier tour des élections présidentielles françaises, si bien que l’Union européenne n’avait pas fini de trembler.

Journalistes, politiques de droite et de gauche, hommes d’affaires, représentants d’associations diverses et innombrables, stars du show-business, tous se relayaient à la télé et à la radio, dans des marches et des concerts géants pour prêcher la parole du camp « républicain ». D’un air plus grave que jamais, Valls discourait sur une République en danger que seule l’union des démocrates pouvait sauver et le Quotidien de Yann Barthès enchainait chaque soir les reportages sur les agissements des néo-nazis et des catholiques intégristes dans le pays. Le sommet du consensus politico-médiatique fut atteint lorsque Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, appela ses troupes à voter pour le très libéral Juppé, l’ancien Premier ministre qui, vingt ans auparavant, avait tenté de saboter la Sécurité sociale et les retraites des travailleurs…

Toute cette agitation eût pu évoquer l’esprit du 21 avril 2002, si ce n’est que la mobilisation populaire ne fut pas de la même ampleur. Les activistes de SOS-Racisme constatèrent bien que leur rassemblement clairsemé de la place de la République fit pâle figure au regard des immenses cohortes que les évènements de 2002 avaient levées contre l’extrême-droite. Les gens se lassaient de ces scènes de déjà-vu, ou alors ils avaient suffisamment soupé de leçons de morale. La colossale Marianne de bronze, sur son socle tagué d’innombrables « JE SUIS CHARLIE », avait regardé avec hauteur le navrant spectacle de ces moutons venant bêler dans ses jupes leur désarrois à la moindre fois que leurs naïfs idéaux se voyaient contrariés par les vicissitudes de la réalité. Deux ans après l’assassinat de Charb et des siens, la France n’était définitivement plus Charlie.

Sur les hauteurs de Saint-Cloud, reclus dans un manoir d’époque Napoléon III, un vieil homme borgne contemplait le spectacle depuis son poste de télévision. Il se tenait affalé sur un fauteuil Empire, dans un salon lambrissé quelque peu poussiéreux. De splendides réceptions avaient dû se tenir en ces lieux ternis, car tout y évoquait une gloire passée que les années et l’abandon avaient ravie. Par les hautes fenêtres s’étendait une vue imprenable : le majestueux parc qui dominait la tour Eiffel, puis, au-delà, l’ensemble de la capitale.

« Le débat va commencer, Président », dit Gérald, le majordome.

Il n’y avait plus que ses amis qui continuaient d’appeler ainsi le vieil homme, pour lui faire plaisir, mais le cœur n’y était plus. Après des mois et des mois d’homériques combats devant les tribunaux, il avait perdu le droit de se réclamer du titre de Président d’honneur du Front National. Jean-Marie Le Pen soupira.

« Voyons comment la petite va s’en sortir. »

Gérald augmenta le volume de la télé. On était le soir du traditionnel débat de l’entre-deux tours ; David Pujadas et Anne-Claire Coudray recevaient Marine Le Pen et Alain Juppé sur leur vaste plateau lumineux. Marine portait une éclatante veste rouge sang et à vrai dire, elle crevait déjà l’écran. Les deux candidats sélectionnés pour le second tour saluèrent les journalistes, puis se serrèrent poliment la main et prirent place.

Le tirage au sort octroya la première prise de parole à Juppé, qui expliqua pourquoi il avait accepté de débattre contre Le Pen, contrairement à son défunt prédécesseur, Jacques Chirac.

« Ah ce vieux bougre de Chirac, maugréa le vieillard, il aura crevé avant moi ! Quel escroc ! … Mais quel talent ! … Ha ha, le coquin…

« Nous ne devons plus fuir la confrontation, coupa la voix de Juppé depuis le poste de télévision. Il s’agit désormais de mettre l’extrême-droite face à ses contradictions, de révéler au grand jour la vacuité de son programme économique, de rendre évidente la dangerosité de son idéologie. Ce soir, je ferai tomber le masque de madame Le Pen… »

Et Marine Le Pen de répondre :

- Monsieur Juppé, je vais vous flatter : me voilà extrêmement satisfaite de me trouver face à vous ce soir. Il aura fallu attendre la présidentielle pour que vous acceptiez – enfin ! – de m’affronter ! J’espère que nous aborderons des sujets de fond car, voyez-vous, je vous estime un peu plus honnête que votre rival Sarkozy. Oh, bien sûr, vous êtes tout comme lui un repris de justice, mais vous ne cherchez pas à enfumer les gens comme lui le faisait. Vous assumez votre mondialisme, votre fédéralisme post-démocratique, votre complaisance envers le communautarisme. Vous ne faites pas semblant d’être patriote…

Tout au long du débat, alors qu’elle tenait tête à l’ancien Premier ministre sous les feux des projecteurs, devant des millions et des millions de Français, venaient à Jean-Marie Le Pen des sentiments contradictoires. De la fierté et de la tristesse. Fier de sa fille, oui, il l’était. C’était une battante, comme lui. Sans doute le sang breton qui voulait ça... Mais l’aventure se déroulait sans lui, et ce n’est pas ses pauvres comités Jeanne qui, il le savait, pèseraient d’une quelconque manière aux législatives. Pour la première fois de sa vie, à presque 90 ans, il se sentit vieux.

Ah l’ingrate… Mais il avait fait d’elle ce qu’il était : une brute. Le Pen n’était pas homme à faire des mea culpa. Jamais de sa vie il ne s’était excusé. Ni devant les Français, ni à ses proches. Jamais. Pourtant, dans son for intérieur, il savait quel père effroyable il avait été. L’attentat à la bombe qui faillit les tuer petites, l’école publique et les professeurs qui les haïssaient, l’absence de leur mère quinze ans durant, les menaces permanentes, les humiliations parfois, il avait fait subir tout cela à ses trois filles sans d’autres mots de réconfort, les rares fois où elles venaient se plaindre, que « vous pourriez être nues dans la neige en temps de guerre ». Et ce fut Marine qui pleura le moins. C’était celle qui lui ressemblait le plus.

Il avait déjà perdu le fil du débat. La sénilité lui posait des problèmes de concentration. Ses reins lui causaient maintes douleurs. Il se récita à lui-même, une fois encore, ces vers de Musset qu’il aimait tant :

« J’ai perdu ma force et ma vie,

Et mes amis et ma gaieté ;

J’ai perdu jusqu’à la fierté

Qui faisait croire à mon génie. »

Ah, qu’il était loin le temps de Poujade, lorsqu’il gueulait à s’en faire péter les glottes La Marseillaise dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale tandis que la Quatrième République agonisait ! Elles étaient loin, les bagarres et les beuveries du Quartier Latin ! Loin, l’Indochine et l’Algérie. Et les croisades en voilier sur les mers de sa chère Bretagne natale... Et les meetings endiablés où virevoltaient les drapeaux. Et tous les autres souvenirs innombrables…

« Le seul bien qui me reste au monde est d’avoir quelquefois pleuré. »

Dans la pénombre de ce salon désuet, peut-être le Menhir laissa-t-il son unique œil s’épancher un peu… Mais cette scène-là, il n’y aurait jamais aucune caméra de télévision pour la filmer.

 

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Mercredi 3 mai 2017

Florian Philippot était ce qu’on appelle un homme pressé. Impeccable dans son costume gris anthracite de chez Paul Smith, rasé de près, droit comme un automate, il achevait son interview dans le studio de RTL. Il était 14h, et c’était déjà la cinquième de la journée. Cinq fois qu’il répétait presque mot pour mot les mêmes éléments de langage depuis qu’il était levé : « Les Français ont pu voir hier soir une Marine Le Pen digne et éloquente, plus présidentielle que jamais » ; « Nous appelons tous ceux qui ont la France à cœur, qu’ils soient de gauche ou de droite, à rejoindre la grande famille des patriotes »… Il n’avait pas eu le temps de prendre son déjeuner et il était affamé, mais ne laissa rien paraître de sa lassitude. Enfin, il entendit avec soulagement le journaliste déclarer :

« Merci Florian Philippot, excellente journée à vous. »

Il se leva – il eut un léger vertige – et, le visage impassible, prit congé des chroniqueurs par une dernière poignée de mains. Dans le couloir l’attendait Richard, son collaborateur favori. C’était un séduisant jeune homme brun, beau comme l’était Alain Delon à 20 ans, que Philippot avait fait nommer secrétaire FN d’un département des Hauts-de-France, où il avait par ailleurs été élu conseiller régional, sur la liste présidée par Marine Le Pen. Devant la mine visiblement épuisée de son patron, le garçon posa une main sur son épaule, dans un geste apaisant. Ils s’en allèrent déjeuner dans une brasserie du très chic quartier où ils se trouvaient.

Même rassasié, la migraine que Philippot avait ce matin senti poindre juste au niveau de sa tempe droite ne le quittait pas. Elle s’accentua au contraire lorsqu’il pensa au débat qu’il avait ce soir face à Maël de Calan, un des bras droits de Juppé, sur le plateau d’Apolline de Malherbe, de BFM-TV.

« Tu vas le défoncer, le petit Maël », dit Richard, en écho à ses pensées.

Philippot hocha lentement la tête. Il songea au visage blafard et insignifiant de ce frêle trentenaire, largement médiatisé depuis la publication de son pamphlet anti-FN, l’année dernière. Un jeune intello, timide et sans charisme, qui s’est retrouve parachuté du jour au lendemain sous le feu des projecteurs et des caméras de télévisons. Comme lui. Calan l’insupportait.

Une notification s’afficha sur l’iPhone dernier cri qu’il tenait toujours dans la main, comme greffé à elle. Philippe de Villiers venait de déclarer sur iTélé qu’il eût été prêt à soutenir Marine Le Pen à condition que celle-ci abandonnât « l’orientation laïcarde et gauchisante insufflée par ses conseillers chevènementistes » pour « une politique d’inspiration chrétienne, défendant la famille et la morale catholique ». Dans l’état actuel des choses, terminait le vieil homme, toute chance de victoire apparaissait impossible, faute d’unité de la part du camp patriote. Tous les sondages, d’ailleurs, le démontraient.

« Connard », pensa Philippot.

Sur Twitter, les ennemis du vice-président du FN exultaient. « Par la faute de Philippot qui aura dégoûté l’électorat de droite, le sursaut national n’aura pas lieu », twittait une certaine « Capu Patriote » ; « En liquidant le dernier espoir de la droite nationale, le funeste Philippot a définitivement livré la France aux Congoïdes », ajouta, lui, le comte Henri de Lesquen. « Une seule solution : se débarrasser de la truie Le Pen, digne fille de sa catin de mère, et de son acolyte, le sodomite Philippot », philosophait avec sa délicatesse habituelle Jérôme Bourbon, le directeur de la revue Rivarol. Et, clou de ce spectacle virtuel, Marie-Caroline Le Pen, la sœur de Marine, partageait sur son compte l’énième appel à l’union des droites de Karim Ouchikh, le président du très droitier SIEL, qui rêvait de voir réunis dans un seul et même mouvement Robert Ménard, Philippe de Villiers, Jean-Frédéric Poisson, Jacques Bompard et Marion Maréchal-Le Pen, soit autant d’adversaires résolus de la ligne « nationale-républicaine » insufflée par Florian Philippot au Front national.

- Un bon nombre de gens au Front n’en pensent pas moins, dit Richard. Après un silence, il ajouta : Ce parti ne te mérite pas, Florian. Il ne te pardonnera jamais d’être ce que tu es, ton parcours, tes principes politiques, et même ta vie privée. Ce tas de bouseux réacs ne te mérite pas. Quitte-le, fonde quelque chose de nouveau. Beaucoup de jeunes te rejoindraient…

- Je pense poser un ultimatum à Marine après l’élection, répondit Philippot. La Maréchal ou moi. Et si elle n’est pas capable de tourner définitivement le dos à sa famille de cinglés, alors je partirai. On partira.

- Elle ne le fera jamais. Elle préférera toujours la Princesse (c’est ainsi qu’ils surnommaient dédaigneusement Marion Maréchal). Ils ont beau se rentrer dedans à longueur d’année, c’est un clan bien plus soudé qu’il n’y paraît, les Le Pen. Une vraie meute de loups…

- Marine a montré à plusieurs reprises qu’elle savait faire passer les intérêts du parti avant des considérations familiales. Et elle sait qu’elle ne peut pas se passer de moi.

- On verra. Mais à ta place, j’en aurais assez d’être dans un parti qui me déteste.

Philippot posa son verre d’eau et se passa une main sur le front comme pour en essuyer la fatigue. Il marmonna :

« La Princesse, tout le monde l’adore. Elle n’a jamais fourni le moindre effort de sa vie, il lui suffisait juste d’être la petite-fille de son grand-père. Une petite bourgeoise sans intérêt, qui a joué la carte catho réac’ parce que c’est à la mode en ce moment. Mais comme elle est soi-disant jolie, les militants l’appr… ha ha ha! »

Il s’interrompit par un ricanement devant la méchante grimace que fit alors Richard, dont les yeux louchèrent en même temps qu’il battait des cils, se moquant du léger strabisme dont souffrait effectivement Marion Maréchal-Le Pen.

Florian Philippot reprit vite son sérieux habituel, puis il annonça, comme s’il réfléchissait à voix haute :

« Oui. J’irai en parler à Marine. L’heure est venue pour elle de faire un choix. »

Non loin de là, une jeune femme blonde et son garde du corps passèrent la porte d’un immeuble du Faubourg Saint-Honoré. Derrière l’élégante façade, à quelques mètres à peine du palais si convoité de l’Elysée, se trouvait le quartier général de l’équipe de campagne de Marine Le Pen. A l’intérieur, l’agitation était à son comble. David Rachline, à qui la présidente du FN avait confié la direction de sa campagne, sortit d’un bureau empli d’éclats de voix et de sonneries de téléphone afin de saluer sa collègue et amie de longue date, Marion Maréchal-Le Pen.

« Les dernières estimations ? » s’enquit Maréchal.

- Le débat d’hier a boosté la côte de Marine, mais l’écart avec le vieux reste trop large, répondit Rachline, qui essuyait de sa manche son front moite.

- C’était couru… Et ce lâche de Dupont-Aignan qui n’a pas osé donner de consigne de vote ! Ni personne d’autre à droite… soupira la députée. Merci David, à tout à l’heure.

Elle secoua la tête et monta au première étage où il y avait le bureau de Marine Le Pen. Elle trouva sa tante au téléphone. Cette dernière, lorsqu’elle vit qui se tenait sur le seuil de la pièce, abrégea sa conversation et raccrocha rapidement. Elle salua sa nièce d’un grande sourire :

- Ma chérie ! Comment vas-tu ? Je te croyais à Carpentras.

- Je prends le train tout à l’heure. Tu te rappelles que demain on a un meeting commun dans le Vaucluse ?

La Présidente acquiesça : « Oui, bien sûr. »

- J’ai croisé David, en bas, reprit Marion Maréchal. Il m’a dit que l’écart restait très grand.

- On savait que Juppé arriverait à faire reporter sur lui l’immense majorité de l’électorat de gauche, dit Marine Le Pen, désabusée.

Après un petit silence, la jeune femme lâcha sur un ton détaché :

« C’était bien la peine de faire une campagne à gauche qui a fait fuir l’électorat de droite pour finalement se retrouver cocus par les gauchos… »

Le Pen lui jeta un regard sévère.

- Allons bon, Marion. Te voilà en train de parler comme Sarkozy…

- La retraite à 60 ans, c’était pas une promesse de gauchistes démagos, peut-être ?

- Les gens veulent entendre de nous que l’on fera des économies ailleurs, avant de toujours s’attaquer à leurs salaires et leurs retraites…

Marine Le Pen s’assit à son bureau, et tira nerveusement sur sa cigarette électronique. Elle consulta quelques SMS sur son téléphone portable avant de lever de nouveau la tête vers sa nièce, debout et immobile. Elle la fixa de son regard perçant, puis reprit :

- J’imagine que tu n’es pas venue ici pour me conseiller de changer de stratégie électorale quatre jour avant le second scrutin de la présidentielle. Alors parle : je t’écoute.

- Marine, tu as suivi les convictions qui étaient les tiennes et la stratégie électorale qui te semblait la meilleure. Même si cela aboutit à l’échec dimanche prochain, je ne t’en tiendrais pas grief. Seulement, je me suis engagée en politique pour défendre certaines valeurs, certains principes, et je ne pense pas continuer si ceux-là sont bafouées au sein de notre formation.

Marine Le Pen haussa un sourcil :

- Allons-donc, tu vas finalement me faire le reproche de ne pas avoir battu le pavé chez La Manif Pour Tous aux côtés de tous les élus de l’UMP ?

- Tu sais bien que je ne te l’ai jamais fait. D’un point de vue tactique, c’était habile de ménager la chèvre et le chou. En revanche, certains, au Front, m’en ont fait le cuisant reproche… Parfois même publiquement, sur Twitter, par l’intermédiaire de petits sergents fielleux.

- Et voilà ! Florian. Encore ! s’exclama Le Pen. C’est fou que vous n’ayez jamais pu vous piffrer, tous les deux. Vous êtes pénibles avec vos guerres d’égo.

- Moi je l’ai respecté, répliqua Maréchal en haussant le ton. C’est lui qui m’a méprisée dès la première seconde. Il n’a jamais pu supporter l’affection que me portait Papy !

Le pourpre montait aux joues de la jeune députée du Vaucluse, qui respira et reprit d’une voix plus calme :

« Qu’on ne s’aime pas à titre personnel n’a aucune importance. En revanche, que ce parvenu se prenne pour le roi et t’impose à des postes clé ses petits mecs par chantage et caprice – si si, Marine, on sait tous qu’il le fait – ça, ça me pose de sérieux problèmes. Ces jeunes bobos de Sciences-Pô en costard-cravate, idolâtres de Chevènement et de Marchais, qui sont montés en grade on ne sait de quelle façon (je n’ose imaginer comment !) sont le type même de tout ce que nos électeurs haïssent chez les politiciens : ambitieux, cupides, coupés des réalités de la vraie vie. Ils n’ont rien, strictement rien à faire au Front national. Ces "mignons", comme disait Papy, ne sont fidèles qu’à Philippot, Marine. Toi et le parti, ils s’en foutent ! »

Et comme sa tante ne répondit rien, elle continuait :

« Ose me dire que j’ai tort, Marine… Les sectaires, c’est eux. Il y a quelques mois, Philippot a fait pression sur un président de collectif pour la seule raison que celui-ci était allé à un de mes meetings dans le sud. On ne peut pas continuer à tout lui céder. Moi je ne peux plus. Je n’ai rien dit jusqu’à présent pour l’unité du parti, pour ta victoire… Mais maintenant je te le dis. Lundi prochain, il faudra choisir : c’est lui ou moi. »

« Marion... »

Marine Le Pen murmurait presque à présent.

- Je ne peux pas choisir entre vous deux. Tu le sais.

- Je suis désolée, Marine, dit doucement Maréchal, les yeux brillants. Mais l’heure est venue pour toi de faire un choix. Au revoir, à demain, pour notre meeting du Vaucluse.

Marion Maréchal-Le Pen tourna les talons et quitta le bureau de sa tante. La pensée de partir à Carpentras en fin d’après-midi était pour elle un soulagement. Elle y aimait la belle clarté de la Provence, le parfum des champs de lavande, le chant des cigales, l’accueil toujours chaleureux que lui réservaient les solides gaillards du Midi. Olympe, sa fille de trois ans, l’attendait là-bas avec sa mère.

Elle retrouva son garde du corps qui patientait au rez-de-chaussée. Au moment où elle s’apprêtait à quitter l’établissement, Florian Philippot s’avançait de sa démarche chaloupée. Ils se croisèrent, s’ignorèrent royalement, comme ils le faisaient toujours lorsqu’ils se trouvaient sous un même toit. Mais en cet instant précis, pour une rare fois, ils étaient exactement sur la même longueur d’onde.

Au même moment, dans la même ville, au pied du Panthéon, un groupe de jeunes gens du FNJ distribuaient des tracts aux étudiants qui sortaient de la faculté de Paris 1. L’atmosphère y était extrêmement tendue, à la limite de l’hystérie : ils avaient manqué plusieurs fois de recevoir des coups de la part de militants de gauche écœurés. Ces quelques frayeurs n’empêchaient pas Arthur de tendre joyeusement ses tracts bleu-marine : il faisait beau, et un parti dynamique et uni comme le sien, ça valait la peine de tout encourir pour lui.

« Vivement Dimanche », se dit-il en contemplant le Panthéon, où dormaient tous les héros de la France.

FIN.

 

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27 octobre 2017

Xavier Broutin : « Cassandra aura marqué les esprits et rendu les gens meilleurs »

Difficile, quand on ne l’a pas vécue dans sa chair, d’imaginer vraiment ce que doit être la douleur d’avoir perdu un enfant. Cassandra, la fille d’Élodie et Xavier Broutin, jeune couple habitant le Rhône, s’est éteinte en août 2016 des suites d’une leucémie, elle n’avait que vingt-et-un mois. Du vivant de la petite, ils avaient cherché à sensibiliser l’opinion sur la question cruciale du don de sang et du "don de soi", et leur combat, celui de Cassandra, a ému et mobilisé de nombreuses personnes. Passé l’abattement, le décès de leur fille n’a fait que les renforcer dans leur détermination : le déchirement de l’avoir perdue serait suivi, forcément, par une continuation de ce combat. En son nom à elle, pour les autres enfants qui eux aussi, luttent. Pour que quelque chose de positif puisse sortir de sa mort, tellement injuste...

J’ai eu moi-même un premier contact "direct" avec lAssociation Cassandra lors d’un événement (une randonnée) co-organisé au profit de ses combats par l’entrepôt Easydis de Grigny (69), le dimanche 1er octobre 2017. Une jolie journée solidaire pour une cause noble. J’ai souhaité consacrer un article à l’association pour un modeste mais sincère coup de projecteur sur ce qu’elle porte. Je remercie Xavier Broutin, pour ses réponses, utiles et émouvantes, pour les photos qu’il a partagées. Je n’oublie pas qu’il y a cinq ans, Stéphanie Fugain mavait offert un de mes articles les plus touchants. Et je n’oublie pas non plus, à titre personnel, à quel point cette guerre contre les leucémies et contre les cancers mérite d’être épaulée, de toutes nos forces. L’occasion, ici, de saluer les bénévoles, et tous les acteurs qui de près ou de loin oeuvrent en ce sens. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Xavier Broutin: « Cassandra aura marqué

les esprits et rendu les gens meilleurs »

Q. : 25/09/17 ; R. : 25/10/17.

 

Cassandra famille

 

Paroles d’Actu : Xavier Broutin bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Ce qui nous réunit aujourd’hui, évidemment, c’est la cause que vous portez, la lutte contre les leucémies et cancers pédiatriques, pour votre petite fille Cassandra, malheureusement décédée il y a un an, et pour tous les autres... Est-ce que vous pourriez, avant d’entrer dans le vif du sujet, nous parler un peu de vous, de ce qu’était votre vie "avant" ?

la vie avant

Xavier Broutin : Avant la naissance de Cassandra, Élodie et moi venions d’entrer dans la vie active. Élodie, après des études d’infirmière, venait de débuter sa carrière. Quant à moi, après une école d’ingénieur et une école de commerce, je venais de créer mon entreprise de communication. Nous vivions ensemble depuis quelques années. C’est donc tout naturellement que Cassandra a vu le jour en novembre 2014.

 

Cassandra sourire Cassandra fleurs

 

PdA : Cassandra, votre fille, avait effectivement vu le jour le 18 novembre 2014. Diagnostiquée dès ses deux mois, elle s’est battue, courageusement même si elle ne le savait pas, et bien entourée, contre une leucémie qui allait finalement l’emporter le 17 août 2016... Avec le recul, comment regardez-vous cette période de votre vie, qu’on imagine jalonnée de moments d’abattement et de grande peine mais aussi de petits espoirs, et riche en contact humain ? Est-ce que vous diriez que votre existence a pris un sens nouveau depuis que la vie vous a infligé cette épreuve ? Que vous avez, vous et votre épouse, appris de vous-même ?

face à l’épreuve

X.B. : À l’annonce du diagnostic de cancer de Cassandra, tout s’est écroulé autour de nous. Mais ce temps d’abattement et de désespoir n’a pas duré très longtemps, car pour Cassandra nous aurions fait l’impossible. Cassandra s’est battue d’une manière remarquable conte la leucémie, elle a fait preuve d’une grande force alors qu’elle n’était qu’un bébé. Le combat était inégal, mais Cassandra s’est toujours montrée combative.

Bien sûr, notre conception de la vie a été bouleversée par cette épreuve. Dès le début de la maladie de Cassandra, nous avons voulu donner du sens à quelque chose qui n’en n’avait pas. C’est pour cela que nous avons rapidement eu l’idée de créer l’Association Cassandra, pour que d’un malheur naisse l’espoir, pour tous les enfants.

« Je crois que Cassandra nous a rendu meilleurs »

Je crois que Cassandra nous a rendu meilleurs. Beaucoup de personnes ont été touchées par son combat, y compris des professionnels de santé. Nous le constatons tous les jours à travers les témoignages que nous recevons.

 

Cassandra hôpital

 

PdA : Ce combat, vous l’avez mené intelligemment et avez su fédérer et mobiliser autour de Cassandra et de la cause reprise par l’Association Cassandra ACCL. Beaucoup de gens se sont sentis touchés, concernés, localement et sur tout le territoire, grâce notamment aux relais puissants de la presse et surtout des réseaux sociaux. Pas mal d’actions sont entreprises, je pense par exemple, pour ce qui nous concerne, à cette marche du 1er octobre à Grigny (Rhône), organisée avec le soutien d’un acteur local de la logistique alimentaire (Easydis). Est-ce que vous avez été surpris, de manière générale, par cet élan de sympathie et de solidarité, par la force d’entraînement d’internet ? Qu’auriez-vous envie de leur dire, à tous ces gens qui désormais portent la bannière de votre fille ?

autour d’une cause commune

X.B. : Le combat de Cassandra, que nous relayons sur Facebook, a rapidement pris de l’ampleur. Des dizaines de milliers de personnes, puis plusieurs centaines de milliers, suivaient chaque soir les nouvelles (bonnes ou mauvaises) de Cassandra. C’est ainsi que l’Association Cassandra est née.

Les soutiens virtuels sont devenus réels. À ce jour, l’Association Cassandra compte des milliers d’adhérents dans toute la France et dans le monde. Plus de 500 bénévoles nous ont rejoints et forment aujourd’hui 80 antennes départementales.

À l’instar des salariés d’Easydis Grigny, beaucoup de personnes décident de soutenir l’association pour faire avancer les causes qu’elle défend. Tous ces soutiens nous vont droit au cœur, car cela montre que malgré sa courte vie, Cassandra aura marqué les esprits et rendu les gens meilleurs.

 

Cassandra rando

 

PdA : Il y a cinq ans, lors d’une de mes premières interviews, j’avais eu la chance d’interroger Stéphanie Fugain, présidente de l’Association Laurette Fugain, créée en mémoire de sa fille décédée à l’âge de 22 ans d’une leucémie et œuvrant pour la sensibilisation au "don de soi". Est-ce que vous la connaissez et agissez en rapport avec elle ? En quoi la sensibilisation à et la lutte contre les leucémies et cancers pédiatriques diffèrent-elles de ce qui vaut pour les "plus grands" ?

l’association Laurette Fugain ?

X.B. : Stéphanie Fugain et l’association Laurette Fugain font un travail remarquable depuis de nombreuses années pour faire avancer la recherche contre la leucémie. Nous avons déjà eu l’occasion d’échanger ensemble, nos combats sont en effet très proches.

« Il y a un manque flagrant de recherche

pour les maladies rares infantiles »

L’Association Cassandra se focalise essentiellement sur les leucémies et cancers pédiatriques, car il y a un manque flagrant de recherche médicale pour les maladies rares infantiles. Les chercheurs affirment même que les avancées faites pour les enfants sont bénéfiques aux adultes, alors que le contraire n’est pas évident. Il est donc crucial d’augmenter significativement les moyens alloués à la recherche contre les cancers pédiatriques.

 

Stéphanie et Laurette Fugain

 

PdA : Voulez-vous nous parler des actions menées par l’association Cassandra ACCL ? Que faites-vous au quotidien ?

l’asso en actions

X.B. : L’Association Cassandra a trois missions : financer la recherche contre les cancers pédiatriques, aider les familles d’enfants atteints de cancers, et promouvoir les dons de vie (dons de sang, de plaquettes, de plasma, de moelle osseuse, etc.). Concrètement, cela se traduit au quotidien par des actions de sensibilisation du public, notamment sur les collectes de sang, et par des récoltes de fonds.

En parallèle, l’Association Cassandra est très active au niveau politique pour que le Parlement et le Gouvernement prennent les mesures nécessaires pour garantir le financement de la recherche contre les cancers de l’enfant.

 

Cassandra dons de soi

 

PdA : Comment celles et ceux qui ont envie de vous aider et de faire avancer votre cause peuvent-ils le faire ? De quoi avez-vous besoin, financièrement mais peut-être surtout au niveau du "don de soi" ?

pour la bonne cause

« Nous appelons le public à donner son sang

ou à s’inscrire sur le registre des donneurs

de moelle osseuse »

X.B. : Bien entendu, les dons financiers sont indispensables à l’association pour pouvoir financer des projets de recherche. Mais nous appelons également le public à donner son sang ou à s’inscrire sur le registre des donneurs de moelle osseuse. Ces dons de vie ont une valeur inestimable car ils sont indispensables pour sauver des vies d’enfants et d’adultes.

 

PdA : Vous vous êtes lancé Xavier Broutin, un temps, dans l’arène politique afin de mieux porter vos idées sur la scène publique. Qu’avez-vous retenu de cette expérience ? Quel message adresseriez-vous à celles et ceux qui ont un pouvoir direct d’action (crédits, leviers pour sensibilisation...) sur la cause que vous portez, je pense en particulier à nos responsables politiques nationaux (le Président Emmanuel Macron et son Premier ministre, le gouvernement, les députés et les sénateurs...) ?

expérience et leviers politiques

X.B. : Je me suis présenté aux élections législatives dans la deuxième circonscription du Rhône en juin 2017. Mon objectif était de sensibiliser les électeurs aux causes que je défends, mais aussi d’interpeller les autres candidats, notamment ceux des grands partis politiques, sur les problèmes liés au financement de la recherche médicale.

Cette expérience, que je renouvellerai certainement, m’a permis de prendre conscience que le monde politique est un milieu très cynique. Beaucoup tiennent des promesses ou prennent des engagements, mais peu les respectent. Les citoyens doivent être plus exigeants vis-à-vis de leurs élus.

Aujourd’hui, je continue avec l’Association Cassandra à interpeller nos décideurs. Nos dirigeants doivent prendre conscience que la jeunesse est l’avenir du pays. C’est une priorité. Si nous laissons nos enfants mourir de cancers ou d’autres maladies, alors nous ne sommes pas dignes de diriger une nation.

 

PdA : Qu’est-ce qui vous "porte" aujourd’hui, vous et votre épouse ?

X.B. : Élodie et moi sommes portés par le souvenir de Cassandra. Nous nous battons en sa mémoire, et pour tous les enfants qu’il reste à sauver.

 

PdA : Cassandra, en trois mots ?

X.B. : Courage, force, espoir.

 

PdA : Qu’est-ce qui, quand vous regardez derrière, vous rend "fier" ?

X.B. : Je suis fier de Cassandra et de la force qu’elle a déployée contre la maladie. Je suis fier que ce combat ait permis à des personnes d’aller donner leur sang, ou à devenir veilleurs de vie (donneurs de moelle osseuse).

 

PdA : Quels sont, pour ce qui concerne l’association ou vous-même, plus personnellement, vos projets et envies pour la suite ?

X.B. : Nous allons continuer à oeuvrer au sein de l’Association Cassandra pour faire avancer la recherche et aider les familles. Nous avons la chance d’être entourés par des centaines de bénévoles et d’adhérents qui ont pris à bras le corps ce combat. C’est tous ensemble que nous arriverons à faire avancer les causes que nous défendons.

 

PdA : Que peut-on vous souhaiter ?

X.B. : Élodie et moi espérons que la vie sera un peu plus douce à l’avenir.

 

PdA : Un dernier mot ?

X.B. : « Parce que d’un malheur peut naître l’espoir ».

 

Cassandra parents

 

 

>>> Association Cassandra <<<

pour soutenir l’Association Cassandra

 

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23 février 2018

Frédéric Quinonero : « Goldman, c'est un fédérateur, un artiste et un homme de coeur... »

En décembre dernier, Jean-Jacques Goldman était élu personnalité préférée des Français dans le cadre du classement IFOP/JDD. Depuis juillet 2013, l’auteur-compositeur-interprète a dominé l’exercice, dont il est sorti lauréat à sept reprises, sur neuf consultations semestrielles. Frédéric Quinonero, biographe de nombreux artistes et interviewé régulier de Paroles d’Actu, lui a consacré dernièrement un portrait, bienveillant et fouillé : Jean-Jacques Goldman : vivre sa vie (City éditions, 2017). L’ouvrage est riche de toutes les infos disponibles sur un artiste aussi important pour le paysage musical français qu’il est discret, et vaut davantage encore pour les témoignages inédits récoltés par l’auteur et qui mettent en lumière la personnalité de Goldman. La bio d’un artiste et d’un homme attachant, par un mec bien. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 08/02/18 ; R. : 21/02/18.

Frédéric Quinonero: « Goldman, c’est

un fédérateur, un artiste et un homme de cœur... »

 

JJ Goldman Vivre sa vie

Jean-Jacques Goldman : vivre sa vie, City éditions, 2017.

 

Bonjour Frédéric, ravi de te retrouver pour ce nouvel échange, autour de ce livre sorti en novembre dernier, Jean-Jacques Goldman : vivre sa vie (City éditions, 2017). Pourquoi avoir choisi d’écrire sur Goldman, et quelle orientation particulière as-tu voulu donner à ta démarche ? Est-ce que spontanément, tu t’inclurais, toi, dans ce qu’on appelle aujourd’hui la «  génération Goldman  » ?

pourquoi Goldman ?

Pour la première fois je n’ai pas choisi. C’est mon nouvel éditeur qui est venu vers moi pour me souffler l’idée. J’y avais longtemps pensé, cela dit. Car les chansons de Goldman ont bercé ma jeunesse. Mais j’y voyais une difficulté que je n’avais pas envie de surmonter  : aborder le sujet sous un angle nouveau. On a tant écrit sur Goldman ! J’avais tort, on ne devrait pas douter de soi. Il faut avoir le courage d’écrire sur les artistes qu’on aime, quand bien même on n’aurait aucun scoop à révéler. On a au moins sa plume, son style, sa façon personnelle d’écrire, ce n’est pas rien ! Même si aujourd’hui on nous demande de faire le buzz  avec du sensationnel… Là, on me propose d’écrire sur Goldman, donc je ne peux refuser. Je me donne une semaine pour réfléchir à un angle d’attaque, puis je me lance.

 

« La "génération Goldman" ? Bien sûr que j’en fais partie ! »

 

La «  génération Goldman  », bien sûr que j’en fais partie. J’avais 18 ans à l’époque de son premier album solo. J’étais animateur dans une radio libre et j’avais jeté mon dévolu sur la chanson Pas l’indifférence que je programmais souvent. Puis, j’ai fêté mes 20 ans sur Quand la musique est bonne !

 

Didier Varrod, grand spécialiste de la chanson française et fin connaisseur de Goldman, a signé la préface de l’ouvrage et y livre quelques témoignages éclairants. Comment la rencontre s’est-elle faite ? Et après quelles démarches, quel signal de la part de Jean-Jacques Goldman as-tu pu, avec l’éditeur, intégrer la mention «  biographie autorisée  » au document ?

préface et autorisations

Avec Didier, nous avons Sheila et Goldman en commun. Il avait témoigné en 2012 dans mon livre Sheila, star française. Puis, naturellement, j’ai pensé à lui quand j’ai abordé  Goldman, puisqu’il est son premier biographe et le premier journaliste à avoir pressenti son importance auprès de la jeunesse. Outre ses connaissances sur l’artiste, Didier est un garçon vraiment adorable et j’ai eu plaisir à dialoguer avec lui. Sa préface est très belle…

 

« La réponse de Goldman, favorable et pleine d’humour,

m’est parvenue au bout de trois jours... Ça donne des ailes ! »

 

Comme je le fais systématiquement, pour chacune de mes biographies, j’ai adressé une lettre à Jean-Jacques Goldman afin de lui exposer mon projet et je suppose que ce que je lui ai écrit l’a touché. J’ai obtenu sa réponse, favorable et pleine d’humour, trois jours après. Ça donne des ailes.

 

Je m’attarde un peu, avant d’entrer dans le vif du sujet, sur l’aspect  «  conception  » du livre ; j’en ai déjà chroniqué pas mal de toi, et tu en as écrit bien davantage : comment t’y es-tu pris pour mettre en forme, rédiger ce nouvel opus ? Y a-t-il, après une phase qu’on imagine longue de documentation (lectures, écoute et visionnage d’interviews, rencontre de témoins...), décision d’intégrer ou de ne pas intégrer tel témoignage ou élément, décision de suivre tel ou tel plan ? Ça s’est fait comment, sur ce livre, et est-ce que tu dirais que, publication après publication, ta technique se peaufine et l’exercice devient plus aisé ?

coulisses d’un ouvrage

« Je considère que les témoignages apportent un éclairage

supplémentaire, une fois qu’on a raconté l’essentiel. »

Je trouve donc un angle d’attaque, d’abord : je me souviens que je suis cévenol et que dans ma région on n’a pas oublié la générosité de Jean-Jacques Goldman. Je raconte sa venue à La Grand-Combe, en 1999, pour sauver une colonie de vacances de la faillite, puis l’année suivante pour le spectacle des Fous chantants d’Alès. Touché par l’hommage qui lui est rendu, il décide d’écrire une chanson qui s’appellera Ensemble et qu’il vient enregistrer l’année suivante avec les choristes… C’est cette idée de «  vivre ensemble  » qui a guidé mon travail. J’ai écrit sans perdre de vue cette valeur qui fait partie du personnage Goldman : c’est un fédérateur, un artiste et un homme de cœur. Je ne me suis censuré sur rien. La phase de documentation n’a pas été très différente par rapport à mes livres précédents. Je lis beaucoup d’interviews et «  stabilobosse  » les extraits qui me paraissent importants, je visionne la plupart des spectacles et documents vidéo… Ensuite, je classe tout de façon chronologique afin d’avoir toutes les données sous la main, classées, ordonnées. C’est une phase qui me plaît beaucoup et que je ne bâcle pas. Ça aide beaucoup d’être très discipliné… Pour ce qui est des témoignages (il y en a une bonne dizaine dans ce livre), j’attends d’avoir écrit ma partie avant de les recueillir, puis je les intègre à mon texte. Je ne fais pas l’inverse, comme beaucoup de biographes. Je considère que les témoignages apportent un éclairage supplémentaire, une fois qu’on a raconté l’essentiel.

 

Une des images fortes qui ressortent de ce portrait, de Goldman, c’est celle d’un homme qui, malgré son talent, malgré son charisme, choisit de ne jamais se mettre seul en avant, privilégiant très souvent, en bien des points de sa carrière, le collectif, l’esprit de troupe. Ce sera vrai à ses débuts, avec la chorale de l’église de Montrouge. Un peu plus tard, les Tai Thong. Fredericks Goldman Jones évidemment, par la suite. Puis, bien sûr, Les Enfoirés. D’où lui viennent cette envie de partager l’affiche, ce goût de l’« Ensemble » ? C’est une vraie humilité ? Une sécurité ? Un peu des deux ?

esprit de troupe

Les deux, oui. Goldman s’est toujours comporté comme un homme «  normal  », tourné vers les autres, un artiste animé par le besoin de partager. Et le fait d’être entouré était aussi rassurant pour lui, surtout sur scène parce que ce n’était pas le lieu où il se sentait le plus à l’aise.

 

Jean-Jacques Goldman est issu d’une famille ballottée par les vents glaciaux de l’Histoire. Et engagée, forcément. Son père Alter, né en Pologne, fut résistant en France durant l’Occupation. Il était communiste. Son demi-frère Pierre, un militant radical d’extrême gauche, assassiné en 1979. On parle beaucoup politique et grandes causes, chez les Goldman. Jean-Jacques lui, se sent des valeurs de gauche, mais il s’emporte moins facilement pour les pulsions révolutionnaires. Dans une interview que tu cites, il admet que lors de repas familiaux, il était le seul à ne pas savoir où était Cuba... Jean-Jacques, on peut dire que c’est un indépendant, qui a à cœur de tracer sa propre route, sans carcan idéologique, de se composer sa propre brochette d’indignations ? Est-ce qu’il a souffert de cette différenciation parfois (il est suggéré, dans le livre, que certaines des critiques assassines dont il a eu sa part dans la presse de gauche étaient aussi liées au fait qu’il « n’était pas » Pierre) ?

engagements de famille

S’il en a souffert, il ne l’a pas dit. Il a très peu parlé de son frère aîné, sauf dans quelques chansons si on sait écouter… J’ai adoré écrire toute la partie concernant sa famille, le parcours de ces gens, leur engagement, leurs valeurs. L’album « Rouge » leur rend un vibrant hommage.

 

Quelles sont, dans sa jeunesse et par la suite, les coups de cœur musicaux et d’écriture qui lui ont donné envie d’aller vers ce parcours, et qui l’ont inspiré ? On note, à la lecture du livre, que c’est en découvrant Léo Ferré sur scène qu’il se dit que oui, on peut écrire de la musique en français...

inspirations musicales

« C’est Michel Berger qui, au milieu des années 1970, le débar-

rasse de tout complexe à l’égard du chant français : il trouve

en lui le compromis idéal entre la variété française

et un style musical inspiré de la pop anglo-saxonne. »

Avant Léo Ferré, il y a eu Jean Ferrat qu’écoutaient ses parents. Et aussi les Chœurs de l’Armée rouge qu’il est allé applaudir avec eux et qu’il ira chercher plus tard pour l’accompagner sur l’album « Rouge ». Mais pendant son adolescence, son influence musicale était surtout anglo-saxonne, il écoutait Jimi Hendrix, Bob Dylan, Aretha Franklin, les Doobie Brothers, Chicago ou encore Elton John. Puis, Michel Berger au milieu des années 1970 le débarrasse de tout complexe à l’égard du chant français. C’est lui qui ouvre la voie : il trouve en lui le compromis idéal entre la variété française et un style musical inspiré de la pop anglo-saxonne.

 

Qu’est-ce qui, pour toi, caractérise l’artiste Goldman en tant qu’auteur-compositeur-interprète ? En quoi dirais-tu de son œuvre qu’elle évolue (mûrit ?) de manière évidente entre le premier et le dernier album solo ? En quoi lui a-t-il évolué ?

regard sur une œuvre

« Sa pensée a toujours été en éveil, attentive

à l’air du temps et à la marche du monde. »

C’est un artiste qui a toujours su allier le fond et la forme, les «  chansons pour les pieds  » et celles pour le cœur et l’esprit, les tubes dansants pour les discothèques et les textes qu’on écoute les soirs où on veille tard, afin d’y trouver une réponse à ses doutes. Son langage simple et percutant a répondu aux attentes de la jeunesse, qui s’y est reconnue. Il ne s’est jamais départi de cette ligne artistique, même si son public ensuite a grandi, vieilli. Ses textes aussi. Sa pensée a toujours été en éveil, attentive à l’air du temps et à la marche du monde. Il s’autorisait de penser autrement, de naviguer entre gris clair et gris foncé, parce que rien d’humain n’est jamais noir ou blanc.

 

Les chansons que tu préfères de lui, et pourquoi ?

J’aime surtout ses chansons qui me transpercent le cœur et ont la faculté de «  changer la vie  », comme Puisque tu pars, Né en 17 en Leidenstadt ou Ensemble. La force du texte et de la mélodie, tout est réuni…

 

Goldman, très lucide, se rappelle dans une interview les années où tout le monde ou presque méprisait ce qu’il écrivait ou composait, parce qu’il n’était pas connu. Il dit en substance : maintenant, on s’extasierait devant une chanson bâclée que j’écrirais, parce qu’elle est de moi, et on mépriserait un jeune plein d’envie et de talent parce qu’il n’est pas connu. Ça t’inspire quoi, ce sujet, qui je le sais te parle aussi, personnellement... ?

la galère du débutant

C’est toujours vrai. Il faut un certain pouvoir pour convaincre. On ne vit pas dans un pays où on donne une chance aux débutants de réussir. On doit se battre, fort et longtemps.

 

Parmi les grands interprètes de Goldman, évidemment, la plus grande de tous, c’est Céline Dion, dont tu dis qu’avant lui, elle avait une image un peu ringarde. Il en a fait une reine sur la scène francophone. Est-ce que grâce à lui, elle a changé de dimension ?

Céline Dion

Quand il lui écrit l’album « D’eux  » (sur lequel figurent notamment Pour que tu m’aimes encore et J’irai où tu iras, ndlr), elle mène déjà une carrière internationale, mais ça ne marche pas tellement en France. Goldman lui écrit un répertoire solide, en exploitant toute la violence, toute la passion qu’elle peut exprimer dans ses sentiments. Et surtout, il lui indique comment moderniser son interprétation, en évitant de rouler les «  r  » et mouiller les «  m  », et en déchantant, c’est-à-dire en acceptant de ne pas être à tout moment dans la démonstration vocale et, de cette façon, en laissant passer les émotions. L’album triomphe dans le monde entier, y compris aux États-Unis où il est classé dans sa version originale, sous le titre «  The French Album  ». Grâce à Goldman, puis à la BO de Titanic, Céline devient une star planétaire.

 

Céline Dion JJ Goldman

Céline Dion et Jean-Jacques Goldman. DR.

 

Ce qui est le plus touchant, dans ton livre, ce sont ces anecdotes, ces témoignages que tu es allé grappiller de gens dont le parcours a un jour, de manière provoquée ou non, rencontré celui de Goldman. Ici il accepte généreusement de donner un coup de main pour une jolie cause, là il rappelle quelqu’un pour lui dire qu’il n’oublie pas les moments passés «  ensemble ». On découvre aussi des traits de sa personnalité, qui le rendent encore plus humain : un artiste assez peu à l’aise avec la célébrité finalement, et aimant volontiers des moments de solitude complète. C’est quoi finalement, en résumé, cette image que tu t’es forgée de l’homme JJG ?

perception publique

Oui, c’est toujours cette idée de «  vivre ensemble  » qui m’a guidé, y compris dans le choix des témoins que j’ai interviewés. Ce sont les valeurs humaines de Jean-Jacques Goldman qui m’attachent à lui, c’est cet aspect-là de sa personnalité que j’ai voulu mettre en avant. Si le public persiste à le plébisciter dans les sondages plus de quinze après son retrait de la scène, ce n’est pas un hasard.

 

Si tu avais une question à lui poser ?

Dis quand reviendras-tu ? Dis, au moins le sais-tu ?...

 

Crois-tu, justement, qu’on le reverra un jour sur scène pour défendre ses chansons voire, soyons fous, de nouvelles chansons ?

reviendra-t-il un jour... ?

« La vie qu’il mène actuellement est celle qu’il avait envisagée

au départ : être dans l’ombre et écrire pour les autres. »

Je pense qu’il serait déjà revenu. Il avait prévu de le faire pour ses 60 ans, puis le temps a passé… Je crains qu’il ne soit trop tard pour la scène. Un disque, peut-être, mais en a-t-il envie ? En fait, la vie qu’il mène est celle qu’il avait envisagée au départ : être dans l’ombre et écrire pour les autres. Aujourd’hui, il peut le faire confortablement.

 

Je ne peux pas, évidemment, ne pas évoquer Johnny ici... Parce que Goldman lui a écrit quelques unes de ses plus belles chansons (dont L’envie et Je te promets...) Est-ce qu’ils venaient vraiment d’univers musicaux différents, ces deux-là ? Comment qualifier leur entente ?

avec Johnny

« L’instinct et la fragilité sous le roc apparent

de Johnny ont inspiré Goldman. »

L’instinct et la fragilité sous le roc apparent de Johnny ont inspiré Goldman. Humainement, ils ne se sont pas trop fréquentés, mais la musique les a rapprochés. L’album « Gang » est l’un des grands albums de Johnny, il contient non seulement des tubes énormes mais aussi des chansons intemporelles, comme Je te promets.

 

JH et JJG

Johnny Hallyday et Jean-Jacques Goldman. Photo : SIPA.

 

Johnny, auxquels tu as consacré de nombreux livres, dont le dernier Johnny immortel, Johnny que tu qualifiais de « frère que tu n’avais pas eu », est parti il y a un peu plus de deux mois... C’est bête à demander, mais est-ce que tu t’y fais ?

la mort de Johnny

Non… D’autant que cette affaire d’héritage m’attriste encore plus…

 

Question musique, voix plutôt, sur Johnny : comment le jeune homme à la voix douce et charmante de L’idole des jeunes a-t-il pu interpréter, « gueulant » (au meilleur sens du terme) à vous coller les poils des titres comme Que je t’aime, Derrière l’amour, Diego ou Vivre pour le meilleur ? Est-ce que sa voix, sa technique ont mûri au fil des ans, ou bien aurait-il été capable de faire ça dès le départ, au début des années 60 ?

la voix de Johnny

Je ne crois pas qu’il ait beaucoup travaillé sa voix, mais sans doute a-t-il appris l’essentiel, à savoir respirer correctement et rééduquer son souffle. Puis, la maturité et l’exercice constant de son métier, de la scène ont fait le reste… Mais il chantait déjà très bien à ses débuts.

 

Johnny immortel

Johnny immortel, l’Archipel, 2017.

 

Quels sont, à ce stade, avec pas mal de livres à ton actif, les plus et les moins que tu attribuerais à cette expérience, à ton métier de biographe ?

le métier de biographe

Le plus : vivre de sa passion et s’intéresser à l’autre. Le moins : la mauvaise réputation des biographes auprès des artistes et la difficulté d’obtenir leur concours. On pourra développer une autre fois…

 

Tes projets et envies pour la suite ? Je sais qu’une nouvelle version de ta bio de Sardou va sortir bientôt... et sinon, de qui aurais-tu envie de tirer le portrait ?

Trouver un compromis pour aller vers des projets plus personnels…

 

Des coups de cœur musicaux récents que tu voudrais partager avec nous ?
 
Gauvain Sers, que je vais applaudir bientôt en tournée, et Juliette Armanet.

 

Frédéric Quinonero

Photo : Emmanuelle Grimaud.

Photos utilisées dans cet article : DR.

 

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23 mai 2019

Olivier Da Lage : « Je connais parfaitement la dimension tragique de beaucoup d'enquêtes journalistiques... »

Le journaliste de RFI Olivier Da Lage est un fidèle de Paroles d’Actu. Parmi ses contributions publiées sur le blog, des éclairages nombreux et précis sur la situation compliquée en péninsule arabique, sur l’Inde qu’il connaît très bien, ou encore sur l’essor inquiétant des nationalismes religieux un peu partout dans le monde. L’article d’aujourd’hui, basé sur une interview réalisée le 20 mai, est une évocation de son roman Le rickshaw de Mr Singh, paru il y a quelques semaines. L’intrigue se déroule à Bombay, de nos jours. Les personnages, et la ville elle-même (n’en est-elle pas un ?) sont bien dessinés, et tout concourt à nous plonger dans l’atmosphère de la mégalopole, et dans l’actualité de cette Inde tourmentée. J’ai apprécié cet ouvrage et vous le recommande : facile à lire et captivant, il ouvre les yeux de manière vivante sur ce qui est en train de se jouer dans cet immense pays aujourd’hui dirigé par les nationalistes hindous (et qui, à l’heure où je boucle cette intro, viennent tout juste de remporter un nouveau succès électoral)... Un clin d’oeil aussi, de la part de M. Da Lage, et de la mienne, pour rappeler (le faut-il encore) à quel point, aujourd’hui davantage peut-être que par le passé, une presse libre et indépendante est cruciale pour que soient assurés les nécessaires équilibres dans nos sociétés. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Olivier Da Lage a sélectionné, à ma demande, des photos de sa collection personnelle,

et quelques musiques indiennes, pour accompagner la lecture

de cet article et, je l’espère, de son roman !

 

Le rickshaw de Mr Singh

Le rickshaw de Mr Singh, 2019.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Olivier Da Lage : « Je connais parfaitement

la dimension tragique de beaucoup

denquêtes journalistiques... »

 

Olivier Da Lage bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre une nouvelle fois à mes questions pour Paroles d’Actu. L’objet de cet échange, c’est Le rickshaw de Mr Singh, votre premier roman paru il y a quelques semaines… Qu’est-ce qui vous a donné envie justement d’aller vers la fiction, le roman  ? Est-ce là, quelque part, une prolongation de votre travail de journaliste, une autre façon plus incarnée et entraînante de "montrer le réel"  ?

du journalisme à la fiction

Pour être exact, j’avais déjà publié trois autres romans de politique fiction il y a déjà pas mal de temps. De temps en temps, on peut ressentir l’envie de ne pas être contraint par l’exactitude qui s’attache au travail de journaliste ou d’essayiste. Et, avec la liberté du romancier, on se laisse aller et on découvre que ce que l’on fait passer est parfois plus juste que des descriptions factuelles de type journalistique. Donc, l’idée de passer de l’un à l’autre, au gré des envies et es opportunités, me plaît assez.

 

Racontez-nous un peu cette aventure de l’écriture (jusqu’à la publication) de fiction  ? Comment cela s’est-il passé  ? Quels écueils et quelles leçons apprises  ? Des moments de vrai découragement, d’autres de grande excitation  ?

histoire d’un roman

L’idée m’est venue en essayant un logiciel de retouche d’image. Pour m’entraîner, j’ai pris la première photo que j’ai trouvée sur mon ordinateur  : c’était celle d’une rue de Bombay avec des rickshaws, ces taxis scooters. J’ai trouvé que cela ferait une bonne couverture de livre. J’y ai donc mis un titre qui m’est venu après quelques essais ratés. «  Le rickshaw de Mr Singh  », ça sonnait bien. Il fallait trouver une histoire. J’ai donc acheté un cours en ligne sur la façon d’écrire un roman policier à suspense, composé de courtes vidéos correspondant chacune à un chapitre. Le présentateur soutenait que si chacun de ses élèves suivait ses indications chapitre par chapitre, cela ferait pourtant des livres très différents. Il donnait d’ailleurs des exemples de livres et de fils connus qui suivaient la même trame tout en racontant des histoires bien distinctes. J’étais sceptique, mais à mesure que j’avançais en prenant des notes, les personnages archétypaux et les développements prenaient un tour local et s’enracinaient dans le paysage de Bombay tandis qu’une intrigue se dessinait.

 

Rickshaw

 

En fait, aucune difficulté particulière n’est apparue. J’ai fait lire mes chapitres à des amis au fur et à mesure de l’écriture et j’ai intégré leurs remarques et critiques. L’intrigue fonctionnait. Il fallait juste s’assurer qu’il n’y ait pas de contresens dans la chronologie. L’utilisation d’une frise technologique découpée heure par heure, jour après jour, m’a permis de m’en assurer. Donc aucun découragement et quelques moments d’excitation, oui.

 

Quelques mots à propos de l’intrigue  : le directeur du département d’archéologie d’une université prestigieuse de Bombay vient d’être  assassiné  ; un jeune inspecteur de police et ses deux coéquipiers, sur l’affaire, vont tenter de démasquer les coupables et surtout de découvrir leur mobile, assistés plus ou moins volontairement dans leurs investigations d’une journaliste passionnée et ambitieuse… Qu’est-ce qui vous a inspiré pour composer cette histoire  ?

Le cadre urbain de Bombay d’une part, et un article de journal de l’autre pour ce qui concerne le nœud de l’intrigue.

 

Bombay

 

La jeune journaliste de l’histoire, Sangita Sharma, ne tremble pas devant le danger, et dans les faits elle va clairement s’y trouver exposée. Avez-vous eu connaissance, au cours de votre carrière, en France comme à l’étranger, de nombreux cas d’enquêtes par des journalistes qui auraient pu très mal tourner  ? Vous êtes-vous exposé vous-même à de graves périls  ?

journaliste, les risques du métier

Des difficultés, oui, des périls à proprement parler, non, pas en ce qui me concerne. Mais j’ai plusieurs collègues et amis proches, tant dans ma rédaction qu’en dehors, qui ont été assassinés en raison de leurs activités journalistiques. C’est pourquoi je connais parfaitement la dimension tragique de beaucoup d’enquêtes journalistiques, même quand cela se termine bien. Et c’est à raison que l’on défend la liberté de la presse et des journalistes qui courent souvent de grands risques à faire leur travail pour informer les autres. Je sais que ma profession n’a pas bonne réputation ces temps-ci mais je persiste à penser que le devoir d’informer est impérieux et que donner au public des nouvelles que parfois il n’a pas envie d’entendre est l’une des plus belles missions qui soit.

 

Sans spoiler le livre, j’indiquerai simplement que le nationalisme religieux (en l’occurrence ici, hindou), thème qui vous est cher, et d’une actualité brûlante en Inde, pèse d’un poids important, dans votre intrigue.  Ça vous préoccupe tout particulièrement, ce qui se passe en Inde, en ce moment  ?

Oui, il y a de quoi. L’Inde n’a jamais été un pays calme et pacifique. Mais le degré d’intolérance qui s’est développé ces dernières années est réellement inquiétant.

 

Une découverte archéologique contredisant les fondements de la doctrine de cette faction nationaliste hindoue, qui est donc au pouvoir actuellement, met le feu aux poudres (et je précise ici que cette histoire de remise en cause des origines de l’homme indien par l’ADN, et donc du caractère autochtone de l’hindouisme, a également eu lieu dans la réalité). Quelles réactions ces conclusions scientifiques ont-elles provoqué auprès des nationalistes, et comment est-ce que tout cela a été reçu auprès de la population  ?

science et intolérance

Soyons clairs  : la grande majorité de la population n’en a jamais entendu parler et, pour cette raison même, ces découvertes n’ont pas provoqué d’importantes réactions de la part des milieux nationalistes en question. Mais les chercheurs qui ont fait ces découvertes ont été traités par le mépris, on leur a opposé d’autres travaux antérieurs aboutissant à des conclusions opposées et, pour tout dire, dans le climat actuel, certains des chercheurs indiens qui ont participé à ces travaux ont préféré ne pas signer les articles en rendant compte ou ont posé des conditions très strictes quant au vocabulaire employé afin de ne pas compromettre leur carrière.

 

J’en reviens à la presse, tant décriée dans nos sociétés, mais tellement indispensable vous le rappeliez. Dans votre intrigue, son intervention sera déterminante pour faire éclater au grand jour des faits qu’on aurait voulu cacher. Mais la presse d’aujourd’hui est-elle digne de la noblesse de sa vocation s’agissant des  investigations, parfois périlleuses, à mener, notamment lorsqu’un ordre établi et puissant est en cause  ? Quelles grandes menaces, extérieures ou pas d’ailleurs, pèsent sur la presse en général  ?

la presse en Inde, état des lieux

La presse et les journalistes sont critiquables à bien des égards, mais leur rôle d’information du public est irremplaçable. Les réseaux sociaux, à eux seuls, ne peuvent s’y substituer. Et pour faire connaître la vérité, de très nombreux journalistes prennent des risques personnels parfois très élevés. Cela va de la mise au placard à l’assassinat en passant par le licenciement. En Inde, de nombreux journaux ont été rachetés par des hommes d’affaires proches du pouvoir, les rédacteurs en chef précédents ont été licenciés et une autocensure considérable s’est mise en place. C’est pourquoi de nombreux médias alternatifs, comme The Wire ou Scroll.in sont apparus, animés par des journalistes d’expérience qui ne pouvaient plus faire leur travail dans les médias classiques. Un certain nombre de journalistes ont également été assassinés lorsqu’ils s’intéressaient de trop près aux intérêts économiques miniers qui organisent l’expulsion des aborigènes de leur habitat naturel ou à des organisations religieuses extrémistes. C’est le cas de la journaliste Gauri Lankesh, assassinée devant chez elle par des extrémistes hindous, tout comme le Mahatma Gandhi l’avait été en 1948 car ils ne supportent pas que des voix écoutées les critiquent.

 

On retourne à du plus léger, à votre roman, dont j’ai beaucoup apprécié la lecture. Je vous invite ici à faire un "focus" sur un de vos personnages. À nous le présenter, et à nous raconter, un peu, comment vous l’avez "dessiné"  ?

focus sur un personnage

J’ai bizarrement un certain attachement pour le commissaire de quartier, le commissaire Shinde, supérieur de l’inspecteur qui est le héros de l’histoire. Ce commissaire est l’archétype du cadre supérieur lâche et carriériste, qui engueule son subordonné parce qu’il ne va pas assez vite et qui fait un virage à 180 degrés lorsqu’il prend conscience que les résultats de l’enquête ne vont pas dans le sens souhaité «  en haut lieu  ». Ce supérieur est un personnage humain, terriblement banal. Il est de santé fragile (il souffre d’asthme). On devine que sa vie de famille n’est pas exaltante et cela fait longtemps qu’il n’a pas mené une enquête lui-même. Il a besoin d’exister et pour ce faire, il empêche les autres de faire correctement leur travail. Nous connaissons tous des commissaires Shinde.

 

Un des personnages principaux de votre ouvrage, et en fait sans doute le principal, c’est évidemment la ville de Bombay - ou Mumbai, d’ailleurs quelle dénomination utilisez-vous  ? Quelle a été votre histoire personnelle, avec cette ville  ? Comment l’avez-vous vu évoluer, et quel attachement lui portez-vous  ?

Bombay au cœur

Personnellement, j’utilise «  Bombay  », quoique, à l’occasion, je dise aussi «  Mumbai  ». J’ai consacré un livre à cette ville que je décris quartier par quartier (Bombay, d’un quartier à l’autre, Bibliomonde, 2017) où je rappelle en passant que la ville de Mumbai n’existait pas avant Bombay. Ce sont les Portugais, puis les Anglais qui en ont fait une ville, même si dans les langues locales, on disait «  Bambai  » ou «  Mumbai  ». La municipalité nationaliste qui est arrivée aux affaires en 1995 a voulu mettre fin à une appellation étrangère et «  redonner  » son authenticité à la ville, sauf qu’encore une fois, il n’y avait pas de ville s’appelant Mumbai avant.

Je commence à bien connaître cette ville ou je séjourne environ un mois par an (mon épouse en est originaire). C’est une ville trépidante, bruyante, pas spécialement belle, mais très attachante.

 

OdL train

 

Le livre est sorti au mois d’avril. Quels premiers retours vous sont parvenus depuis  ? Ont-ils été encourageants, et de nature à vous donner envie d’écrire d’autres romans  ? D’ailleurs une suite est-elle prévue  ?

Il démarre doucement. Ce n’est pas (pas encore  ?) un best-seller  ! Mais cette fois-ci, j’ai voulu l’autoéditer et donc en maîtriser toute la fabrication (maquette et couverture comprise). Pour le faire connaître, j’ai recours au bouche-à-oreille des amis et aux réseaux sociaux. Les premiers retours sont positifs. J’attends que le cercle s’élargisse. Il y aura très probablement d’autres livres de fiction, peut-être une suite à celui-là. Mais chaque chose en son temps…

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite  ?

Je travaille à la version anglaise du livre. Mr Singh’s rickshaw devrait voir le jour dans les tout prochains mois. J’aimerais bien atteindre le marché indien, pour tout dire.

 

OdL foule

 

 

Quelques musiques, pour un fond sonore...

 

Kuch Kuch Hota Hai Lyric - Title Track | Shah Rukh Khan | Kajol |Rani Mukherjee

 

"Khaali Hai Tere Bina" Paheli Ft. Rani Mukherjee, Shahrukh Khan

 

Pyar Kiya To Darna Kya | Madhubala | Dilip Kumar | Mughal-E-Azam |Bollywood Classic Songs| Lata HIts

  

Dil Ki Nazar - Raj Kapoor - Nutan - Anari - Lata Mangeshkar - Evergreen Hindi Songs

 

Olivier Da Lage

Olivier Da Lage, journaliste à RFI et auteur de fictions.

 

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11 mai 2017

Carole Burillon : « Les cellules souches pourraient révolutionner les perspectives de l'ophtalmologie »

Une fois n’est pas coutume, je vais parler un peu de moi pour débuter cette intro. Votre serviteur, 32 balais au compteur, au dernier décompte, était myope comme une taupe depuis l’âge de 5 ou 6 ans (du style à avoir de grosses lunettes et surtout de gros verres, un joli -7 à chaque oeil). L’idée d’une opération me titillait, des proches ayant déjà franchi le pas. Et tout les retours que j’avais eus étaient concluants voire - souvent - emballés. Fin 2015 début 2016 l’idée se précise. Ok, je pense que je vais le faire. L’ophtalmo m’a fait une ordonnance et suggéré deux noms. Mais pourquoi eux plutôt que d’autres ? D’ailleurs, où aller ? Pour quel coût ? Je m’aperçois vite que je ne sais rien, rien de rien. Je regarde un peu sur le web qui est réputé dans la région - Lyon. Un nom, l’un des premiers, Carole Burillon, doyen de la Faculté de médecine et maïeutique Lyon Sud, et surtout pour ce qui m’intéresse, chef du service d’ophtalmologie de l’hôpital Édouard Herriot. Je trouve son mail. Je lui explique mon projet, lui dis à quel point je suis intéressé... mais perdu. Rapidement (dans l’heure je crois, je n’en reviens pas) elle me répond, point par point, et me rassure. Il suffisait de presque rien. C’est décidé, si je le fais, ce sera avec elle. Octobre 2016, le rendez-vous pré-opératoire. On valide. La date du passage sous le billard est fixée : ce sera le 22 novembre. Ce jour-là j’ai "retrouvé la vue", sans besoin d’avoir des verres comme intermédiaires entre moi et le monde, et ça va "clairement" me changer un peu la vie...

Ravi de ce bon contact avec Mme Burillon, y compris après l’opération - elle a été dispo pour répondre à chacune de mes questions et éventuelles inquiétudes - j’ai souhaité lui proposer une interview, qui aurait trois objectifs : 1/ permettre à une grande pro dans son domaine de parler un peu d’elle et de son métier ; 2/ l’inviter à évoquer sous divers angles un sujet de santé - les yeux - qui nous touche tous ; 3/ lui poser surtout, cash, les questions que moi je me suis posées au départ, espérant que peut-être ça puisse aider ceux qui, comme moi il y a un an, s’interrogeraient. Je suis ravi que cet échange ait pu se faire. On y apprend beaucoup de choses - que, par exemple, les écrans, ça "fatigue" les yeux mais que ça ne les "abîme" pas. Ces réponses viennent s’ajouter aux autres, précieuses, qu’elles m’a apportées hors article (par exemple, que je garde les traits physiques du myope, que l’opération c’est un peu "avoir triché", et que, N.B. pour moi un fond de l’oeil tous les deux ans s’impose comme pour tout myope "classique"). Cet article, c’est aussi une façon de mettre mon humble projecteur sur cette profession, sur une équipe qui m’a fait une impression aussi chaleureuse que pro. Merci à vous Mme Burillon, et à vous tous ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Carole Burillon: « Les cellules souches

pourraient révolutionner

les perspectives

de l'ophtalmologie »

Carole Burillon est doyen de la Faculté de médecine et maïeutique Lyon Sud,

et chef du service d’ophtalmologie de l’hôpital Édouard Herriot (Rhône).

Carole Burillon

Q. : 26/02/17 ; R. : 19/04/17.

 

Paroles d’Actu : Carole Burillon, bonjour, merci de m’accorder cet entretien. Vous êtes doyen de la Faculté de médecine et maïeutique Lyon Sud, chef du service d’ophtalmologie de l’hôpital Édouard Herriot, et je précise pour les lecteurs que vous m’avez opéré (chirurgie réfractive) et avez corrigé avec succès ma forte myopie en novembre dernier. Voulez-vous nous parler un peu de vous, de votre parcours ? Quand et pourquoi avez-vous décidé de vous spécialiser dans les maladies des yeux ?

Parcours personnel.

 

Carole Burillon : J’ai décidé de faire médecine à l’âge de 11 ans, après un passage à l’hopital Édouard Herriot pour une fracture de l’avant-bras. Aucun médecin dans ma famille. Le père de ma meilleure amie etait un ophtalmologiste de renom et nous faisions des exposés sur l’oeil en SVT, aidées par lui.

 

Une fois interne, j’ai choisi comme spécialité l’ophtalmologie, car c’est beaucoup plus complet qu’on ne l’imagine : il y a de la chirurgie, certes, mais également beaucoup d’affections médicales oculaires, avec des pathologies générales qui ont un retentissement sur l’oeil (endocrinologie, neurologie, médecine interne…). On apprend beaucoup, et c’est cela qui est passionnant. Puis mes patrons ont souhaité que je reste à l’hôpital et j’ai passé les différentes épreuves pour devenir professeur d’université-praticien hospitalier.

 

PdA : Quelques mots d’historique rapide de la chirurgie réfractive, terme barbare qui regroupe en fait les interventions visant à corriger les troubles de la vision (dans le langage courant on parle souvent, un peu abusivement du "laser") ? En quoi ces techniques ont-elles évolué et se sont-elles perfectionnées au fil des années ?

Historique de la chirurgie réfractive.

 

C.B. : Les premiers débuts de la chirurgie de la réfraction (c’est-à-dire : "correction nécessaire pour voir parfaitement") datent de 1980. Le russe Fyodorov inventa la kératotomie (kerato=cornée / tomie=couper) radiaire pour aplatir le centre de la cornée et corriger la myopie. Cela se faisait avec un couteau diamant et on réalisait des incisions radiaires sur la cornée en laissant intacte une zone de 3 à 4 mm au centre. J’ai été une des premières en France à démarrer cette technique avec quelques Parisiens qui sont devenus des amis.

En 1986, je pars à New York et à La Nouvelle-Orléans (USA) pour voir les résultats de cette technique sur de grandes séries, puis à Bochum (Allemagne) pour apprendre le kératomileusis (kerato=cornée / mileusis=taille), ancêtre du LASIK (ce système est tout-manuel, et dune précision limitée).

En 1993, j’ai le premier laser Excimer de toute la région Rhône-Alpes-Auvergne, en prêt à l’hôpital. Ce laser permet d’enlever du tissu cornéen par photoablation, et de corriger les myopies, au début, puis les petits astigmatismes et hypermétropies.

En 1997, naît le LASIK (LASer Intrastromal Keratomileusis) : cela consiste en la réalisation d’un capot cornéen (avec un microkératome manuel), suivie d’un traitement au laser Excimer en dessous. Cette technique permet de corriger des défauts plus importants ; surtout, elle est sans douleur. L’arrivée du laser femtoseconde en 2005 pour faire le capot cornéen permettra une plus grande sécurité et une précision presque parfaite. C’est le LASIK tout laser, tel que vous l’avez eu.

 

PdA : Qui peut bénéficier d’une telle intervention (âge minimum et âge limite, contre-indications...) ?

Quels patients ?

 

C.B. : Il faut avoir un défaut optique stable : donc pas avant la fin de la croissance. Il faut avoir au minimum 18 ans, et il n’y a pas d’âge maximum. Il faut un oeil sain, sans autre pathologie que le trouble réfractif, afin de ne rien compromettre pour le futur du jeune patient. Il ne faut pas être immunodéprimé ou infecté au moment de la chirurgie, ce afin éviter des complications.

 

PdA : Toutes les pathologies liées à la vision sont-elles concernées, potentiellement ?

Quelles pathologies ?

 

C.B. : Tout s’opère, mais il y a des limites en rapport avec l’epaisseur de la cornée que l’on taille pour corriger le défaut. Il faut bien en laisser car c’est le mur antérieur de l’oeil ! En général on ne peut pas corriger des myopies supérieures à 10 dioptries, des astigmatismes et myopies supérieures à 6 dioptries. La presbytie n’est encore pas très bien corrigée mais on peut obtenir des compromis intéressants avec certains patients.

 

PdA : Cette question, je me la suis beaucoup posée moi-même, au moment de prendre la décision de l’opération, donc j’espère qu’elle sera utile à d’autres : une fois qu’on a choisi d’au moins prendre un rendez-vous pour tester la faisabilité d’une telle intervention sur soi, comment bien choisir l’établissement, le médecin auxquels s’adresser ? Public/privé ? Quels sont, là-dessus, les bons réflexes à avoir ?

À qui s’adresser ?

 

C.B. : Cette chirurgie est principalement une chirurgie faite en privé, en secteur libéral. Certains hôpitaux ont proposé un tarif public, un peu inférieur au tarif privé, afin d’attirer de la clientèle et d’amortir les lasers qui sont chers. Cela n’a pas d’importance, il faut surtout choisir le bon chirurgien. Quelqu’un qui connait la cornée, qui est chirurgien, et qui vous explique correctement ce qu’il va se passer. Qui prend le temps de répondre à vos questions. Qui ose vous parler des complications. Qui sait les gérer. Celui-ci connaît son métier. Évidemment, le bouche-à-oreille est important aussi. En dernier, il faut se sentir en confiance. Si l’on doute, il faut fuir !

 

PdA : Une réflexion que beaucoup de gens se font par rapport à la chirurgie réfractive : c’est très coûteux, pas remboursé par la Sécurité sociale, et très peu par les forfaits classiques des mutuelles. Mais je pense qu’il est intéressant d’aller au-delà du constat, et donc de comprendre : pourquoi est-ce si coûteux ? Est-ce que le tarif est fonction du type de structure (hôpital public/structure privée) ? Du nombre d’opérations réalisées ? De la technique employée ? De l’importance de la correction à effectuer ?

La question du coût et du prix.

 

C.B. : C’est coûteux parce que chaque laser coute 500 000€, et qu’il faut up-grader sa machine tous les ans, tellement les evolutions technologiques sont importantes - et le contrat d’entretien est cher. Donc, il faut amortir ces coûts et gagner un peu d’argent évidemment. C’est coûteux aussi parce que sil y a un problème, cela se termine par un procès de nos jours ; la responsabilité du praticien est importante, opérer un oeil sain n’est pas simple, et la pression sur le chirurgien est très forte. Il n’y a pas beaucoup d’écart financier entre les prestations de types public/privé à l’hopital et privé en clinique : cela s’échelonne entre 1 200 et 1 600€ par oeil en moyenne dans notre région.

Je ne supporte pas que les structures privées fassent du low-cost de temps en temps pour attirer les patients : c’est une chirurgie, c’est de la médecine, ce n’est pas une voiture que l’on vend ! ou des habits en solde ! Nous ne sommes pas commerçants.

Les mutuelles ont la charge la plus importante des lunettes et des lentilles : elles devraient prendre en charge correctement cette chirurgie. Malheureusement, cela ne sera pas le cas si nous poursuivons la politique qui a eu cours lors des cinq dernières années. Les mutuelles sont riches, elles ont beaucoup de pouvoirs...

 

PdA : Justement... question liée, je vous la pose en tant que praticienne et en tant que citoyenne : est-ce que vous ne pensez pas qu’on aurait intérêt à prendre en charge en tant que collectivité une partie des dépenses liées à la chirurgie réfractive ? Après tout, quelqu’un qui se fait opérer n’a plus besoin de lunettes au moins pour un temps ; cela décharge d’autant les caisses Maladie de dépenses d’optique. Est-ce qu’en tout cas ce débat existe auprès de ceux qui déterminent ce qui devrait ou ne devrait pas être remboursé par la Sécurité sociale à l’avenir ?

Quels remboursements ?

 

C.B. : Je le redis : la charge financière des lunettes repose sur les mutuelles (la Sécurité sociale ne rembourse que 50€). Donc cela ne repose pas sur l’argent public, il n’y a donc aucune raison pour que cela change. Bien sûr que cela serait bien d’être mieux remboursé par les mutuelles. Mais c’est une chirurgie qui n’est pas obligatoire, qui touche des yeux parfaitement sains. Chacun doit décider tout seul, quand il le souhaite, de se faire opérer. Cette dépense empêche la vulgarisation de cette chirurgie qui, si le patient ne payait plus rien, entraînerait des abus et donc des complications graves. 

 

PdA : On est tous accro, pour le travail ou pour nos loisirs, à des activités sur écran (téléphone, ordinateur), souvent prolongées dans le temps et répétées à l’infini. Est-ce que tout cela fatigue les yeux, voire favorise des problèmes durables de vision, de manière avérée ? Est-ce que, par exemple, on constate de manière anormalement importante des phénomènes de dégradation de l’acuité visuelle de jeunes patients corrélée à un usage abusif d’écrans ? Et y a-t-il, en la matière, de bons conseils de réflexes sains à adopter pour préserver ses yeux de ce mal du siècle ?

Nos yeux face aux écrans.

 

C.B. : Les écrans fatiguent les yeux, comme un footing fait mal aux muscles des jambes…, etc. Oui, le maintien des yeux fixés sur l’ordinateur et immobiles, aggrave la sécheresse oculaire : il ne faut pas hésiter à se lubrifier les yeux au cours de la journée avec des unidoses de collyres hydratants. La position de l’ordinateur est importante, on doit baisser les yeux pour lire sur l’écran et ne pas les lever (écran placé assez bas). Par contre, ce travail intensif avec les yeux nous fait découvrir des petits défauts réfractifs que l’on n’aurait pas corrigés autrefois, ou des insuffisances de convergence qu’il faut rééduquer. Mais pas d’"usure" au vrai sens du mot !

 

PdA : Quelles sont, s’agissant de l’ophtalmologie au sens large, les perspectives d’amélioration des techniques et soins les plus innovantes parmi celles qu’on peut anticiper ? Je pense notamment au traitement des maladies qui peuvent entraîne la cécité : est-il imaginable qu’à terme on réussisse à enrayer et à corriger ces processus, voire guérir la cécité elle-même ?

Recherche : quelles perspectives ?

 

C.B. : La chirurgie de la cataracte, déjà très simplifiée, va bientôt être entièrement réalisée au laser également, avec plus de securité et de précision. C’est encore cher, donc la diffusion sera lente. Mais les plus grosses revolutions seront l’apport des cellules souches qui vont remplacer les cellules malades et effectivement éviter la cécité dans certaines affections héréditaires ou acquises. Je souhaite que nous puissions avancer sur ce domaine le plus rapidement possible. J’ai déja travaillé sur les cellules souches épithéliales en 2010, mais je suis bloquée par les autorités de sécurité sanitaire qui sont très frileuses quant à ce type de recherche.

 

PdA : Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ?

Des projets.

 

C.B. : Mes projets à l’hôpital sont de former mon successeur, en étant fière de lui (ou d’elle). Je suis en cours. Que mon service soit reconnu par mes pairs, mais cela, c’est plus difficile, en raison des jalousies humaines...

Mes projets à la faculté de médecine sont d’aider au mieux à faire grandir mes étudiants afin qu’ils deviennent de bons médecins, ayant confiance en eux, aimant ce qu’ils font et aimant leurs patients. Tout cela est indispensable pour bien faire ce métier, sans compter ses heures.

 

PdA : Que peut-on vous souhaiter ?

Des souhaits.

 

C.B. : Me souhaiter que je garde la bonne santé qui me suit depuis toujours, et qui me permet d’avancer. Me souhaiter de toujours croire en ce que je fais et de le faire bien.

 

PdA : Un dernier mot ?

Le mot de la fin.

 

C.B. : Si c’était à refaire, je recommencerais médecine, et peut-être que j’essaierais une autre spécialité car tout est tellement enrichissant... J’aimerais tellement avoir plus d’heures dans une journée, je n’arrive pas a faire tout ce que je veux…

Merci de me donner l’occasion de partager toutes ces réflexions avec vous !

 

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18 décembre 2021

Marcel Amont : « J'ai compris pendant la guerre qu'on pouvait faire l'andouille pour conjurer la peur »

Je ne sais si cet article sera le dernier de l’année, mais si tel devait être le cas, il n’y aurait pas plus belle façon de l’achever. Mon invité du jour est une légende du music-hall à la française, un historique de la grande tradition de la chanson française. Un artiste qui a la voix du chanteur de charme mais qui, depuis sept décennies, a à cœur d’amuser son public, par les mots et par les gestes : un spectacle est aussi visuel, et dans les siens le visuel est fondamental.

Bref, j’ai l’honneur, et surtout la grande joie, de vous présenter aujourd’hui, quelqu’un que, si les choses étaient normales, on ne devrait plus avoir à présenter, y compris auprès des moins âgés : monsieur Marcel Amont ! Ça ne vous dit rien ? Ok, allez écouter, et regarder cette première vidéo, vous allez vous prendre une belle leçon d’énergie, et une sacrée dose de bonne humeur :

 

 

On pourrait en parler ainsi : un artiste qui a toujours été appliqué dans son métier sans jamais se prendre trop au sérieux. La guerre et les épreuves de la vie aident aussi à relativiser les petits tourments quotidiens. Et de la guerre justement, il est question dans son premier roman, parce que oui, à 92 ans Marcel Amont vient d’ajouter à sa collection de casquettes, celle du jeune romancier. Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021) nous narre l’histoire et les aventures de Jean-Bernard, un enfant de la vallée d’Aspe qui va se passionner pour l’aviation, tomber amoureux d’une fille que les différences de rangs sociaux devraient lui rendre inaccessible, et croiser comme des millions d’autres les turbulences d’un temps de grands espoirs et de grands malheurs.

Autant le dire cash, j’ai été conquis : la plume de Marcel Amont est habile et élégante (à l’image de toutes les chansons parfaitement écrites de ses années de gloire), et l’histoire qu’il nous raconte, inspirée à pas mal d’égards de la sienne, fait voyager le lecteur, elle le transporte, elle l’émeut aussi. Une belle réussite qui mérite d’être feuilletée, et que je vous recommande chaleureusement.

Mais avant d’aller plus loin, retournez prendre une bouffée, et une leçon d’énergie :

 

 

Notre interview s’est faite par téléphone, pendant une heure, le 16 décembre. J’ai eu, à l’autre bout du fil, un Marcel Amont loquace, très vif, généreux et bienveillant : l’image qu’il donne à son public correspond bien à l’homme qu’il est dans la vie. J’ai choisi de retranscrire l’entretien en ne le retouchant qu’à la marge, pour reproduire ici l’esprit dans lequel il s’est déroulé. Je remercie vivement cet homme, un artiste authentique, aussi inspirant qu’il est humble ; je remercie également chaleureusement son épouse Marlène, qui a largement facilité cette prise de contact.

Cet article grand format, c’est aussi un hommage à une carrière, l’évocation d’une vie : c’est tellement mieux, de rendre hommage aux gens tant qu’ils sont là vous ne croyez pas ? ;-) Alors, bonne lecture, y como diría el Mexicano, ¡viva Marcel Amont! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

  

Adieu la belle Marguerite couverture

Adieu la belle Marguerite (Cairn, 2021).

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Marcel Amont : « J’ai compris

pendant la guerre qu’on pouvait

faire l’andouille pour conjurer la peur »

 

Bonjour Marcel. Je dois vous dire que j’ai beaucoup aimé Adieu la belle Marguerite (Cairn) et même que j’ai été surpris par votre aisance dans l’écriture : c’est votre premier roman, mais on n’en a pas l’impression. Qu’est-ce qui vous a posé problème, par rapport aux livres autobiographiques que vous avez écrits, et avez-vous aimé cet exercice, cette nouvelle casquette du romancier ?

Je lis beaucoup. Et j’ai toujours écrit, depuis l’adolescence : des poèmes, puis des chansons, une comédie musicale... Autrefois, on préparait les émissions de variétés (pas seulement les Carpentier), cela nécessitait une écriture préalable. Je ne peux donc pas dire que je découvre tout à coup le travail de la plume comme qui a la révélation divine. J’écris en permanence des textes qui n’ont pas forcément tous été publiés. Mais c’est vrai que pour de multiples raisons, je n’étais pas sûr du tout de pouvoir plaire à des lecteurs avec une fiction, et de les tenir en haleine pendant 200 pages. Ce qui m’a déterminé à écrire, c’était cette inaction provoquée par le confinement. Je me suis dit : "Qu’est-ce que je risque, après tout ?" Je risquais tout simplement d’avoir travaillé pour rien, qu’aucun éditeur ne publie mon bouquin.

J’ai en tout cas réellement apprécié ce roman, et je peux vous dire, pour en avoir eu des échos, que je ne suis pas le seul.

Oui je dois dire, et c’est là une vraie récompense, qu’il y a une espèce d’unanimité qui me comble. Je suis trop vieux pour remettre l’armure de l’écrivain combattant, professionnel, mais c’est une belle satisfaction.

Dans cet ouvrage, qui nous fait découvrir les terres de votre enfance (nous y reviendrons), et le quotidien des bergers de la vallée d’Aspe dans la première moitié du siècle dernier, touche parce qu’il fait aussi office de témoignage. C’est un hymne à la nature, un hommage aux vôtres aussi ? Quels éléments d’intrigue sont inspirés de la vie de membres de votre famille, ou de gens que vous avez connus ?

J’enfonce une porte ouverte : des milliers d’écrivains prétendent qu’il y a une part d’eux-mêmes dans leurs livres, et c’est évidemment souvent le cas. Cela dit, je ne suis pas né en Béarn, je suis un petit Bordelais : mes parents originaires de la vallée d’Aspe sont venus travailler "à la ville", Bordeaux donc où je suis né et où j’ai passé les vingt premières années de ma vie avant de me décider à tenter la grande aventure sur Paris. Mais j’allais chez grand-mère tous les étés, et mon père et ma mère, comme beaucoup de ceux que j’appelle les "immigrés de l’intérieur", avaient gardé leurs habitudes : on retrouve ça dans les phénomènes migratoires dont on parle tant en ce moment. On peut très bien être français et rester imprégné de son pays d’origine. Mon père, ma mère, mes tantes et mes cousins, tous ces gens qui ont fui leur campagne ou leur montagne dans l’entre-deux-guerres, continuaient à être branchés en ligne directe sur leur village ou leur région d’origine. J’ai baigné là-dedans et fait appel à des souvenirs très vivaces.

 

Vallée d'Aspe vieille

La vallée d’Aspe, vers 1930. Photo : M. Levavasseur.

 

Pour le reste, mon souci a été de ne pas encourir la critique qu’on aurait lancée au "chanteur qui écrit un bouquin". Je voulais quand même être pris au sérieux, et en ce qui concerne l’aviation, la période en question reste très présente dans mon esprit : étant de 1929, j’avais 10 ans au moment de la déclaration de guerre. Mais j’ai voulu confirmer tout ça, pour être inattaquable sur le plan de l’exactitude des faits que je relate.

Vous venez de le rappeler, l’aviation est un thème majeur de votre roman : le héros Jean-Bernard s’est passionné pour ses maîtres et leurs exploits avant d’en devenir lui-même un as. On apprend que vous l’avez pratiquée vous-même...

Oui, j’ai piloté de petits avions pendant vingt ans. J’ai fait des tournées en avion. Nous étions, avec Jacques Brel (je l’ai précédé d’un an), deux artistes ayant pour particularité d’effectuer leurs tournées (en France, s’entend) en se déplaçant par ce biais. Je me suis beaucoup documenté, notamment sur Pau qui a été un centre balbutiant mais très actif de l’aviation au début du 20ème siècle : Blériot, Guynemer et tant d’autres sont passés par là.

Avez-vous été, comme Jean-Bernard, ce passionné qui collectionnait les articles de presse sur ses héros ?

Non. Mais faire mes tournées en avion c’était un rêve que je ne croyais pas possible au départ. Louison Bobet, qui était un copain, m’a demandé un jour : "Avec tous les kilomètres que tu parcours, pourquoi ne fais-tu pas tes tournées en avion, tu te fatiguerais moins ?" Et c’est vrai qu’à l’époque, on parle de 150 galas par an. Je lui avais répondu qu’on passait parfois dans des villages qu’on cherche au microscope sur la carte. Et il m’avait déployé une carte de France des terrains d’aviation : j’avais été sidéré de constater qu’il y avait partout, tous les 100 km ou moins, au moins un petit aérodrome plus ou moins sauvage. Parfois un terrain dans lequel les bergers faisaient paître leurs moutons : on faisait un passage au ras des pâquerettes pour signaler qu’on allait se poser, le gars enlevait ses moutons et on se posait. C’était encore folklorique à l’époque. On s’organisait facilement : il suffisait qu’une partie de l’équipe, techniciens ou musiciens viennent me chercher. Pendant vingt ans ça s’est avéré tout à fait rentable. Ce n’était pas l’aventure, pas Mermoz, mais ça m’a donné de grandes joies.

Il est beaucoup question dans votre livre, on l’a dit, de la Seconde Guerre mondiale : vous vous êtes beaucoup documenté dessus, ça se sent, mais vous l’avez aussi vécue, vous étiez adolescent à l’époque. Est-ce que ces années vous ont transformé, en vous prenant précocement de votre innocence, peut-être aussi en vous apprenant à relativiser beaucoup de ce qui allait suivre ?

Bordeaux, contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui connaissent mal l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, non seulement n’était pas en zone libre (elle était occupée par l’armée allemande), mais était en plus une base sous-marine qui a été bombardée pendant toute la guerre. Ce qui est très troublant, c’est que ce sont nos amis qui venaient nous bombarder, obligé : on ne fait pas la guerre avec des lance-pierres. Forcément il y a eu du dégât, des victimes parmi les populations civiles. N’oubliez pas que, lors du débarquement en Normandie, il y a eu beaucoup plus de morts civiles durant les bombardements qu’il n’y a eu de morts parmi les combattants. J’ai vécu tout ça, et on s’en souvient de façon très présente.

 

Bordeaux pendant la guerre

Le quai des Chartrons, Bordeaux en 1944. Source : http://lesresistances.france3.fr.

 

Un jour un ami m’a dit : "Tu ne pouvais pas te souvenir de ça, tu étais trop jeune ?" Tu parles! À 10 ans, les cloches qui sonnent, et ces bombardements, ce qui m’a le plus marqué. L’occupation, les restrictions, les listes de gens fusillés pour faits de résistance... Je me souviens de tout comme si c’était hier. Dans tous les foyers il y avait la radio branchée sur Londres, qui contredisait ce que la radio française venait de dire. C’était une période infiniment troublée dans les esprits.

J’ai quelques souvenirs très vifs. Celui-ci je le raconte toujours, parce que c’est un élément qui a été déterminant dans mon parcours d’artiste. Le fait que j’opte pour la légèreté, le côté primesautier du gars qui amuse la galerie, est sans doute fortement lié (mais je n’en suis pas sûr, on s’invente parfois des raisons qui ne sont pas les bonnes) à cet évènement qui m’a beaucoup marqué. On vivait avec mes tantes et mes cousins dans un voisinage très proche. Quand mon oncle est mort, on l’a veillé comme on faisait des veillées funèbres à l’époque : toute la nuit. Et toute la nuit, il y a eu des bombardements de la base sous-marine. J’ai toujours ce souvenir d’une trouille intense, et en même temps, la veille de ce cadavre auprès duquel on faisait des prières. Et mon cousin, fils du défunt, qui n’avait peur de rien, est sorti dans le jardin et a fait le pitre sous un bombardement. Ça m’a fortement marqué : je me suis dit qu’on pouvait donc faire l’andouille pour conjurer la peur, et ça m’est resté. Alors, ce n’est pas forcément une bonne explication de mon désir de combattre le trac et l’incertitude en faisant des pitreries, mais je pense que des choses comme ça restent. Mais nous avons été des millions à avoir souffert ainsi de la guerre...

Belle image, celle de ce cousin !

D’ailleurs, il n’avait tellement peur de rien que, travaillant au greffe de Bordeaux, il contribuait à faire des faux papiers pour des gens qui souhaitaient passer en zone libre. Il a fait des papiers pour des Juifs, des communistes... enfin des gens qui avaient maille à partir avec la Gestapo. Il s’est fait repérer et est parti, traversant l’Espagne comme nombre d’évadés de France. Quand il est revenu à Bordeaux, j’ai vu un beau parachutiste sonner à la porte, et c’était lui. Il avait fait partie du premier régiment de chasseurs parachutistes. Il donnait vraiment l’exemple de quelqu’un de courageux.

Avez-vous déjà été confronté, comme votre héros par un homme qui pourtant l’appréciait, à une forme de mépris de classe ?

Je n’en ai pas souffert comme mon héros, je ne me suis pas fait éconduire ou "jeter", mais ça a existé et ça existe toujours. Ce n’est pas parce qu’on a pris la Bastille le 14 juillet 1789 que les différences de classes ont cessé de jouer dans les populations, fussent-elles républicaines. À mon niveau, quand je suis arrivé à Paris avec mon accent bordelais, il n’y avait pas de quoi en faire un complexe, mais un jour un producteur m’a dit : "Écoutez jeune homme, c’est pas mal ce que vous faites, mais puisque vous voulez faire carrière dans la capitale, commencez par vous débarrasser de cet accent ridicule..." On en était encore là. Et pourtant il y avait les opérettes marseillaises, etc... Un type comme Cabrel qui chante Je l’aime à mourir, ça n’existait pas, il y avait Paris et la province. De la même façon, les riches et les pauvres, les opinions politiques différentes, etc...

Ce vécu m’a un peu servi pour raconter la différence qu’il pouvait y avoir entre ce hobereau qui n’admet pas que sa fille tombe dans les bras d’un paysan, bâtard de surcroît. Mais je n’ai pas connu cette situation moi-même.

Plutôt pour le coup, cette forme d’arrogance parisienne ?

Cette arrogance parisienne, les titis parisiens montés en épingle, c’était vivable. Mais enfin, ça a existé. Il y avait encore, quand des gens arrivaient dans une voiture immatriculée en province, des cris comme "Eh paysan !" Mais ça se passait aussi dans la France profonde : quand apparaissait une voiture belge, il arrivait assez souvent que le petit Français se prenne pour un génie à côté des Belges, alors que ça n’était pas toujours le cas !

Une partie de votre récit intervient alors que l’Instruction publique poussait à fond le principe d’assimilation : on formait de petits Français parlant le français, et ça supposait souvent de rudoyer ceux qui s’exprimaient dans les patois locaux, béarnais notamment. Des membres de votre famille ont-ils souffert de cela, et êtes-vous favorable au retour de l’enseignement de ces langues, comme parties intégrantes d’une culture locale ?

Vous faites bien de me poser cette question. Les "immigrés de l’intérieur" dont je parlais tout à l’heure parlaient en même temps leur dialecte, conservant des structures, des habitudes, la poésie traditionnelles... Il ne faut pas oublier qu’on a parlé béarnais, et qu’on a plaidé en béarnais au Parlement de Navarre jusqu’à la Révolution. On peut aussi citer la Bretagne, le pays Basque ou la Corse. Les gens se sont exprimés pendant des siècles dans des langues régionales, et ils n’étaient pas des demeurés pour autant ! Au temps de l’instruction obligatoire de Jules Ferry, avec les hussards noirs de l’enseignement (les instituteurs), ces personnes bien ancrées dans leur régionalisme (qui était parfois un nationalisme, le Béarn ayant été un petit État indépendant pendant des siècles) parlaient souvent un français très recherché, c’était la langue du dimanche. Mon père, qui avait tout juste son certificat d’études, ne faisait pas une faute d’orthographe ou d’accord de participe. Il parlait un excellent français. Mais avec ma mère, ils parlaient béarnais.

Je suis évidemment partisan de donner la priorité à la langue française. Je ne connais pas assez les langues régionales pour en parler en détail, mais je ne vois pas qui, de Molière, de La Fontaine ou de Shakespeare, au pays Basque ou en Corse. Tout de même, Jean Jaurès en son temps disait : "Pourquoi ne pas parler une ou deux heures par semaine à tous ces petits paysans, souvent mal dégrossis, dans leur langue de la maison ?" Il avait raison ! Et ça reste toujours valable. J’ai entendu cet argument fallacieux selon lequel il y aurait déjà suffisamment de choses à apprendre sans devoir s’encombrer encore l’esprit avec des patois. Mais un cerveau n’est pas une vessie, il est largement extensible. Avec les révolutions techniques du moment, on découvre les infinies possibilités du cerveau. Combien de gens parlent couramment trois, quatre langues, et même plus !

Vous êtes un des derniers grands représentants français de la belle époque du music-hall, avec Line Renaud, Hughes Aufray et Régine. Que vous inspirent ces années-là, ces trois personnes, et quel message leur adresseriez-vous ?

Il y a eu de tout temps des artistes qui représentaient leur époque : Béranger au 19ème siècle, Félix Mayol, Maurice Chevalier au début du 20ème... Puis toutes les vagues successives. Les modes changent. Il y a eu ce grand raz-de-marée qui a transformé le mode, ce qu’on a appelé un peu par dérision le yéyé. Mais il y a eu de vrais talents, même si c’était aux antipodes de ce que je faisais, m’inspirant du "music-hall de papa". Moi je pratiquais mon métier comme on le faisait avec les Compagnons de la Chanson, avec Charles Trenet ou Georges Ulmer. Un type comme Johnny Hallyday était vraiment de grand talent. Il est vraiment resté peu de gens de toute cette vague : Françoise Hardy, Sylvie Vartan... Dans les vagues suivantes, il y a aussi des artistes que j’admire. J’aime beaucoup Souchon, Cabrel... À chaque époque il y a eu du bon grain et de l’ivraie.

Que m’inspirent les changements dans la chanson ? Rien d’hostile en tout cas. Je n’adhère pas toujours, mais il est certain que des artistes survivront à la mode passagère. Parmi les gens de mon style, Hugues Aufray (bien qu’étant déjà dans la mode folk), ou encore Annie Cordy, qui faisait elle aussi partie de ma génération. Je ne conçois de tout cela aucune frustration, aucune jalousie, aucune aigreur. Le temps passe. Mes enfants, mes petits-enfants n’aiment pas la même chose que moi. Mais je constate aussi que certains sont très fédérateurs. Toutes les générations sont en admiration devant Jacques Brel.

Parfois les modes changent et reviennent. Et on redécouvre des artistes...

Là où je ne suis pas d’accord, c’est quand on confond passéiste et ringard. On peut très bien aimer le style, les artistes et les modes de temps passés. Moi je dis volontiers que je suis un has-been au sens propre du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui n’est plus ce qu’il fut, mais je récuse le qualificatif de "ringard". Un ringard c’est un mauvais qui se prend pour un bon.

 

 

D’ailleurs, vous avez fait la chanson Démodé...

Oui, il y a des chansons de Charles Trenet qui sont inévitables : La Mer et quelques autres. Mais il a écrit des petites chansonnettes qui tiennent parfaitement la route, pour peu qu’on se donne la peine de considérer le contexte.

Il y a chez les artistes qu’on vient de citer, et chez vous à l’évidence, une image de légèreté, quelque chose de solaire et de souriant, de très inspirant aussi...

Oui, j’en ai conscience, je ne vais pas faire ma chochotte ou un numéro de faux modeste. J’ai conscience que bien des choses ne sont plus à la mode, notamment auprès de mes enfants et petits enfants. C’est bien normal : certaines chansons du début du 20ème siècle, bien qu’interprétées par des artistes de réputation parfois mondiale, comme Mistinguett, ne me disent pas grand chose. Mais il ne faut pas considérer l’ensemble de nos pères pour des andouilles : ils avaient leurs goûts, voilà.

Et rien n’empêche de les redécouvrir, ces goûts.

Ou pas !

 

 

Vous avez aussi, je l’ai noté, pas mal d’autodérision. Est-ce qu’on n’a pas perdu de cette légèreté, de ce sens de l’autodérision chez les artistes apparus après vous, je pense aux actuels mais aussi à ceux qui vous sont plus proches ? Est-ce que dans ce métier d’amuseurs, on n’en est pas venu à se prendre trop au sérieux ?

Je ne crois pas. Je regardais hier ou avant-hier, Stromae. Ce qu’il fait est remarquable. Mais ce n’est pas tout à fait pareil. C’est la messe. Il fait participer directement le public, alors que plus communément, dans le style de mon époque, on se donnait en spectacle. Maintenant on se donne toujours en spectacle, mais on fait appel à la participation des gens. Tout cela me fait davantage penser à la réunion politique ou, oui, à la messe.

La dérision et l’autodérision, on les retrouve beaucoup chez les gens qui parlent mais ne chantent pas. Gad Elmaleh par exemple (je l’ai entendu chanter au passage, il le fait de façon tout à fait convenable). On retrouve beaucoup de ce qui faisait notre pain quotidien chez les humoristes.

Vous l’avez souvent dit et écrit : lorsque vous chantez, il y a aussi tout un numéro d’expression visuelle...

Ah, c’est bien que vous insistiez là-dessus. Je pense que ce qui m’a ouvert une carrière raisonnable à l’international, c’est d’être visuel. Quand j’ai fait une tournée en URSS, ou les quelques fois où j’ai chanté au Japon (j’ai eu l’honneur d’être le représentant de la Semaine française à Tokyo), tout le monde ne pratiquait pas suffisamment la langue française pour suivre ce que je disais dans le texte. Mais avec une petite explication parlée préalable, j’ai chanté aux quatre coins du monde. Grâce à ce côté visuel. Je n’étais pas le seul évidemment, à l’exemple du grand Montand qui faisait cela de A à Z (Battling Joe, Une demoiselle sur une balançoire...), de Georges Ulmer, des Frères Jacques...

Aznavour, aussi ?

Moins. Aznavour était un auteur. Il s’est avéré excellent comédien, mais surtout sur scène c’était un homme qui disait ses textes. Dans La Bohème il mime un peintre, mais il le fait passagèrement. Moi j’ai écrit beaucoup de chansons pour m’habiller sur-mesure, mais ça ne me gênait pas du tout de chanter du Brassens ou du Maxime Le Forestier, bien au contraire ! J’ai cherché des prétextes pour faire mon numéro, pied au mur.

 

 

Je peux vous dire que les deux chansons que je préfère dans votre répertoire sont Le Mexicain, et surtout Moi, le clown... Deux chansons belles, et visuelles.

Voilà. Le Mexicain a été un succès populaire parce qu’il y avait un gimmick, comme on dit. Moi, le clown, ça n’a pas été un succès populaire, en revanche elle reste un de mes morceaux de bravoure. 

Est-ce qu’on n’a pas perdu ce goût d’une forme de spectacle visuel ? À part peut-être Stromae auquel je pensais, il n’y a plus vraiment de cas où l’on joint des gestes mis en scène à la parole quand on chante, la danse mise à part...

C’est vrai et si, encore une fois, je récuse le terme de "ringard", c’est en tout cas démodé. On ne fait plus comme ça. Dont acte.

D’ailleurs quand on y pense, les clowns ont quasiment disparu, pas sûr qu’ils fassent encore briller des "étoiles dans les yeux des petits enfants", on les associe plutôt à des personnages terrifiants : qu’est-ce que tout cela vous inspire ?

Je ne sais pas si on peut dire ça ? Mais les choses évoluent c’est certain. Quand moi j’étais enfant, il y avait des chansons dites "pour enfants", alors que maintenant les enfants écoutent la même chose que les adultes.

 

 

Souvent, oui. Je connais encore bien peu votre répertoire. Quelques titres charmants, je pense par exemple à La Chanson du Grillon ou, plus coquin, à Julie. Est-ce qu’il y en a, des connues et surtout des moins connues, que vous préférez entre toutes et que vous aimeriez nous faire découvrir ?

Oh, je dirais, les dernières que j’ai écrites. Je ne les ai pas en mémoire là, parce que je ne pratique pas le culte de Marcel Amont (il sourit). Mais regardez un peu ma discographie, vous verrez des chansons dont je signe les paroles et qui ne sont pas forcément des chansons de scène. M’habiller sur-mesure pour les besoins de la scène, ça je sais faire. Ça ne donne pas toujours des disques bien intéressants, et une partie de mon répertoire n’est même pas enregistrée. Mais c’est vrai qu’avec l’âge, et portant moins l’accent sur l’aspect scénique, je me suis un peu plus laissé aller à écrire des choses d’une facture poétique.

Disons que si j’ai tenu plus de 70 ans dans ce métier, c’est bien quand même parce que je suis toujours resté sur la brèche : il y a eu des hauts et des bas, mais à aucun moment je ne me suis reposé sur mes lauriers. C’est un combat incessant, et c’est normal parce que quand on sort du panier de crabes, on devient un privilégié, on est connu et il y a quelque chose qui ressemble à de la gloire. On n’est plus tout à fait monsieur tout-le-monde, et il y a une place à défendre. La chance joue aussi, mais en tout cas il faut bosser et c’est bien normal.

Que représentent la scène, le contact direct avec le public à vos yeux ? Je sais que vous aviez prévu de le retrouver il y a quelques jours, ce qui a été un peu décalé...

Je vais énoncer un lieu commun, mais qui me convient tout à fait : on recharge les accus, c’est certain. Mentalement, etc. J’ai eu des ennuis de santé plus ou moins graves, mais tu mets les deux pieds sur la scène, les projecteurs s’allument, le micro est là, et voilà une parenthèse d’une heure à assurer son métier comme si on était en pleine santé. J’ai remarqué une bonne vingtaine de fois ce phénomène. Une fois notamment, à Montpellier, j’avais des soucis de digestion, j’avais mangé quelque chose qu’il ne fallait pas. Je suis rentré en scène, j’étais mal en point, j’ai fait mon tour de chant, je reviens saluer à la fin du tour de chant, et je n’ai pas eu le temps d’aller à la loge, j’ai vomi au pied de l’estrade ! Pendant une heure j’avais pu mettre entre parenthèses mon malaise, ce qui est curieux.

 

Marcel Amont Alhambra

Marcel Amont à l’Alhambra.

 

Tout à fait. J’ai lu plusieurs choses à propos de Johnny et de la tournée des Vieilles Canailles, il était très mal en point et quand il entrait sur scène, il était un autre homme...

Oui, on parle beaucoup d’anticorps dans la période actuelle : c’est comme s’il y avait des anticorps qui se dégageaient dans ces cas-là... Très curieux.

Quand nous évoquions tout à l’heure la passion de Jean-Bernard, et la vôtre, pour l’aviation, il y a derrière cette idée de la nouvelle frontière à franchir, du rêve à exaucer. Qu’est-ce qui vous fait rêver aujourd’hui ? Par exemple, un voyage dans l’espace, c’est quelque chose dont vous auriez pu avoir envie ?

Oh non, je ne fais pas le poids là. Oui, ça me fait rêver de penser qu’il y a des gens qui sont si loin dans la stratosphère, et qui font apparaître la planète toute ronde au milieu du ciel tout noir, piqueté d’étoiles, mais ça fait rêver tout le monde. Blaise Pascal en rêvait déjà. Depuis la plus haute antiquité, on est fasciné par tout cela. De là à dire que moi, personnellement, j’aurais pu m’investir dans des activités pareilles, je ne crois pas, c’est une vocation. Regardez un Thomas Pesquet : ce sont des ingénieurs, ils sont sur-entraînés et hyper-motivés. Ici je me contente d’être en admiration devant eux, et ils le méritent bien.

"Qu’auriez-vous envie qu’on dise de vous, après vous ?" Cette question, je l’ai posée à Charles Aznavour en 2015. Sa réponse : "Que j’étais un auteur, plutôt qu’un parolier de chansons". Quelle serait votre réponse à vous Marcel (pour dans longtemps hein, j’y tiens) ?

Oh, moi mon cercle est beaucoup plus restreint. J’aime le public, j’ai tout fait pour le séduire et il me l’a bien rendu, mais je pense que déjà, si mes proches, les gens que j’aime pensent de temps en temps à moi, ça me suffit. Le reste, ce qui sera gravé dans le marbre de ma pierre tombale, je ne vais pas dire que je m’en fiche, mais ça n’a pas grande importance.

Vos livres favoris, ceux qui vous transportent, vous émeuvent ou vous font marrer à chaque fois, à recommander à nos lecteurs ?

Comme je l’ai dit précédemment, je lis beaucoup. C’est un métier où il y a beaucoup d’attente: durant les voyages, dans les coulisses, pendant les répétitions, etc... Il y a du temps de libre. J’avais deux musiciens qui avaient trouvé quelque chose qui les passionnait, ils étaient deux joueurs d’échecs invétérés. Moi, je ne sais toujours pas jouer aux échecs, je les regardais passer du temps à apprendre des coups dans des livres spécialisés, ça n’était pas pour moi.

Je lis beaucoup, mais j’oublie énormément de choses. J’ai dû lire trois fois en tout À la recherche du temps perdu, d’abord pour mon propre compte quand j’étais lycéen, puis pour mes enfants, puis enfin pour mes petits-enfants. Je pense à Gustave Flaubert, auquel une émission était consacrée l’autre jour, je pense aux classiques : Maupassant, Victor Hugo... Je ne vais pas vous énumérer les livres de ma bibliothèque. Je ne me targuerais pas d’ailleurs d’être suffisamment crédible pour recommander des livres à vos lecteurs. Ce serait un peu prétentieux. Mais lire, se plonger dans une histoire en noir sur blanc est toujours un plaisir renouvelé.

Il y a quelque temps, André Comte-Sponville présentait son Dictionnaire amoureux de Montaigne, je me suis laissé tenter, au moins pour voir si je n’avais pas oublié les trois quarts de ce qu’on m’avait appris quand j’étais bon élève du lycée Michel Montaigne. Mais j’ai laissé tomber au bout de 200 pages. Parfois on accroche et parfois non.

Tenez, je jette un oeil à ma bibliothèque. (Il compte) J’ai l’oeuvre complète d’Honoré de Balzac, j’ai lu deux ouvrages de Saint-Simon, enfin c’est très varié...

Et des films que vous pourriez recommander à vos petits-enfants ?

Là encore je ne me reconnais pas assez compétent pour recommander des films. Enfin, dans ma jeunesse, évidemment il n’y avait pas de télé. On écoutait la radio, et si le théâtre était un peu cher, le cinéma était à la portée de toutes les bourses, y compris de celles des ouvriers de Bordeaux. C’est le cinéma de cette époque où j’étais gamin qui m’a laissé le plus de traces. J’ai des souvenirs évidemment de Louis Jouvet, etc...

À l’heure où j’ai écrit cette question, Joséphine Baker faisait son entrée au Panthéon : avez-vous des souvenirs avec elle ?

J’ai chanté une fois pour elle aux Milandes (le château de Joséphine Baker, ndlr). On connaissait tous son parcours et son action dans la Résistance, mais aussi son répertoire chanté (la radio était alors omniprésente). C’était une vedette ! Et sa démarche, de recueillir des enfants... Donc oui, je suis très content, alors qu’elle vient d’entrer au Panthéon, et bien que ce fut infime et passager, de pouvoir dire ce que je suis en train de vous dire : "Oui, j’ai connu Joséphine Baker !" (Il rit). Ça fait bien dans les conversations.

 

Joséphine Baker Panthéon

Joséphine Baker au Panthéon. Photo : AFP.

 

On découvre avec pas mal d’émotion dans votre livre, par des descriptions si fines qu’elles nous les font sentir, tous les lieux de votre enfance, de la vallée d’Aspe jusqu’à Bordeaux. Pour tout dire, vous lire me donne envie d’aller voir tout cela de plus près. Si vous deviez vous faire guide, comme deux générations (au moins) de Cazamayou, quels endroits précis, lieux sauvages et patelins, nous inciteriez-vous à aller découvrir ?

Oh vous savez, j’ai vu la baie de Rio, j’ai vu Hong Kong, l’Himalaya et beaucoup de choses, comme beaucoup de touristes qui ne font que passer. En revanche, j’ai eu le bonheur de faire découvrir la vallée d’Aspe à ma jeune femme il y a 45 ans. Mais il ne faut pas y chercher de boîte de nuit, hein ! Mais pour celui qui aime la randonnée, la pêche à la truite ou la beauté des paysages, c’est magnifique. Il fut un temps où je cherchais une maison pour aller passer y des vacances et les week-ends, et elle m’a dit : "Mais pourquoi pas ?", elle était tombée amoureuse de ma vallée ! Ce sont des lieux comme ça qu’on peut recommander sans hésiter. La vallée d’Aspe, la vallée d’Ossau, des coins dans les Alpes aussi, enfin il y a tellement de lieux à voir, la télévision donne parfois à voir des choses sublimes. Mais très simplement et à ma portée, je vous invite vraiment à aller voir la vallée d’Aspe !

 

Vallée d'Aspe

Photo de la vallée d’Aspe. Source : https://www.guide-bearn-pyrenees.com.

 

Quels sont vos projets, et surtout vos envies pour la suite Marcel ?

Vous savez, je ne vais pas vous faire un numéro de vieux sage. J’ai 92 ans. Ce que je souhaite, c’est d’être entouré de gens que j’aime, ce qui est le cas. Qu’ils aient une bonne santé, c’est banal mais Dieu sait si c’est important. J’aimerais vivre dans un monde en paix, mais ça n’est pas pour demain, pauvre de nous !

Et continuer le spectacle aussi ? Vous avez un public qui vous attend...

Oui mais tout cela est négligeable. C’est très important, parce que je ne sais rien faire d’autre, et rien ne me passionne autant. Oui, peut-être.

Que puis-je vous souhaiter ?

J’espère ne pas devenir gaga, c’est la mauvaise surprise du chef, quand on ne sait plus comment on s’appelle. Mais parlons d’autre chose... Ce qui pourrait m’intéresser, c’est si vraiment j’avais l’inspiration et le souffle, de continuer à écrire un peu dans la mesure où je ne pourrais plus mettre les pieds sur une scène, ce qui probablement va arriver un jour ou l’autre. Mais je regarde cela avec une certaine sérénité. Si la bonne fée passait et me disait : "Fais un voeu et un seul", je demanderais à garder l’esprit clair, voilà.

Je vous le souhaite de tout cœur. Avez-vous un dernier mot ?

Non ma foi, mais je peux dire que par moments vous m’avez mis en face de moi-même, jeune homme !

 

Marcel Amont

Photo personnelle confiée par Marlène Miramon.

 

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21 mars 2022

Jean Lopez : « La Grande Guerre patriotique a refondé l'Union soviétique »

Il y a quelques mois, après avoir lu Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019), ouvrage monumental et multi-récompensé qu’il a cosigné avec Lasha Otkhmezuri, j’ai souhaité proposer une interview à Jean Lopez. J’ai vite compris qu’elle serait difficile à caser dans ses agendas très chargés : M. Lopez, historien prolifique et respecté, est aussi un journaliste fort occupé, à la tête notamment de Guerres et Histoire, le bimestriel qu’il a fondé en 2011. Je m’étais d’ailleurs fait à l’idée que cette interview ne se ferait pas. Mais il m’a recontacté il y a quelques jours, alors que la guerre en Ukraine faisait rage. L’échange a eu lieu par téléphone le 14 mars, dans ce contexte chargé qui a évidemment été abordé parce que, s’agissant notamment de l’ancien espace soviétique, ce passé-là n’est jamais bien loin. Un grand merci à M. Lopez pour m’avoir accordé de son temps. Et je ne puis que vous recommander, avec conviction, de vous emparer de l’ouvrage cité plus haut : les dessous et les faits de la colossale et monstrueuse campagne Barbarossa, déclenchée il y a 80 ans et neuf mois, y sont relatés avec une grande précision qui rend le tout plus glaçant encore. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Jean Lopez : « La "Grande Guerre

patriotique" a refondé l’Union soviétique... »

Barbarossa

Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019).

 

Jean Lopez bonjour. La Russie de Vladimir Poutine a enclenché il y a trois semaines une invasion de l’Ukraine. Faut-il rechercher dans ces développements tragiques, et dans les relations entre les deux pays, des points de tension pouvant aussi remonter à la "Grande Guerre patriotique" (l’appellation donnée dans l’ex espace soviétique à la guerre contre les Allemands entre 1941-45, ndlr) ?

Poutine : la rhétorique décryptée

Jusqu’à preuve du contraire, l’Ukraine était alors une république soviétique. Elle s’est battue contre l’envahisseur et a été occupée entièrement, à la différence de la Russie. Elle a proportionnellement plus souffert de l’occupation nazie que la Russie. Je vois donc mal quelle rancoeur la Russie pourrait nourrir à son endroit. Mais effectivement, quand on écoute le discours, les éléments de langage utilisés, bien sûr que Moscou utilise, pour diaboliser ses ennemis, le vocabulaire issu de la Seconde Guerre mondiale. La première déclaration du président Poutine, le 24 février, mettait en avant un objectif de "dénazification" de l’Ukraine. Affirmer que l’Ukraine est nazie est une absurdité complète, ça n’a aucun sens. Ce même reproche avait été adressé par les Russes aux Pays baltes à partir de 2005. Le discours était identique. En s’appuyant sur quoi, au fond ? Sur le fait qu’il y avait eu des collaborateurs des nazis en Ukraine et dans les Pays baltes. Mais cette observation en appelle une autre : il y a eu aussi des collaborateurs des Allemands en Russie.

« On manipule l’Histoire en faisant comme si la lutte

contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe. »

Tout le monde connaît le général Vlassov qui, avec ses 40.000 hommes, s’est mis au service de la Wehrmacht et même des SS. Il y a eu dans chaque village russe des collaborateurs dans la police qui se sont également mis au service des nazis. Il s’agit donc bien d’une falsification de l’Histoire qui s’appuie sur le fait que les Lettons, par exemple, ont donné deux divisions à la Waffen-SS, et que les Ukrainiens lui en ont donné une (la 14e division SS, la Galizien). Mais l’on compte quantité de divisions venues de Russie, je pense notamment à certaines unités de Tatars mais aussi de Cosaques qui se sont également engagés dans la SS. On manipule donc l’Histoire en faisant comme si la lutte contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe : cette lutte a été menée par toutes les républiques soviétiques, il faut encore le rappeler.

 

Et il est important, en ce moment, qu’un historien remette ces pendules à l’heure... Pouvait-on sérieusement imaginer, au vu des intentions affichées par Hitler depuis Mein Kampf, et peut-être surtout, au vu des revendications en terres, et des besoins en ressources et en industries induits par la réalisation du Grand Reich, qu’une attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie n’était qu’une hypothèse ?

la probabilité d’une attaque

La raison pour laquelle Staline s’est laissé surprendre, c’est qu’il avait un calcul extrêmement rationnel. Il pensait, premièrement, que le Reich avait besoin de l’Union soviétique pour certaines matières premières stratégiques : le blé, le pétrole, les graisses. Et aussi pour tout le commerce de transit qui se faisait avec l’Extrême-Orient et qui permettait d’obtenir également certaines matières premières stratégiques, je pense notamment au précieux caoutchouc.

Le deuxième point, c’est que Staline ne pensait pas que l’Allemagne allait refaire la même erreur qu’en 1914, c’est-à-dire provoquer une guerre sur deux fronts. Tant qu’il y avait un front ouvert à l’Ouest contre la Grande-Bretagne, notamment au Moyen-Orient mais aussi dans les airs, bref tant que le Reich n’avait pas signé la paix avec Londres, Staline se croyait relativement en sécurité. Cela ne l’empêchait pas, évidemment, de s’armer à fond, de rééquiper et réorganiser l’Armée rouge parce qu’il savait qu’un jour où l’autre l’explication viendrait avec le Reich. Mais jusqu’au dernier moment il n’y a pas cru, il pensait qu’Hitler tirait trop d’avantages de l’alliance avec l’URSS pour l’attaquer.

« Hitler était persuadé que l’édifice soviétique

était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines

ou quelques mois suffirait à le mettre par terre. »

Staline était parfaitement au courant du contenu de Mein Kampf. L’ouvrage avait été traduit en russe par Zinoviev dès 1932 ou 33. Beaucoup d’éléments provenaient également des services de renseignement, indiquant la probabilité d’une attaque. Mais encore une fois, Staline a agi très rationnellement : en pesant le pour et le contre, il en était arrivé à la conclusion qu’Hitler n’attaquerait pas. Il n’a jamais pensé qu’il prendrait un risque pareil, parce qu’il ne croyait pas qu’on puisse abattre l’Union soviétique facilement, alors que c’était précisément le calcul d’Hitler : lui était persuadé que l’édifice était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines ou quelques mois suffirait à le mettre par terre.

 

À quand datez-vous le tournant au-delà duquel une victoire allemande sur le front de l’Est est devenue impossible ?

l’impossible victoire allemande

Il est certain qu’après Stalingrad, ça n’est plus possible. Cela nous amène au début de l’année 1943. Les Allemands les plus optimistes, notamment le Feldmarschall von Manstein, pensent qu’un pat, une paix de compromis est possible. Mais plus personne ne croit à un mat à partir de cette date. D’autres, plus pessimistes, pensaient que l’échec devant Moscou en décembre 1941-janvier 1942, sonnait déjà le glas des espoirs allemands. Mais la prudence commande, encore une fois, de dater l’impossibilité définitive d’une victoire allemande à l’après-Stalingrad.

 

Tout bien pesé, considérant les actions de Staline, des grandes purges de la fin des années 30 jusqu’à ses décisions et discours majeurs d’après l’invasion, en passant par sa fidélité au pacte Molotov-Ribbentrop jusqu’à juin 1941, peut-on dire que l’URSS a gagné sa "Grande Guerre patriotique" plutôt grâce à, ou malgré son maître ?

Staline dans la guerre

Les deux à la fois. L’URSS a failli perdre du fait des bévues considérables de Staline, on peut en citer quelques unes. Le fait qu’il n’ait pas cru à une attaque alors que tout l’indiquait (il a offert à Hitler le facteur surprise sur un plateau d’argent). Le fait aussi qu’il se soit trompé sur la direction d’une attaque éventuelle : il était persuadé qu’elle viserait l’Ukraine, en fait elle a visé Moscou. De la même façon, au printemps 1942, il se trompe à l’inverse : il pense que la direction principale de la deuxième offensive stratégique allemande, celle de l’été 1942 qui ne peut pas manquer de venir, aura pour but Moscou alors qu’elle visera cette fois le sud et le pétrole de Bakou. Il s’est donc beaucoup trompé dans ses choix.

« Incontestablement, la ténacité de Staline,

son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême,

furent un des facteurs de la victoire soviétique. »

Néanmoins, on voit que, l’ensemble du système soviétique étant organisé autour de sa personne, l’édifice se serait probablement effondré si Staline n’avait tenu bon. On peut donc affirmer, et c’est un paradoxe, que Staline est aussi un des facteurs de la victoire. Pour être précis on peut dire qu’il a été un des facteurs des défaites de 1941 : le style de guerre qu’il impose a été déterminant pour l’énormité des pertes enregistrées par l’Armée rouge. Mais incontestablement, sa ténacité, son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême, sont un des facteurs de la victoire soviétique.

 

Et parmi ces facteurs, peut-on citer aussi le caractère totalitaire de l’État soviétique ?

l’atout totalitaire ?

Il y a là sans doute un paradoxe. Bien sûr que le fait d’avoir un appareil de propagande aussi développé aide à gagner une guerre dans la mesure où vous pouvez plus facilement mettre en condition les esprits. Cela, c’est certain : la propagande du régime, la surveillance dont tout un chacun est en permanence l’objet sont des facteurs de résilience importants. La direction centralisée de l’économie (une fois réalisés certains ajustements) n’a pas non plus si mal fonctionné que cela. Mais je ne dirais pas pour autant que les systèmes dictatoriaux seraient plus efficaces que les démocraties en temps de guerre. Je dirais même, au contraire, que les démocraties anglo-saxonnes, ou la démocratie parlementaire française pendant la Première Guerre mondiale, ont montré qu’on peut très bien affronter une guerre de masse avec des institutions libérales sans trop les abîmer, et in fine remporter la victoire.

 

Constat rassurant... De quel poids cette victoire historique a-t-elle pesé dans la perpétuation, par le prestige acquis, du régime soviétique ?

la guerre, ses effets sur le régime

Il est évident que la victoire sur le nazisme a donné une nouvelle légitimité au pouvoir soviétique. Celle de 1917 s’était érodée : les horreurs de la collectivisation, les difficultés de l’industrialisation, l’abomination des grandes purges... tout cela avait beaucoup entamé la popularité du régime. La guerre lui a redonné une légitimité c’est certain, et elle a aussi ranimé un certain nombre d’espoirs dans la population (ils seront très vite déçus) sur une évolution du régime. Mais on peut affirmer que d’une certaine façon, en tout cas sur le plan moral et symbolique, la "Grande Guerre patriotique" a refondé l’Union soviétique.

 

80 ans après, ce souvenir tient-il toujours une place prédominante dans le récit national russe ?

souvenir et récit national

Disons plutôt qu’à partir de l’époque de Brejnev, au début des années 1970, le régime a misé à fond sur le souvenir de la "Grande Guerre patriotique", comme un lien entre tous les citoyens soviétiques et comme un motif de fierté. Depuis, c’est allé crescendo, et Poutine a instauré sur cette partie de l’histoire une mémoire officielle qui touche quasiment au culte religieux. Partout en Russie vous vous heurtez à la célébration du souvenir de la victoire sur le fascisme : son coût, et évidemment la gloire qu’en a tiré le peuple russe. Poutine joue à fond sur ce facteur, pour des raisons de politique interne mais aussi pour des raisons externes puisque, nous l’avons vu au début, cela lui permet d’utiliser une rhétorique extrêmement manichéenne à la fois contre les Pays baltes et contre l’Ukraine...

 

Jean Lopez

Jean Lopez. Photo : Hannah Assouline.

 

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12 septembre 2022

Laurent-Frédéric Bollée : « Vésale m'apparaît comme un humaniste épris de savoir... »

Qui se souvient, sinon de son règne, de la mort violente du roi Henri II ? Une page largement oubliée de notre histoire, qu’une BD parue en cette mi-septembre - Vésale, chez Passés/Composés - nous donne à (re)découvrir. "Vésale", du nom de cet anatomiste qui fut appelé au chevet du souverain sur les ordres d’une Catherine de Médicis déjà à la manœuvre. Au cœur de l’intrigue, de ces tentatives désespérées de sauvetage, il y a aussi la rivalité, rivalité de personnes mais surtout, divergence quant aux méthodes employées, entre le médecin du roi, Ambroise Paré, et ce fameux Vésale donc. Un épisode sombre mais qui à sa manière fit sans doute avancer la médecine. Le tout nous est agréablement raconté par l’auteur, Laurent-Frédéric Bollée (co-auteur de La Bombe, auquel un long article fut consacré dans ce site l’an dernier), le dessinateur Fawzi Baghdadli, sans oublier le tout jeune Victor Chassel, pour la couleur. Je les remercie tous trois d’avoir accepté de répondre à mes questions qui je l’espère vous donneront envie d’aller découvrir l’album ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Vésale

Vésale (Passés/Composés, septembre 2021).

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

 

I. Laurent-Frédéric Bollée, l’auteur

 

Quelle est l’histoire de cet album, Vésale (Passés/Composés, septembre 2022) ? Vésale, Ambroise Paré, le tournoi malheureux de Henri II, ça vous parlait auparavant, ou pas tellement ?

Il y a déjà, à la base, un éditeur qui se "lance" dans la BD et qui me fait l’honneur de penser à moi pour lui proposer un album à base historique et centré autour d’un personnage. Et moi qui avais, depuis bien des années, mis André Vésale de côté suite à une lecture d’un livre sur l’histoire de la médecine et qui avais trouvé fascinant son parcours, sa vie, son œuvre. Ce n’est qu’en travaillant ensuite sur les éléments chronologiques que je suis tombé sur cette histoire incroyable de l’agonie du roi de France Henri II, dont j’avais entendu parler, mais sans plus... Il était intéressant aussi de voir qu’il pouvait y avoir comme un duel médical entre Vésale et Ambroise Paré, ce qui ajoutait beaucoup à la dramaturgie. Comme quoi, les planètes se sont vraiment alignées !

 

Quel a été votre travail préparatoire pour cet ouvrage, et via quelle documentation ? Dans quelle mesure faut-il, pour ce genre de sujet, s’imprégner justement d’infos médicales, etc ?

À partir du moment où je ne suis pas historien pur jus, et encore moins médecin, il va de soi que je reste dans mon registre d’auteur et presque de "metteur en scène". Je me suis évidemment fortement documenté sur l’aspect biographique de Vésale, constatant au passage qu’on croisait aussi sur sa route des personnalités comme Michel-Ange ou Rabelais, et ensuite je me suis attaché à retranscrire tout ça dans une certaine vision qui est le métier de tout scénariste. Il y a quelques explications médicales qu’on trouve un peu parsemées dans l’album, mais cela reste vraiment à hauteur d’homme.

 

Il y a dans votre mise en scène de ce récit historique, pas mal d’utilisation de l’imagerie macabre, quelque chose qui touche à la fantaisie surréaliste. Pourquoi ce choix, et à vos yeux il s’est imposé très vite ?

Pour deux raisons : Vésale est un anatomiste de renom, qui a une place indéniable dans l’histoire de la médecine. Mais j’y ai vu aussi un homme qui, pour faire progresser son savoir, se munissait parfois de cadavres ou de restes humains, ne cessait de vouloir disséquer, opérer, étudier le corps humain et son "intérieur"... d’où cette mise en abyme par rapport au squelette et aux os, qui symbolise la "mise à nu" du corps humain. Je développe l’idée que Vésale ait pu être plus intéressé par la maladie et la mort que par la vie et la bonne santé... D’où ce côté un peu macabre, en effet, avec parfois une imagerie assez crue. Mais c’est raccord avec l’époque, forcément. De plus, et c’est là que la mise en abyme est double, dans la grande oeuvre écrite de Vésale, De humani corporis fabrica (qu’on appelle tous "la Fabrica"), on trouve plus de deux cents dessins anatomiques avec parfois des sortes de fresque mettant en scène un squelette ou un homme dépecé... Il était tentant et logique d’aller dans ce sens aussi !

 

Comment s’est passée votre rencontre avec le dessinateur, Fawzi Baghdadli, et comment vous êtes-vous organisés pour ce travail à deux ?

Je ne le connaissais pas, il était déjà en relation avec mon éditeur Stéphane Dubreil et nous nous sommes rencontrés en 2021 à Angoulême, où il réside. Son talent pour les "compositions" ou certaines grandes cases est assez incroyable et le travail, classique entre un scénariste et un dessinateur BD, s’est très bien passé.

 

Le passage ici raconté soulève un débat éternel, d’ailleurs bien incarné entre Paré et Vésale : jusqu’à quel point peut-on faire des expériences, souvent cruelles, sur des êtres humains - ou simplement vivants - pour espérer faire avancer la science ? Quel regard portez-vous sur ce questionnement-là ?

Oui, on est en plein dedans assurément, et je laisse d’ailleurs à nos futurs éventuels lecteurs la découverte d’une certaine solution prônée par Paré pour essayer de sauver le roi... ! Plus globalement, et même si l’époque était plus "rude" que maintenant, avec certainement des conditions ou des réalités d’hygiène qui n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui, il est certain que l’expérimentation a toujours fait partie de la science. Le tout étant, bien sûr, de ne pas franchir des lignes "éthiques", ou supposées telles. Je crois avoir compris que Paré, malgré sa grande renommée chez nous, a pu avoir parfois la réputation d’un chirurgien "boucher" - il est pourtant certain qu’il a sauvé des centaines de vies sur les champs de bataille en soignant à même le sol des soldats blessés... Vésale, mon personnage principal, m’apparaît plus comme un "humaniste", épris de savoir et désireux de parfaire les connaissances en anatomie. Mais il est aussi celui qui allait récupérer des cadavres au gibet qui était situé près de chez lui à Bruxelles... Je suppose que tout cela nous ramène à la célèbre phrase de Rabelais, autre médecin : "science sans conscience n’est que ruine de l’âme".

 

Quel regard portez-vous sur le parcours décidément impressionnant de La Bombe (Glénat, 2020), album qu’on avait largement évoqué dans ces colonnes ? On vous en parle, souvent ?

Figurez-vous que je suis en train de mettre la dernière main à un voyage à Séoul prévu à la fin du mois de septembre... La Bombe sort en effet en Corée et nous sommes invités, Didier Alcante et moi-même, par le Bucheon International Comics Festival à venir chercher sur place le Prix du Meilleur Album étranger que ce festival nous décerne ! Comme quoi, plus de deux ans après la sortie, l’aventure de La Bombe continue, en effet, et ce n’est pas terminé avec une sortie prévue aux États-Unis et au Japon l’an prochain, ce qui sera forcément une grande étape supplémentaire. Au moment où on se parle, nous approchons des 120 000 exemplaires vendus, avec traduction dans dix-sept pays, et on m’en parle souvent oui... J’ai toujours autant de plaisir à m’entretenir avec des profs d’histoire et des lycéens qui me disent que ce livre devrait presque être au programme officiel ! Quelle fierté pour nous.

 

Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Laurent-Frédéric Bollée ?

Je travaille sur pas mal de projets, certains encore un peu confidentiels, mais j’aime toujours autant, comme les grands maîtres de notre métier, me partager entre production mainstream (comme ma reprise de Bruno Brazil et, à venir, de Lady S côté scénario) et des romans graphiques un peu plus littéraires et historiques. En 2023, plusieurs devraient sortir, dont un consacré aux violence faites aux femmes qui me tient particulièrement à cœur...

 

LF Bollée

Réponses datées du 6 septembre.

 

 

II. Fawzi Baghdadli, le dessinateur

 

Fawzi Baghdadli bonjour. Comment vous êtes-vous retrouvé dans l’aventure Vésale, et comment s’est établi le contact avec l’auteur,  Laurent-Frédéric Bollée, et avec votre coloriste Victor Chassel ?

Quand La Bombe a été publié, l’onde de choc me l’a mis dans les mains et je ne l’ai lâché qu’après lecture des 472 pages (et courbature aux doigts, 2020g quand même !) Je venais de découvrir Laurent-Frédéric Bollée, scénariste maîtrisant l’art subtil de raconter des histoires. Quelques semaines plus tard, un ami scénariste qui venait de publier chez l’éditeur Passés/Composés m’a demandé si j’étais disponible, son éditeur cherchait un dessinateur réaliste pour mettre en scène un scénario de… l’auteur de La Bombe ! Coïncidence, Laurent-Frédéric était de passage dans ma ville. Rencontre chaleureuse donc et dédicace de son album à succès.

Quant au coloriste, je l’ai connu à la maternité : c’est mon fils !

 

Les visuels de la BD alternent réalisme historique et surréalisme macabre : un exercice particulier ? Est-ce que ça a été facile, de vous entendre avec l’auteur ? Et avez-vous pu, de votre côté, être force de proposition ?

«  Macabre  » découle de «  maqabir  », mot arabe pour «  les tombes  », «  cimetière  ». Certaines cases et planches entières reprennent le registre récurrent du courant zombies, exercice aisé. Plus pointu par contre fut le tri dans la pléthore de fonds du Net  : architecture des lieux exposés, style vestimentaire recherché voire sophistiqué pour la classe régnante. Le scénariste m’a confié son texte avec ces mots  : «  Sois inventif  »… La messe était dite  !

 

Extrait Vésale

 

Que retiendrez-vous de ce Vésale ?

Je connaissais le tragique tournoi du roi Henri II sans plus, à présent je me surprends à faire mon instruit - ça m’amuse -, à parler d’Ambroise Paré et de ses méthodes hors serment d’Hippocrate, du délire de Vésale et aussi des rôles particuliers de tous les personnages «  côtoyés  » durant les huit mois de dessin.

 

Qu’est-ce qui en tant qu’artiste est jouissif à dessiner, et qu’est-ce qui est plus difficile à coucher sur papier ? Le fait que le sujet abordé soit plus ou moins sombre rend-il la chose plus délicate ?

Qui me côtoie dit «  Il a toujours un crayon, il dessine matin et soir  ». Oui c’est vrai, je dessine comme je respire. Respirer n’étant ni une obsession ni une pathologie, pourquoi le dessin le serait-il  ? Et même si ça l’était, ne me guérissez pas de cette pathologie… jouissive  ! «  Coucher sur papier  », l’expression convoque l’euphémisme de prédispositions horizontales (pour citer Serge Gainzbourg), symbolisme du crayon déflorant la feuille vierge. Pour moi, dessiner en mode jouissif efface la difficulté du sujet.

 

Quel regard portez-vous sur votre parcours jusqu’à présent ? De quoi êtes-vous le plus fier, et parmi votre œuvre  qu’aimeriez-vous inciter nos lecteurs à découvrir ?

Un regard émerveillé sur la faculté de création sous toutes ses formes, des plus primitives jusqu’aux techniques hypersophistiquées, ce regard que perd hélas, un instant ou définitivement, le barbare somnambule. Fier non, amusé oui, du moindre petit gribouillage ou grand mur peint que je couve d’un regard myope de Compagnon autodidacte… Alors le lecteur qui me regardera dédicacer dans quelque festival sera aux premières loges.

 

Vos coups de cœur BD de ces derniers mois, de ces dernières années ? Vous en êtes vous-même un gros consommateur ?

De Zep, Ce que nous sommes. De Simon Lamouret, L’Alcazar. Des coups de cœur en fait, tous styles et auteurs confondus, liste longue bien entendu. Lecture lente, attardée à observer encrage, couleurs, équilibre, angles, profondeur de la composition, gestuelle des personnages et le bon flottement des bulles. Contrairement à des «  gros malades du 9e art  » avec leurs 10 000 albums voire le double, j’en consomme avec modération.

 

Ce que nous sommes

 

Quels conseils donneriez-vous à un(e) jeune ou moins jeune d’ailleurs, qui rêverait de faire du dessin son métier, et de se lancer dans la BD ?

À un jeunot dont les parents pensent qu’il sera le prochain Gotlib, Moebius ou Franquin, en lui payant 7000 euros/par an de longues études artistiques, je dirais qu’on vit une époque formidable. À un autre je dirais «  dessine, matin et soir, comme tu respires, dessine, dessine et dessine encore mais surtout prend plaisir à dessiner...  »

 

Vos projets et surtout, vos envies pour la suite ?

Ménager du temps pour continuer à écrire et dessiner un roman graphique.

 

Fawzi Baghdadli

Réponses datées du 7 septembre.

 

 

Last but not least, lui aussi a toute sa place dans cet article...

Proudly introducing...

III. Victor Chassel, le coloriste

 

Bonjour Victor Chassel. Votre parcours en quelques mots ?

Bonjour, j’ai 25 ans et suis actuellement sur Toulouse depuis un an. Avant cela j’ai passé 16 ans de ma vie à Angoulême, capitale de la BD. Question études, je suis issu d’un bac littéraire, ensuite j’ai poursuivi dans l’IUT du coin pour une formation dans les métiers du multimédia et de l’internet, j’ai arrêté au bout d’un an en raison de la surabondance de maths... malgré tout, j’y ai découvert les joies du graphisme, et comme je suis passionné par l’image depuis minot je me suis ensuite dirigé, l’année suivante, vers Bordeaux, pour effectuer une prépa graphisme, une formation où j’ai appréhendé de nombreuses facettes de la création artistique, que ce soit le dessin académique, la peinture réaliste ou encore la production digitale. Ce fut une année charnière pour moi, qui a confirmé ce goût pour l’image et définitivement précisé mon horizon professionnel. Fort de tout cet apprentissage, j’ai par la suite décidé d’arrêter pour travailler ma technique en autodidacte et affûter ma vision personnelle, j’ai fait quelques boulots de graphisme avant d’arriver aujourd’hui dans le monde des couleurs "bédéiques".

 

Comment devient-on coloriste ? Vous avez toujours eu un rapport particulier avec les jeux et nuances de couleurs ?

Eh bien c’est assez drôle car on le devient sans le prévoir : si on m’avait dit il y a quelques années que je serais coloriste aujourd’hui, ça m’aurait beaucoup étonné ! C’est une surprise de la vie, et en même temps ça suit une certaine logique ; mon père étant illustrateur j’ai, tout au long de mon existence, eu un rapport très étroit avec l’art, sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de dessins en noir et blanc ou en couleurs, exécutés dans plusieurs styles et techniques différentes, un véritable creuset graphique qui m’a donné un oeil d’esthète, mais je dois avouer que ce n’est pas la couleur qui me faisait le plus vibrer, c’était plus le goût pour la sophistication technique, le travail des hachures par exemple... l’intérêt des couleurs est venu bien après, quand je suis rentré dans ma période de création digitale puis, bien entendu, sur le terrain de la BD.

Pour répondre plus clairement à la première partie de la question, le chemin pour être coloriste s’est fait très naturellement, j’ai commencé à mettre en couleurs des illustrations du paternel, sources de multiples commandes professionnelles du quotidien, mais rien à voir avec le 9ème art encore, par exemple j’avais colorisé un règlement intérieur illustré pour une organisation immobilière. Et puis est venu le jour où j’ai eu l’opportunité de travailler sur une vraie BD, projet associatif (La Charente, une terre d’histoire) où j’ai pu me faire la main sur quelques planches, toujours dessinées par mon père ; c’est là où j’ai pu mettre en pratique mon apprentissage académique et autodidacte, tout en étant bien sûr conseillé de près par un dessinateur émérite. Ensuite est venu un autre projet, complet cette fois-ci, toujours en collaboration avec le paternel et puis enfin Vésale. Et c’est loin d’être fini !

 

Comment s’est déroulée l’aventure Vésale ? Votre place a-t-elle été simple à trouver, entre l’auteur et ce dessinateur que, donc, vous connaissez bien ?

De la même manière que je suis devenu coloriste, c’est-à-dire naturelle, bienveillante et enrichissante. Je me suis tout de suite senti à ma place dans ce projet, le dessinateur étant mon père et ayant précédemment travaillé avec lui cela semblait logique de réitérer la chose, c’est un des meilleurs cadres de travail dont on puisse rêver dans cette profession, surtout quand l’entente père/fils se passe à merveille. À cela s’ajoute bien évidemment un formidable scénario de Laurent-Frédéric Bollée qui n’a fait que rendre la chose d’autant plus agréable.

 

Vous y avez déjà un peu répondu mais : est-ce qu’aimer ajouter de la couleur au dessin, ça veut forcément dire aussi, qu’on aime dessiner ? C’est le cas et si oui, vous nous en montrez un ?

Sans hésitation je répondrais par l’affirmative, en ce qui me concerne en tout cas. Comme je l’ai mentionné précédemment, j’apprécie particulièrement l’art, autant sous un oeil d’observateur que de créateur. Ça me paraîtrait bien ennuyant et presque dichotomique d’apposer des couleurs sur un art que je ne pratique pas ; dessiner ça aide à comprendre pas mal de rouages et règles graphiques qui s’appliquent à la couleur, comme par exemple le travail textural ou bien l’impact de la luminosité sur la matière.

J’ai beaucoup de dessins à ma disposition, j’ai choisi celui-ci, qui est bien représentatif de ma production personnelle, mélange de figuratif et d’imagination, porté sur la technique, que j’ai réalisé au stylo bic, medium que j’affectionne particulièrement.

 

Dessin V

 

Vous êtes amateur de BD vous-même ? Lesquelles vous ont bien plu dernièrement ?

Évidemment, mon enfance et adolescence ont été alimentées par le 9ème art, quand ce n’était pas les BD présentes à la maison que je dévorais, c’étaient celles de la bibliothèque du coin qui y passaient. Pour être franc, je ne suis plus trop ce qui sort dernièrement mais de temps en temps je prends beaucoup de plaisir à lire les nouveautés des artistes que j’apprécie, en particulier la série Bug d’Enki Bilal et Ce que nous sommes de Zep, qui nous prouve qu’il peut être très bon dans un style réaliste.

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite ?

Présentement je viens d’enchaîner sur un nouveau projet, Les Héritiers, scénarisé par Fabrice Onguenet et dessiné par Mathilde Lebrun, après avoir fait de l’historique j’attaque du fantastique cette fois-ci !

Mes envies pour la suite sont nombreuses et variées, en parallèle de la colorisation je développe un style d’art graphique depuis des années, mélange de figuratif et d’abstrait, j’aimerais vraiment aller plus loin avec ça, faire des expos par exemple. Et puis je nourris le rêve d’un jour réaliser des films, le cinéma étant une autre de mes grandes passions.

 

Victor Chassel

Réponses datées du 12 septembre.

 

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15 novembre 2022

Frédéric Quinonero : « L'éclectisme de Patrick Bruel est admirable... »

 

Qui oserait prétendre qu’il ne connaît pas cet homme ? Depuis une trentaine d’années, Patrick Bruel est partout. Cette vidéo d’une de ses plus belles chansons, Qui a le droit ?, nous vient de ce temps où passer à côté était même impossible : autour de 1991, la "Bruelmania", une espèce de folie collective - même si elle a surtout touché les jeunes filles de l’époque. Bruel aurait pu rester enfermé dans cette image-là, mais force est de constater, qu’on l’aime ou qu’il agace, qu’il a su se renouveler, et faire prendre à sa carrière - devrais-je dire "ses" ? - des chemins inattendus. Bruel le chanteur est toujours là, idem pour l’acteur, rôle qu’il joue depuis plus longtemps encore. Frédéric Quinonero, fidèle de Paroles d’Actu, biographe empathique et rigoureux, vient de lui consacrer chez l’Archipel un nouvel ouvrage, un abécédaire inspiré et richement illustré : Patrick Bruel, au fil des mots. À feuilleter forcément, si vous aimez Bruel. Merci à Frédéric Quinonero pour cette interview. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero : « L’éclectisme

de Patrick Bruel est admirable... »

Bruel au fil des mots

Patrick Bruel, au fil des mots (L’Archipel, octobre 2022).

 

Frédéric Quinonero bonjour. Pourquoi ce nouveau livre sur Patrick Bruel, et pourquoi avoir choisi ce format de l’abécédaire ? Cet exercice-là t’a plu ?

J’avais pris beaucoup de plaisir à écrire la biographie de Patrick Bruel, Des refrains à notre histoire, parue en 2019 chez le même éditeur. C’est un livre qui a rencontré le succès et m’a permis de beaucoup échanger avec les admiratrices du chanteur. Ce lien sympathique méritait d’être entretenu. L’abécédaire, proposé par mon éditeur, a permis de prolonger cette complicité. L’exercice, plus ludique, moins rigoureux et contraignant que la biographie pure, m’a beaucoup plu. De la même façon que le lecteur a le loisir de musarder d’une lettre à l’autre, au gré de son humeur, j’ai éprouvé un égal plaisir à vagabonder, à écrire sans être tenu de respecter un ordre chronologique, sans avoir à dérouler le fil d’un récit.

 

 

"Des refrains à notre histoire", justement. Raconte-nous "ton" histoire avec Patrick Bruel ? Tu l’as aimé assez tôt, ou plutôt après la "Bruelmania" ?

En réalité, je n’aurais jamais pensé écrire sur Patrick Bruel. Je suis passé totalement à côté de la "Bruelmania". Comme tout le monde, je connaissais quelques tubes et je l’avais apprécié dans certains films… Lorsque la proposition est venue de mon éditeur, j’ai accepté de relever le défi mais il m’a fallu tout écouter, tout visionner, tout découvrir. Et ce fut un vrai plaisir. En fait, la partie la plus intéressante du travail de biographe c’est celle-là  : partir à la découverte de son sujet. Aujourd’hui, je suis aussi incollable sur Bruel que ses ferventes admiratrices ! (Rires)

 

Bruel comme Johnny ont connu le même drame : l’abandon par le père. Dans le cas de Bruel, une mère forte a su prendre le relais, adoucir son enfance et ouvrir ses horizons, tandis que la mère de Johnny a, elle, été défaillante. Tu connais bien les deux artistes : quel regard portes-tu sur la manière dont l’un et l’autre a affronté ces blessures originelles ?

La mère de Johnny a été défaillante, par la force des choses. Mais Johnny a longtemps pensé qu’elle l’avait à son tour abandonné. Ce double abandon, du père et de la mère, a été le tourment de sa vie, sa blessure profonde. Longtemps, comme Bruel, il s’est cherché un père de substitution, mais surtout une mère. On peut plus facilement se passer d’un père que de l’amour d’une mère, surtout quand on est un garçon. C’est la scène qui a sauvé Johnny  : il n’existait vraiment que face au public, dans son habit de chanteur. Il était paumé, partout ailleurs. Bruel a bénéficié de l’amour exclusif de sa mère, une mère qui l’a protégé de tout ce qui aurait pu faire entrave à son équilibre. Des hommes ont occupé la place vacante tout au long de sa vie, tenant rôles de confidents, inspirateurs, maîtres à penser, puis il a su faire la paix avec son géniteur, au moment où lui-même allait devenir père.

 

 

On n’est pas dans son intimité, mais quand on te lit, on a l’impression d’un Bruel ayant le culte de l’amitié, et un état d’esprit très famille aussi, très clan. Est-ce qu’il s’est un peu cherché des modèles de substitution, je pense par exemple à un Guy Carcassonne, ou dans un autre genre à un Alexandre Arcady ? Dans le monde de la chanson, aussi ?

Oui, Bruel a su préserver sa vie privée, lui accordant une place privilégiée. On le sait fidèle, à Arcady par exemple. Les deux hommes ont démarré ensemble, l’un comme cinéaste, l’autre comme acteur. Ils ont tourné cinq films ensemble. Arcady est le parrain d’un des deux fils de Bruel. Il vouait à Guy Carcassonne un attachement quasi filial. Son décès l’a beaucoup ébranlé. Dans le monde de la chanson, les amitiés sont plus difficiles, mais Bruel a toujours entretenu une étroite connivence avec ses collègues des Enfoirés et n’a jamais manqué le rendez-vous annuel. Bruel avait beaucoup d’affection et d’admiration pour Johnny. Il est aussi très attaché à Jean-Jacques Goldman ou Renaud.

 

 

Qui l’a influencé de manière décisive quant à son univers musical ? Barbara bien sûr, Aznavour aussi, et Sardou pour le magnétisme scénique ?

Sa mère a assuré son éveil artistique, elle l’emmenait au théâtre, à l’opéra et lui faisait découvrir les chanteurs qu’elle aimait, comme Barbara, qu’il a longtemps suivie par la suite et à qui il a rendu hommage dans un album, Jacques Brel, qui l’a pas mal inspiré, et Serge Reggiani. À l’adolescence, il s’est passionné pour le rock anglais, les Rolling Stones en particulier. Et c’est en assistant par hasard à un concert de Michel Sardou à l’Olympia, en 1976, qu’il a trouvé sa vocation. Son éclectisme est admirable.

 

 

On va dans le vif du sujet, dans la chaleur du succès. Comment Patrick Bruel a-t-il vécu la folie (parce qu’il faut bien appeler un chat un chat) "Bruelmania" ? À ton avis, il a galéré pour s’extirper de l’image d’idole qui lui a collé à la peau  ? Et penses-tu que, par ses choix artistiques, il a su conquérir véritablement de nouveaux publics (les anciens avec l’album Entre deux par exemple) ?
 
Une célébrité à un tel paroxysme a quelque chose d’inquiétant. Bruel s’en accommode, à l’époque – on ne se plaint pas d’avoir du succès quand on l’attend depuis longtemps, même si ce succès dépasse tout ce qu’on pouvait imaginer –, mais il a conscience du danger, des effets pervers de ce genre de "phénomène". Le succès, oui, mais Bruel voulait s’inscrire dans la durée, ne pas être un chanteur à minettes. Il visait plus loin, plus haut. Alors, il a délaissé quelque temps son habit de chanteur pour se consacrer à la comédie, se faire une place au cinéma, avant de revenir avec un album de chansons plus matures, à la fois intimes et poétiques, qui trouvaient leur place au rayon "grande variété". Son auditoire s’est peu à peu élargi. Il a ensuite rallié les anciens, en effet, avec le double album Entre deux, qui a obtenu un énorme succès. Puis il a su s’entourer de jeunes partenaires pour toujours rester dans l’air du temps. Explorer de nouveaux univers, tout en restant Bruel.

 

Bruel a l’air de réussir tout ce qu’il entreprend : la musique bien sûr, le ciné aussi, le théâtre, la production artistique (il a importé quelques tubes de l’été) et production d’huile (!), le poker, et il parle en expert de politique ou de foot... Ça agace non ? Est-ce qu’une forme d’omniprésence a pu lui nuire ?

La jalousie est un mal français. On n’aime pas ceux qui réussissent. Et, évidemment, quand on réussit tout ce qu’on entreprend, comme c’est le cas de Patrick Bruel, on peut imaginer que cela suscite de l’agacement. Pourtant, il a plutôt une bonne cote de sympathie. Les professionnels de la profession l’ont longtemps boudé, lui refusant certains prix pourtant mérités, mais les salles de concert sont combles. Partout en France, et dans quelques autres pays. Depuis la mort de Johnny, il est le chanteur qui attire le plus grand nombre de spectateurs.

 

Michel Sardou a choisi il y a quelques années de quitter la scène musicale pour revenir à ses premières amours : le théâtre (entre le moment de l’interview et sa mise en ligne il a annoncé son retour, ndlr). Pour toi, Bruel est-il fondamentalement, plutôt un chanteur, ou un acteur, à supposer que l’un et l’autre soient si différents que ça d’ailleurs...  ?

Bruel est un artiste qui a réussi dans les deux domaines. Il est même le seul à avoir mené les deux carrières de front. Ses aînés, Montand et Reggiani, ont longtemps délaissé l’une des deux disciplines pour se consacrer pleinement à l’autre. Bruel a tout assuré en même temps  : chanson, cinéma, théâtre. La "Bruelmania" a été un tel phénomène qu’on a tendance à le voir plutôt comme un chanteur, mais reconnaissons lui une filmographie plutôt riche – une quarantaine de films, dont quelques gros succès.

 

 

Quelles chansons te touchent le plus, dans son répertoire ?

J’ai une nette préférence pour ses chansons tendres, celles où sa voix est tout en douceur et en sobriété. Je n’aime pas trop quand il fait des prouesses vocales. Ainsi, j’écoute avec plaisir Juste avant, Ce soir on sort, J’te mentirais, Raconte-moi, Les Larmes de leurs pères, Élie, Mon repère… Sa reprise de Madame, de Barbara, me plaît beaucoup aussi. Parmi les plus connues, j’aime beaucoup Qui a le droit et Place des grands hommes, qui sont parmi ses chansons celles qui resteront.

 

Si tu devais nous recommander un film avec Bruel, à voir absolument ?

Un seul c’est difficile. Un secret, peut-être. Mais j’ai un souvenir assez marquant de La Maison assassinée.

 

 

 
Quelle question lui poserais-tu si tu l’avais face à toi, les yeux dans les yeux ?

Qu’est-ce qui fait courir Patrick ? (pour paraphraser son ami Chouraqui).

 

3 qualificatifs qui iraient bien à Bruel tel que tu crois l’avoir compris ?

Sincère. Battant. Sympathique.

 

Nous commémorerons bientôt les cinq ans de la disparition de Johnny Hallyday, que tu aimes, et sur lequel tu as tant écrit. Ce moment de décembre 2017, comme beaucoup, tu l’as redouté. Comment as-tu vécu tout ça, et ça t’a fait quoi, ces cinq ans sans Johnny ?

Je sais qu’il est mort, sans l’avoir complètement assimilé. Je continue à l’écouter et à le regarder comme quelqu’un de bien vivant, parfois j’ai un sursaut de lucidité et je me répète : "Il est mort, Johnny est mort", plusieurs fois pour m’en convaincre. Ce sentiment est étrange. Pour commémorer les cinq ans de sa disparition, j’ai le sentiment d’avoir été écarté de l’événement, car depuis mon Johnny immortel, on m’a plus ou moins signifié que j’avais tout dit (le livre fait 900 pages). Or, Johnny est mon sujet de prédilection. Il disait de moi que j’étais juste et bienveillant. Je voudrais pouvoir encore perpétuer sa mémoire, j’ai plein d’idées… Et je connais mon sujet. On ne peut pas dire que ce soit le cas de tous ceux qui, depuis sa mort, y vont de leur livre… Mon livre sur les femmes et leur influence dans le parcours et la vie de Johnny, je l’ai publié chez un autre éditeur et je regrette qu’il soit si peu connu, car c’était un travail d’enquête passionnant… Je pense que je vais consacrer du temps à un autre projet autour de Johnny, quitte à l’autopublier si aucun éditeur n’est intéressé. Je vais m’occuper un peu de moi à partir de l’année prochaine (sourire).

 

JH Immortel 2022

 

Ton ouvrage sur Jacques Dutronc vient de connaître une version poche, une première pour ce qui te concerne. Je rappelle que Françoise Hardy, à laquelle tu avais également consacré une bio, y a participé par les témoignages qu’elle t’a offerts, et que le livre a été préfacé par leur fils Thomas. Comment qualifierais-tu tes liens avec ces trois-là ? Quelque chose de particulier, de plus affectif qu’avec les autres ?
 
C’est une de mes plus belles expériences biographiques ! J’avais d’abord écrit le livre sur Françoise Hardy (Un long chant d’amour) sans elle. On m’avait donné une adresse email qui n’était plus valide, puis j’avais envoyé une longue lettre à son éditeur littéraire qui, a priori, ne lui a pas été remise. Elle m’a dit plus tard, lorsque je lui en ai fait parvenir copie : "Vous pensez bien que si j’avais reçu une lettre comme celle-ci, j’y aurais répondu !" Et on peut la croire sur parole, car tout le monde connaît sa franchise décapante… Puis, un jour, dans ma voiture, j’ai entendu une chanson, La rose et l’armure d’Antoine Élie, qui m’a fait immédiatement penser à elle. Comme je ne cessais de l’écouter et de penser à Françoise, je lui ai envoyé un email pour le lui dire – entre-temps je m’étais procuré la bonne adresse. Elle était estomaquée que je puisse écouter en boucle la même chanson qu’elle, et surtout que j’aie pu le pressentir. Elle a parlé plus tard de cet engouement pour la chanson d’Antoine Élie, notamment dans son dernier livre, mais à l’époque je n’en savais rien. Notre dialogue par mail a commencé là. Régulièrement je lui envoie des petits mots auxquels systématiquement elle donne suite. Je me sens privilégié, mais pour elle cela semble tout à fait naturel. Et quand j’ai travaillé sur le livre consacré à Jacques, elle a accepté bien volontiers de répondre à mes questions. Je lui en ai envoyé 25, en lui demandant de choisir celles qu’elles jugeraient le plus pertinentes. Elle a répondu – longuement – à toutes. L’écriture de ce livre a été un grand bonheur, couronné par la préface drôle et émouvante de Thomas. Je crois pouvoir dire que mon texte, qu’il a lu dans sa maison de Corse lors du second confinement, lui a fait un bien fou en cette période morose. Replonger dans le passé de son père, retrouver ses grands-parents disparus et mesurer peut-être l’urgence de profiter de ceux qu’on aime tant qu’il est encore temps. Et j’ose penser que ce livre a été à l’origine de la tournée Dutronc & Dutronc. Thomas est une belle personne, un être simple, gentil, généreux. Il ne se comporte pas comme les autres stars de la chanson. Françoise non plus, d’ailleurs. Il a de qui tenir… Je n’ai jamais pu rencontrer Jacques, c’est mon regret. Mais je ne force pas les choses. En tout cas, je les aime beaucoup tous les trois. C’est vrai qu’ils ont une place à part dans mon cœur de biographe, avec Johnny.

 

F

 

Sheila fête actuellement ses 60 ans de carrière. Tu as pas mal écrit sur elle, dont une bio, et je sais que tu l’as beaucoup aimée, mais j’ai l’impression que quelque chose est un peu cassé je me trompe ? Quel regard portes-tu sur ces six décennies, et sur l’artiste qu’elle est ?
 
On aurait pu penser que c’est avec elle, plutôt qu’avec Françoise, que j’entretiendrais un échange épistolaire, voire même une collaboration artistique. Elle a été ma fée Clochette, l’idole de mon enfance. Elle a été, avant Johnny, la première sur qui j’ai écrit. Je lui avais remis un premier manuscrit en 1998, dans sa loge de l’Olympia. Elle n’a jamais donné suite. Je lui ai envoyé en 2002 une seconde mouture, en lui proposant de participer au projet. Toujours rien. J’ai laissé tomber pour m’occuper de rassembler toutes mes notes concernant Johnny et en faire une éphéméride, ce qui a été mon premier livre publié. Le deuxième a été consacré à Sheila, en 2007 (Biographie d’une idole). Puis il y en a eu deux autres : Sheila, star française, en 2012 (que je revendique comme étant le plus réussi), puis Une histoire d’amour en 2018. Je passerai sur les menaces de procès… Jamais il n’y a eu un mot, un geste, une main tendue. D’autres collègues biographes ont eu cette chance que je n’ai pas eue d’être approchés par leur idole d’enfance et d’avoir concrétisé ce lien si particulier qui unit un chanteur à l’un de ses admirateurs. Sylvie Vartan, par exemple, valide, cosigne et promotionne les livres qu’écrivent ses fans les plus proches (elle ne l’a pas fait pour moi, malheureusement, mais elle a eu des mots dithyrambiques sur mon travail dans la presse). Peut-être n’avais-je pas choisi le bon camp lorsque j’étais enfant… Pour les 60 ans de carrière de Sheila, j’ai passé la main. Si la sienne m’avait été tendue, je l’aurais saisie…

 

On connaît peu les retours que reçoivent les auteurs, et notamment les biographes, de la part des publics qui les lisent. Quelles remarques précises t’ont le plus touché ?

Oh, il y en a beaucoup ! Les plus beaux retours sont souvent ceux-là… On me dit que je suis bienveillant, c’est le terme (également employé par Johnny) qui revient le plus souvent. Bienveillant, sans être forcément cireur de pompes. On trouve mon style fluide et précis, agréable à lire. Et puis, je ne résiste pas à te faire part d’une remarque de Thomas lorsqu’il lisait la biographie de son père et me faisait ses commentaires par mail au fil de sa lecture  :  "Vous semblez très bien percevoir les vérités que l’on cherche à exprimer avec nos mots dans des interviews pas toujours inspirantes et vous les restituez avec toute la finesse dont on rêverait qu’elle soit la norme." Est-il besoin de dire à quel point cela m’a touché…

 

Tes projets, surtout tes envies pour la suite ? Ton projet de roman avance-t-il ?

Je l’ai dit plus haut, m’occuper de moi. Quitte à tenter l’autoédition… Mon roman est fini, envoyé à quelques éditeurs. Personne ne répond.

 

Un dernier mot ?

Merci (pour l’intérêt que tu portes fidèlement à mon travail) !

 

Frédéric Quinonero 2021

 

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6 janvier 2018

Jean-Vincent Holeindre : « La ruse est impuissante sans la force, la force aveugle sans la ruse »

J’ai la joie, pour cette première publication de l’année 2018 (que je vous souhaite, à toutes et tous ainsi que pour vos proches, sereine et ambitieuse voire, soyons fous, heureuse), de vous proposer une interview grand format (on pourrait même dire, « épique » !) de Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à Paris 2 Panthéon-Assas (il est aussi membre du Centre Thucydide) et directeur scientifique de l’IRSEM. Cet échange fait suite à la lecture par votre serviteur de son dernier ouvrage, une relecture passionnante de l’histoire militaire occidentale d’après le prisme de la dualité ruse/force. Je vous engage à vous emparer de ce livre, La ruse et la force, une lecture exigeante (tout comme le présent article), mais qui sans nul doute, vous en apprendra beaucoup. Merci à vous, M. Holeindre. Et merci à vous, lecteurs qui depuis six ans et demi, me suivez avec bienveillance. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 05/09/17 ; R. : 02/01/18.

Jean-Vincent Holeindre: « La ruse est impuissante

sans la force, la force aveugle sans la ruse. »

La ruse et la force

La ruse et la force, Perrin, 2017.

 

Jean-Vincent Holeindre bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Voulez-vous pour commencer nous dire quelques mots de vous, de votre parcours ?

qui êtes-vous ?

J’ai suivi des études en histoire, philosophie et science politique à la Sorbonne puis à l’École des hautes études en science sociales. Ce parcours pluridisciplinaire s’est achevé par une thèse de doctorat, soutenue en 2010 sous la direction de Pierre Manent, intitulé Le renard et le lion : La ruse et la force dans le discours de la guerre. Cette thèse est devenue, au terme de substantielles modifications, un livre paru en 2017 et intitulé La ruse et la force : Une autre histoire de la stratégie. Après ma thèse, sur le plan professionnel, je suis devenu maître de conférences en science politique à l’Université Paris 2 Panthéon Assas puis professeur à l’Université de Poitiers, à la suite de l’agrégation. En 2017, j’ai retrouvé l’Université Paris 2, tout en continuant à enseigner à l’EHESS et à Sciences Po.

JV Holeindre

Jean-Vincent Holeindre. DR.

Si je devais indiquer le fil directeur de mes recherches, je dirais que je considère le phénomène guerrier avec les yeux de la philosophie politique et avec le souci de lui restituer toute sa profondeur historique. J’aime l’histoire sur la longue durée et j’apprécie tout particulièrement la période antique. Non parce qu’elle reflèterait nos «  origines  », mais parce qu’elle offre un cadre de compréhension, à la fois philosophique et historique, de l’expérience occidentale et des relations que «  l’Occident  » noue avec les autres «  cultures  ». Je considère également que la guerre est un phénomène total, qui embrasse tous les domaines de l’action humaine. J’étudie l’action militaire non pour elle-même mais pour ce qu’elle révèle sur le plan politique et anthropologique.

  

L’objet qui, pour l’essentiel, nous réunit aujourd’hui, c’est donc votre ouvrage La ruse et la force (Perrin, 2017), fruit d’une étude sur le temps long visant à déterminer où s’est situé le curseur entre la force et la ruse dans la pratique militaire et la pensée stratégique, à différentes époques de l’histoire occidentale. Deux figures légendaires, issues de la Grèce antique, des épopées homériques, comme fil rouge tout au long de votre livre : Achille (L’Iliade) incarne la force et Ulysse (L’Odyssée) la ruse. Pourquoi cet objet d’étude ? Cet angle-là, mettant en avant et en balance l’apport de la ruse par rapport à la force dans la stratégie, a-t-il été négligé jusqu’à présent, au moins en Occident ? Si oui, la ruse en tant qu’objet de réflexion a-t-elle reçu un traitement différent en d’autres lieux ?

pourquoi ce livre ?

Au départ, ce n’est pas la guerre qui m’intéresse, mais la ruse comme forme d’intelligence pratique que les Anciens Grecs nomment mètis. Le mot désigne à la fois l’épouse de Zeus, divinité de l’intelligence rusée, et une qualité de l’esprit humain, combinant flair, sens de l’adaptation, art du détour, débrouillardise...

« Plus qu’une intelligence théorique, la ruse

est d’abord une intelligence de l’action. »

L’impulsion première de mes recherches a été donnée par le livre magnifique de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, consacré à cette catégorie de la mètis (Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974). Detienne et Vernant montrent que la ruse n’est pas une intelligence théorique, mais une intelligence de l’action, particulièrement adaptée aux domaines politique et militaire, frappés du sceau de l’incertitude. En politique et à la guerre, la ruse n’est pas seulement tromperie ou mensonge, ce à quoi on la réduit trop souvent. Elle est aussi invention, imagination, elle suppose un véritable sens de l’anticipation, de la prévision mais aussi de l’adaptation, qualités que l’on trouve chez Ulysse lorsque, dans les épopées d’Homère, il imagine le stratagème du cheval de Troie ou bien lorsqu’il crève l’œil du Cyclope avec un pieu, profitant de son sommeil. À travers ces exemples, la ruse peut, en première analyse, être définie comme un procédé combinant dissimulation et tromperie dans le but de provoquer la surprise. Mais elle constitue également une forme d’intelligence, elle exprime la capacité cognitive de l’esprit humain dans des situations d’action.

Les ruses de l'intelligence

Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974.

J’ai été d’emblée fasciné par ce sujet qui met en lumière la tension classique entre la théorie et la pratique, l’idée et l’action. L’intention de mon travail est donc d’abord philosophique, mais cela suppose un travail généalogique visant à comprendre pourquoi la ruse a été en quelque sorte l’oubliée de l’histoire politique et militaire. Pour le sens commun, la ruse est bien sûr indispensable en politique et à la guerre, pourtant aucune étude sérieuse ne lui a été consacrée. C’est surprenant, mais cela s’explique probablement par le caractère fuyant d’une notion qui, par définition, a vocation à demeurer dans l’ombre et le secret. La ruse est la part oubliée de la raison humaine.

J’ai choisi d’étudier la ruse dans la guerre, car elle est bien circonscrite sur le plan militaire, à la différence de la ruse spécifiquement politique qui est très difficile à saisir. En effet, les exemples de ruse de guerre dans l’histoire ne manquent pas, du Cheval de Troie mythique à l’opération Fortitude durant la 2e guerre mondiale, où les Britanniques ont fait croire aux Allemands que le Débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais, afin de détourner leur attention et de les surprendre en Normandie. De plus, la ruse de guerre a été pensée par les stratèges depuis Thucydide jusqu’à Clausewitz. Je pouvais donc m’appuyer pour mon enquête sur des exemples bien documentés et sur une littérature militaire bien balisée.

« La ruse, c’est aussi un stigmate qu’on appose

sur l’ennemi pour le discréditer, et par

contraste, légitimer sa propre stratégie. »

Enfin, pour répondre à la dernière partie de votre question, j’ai cherché dans mes travaux à déconstruire un poncif de l’historiographie occidentale, consistant à opposer la «  force  » des Occidentaux à la ruse «  perfide  » des étrangers et en particulier des Orientaux. Je pense avoir montré que l’opposition entre ruse et force ne relève pas seulement d’une dialectique stratégique, mais aussi d’une rhétorique moralisante visant à souligner la ruse de l’ennemi pour mieux glorifier sa propre force. D’où l’image de l’Oriental «  fourbe  » doté de moustaches dissimulant ses intentions perfides… La ruse n’est pas seulement un procédé tactique et une forme d’intelligence stratégique, c’est aussi un stigmate qu’on appose sur l’ennemi pour le discréditer et, par contraste, légitimer sa propre stratégie.

 

N’est-on pas conditionnés justement, en Occident notamment, par le jugement moral porté sur la ruse qui serait nécessairement une perfidie ? Après tout, une des ruses les plus célèbres du récit collectif, et qu’on trouve aux origines de la Bible, c’est la ruse du serpent qui, après avoir poussé Ève à croquer le fruit défendu, provoque l’expulsion de l’Homme du jardin d’Eden. Est-ce que le religieux et son moralisme ont joué un rôle déterminant dans notre manière d’appréhender la ruse (fort éloignée dans l’idée de ce qu’on rattache à la « vertu chevaleresque ») ?

la ruse et la religion

Je ne parlerais pas de «  conditionnement  », ce terme me paraissant trop déterministe. Mais il existe en effet un cadre moral et normatif du christianisme qui oriente le jugement et l’action. Le chevalier médiéval, «  sans peur et sans reproche  », est la continuation de l’idéal antique incarné par Achille, le guerrier valeureux, honorable, courageux, auquel se greffent les vertus morales du christianisme. Le rejet de la ruse en Occident est antérieur au christianisme, mais celui-ci amplifie ce rejet. Cela dit, il faut faire la part des choses entre l’idéal moral et la réalité des pratiques. Les guerres médiévales, en particulier les sièges, comportaient de nombreuses ruses, malgré les restrictions morales et normatives.

Dans les Évangiles, la ruse est effectivement associée aux forces du Mal, aux tentations de Satan qui séduit les hommes, par définition faillibles. Le christianisme antique se revendique pacifiste, la guerre étant la manifestation du Mal au cœur de l’âme humaine, exprimant un affrontement intérieur entre le Bien et le Mal. Les vertus chrétiennes exposées dans le Nouveau Testament sont celles de la paix, de la charité, de l’amour du prochain et de l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger, mais aussi de la franchise, de la simplicité, de l’esprit de concorde. Surtout, la proposition chrétienne est universaliste, elle s’adresse à l’ensemble de l’humanité considérée comme une communauté unifiée.

« Il faut sur ce point distinguer, aux origines,

la religion des Hébreux, qui est politique

et peut donc recourir à la guerre, et celle

des chrétiens, qui s’est construite

contre la politique et la guerre. »

Sur ce point, la Bible hébraïque se distingue du Nouveau Testament des chrétiens. Si les chrétiens se définissent en fonction de leur foi et non de l’appartenance à une cité particulière, les Hébreux se pensent comme un peuple spécifique et comme une nation qui peut être amenée à faire la guerre pour se défendre. Soutenus, conseillés et dirigés par Dieu, qui se mue en véritable stratège, les Hébreux décrits par la Bible hébraïque font la guerre pour conquérir la terre promise de Canaan. Dans le Livre de Josué, ils usent de force et de ruse pour vaincre des ennemis numériquement et matériellement supérieurs. D’une manière générale, la religion des Hébreux est indissociablement spirituelle et politique, tandis que l’Église chrétienne s’est construite contre la politique et la guerre, en défendant une vision universelle et pacifiée de l’humanité.

La morale chrétienne connaît toutefois des évolutions. Ainsi, les théoriciens chrétiens de la guerre juste, depuis saint Augustin, intègrent l’usage de la ruse dans la guerre. Ils s’appuient sur l’héritage hébraïque et romain pour encadrer l’usage de la force armée, et acceptent jusqu’à un certain point que le soldat chrétien use de ruse, mais uniquement en temps de guerre. La ruse est réprouvée en temps de paix, mais elle peut être acceptée si la guerre est considérée comme juste.

 

Les concepts de fides (induisant notamment un code d’honneur, y compris entre ennemis) et de guerre juste (qui suppose une juste cause cantonnant la perfidie à la pratique ennemie et une justification morale à pratiquer soi-même la ruse) nous proviennent tous deux de la Rome antique. Doit-on aux Romains une partie importante de ce qui a été établi ensuite comme les usages et le droit de la guerre ?

Rome et l’art de la guerre

Effectivement, l’expérience romaine est fondamentale pour comprendre l’éthique et le droit de la guerre applicables dans l’aire occidentale. La doctrine de la guerre juste naît au IIe siècle avant notre ère, lorsque les Romains affrontent les troupes d’Hannibal durant la 2e guerre punique. Ils sont alors soucieux de justifier l’usage de la force contre un ennemi redoutable et qui menace l’intégrité de Rome. Les sources font ainsi apparaître un mouvement en apparence paradoxal.

D’un côté, Polybe et plus tard Tite-Live indiquent que la ruse n’a rien de romain, que les Romains sont les héritiers d’Achille, qu’ils mènent la guerre de manière «  juste  », en suivant des règles de l’honneur et du courage impliquant de combattre l’ennemi en face-à-face et sans ruse. La «  fides romana  » désigne cette supériorité morale supposée, qui s’exprime dans la guerre à travers un comportement exemplaire. Les sources dénoncent en retour la «  perfidie  » des ennemis de Rome, par exemple le carthaginois Hannibal, qui attaque par derrière et par surprise. À la force vertueuse des Romains est opposée la ruse perfide des «  Puniques  », le terme «  punique  » étant d’ailleurs péjoratif et connotant la fourberie. Comme souvent, l’accusation de perfidie est moins descriptive que normative : elle vise à discréditer l’ennemi et à légitimer son propre camp.

« Les Romains ont fait montre d’une forte

capacité d’adaptation en faisant leur la ruse,

auparavant vilipendée comme l’arme lâche

des autres, mettant en avant leur "contre-ruse"

face à la perfidie de l’ennemi. »

D’un autre côté, les sources latines font apparaître le sens de l’adaptation romaine, qu’on voit par exemple chez Scipion l’Africain, qui l’emporte contre Hannibal après avoir retourné contre l’ennemi carthaginois ses propres armes (d’où le surnom dont il est affublé). La contre-ruse romaine vient ainsi à bout de la «  perfidie  » punique.

Tout se passe donc comme si la «  bonne  » ruse romaine l’emportait contre la «  mauvaise  » ruse punique. Les Romains gagnent ainsi sur les deux tableaux  : celui de l’efficacité et celui de la légitimité. Ils remportent les guerres, conquièrent de nouveaux territoires, tout en préservant l’idéal moral de la «  fides  ». Ils combinent les intérêts et les vertus. Cette capacité romaine à lier efficacité et légitimité fascine Machiavel, lequel s’inspire de l’expérience romaine pour forger sa vision de la politique et de la guerre.

 

Peut-on dire de Rome qu’elle s’est-elle imposée en tant que puissance européenne et méditerranéenne dominante aussi bien par la force (son organisation et sa puissance militaires, ses conquêtes) que par la ruse (la diffusion de sa culture et de son mode de vie) ? Cette question en appelle une autre : le « soft power » est-il assimilable à une ruse, ou bien est-il une façon rusée d’affirmer sa force ?

quid du "soft power" ?

La ruse, telle que je l’étudie dans le livre, ressortit à la guerre, tandis que le soft power relève davantage d’une «  grande stratégie  » qui intègre des éléments non militaires à des fins de puissance. De plus, la ruse est d’abord un procédé tactique combinant dissimulation et tromperie afin de provoquer la surprise, tandis que le soft power désigne plus largement une stratégie d’attraction (par opposition au hard power, qui repose sur la coercition).

Toutefois, le soft power peut intégrer une forme de ruse dans la manière de diffuser la puissance de manière subtile, indirecte, non coercitive. Ce qui est commun à la ruse et au soft power, ce n’est donc pas la nature du procédé, mais le caractère indirect de la stratégie mise en œuvre. La ruse, qu’elle soit militaire ou non, agit par le détour et en évitant le face-à-face, tandis que le soft power opère par l’influence plutôt que par la contrainte.

« Rome a su étendre sa puissance par

la guerre, en combinant la ruse et la force,

mais aussi par une diplomatie d’influence

qui s’apparente au "soft power". »

Dans le cas de Rome, on peut dire qu’elle a su étendre sa puissance par la guerre, en combinant la force et la ruse, mais aussi par une diplomatie d’influence, qui s’apparente au soft power, en rendant son système politique et culturel attirant pour les autres. La forme impériale romaine fut à la fois une vague militaire et un aimant diplomatique. L’attractivité de Rome ne se réduit pas à la projection habile de son modèle. Elle tient aussi à sa capacité d’intégration des influences extérieures, comme ce fut le cas avec la religion chrétienne. Les Romains étaient convaincus de la supériorité de leur système politique, ce qui les conduisait à accepter sur la durée les éléments étrangers.

 

La tactique dite de la « terre brûlée » (certains épisodes de la Guerre de Cent ans au 14ème siècle, de la bataille de la Moskowa en 1812, de la seconde Guerre sino-japonaise entre 1937 et 1945, de la "Grande Guerre patriotique" entre 1941 et 1945) est-elle la mère de toutes les ruses/perfidies ? L’utilisation de l’un ou de l’autre terme tient-elle au caractère défensif ou offensif du conflit en question ou bien est-ce plus subtil, plus nuancé que cela ?

la "terre brûlée", une ruse ?

La tactique de la «  terre brûlée  » vise à rendre un espace inhabitable en le détruisant par le feu, cela afin d’affaiblir l’ennemi et l’empêcher de combattre. On n’est donc pas dans le registre de la ruse, mais dans un procédé tactique destiné à venir à bout de l’ennemi sans avoir à l’affronter. L’objectif tactique de la ruse et de la terre brulée est cependant le même : il s’agit de l’emporter sans prendre de risques inconsidérés. Ce qui est commun à ces deux tactiques, c’est le principe d’économie des forces et, jusqu’à un certain point, le principe stratégique de la surprise.

 

Lorsque l’officier et théoricien militaire prussien Clausewitz apparaît sur la scène, les Lumières humanistes ont vécu. L’Europe sort tout juste des guerres napoléoniennes, guerres massives qui opposent de moins en moins des professionnels de la guerre et de plus en plus des bataillons populaires. Lui va à rebours de la tendance de son temps et met en avant dans la pensée stratégique la prédominance de la force, obtenue par un usage habile et une concentration de forces humaines et technologiques, reconnaissant néanmoins que la ruse garde sa pertinence, notamment pour le belligérant plus faible en cas de déséquilibre des forces. Quelle influence sa pensée a-t-elle eu sur les guerres de la fin du 19è et de la première moitié du 20è siècle ?

Clausewitz et la pensée stratégique

L’influence de Clausewitz est considérable. Mon intention n’est certainement pas de la minorer ou de réduire les mérites du stratège prussien sur le plan théorique. Je suis par exemple convaincu de la pertinence de sa triple définition de la guerre, considérée comme un phénomène social, militaire et politique.

« Clausewitz a eu une approche

un peu réductrice de la ruse. »

Cependant, j’estime que son approche de la ruse est réductrice. Clausewitz considère que la ruse peut être utile sur le plan tactique, mais qu’elle n’a pas de portée stratégique. Pour lui, dans les guerres de masse, il n’est pas possible de surprendre l’ennemi, eu égard au nombre des troupes engagées. Or, dans les guerres du 20e siècle, la ruse a été employée aussi bien au niveau tactique que stratégique. Durant l’opération Fortitude, les Alliés ont intoxiqué l’état-major allemand et ont mis en place une opération d’envergure qui dépasse le niveau strictement tactique. En réalité, les innovations technologiques, comme la radio, l’aviation ou les techniques de camouflage, ont conféré une «  deuxième jeunesse  » à la ruse de guerre, en offrant de nouvelles possibilités en matière de manipulation des perceptions. Il est possible d’intoxiquer l’ennemi à grande échelle. Je dirais même que les stratégies d’intoxication, dans les conflits contemporains, n’ont jamais été aussi décisives. Dans un contexte où la force est très contrainte sur le plan politique, juridique, économique, le rôle des perceptions n’a jamais été aussi fort.

 

Carl von Clausewitz

Carl von Clausewitz.

 

Dans le chapitre justement que vous consacrez aux « renards du déserts » des deux guerres mondiales, vous mettez notamment en lumière différentes opérations d’intoxication de l’ennemi, qui souvent ont d’abord été initiées par des gens de terrain avant de devenir de véritables politiques impulsées au niveau central (ce fut le cas du Royaume-Uni de Churchill notamment). On pense évidemment à l’opération Fortitude... Les opérations d’intoxication et de sabotage qui eurent cours au cours de la seconde Guerre mondiale ont-elles eu un impact déterminant en vue de la victoire finale ? L’Allemagne nazie a-t-elle recouru à de tels procédés ou bien a-t-elle tenté de le faire ?

intox et guerre mondiale

La ruse, sous la forme des opérations d’intoxication, a joué un rôle considérable dans le déroulement des deux guerres mondiales et en particulier de la Seconde. C’est durant la première Guerre mondiale que s’invente le camouflage au sens moderne. Avant la Grande Guerre, les troupes revêtaient l’uniforme pour être vues et distinguées de la population ; au cours du premier conflit mondial, les uniformes se veulent de plus en plus discrets, pour éviter d’être touchés par l’ennemi mais aussi pour l’atteindre sans qu’il puisse visualiser l’attaque. Ce principe de dissimulation et de surprise est certes vieux comme la guerre, mais les évolutions du camouflage dans les guerres modernes mettent bien en évidence la part croissante prise par la ruse dans les stratégies, les Britanniques étant de ce point de vue les plus en pointe parmi les Alliés.

« Auparavant l’œuvre individuelle du stratège,

la ruse devient à partir des guerres du 20e siècle

un travail collectif. »

De manière générale, on observe au cours des deux guerres mondiales une véritable institutionnalisation de la ruse. Des services dédiés, comme la Force A, sont créés sous l’impulsion de Churchill dans le but de coordonner les opérations d’intoxication contre les Allemands. Jusqu’au 20e siècle, la ruse était surtout l’œuvre individuelle du stratège, elle devient à présent un travail collectif. Ces «  forces spéciales  » agissent en petit nombre et dans l’ombre pour que le secret des opérations ne soit pas éventé.

De leur côté, les Allemands ont également utilisé ce type d’intoxication, notamment contre les Soviétiques lors de l’opération Barbarossa en 1941 où les Allemands ont rompu par surprise le pacte de non-agression. Mais les Soviétiques ne sont pas en reste, qui ont intégré depuis les années 20 la notion de maskirovka, qui désigne à la fois le camouflage, la ruse, la surprise… La ruse est donc un élément central du calcul tactique et stratégique durant les deux guerres mondiales, l’enjeu étant d’économiser les forces et d’atteindre moralement l’ennemi.

 

La propagande, largement facilitée par le développement massif des moyens de communication modernes, est-elle la première des ruses à cibler véritablement des populations en tant que telles ?

la place de la propagande

Les conflits contemporains impliquent de plus en plus les populations civiles, qu’on essaie d’influencer et de manipuler par la propagande afin d’infléchir le résultat de la guerre. Les médias de masse, comme la radio, la télévision et aujourd’hui internet jouent à ce titre un rôle décisif. Comme l’avait bien vu le Britannique Liddell Hart, la stratégie étend son domaine d’action à des domaines non militaires. Les médias occupent une place éminente dans les conflits contemporains, les images et les perceptions étant parties prenantes du conflit.

« La propagande opérée à destination

de l’ennemi, notamment l’intoxication,

s’inscrit dans le registre de la ruse. »

La propagande n’est pas en soi une ruse, dès lors qu’elle consiste à diffuser un message à ses propres populations pour les galvaniser, les rassurer ou encore détourner leur attention. En revanche, la propagande opérée à destination de l’ennemi, notamment l’intoxication, s’inscrit dans le registre de la ruse au sens où il s’agit de dissimuler ses intentions et de tromper l’ennemi en vue de le surprendre. Mon propos se focalise sur les ruses mobilisées entre des ennemis exprimant mutuellement des intentions hostiles, non par sur les ruses organisées par le pouvoir politique pour contrôler les populations.

 

L’essor durant la période de la guerre froide de la figure de l’espion, amplement popularisée à partir des années 60 par le personnage de James Bond, est-il le signe d’une prise en compte nouvelle par les États de l’importance de la ruse dans leur conduite des affaires extérieures ? Quid, plus récemment encore, du hacking d’État ?

Durant la guerre froide, l’espion joue un rôle d’autant plus important que le conflit armé entre les deux superpuissances, États-Unis et Union soviétique, est contenu militairement par la présence de l’arme nucléaire. Le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 par les Américains a fait apparaître la dangerosité et la létalité de la bombe. Une fois que les deux «  Grands  » obtiennent la maîtrise de cette technologie, ceux-ci s’orientent vers des stratégies de dissuasion, c’est-à-dire de non-emploi de la bombe. Mais «  l’équilibre de la terreur  » n’est possible qu’au prix d’une action prolongée des services de renseignement. Il s’agit pour les États-Unis et l’URSS de s’assurer, par l’espionnage, que l’ennemi ne cherche pas à utiliser la bombe. Il s’agit également de le déstabiliser autrement que sur le champ de bataille. Ce sont les services de renseignement (français) qui ont identifié la présence de missiles atomiques à Cuba en 1962, ce qui a débouché sur la crise la plus grave de la guerre froide. Dans un contexte où l’usage de la force est rendu quasi-impossible au regard des conséquences que cela engendrerait, la ruse de l’espion occupe donc une place significative de l’espace stratégique.

« Les travaux du regretté Nicolas Auray

ont bien montré la convergence entre

le hacking et la mètis grecque. »

Aujourd’hui, la ruse peut prendre les formes du cyber, à travers les attaques informatiques menées par des «  chevaux de Troie  » modernes. Il est frappant d’observer qu’on emploie un vocabulaire guerrier pour désigner ces attaques contre les systèmes d’information des entreprises, des États ou des partis politiques. La figure du hacker, qu’elle soit étatique ou non, relève de la ruse au sens où le pirate informatique use de son intelligence ingénieuse pour se dissimuler et pénétrer dans les systèmes d’information. Il repère les failles du système et les utilise à son profit. Les travaux du regretté Nicolas Auray ont bien montré cette convergence entre le hacking et la mètis grecque.

 

Nicolas Auray

Nicolas Auray, sociologue du numérique (1969-2015). DR.

 

L’affaissement ayant conduit à l’effondrement de l’URSS est-il dû, en partie, à des manœuvres de ruse de la part des Américains ? Je pense notamment au projet de défense anti-missile IDS dit « Star Wars » dans les années 80, irréalisable pour l’époque mais donc certains disent qu’il avait vocation à entraîner l’Union soviétique dans une ultime course aux armements qui l’auraient mise à genoux ? De manière plus générale : est-ce qu’on a des exemples d’empires ou de constructions politiques importantes qui se sont effondrés ou ont été minés à la suite d’un assaut de ruse ?

la ruse et la chute de l’URSS

Le projet de «  guerre des étoiles  », lancé par Ronald Reagan au début des années 80, avait vocation à souligner les faiblesses soviétiques, sur le plan technologique et économique, sachant que l’URSS n’avait pas su prendre le tournant informatique. On est clairement dans un conflit non-militaire, qui repose sur la perception plus ou moins faussée des capacités militaires, technologiques, économiques de l’adversaire. Dès le début, la guerre froide prend cette dimension à travers la conquête de l’espace et la quête de l’arme nucléaire… La ruse intervient dans le conflit, mais il s’agit d’un affrontement psychologique plus large, où le vaincu est d’abord celui qui se perçoit comme vaincu.

« L’affaire dite Farewell, d’intoxication massive envers

les Soviétiques, a contribué à l’affaiblissement de

l’URSS, qui allait conduire à son implosion. »

Pendant longtemps, les Soviétiques ont compensé leur déficit technologique par l’espionnage industriel. Mais au début des années 80, grâce aux renseignements fournis par les services secrets français (la fameuse affaire Farewell immortalisée au cinéma), le renseignement américain met en place une opération d’intoxication consistant à diffuser de fausses informations aux Soviétiques, quant aux puces informatiques par exemple. Cette opération a affaibli l’URSS et s’est ajoutée aux failles internes qui ont conduit à son implosion sur le plan politique et social.

De manière générale, pour répondre à la deuxième partie de votre question, je ne dirai pas que la ruse, à elle seule, peut faire s’effondrer des États ou des empires. Tout mon propos est de montrer que la ruse est impuissante sans la force et que la force est aveugle sans la ruse. Ruse et force constituent deux données essentielles de la grammaire stratégique.

 

Alors que cette époque de la guerre froide avait quelque chose de prévisible, de gérable, l’ère actuelle, tristement marquée par le terrorisme globalisé, est celle des conflits asymétriques, où l’ennemi est invisible et la menace diffuse. On essaie au maximum de répondre à la ruse par la ruse, voyant que la force pure est ici parfois inopérante. Comment nos élites stratégiques et militaires sont-elles formées à ces paramètres nouveaux ? Le sont-elles de manière satisfaisante à vos yeux ?

face à la menace terroriste

Attention à l’illusion rétrospective ! Je ne dirai pas que la guerre froide avait quelque chose de plus «  gérable  » et «  prévisible  » que le terrorisme djihadiste actuel. Je ne dirai pas non plus que la guerre froide était plus lisible, même si les belligérants étaient nettement caractérisés sur le plan institutionnel et politique.

La menace nucléaire faisait peser une grande incertitude sur les relations internationales, et les risques engendrés par l’usage de la bombe étaient bien plus grands que les conséquences supposées du terrorisme djihadiste. Mais il est toujours plus facile de dire que le monde était autrefois plus compréhensible, voire moins dangereux. Cela fait partie d’une rhétorique qu’on trouve à tous les niveaux de la société et qui est souvent un alibi pour ne pas penser précisément, et regarder en face, les menaces qui nous touchent réellement.

« Dans le cadre du terrorisme, l’attentat est une ruse

du faible, utilisée par nécessité et non par choix,

pour compenser un déficit de force. »

Dans le cadre du terrorisme, on a affaire à une ruse du faible, qui est utilisée par nécessité et non par choix. Les groupes djihadistes vont recourir à la ruse pour compenser leur déficit de force. Le problème des États, notamment occidentaux, réside dans la persistance de sentiments contrastés, à la fois toute-puissance et vulnérabilité. Les responsables politiques ont souvent tendance à sous-estimer le risque terroriste quand celui-ci se profile et à surestimer la menace lorsqu’elle devient réalité.

Par exemple, les États-Unis ont eu beaucoup de mal à prévoir les attentats du 11 septembre, y compris sur le plan du renseignement, d’abord parce qu’ils ne pouvaient pas imaginer que les principaux symboles de leur puissance politique (Maison blanche), militaire (Pentagone), économique (World Trade Center) allaient être touchés. Pourtant, la CIA disposait de professionnels très compétents, de moyens technologiques supérieurs et d’informations sérieuses et recoupées. Mais on peut faire l’hypothèse que les États-Unis, à l’image du Pharaon égyptien contre les Hébreux, sont partis du principe qu’ils étaient invulnérables et qu’une telle attaque était inconcevable. Le risque d’attaque massive de type terroriste a donc été sous-estimé.

Mais d’autre part, à la suite de ces attentats qui ont constitué un énorme traumatisme, le pouvoir politique américain a pratiqué une forme de surenchère sécuritaire et belliqueuse, déclarant «  la guerre au terrorisme  » globalisé, alors même qu’on ne déclare pas la guerre à un mode d’action, mais à un ennemi au sens politique. Du même coup, les États-Unis ont donné une importance disproportionnée à la menace terroriste, ce qui n’a sans doute pas aidé à la résorption du problème.

« Double travers, détecté en France comme aux

États-Unis : sous-estimation du risque induit

par le terrorisme en amont, et surréaction

"belliciste", souvent contre-productive, en aval. »

On aurait tort toutefois de considérer qu’en Europe et notamment en France, nous sommes épargnés par ces erreurs d’appréciation. Au contraire, les attentats de 2015 et 2016, à Paris et à Nice, ont fait apparaître le même type de réaction des autorités politiques : d’un côté, sous-estimation du risque induit par le terrorisme et, de l’autre côté, surestimation de la menace par une réaction «  belliciste  » disproportionnée.

S’agissant de la formation des élites à la stratégie militaire, je dirais qu’elle est souhaitable et même essentielle au regard de ce que je viens de décrire, car elle permet d’injecter du rationalisme dans un univers dominé par la panique morale et les perceptions faussées. Je ne dis pas qu’il ne faut pas tenir compte des émotions, mais celles-ci doivent être dominées par la raison politique, quitte à ce que les émotions constituent un ressort de l’action politique elle-même. Les terroristes y parviennent, pourquoi pas nous ?

 

Pour quelles manifestations historiques de ruse avez-vous la plus grande admiration ? Quels-sont à l’inverse les actes de « perfidie » qui pour vous ne méritent que mépris ?

perfide en guerre

Je dois dire que je ne me suis jamais posé la question ! Évidemment, j’ai une tendresse spontanée pour le Cheval de Troie, mais c’est un sentiment «  littéraire  » pour un épisode mythologique. Je suis également impressionné par les ruses de Thémistocle à Salamine ou celles d’Hannibal contre les Romains… Mais mon travail n’a pas vocation à compter les bons et les mauvais points. Je m’efforce de sonder l’âme humaine à travers le phénomène guerrier.

« La perfidie en temps de guerre, c’est d’après

la définition actuelle le fait de briser la distinction

entre combattants et non-combattants. »

Quant à la perfidie, je m’en tiendrai à la définition juridique actuelle en droit des conflits armés : elle consiste en une atteinte à la bonne foi élémentaire dans la guerre, brisant la distinction entre combattants et non-combattants. Par exemple, la perfidie est caractérisée lorsque des militaires revêtent les habits humanitaires pour attaquer l’ennemi. Ces actes-là ne relèvent pas de la ruse de guerre licite, mais de la perfidie prohibée au sens où ils ruinent la confiance qu’on maintient, en dépit de l’état de guerre, à l’égard des travailleurs humanitaires. Ces actes, qui ne sont en rien admirables, hypothèquent les chances de la paix.

 

Le fameux penseur florentin Machiavel, central dans votre ouvrage, avait en son temps (celui de la Renaissance) révolutionné la philosophie politique, apportant notamment dans la réflexion le fait de «  politiser la guerre  » et de «  belliciser la politique  ». Où est la force, et où est la ruse, dans l’exercice de la politique interne dans nos démocraties ? La maîtrise de la rhétorique constitue-t-elle un élément déterminant dans l’escarcelle de celui qui, dans ce milieu, entend « ruser » ?

Machiavel, et l’art du politique rusé

Machiavel considère que les qualités du chef de guerre (patience, sang froid, audace…) prévalent dans le domaine politique. La guerre est le modèle d’action à partir duquel Machiavel forge sa vision de la politique. Le gouvernant, tel que Machiavel le décrit, est un stratège qui transpose son savoir-faire militaire dans le domaine politique et qui fait de la guerre la question politique par excellence. C’est ainsi que Machiavel politise la guerre d’un côté et «  bellicise  » la politique de l’autre. La transgression machiavélienne réside dans ce double mouvement qui rompt avec les perspectives chrétienne et humaniste.

Dans la philosophie politique, héritée de Platon et d’Aristote, le temps ordinaire de la politique est séparé du temps extraordinaire de la guerre. La politique se déroule dans les murs de la cité tandis que la guerre a lieu, dans l’idéal, sur une plaine dégagée à l’écart de la cité. De plus, la science politique grecque, comme le montre Pierre Manent, est une science de la cité, alors que la science politique de Machiavel est tout entière contenue dans l’art de conquérir et de conserver le pouvoir. Pour Machiavel, la question du régime politique, monarchie ou démocratie, importe peu également, tandis que c’est un point central pour Platon et Aristote. En outre, Machiavel renverse la hiérarchie entre l’intérieur et l’extérieur ; pour Platon et Aristote, la politique intérieure l’emporte sur l’action extérieure. C’est l’inverse qui est vrai pour Machiavel, une communauté politique incapable de se défendre militairement des agressions extérieures n’étant pas viable. Enfin, le monde de Machiavel est hostile. Il se caractérise par l’instabilité, la fragilité des situations, l’instabilité de l’âme humaine, le hasard et l’aléa, autant de réalités qu’on ne peut conjurer, tandis que le monde de Platon et Aristote est ordonné par le régime politique.

Dans ce contexte, dit Machiavel au chapitre XVIII du Prince, il faut savoir être lion pour effrayer les loups et renard pour éviter les pièges. Force et ruse sont à la fois les deux qualités du stratège et du gouvernant. Machiavel ne dit pas qu’il faut être rusé en toute occasion. Il estime que le prince ne peut avoir toutes les qualités humaines, mais qu’il doit paraître les avoir. La ruse n’est pas seulement un procédé trompeur, mais une forme d’intelligence qui permet au prince de «  colorer sa nature  ». Machiavel renoue ici avec le sens antique de la mètis, tout en affirmant la continuité de la guerre et de la politique. Il n’est pas loin d’inverser la formule de Clausewitz (la guerre comme continuation de la politique) avant l’heure. Machiavel est le dernier des Anciens et le premier des Modernes.

« Hors les caricatures, on peut dire que, pour

Machiavel, le bon politique est celui qui sait

composer avec les "humeurs" du peuple. »

Dans le contexte démocratique, marqué par la volatilité et la pluralité des opinions, les qualités identifiées par Machiavel sont très utiles au gouvernant. Elles lui permettent de se montrer sous un visage différent selon les situations, en utilisant la parole bien sûr mais aussi les apparences, les images, les perceptions, les émotions. Il convient cependant de ne pas réduire Machiavel au machiavélisme, au sens d’un cynisme qui consisterait à mépriser le peuple et à le manipuler. Au contraire, Machiavel est plutôt du côté de la République et de la démocratie. Il estime que les gouvernants comme les peuples ont leurs «  humeurs  » et, comme l’a montré Claude Lefort, Machiavel interprète la politique à partir de la variable du conflit. L’art de gouverner, c’est l’art de dominer les conflits, de les apaiser, de rendre justice autant que possible à chacune des parties et de trancher dans le vif lorsqu’un compromis est impossible. Pour Machiavel, il n’y a rien de pire que la voie moyenne. La politique ne suppose pas de donner à tout le monde mais de décider. Cependant, toute décision arbitraire déclencherait le courroux du peuple, ce qui serait le pire des choix.

 

Machiavel

Niccolò Machiavelli.

 

L’actualité internationale est dominée par les inquiétudes autour de l’affaire nucléaire nord-coréenne, et sur ce sujet la surenchère verbale et de menaces à laquelle se livrent Kim Jong-un et Donald Trump n’est pas pour rassurer... Ce qui inquiète aussi, c’est la personnalité de l’un et de l’autre, qui passent pour impulsifs et imprévisibles. Est-ce qu’on est là à votre avis en présence de part et d’autre d’une ruse, de postures rappelant celle de l’ « homme fou" dont parlait Kissinger à propos de Nixon ?

Trump, Kim, jeux de ruse ?

La meilleure manière de dissimuler sa ruse, et ainsi de ne pas attirer l’attention des éventuels concurrents, est de se faire passer pour bête ou pour fou. Bien sûr, simuler la folie est un jeu dangereux auquel on peut se prendre, mais après tout, Machiavel, dans un chapitre des Discours consacré à l’attitude de Brutus avant l’assassinat de César, montre «  combien il peut être sage de feindre pour un temps la folie  ». Je dirai donc qu’avec Trump et Kim Jong-un, il ne faut pas s’arrêter aux apparences et à leur personnalité impulsive, imprévisible voire pathologique, ne serait-ce que par prudence.

« Trump est d’autant plus dangereux que son

comportement politique est faussement

simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse... »

Dans le cas de Trump, il est clair qu’il a été sous-estimé par l’état major républicain et par les commentateurs autorisés, qui ont mis beaucoup de temps à prendre au sérieux l’hypothèse de son élection, le problème étant que tous ont été aveuglés par l’image médiatique qu’il renvoyait. Trump l’a emporté d’autant plus facilement qu’il n’a pas été jugé à sa juste valeur. N’oublions pas qu’il a été choisi par les électeurs républicains dans l’élection primaire, puis par les Américains au niveau national. On peut bien sûr le regretter, refaire l’élection, souligner les faiblesses de sa concurrente Hillary Clinton, mettre la victoire de Trump sur le compte d’un concours de circonstances… Mais on a eu tort, et on aurait tort à nouveau, de négliger son habileté politique. À mes yeux, le personnage est d’autant plus dangereux que son comportement politique est faussement simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse, qualité utile dans le monde des affaires dont il est issu.

« La stratégie de Kim est plus prévisible que celle

de Trump, puisque le dictateur nord-coréen est

un pur produit du système dont il est issu. »

Le cas de la Corée du Nord est différent puisqu’on a affaire à un régime totalitaire et héréditaire. Kim Jong-un est au pouvoir parce qu’il est le fils de son père, mais cela n’exclut pas d’être intelligent et malin. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse : la grossièreté du personnage n’est pas forcément un gage d’intelligence. Kim est d’abord le produit d’un régime nord-coréen qui, comme tout régime totalitaire, est fondé sur la terreur et l’intoxication. La ruse, au sens tactique de la dissimulation et de la tromperie, constitue une donnée intrinsèque du système politique et non une œuvre individuelle. En ce sens, la stratégie de Kim Jong-Un est plus prévisible que celle de Trump. Le chef d’état nord-coréen développe la bombe avec le souci d’être reconnu sur la scène internationale, estimant qu’en dépit de ses sorties menaçantes, Trump n’ira pas jusqu’à briser l’équilibre de la terreur. C’est étonnant car on retrouve quelque chose de l’incertitude de la guerre froide, mais dans un système international qui n’est plus bipolaire.

 

Je l’indiquais en ouverture de cet entretien : les deux figures de la mythologie homérique, Achille et Ulysse, incarnent respectivement la ruse et la force, tout au long de votre ouvrage. À titre personnel, Jean-Vincent Holeindre, si vous devez en choisir un, lequel de ces deux personnages respectez-vous et estimez-vous le plus, et pourquoi ?

qui d’Achille ou d’Ulysse... ?

Les deux personnages sont également intéressants par leur ambivalence et les tourments qui les assaillent. Ces tourments sont universels. Homère met en lumière deux figures du guerrier qui sont à la fois antithétiques et complémentaires. Ulysse n’est pas seulement l’antithèse d’Achille, c’est aussi son double, son alter ego.

D’un côté, Achille est un guerrier, fort, courageux, qui dispose de qualités physiques et morales exceptionnelles, mais il est orgueilleux. Il ne cherche pas la victoire, mais la «  belle mort  » du guerrier, obtenue au combat. Il meurt au champ d’honneur, non pour honorer sa patrie mais pour nourrir sa gloire personnelle. Il veut briller, c’est un élément essentiel de sa gloire héroïque, mais aussi de son hubris, terme grec qu’on pourrait traduire par démesure.

« On a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse

en nous, il est très difficile de les séparer. »

Ulysse, quant à lui, est petit, malingre, menteur, roublard. Il ne possède aucune des qualités physiques et morales du héros grec. Son identité est trouble. Pourtant, c’est lui aussi un héros, qui se distingue par son intelligence, son habilité, sa ruse. Si Achille est la quintessence du soldat, Ulysse est la première figure de stratège. Il mobilise toute son intelligence pour vivre et pour vaincre, car il est plus que tout attaché à sa famille, à sa patrie et à sa propre existence. Je crois qu’on a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse en nous, et qu’il est très difficile de les séparer.

 

Vous venez d’intégrer l’Université Paris 2 Panthéon-Assas en tant que professeur de science politique, et êtes rattaché au Centre Thucydide. Comment abordez-vous cette nouvelle aventure, et quels sont vos objectifs ?

le Centre Thucydide

Je suis tout d’abord heureux et honoré d’avoir pu réintégrer cette université au sein de laquelle j’ai commencé ma carrière en tant qu’enseignant titulaire. Une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le centre Thucydide, spécialisé en relations internationales, tient à mon souhait de faire dialoguer la science politique et le droit sur les questions internationales. Je n’ai pas de formation juridique mais à force de travailler avec des collègues juristes au sein des facultés de droit, à Poitiers et à Paris, j’ai pris conscience de la centralité de cette discipline pour étudier la politique et notamment l’international.

Au Centre Thucydide, avec son directeur Julian Fernandez qui est professeur de droit public, nous menons des projets en relations internationales, qui croisent les perspectives de juriste et de politiste. C’est une grande richesse. Par ailleurs, je dirige depuis peu le Master de Relations internationales de l’Université Paris 2, qui rattaché au Centre Thucydide. Ce master est co-habilité avec l’Université Paris-Sorbonne, et je l’anime aux cotés de mon collègue historien Olivier Forcade, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne. Cette collaboration entre droit, science politique et histoire correspond à ma conception de l’Université et à ma manière de faire de la recherche. J’essaie de transmettre tout cela aux étudiants, et c’est un grand bonheur !

 

Vos ambitions, vos projets (perspectives de recherche mais « pas que ») pour la suite ?

« Une de mes ambitions est de faire dialoguer

le monde universitaire et celui des militaires. »

J’envisage un nouveau livre sur l’Antiquité, mais le projet n’est pas suffisamment avancé pour que je puisse en parler. Je prépare à plus brève échéance un petit manuel sur les études stratégiques, l’idée étant de synthétiser tout ce que je peux apprendre comme directeur scientifique de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire. Composé d’environ 40 agents, dont une trentaine de chercheurs, c’est en quelque sorte le centre de recherches en sciences humaines et sociales du Ministère des Armées. L’une de mes ambitions est de faire dialoguer le monde universitaire et celui des militaires. Mes fonctions à l’IRSEM, que j’occupe depuis fin 2016, y contribuent.

 

Un dernier mot ?

Merci pour ces questions, nombreuses et pertinentes, qui m’ont conduit à clarifier certains points et m’ont poussé dans mes retranchements !

 

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25 juillet 2022

Bastien Kossek : « J'aurais adoré avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »

J’ai la joie, pour ce nouvel article estival, et donc un peu plus léger, de vous présenter pour la deuxième fois Bastien Kossek, 30 ans, journaliste et passionné de chanson française. Sa première apparition sur Paroles d’Actu, ce fut dans le cadre d’une interview à trois partagée avec Frédéric Quinonero (que je salue ici) autour d’une passion commune : Michel Sardou. Un an tout juste après cet entretien, Bastien Kossek allait sortir un ouvrage remarqué, composé de témoignages inspirés sur le chanteur : Sardou : Regards (Ramsay, 2019).

 

Sardou Regards

 

Bastien Kossek est donc de retour pour ce nouvel article, et cette fois c’est un roman, son premier, qu’il nous présente : dans Chagrins populaires (Ramsay, 2022), on suit les splendeurs et les misères de la vie amoureuse de Paul, protagoniste qui ressemble beaucoup à l’auteur... Il y est aussi largement question de cette chanson française que Bastien, pardon que Paul aime tant : subtilement amenés, ce sont des hommages bienvenus à de grosses stars de son époque fétiche (les années 60-70), les Sardou, Eddy, Delpech, mais surtout aux oubliés de ces temps-là : Dick Rivers, William Sheller ou encore Marcel Amont (auquel je fais un coucou amical au passage). Je remercie Bastien pour cet échange riche au cours duquel il n’a pas été avare en confidences. Pour le reste, je ne peux que recommander la lecture de son roman, fin et sensible : il parlera aux "amoureux au cœur blessé", aux nostalgiques aussi. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Bastien Kossek : « J'aurais adoré

avoir 25 ans au milieu des années 60 ! »

Chagrins populaires

Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022).

 

Qu’as-tu mis de toi dans Chagrins populaires (Ramsay, juin 2022), un roman qui sonne très autobiographique ? C’est difficile d’écrire sur soi quand comme toi on raconte souvent la vie des autres ?

Oui c’est très autobiographique en effet. Je l’ai écrit au départ pour des raisons qui ne sont plus tout à fait celles pour lesquelles je le publie aujourd’hui. Au début, je pense que je voulais exprimer des choses que je ne pouvais pas vraiment dire autour de moi. Ceux qui l’ont lu - ma mère parmi les premiers - sont un peu "tombés de haut". Parce que ce que ressent Paul dans le roman, je ne l’ai montré à personne. Je pense même que j’aurais été incapable de dire tout ça, même aux gens les plus proches de moi. Finalement, ce dont on s’aperçoit aussi dans ce livre, c’est que, ceux qui m’ont le plus parlé, ce sont les chanteurs, les artistes que j’ai écoutés pendant cette période-là. Je l’ai fait... j’ai mis du temps à le faire lire.

Pendant longtemps, j’ai pensé que ce manuscrit resterait secret… mais il y a parfois des déclics accidentels, de providentiels hasards. Je te donne un exemple : quand j’ai terminé de l’écrire, j’ai imprimé quelques pages chez ma mère, parce que j’aime me relire sur papier. J’ai laissé traîner deux feuilles sur le bureau. Le soir, ma mère m’envoie un texto : "C’est super, j’ai lu ce que tu es en train d’écrire". Je l’ai appelée, en lui disant un peu vivement que ça n’était pas pour elle. Et je m’en suis tellement voulu que le lendemain, j’ai imprimé tout le manuscrit et je lui ai dit : "Maintenant que tu as lu deux pages, je te donne le tout, tu verras de quoi il s’agit". Pas mal de choses comme ça. Écrire un roman est une expérience solitaire mais malgré tout il y a eu de petits déclics extérieurs. Parfois, des potes m’appelaient la nuit, je leur lisais les pages sur lesquelles je travaillais. J’étais en contact avec des éditeurs, au départ intéressés, qui voulaient notamment que je modifie les équilibres entre l’histoire d’amour et les histoires de chanteurs, en faveur de l’histoire d’amour. Mais ça aurait voulu dire, inventer, et ça je ne voulais pas. Tout est vrai en fait, là-dedans. J’ai laissé tel quel, laissé passer un an et demi, et étant en contact régulier avec un éditeur de chez Ramsay, la décision a été prise ensuite de publier.

 

Est-ce que ça a été compliqué, de laisser ce texte tel quel pour édition, comme une forme de mise à nu appelée à devenir publique ?

Comme je ne l’ai pas trop relu, je ne me suis pas rendu compte. Je pense être celui qui aime le moins mon livre, et aussi celui qui le connaît le moins. Une anecdote récente : j’ai sympathisé avec Manu, qui travaille à La Grand Librarie - la librairie indépendante d’Arras, où j’ai mes habitudes. On discutait, et dans la conversation, il faisait plein de références à mon livre. À un moment, Paul parle des épis qu’il a dans les cheveux, il m’a fait une vanne là-dessus, et j’ai mis dix secondes à percuter qu’il parlait de mon livre. À un moment, il a évoqué Vianney, et je ne me souvenais plus que je lui avais adressé un - gentil - petit tacle à un moment du bouquin. Il y a aussi une allusion à Patrick Bruel, quelqu’un qui le connaît m’en a parlé... Bref, je ne l’ai pas relu, sauf pour les corrections : si j’avais relu attentivement mon texte, j’aurais certainement écrit des choses différemment. Là, c’est resté comme ça m’est venu.

 

 

Et n’a-t-on pas des réserves, à l’idée de justement publier quelque chose d’aussi personnel, ne serait-ce qu’au niveau d’une forme de pudeur des sentiments ?

Maintenant que c’est sorti, je ne m’angoisse plus avec ça. Si ça permet à des gens de mieux me comprendre, c’est tant mieux - mais ce n’était pas un objectif. Tu sais, j’ai mis beaucoup de temps avant d’imaginer pouvoir refaire ma vie, et ça n’était pas évident pour tout le monde. Souvent, les gens de ma génération tournent vite la page après une déception, parfois ils accumulent les relations... et certains que je connais ne me comprenaient pas. J’ai l’impression que, pour beaucoup, les relations sont interchangeables, en amour comme en amitié. Moi je ne crois pas du tout à ça : quand j’aime quelqu’un, je l’aime pour des raisons précises. Pour moi les choses ne s’annulent pas.

 

Qu’est-ce qui dans la compo de ce roman a été douloureux, et qu’est-ce qui a été jouissif ?

Douloureux... Rien. Quand j’écrivais, je ne devais pas être au top de ma forme, alors mine de rien, écrire, ça me faisait plutôt du bien. Mettre sur papier des choses que personne ne savait m’a fait du bien. Ce qui a été jubilatoire ? Parler de mes chanteurs. C’était toute une période où j’étais dans le post Sardou (Regards, Ramsay, 2019, ndlr), post succès commercial. Beaucoup d’éditeurs qui te contactent, qui te proposent des choses... On m’a proposé de faire un livre similaire au Sardou sur Goldman, pour ses 70 ans, ce que je n’ai pas forcément voulu faire. J’ai besoin de mener des projets qui répondent aux envies profondes que je peux avoir. Il faut que ça soit sincère, presque viscéral, pour que je m’engage dans quelque chose. C’est pourquoi je n’aime pas trop répondre à des commandes. Les rares fois où je l’ai fait, je n’ai pas été épanoui, etc. Dans ce milieu, il y a souvent un monde entre ce qu’on te promet et la réalité. Moi, quand je promets, je tiens. Je n’ai pas de mérite… ça vient de mon éducation, c’est sûr. Si je ne suis pas sûr de pouvoir honorer ma parole, je ne fais pas.

Ces dernières années, je suis arrivé avec deux projets, des formats un peu originaux : un sur Dick Rivers, un sur William Sheller. Limite, les mecs ont rigolé. Quand j’ai présenté celui sur Dick Rivers, l’éditeur m’a dit : "Elle est géniale ton idée… tu veux pas plutôt me faire la même chose sur Johnny ?!". J’ai compris qu’on n’accordait plus suffisamment de valeur commerciale à ces artistes pour qu’on leur consacre des documentaires, livres ou télé. Pour moi, quand j’aime, peu importe que le mec chante devant 100 000 personnes ou dans une salle des fêtes. J’aime l’artiste, indépendamment de son succès. Si j’avais une notoriété j’aimerais la mettre au service de gens moins connus. Mais Bastien Kossek ne pouvait pas écrire sur Dick Rivers, ça faisait deux mecs qui n’ont pas de succès, en gros. Mais, donc, dans le cadre d’un roman, je suis super content de pouvoir parler de ces gens.

 

Coucher sur papier les travers de ce Paul un peu égocentrique et tellement malheureux d’avoir perdu la Joséphine qu’il aimait, ça t’a aidé à évoluer toi-même ?

Je pense bien, oui. J’ai fait de Paul une version aggravée de moi. Mais c’est bien, parce que ce livre m’a permis de mettre sur papier plein de bons souvenirs. Et toutes les erreurs que j’ai commises. On est tous amenés à en commettre, par contre je crois que si je les faisais à nouveau, ça ne serait pas pardonnable.

 

Je te sens plus fin que ça, et que ce Paul parfois très agaçant...

Oui, on a du mal à l’aimer... J’espère quand même qu’on le trouve un peu attachant. Mais il est maladroit, c’est le moins qu’on puisse dire.

 

Si toi, narrateur extérieur, tu devais intervenir à un moment du récit pour donner un coup dans la gueule à Paul ou plus simplement un conseil, à quel moment, et quel serait-il ?

Dès le début ! Dès le premier jour. Lors de leur vraie première rencontre, il est malade et Joséphine arrive non pas avec trois médicaments, mais la pharmacie entière. Dès ce moment-là... et après on s’habitue. On s’habitue à tout dans la vie. À être le centre du monde, à être traité comme un prince... Et clairement, c’est pas bon. Cette attitude a causé la perte de Paul, je pense. Et il faut aussi partager ses passions, il n’y a pas que la chanson française dans la vie... Il faut savoir s’intéresser aux passions de l’autre.

 

Il y a sans surprise quand on te connaît un fond musical sonore omniprésent : celui que compose la chanson populaire des années 60-70, en ce temps où la moitié des vedettes se prénommaient Michel, dont Sardou et Delpech, parmi tes préférés. (Polnareff aussi me souffle-t-il après lecture de ce court énoncé) Qu’est-ce qui t’a fait tomber puis baigner dans ce bain-là malgré j’ai envie de dire, ton jeune âge ?

Chez ma grand-mère, c’était un peu le grand sujet : les chanteurs. Il y avait toujours de la musique qui passait. Ma grand-mère était fan de Serge Lama, ma mère aimait Sardou. Mes oncles aimaient Johnny... Il y a des familles où ça parle de politique, d’autres où ça parle de sport, moi dans ma famille c’était la chanson. On est une famille du bassin minier, ma grand-mère vivait dans les corons, mes oncles étaient ouvriers... Il y avait quelque chose... et les Sardou, les Delpech ont eu beaucoup de succès dans ces milieux populaires. Après, ce goût, c’est inexplicable. J’y suis revenu tout seul quand j’étais ado. Je théorise beaucoup sur ma passion mais il n’y a pas d’explication : si j’avais pu choisir, j’aurais peut-être choisi quelque chose qui passerait plus facilement.

 

 

Parfois on ne choisit pas ce qu’on aime ni même, qui on est, si on avait pu choisir on aurait pris le chemin le mieux accepté : je ne veux pas faire de parallèle hasardeux, mais c’est valable par exemple, aussi, pour sa sexualité. C’est tout à fait ce que dit Sardou quand il explique le texte de sa chanson Le privilège. Le gamin de cette chanson, il n’a pas choisi, et on devine bien ce qu’il lui faut de courage pour dire qui il est vraiment. Tout ça pour t’expliquer, pour en revenir à la musique  - tu remarqueras que, comme mon personnage, j’ouvre souvent de longues parenthèses ! -, que je n’ai pas choisi d’aimer la variété française. C’est un marché qui est sinistré, la plupart de ces artistes sont soit décédés, soit hors du jeu artistique. Si j’avais pu choisir, j’aurais été fan de rap, ça aurait été magnifique : j’aurais connu une époque de création foisonnante, j’aurais vu plein de concerts, des disques sortant chaque semaine, Skyrock branché tout le temps. Mais j’ai pas choisi... J’y pense parfois, je me dis : j’ai 30 ans, ils sont tous morts ou presque, qu’est-ce que je vais devenir ?

 

D’ailleurs à un moment du récit, Paul dit à Joséphine : "On aura tout le temps de voyager quand tous mes chanteurs seront morts"... Sans trop raconter l’intrigue, j’ajouterai que ce Paul très féru de supports physiques à la papa trouve finalement intérêt, et même un peu plus que ça, à s’initier à la conso numérique et au partage social de ses musiques. Et toi penses-tu sincèrement que les outils d’aujourd’hui peuvent contribuer utilement à transmettre le goût de plaisirs anciens ?

Je pense que oui. Comme mon personnage, j’en suis devenu adepte. Au moment où je te parle, je suis en voiture, mon appli tourne toute la journée. Si je veux faire découvrir des chansons à des gens autour de moi, c’est quand même plus pratique que de les faire venir dans mon bureau pour leur passer un vinyle. Là je leur passe le son, je peux leur raconter l’histoire du titre, du chanteur... Je suis un grand collectionneur de disques : j’achète des vinyles mais ils vont tourner deux ou trois fois. Par contre, la chanson, je l’écoute inlassablement, dans ma voiture ou autre, en numérique. Mon temps d’écoute, c’est 95% de numérique et 5% de physique en ce moment, et ça se rapproche des ventes actuelles. Je reste très attaché au physique, aux pochettes, etc. Mais j’aime aussi le dématérialisé, pour son côté pratique.

 

Et tu penses que ça peut aider à faire connaître ces chansons anciennes auprès de jeunes publics ?

J’espère... Après, si tu regardes le top des ventes albums, c’est beaucoup du rap, essentiellement grâce au streaming. Donc, je me fais peu d’illusions : je ne pense pas qu’un mec de 20 ans veuille se faire l’intégrale de Julien Clerc. Idem quand Cabrel ou Goldman ont finalement accepté de mettre leur catalogue en ligne : pas sûr que la jeunesse française se soit précipitée dessus... Mais prends par exemple, Bécaud. Il est à mon avis le grand oublié de la chanson française depuis sa disparition. Sa chanson Je reviens te chercher a tourné partout dans une pub liée au Covid. Je suis persuadé que des gens qui ne la connaissaient pas ont Shazamé, puis streamé... Même chose pour William Sheller, avec sa chanson Un endroit pour vivre qui a été utilisée pour la pub d’Intermarché il y a quelques mois... J’espère qu’il y a des curieux voulant découvrir une autre chanson de tel artiste, puis une autre, etc... Je pense que ça ne séduira pas des masses, mais si au moins ça plaît à quelques individus... Pour mon livre c’est pareil : ça ne séduira pas les masses, mais j’ai eu des retours de gens qui, lisant le bouquin, écoutent les chansons en même temps. Je fais des tartines, presque trop je pense, sur l’album "Comme vous" de Michel Delpech, mais plein de gens m’ont dit qu’ils l’ont écouté, et ça m’a fait super plaisir. Avoir eu cette curiosité.

 

 

Oui, il y a aussi la vertu de ces albums de reprises par des chanteurs de maintenant qui remettent en lumière des anciens... Bon, et finalement tu l’aimes notre époque ? Si un gars un peu allumé te proposait de partir en DeLorean, avoir 25 ans en 1965, tu dirais oui et si oui, aller-retour ou aller simple ?

J’adorerais ! Je pense que ce serait un aller simple. Je suis terrifié quand j’entends les mecs qui ont vécu cette génération et qui sont un peu en mode : "C’est bien d’avoir ton âge"... Bah non, en fait. Ils n’ont peut-être pas pu en profiter, mais moi, tu me fais revenir à 25 ans au milieu des années 60, je sais que je vais kiffer pendant 20 ou 25 ans.

Anecdote : je me suis très bien entendu avec un monsieur, Régis Talar, qui était le fondateur et directeur de la maison de disques Tréma, qui était la première maison de disques indépendante française. Ils ont eu Sardou en tête d’affiche, ils ont eu Aznavour et failli avoir Claude François... Je me suis lié d’amitié avec cet homme à la fin de sa vie. Il me fascinait : il avait 80 ans, mais j’allais le voir dans son bureau, bureau magnifique, des disques d’or partout, il était à genoux sur sa moquette, il se faisait sur papier les tableaux de la Coupe du monde, c’était à l’été 2018. Tel match, telle affiche, sur TF1 à telle heure... Un gosse ! Je lui demandais toujours de me raconter des anecdotes sur la création de Tréma, son développement...

Un jour j’en suis venu à lui demander : vous pensez que si j’avais eu l’âge que j’ai à cette époque-là, on aurait travaillé ensemble ? "Quoi, tu aurais voulu chanter ?" Non, être comme vous, producteur, attaché de presse, faire partie de la maison Tréma. Il m’a dit que si j’étais venu frapper à sa porte, avec ma personnalité, mon côté passionné, il m’aurait engagé. Et ça m’a fait hyper plaisir. Mais voilà, ça me fait une belle jambe. J’aurai jamais 25 ans dans les années 70, et je ne serai jamais de l’aventure Tréma ! Donc pour répondre à ta question, oui j’irais ! Mon père est né en 1955, il a l’âge de partir en retraite. Il a vécu des choses magnifiques, et je crois qu’il n’aurait pas envie d’avoir mon âge aujourd’hui. Il est bien content d’avoir eu cet âge dans les années 70.

 

Donc tu renoncerais à tout pour partir ?

(Il hésite) Moui... Il y a bien des mecs qui veulent aller sur la Lune, ou tester des choses pour être immortels. Moi ça j’aimerais bien. C’est une expérience que j’aimerais vivre !

 

Finalement, tu l’aimes un peu quand même notre époque ?

Pas des masses... Après, on a l’impression que mon personnage en souffre. Moi, je suis lucide, je pense l’être. Je vois et j’entends des trucs improbables, mais ça ne m’empêche pas de vivre. Je ne suis pas en souffrance au quotidien. Je vis, comme un mec de 30 ans, même si un peu immature, mais pas calfeutré comme lui. Je fais avec l’époque, je sais ce que j’en pense, je ne vais pas la combattre parce que je n’y peux pas grand chose...

 

Si tu avais pu passer une heure avec un artiste disparu, lequel et pour lui raconter quoi, lui demander quoi ?

Réponse très simple, parce que globalement, je n’ai pas envie de rencontrer mes idoles, par peur d’être déçu par ce qu’ils sont et par ce que la notoriété a pu faire d’eux. Parmi tous, Eddy Mitchell me semble être le mec le plus "normal" de la bande. Donc ça aurait pu être une réponse... mais la vraie réponse que je vais te faire, ce sera Dick Rivers. J’ai ce regret, et je me sens presque coupable de l’avoir tant aimé après sa mort. Je le raconte dans mon livre : ce qui m’a donné envie de découvrir Dick Rivers, c’est cet article paru le jour de sa mort, dans lequel le journaliste a trouvé le moyen de se moquer de lui, de son allure, de sa crinière noir corbeau, de ses santiags – en plus, c’était pas des santiags mais des bottes de cow-boy ; rien à voir ! Moi, j’ai trouvé ça improbable de le caricaturer à ce point, même ce jour-là... Alors, je me suis renseigné, j’ai voulu faire mon propre avis, j’ai commencé à écouter ses chansons...

Petite anecdote : avant de faire mon livre Sardou, j’ai bossé avec Amir sur lequel je faisais un documentaire, pour la télé. Un jour, je vais tourner chez Warner, rue des Saints-Pères, parce que pour ce docu je devais interviewer la patronne de la maison de disques. C’était vers l’été 2017, il n’y avait personne chez Warner. Je dis des banalités à mon interlocutrice : "C’est vide chez vous, personne ne bosse ?". Elle me répond, en gros que si, il y a Dick Rivers qui vient les "saouler régulièrement". "Et d’ailleurs, il est encore sûrement à l’étage du bas, avec son manager". Je ne connaissais pas vraiment Dick Rivers, mais je me souviens que j’ai trouvé le moyen de rire de lui, d’avoir cette complicité avec une dame que je venais tout juste de rencontrer. Maintenant je me sens coupable. Je me dis : si je savais tout ce je sais maintenant sur lui, et sachant qu’il était un étage en-dessous de moi, mais j’aurais été le plus heureux du monde, je me serais fait un plaisir d’aller le saluer et de lui dire toute l’admiration que j’ai pour lui.

 

Oui... c’est un peu triste, c’est un peu son drame : il méritait sans doute d’être mieux considéré et n’était probablement pas le plus antipathique de tous. Il y a cette anecdote aussi, de Drucker qui n’a jamais voulu lui consacrer un "Vivement dimanche". C’est un bel hommage que tu lui rends...

En tout cas ça me tenait à cœur de le faire. Il était sur la ligne de départ, avec Eddy et Johnny, et maintenant il est le laissé-pour-compte. Au début, il est au même niveau qu’eux, et avec les Chats sauvages ils démarrent très fort. Pourquoi ? Délit de sale gueule ? Parce qu’il est un provincial alors que les deux autres sont des Parisiens ? Certes il n’écrit pas comme Eddy. Physiquement, il n’est pas Johnny. Mais pour moi, sa voix est magnifique. C’est le Johnny Cash français, et on n’en a pas assez pris conscience. Il a toute sa vie couru après les deux autres, quitte à être archi-pénible (ce que je raconte aussi). Mais l’étant moi-même, si je l’avais rencontré je pense que j’aurais pu le comprendre.

 

 

As-tu eu d’encourageants premiers retours, notamment peut-être de la part de gens dont s’est inspirée ton histoire, ou d’artistes que tu suis et qui désormais vont peut-être te suivre aussi ?

Oui, j’ai eu beaucoup de retours. Ce qui m’a touché, c’est de me dire que des mecs qui n’ont jamais lu de bouquin - et j’en ai quelques uns autour de moi - l’ont lu, et parfois m’ont fait des retours en temps réel et précis. Par exemple, mon gardien au foot qui n’avait pas lu de livre depuis le collège. Le patron d’un bar dans lequel j’ai mes habitudes, qui est devenu un ami, pareil. Certains m’ont dit que ce que ressentait mon personnage, ils l’avaient ressenti aussi. C’est bien. C’est un truc un peu nombriliste au départ je le reconnais, mais finalement pas mal de gens peuvent s’y retrouver. Voilà un truc qui me fait vraiment plaisir !

 

Ta playlist idéale, un top 10 pour passer du rire aux larmes ou des larmes au rire, sorte de montagnes russes des émotions ?

(Réponse parvenue par écrit quelques jours plus tard, le 13 juillet, après réflexion "à tête reposée").

En créant la playlist Chagrins populaires sur les différentes plateformes de streaming, j’ai pris conscience qu’à l’heure actuelle, il m’était impossible d’écouter les titres qui la composent. D’une certaine façon, aujourd’hui, c’est comme si j’étais trop heureux pour goûter des chansons aussi tristes. Puisque tu me demandes de composer une nouvelle playlist dans le cadre de cette interview, j’ai décidé de prendre le contre-pied  : que des chansons euphorisantes  ! D’un point de vue mélodique, tout au moins…

William Sheller – Les filles de l’aurore
Florent Pagny – Ça change un homme
Michel Sardou – Valentine Day
Hubert-Félix Thiéfaine – Mathématiques souterraines
Archimède – Je prends
Bénabar – Les belles histoires
Dick Rivers – Si j’te r’prends
Eddy Mitchell – À travers elle tu t’aimes
Sheila – Je suis comme toi
Janie – Compile

 

 

D’ailleurs il y a du vrai dans cette histoire de playlist qui, dans le roman, rencontre un grand succès ?

Pas vraiment, mais on peut faire un parallèle avec mon livre sur Sardou : un petit succès que j’ai pu connaître à ce moment-là...

 

Est-ce que tu écris des chansons, est-ce que tu composes un peu de la musique et si oui, tu attends quoi pour nous faire découvrir tout ça ?

Non. J’adorerais. Je n’ai malheureusement pas ce talent. Je trouverais ça génial mais je serais incapable de faire ça.

 

Écrire des chansons, je pense que tu ferais ça bien !

Il faudrait que je m’y attelle... Je suis admiratif : en 30 lignes ils arrivent à dire avec plus d’efficacité ce que moi j’ai mis 200 pages à exprimer !

 

Un message pour quelqu’un, n’importe qui ?

Si William Sheller lit l’interview, j’aimerais qu’il sache qu’il a été mon plus fidèle compagnon pendant des mois, notamment pendant l’écriture du livre, et que je lui dois beaucoup. Je parlais tout à l’heure de la chanson Un endroit pour vivre ; pour toute te dire, William Sheller était devenu un peu mon "endroit pour survivre" ! Je l’écoutais du matin au soir. Je m’en veux de le délaisser un peu, mais comme aujourd’hui je suis quand même mieux dans mes baskets qu’après cette rupture... Quand t’es heureux, t’écoutes pas William Sheller. Pour moi, il est, peut-être avec Jacques Revaux, dans un style plus populaire, le plus grand compositeur contemporain. Un musicien exceptionnel, et aussi un excellent auteur. Et un merveilleux interprète ! J’adore sa voix. Elle me touche. Pas forcément besoin d’une grande voix qui va atteindre des notes impossibles. Barbara lui disait : "Tu n’es pas un chanteur, tu es un diseur". Moi, ça me va très bien !

 

Tu l’as déjà rencontré ?

Non, je ne l’ai jamais rencontré.

 

Ne refais pas la même erreur qu’avec Dick !

Après, William Sheller, c’est quelqu’un qui a un certain âge aujourd’hui, il vit retiré du milieu du show biz, il vit en Sologne et je pense qu’il n’a pas trop envie qu’on l’embête. Parfois on a échangé par écrit. C’est déjà magnifique...

Il y a une histoire assez fascinante, avec William Sheller : l’an dernier, il a sorti son autobiographie. Il y a eu un peu de presse, et notamment une double page dans Le Parisien avec une grande photo sur laquelle il posait devant sa bibliothèque. Je regarde la photo, et un truc m’attire l’oeil : je vois que, parmi ses livres, il y a mon livre, Sardou : Regards... Comme je lui avais écrit, qu’il m’avait répondu, comme je lui ai un peu raconté ma vie dans une de mes lettres, je pense qu’il a acheté mon bouquin. Je ne vois pas d’autre explication : je ne pense pas qu’il soit un fan de Sardou. Me dire que je suis dans la bibliothèque de William Sheller, je trouve ça incroyable ! Et ça me fait penser que peut-être je devais lui envoyer mon roman...

 

Ça sans doute, et je ne peux que t’engager vigoureusement à le faire. Avec une ouverture, dans la dédicace, pour faire quelque chose avec lui... Justement, tu m’as parlé un peu de tes projets. C’est quoi tes projets et surtout tes envies pour la suite ? Penses-tu avoir pris le goût de l’écriture de romans ?

Mes projets... c’est marrant, j’ai eu une conversation il y a deux/trois jours avec un journaliste belge passionné de chanson française comme moi. Quand je dis que je suis lucide, je le suis y compris sur le fait de dire que, cette passion pour la chanson française, je pourrais la conserver toute ma vie mais je ne pourrais pas en faire une partie de mes activités professionnelles toute ma vie. Les impératifs commerciaux étant ce qu’ils sont, il me reste peut-être quelques années encore, peut-être un livre à faire autour de cette passion. Pourquoi pas sur Eddy Mitchell, la dernière des légendes vivantes ? Je pourrais bien lui consacrer quelques mois de travail. Mais pas sur le modèle de mon livre sur Sardou. Je ne veux pas faire une "collection" Regards comme on m’a suggéré.

S’agissant d’un futur roman, pourquoi pas mais ça n’aurait plus rien à voir avec moi. Il pourrait y avoir des références à la chanson française, mais beaucoup moins marquées. Par ailleurs j’ai d’autres projets liées à d’autres passions. De manière générale, j’ai envie de pouvoir vivre de mes passions le plus longtemps possible...

 

Belle réponse. D’ailleurs tu ne m’avais pas parlé d’un projet de livre sur Serge Lama ?

Je suis un peu poissard, comme mec... J’avais un projet qui se serait appelé Serge Lama : Carnets de tournée ou Carnets d’adieux, on ne savait pas trop. Je l’avais suggéré à sa productrice et épouse, Luana. L’idée, c’était de suivre sa dernière tournée derrière les rideaux, comment se sent Serge Lama, ou plutôt, que ressent un chanteur de variétés aussi populaire, qui a tourné sur toutes les routes de France pendant 60 ans, quand il chante pour la dernière fois à Bordeaux sa ville natale, à Lille, le soir de son tout dernier spectacle... C’était le plan, mais ça a été annulé, parce que Serge Lama a annulé sa tournée... Dommage, ce projet me tenait à cœur, ça n’était pas une commande mais quelque chose que moi j’avais imaginé, et j’avais très envie de le faire.

 

Tu vas le lui envoyer ton roman, à Sardou ?

(Il réfléchit) Je peux le lui envoyer. Après je me dis qu’il y a trop d’états d’âme, trop de "moi" là-dedans, je n’ai pas envie d’encombrer les artistes que j’aime avec ce côté un peu nombriliste du personnage. Bien sûr que je serais hyper content que William Sheller lise les cinq ou six pages qui lui sont consacrées, que la veuve de Dick Rivers lise les chapitres où je lui rends hommage, que Sardou lise ce que j’en dis et qui témoigne de mon admiration constante pour lui. Pourquoi pas. Il a mieux à lire Michel, il a lu de grands livres dans sa vie, il n’est pas né pour ça.

 

S’il est dans un bon jour ?

Question de timing ! (Rires)

 

As-tu un dernier mot ?

Non... Je suis ravi de cet échange. Si moi j’avais un blog, je ne m’intéresserais pas à Bastien Kossek qui a sorti Chagrins populaires. Qu’un média s’intéresse à moi me fait plaisir. Et là ça me fait d’autant plus plaisir que toi tu l’as lu et bien lu. Je ne peux que te dire merci !

Entretien réalisé le 7 juillet 2022.

 

Bastien Kossek 2022

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19 janvier 2023

Gérard Chaliand : « Nous n'avons pas suffisamment désiré la construction d'une Europe forte »

Il y a neuf mois, après lecture de son inspirante autobiographie Le savoir de la peau (L’Archipel, mars 2022), j’interviewai pour la première fois M. Gérard Chaliand, un aventurier devenu par la curiosité et l’expérience un fin connaisseur des affaires du monde, des subtilités des peuples et des choses de la vie. Belle rencontre ! Une nouvelle édition de son Atlas stratégique, sous-titrée "De l’hégémonie au déclin de l’Occident" (tout un programme...) a été publiée en novembre, aux éditions Autrement. Dans cet ouvrage, composé avec la complicité de son fils Roc Chaliand, et de Nicolas Rageau, fils de son vieux complice Jean-Pierre Rageau aujourd’hui décédé, il nous propose un état des lieux précis et éclairant de notre monde, de ses périls et challenges, de ses coopérations et de ses rapports de force.

Gérard Chaliand a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions en ce début d’hiver, je l’en remercie chaleureusement et invite chacun à l’écouter, à le lire. C’est un homme qui a ses idées, les débats sont évidemment ouverts, mais un homme qui sait d’où il vient, de quels termes, de quelles terres et de quels gens il parle quand il évoque les relations internationales, les mouvements de guérilla et les régimes autoritaires. Pour lui, la démocratie, qu’on considère ici comme un acquis, quelque chose d’un peu abstrait, c’est d’abord un privilège dont il a pu mesurer la valeur : celui de vivre dans un pays dans lequel la puissance publique ne viendra pas vous chercher arbitrairement chez vous, au lever du jour. Voilà une des clés de ses engagements. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Gérard Chaliand : « Nous n’avons pas

suffisamment désiré la construction

dune Europe forte... »

Atlas stratégique

Atlas stratégique : de l’hégémonie au déclin de l’Occident (Autrement, nov. 2022).

 

Gérard Chaliand bonjour. Vous écrivez dans votre livre que la durée de la guerre en Ukraine sera in fine fonction de la volonté qu’auront les pays démocratiques de la poursuivre. C’est là une de nos faiblesses patentes ?

guerre et démocraties

Au-delà de cela, faiblesse ou pas, c’est une question d’intérêt : où est notre intérêt dans cette affaire ? Appuyer la volonté exprimée du président Zelensky de récupérer tout le territoire ukrainien tel qu’il était en 2014, soit la Crimée, qui était russe jusqu’en 1954, et le Donbass dont les populations ont, dès 2014, exprimé leur volonté de ne plus faire partie de l’Ukraine ? Et pousser ainsi la Russie dans ses derniers retranchements, voire davantage ? À quel prix ? Et pourquoi ?

Notre intérêt, c’est que l’Ukraine devienne réellement indépendante, puisque sa population le souhaite. Mais avons-nous intérêt à chercher à écraser le régime russe ? Encore une fois : au prix de quel risques ?

Pour les Européens, le constat est que nous avons à juste titre aidé le régime ukrainien, qui a été agressé. Mais aussi que cela nous coûte cher, et que nous devons savoir jusqu’où aller. Il s’agit là d’une décision politique, pas d’un point de vue idéologique...

L’affaire est quelque peu différente vue par les États-Unis. Après la pathétique retraite d’Afghanistan, l’erreur grave d’appréciation de Vladimir Poutine constitue une aubaine pour Washington. Cela redore leur blason et profite à leur hydrocarbures, sans compter que la guerre est menée par procuration (proxy war), ce qui évite les pertes militaires.

En observant l’évolution de l’opinion publique américaine, on constate une baisse d’enthousiasme pour l’appui financier et politique fourni à l’Ukraine, qui va au cours des mois de l’hiver devenir plus large. Le soutien à la politique actuelle de Joe Biden va s’étioler et profiter sans doute aux Républicains.

Voilà ce qui me paraît représenter un état des lieux assez éloigné de cette propagande forcenée en faveur de l’Ukraine que nous présentent les médias en général, et les télés en particulier. Qu’on le veuille ou non, les opinions publiques des pays démocratiques vont peser dans les décisions de demain. L’hiver jouera son rôle...

 

Vous pointez la responsabilité directe des États-Unis dans les crispations nées dans l’ancien espace soviétique (de l’attitude triomphaliste des années 90 jusqu’aux révolutions de couleur), tout comme celle qu’on connaît dans la déstabilisation du Moyen-Orient (la guerre d’Irak en 2003 mais pas que). L’Amérique a-t-elle été le déstabilisateur en chef, et fait-elle aujourd’hui, un peu amende honorable ?

l’Amérique, puissance d’instabilité ?

Pour ceux qui s’efforcent d’établir sans biais l’état des lieux, à l’évidence sur la trajectoire 1991-2021, les États-Unis ont été, en matière de destabilisation à l’échelle planétaire, de loin les premiers. Cela va des révolutions de couleur - menées par des "ONG" qui n’avaient rien de "non-gouvernementales" - aux déstabilisations au Moyen-Orient, et ailleurs. Par ailleurs, tout a été fait pour systématiquement ramener l’ex-URSS aux frontières de la Russie, Ukraine comprise, comme l’avait théorisé Zbigniew Brzezinski dans son fameux ouvrage, The Grand Chessboard (Le Grand Échiquier, 1997), dont j’ai préfacé la version française.

Bien sûr, les Russes ont historiquement une propension à la construction d’un empire, cela depuis le 16e siècle, et ils ont à tort et à raison toujours considéré l’Ukraine comme le berceau de ce qu’on appelait au départ la Rus’ de Kiev. Mais les temps ont changé. Depuis la Première Guerre mondiale, on sent à cet égard une évolution qui s’est accélérée...

Entre deux impérialismes, le plus rapace a été le plus fort : les États-Unis triomphants en 1991 ont pensé qu’un monde unipolaire était possible, sinon souhaitable. S’agissant de l’ancien espace soviétique, de l’Ukraine, il y a eu de leur part un premier essai en 2004 (la Révolution orange, ndlr), ce fut un échec. La seconde tentative, en 2014 (la Révolution de Maïdan, ndlr) fut une réussite.

Vladimir Poutine a, en 2022, manifestement sous-estimé le degré de préparation des Ukrainiens, et celui des États-Unis (s’agissant de la puissance de leur renseignement, ou de la vitesse avec laquelle ils ont pu fournir aux combattants des armes légères, etc). Mais je le redis : la propagande pro-ukrainienne que nous faisons est outrancière, et la diabolisation de l’adversaire atteint un degré rare. Voilà, à mon sens, l’état de lieux...

 

Vous le suggériez à l’instant : Vladimir Poutine a sous-estimé la puissance d’un nationalisme ukrainien qu’il a ressoudé, tout comme il a revigoré les États-Unis, revitalisé l’OTAN et soudé les Européens. Comment la Russie pourrait-elle sortir par le haut de cette situation, après tant de souffrances provoquées ? Si vous deviez vous trouver face au président Poutine, quel conseil lui donneriez-vous ?

Poutine face à un mur

Il y a plusieurs éléments dans cette question, et plusieurs réponses.

D’une part, il est exact de dire que les États-Unis ont retrouvé leur prestige perdu après la retraite d’Afghanistan, à l’été 2021. L’OTAN est grandement revitalisé, c’est juste. Les Européens ont fait montre d’un soutien unanime. Et la Russie a fondamentalement perdu la guerre, n’ayant pas réussi à changer le régime et mettre en place une Ukraine soumise.

Mais il faut noter aussi que les sanctions à son encontre n’ont pas donné les résultats escomptés. L’économie russe fonctionne, et la Russie a réorienté ses échanges commerciaux vers la Chine, l’Inde, la Turquie, etc... Certes, il manquera technologiquement certaines capacités, puisque certaines pièces ne seront plus fournies par les Occidentaux ou leurs alliés. Mais dans l’ensemble, la Russie s’est adaptée pour tenir.

L’unanimité des Européens est circonstancielle et ne tiendra pas face aux difficultés économiques. Déjà les fissures sont visibles. Les États-Unis profitent de la guerre par procuration mais on l’a dit, elle coûte cher, l’opinion publique va se lasser, et il faudra pour conserver le pouvoir en tenir compte.

Bien sûr, la Russie ne peut pas, comme vous dites, "sortir par le haut" de cette affaire. Pour elle, c’est un recul, un échec qu’il va falloir masquer en ramenant un morceau de territoire : le demi-cercle accoté à leur frontière qui va de la Crimée au long de la Bielorussie, si possible... Reste à savoir si des pays comme le Kazakhstan vont manoeuvrer pour accroître leur liberté d’action, etc... Dans ce monde devenu multipolaire il y a des acteurs voraces : la Chine, la Turquie, d’autres encore.

Nous assistons sans doute à une recomposition, surtout favorable aux Chinois et aux Américains, et peut-être aux Indiens. Les Européens, que vous évoquez, n’ont pas même une vision commune, ni de volonté politique cohérente. La Russie restera un État voisin important, ne serait-ce que militairement, et il serait dommage pour une Europe cohérente de la laisser glisser vers la Chine. Mais le mal est fait. Et l’Europe n’a pas su se forger...

 

Quelle devrait être à votre avis, en l’état actuel des choses, la résolution la plus acceptable par toutes les parties (et d’abord par l’Ukraine agressée) de ce conflit ? Est-ce que par cette guerre, Poutine n’a pas brisé définitivement les liens historiques, j’ai presque envie de dire de gémellité, qui existaient entre la Russie et l’Ukraine, donnant ainsi raison à M. Brzezinski ?

l’après guerre russo-ukrainienne

Dans cette guerre, les deux côtés ont cherché à faire mal et dans une certaine mesure, les Russes plus particulièrement, dans la seconde phase du conflit notamment, en détruisant l’infrastructure de l’adversaire pour le faire souffrir et l’amener à souhaiter la fin du conflit. Ne nous trompons pas : cela signe le divorce historique de ce qui avait dans le passé constitué les liens entre l’Ukraine et la Rus’, comme on disait, des liens qui par la suite, avec la langue et l’histoire s’étaient tissés.

Cette rupture est définitive sur le plan politique, même s’il reste culturellement des liens indissolubles.

La paix sera une paix de compromis qui ne satisfera évidemment aucune des parties. Néanmoins, l’Ukraine sera indépendante de façon nette et indiscutable, et jamais plus russe. Elle aura perdu une portion du territoire qui fut le sien en 2014 - la Crimée, faut-il le rappeler encore, fut donnée à l’Ukraine en 1954 par Nikita Khrouchtchev, alors secrétaire général du Parti communiste, et lui-même ukrainien, à une époque où l’URSS paraissait devoir durer. Le Donbass était et demeure rattaché au patriarcat de Moscou, et ce territoire est peuplé de Russes pour l’essentiel, tout comme Lviv et sa région, très longtemps aux mains des Polonais et Lituaniens, sont rattachées à Rome.

Nous saurons à la veille des pourparlers ce qui aura été perdu par l’Ukraine (10% du territoire ? davantage ?) Quant à la Russie, elle aura récupéré un peu plus que ce qui est historiquement à elle, ce qui masquera officiellement son échec. J’émets en revanche les plus grands doutes quant à la perspective d’une victoire militaire complète de l’Ukraine. Quoi qu’en en dise M. Zelensky, tout le territoire initial ne sera pas récupéré : trop risqué, trop cher, pour les opinions publiques occidentales entre autre...

 

Tout au long de votre ouvrage, ce point est martelé : le véritable rival des États-Unis, et peut-être de l’Occident, ce n’est pas la Russie, pas non plus l’islamisme radical, mais bien la Chine. En quoi la Chine est-elle objectivement à craindre pour nous autres Européens, et dans quelle mesure ce constat que vous faites doit-il nous pousser, en Europe, à rester dans le lit d’Américains très doués par ailleurs pour porter leurs propres intérêts - qui ne sont pas toujours les nôtres ? Au final, l’opposition bloc contre bloc qui compte, ça reste démocraties vs dictatures ?

le vrai rival, c’est la Chine ?

Le véritable rival de l’Occident, et plus particulièrement des États-Unis, c’est bien sûr la Chine. L’Ukraine a été une aubaine pour les États-Unis afin d’accroître leur rayonnement et de, plus tard, restaurer le prestige endommagé en Afghanistan, tout en poussant l’avantage acquis avec l’effondrement de l’URSS - notons que Ronald Reagan et Margaret Thatcher avaient activement contribué à l’échec des tentatives de reformes de M. Gorbatchev.

Quant à l’islamisme dont les effets perturbateurs sont réels (et complaisamment diffusés par les médias occidentaux), il ne change pas grand chose aux rapports de forces. Il faudrait pour cela qu’ils puissent générer de la croissance économique, comme l’Inde ou la Chine. En-dehors des États pétroliers, fragiles et sous-peuplés, on ne peut mentionner que le rôle délétère de la Turquie, qui est économiquement faible. L’Iran est en crise, les États arabes comme l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Liban, la Syrie, l’Irak sont dans des états catastrophiques. Le Pakistan ne vaut guère mieux ; il mise sur l’argent chinois.

Nous autres Européens, avons-nous la possibilité politique - avec notre règle de l’unanimité à 27 -, de prendre la moindre décision importante qui soit défavorable aux États-Unis ? Et le voudrions-nous, quelle capacité militaire avons nous de garantir notre sécurité ? De quelles marges de manoeuvre disposons-nous pour nous distinguer des Américains lorsque nos intérêts sont divergents ? Bref dans ce monde multipolaire complexe, incertain, ne reste que le débat de fond : la rivalité essentielle se joue bien entre les États-Unis et leur hégémonisme d’un côté, de l’autre la Chine qui veut modifier un ordre international qui ne lui convient pas.

 

Vous avez déjà un peu répondu à cela, encore à l’instant, mais votre vision stratégique, développée par votre connaissance de terrain et par votre "savoir de la peau" acquis depuis des décennies, vous pousse-t-elle à considérer que la construction d’une défense européenne intégrée et autonome, y compris par rapport aux Américains, est essentielle ? Et si oui que manque-t-il pour qu’on y arrive ?

pour une Europe-puissance ?

La construction d’une défense européenne autonome, y compris par rapport aux États-Unis, eût été essentielle s’il avait été sérieusement question de s’y atteler. Mais dès le début, avec le refus français, en 1954, d’y inclure les forces allemandes, le projet est tombé à l’eau et cela a marqué toute la suite. En 60 années, nous n’avons guère avancé dans ce domaine.

L’extension de l’Europe elle-même au lendemain de la disparition de l’Union soviétique n’a pas été l’oeuvre des Européens mais des États-Unis (avec l’inclusion simultanée dans l’OTAN d’anciens pays du bloc de l’Est, perçue comme hostile par la Russie, avec surtout l’action des "révolutions de couleur" menées par des organisations en fait gouvernementales.

À l’évidence, nous avons manqué non seulement de volonté, mais de véritable désir d’aboutir à cette Europe forte autrement que de façon réthorique. De surcroît, comme le démontre l’état des lieux que nous établissons, nous ne partageons pas une vision, et moins encore un objectif politique commun. De toute évidence, la Pologne et les pays Baltes restent obnubilés par la Russie. La Hongrie joue sa partition. La Grande-Bretagne est partie après avoir veillé à ce que que l’Europe ne se fasse pas, etc... Bref, l’Europe, hors sur le plan économique, n’existe pas et selon toute vraisemblance elle ne sera pas construite, malgré le souhait de quelques rares États, dont la France.

 

Vous avez évoqué ce point mais jaimerais y revenir : vos cartes nous permettent notamment de visualiser à quel point les tenants d’un islam radical qui nous a, à juste titre, beaucoup préoccupés, ont des ennemis puissants : l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde... Est-ce qu’au niveau global, les fondamentalistes islamistes sont finalement, assez négligeables, trop pour être un facteur dans les équilibres du monde ?

la part de l’islam radical

Les islamismes militants ont été très largement surestimés. Perturbateurs certes, mais pour l’essentiel brouillons, peu efficaces. Et largement répercutés par les médias occidentaux qui participaient ainsi de la vente d’anxiété qui est leur pain quotidien (je parle de certains médias qui diffusent en continu mais qui sont très regardés). Le jour où nous serons sérieusement menacés, il faudra revoir notre façon de nous informer...

Les islamistes militants ont contre eux l’Occident, la Chine, la Russie, l’Inde et Israël, sans compter leurs propres divisions et rivalités et, d’une façon générale, leur peu d’appétit pour la croissance économique - c’est à dire le travail.

Les Occidentaux d’une façon générale ont manqué et manquent de courage pour s’opposer, dénoncer et éventuellement combattre, d’une façon ou d’une autre, les États qui soutiennent ou suscitent l’islamisme radical, tels que la Turquie (et sa presence en Europe) ou l’Arabie saoudite. Voyez le rôle du Qatar, récemment, ou celui du Pakistan, tout au long des conflits afghans...

La politique de l’autruche n’a jamais rien résolu, au contraire elle aggrave la tension et sert l’adversaire, par manque de courage. C’est ainsi qu’on se fait grignoter, entre autre en tolérant chez soi que s’organisent des adversaires déterminés à tirer profit de la démocratie et de l’absence de courage et de determination des États européens, notamment. Nous participons ainsi à notre propre recul.

Sur le plan des grands équilibres on ne peut pas négliger le monde musulman. Cependant, dans le monde tel qu’il est en train de se redéfinir, le monde musulman n’est pas decisif comparé au poids de la Chine ou de l’Inde. Les hydrocarbures ne jouerons pas indéfiniment le rôle majeur qui est le leur, et l’idéologie religieuse seule - et divisée - ne suffit pas à retransformer les rapports de force par eux-mêmes. Il faudrait que celle ci puisse se transcrire par du concret, ce qui n’est pas. La Turquie, qui se caractérise par une inflation catastrophique, ne va pas s’en sortir si elle ne parvient pas à satisfaire des populations qui ne peuvent pas seulement se contenter d’avancées militaires. Quant à la mutation sociologique de l’Arabie saoudite, on verra sur quoi elle débouche... Mais dans l’ensemble, trop d’idéologie et d’émotion, pas assez de travail me semble-t-il...

 

Est-ce que vous considérez, comme Gabriel Martinez-Gros que j’ai interviewé récemment, que les citoyens de nos pays démocratiques seront forcément amenés à se saisir un peu plus de leur part dans leur propre défense, s’ils tiennent à l’assurer ? Que l’époque doit pousser à un engagement plus actif, et qu’on ne peut plus demeurer face à la marche d’un monde qui change des observateurs passifs et distraits ?

des citoyens plus actifs ?

Il faut s’entendre sur ce que Martinez-Gros entend par cette idée que "les citoyens de nos pays démocratiques seront forcement amenés à se saisir de leur part dans leur propre défense". S’agit-il d’avoir une défense nationale plus active, mieux adaptée, ou bien se préparer à se défendre soi-même dans un climat de guerre civile ? Il faut lever l’ambiguïté et dire franchement et clairement ce que l’on préconise. Je suis très prudent sur l’aspect milicien dans le cadre d’une société disloquée. Les pouvoirs publics, par contre, doivent être prêts à assumer toute réponse. En bref, c’est bien à l’État de démontrer sa determination, et de conforter le courage des citoyens.

 

Ce que vous mettez beaucoup en avant dans votre ouvrage également, c’est le poids de la démographie, essentiel pour comprendre le monde qui se prépare, avec notamment la montée en puissance aussi impressionnante que déséquilibrée de l’Afrique de ce point de vue. Ces évolutions à venir, et les guerres des ressources qui ne manqueront pas de suivre, constituent pour vous les menaces majeures pour les prochaines décennies ? Sur ces points et sur la capacité à créer de la croissance économique, notre Occident sera-t-il armé ou bien sommes-nous condamnés au déclin ?

démographie et déclin ?

La démographie est essentielle mais elle n’est pas décisive : voyez Israël. Cependant, nous sommes de façon évidente en déclin démographique, et les conséquences en sont importantes. Qui eût pensé, en 1870 et même encore en 1914, voire en 1940, que l’Inde en 2022 passerait à la cinquième place mondiale, avant la Grande-Bretagne d’un point de vue économique, et que le Premier ministre britannique serait d’origine indienne ?

Qui aurait imaginé que l’Europe qui dominait politiquement le monde en 1914 ne connaîtrait après 1945 qu’une seule victoire militaire, celle de Margaret Thatcher aux Malouines (1982) ? De 33%, nous sommes passés à quelque 12% de la population de la planète entre 1900 et aujourd’hui...

En revanche, la population de l’Afrique, au sud du Sahara notamment, est en train de doubler et elle représentera sans doute 25% de l’humanité sous peu. Mais sans puissance propre, sans enseignement dans nombre de couches sociales, sans avenir ni perspective de travail, sinon celle de se concentrer dans des villes tentaculaires, ou de rêver d’émigrer.

La perspective la plus probable est sans doute la montée de la violence (heurts entres nomades et sédentaires, entre islamistes et évangélistes, etc...) Bref, les guerres civiles, porteuses de famines et d’épidémies...

Le défi le plus sérieux vient à mon sens des sociétés démographiquement puissantes et qui ont largement avancé sur le plan économique, telles que la Chine et, dans une mesure moindre, l’Inde. Ce défi-là est beaucoup plus sérieux que celui des islamistes radicaux.

Nous continuons, en Europe, à être importants sur les plans technique, économique et commercial, mais de plus en plus frileux dans le monde multipolaire et incertain qui nous bouscule (songez encore au rôle trouble de la Turquie).

Heureusement, il y a les États-Unis, certes en guerre civile froide, et démographiquement en baisse, mais qui continuent d’être créatifs, dynamiques, avec une capacité de rebond que les Européens ne paraissent pas avoir. L’esprit d’entreprise y est intact et le moral, toujours optimiste. Rien n’est joué, mais il est grand temps pour les Européens de se ressaisir et de montrer une determination qui manque, comme on le constate sur bien des plans : comment l’OTAN accepte-t-elle que la Turquie exige comme condition d’entrée de la Suède que celle-ci livre des réfugiés politiques originaires de Turquie ? Et nous prétendons défendre les "droits humains" et acceptons l’idée que ces réfugiés aillent se faire torturer ! C’est indigne...

 

Quels conseils intemporels donneriez-vous à quelqu’un qui, lisant cet entretien dans dix ans, s’apprêterait à exercer un poste de responsabilité l’amenant à conduire la politique extérieure de son pays ?

conseils intemporels

Il n’est pas possible pour moi d’imaginer ce que le monde multipolaire d’aujourd’hui pourrait paraître dans dix ans. Aussi, voici quelques invariants :

  • Connaître les terrains de façon concrète.
  • Apprehender de façon rigoureuse les perceptions et données de l’adversaire.
  • Être souple dans les négociations et inflexible sur le non-négociable. Ce qui implique une determination, sinon une stratégie d’ensemble.
  • Compter sur soi-même tout en ayant des alliés dont les vues sont conformes aux vôtres.
  • Veiller à la cohésion interne.

Voici quelques vues générales, qui paraissent assez éloignées de ce qui se pratique actuellement...

 

Que vous inspire-t-il finalement, ce monde sur lequel s’ouvre 2023 ? Est-il réellement plus dangereux, plus imprévisible que celui qui opposa les blocs USA-URSS au siècle dernier ? A-t-on réellement appris des sinistres années 1930, ou bien est-on y compris en Europe, possiblement à la veille de quelque chose de similaire ?

le monde où tu vas

Le monde d’aujourd’hui est à mon sens plus dangereux que celui de l’après guerre, dans la mesure où il est multipolaire et non bipolaire, et par conséquent plus complexe, plus imprévisible. En revanche, il est peut-être moins dangereux parce que l’on sait mieux ce que coûterait une catastrophe nucléaire.

Par rapport à la crise économique des années 1930, nous avons fait preuve de plus de sagesse en 2007-2008, et la crise a été moins grave que la précédente parce que l’on connaissait ses conséquences.

L’Europe est en déclin relativement sensible, et il est patent que sur le plan de la sécurité dont nous sommes dépourvus grandement, sinon très dangereusement. Que notre cohésion n’est qu’apparente (dans le cadre des événements issus de l’agression russe en Ukraine) et que notre démographie est en baisse avec, pour conséquence, l’augmentation rapide du nombre de gens âgés (et qui en France ne consentent pas même à travailler au-delà de 62 ans, tandis que tous les autres travaillent jusqu’à 65, et pour certains jusqu’à 67 ans).

L’avenir sera rude.

 

Vous évoquiez le nucléaire militaire. Quelle est votre intime conviction : 73 ans et des poussières ont passé depuis qu’au moins deux États nucléaires rivaux coexistent (1949), sans détonation hostile Dieu merci. Est-ce une anomalie, et si oui à combien établissez-vous la probabilité qu’une détonation hostile se produise dans les 73 années à venir ?

le spectre nucléaire

Je ne crois pas à la probabilité d’une guerre nucléaire. Il me semble que les États qui sont détenteurs du feu nucléaire savent que la fonction essentielle de cette arme est de sanctuariser celui qui la posséde, tout en permettant d’exercer une pression, voire un chantage. Certes, si un État comme l’Irak de Saddam Hussein en avait disposé, au moment où la guerre était en train d’être perdue, la question de son usage aurait sans doute été envisagée...

Dans l’équilibre actuel, le risque nucléaire reste virtuel. Il est par contre hasardeux de prévoir le monde dans sept décennies, mais bien d’autres catastrophes sont possibles et, à cet égard, il faut garder sa determination, être aux aguets et créatifs. Pas d’autre choix que de faire face...

 

Un dernier mot ?

Il faut conserver son esprit critique, ne jamais se laisser duper par notre propre propagande, et faire preuve de determination, toujours...

 

Gérard Chaliand

 

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21 juin 2017

« Autour de Françoise Hardy », Emma Solal et Frédéric Quinonero

Il y a deux mois sortait, chez l’Archipel, la nouvelle biographie signée Frédéric Quinonero, fidèle des interviews Paroles d’Actu. Ce dernier opus en date, sous-titré Un long chant d’amour, est consacré comme une évidence au vu du parcours de l’auteur, à Françoise Hardy, artiste élégante, délicate et touchante dont les problèmes de santé ont inquiété les nombreux amateurs, ces dernières années. Lorsqu’il a été convenu d’un nouvel échange autour de ce livre, Frédéric Quinonero a eu à coeur de m’orienter également vers une artiste que je ne connaissais pas, Emma Solal, interprète de reprises solaires et délicates, réappropriées par elle, de chansons plus ou moins connues qu’avait chantées Françoise Hardy. Le tout s’appelle « Messages personnels ». À découvrir, parallèlement bien sûr à la lecture du livre de Frédéric Quinonero, somme d’infos connues de toute une vie mais aussi fruit d’enquêtes inédites, le tout dans un style agréable, un must pour tout amateur de l’artiste... Merci à eux deux pour cet article, pour les réponses apportées à mes questions datées du 18 juin (Frédéric Quinonero le 18, Emma Solal le 19). J’espère que Françoise Hardy lira cet article, et surtout qu’elle aura loisir de découvrir leur travail. Puisse cette publication vous donner envie, aux uns et aux autres, de vous y plonger, en tout cas... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche...

 

ENTRETIENS EXCLUSIFS - PAROLES D’ACTU

« Autour de Françoise Hardy »

Françoise Hardy 

Crédits photo : Virgin Emi.

Emma Solal et Frédéric Quinonero

 

Paroles d’Actu : Parlez-nous de votre parcours, et de vous, Emma Solal ?

Parcours et premiers pas.

Emma Solal : Je suis une chanteuse (auteur et interprète) parisienne d’origine italienne. Je pianote au clavier sur scène et j’ai un très joli ukulélé chez moi que j’aimerais pouvoir utiliser bientôt sur scène également. J’ai des influences musicales variées dont le Jazz, la chanson française, la musique brésilienne, italienne, l’opéra, les musiques plus électroniques également, tout une palette d’inspirations donc ! Après avoir sorti un premier album de chansons jazzy, « Robes du soir » et deux EP digitaux, j’ai travaillé sur ce projet « Messages personnels », de reprises de chansons de Françoise Hardy.

 

PdA : Qu’avez-vous mis de vous, de votre univers, "votre" patte personnelle dans « Messages personnels », cet album de reprises de chansons de Françoise Hardy ?

« Patte personnelle ».

E.S. : Il s’agit d’un album que nous avons arrangé et enregistré avec Paul Abirached (guitares), Philippe Istria (percussions) et Pierre Faa (mixages et collaborations variées). C’est un album qui a été enregistré dans le prolongement du spectacle « Messages personnels », joué au théâtre Les Déchargeurs à Paris avec Paul et Philippe et mis en scène par Stéphane Ly-Cuong en janvier-février 2015 puis en novembre-décembre 2016. L’idée originale en revient à mes amis Éric Chemouny, qui est auteur et journaliste, et Pierre Faa, auteur-compositeur-interprète avec qui j’ai fait mes premiers albums.

« J’ai eu envie de redonner, à ma manière,

des couleurs aux chansons de Françoise Hardy »

L’univers de Françoise Hardy m’a toujours beaucoup touchée, notamment au travers de l’exploration du lien amoureux et de la complexité des sentiments, qu’elle décline depuis quelques années maintenant ! Je suis admirative de ses textes ciselés, de son parcours, de la richesse de ses collaborations musicales… J’ai eu envie de proposer ma vision de son univers, en premier lieu bien sûr car il me fait vibrer, mais également car ses chansons ont très peu vécu sur scène, Françoise Hardy ayant cessé de faire des concerts à partir de 1968. J’ai eu envie de leur redonner des couleurs, à ma manière ! Et nous avons tâché avec Paul, Pierre et Philippe, d’orner les treize chansons de l’album de couleurs musicales variées et différentes des titres originaux. Une relecture personnelle et un hommage, en somme.

 

Messages personnels

 

PdA : Pourquoi avoir choisi, Frédéric, de consacrer cette nouvelle bio à Françoise Hardy ? Est-ce qu’elle tient, dans ton esprit, une place particulière dans cette période chère à tes yeux et sur laquelle tu as beaucoup travaillé, les années 60 ?

Pourquoi ce livre sur F. Hardy ?

Frédéric Quinonero : Françoise Hardy a été avec Sylvie Vartan et Sheila l’incarnation d’un prototype de jeune fille moderne dans les années 60. Toutes les trois ont marqué les esprits, ce n’est pas un hasard. J’avais écrit sur Sylvie et Sheila, je rêvais depuis longtemps d’une biographie de Françoise Hardy, mais je voulais quelque chose d’abouti, de complet, pas du déjà vu.

 

PdA : Comment t’y es-tu pris pour composer cet ouvrage ? As-tu pu t’appuyer notamment sur des témoignages inédits, sur des recherches que tu aurais entreprises ? Et dirais-tu que tu as encore gagné en aisance dans l’exercice, alors que tu signes ton 16 ou 17è livre ?

Le livre, coulisses.

F.Q. : Je ne me suis pas contenté des archives que l’on trouve facilement sur les sites de fans. J’ai interrogé une dizaine de témoins, surtout des personnes qui n’ont jamais ou très peu été sollicitées. J’avais besoin d’informations exclusives et pertinentes pour illustrer mon propos. J’aurais pu, par exemple, contacter Jean-Marie Périer qui est quelqu’un d’absolument adorable et que j’avais interviewé pour ma biographie de Johnny. Mais il a déjà tout dit sur Françoise… En revanche, trouver des musiciens qui l’ont côtoyée dans les années 1960, à l’époque où elle chantait autour du monde, me semblait plus intéressant… On gagne en aisance à chaque livre, il me semble. Même si parfois on se demande si on va arriver au bout. C’est à chaque fois comme un petit miracle. Quant au style d’écriture, je pense que le temps le bonifie. Le temps, l’expérience, les lectures diverses.

 

Un long chant d'amour

Françoise Hardy, un long chant d’amour (l’Archipel, 2017)

 

PdA : Si vous deviez ne choisir pour les emporter que 5 chansons de Françoise Hardy, lesquelles, et pourquoi ?

5 chansons, pas une de plus...

 

E.S. : Françoise Hardy n’a pas forcément écrit et/ou composé les cinq chansons que je choisirais mais elles me touchent tout particulièrement :

« Message personnel » pour sa mélancolie et les superbes texte et musique de Michel Berger.

 

« Même sous la pluie » : elle met si bien en scène l’attente de l’être aimé, la douleur et parfois une certaine complaisance  à se retrouver dans cette posture.

 

« Soleil » : j’aime ses évocations de plage, de sable, qui parlent à l’italienne que je suis, tout en restant dans une couleur très mélancolique qui me parle aussi…

 

« Étonnez-moi Benoît » : son côté léger, enlevé, moqueur… Et j’adore Patrick Modiano, j’ai lu beaucoup de ses romans.

 

« Je suis moi » : là encore une collaboration avec Michel Berger et une chanson de libération de la femme, teintée de joie et d’une certaine sérénité, ce qui est un peu rare dans le répertoire de Françoise Hardy !

 

F.Q. : Sans réfléchir :

« Tant de belles choses », un chef-d’œuvre d’émotion pure : je ne peux l’entendre sans pleurer.

 

« Message personnel », parce que c’est un tube intemporel, mais surtout pour le passage parlé qui est de sa plume et qui fait selon moi la magie de la chanson.

 

« Ma jeunesse fout le camp » : elle est avec « Il n’y a pas d’amour heureux » de ces grandes chansons que Françoise a sublimées, car elle porte en elle la mélancolie qu’elles véhiculent.

 

« Soleil », car elle est la première chanson d’elle que j’ai entendue quand j’étais petit garçon. Je la trouvais d’une beauté et d’une douceur remarquables.

 

« L’amitié »  : une des plus belles chansons jamais écrites sur ce thème, je ne me lasse pas de l’entendre.

Et il y a beaucoup d’autres pépites dans son répertoire…

 

PdA : Michel Berger est très présent dans votre liste de cinq chansons, Emma. Nous commémorerons bientôt les 25 ans de sa disparition, bien trop prématurée. J’aimerais vous inviter à nous parler un peu de lui. Est-ce qu’il compte parmi les gens, les artistes qui vous inspirent vraiment ? Qui d’autre, à part lui, et Françoise Hardy ?

 

E.S. : En effet, Michel Berger compte parmi les artistes qui m’inspirent et que j’ai beaucoup écouté. J’apprécie beaucoup sa sensibilité, ses mélodies, sa délicatesse, son élégance aérienne et profonde à la fois…

 

Michel Berger

Illustration : RFI Musique.

  

J’ai aussi beaucoup écouté, dans le désordre, Brel, la Callas, Barbara, Ella Fitzgerald, Vinicius de Moraes, Tom Jobim, Mozart, beaucoup d’influences variées donc pour ne citer qu’eux parmi ceux qui ne sont plus tout jeunes ou plus de ce monde !

 

PdA : Une époque, une image à retenir de Françoise Hardy ?

« Une » Françoise Hardy ?

 

E.S. : Les années 1960, Courrèges, son allure sublime et élégante, une icône !

« Dans les années 60, elle triomphait

dans toute l’Europe et elle était une des rares

vedettes françaises à être aimée des Anglais...  »

F.Q. : Cette époque magique où elle était à la fois une pop star dans le monde entier et l’incarnation de la femme française, habillée par Courrèges. Contrairement aux idées reçues, elle a beaucoup chanté sur scène à cette période, elle était reçue comme un chef d’État en Afrique du Sud, au Brésil… Elle triomphait en Italie, en Espagne, dans toute l’Europe. Et elle était une des rares vedettes françaises à être aimée des Anglais – elle a chanté à quatre reprises au Savoy, ce qui est exceptionnel pour une artiste française.

 

PdA : Comment qualifierais-tu, Frédéric, sa relation devenue légendaire avec Jacques Dutronc ? Que t’inspire-t-elle ?

Hardy, Dutronc...

F.Q. : Elle a formé avec Dutronc un couple mythique, comme Johnny et Sylvie, et tellement atypique ! Je comprends qu’on puisse être séduit par un personnage comme Jacques Dutronc. Je trouve leur fin de parcours exceptionnelle, et Françoise admirable de s’être sacrifiée pour son bonheur à lui. C’est un bel acte d’amour que peu de gens sont capables d’accomplir.

 

Françoise Hardy et Jacques Dutronc

Crédits photo : Mano.

 

PdA : La question "regards croisés" : un mot, l’un(e) sur l’autre, sur son parcours et son travail ?

"Regards croisés"

 

E.S. : J’avoue ne pas avoir encore lu le livre de Frédéric mais il est déjà dans ma valise pour mes vacances en Sardaigne cet été ! Mais je connais d’autres biographies écrites par Frédéric, que j’avais lues avec plaisir ! Je souhaite à Frédéric un très beau succès avec sa biographie de Françoise Hardy.

 

F.Q. : Je connais peu le parcours d’Emma, que j’ai découverte avec son album de reprises de Françoise. Je vais pouvoir désormais m’y intéresser de plus près. J’ai beaucoup aimé son album « Messages personnels », justement parce qu’elle s’est approprié les chansons. Elle a choisi des titres souvent peu repris, comme « Rêver le nez en l’air », qui est une réussite. Il y a une belle pureté chez cette artiste. Elle a su aborder le répertoire de Françoise avec simplicité et élégance. Je lui souhaite une longue route.

 

PdA : « Tant de belles choses », tu la citais Frédéric, c’est une chanson très récente de Françoise Hardy, émouvante et adressée à son fils. "Tant de belles choses", l’expression est jolie et parlante. Qu’est-ce qu’elle vous inspire à tous les deux, quand vous pensez à la chanson, à ce qu’il y a derrière, à Françoise Hardy et à la vie... ?

« Tant de belles choses »

 

E.S. : « Tant de belles choses », en effet, c’est une chanson superbe et si émouvante, sur la transmission, l’amour entre les parents et les enfants. C’est également la teneur de ce que je souhaiterais dire à mon fils, sur le fait de profiter et d’être à la hauteur de cette vie qui nous est offerte…

« Son texte le plus beau, le plus spirituel... »

F.Q. : Elle fait partie de mes chansons préférées. Sur un thème délicat, celui d’une mort prochaine, elle livre son texte le plus beau, le plus spirituel. Elle exprime sa croyance en l’éternité de l’esprit et de l’âme, ce en quoi je crois également. C’est une chanson consolatrice pour exprimer la force des sentiments, qui nous survivent. Françoise l’a écrite après avoir appris qu’elle souffrait d’un lymphome. C’est un message d’amour à son fils.

 

PdA : Quel serait si vous en aviez un le "message personnel" que vous aimeriez adresser à Françoise Hardy, qui lira peut-être cet article, cette double interview ?

Message personnel à F. Hardy ?

 

F.Q. : Je le lui dirai en privé si elle fait la démarche de me contacter ‑ elle a mes coordonnées. Nous partageons nombre de points communs, si l’on exclut la politique (rires), nous pourrions bien nous entendre.

« Je serais ravie de pouvoir inviter Françoise Hardy

à chanter un duo ensemble ! »

E.S. : Je serais ravie de pouvoir inviter Françoise Hardy à chanter un duo ensemble !

 

PdA : Trois mots, adjectifs ou pas d’ailleurs, pour la qualifier ?

Françoise Hardy en 3 mots ?

 

F.Q. : L’élégance, la franchise, la mélancolie.

 

E.S. : Elégance, pop, intemporelle.

 

PdA : Lors d’une interview précédente Frédéric, tu me faisais part d’une certaine lassitude, par rapport au métier d’auteur, à la difficulté d’en vivre... et tu évoquais l’idée de chercher un autre job plus stable en parallèle. Où en es-tu par rapport à cela ? Es-tu plus "secure", plus optimiste par rapport à ce métier ?

Du métier d’auteur.

 

F.Q. : J’en suis au même point. À une différence près, qui n’est pas négligeable : j’ai le sentiment qu’on reconnaît davantage mes qualités d’auteur. Pas seulement dans le fond, mais aussi dans la forme. Et j’en suis content.

  

PdA : Tu as consacré plusieurs ouvrages à Johnny Hallyday, que tu avais qualifié lors de notre interview citée à l’instant de « frère » que tu n’avais pas eu. Il se bat aujourd’hui courageusement (comme, certes, bien des malades) contre cette saleté qu’on appelle cancer, et remonte même sur scène en ce moment. Comment l’observes-tu dans cette séquence de sa vie, toi qui la (et le !) connais si bien ?

Johnny face à la maladie...

« J’ai du mal à imaginer la vie sans Johnny... »

F.Q. : Je suis très inquiet, bien sûr. Je ne peux m’empêcher de penser à Piaf et aux derniers temps de sa vie, l’époque des tournées suicide. En même temps, la scène ne peut lui être que bénéfique. Alors, courage à lui ! J’ai du mal à imaginer la vie sans Johnny. Toute ma vie a été marquée par ses chansons. Je ne voudrais pas avoir à lui dire adieu.

 

Johnny, la vie en rock

Johnny, la vie en rock (l’Archipel, 2014)

 

PdA : Quels sont tes projets, tes envies pour la suite ? Frédéric, une nouvelle bio en perspective ou des désirs de bio ? Quid, peut-être, d’écrits de fiction ? Et vous Emma ? Que peut-on vous souhaiter ?

Des projets, des envies ?

 

F.Q. : Je suis ouvert à tous projets, à condition d’avoir la possibilité de les mener à bien. Aujourd’hui, concernant la biographie, je pense avoir franchi un cap (voir réponse à une question précédente) et j’aspire à un travail en complicité avec un artiste. J’ai envie d’aventures humaines. Nous y réfléchissons, mon éditeur et moi. En attendant, je travaille sur un nouveau livre (une biographie) destiné à un nouvel éditeur. J’espère que le résultat sera à la hauteur de mes attentes.

 

E.S. : Je travaille sur un nouvel album de compositions originales, qui aura une couleur plus pop justement.

Pour la suite, je serais heureuse de réussir à trouver un plus large écho auprès du public, aussi bien pour l’album « Messages personnels » que pour mes prochains albums… et je serais très heureuse d’échanger avec vous à l’occasion d’un prochain album depuis les coulisses de l’Olympia !

 

Un dernier mot ?

 

Frédéric Quinonero

À suivre…

 

Frédéric Quinonero p

 

Emma Solal

Merci beaucoup à vous Nicolas pour cette interview!

 

Emma Solal (2017)

 

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22 septembre 2022

Pascal Louvrier : « Fanny Ardant se brûle parfois mais peu importe, elle est quelqu'un qui ose »

Il y a quatre mois, l’auteur et biographe Pascal Louvrier m’accordait une interview autour de son Gérard Depardieu à nu, qui venait de paraître aux éditions de l’Archipel. La lecture fut instructive et l’échange agréable. Il y fut question, parmi tous les sujets abordés, des partenaires de Depardieu, dont Fanny Ardant, à laquelle l’auteur consacrait justement son prochain ouvrage - ouvrage qui d’ailleurs, au moment de l’interview, était sur le point d’être imprimé. Quelques semaines après, j’ai pu avoir entre les mains Fanny Ardant, une femme amoureuse (Tohu-Bohu, septembre 2022), objet littéraire pas vraiment identifié (pas réellement une biographie, pas franchement un roman, pas tout à fait des confessions, mais un peu tout ça à la fois).

Ce livre, c’est un peu le regard d’un amoureux sur une femme amoureuse, et à le lire on comprend à quel point ce qualificatif correspond bien à Fanny Ardant. On peut aussi en parler comme dune actrice qui ose faire des choix casse-gueule, elle l’a prouvé à maintes reprises, et comme dune femme mystérieuse, complexe et révoltée, autant qu’un Depardieu. Une femme de passions, le jeu de mot est facile, mais il correspond à une réalité : comme son nom l’indique, peu de place pour la tiédeur chez Fanny Ardant. Ce livre, qui se lit comme un roman, mérite d’être découvert. Et sa lecture invite à découvrir ou redécouvrir lœuvre remarquable de cette comédienne. Merci à elle pour ces moments, et à Pascal Louvrier, pour sa disponibilité, et pour cette nouvelle interview donc, réalisée mi-juillet. Exclu. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Pascal Louvrier : « Fanny Ardant

se brûle parfois mais peu importe,

elle est quelqu’un qui ose. »

Fanny Ardant

Fanny Ardant, une femme amoureuse (Tohu-Bohu, septembre 2022).

 

Pascal Louvrier bonjour. Quand on referme votre livre, on se dit qu’il n’est pas vraiment une bio. Fanny Ardant y est largement évoquée, mais il y a beaucoup de sentiments personnels qui sont aussi confessés, pas mal d’éléments qui iraient bien dans un roman. Peut-être est-ce tout simplement, une déclaration ?

Une déclaration, je ne sais pas... Confession me paraît plus exact. Et effectivement, je ne fais jamais de biographies classiques, mais sur celui-ci en particulier, si j’ose dire, "ceci n’est pas une biographie". Il y a des éléments romanesques, même s’il faut faire attention aux termes, puisque je n’invente absolument rien concernant Fanny Ardant : tout est rigoureusement exact. Mais il y a bien une dramaturgie personnelle qui se déploie, et qui d’ailleurs a été un peu voulue par Fanny Ardant : quand je lui avais demandé si je pouvais me lancer dans une biographie, elle m’avait dit que ça ne se demandait pas, qu’il fallait "prendre le pouvoir". Je consacre d’ailleurs un court chapitre à ce qu’elle m’a dit, écrit, et j’ai trouvé que ça correspondait bien à son état d’esprit, à son caractère et à ses passions qu’elle nourrit depuis toujours : tout ce qui me séduit chez elle.

 

Fanny Ardant, c’est la femme libre par excellence ?

Oui, c’est vraiment la femme libre qui ne revendique pas sa liberté mais qui la vit pleinement. Elle ne souhaite être dans aucun embrigadement quel qu’il soit parce que le moindre slogan, la moindre pancarte sous lesquels défiler vous font perdre votre liberté. C’est pour ça qu’elle incarne pour moi la liberté absolue. Par son allure déjà : c’est une femme d’une grande classe, d’une grande élégance, qui s’exprime très bien, avec une phrasé particulier qui je crois fait aussi son charme. Et au fil des années elle est devenue une actrice culte. Je pense notamment à La Femme d’à côté (1981) de François Truffaut qui allait devenir son compagnon peu après.

Il y a également chez elle une liberté d’expression que l’on ne trouve plus aujourd’hui, hélas, parce qu’on est dans des formatages, dans des slogans, du prêt-à-penser intellectuel et idéologique. Elle n’est pas du tout là-dedans, et son parcours et ses propos le prouvent, toujours avec beaucoup de distinction et de classe. J’aime ça par-dessus tout : je ne suis pas favorable à ce qu’on quitte une salle de spectacle en faisant un bras d’honneur aux gens qui sont dans la salle ou sur scène, j’ai même horreur de ça.

 

Vous avez un peu répondu à cela, mais pour vous, le sujet Fanny Ardant, ça a été un vrai coup de cœur personnel ?

Oui bien sûr. Comme souvent d’ailleurs avec les livres que j’écris sur certaines personnalités : il ne peut en être autrement, parce que je choisis mes personnages si j’ose dire. Ou c’est peut-être eux qui me choisissent, il y a parfois une alchimie qui nous échappe... Clairement ici c’est un vrai coup de cœur, et je crois que de son côté aussi, quand elle m’écrit : "Vous me donnez des chaleurs, à vouloir écrire sur moi...", quand je lui annonce le projet, ce qui est magnifique (rires).

 

Qu’est-ce qui, de son enfance à son parcours de femme et d’artiste, l’a forgée telle qu’elle est ?

Je crois qu’il y a une discipline qu’elle a acquise dans la solitude. Elle était une jeune fille, puis une adolescente solitaire, qui se réfugiait dans les livres. Elle a eu une enfance dorée, puisqu’elle a vécu à Monaco du fait du métier de son père. Père qui était un homme très rigoureux, d’une grande droiture : il était écuyer, il faut savoir maîtriser le cheval, sinon il part au galop et vous rompt le cou. Il faut à la fois laisser la liberté, bride sur le cou au cheval mais aussi le monter serré. Elle a retenu cela de son père, cette discipline donc, cette exigence. Cette discrétion, aussi. C’est dans la solitude, dans la lecture, qu’elle s’est forgé une culture et surtout une personnalité. Solitaire, c’est aussi une femme très secrète dont on ne peut percer tous les mystères - d’ailleurs je trouve ça plutôt bien, à la fin du livre reste une part d’ombre...

 

On ressent bien ce mystère qui persiste à la fin de la lecture d’ailleurs...

Oui, le mystère perdure, parce que je ne peux pas le pénétrer totalement, et d’autre part je n’ai pas envie de soulever le voile totalement. Garder une part de mystère et de rêve en même temps. Mais on sent que, sous des aspects très polissés, c’est une femme qui bout et qui est ravagée par un incendie intérieur très fort.

 

 

Justement, à votre avis dans quels rôles cette discrète nous donne-t-elle le plus à voir qui elle est vraiment ?

Le grand rôle à mon avis c’est La Femme d’à côté. Le titre de mon livre, c’est "Fanny Ardant, une femme amoureuse", et on voit dans ce film que c’est l’amour qui détermine sa vie et ses choix, avec tout ce que ça comporte de dangers et de risques, parce qu’il y a une mise à nu dans la passion amoureuse, qui peut d’ailleurs revêtir plusieurs formes. C’est une femme qui se met perpétuellement en danger, par ses choix artistiques. Pour moi elle est bien la femme de ce film, "ni avec toi ni sans toi", et l’amour à mort qui se finit tragiquement. C’est aussi pourquoi elle interprète aussi admirablement Marguerite Duras au théâtre : elle est l’une des grandes voix de l’écriture de Duras.

 

En tout cas c’est la deuxième fois que vous me vantez les mérites de ce film, entre l’interview sur Depardieu et celle-ci, il faut vraiment que je le voie !

Oui, il y a dans ce film une alchimie difficile à trouver au cinéma : deux très grands acteurs. Parfois, dans pareil cas le cocktail ne prend pas. Là ils sont magnifiques tous les deux, avec la caméra de Truffaut : on a le réalisateur, on a la femme, on a l’homme... on a tout dans ce film. Et l’histoire, qui est assez classique mais qui donne une force inégalable à l’ensemble.

 

Parlons du réalisateur justement. Leur fille mise à part bien sûr, que lui a apporté Truffaut, et qu’a-t-elle apporté à Truffaut ?

Vaste question... Ils ont été ensemble. Truffaut est mort sans avoir pu connaître Joséphine, sa fille que portait Fanny Ardant. Il y a forcément ici quelque chose de très puissant. Sur le plan privé, le père, la mère, la fille. Et cela, doublé d’un couple cinématographique : ils tourneront ensuite Vivement dimanche, avec Jean-Louis Trintignant qui vient de nous quitter.

Truffaut n’avait pas son pareil pour mettre en valeur les femmes dans ses films. Et je pense qu’il nous manque beaucoup aujourd’hui. Certaines actrices auraient pu trouver un développement original si elles avaient pu tourner avec lui. Je pense notamment à Léa Seydoux, que j’évoque à la fin de mon livre et que j’imagine très bien filmée par Truffaut. Même si Arnaud Desplechin dans Tromperie (2021), adapté du roman de Philip Roth, arrive à faire quelque chose de très fort... Je fais cet aparté, parce qu’il est difficile, après Fanny Ardant, de trouver une jeune actrice qui ait toutes ses qualités, son tempérament, son intelligence et sa force. Il me semble que Léa Seydoux les a. Mais pour revenir à votre question, c’est vraiment entre eux un apport réciproque multiple, qu’on ne peut résumer en quelques lignes. Peut-être faudrait-il d’ailleurs y consacrer tout un livre, pourquoi pas sous la forme d’un roman...

 

 

Avec Depardieu, vous évoquez un partenaire de jeu mais aussi un ami, une espèce d’amitié amoureuse entre deux écorchés vifs vomissant les travers de l’époque. Ces deux-là se sont reconnus assez vite ?

Oui, d’autant plus qu’ils se sont rencontrés dans le film Les Chiens (1979), d’Alain Jessua. Fanny Ardant n’était alors absolument pas connue, et on l’avait laissée de côté. Gérard Depardieu avait lui remarqué cette femme, il l’avait un peu prise sous son aile - lui était déjà une vedette reconnue. Il l’a aidée à s’imposer sur un plateau de cinéma, alors que Fanny Ardant se considérait presque comme une pestiférée. Elle lui en a été très reconnaissante. Après il y a donc eu La Femme d’à côté, d’autres films ensuite... On peut effectivement parler d’une sorte d’amitié amoureuse : ils s’estiment et s’adorent, ils sont tous les deux dans une forme de provocation, de provocation saine par rapport à l’étouffoir que représente notre société aujourd’hui. Ils font un bien fou, tous les deux... 

 

À la question que vous laissez en suspens à un moment de votre récit, quelle réponse apporteriez-vous : qui de Fanny Ardant ou de Gérard Depardieu est à votre avis le plus "noir", le plus énervé par le monde qui nous entoure ?

Fanny Ardant répond à cette question, lorsqu’elle se dit beaucoup plus énervée, agitée et sombre que Depardieu. Quand on connaît la personnalité de Depardieu, on sait qu’il a des moments de grand tourment, mais je sais aussi que Fanny Ardant a des moments très sombres et très noirs. Et je crois en effet que dans la noirceur elle l’emporte haut la main. Chez Gérard Depardieu, il y a une très grande fragilité c’est incontestable, mais il y a aussi une très grande force : c’est Pantagruel, il a les pieds dans la glaise et il tient debout. Fanny Ardant a fait plusieurs fois des sorties de route. Et en même temps elle prend des risques, cinématographiquement. Gérard Depardieu en a pris aussi bien sûr, mais aujourd’hui un peu moins, alors que Fanny Ardant en prend toujours.

 

 

Dans Pédale douce (1996), elle est extraordinaire, idem dans La Belle Époque (2019). J’ai d’ailleurs interviewé Nicolas Bedos, réalisateur de ce film, il m’en a parlé longuement. Il m’a d’ailleurs confié n’être pas toujours en accord avec ses sorties - je ne le suis pas non plus d’ailleurs - mais c’est sain et salutaire : quand on est dans un dîner, c’est bien de n’être pas tous d’accord à réciter ce que les médias nous imposent de gré ou de force. Fanny m’avait d’ailleurs dit en direct qu’elle aurait envie d’aller dans un dîner où elle rencontrerait un fasciste : ça lui plairait parce qu’elle pourrait s’engueuler avec lui, argumenter, contre-argumenter, ce qui serait intéressant, et peut-être que quelque chose de bien sortirait de cette confrontation-là. Elle avait fait un jour une sortie contre l’américanisme : elle faisait un film sur Staline (Le Divan de Staline, 2017), d’ailleurs avec Depardieu, et un journaliste l’avait attaquée sur Staline, sur l’URSS, sur le goulag... Elle lui avait rétorqué qu’elle n’était pas favorable à Staline mais qu’au moins on pouvait en débattre. Et elle avait fini par lâcher que finalement, il fallait tous être américains et leur dire amen. C’est ce que j’aime chez elle : elle sait amener le débat et la confrontation, comme le faisait d’ailleurs Marguerite Duras.

 

 

Et justement, dans ces deux livres, consacrés donc à Depardieu et à Fanny Ardant, vous ne faites pas mystère vous non plus de ce que vous inspire une époque où, notamment dans le milieu du show business, il vaut mieux ne pas sortir des clous de la pensée dominante si on veut faire carrière, et au diable les nuances de la pensée. Ce mouvement-là est-il irréversible ?

Irréversible je ne sais pas. Dans l’existence rien n’est irréversible. Mais effectivement, en ce moment on vit une véritable chape de plomb, une chasse aux sorcières dans une sorte de maccarthysme moderne détestable et que je déteste au plus haut point. Oui, quand il y a des artistes hors normes comme Depardieu, comme Fanny Ardant, ça fait du bien mais on cherche la relève, et malheureusement on la trouve difficilement : il y a beaucoup de fadeur, de calculs un peu misérables. Alors qu’un artiste ce n’est pas ça, ça n’a aucun intérêt. Ce formatage risque de nous détruire totalement, c’est d’ailleurs pour cette raison que nombre de films font des bides. Elle le dit elle-même dans une interview très récente, qu’elle ne tourne pas un film pour "éduquer les citoyens". Tout est dit : le cinéma n’est pas fait pour ça !

Pour elle, pour moi aussi, l’objectif du cinéma, comme de la littérature et de tous les arts d’ailleurs, c’est d’abord de donner des émotions. "Un rendu émotif", comme dirait Louis-Ferdinand Céline. C’est de faire plaisir aux spectateurs aussi, pour qu’ils passent un bon moment. Mais pas pour entretenir une culpabilité permanente, etc... C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a fait ses sorties à propos de Roman Polanski : il a aussi et d’abord fait des films, et quels films. Et qui plus est, elle le connaît et l’apprécie. Elle ne supporte pas les condamnations à mort et suivrait jusqu’à la guillotine quelqu’un qu’elle aime. Moi j’adore ça.

Pour en revenir à Léa Seydoux, elle a déclaré dans une interview récemment que ses cernes, elle entendait bien les garder pour éviter le formatage. J’ai apprécié, en ces temps où les jeunes actrices et les jeunes acteurs se ressemblent tous un peu. On est différents, c’est le principe de l’humain aussi, il faut l’assumer. L’uniformisation de la planète par le système capitaliste est insupportable à mes yeux.

 

Qu’est-ce qui anime Fanny Ardant ?

Je pense que c’est la passion sous toutes ses formes, à commencer par la passion amoureuse. C’est une femme qui aime au sens le plus fort du terme, c’est pourquoi elle se brûle parfois. Elle va tenter des films, pas toujours très réussis mais peu importe, elle est quelqu’un qui ose.

 

Si vous étiez un producteur, un réalisateur, un metteur-en-scène, quel rôle aimeriez-vous lui confier ?

C’est difficile, parce qu’elle a joué de très nombreux rôles, y compris un transsexuel. Dans un court-métrage, elle joue une morte. Récemment, elle a interprété une femme amoureuse d’un homme beaucoup plus jeune. Je la verrais bien dans un personnage historique, une femme de pouvoir, Golda Meir par exemple. Merci de m’avoir fait réfléchir à cela ! (rires)

 

 

Qu’est-ce que vous auriez envie de lui dire, de lui demander si vous osiez à cette Fanny personnage de roman, dans les yeux ?

Quand tu étais adolescente en 1968, pourquoi t’es-tu retrouvée dans un couvent en Espagne ? Je lui poserais cette question-là. (Il imite Fanny Ardant : "Pascal, vous me gênez beaucoup...")

 

Vous vous confiez pas mal dans cet ouvrage, l’air de rien. C’est un besoin que vous ressentez de plus en plus ?

Il y avait une connivence qui m’a peut-être incité à la confession. Peut-être que j’ai eu la faiblesse de me laisser aller un peu à quelques confidences. Peut-être aussi un peu l’envie de briser, encore davantage, les codes de la biographie - je les ai déjà pas mal malmenés. Voilà. Chacun lira avec sa propre grille, et retiendra des éléments qui le toucheront.

 

Avec dans ce livre, plusieurs degrés de lecture et de sensibilité...

Oui, vous avez tout à fait raison.

 

D’ailleurs vous avez écrit sur BB, sur Depardieu, sur Fanny Ardant donc... Pourquoi pas Deneuve ? Delon ?

Alain Delon j’ai tourné autour, si j’ose dire. Ça n’a jamais pu se faire, mais ça a failli se faire : j’avais en tête un "Delon intime". J’avais même une anecdote personnelle : mon père possédait des chevaux, des trotteurs, et il avait le même entraîneur qu’Alain Delon. Moi j’étais très jeune, j’assistais au championnat du monde des trotteurs - le Prix d’Amérique. Et je vois Alain Delon qui parle avec son entraîneur : "Je veux acheter cette jument américaine, amenez-moi le propriétaire". L’entraîneur s’exécute, son propriétaire lui répond qu’elle n’est pas à vendre. D’ailleurs elle n’était pas du tout favorite. Delon s’emporte : "Je l’achète, quel est son prix ?". Il a fini par aller voir le propriétaire, s’est présenté, lui a tendu le carnet de chèques en lui disant d’y mettre la somme qu’il voulait. Le propriétaire américain s’est tenu à sa position. La course démarre. Je m’en souviendrai toujours parce que ça m’avait marqué : dans cette course, je ne regardais que cette jument. Dans le dernier tournant, elle était dernière. Je me dis, "heureusement qu’il ne l’a pas achetée". Et elle a fait une ligne droite époustouflante, elle est venue sur le poteau, il y a eu photo et elle a gagné le Prix d’Amérique ! Depuis ce jour-là, en-dehors de tous ses films que j’adore, à commencer par Le Samouraï, je me suis dit que ce type était extraordinaire. J’ai eu l’occasion de le rencontrer par l’entremise de Mireille Darc. Je lui ai rappelé cette anecdote, il était surpris, et j’ai pensé qu’on pouvait faire un "Delon intime" avec des anecdotes comme ça, pas de la bio classique. Mais ça n’a jamais pu se faire, et j’ai un peu perdu patience.

Il faut avoir une attirance, sous diverses formes d’ailleurs, pour le sujet, parce qu’une biographie prend deux ans pour les recherches, chercher à rentrer dans la psychologie du sujet... Sans être désagréable, je ne pourrais pas consacrer deux ans de ma vie à Catherine Deneuve, même si je reconnais qu’elle est une très grande actrice. Mais je n’ai pas d’atomes crochus avec elle, il y a des éléments que je ne cerne pas. J’assume mes choix, souvent sur la base de coups de cœur. S’ils donnent de bons livres tant mieux. Chacun est libre d’apprécier ou pas...

 

Pascal Louvrier

 

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3 juillet 2018

Véronique de Villèle : « Il y a en moi, une forme de force, qui me pousse à ne jamais me laisser aller... »

À la mi-juin, moi, le presque Lyonnais qui ne fréquente (pour le moment ?) que très rarement la capitale, j’ai décidé de retourner voir Paris (Paris !), pour quelques jours. Je voulais revoir quelques uns des grands sites qui font la majesté de la Ville Lumière (photos ici si ça vous dit), m’immerger dans des atmosphères pittoresques de quartier qui en font le charme, et surtout rencontrer enfin des gens aux échanges agréables et venus de là-bas mais que je n’avais jusqu’à présent pas encore vus "en vrai". Parmi eux, Frédéric Trocellier, et Véronique de Villèle. J’ai connu Frédéric, un passionné de photo, il y a une quinzaine d’années, sur un forum que j’animais alors, et nous n’avions heureusement jamais perdu le contact depuis. Véronique compte parmi mes fidèles encouragements, pour Paroles d’Actu, et elle a répondu à plusieurs de mes sollicitations d’interview depuis 2002.

Le lundi 18 juin, nous avons avec Frédéric passé la matinée du côté de Montmartre et de son Sacré-Cœur (il a passé son enfance dans le 18e). Puis, autour de 13h, direction la rue du Cherche-Midi pour rejoindre les locaux des Cercles de la Forme, dans lesquels officie Véronique. Nous avons discuté un peu avec Véronique, puis assisté à son cours. Un cours complet, rythmé, et où le dynamisme est le maître-mot. Frédéric a pris des photos, nous avons tous deux observé, regardé Véronique se mouvoir de part et d’autre de la salle au rythme de la musique, et les élèves suivre ses instructions. Nous les remercions, tous, d’avoir joué le jeu et de leur accueil sympathique.

 

Photo VdV Fred et moi

Les arroseurs arrosés : de g. à d. : moi et Frédéric, "captés" par Véronique.

 

Nous sommes convenus, avec Véronique, de réaliser une nouvelle interview suite à cette rencontre. Pas tout de suite non, car après le cours, il fallait déjà qu’elle rejoigne son scooter à toute vitesse pour retrouver les locaux de Sud Radio. Nous ferions cela à distance. Au 1er juillet, c’était chose faite. L’article qui suit est ce que j’en ai tiré ; il comprend également trois surprises : deux pour Véronique (j’ai contacté plusieurs de ses élèves via Facebook pour les inviter à "raconter" leur expérience avec la coach, deux m’ont répondu et ont concrétisé la chose), une pour celles et ceux qui suivent ses cours, un message vidéo qu’elle a accepté d’enregistrer. Merci à Annabel et à Christine, pour votre gentillesse. Merci à toi, Frédéric, de m’avoir suivi dans cette petite aventure. ;-) Merci à vous, Véronique... et à bientôt ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 27/06/18 ; R. : 29/06/18 et 01/07/18.

Véronique de Villèle: « Il y a en moi, une forme de force,

qui me pousse à ne jamais me laisser aller... »

Photo FT VdV 1 

Photo : Frédéric Trocellier.   

 

Partie I: l’interview de Véronique

 

Véronique de Villèle bonsoir, et merci d’avoir accepté de répondre une nouvelle fois à mes questions pour Paroles d’Actu. Je suis heureux d’avoir pu enfin vous voir en chair et en os pour de bon, c’était il y a quelques jours aux Cercles de la Forme à Paris...

Oui moi aussi, je suis heureuse d’avoir fait votre connaissance "en vrai". Maintenant vous avez vu l’ambiance dans mes cours aux CDLF ! Il ne vous reste plus qu’a venir prendre un cours avec moi, cher Nicolas !

 

Haha... j’en serais ravi... J’ai eu la chance, donc, d’assister au cours que vous avez donné rue du Cherche-Midi le 18 juin dernier à l’heure du déjeuner, avec mon camarade Frédéric à la photo - je le salue ici, ainsi que toutes vos élèves, et votre élève, qui ont joué le jeu avec la pêche, et le sourire. Vous avez dû filer très vite après, en scooter, pour votre émission de Sud Radio. Ça ressemble à quoi, une journée type de Véronique de Villèle ? C’est toujours autant la course, ou bien est-ce plus calme parfois ? ;-)

Je me lève tres tôt, vers 5h-5h30. Mon petit-déjeuner : café, yaourt, crackers. Ensuite, ordinateur : je prepare les rendez-vous de la journée, la playlist de mes cours, ma chronique sur Sud Radio. Puis je prends ma douche, et je pars donner mon premier cours. Ensuite, déjeuner light avec deux, trois amies des cours, et hop je saute sur mon scooter direction la radio... Puis, des RDV divers, ou bien je rentre à la maison... J’accepte peu de sorties le soir, mais j’ai quelquefois des dîners que je ne peux pas manquer ! Ou bien, je retrouve des amis à un concert, et ça j’adore !

 

Vous m’aviez parlé, lors de notre interview précédente, de votre ouvrage Gym Silver Tonic (Michel Lafon), mettant en avant la pratique d’une activité physique et de bons réflexes "forme" notamment pour les gens qui ont, comme le dit joliment la formule, "de l’argent dans les cheveux". Est-ce que, concrètement, vous avez à l’esprit des exemples de personnes qui, physiquement ou mentalement, n’allaient pas forcément très bien quand elles ont commencé à prendre vos cours, et dont vous avez senti que vraiment, ces exercices-là les faisaient aller mieux ?

Oui c’est une évidence, je fais tout pour que les gens aiment mes cours mais avant tout pour que cela leur soit bénefique, et j’en vois les resultats tous les jours !

 

Je connais votre sens de la fidélité, et de l’amitié Véronique. Les douze derniers mois n’ont pas été tendres avec vous : Mireille Darc est partie en août 2017, Johnny Hallyday en décembre dernier. Deux très proches... Et il y a, toujours, ces pensées que vous avez pour votre maman. Moi j’ai envie de vous demander, en marchant sur des œufs pour ne pas être indiscret et encore moins indélicat, ce qu’est votre recette pour contrer les gros coups de blues : est-ce que le sport par exemple, c’est une façon temporaire de penser à autre chose, ou mieux que ça, un vrai remède à plus long terme contre la déprime ?

Le sport est une aide évidente mais il y aussi une forme de force, que j’ai en moi, et qui pousse à ne jamais se laisser aller... Je pense à Davina qui a cette force inébranlable, et ça m’aide !

 

VdV avec Soleyman

V. de Villèle, avec son filleul Soleyman. Collection privée.

 

Est-ce que vous avez deux ou trois conseils à usage immédiat de mouvements et bons réflexes santé/moral pour des personnes a priori éloignées du milieu du sport ou même de l’exercice ? Typiquement, la personne âgée qui ne bougerait pas beaucoup...

En restant chez soi, on peut tout à fait faire de l’exercice (mon dernier livre Gym Silver Tonic est bourré d’exemples, et de photos d’illustration). Cela peut se faire assis sur son canapé, debout dans sa cuisine, avec une bouteille d’eau, une balle, etc... On peut étirer sa taille, travailler ses abdos, faire aussi des exercices de visualisation pour sa mémoire. Et puis bien sûr, monter des escaliers, bouger, ne pas rester inactif...

  

Vos cours se font en musique, et vous avez une sélection sympa, entraînante et aussi, je crois, que vous adaptez à vos élèves. C’est quoi votre tracklist bonne humeur à vous ? Ces quelques chansons qui vous donnent la pêche ou vous rendent le sourire à chaque fois que vous les entendez ?

Je fait mes playlists avec les derniers tubes, mais aussi et surtout avec les titres collector que tout le monde aime, des anciennes chansons bien rythmées... (playlists à retrouver aussi dans mon dernier livre !)

Par exemple :

Jailhouse Rock, Elvis Presley.

We cut the night, AaRON.

Thriller, Mickael Jackson.

The Best, Tina Turner.

A Man I know, Charles Pasi.

Dancer, Gino Soccio.

 

En quoi est-ce que vous diriez que vos cours ont évolué par rapport aux années Gym Tonic ?

Mes cours ne sont jamais les mêmes, je change... d’abord pour les femmes qui me suivent depuis tant d’années, et aussi pour moi. Je n’ai jamais de lassitude à donner mon cours, c’est à chaque fois un peu différent !

 

Le 7 juillet vous allez donner un cours exceptionnel en province, en l’occurrence à Bonnétable, en faveur des sinistrés inondés de la Sarthe. Qu’est-ce qui vous a convaincue de le faire ?

C’est Séverine, une amie qui habite la région de Bonnétable... sa maison a été inondée, eh bien le jour même avec ses filles, elles sont allées aider les autres, ceux qui étaient encore plus sinistrés qu’elle ! Bel exemple de génerosité.

 

VdV Sarthe

 

Est-ce envisageable de vous voir, à l’avenir, proposer des cours de manière un peu plus "décentralisée", dans telle ou telle ville de France de temps en temps, si bien sûr votre emploi du temps de ministre vous le permet ? ;-)

C’est vrai que quelques grandes villes de province me demandent parfois d’aller les voir... Malheureusement je ne peux pas être partout...

 

Quel message avez-vous envie d’envoyer à vos élèves, et en particulier à celles et ceux qui vous suivent depuis des années et des années, à l’occasion de cette interview ? Qu’est-ce qu’ils représentent pour vous ? Un petit message vidéo peut-être ? Ce serait sympa...

 

 

Quelle est l’image que vous auriez envie qu’ils aient de vous, tous ces élèves, et ces gens que vous croisez au quotidien ? Si vous aviez un avis à donner là-dessus : quel serait le compliment qui vous toucherait le plus ?

Professionnelle… j’aime la perfection ! Et on ne peut l’atteindre que si l’on est PRO !

 

Vous aviez déclaré dans une interview récente : Davina donnant des cours de yoga aux CDLF, pourquoi pas ? Alors, ça en est où, ce joli rêve ? ;-) Et comment va-t-elle, votre complice de toujours et surtout sœur de cœur ?

Davina est ma sœur de cœur. Nous nous parlons, nous nous voyons... elle est dans son monastère du Poitou, Chökhor Ling, où elle dirige des cours et des stages magnifiques…

 

Véronique avec Davina

V. de Villèle, avec Davina. Collection privée.

 

Comment se porte Max, votre filleul, jeune comédien dont la vie n’a, jusqu’à présent, pas tout à fait été un fleuve tranquille ?

Aujourd’hui Max passe son Bac. Il est également à l’affiche de son dernier film, Monsieur je-sais-tout, dont il a le rôle-titre (il y joue le rôle d’un autiste). C’est un acteur fabuleux !

 

Dans l’actu sport du moment, il y a bien sûr, qui l’aurait loupé... ^^ la Coupe du monde de foot, en Russie. Un commentaire sur la compétition jusqu’à présent ? Vous voyez qui en finale ? Quel prono pour le trophée ?

J’adore le foot ! Je ne loupe aucun match. Les Bleus sont forts. Si leur mental est bon, alors ils peuvent gagner cette Coupe du monde, comme en 1998. Ils ont été magnifiques contre l’Argentine... j’espère qu’ils feront encore mieux !

 

Vous êtes très impliquée, on le sait, pour la promotion de la pétanque en tant que sport de haut niveau, et notamment dans la perspective des Jeux olympiques de 2024. En quoi est-ce un sport "complet" ?

C’est convivial, ça ne coûte pas cher, il faut de l’adresse, de la concentration et, ce qui me plaît le plus, de la stratégie.

 

Actu, toujours, dans un autre domaine. On a pas mal parlé, ces jours-ci, de l’entrée au Panthéon de Simone Veil, accompagnée de son époux Antoine. Est-ce que cette femme, en bien des points remarquable il est vrai, fait partie des personnalités que vous admirez et qui vous inspirent le plus ? De qui est-il composé, votre Panthéon perso ?

Simone Veil fut une femme exemplaire, remarquable, que j’ai eu la chance de rencontrer... Je suis très admirative de sa personne. J’ai adoré cette magnifique cérémonie au Panthéon.

De Gaulle, Sœur Emmanuelle, l’Abbé Pierre, et les chercheurs pour les maladies comme le cancer des enfants ou Alzheimer... ils sont mon Panthéon perso. 

 

J’aborde ici une question qui est un serpent de mer de nos interviews depuis la première il y a six ans. Vous prenez beaucoup de plaisir à participer à l’émission de Liane Foly sur Sud Radio. Je suis persuadé, je vous l’ai déjà dit, et je le pense encore plus depuis que je vous ai vue animer ce cours, que vous pourriez diriger, vous, une émission bien-être et reportages/conseils du quotidien (à la Sophie Davant). Alors, quand est-ce qu’on la démarre, cette campagne pour vendre ça à un média ? ;-)

Eh bien OUI, j’ai énormément aimé cette saison à Sud Radio aux cotés de Liane Foly. Cette aventure vient de se terminer. J’étais auparavant sur Europe 1, et précédemment j’avais un rendez-vous sur les ondes de RMC. Maintenant il me tarde de retrouver un micro, j’adore cet exercice, la radio ! à bon entendeur...

 

Petit jeu de l’autoportrait : trois adjectifs pour vous auto-qualifier ?

Professionnelle, travailleuse, généreuse... drôle !

 

J’aime bien cette question, et, passé un temps, je la posais beaucoup, mais à vous, habituée parmi les habitués, jamais, alors : si vous pouviez voyager dans le temps, une seule fois, donc un seul choix, quelle époque auriez-vous envie de visiter ?

Le futur. Voler dans l’espace, et pourquoi pas y donner un cours ? J’adorerais rencontrer Thomas Pasquier.

 

Vous avez 25 projets par jour Véro, ça aussi je le sais. ;-) On ne peut pas tous les citer ici. J’ai envie de vous demander, simplement : c’est quoi vos grandes envies aujourd’hui, vos rêves encore à réaliser ?

Une belle émission de radio que je dirigerais avec une bande joyeuses de spécialistes, dans tous les domaines. Genre Frou-frou de Christine Bravo.

 

Tout le mal que je vous souhaite ! Allez on la lance cette campagne ! Bon, et pour ceux qui n’auraient pas encore compris, quelques arguments décisifs, pour inciter nos lecteurs à venir prendre vos cours, dans la Sarthe, à Paris, ou ailleurs ?  ;-)

Que c’est différent des autres, qu’ils me fassent confiance ! Plus de 30 ans d’enseignement ! Des milliers de cours dans mes baskets !

 

Photo FT VdV 2

Photo : Frédéric Trocellier.

 

Un dernier mot, pour conclure ?

Merci de ce joli moment avec vous Nicolas. À bientôt !

 

V. de Villèle est toujours très impliquée auprès de la Fondation pour la Recherche

sur Alzheimer, pour laquelle elle organise un grand concours de pétanque à Paris le 20 septembre.

Également ambassadrice de L’Envol, elle participera à un événement lors du

Longines Paris Eiffel Jumping le 5 juillet. Et, le 10 juillet, elle sera présente

lors d’un grand concert à Juan-Les-Pins donné pour Enfant Star & Match.

Les deux dernières associations œuvrent pour les enfants malades, la cause est belle ! ;-)

 

Partie II: les messages de deux élèves

 

Annabel de Boysson Weber, le 2 juillet.

 

 

Christine Taieb, le 2 juillet.

 

LIEN ICI pour voir la vidéo de C. Taieb

 

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16 octobre 2023

Pascal Louvrier : « Bardot a plus fait pour la cause féministe que Simone de Beauvoir »

 

Le 28 septembre, Brigitte Bardot a eu 89 ans. Le grand public connaît-il bien finalement la vie de cette femme devenue mythe pour beaucoup (un mythe qu’on invoque en deux lettres, Initials B.B.), en grande partie malgré elle ? D’actrice iconique, métier qu’elle a plaqué sans ménagement à l’aube de la cinquantaine, elle s’est muée en championne farouche et passionnée de la cause animale, sans doute le rôle de sa vie, et certainement son plus beau. J’ai souhaité interroger à son propos Pascal Louvrier, auteur d’une bio amoureuse et néanmoins fouillée, Vérité BB, récemment rééditée en poche (éd. Le Passeur). Un ouvrage agréable à lire, comme le style de l’auteur, lui-même souvent personnage de ses bios. Je le remercie pour l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder, qui est ici retranscrit comme il a été dit, et qui je crois permet d’évoquer assez précisément, comme une entrée en matière (avant de lire le livre ?), la carrière et la vie de Brigitte Bardot. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Pascal Louvrier : « Bardot

a plus fait pour la cause féministe

que Simone de Beauvoir »

Vérité BB

Vérité BB (Le Passeur, août 2023)

 

Pascal Louvrier bonjour. Comment avez-vous découvert Brigitte Bardot et quelle image aviez-vous d’elle avant de commencer à travailler sur elle, avant de la rencontrer ?

J’ai découvert Brigitte Bardot il y a très longtemps, par le cinéma, en particulier par ce film mythique, Et Dieu... créa la femme, que j’avais trouvé très en avance sur son temps, à la fois sur le plan technique avec le tournage en Technicolor, et puis la liberté de ton employée par Juliette, jouée par Bardot. J’ai par la suite suivi sa carrière, vu La Vérité d’Henri-Georges Clouzot, et d’autres films peut-être plus légers comme Les Pétroleuses.

Au départ, j’avais l’image d’une femme assez légère, et je ne lui imaginais pas la personnalité, la profondeur que j’ai ensuite découvertes en travaillant sur elle, en menant des interviews. Au fil de mes recherches et de mon écriture, je me suis rendu compte que le mythe Bardot était véritablement un mythe. Que cette femme avait évolué, en mettant fin à sa carrière assez tôt, en 1973, et que son combat pour la cause animal était un combat qui nous concernait tous, au-delà même de la question de la souffrance animale. Je peux donc dire que ma perception de la personnalité de Bardot a évolué en me renseignant sur elle.

 

 

Parlez-nous de vos échanges avec elle, et avec son époux Bernard d’Ormale ? Quand le contact a-t-il été établi ?

Avec Bernard d’Ormale, il a été établi assez tôt. Je raconte dans le premier chapitre du livre que je me rends au cimetière de Saint-Tropez, je cherche la tombe de Vadim, je ne la trouve pas, etc. Tout cela est vrai. J’avais rendez-vous avec Bernard d’Ormale à Saint-Tropez pour échanger avec lui. C’est lui qui m’a donné un certain nombre de renseignements inédits, y compris sur lui d’ailleurs - je lui consacre tout un chapitre. Les questions que je voulais poser à Brigitte Bardot, je les lui posais à lui et il se faisait l’intermédiaire. Avec Brigitte Bardot, j’ai aussi échangé téléphoniquement et par mail. Elle m’en a envoyé quelques uns pour venir infirmer ou confirmer quelques éléments que je lui demandais.

 

Souvent on dit que l’enfance forge l’adulte qu’on va devenir. C’est particulièrement vrai pour Brigitte Bardot ? Peut-on dire qu’elle est restée une enfant qui s’est attachée à rejetter le monde des adultes ?

L’enfance, comme disait Mauriac, c’est la clé de notre personnalité. Le biographe doit lui trouver la serrure pour faire fonctionner la clé. Il est certain que l’enfance de Brigitte Bardot explique un peu son côté sauvage, renfermée sur elle-même. Elle a été élevée dans un milieu austère, aride de la banlieue parisienne, avec des parents qui n’étaient pas très ouverts quant à l’éducation. Brigitte en a souffert, elle a même été giflée par son père ce qui l’a véritablement traumatisée.

Avec sa soeur Mijanou, elles étaient souvent laissées seules dans l’appartement tandis que leurs parents sortaient. Les deux soeurs faisaient des bêtises et un jour, une potiche de grande valeur, paraît-il, a été cassée. Quand les parents sont rentrés, elles ont été battues par leur père, surtout Brigitte d’ailleurs. Leur mère leur a asséné, en plus, qu’à partir de ce moment elles allaient vouvoyer leurs parents, et qu’elles n’étaient désormais plus chez elles mais chez eux, les parents. Quelque chose de véritablement traumatisant donc, qui va amener Brigitte, dans cette sorte d’asphyxie mentale, à mettre à l’âge de 16 ans la tête dans le four et à ouvrir le gaz. Elle sera sauvée in extremis, parce que ça soeur cadette a fait une crise à ses parents, leur indiquant qu’elle voulait rentrer chez eux. À leur retour ils ont découvert Brigitte la tête dans le four... Une enfance corsetée donc, dure, et qui va laisser des séquelles.

Elle a voulu quitter très rapidement ce monde de l’enfance qui n’est pas un monde agréable pour elle. Je ne la vois donc pas comme une enfant mais plutôt au travers de ces adultes qui, surtout sur le plan cinématographique, Vadim en particulier, ont voulu en faire une poupée blonde et un peu décérébrée. Dans le genre de Marilyn Monroe, ce que ni Brigitte ni Marilyn n’étaient en réalité. Donc non elle n’est pas une enfant, au contraire elle est devenue une adulte très vite.

 

Et justement on découvre, pour peu qu’on ne connaisse pas bien sa vie avant, une Bardot très mélancolique en effet. Plusieurs tentatives de suicide...

Oui vous avez raison, le terme mélancolique est approprié. Les tentatives de suicide, il y en a eu plusieurs effectivement. Une d’elles a failli réussir en 1960, après le tournage de La Vérité. Dans ce film, l’héroïne, à la fin, s’ouvre les veines dans la cellule. Ici le cinéma rejoint la réalité. C’est quelqu’un qui est tellement désespérée qu’elle recherche la fuite dans la mort.

 

On la dit misanthrope, invoquant sa défense des animaux, l’histoire avec son fils, etc... mais à la fin du livre on apprend que les choses sont plus complexes ?

Oui. C’est très facile aujourd’hui, on colle des étiquettes à tout le monde, c’est simple, ça évite de réfléchir et on passe à autre chose. Il y a une forme de misanthropie chez Brigitte Bardot, mais elle est justifiée en partie par son enfance, déjà, nous venons d’en parler. Par le fait que Roger Vadim n’a pas véritablement été amoureux d’elle alors qu’elle l’aimait réellement : elle lui a fait confiance, Vadim l’a trahie, ça ne donne pas forcément confiance en l’être humain. Après, dans le monde du cinéma, ça n’a pas été évident non plus.

Quand elle décide de prendre fait et cause pour la défense des animaux, d’essayer surtout de leur éviter des souffrances, elle se heurte à la méchanceté des Hommes et tout cela n’a pas fait pousser en elle la philanthropie. Mais, je le raconte à plusieurs reprises, elle a aidé des personnes qui étaient dans le besoin, pécuniairement ou sentimentalement d’ailleurs. Elle n’a jamais fermé sa porte et il lui est arrivé souvent de faire des chèques pour la bonne cause. Il y a peut-être une misanthropie générale mais sur le plan personnel elle a donc plutôt le cœur sur la main.

 

Vous évoquez d’ailleurs dans le livre son rapprochement avec les enfants de son fils, et le fait que sa fondation aide aussi, au travers de l’aide aux animaux, des SDF...

Elle aide en effet le SDF en même temps que son animal. On ne peut pas faire un don uniquement pour le chien d’un SDF. Il y a d’autres choses. Par exemple, quand Joséphine Baker a eu des problèmes financiers, Brigitte Bardot a fait un gros chèque pour s’occuper des orphelins dont celle-ci s’occupait. Elle s’est beaucoup impliquée aussi, notamment pour des noirs américains qui se trouvaient dans le couloir de la mort : l’avocat de l’un d’eux a fait une lettre à Bardot, qui s’est penchée sur le cas de ce condamné, il semblait innocent, elle a fait un chèque. Quand la cause lui semble juste elle n’hésite pas à aider cette cause.

Autre exemple : vous savez qu’elle reçoit encore un courrier nombreux, là encore, tout récemment, pour ses 89 ans. Un jour, un monsieur, correspondant régulier, lui a envoyé une lettre lui disant qu’il ne pourrait plus lui écrire parce qu’il avait fait un AVC. Brigitte Bardot lui a dit en substance : je vais vous écrire, et vous allez me répondre, même si vous écrivez deux ou trois lignes, puis je vous répondrai, et vous ferez de même, etc. Elle a tenu parole et cet homme a fait sa rééducation grâce à la pugnacité, à la générosité de Brigitte Bardot. Alors qu’elle ne le connaissait pas.

 

Il y a aussi l’histoire des époux Rosenberg qui ont été exécutés, exécution à propos de laquelle Bardot a je crois juré qu’elle ne mettrait pas les pieds aux États-Unis...

Oui. Elle se moquait en fait de savoir si les époux Rosenberg étaient coupables ou non. Pour elle, il était inadmissible qu’on condamne à mort deux personnes. Elle a tout fait pour les sortir du couloir de la mort, elle n’y est malheureusement pas parvenue, mais elle a tout fait pour tenter d’obtenir leur libération. Et ensuite effectivement elle a refusé de se rendre aux États-Unis, elle ne voulait pas aller dans un pays qui condamnait à mort, a fortiori des innocents - elle pensait qu’ils l’étaient à l’époque. Elle a tenu parole, n’est pas allée aux États-Unis, ce qui d’ailleurs, sur le plan cinématographique, lui a nui parce qu’elle avait été retenue pour jouer dans L’Affaire Thomas Crown : elle aurait dû y jouer le rôle finalement tenu par Faye Dunaway, aux côtés de Steve McQueen. Même si Faye Dunaway est inoubliable, je pense que Brigitte Bardot l’aurait été tout autant.

 

Donc on peut dire, une femme de principes, même à ses dépens ?

Elle est clairement une femme de principes. De caractère aussi. D’ailleurs pour avoir tenu jusqu’à au moins 89 ans, après tout ce qu’elle a subi comme vilénies, il en fallait. Et femme de convictions, à l’évidence.

  

Bardot, c’est aussi une icône de beauté, a-t-elle été aussi une icône féministe, peut-être malgré elle ?

S’agissant de la beauté, c’est essentiellement Roger Vadim qui a fait d’elle une beauté incandescente : blonde, taille fine... Tout ce qu’on retrouve dans Et Dieu... créa la femme. Elle n’est pas très belle au départ. Sur certaines photos, quand elle est très jeune, elle porte de grosses lunettes, elle a un dentier, etc... Un gros travail de métamorphose a donc été opéré par Vadim. Mais elle a pour elle d’avoir un très beau corps qui a été sculpté par la danse et sa discipline, ce qui est très important. Cela dit il ne faut pas s’arrêter à la plastique de Bardot, même si elle est particulièrement belle. Je la trouve d’ailleurs à titre personnel plus belle plus tardivement, par exemple dans Les Pétroleuses, que dans Et Dieu... créa la femme. Même si on trouve dans ce dernier le fameux mambo, mythique, la danse qui affole tout le monde...

 

 

Pour ce qui concerne le féminisme, en a-t-elle été un symbole malgré elle ? On peut le dire, parce qu’elle n’a jamais adhéré au féminisme à proprement parler. En tout cas, je pense qu’elle a plus fait pour la cause féministe que Simone de Beauvoir. La libération de la femme, on la trouve vraiment dans Et Dieu... créa la femme. À un moment du film, elle mange un sandwich sur la jetée, c’est très important parce que normalement c’étaient des déjeuners privés, en famille, il fallait se taire, ça devait être strict pour la jeune fille de famille bourgeoise qu’elle était, parfois on ne mangeait même pas à la table des parents. Dans cette scène, elle montre sa liberté totale de ton, d’allure. Là il y a une revendication féministe, mais elle ne l’exprime pas comme ça : elle l’exprime avec son port, son naturel, ça détonne par rapport au contexte social et par rapport aux mœurs de l’époque.

 

Pas idéologisé quoi...

Du tout. Elle est à cent lieues de n’importe quelle idéologie. Aujourd’hui ce qui compte pour elle c’est la défense des animaux, qu’ils souffrent moins, qu’on ne mange plus de viande de cheval, etc. Si c’était Marine Le Pen qui prenait la décision elle voterait pour elle, si c’était Mélenchon, elle l’a déjà dit, elle voterait Mélenchon... Elle est au-delà des querelles purement politiciennes.

 

Très bien. Cette question-là, je n’ai pas eu la réponse, même après avoir lu le livre : peut-on dire qu’elle a aimé faire du cinéma ?

C’est difficile de répondre... Quand je lui ai posé la question, indirectement, en lui demandant lequel de ses films elle préférait, elle m’avait répondu : "Tous les films que j’ai faits". C’est forcément une pirouette, parce qu’il y a des films qui ne sont pas bons, d’autres qui sont excellents.

Je crois qu’elle n’a jamais trouvé son compte dans le cinéma. Déjà, c’est un milieu très dur, surtout pour les femmes, surtout à cette époque-là. Je pense que ça n’était pas une vocation pour elle d’être actrice, elle l’a été un peu par hasard. C’est Vadim qui l’a poussée dans le cinéma, qui l’a poussée à se dénuder, à devenir blonde... Sa vocation artistique à elle était d’être danseuse. Dès qu’elle s’est rendu compte, avec beaucoup d’intelligence, qu’elle ne pourrait plus jouer les rôles qu’elle avait joués, et même que ça commençait à devenir assez pathétique - ses derniers films sont assez pathétiques, elle a décidé, en 1973 donc, d’arrêter le cinéma. Mais pour vous répondre, heureuse en tant qu’actrice, je ne le pense pas...

 

 

Vous y avez un peu répondu, mais quels films avec Brigitte Bardot méritent vraiment d’être regardés, peut-être Et Dieu... créa la femme, La Vérité ?

Oui. Moi j’ai ma trilogie. Et Dieu... créa la femme, parce que pour la connaître, il faut l’avoir vu. Il s’y passe aussi de belles choses. La Vérité, de Clouzot, parce qu’elle y est véritablement tragédienne, brillante, avec un rôle difficile. Il faut aussi voir Le Mépris, film inclassable. Si vous enlevez Bardot du Mépris, il n’y a plus de film. Il y en a un autre que j’aime beaucoup, qui annonce Et Dieu... créa la femme, c’est La Lumière d’en face : le film est en noir et blanc, mais je trouve qu’elle y est d’une sensualité affolante. Elle joue l’ouvrière, avec sa blouse, il y a un côté social, pour moi c’est un très beau film, et elle y est d’une grande beauté. Je recommande ce film de Georges Lacombe avec Raymond Pellegrin.

 

C’est une vraie histoire d’amour entre Bardot et la Riviera, notamment Saint-Tropez ?

Oh, ça oui. Elle a découvert Saint-Tropez très tôt, avant que ça ne soit le Saint-Tropez people d’aujourd’hui. Il faut reconnaître que La Madrague est un paradis sur Terre, elle s’y sent bien, et c’est une maison où elle peut respirer, sans être trop traquée puisque la maison est enclavée par la nature. Donc elle y est protégée par la nature... Mais voyez, elle continue d’être traquée : elle a une 4L et, tous les jours, elle part de La Madrague pour aller dans la maison qui se trouve au-dessus de La Madrague et où se trouvent tous ses animaux. Et Paris Match l’a shootée fin septembre au volant de sa 4L. Même à 89 ans elle ne peut pas avoir la paix... Jusqu’au bout, il faut avoir une photo d’elle. Elle est très belle sur cette photo d’ailleurs, elle conduit, avec le visage un peu émacié, mais elle y a beaucoup de dignité, même en conduisant (rires). Belle tout le temps, et à n’importe quelle époque...

 

 

Un mot pour qualifier sa relation avec chacun des hommes qui ont compté dans sa vie ?

Tous les hommes ont compté pour elle. Mais ça a été une lutte, rarement un long fleuve tranquille. Vadim n’a pas toujours été très correct avec elle, il l’a entraînée dans des partouzes où, quand on a 17 ans, ça n’est peut-être pas ce qu’on attend de celui qu’on aime... Des photos pornographiques aussi, prises par Marc Allégret, ça n’est pas une entrée géniale dans la vie amoureuse disons. Elle a été trahie par les hommes. Il y a eu Bécaud, Sami Frey qui lui a caché pas mal de choses sur son enfance et son adolescence... Son mari Jacques Charrier, qui était d’une jalousie terrible. Elle ne voulait pas d’enfant, il l’a forcée à en avoir un. J’explique ce qu’étaient les raisons de Brigitte, elle-même s’est expliquée sur ce non-désir d’enfant, on lui en a beaucoup fait reproche à l’époque.

 

 

Sa relation avec les hommes a toujours été très compliquée. Et il y a eu ceux, comme Sacha Distel, qui se sont montré ouvertement à son bras pour pouvoir promouvoir leur propre carrière artistique. Gainsbourg, c’était particulier : je pense qu’il l’a aimée, mais quand il a fallu faire des choix, notamment quand elle est partie tourner Shalako en Espagne, il n’a pas choisi de la rejoindre. Il lui a créé cette chanson fantastique, Je t’aime, moi non plus, une des plus érotiques du répertoire français. Gainsbourg n’a pas sorti la chanson, parce qu’elle était mariée à Gunter Sachs. Lui ne jurait que par les moteurs de Ferrari et autres choses du genre, pas génial pour souder un couple, à moins d’être pompiste, ce que Bardot n’était pas. C’est assez compliqué pour elle parce qu’elle se sent manipulée, utilisée. Gunter Sachs a menacé de procès Gainsbourg si la chanson sortait, il ne l’a donc pas sortie avant plusieurs années, quand il l’a offerte à Jane Birkin. Mais elle n’était pas pour Jane Birkin. Brigitte Bardot, femme de très grande élégance je tiens à le dire, a approuvé cette décision, considérant que c’était normal, que Birkin était alors la compagne de l’époque de Gainsbourg. La chanson est très belle comme ça. Il faut comparer les deux versions...

 

Et Bernard d’Ormale dans tout ça, l’ultime, celui de la sérénité, enfin ?

Ça a été complexe aussi. Au début ils se sont pas mal engueulés, certaines engueulades mémorables se sont d’ailleurs finies au commissariat de police. Maintenant les relations sont apaisées je pense, c’est le dernier compagnon, il y a de l’estime, une amitié amoureuse. Il y a deux ou trois ans Bernard a eu un accident de scooter, pied cassé, il s’est retrouvé à l’hôpital à Toulon. Le jour de son anniversaire à elle, elle arrive à l’hôpital avec deux coupes et une bouteille de champagne : "Je ne pouvais quand même pas fêter mon anniversaire sans toi..." C’est beau !

 

Jolie anecdote oui. Peut-on dire que son combat pour le bien-être et la dignité animales resteront, davantage que sa carrière d’actrice et d’icône de beauté ?

Les deux. Mais je crois qu’il y aura la Bardot icône, dernier mythe français, en tout cas féminin c’est sûr. Delon et elle, les deux derniers. Il n’y en aura plus après. Alors effectivement, la cause animale est fondamentale, elle dépasse son nom, c’est la Fondation Brigitte Bardot : à La Madrague il faut savoir qu’elle vit chez ses animaux. Elle a tout légué à la Fondation. Il est important de noter qu’on l’a beaucoup traitée de folle avec ses histoires d’animaux. Mais on prend conscience des choses.

Quand on défend le bien-être animal, on protège l’homme en réalité. L’élevage intensif, qui est une abomination en soi, fait aussi de la chair animale qui n’est pas saine, avec des antibiotiques, etc... Il faut voir aussi que pour l’élevage intensif, on détruit des forêts, par exemple au Brésil. Et les forêts, c’est le poumon de la Terre. Donc, défendre la cause animale, c’est aussi être écologiste mais dans le bon sens du terme, il n’y a rien d’idéologique : on détruit la Terre pour pouvoir faire de l’élevage intensif abominable où les animaux sont martyrisés, c’est une boucle...  Bardot a participé de cette protection de l’écosystème que l’Homme est en train de détruire. Elle est vraiment une avant-gardiste, je tiens à le dire.

 

Une démarche humaniste donc.

Oui, qui d’ailleurs avait été saluée par Théodore Monod. Je raconte aussi dans le livre une anecdote à propos de la visite de Marguerite Yourcenar à La Madrague... Voyez, ce ne sont pas des illuminés qui l’ont accompagnée.

 

 

Est-ce que ses prises de position, parfois très tranchées, pour ne pas dire tranchantes, ont eu à votre avis pour effet d’écorner son mythe ?

Elle estime que pour se faire entendre en France, il faut gueuler. Et elle considère que quand c’est elle qui gueule, ça s’entend mille fois plus que les autres. Les condamnations qu’elles a eues ont eu pour origine son opposition, parfois en des termes très crus - ce qu’elle reconnaît elle-même -, non pas envers les musulmans, mais envers l’abattage rituel, au cours duquel les animaux ne sont pas étoudis et sont tués éveillés. Ils pissent leur sang vivants, dans des conditions épouvantables. Là il s’agit bien de la défense des animaux, ça n’est pas une attaque contre les musulmans... Elle a été condamnée, et je trouve que dans la République française, quand on s’oppose à ce rituel, fût-il ancestral, religieux, on devrait au moins pouvoir faire valoir cette question essentielle de l’étourdissement de l’animal avant de l’estourbir...

Le mythe a peut-être écorné, mais si oui il l’a été à tort. Et ceux auprès desquels il a été écorné n’ont jamais vu à mon avis ces abattoirs, notamment clandestins, et la manière dont on égorge parfois des moutons dans des baignoires. Pour moi c’est abominable, même si je n’ai rien contre les musulmans, bien au contraire...

 

Bardot, c’est quelqu’un qui s’en fout, de ce qu’on pense d’elle ?

Totalement.

 

Sincèrement ?

Oui. Si elle avait voulu contrôler son image comme d’autres artistes qui ne font que ça toute la journée, à se regarder le nombril, elle n’aurait certainement pas pris les risques qu’elle a pris, et elle n’aurait certainement pas utilisé le vocabulaire qu’elle a utilisé, sachant que ça allait se retourner contre elle. Mais comme je vous l’ai dit il y a quelques instants, c’était pour faire bouger les lignes : en France, si on ne gueule pas, on n’a rien. Prenez l’hippophagie : elle lutte contre depuis je ne sais combien d’années, d’autres pays en Europe ont décidé de stopper la consommation de cheval, en France ça a été promis et ça n’est toujours pas appliqué. Aucune loi française n’interdit de manger de la viande de cheval, alors elle gueule.

 

Si vous pouviez, peut-être pour la dernière fois, vous retrouver face à elle, entre quatre yeux, lui dire quelque chose ou bien lui poser une question une seule ?

C’est assez compliqué, parce que je pense que l’émotion l’emporterait sur tout le reste, que je serais incapable de lui poser la moindre question. En revanche, je lui témoignerais toute l’admiration, et même tout l’amour que je lui porte, ça oui. J’essaierais de faire passer cet ultime message d’amour...

 

Très bien. Le message que vous lui adresseriez donc ce serait un message d’amour.

De ne rien lâcher. Jamais. De toujours continuer.

 

Bardot en trois qualificatifs ?

Courage. Honnêteté. Honneur. (Je lui demande de répéter : "Honneur ou bonheur ?") Honneur. Le bonheur elle s’en fout. Le bonheur des autres oui. Elle, elle s’en fout.

 

Quels sont Pascal vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?

Je vais sortir en février 2024 un essai sur Philippe Sollers, qui nous a quittés le 5 mai. J’étais proche de lui, ce sera donc un livre intimiste sur mes relations privilégiées avec lui. Et là, je rentre du Limousin, je continue d’écrire un roman...

Entretien daté du 13 octobre 2023

 

Pascal Louvrier 2023

 

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29 mars 2021

Frédéric Quinonero : « Dutronc se cache plus qu'il ne se montre, même au cinéma... »

En ces temps où l’actu n’est pas très joyeuse, et même carrément déprimante, toute plage d’évasion est bonne à prendre. Et quand il y a du rire, ou même du sourire à la clé, bingo ! La lecture de la nouvelle bio signée Frédéric QuinoneroJacques Dutronc, l’insolent (L’Archipel, mars 2021) procure son lot de moments souriants, parce que Dutronc, grand artiste de la chanson et du cinéma et homme complexe, est aussi doué d’un humour parfois grinçant mais qui souvent fait mouche. Quand on lui demande pourquoi il tient à tourner avec le réalisateur Wim Wenders, il répond : « Parce que j’ai vu les films de Gérard Jugnot, c’est moins bien. » Cette bio, riche et rigoureuse, nous fait suivre les traces d’un faux dilettante, d’un vrai timide un peu rebelle, un peu anar ; une « vieille canaille » qu’on aime bien et dont on aime savoir qu’elle est encore parmi nous, quelque part en Corse. 😉 Entretien, et confidences touchantes. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero: « Dutronc se cache plus

qu’il ne se montre, même au cinéma... »

Jacques Dutronc

Entretien daté du 26 mars ; première mise en ligne sur le blog le 27 mars.

 

Frédéric Quinonero bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions faisant suite à la sortie de ton nouvel ouvrage,  Jacques Dutronc, l’insolent  (L’Archipel, mars 2021). Quelques années après ton livre sur Françoise Hardy, écrire une bio de Dutronc, ça sonnait pour toi comme une évidence ?

pourquoi Dutronc ?

Oui et non. Dutronc était une évidence, car il fait partie de mon panthéon personnel. Il est du pays de mon enfance. Je me suis souvenu en écrivant qu’il faisait la «  une  » du premier Salut les copains que mes parents m’avaient acheté au début des années 70. Il m’intimidait un peu, comme je l’explique en avant-propos. Il fallait que je me lance.

 

Le livre s’ouvre sur une préface sympathique écrite par Thomas Dutronc, et surtout est parsemé de témoignages riches et parfois très profonds de la part de Françoise Hardy. Le contact avec eux deux pour ce livre s’est-il établi facilement  ?

histoire de famille

Oui. Ce sont des gens simples, directs, généreux. Qualités rares dans ce milieu. Pour la petite anecdote, c’est à la faveur d’une chanson d’Antoine Élie, La Rose et l’Armure, que j’ai entamé une conversation à distance avec Françoise Hardy. Il y a un an et demi, cette chanson (et son CD tout entier) tournait en boucle chez moi et dans ma voiture. La première fois que je l’ai entendue, j’ai aussitôt pensé à Françoise. Je me suis dit que c’était exactement le style de chanson qu’elle devait adorer. Ne sachant pas comment l’aborder par courriel, ce fut le prétexte idéal. Le merveilleux, l’étrange, c’est que je ne savais pas que La Rose et l’Armure tournait aussi en boucle chez elle. Parmi les centaines voire les milliers de chansons qui sortent chaque année, j’avais pile choisi son coup de cœur du moment ! Nous en étions tous deux stupéfaits. Cette conversation commencée grâce à Antoine Élie a abouti à ce beau témoignage dans ma biographie de Jacques Dutronc. Dommage qu’on se soit bêtement loupés lorsque j’écrivais mon livre sur elle… La préface de Thomas est arrivée au dernier moment, comme la cerise sur la chantilly. Il a demandé à lire mon texte, je le lui ai fait imprimer et envoyer en Corse pendant le deuxième confinement. Il me faisait part de ses impressions tout au long de sa lecture. Ça lui a fait du bien, je crois, en ces temps troublés, de s’immerger dans la vie de ses parents et de ses grands-parents. Il m’a dit des choses très belles qui m’ont beaucoup touché.

 

Dutronc débute son parcours d’artiste comme guitariste. Chanteur, il le devient un peu par hasard. Il y en aura eu beaucoup, des hasards, ou quand même pas mal de volonté, de plans dans sa carrière ?

par hasard ?

Tout lui est arrivé par hasard, la chanson comme le cinéma. De même, il a eu la chance de trouver aussi, sans trop le chercher, l’amour de toute une vie. C’est un homme qui a eu beaucoup de chance. Mais la chance il faut savoir l’inspirer et l’utiliser, elle est souvent associée au talent. Planifier  ? Ce n’est pas trop son genre. Il a plutôt tendance à laisser venir. Quand il s’engage sur un projet, cependant, il le fait sérieusement.

 

De sa collaboration avec l’auteur Jacques Lanzmann est né l’essentiel de ses succès musicaux, principalement entre 1966 (Et moi, et moi, et moiLes CactusLes Play-boys) et 1972 (Le Petit Jardin), en passant par Il est cinq heures, Paris s’éveille et L’Opportuniste (1968). Qu’est-ce qui les a réunis, et qu’est-ce qui, en dépit des brouilles, les  unissait, ces deux-là ?

les deux Jacques

On ne sait jamais précisément pourquoi l’alchimie prend dans un duo artistique… Le fait est qu’elle a été parfaite entre les deux Jacques, présentés l’un à l’autre par l’entremise de Jean-Marie Périer et de son patron Daniel Filipacchi. À l’origine, un autre Jacques, Wolfsohn, directeur artistique chez Vogue, cherchait un chanteur capable de concurrencer Antoine, qui venait d’être lancé par un autre grand producteur de la maison Vogue, Christian Fechner, qu’il détestait cordialement. Il fallait aussi un auteur qui sache capter l’esprit de son temps. Et ce fut l’union sacrée. La voix et la musique de l’un, ajoutées à son allure et sa personnalité, ont fusionné à merveille avec les mots de l’autre. De quel côté penche la balance  ? Dans un duo, chacun veut souvent tirer la couverture à soi, d’où les fâcheries. Qu’importe. Leurs chansons, pour la plupart, ont fait mieux que s’inscrire avec succès dans une époque, elles ont traversé le temps. Et leurs noms demeurent historiquement associés.

 

Avec Gainsbourg, il y a eu de la création musicale mais surtout, ils étaient potes ?

Gainsbourg & moi

Ils se sont d’abord détestés. C’est Françoise Hardy qui les a rapprochés. Et ils sont devenus les meilleurs amis du monde. Enfin, ils étaient surtout potes de beuverie. Ils aimaient finir la nuit dans les postes de police, buvant des coups avec les flics. Deux grands gamins ensemble  ! Cependant, au niveau création musicale, même s’il y eut quelques fulgurances musicales, la mystérieuse alchimie qui fait le succès ne fonctionnait pas.

 
 
Tes titres préférés parmi toutes les chansons de Dutronc, particulièrement parmi les moins connues ?

playlist dutronienne

Paris s’éveille est pour moi l’une des plus grandes chansons du patrimoine français  ! J’ai beaucoup dansé sur La Fille du père Noël. Enfant, j’adorais L’Hôtesse de l’air et L’Arsène. De la période Gainsbourg, je retiens surtout L’Hymne à l’amour (moi l’nœud). J’ai un faible pour Entrez, m’sieur, dans l’Humanité. Dans les moins connues, j’invite à découvrir La Pianiste dans une boîte à Gand, à l’ambiance jazz. Parmi les curiosités, je recommande L’âne est au four et le bœuf est cuit, qui avait heurté en son temps quelques bons paroissiens.

 

Il est cinq heures, Paris s'éveille (Live au Casino de Paris 1992).

La préférée des deux contributeurs de cet article. Avec la flûte magique ! 😍

 

À partir d’un film fait avec l’ami Jean-Marie Périer, au début des années 1970, son parcours est de plus en plus axé ciné. A-t-il trouvé dans cet exercice-là (faire l’acteur) un nouveau type de challenge qui peut-être, l’implique davantage ? Peut-être, celui où il s’épanouit le plus ?

l’acteur

S’il mésestime la chanson («  un métier d’escroc  », dit-il), Jacques Dutronc considère le cinéma comme un art majeur, ce qui lui pose problème lorsque Jean-Marie Périer insiste pour lui faire franchir le pas. Par respect, il préfère être spectateur qu’acteur. Il a tort, et va le prouver. Car il a une vraie nature d’acteur. Un charisme de dingue, une aura particulière. Il lui suffit d’«  être  », de s’approprier un personnage, d’en restituer les émotions. Tout en sobriété. L’air de rien. Ce n’est pas si simple. Et ça demande plus de sérieux et d’engagement qu’on ne croit. S’y épanouit-il  ? Sûrement. Le métier d’acteur va bien aux timides, il leur permet de mieux se cacher derrière un personnage. Dutronc se cache plus qu’il ne se montre. Même au cinéma. Jouer la comédie a des vertus thérapeutiques. À condition d’être en confiance, de faire les bons choix. Si l’on prête attention à la filmographie de Jacques Dutronc, on remarque qu’il a tourné avec les plus grands cinéastes de son temps, de Zulawski à Pialat, en passant par Lelouch, Deville ou Sautet. Truffaut, Wenders et Spielberg ont rêvé de lui pour un film. Dutronc n’est pas si dilettante qu’on se le figure.

 

Quels films avec Dutronc mériteraient, à ton avis, d’être découverts ou redécouverts ?

filmo sélective

Son talent dramatique est révélé par Andrzej Zulawski dans L’important c’est d’aimer. Incontournable dans la carrière d’acteur de Dutronc, tout comme Van Gogh, qu’il incarne au sens strict du terme – César du meilleur acteur en 1992. Pour retrouver sa beauté renversante, il faut le revoir dans Le Bon et les Méchants de Lelouch, Violette et François de Rouffio ou Sale rêveur de son ami Jean-Marie Périer. Je le préfère sensible et émouvant dans C’est la vie, de Jean-Pierre Améris, où il forme avec Sandrine Bonnaire un irrésistible couple de cinéma. Parmi les films à (re)découvrir, Malevil est une curiosité dans le genre des films de science-fiction. Et si l’on revoit l’excellent Merci pour le chocolat, c’est surtout pour Isabelle Huppert, machiavélique à souhait, et le génie de Claude Chabrol, avec qui Jacques Dutronc avait lié amitié.

 

Comment décrire sa relation iconique et en même temps, très atypique, avec Françoise Hardy ? Au fond, ces deux-là ne sont-ils pas avant tout, bien qu’aussi différents qu’on peut l’être, les meilleurs amis du monde ?

Françoise et Jacques

Ils le sont devenus. Jacques Dutronc a eu la chance de tomber sur une épouse aimante et surtout patiente. D’autres seraient parties depuis longtemps. Françoise Hardy a fait de ses longues heures à attendre son amour toute son œuvre artistique. Elle avoue aujourd’hui que Dutronc est l’homme de sa vie et considère qu’elle aussi a eu beaucoup de chance de l’avoir rencontré. Ils ne se sont jamais autant parlés que depuis ces dernières années. Ils sont désormais des confidents et éprouvent une tendresse infinie l’un pour l’autre. «  Aimer l’autre pour ce qu’il est et non pour ce qu’on voudrait qu’il soit  », tel est l’amour absolu selon Françoise Hardy.

 

Bon et finalement, Dutronc, ce Corse d’adoption qui a si bien chanté la capitale, il aime plus Paris ?

On court partout ça l'ennuie ! 😉

 

Alors, finalement, après avoir mené cette enquête, c’est qui, Jacques Dutronc ? Agaçant parfois, souvent attachant, ok. «  Insolent  », soit, anticonformiste,  est-ce qu’il l’est vraiment ? Qu’est-ce qui, chez lui, est carapace à l’image de ses fameuses lunettes noires, et quelle est sa vérité ?

Je laisse le soin aux lecteurs de s’en faire une idée. De mon côté, je vais tout relire et je réponds après (rires).

 

 
 
Trois adjectifs, pour le qualifier ?

Insolent, caustique, attachant.

 

Entre 2014 et juillet 2017, Dutronc a formé un trio mythique avec deux potes, Johnny et Eddy, connus à l’époque bénie du Golf-Drouot. Ces trois-là, inutile de le rappeler ici, ont chacun réalisé un parcours superbe, chacun dans son style, et chacun à sa manière. Est-ce qu’ils partageaient tous trois une conception du show-biz propre à leur époque (On veut des légendes) et qui ferait défaut aux artistes d’aujourd’hui ?

Vieilles Canailles

Aujourd’hui, la communication et le marketing sont devenus des composantes plus importantes que les qualités artistiques  ! Pour toucher un artiste, il faut passer par une armée de managers et de conseillers en image. Le show-biz est représentatif de son époque. On ne mise plus désormais sur la durée, on ne considère que l’instant. Il faut que ça rapporte. Les chanteurs ont perdu la faculté de faire rêver. Le temps des idoles est révolu. Les gamins préfèrent les footballeurs. Johnny, Eddy et Jacques ont connu le temps béni où tout était à créer et à rêver. Les choses se faisaient encore de façon artisanale. Avec fraîcheur, spontanéité et insolence. L’avenir était permis.

 

De 2014 à 2017, on a eu trois légendes...

 

Parmi les témoignages les plus intéressants de ton livre, il y a, avec ceux de Françoise, toutes les confidences que t’a faites le photographe légendaire de  Salut les copains, Jean-Marie Périer. Lui aura été, comme un fil rouge dans ces parcours 60s que tu as suivis, depuis tes débuts de biographe : Johnny bien sûr, Sylvie, Sheila, Jane, Françoise et Jacques... N’est-il pas lui aussi, définitivement, un acteur essentiel de ces années-là ?

Périer, l’ami, l’âme des 60s à la française ?

Tout à fait. Il est à peu près du même âge que les chanteurs que tu cites et faisait partie de la «  bande  ». Pour officialiser l’union de Françoise et Jacques, c’est à lui qu’on fait appel. De même, il est le témoin du mariage de Sylvie et Johnny, qu’il accompagne en voyage de noces  !... Je ne pense pas qu’il ait photographié Jane, cependant. C’est plutôt Tony Frank qui était le photographe attitré du couple Birkin/Gainsbourg… Ayant beaucoup écrit sur les idoles de cette époque, j’ai souvent interviewé Jean-Marie Périer. Pour me parler de son ami Jacquot, il a voulu que je le rejoigne dans sa retraite aveyronnaise et m’a fait découvrir une auberge à la lisière du Lot où l’on déguste une cuisine du terroir absolument divine  !... Je n’ai rencontré que de belles personnes, au cours de l’écriture de ce livre.

 

Je crois savoir que tes projets à venir, consisteront, notamment, en une bio (attendue !) de Serge Lama, et en un nouvel ouvrage sur Julien Doré. D’autres envies, d’autres thèmes ou pourquoi pas, des envies d’ailleurs ?

projets

Je voudrais pouvoir écrire des choses plus personnelles. J’ai des bouts de textes qui traînent dans les tiroirs, des romans inachevés… Et, de façon moins impérieuse, une biographie de temps en temps. Sur un sujet choisi. Il me faudrait trouver une autre activité qui me le permette. J’aimerais qu’on fasse appel à moi pour certaines de mes compétences, pour mes connaissances sur la chanson française, par exemple… En attendant, j’espère que ma façon d’écrire et la bienveillance avec laquelle j’aborde les biographies vont finir par trouver un écho dans ce milieu. Les compliments de Thomas Dutronc me le laissent croire.

 

Un dernier mot ?

Une boutade dutronienne  ? «  « J’ai arrêté de croire au Père Noël le jour où, dans une galerie marchande, il m’a demandé un autographe. »

 

Frédéric Quinonero 2021

 

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7 avril 2023

Pierre Porte : « Toute ma vie, ce sont les notes qui m'ont porté »

Dans le monde du spectacle, souvent il y a une première, et une seconde partie. Il y aura un peu de cela, dans cet article. D’abord un hommage à un artiste qui, de son vivant, n’a cessé d’enchanter, puis le portrait d’un grand musicien, toujours en activité. Un homme permet de faire le lien entre les deux, Matthieu Moulin, directeur artistique du label Marianne Mélodie.

J’ai eu l’occasion, ici, de saluer la mémoire de Marcel Amont, disparu le mois dernier. L’interview partagée avec lui en décembre 2021 fut une de mes rencontres les plus touchantes. M. Moulin a supervisé il y a quelque temps l’édition d’un double CD compilation, et il a accepté d’écrire un petit texte inédit pour évoquer ce tendre amuseur.

CD Marcel Amont

Marcel Amont : Anthologie 1959-1975

« J’ai eu le bonheur de réaliser une double compilation de Marcel Amont et le privilège de le rencontrer à plusieurs reprises, chez lui ou ailleurs, avec son épouse Marlène. Il a été un géant du music-hall mais possédait l’humilité des plus grands. J’ai aimé sa simplicité, sa fidélité, son intelligence. Et puis toutes ses chansons, qui ne ressemblent à aucune autre dans le paysage musical français. Avec ses refrains populaires, cet homme nous a rendu la vie plus belle, plus légère. Son seul nom donnait immédiatement le sourire. Toutes les familles étaient heureuses de l’entendre à la radio ou de le voir sur le petit écran. On avait le sentiment de retrouver un cousin, un copain un ami. Car son histoire, c’est finalement un peu la nôtre. Cet immense artiste va nous manquer. Heureusement il nous laisse des dizaines de disques, empreints de poésie, d’humour et d’une irrésistible joie de vivre. Ne choisissez pas, prenez le premier qui vient, en haut de la pile. Il sera forcément très bien. Salut Marcel et merci pour tout. »

À la question des chansons qu’il aime et qu’il aurait envie de faire découvrir, "3 tubes et 2 moins connues", Matthieu Moulin m’a fait cette réponse : Tout doux, tout doucement - Bleu, blanc, blond - L’amour ça fait passer le temps - Au bal de ma banlieue - La compagnie de son chien. De belles suggestions pour redécouvrir quelqu’un qui n’a pas fini d’insuffler de la joie de vivre. On pense à lui...

 

 

Mon invité du jour, Pierre Porte, Matthieu Moulin le connaît bien, comme tous ceux qui ont une connaissance fine du paysage musical en France : Marianne Mélodie vient, sur une initiative de son directeur artistique, et avec la participation active de l’artiste, de commercialiser un coffret 3 CD (Pierre Porte : Grand Orchestre) regroupant quelques uns des morceaux les plus emblématiques de notre invité. Son nom ne vous dit peut-être pas grand chose comme ça, mais sachez que ce pianiste virtuose compte parmi nos plus grands compositeurs et chefs d’orchestre. Et sa carrière, qu’il raconte dans son autobiographie, également parue il y a peu (Le piano est mon orchestre, L’Archipel, mars 2023), ne peut qu’impressionner : il a longtemps travaillé pour les Carpentier, puis avec Jacques Martin, il a accompagné sur scène des artistes confirmés, a composé trois revues pour Les Folies Bergère, deux pour Le Moulin Rouge (dont "Féérie", celle actuellement à l’affiche). Il était tout récemment (le 20 mars dernier) sur la scène de La Nouvelle Ève, où il a fait un triomphe.

Pierre Porte a accepté ma proposition d’interview, qui s’est déroulée par téléphone mardi 4 avril. Un échange agréable, ponctué d’anecdotes, de confidences. Et pour moi, amateur de musique qui ne la pratique pas (un tort sans doute, à corriger un jour ou l’autre), une vraie source d’inspiration. Prenez un moment pour aller écouter ce que fait cet artiste qui n’est pas connu du grand public à la hauteur de son talent, et quand ce sera possible, allez le voir sur scène ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Pierre Porte : « Toute ma vie,

ce sont les notes qui m’ont porté... »

Le piano est mon orchestre

Le piano est mon orchestre (L’Archipel, mars 2023)

 

Pierre Porte et merci d’avoir accepté de m’accorder cet entretien. Votre autobiographie, Le piano est mon orchestre vient de paraître (L’Archipel). Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous raconter, et quelle est la motivation derrière : témoigner, transmettre ?

Depuis quelques années, notamment avec des amis du métier, de la Sacem, etc..., il m’arrive de me raconter, mais comme on le fait entre amis : de manière conviviale. Plusieurs fois, on m’a dit : "Mais il faut l’écrire, Pierre !". Je répondais que j’allais voir... Je m’y suis mis il y a quatre ans. Le Covid nous a coupé les pattes à tous, pendant plusieurs mois on n’a plus pu faire grand chose. Alors j’en ai profité.

 

Qu’est-ce qui a été plus ou moins difficile à faire pour mener à bien cet exercice?

J’ai interrogé ma mémoire, et d’un détail à l’autre, d’un souvenir à l’autre, les choses ont pris forme. Un souvenir en amenait un autre, c’est un peu l’effet boule de neige.

 

Vous êtes né en 1944, à Marseille, presque sous les bombes. Vous n’avez pas, forcément, de mémoire réelle de la guerre, mais qu’a-t-elle imprimé en vous à votre avis ? Vous parlez du stress transmis par votre mère, et aussi de l’amour du (bon) vin qu’aurait favorisé le fait de se réfugier dans les vignes...

C’était une coïncidence : étant dans le ventre de ma mère, je n’avais pas conscience que ce lieu de refuge durant les bombardements de mai 1944 (des tranchées creusées dans les vignes sur les hauteurs de Marseille) me ferait apprécier les bons vins, plutôt sur le tard d’ailleurs. J’ai raconté cela en faisant un peu d’humour. C’est mon ami Thierry Le Luron (parrain d’un de mes fils, au passage), avec lequel j’ai travaillé à partir des années 70, qui me les a fait découvrir durant une tournée de 1973 (la seule que j’ai faite en accompagnement d’un artiste): pendant une tournée, on découvre les restaurants, les relais-châteaux quand on a les moyens, etc...

Pour en revenir à votre question, la guerre ne m’a pas tant influencé que cela, dans la mesure où à ma naissance, en octobre 1944, il y avait déjà moins de bombardements et la Libération était imminente. Mais effectivement, ma mère m’a expliqué qu’en mai elle avait eu très peur. Les Alliés avaient bombardé le bord de mer pour déloger les Allemands, et si nous n’avions pas été réfugiés sur les hauteurs, je ne pourrais pas vous parler aujourd’hui...

 

Le piano, vous y êtes notamment venu grâce à votre grand-mère, qui vous a fait jouer vos premières notes sur le sien, et à votre mère qui vous a poussé à développer vos talents même quand vous même traîniez les pieds. Vous leur dites quoi, merci, et merci d’avoir insisté ? C’est un conseil que vous donneriez aux aînés d’enfants qui pianoteraient avec un certain talent ?

S’ils n’ont pas envie et qu’ils ne sont pas doués, il ne faut pas insister. Mais si les parents décèlent un talent, comme les miens l’ont décelé, alors... Dans ma famille, il n’y avait pas d’antécédents de musiciens professionnels. Mais ma mère a compris que je reproduisais facilement ce qui passait à la radio, les postes à galène de l’époque, les premiers transistors : les mélodies que je venais d’entendre, je les chantais juste. Comme je le dis dans le livre, ma mère chantait faux et mon père sifflait juste. Ce n’est pas qu’une formule, c’est une vérité : ma mère n’a jamais su chanter juste et mon père reproduisait lui-même, en sifflant, les mélodies qu’il entendait ça et là.

Je traînais les pieds, évidemment. Le jeudi était à l’époque le repos hebdomadaire des enfants. Le jeudi après-midi était le seul moment pour aller voir un professeur particulier. Plus tard, vers 9-10 ans, celui-ci me ferait rentrer au conservatoire de Marseille, dans la classe de solfège. Mais en attendant, je regardais les copains se détendre, et moi j’apprenais la musique. À l’âge du collège, vers 12-13 ans, entre les cours et le conservatoire, je faisais parfois des journées de douze heures. Surtout que, comme je n’étais pas très doué à l’école, j’étais souvent collé le samedi, je me tapais donc six jours par semaine... Le soir, après 18h (les journées de cours se terminaient plus tard qu’aujourd’hui), je prenais mon VéloSoleX, je traversais Marseille et j’allais au cours de solfège. Et de piano par la suite. Il faut noter que le solfège est essentiel, c’est comme apprendre les lettres : si on ne connaît pas les lettres on ne peut pas lire, si on n’apprend pas le solfège on ne peut pas lire la musique...

 

Quels conseils donneriez-vous à un(e) gamin(e) qui rêverait aujourd’hui de faire de la musique et d’en vivre ? Face au même dilemme qui fut le vôtre, arrivé à Paris : partir en tournée et parfaire sa formation sur le tas, auprès d’artistes confirmés, ou bien faire patiemment ses classes au Conservatoire ?

Oui on parle bien là de mes premières années parisiennes. Paul Mauriat, un illustre chef d’orchestre qu’on a un peu oublié depuis mais qui était vraiment quelqu’un (au Japon il était presque comme on aurait dit la Tour Eiffel), a fait en France beaucoup d’orchestrations pour Mireille Mathieu, pour Aznavour aussi... Il m’avait proposé de faire une tournée, d’accompagner les artistes, parce qu’il trouvait que j’étais doué au piano. Avec ma première épouse, la mère de mes grands enfants, on a décidé de ne pas accepter cette proposition qui était alléchante, sur le plan artistique mais aussi sur le plan financier : avec un loyer de 220 francs et une bourse de 200 francs en 1966, il manquait déjà quelques francs pour manger. Si j’avais accepté la tournée j’aurais sans doute gagné cinquante fois plus. Mais j’ai continué ma formation au conservatoire de Paris.

Quelques années plus tard, lors d’une tournée au Japon, ma première avec orchestre, au début des années 80, je rencontre Paul Mauriat : j’étais en relâche et lui jouait le soir, à Osaka. On a ensuite dîné ensemble, il nous a invités dans un grand restaurant japonais. Et il m’a dit : "Pierre, tu as bien fait de continuer tes études". Cela dit, durant ces années de formation, j’ai tout de même pu ajouter un peu de beurre dans les épinards pour subvenir aux besoins de ma famille : très vite, je me suis retrouvé, durant les week-ends, dans un orchestre de danse...

 

Et ce conseil-là, vous le donneriez au jeune qui vous le demanderait ?

Ce que je lui dirais surtout, c’est de décrocher son téléphone avant qu’il ne sonne. Moi, je le fais encore aujourd’hui.

 

Comment nous raconteriez-vous, au plus clair, le métier de la composition, celui de l’orchestration, et celui de la direction d’orchestre ? Qu’est-ce qui les rapproche, et qu’est-ce qui les distingue ?

Moi, je n’ai pas eu besoin de les comparer, de les rapprocher, puisque j’ai les trois casquettes en même temps. Je n’ai besoin ni d’orchestrateur ni d’arrangeur, je compose mes œuvres, je les dirige et je les mixe pour les livrer clé en main. Quand j’enregistre une revue pour le Moulin Rouge, on passe trois semaines en studio avec des musiciens et des choristes. Cette question je ne me la pose pas : sans prétention aucune, j’ai fait ça toute ma vie.

 

Pierre Porte Grand Orchestre

Pierre Porte : Grand Orchestre (Marianne Mélodie)

 

Une compilation de 3 CD parue chez Marianne Mélodie et conçue avec Matthieu Moulin nous donne la mesure de ce qu’a été votre carrière (qui n’est pas terminée). Avez-vous contribué à la sélection des morceaux retenus, et lesquels parmi tous ont à vos yeux, et peut-être à vos oreilles, une importance particulière ? Si, mettons, cette compilation avait dû ne se limiter qu’à cinq morceaux emblématiques ?

J’ai évidemment pris part au choix des morceaux. Il y a quelques titres... (Il regarde le verso du CD) Pas mal d’entre eux me tiennent à cœur. Par exemple, Evoquations, "Suite Symphonique". Ou encore des reprises de chansons de Piaf qui m’ont été demandées par mes producteurs japonais - j’ai été produit par des Japonais pendant douze ans. Les Trois Cloches notamment, avec l’orchestre symphonique, cent choristes, et un contrepoint de Wagner ("Tannhäuser", Ouverture) que j’ai repris dans le refrain. Ce morceau de Wagner qui apparaît d’ailleurs en tant que tel sur le troisième CD. Je peux aussi citer Les Préludes de F. Liszt, Sonate au clair de lune (Opus 27, Adagio) de Beethoven... Je précise que je ne fais là qu’une orchestration, pas d’arrangement : on n’arrange pas Beethoven, ni Chopin, etc... Mais on peut donner apporter une petite touche à l’œuvre classique, sans en trahir les harmonies ou les contrepoints.

Je veux citer aussi, dans ce même troisième CD, Sortilège, morceau que j’ai composé avec, en solo, un oncle de mon épouse qui jouait admirablement du violoncelle et fut d’ailleurs l’élève de Pablo Casals. Citons également Fantaisie et Fugue en Ré Majeur pour Grand Quatuor à Cordes : cette composition date de ma sortie du conservatoire de Paris, en 1972. Je me suis entraîné à toutes les techniques, grâce à l’enseignement de Maurice Duruflé (écriture-harmonie), de Marcel Bitsch (fugue) et d’Alain Weber (contrepoint). Et j’ai pu produire, à l’époque avec Sonopresse, qui était une filiale de Pathé-Marconi, ce morceau parmi d’autres, ce fut du travail mais je dois dire que je me suis beaucoup amusé à le faire.

Dans cette compilation qu’on a faite avec Matthieu Moulin, il y a pratiquement toutes mes facettes. Il y a même Musique and Music, avec Jacques Martin. Un extrait de "Féérie", la revue du Moulin Rouge... Un travail qui a été à mon avis, intelligent et efficace.

 

 

Justement j’ai envie de rebondir là-dessus parce que ce point m’a sauté aux yeux, ou peut-être aux oreilles : à écouter vos musiques je me suis demandé pourquoi vous n’avez pas davantage composé pour le cinéma, vous avez une réponse à cela ?

On me le dit souvent. Mais je vais vous dire : j’ai eu l’opportunité, assez vite, après les émissions des Carpentier puis de Jacques Martin, de faire trois revues pour les Folies Bergère, pendant quinze ans, ensuite le Moulin Rouge depuis 1988 ("Formidable" et ensuite "Féérie" à partir de Noël 1999)... On ne peut pas être partout à la fois. Le cinéma, c’est une famille très à part. J’ai fait quelques films, comme je le raconte (Monsieur Klein de Joseph Losey, avec Alain Delon notamment, ndlr), mais c’est vrai que j’aurais pu en faire plus. Aujourd’hui, il n’est pas trop tard !

 

Vous convoquez beaucoup de souvenirs qui ne manqueront pas de rendre nostalgiques bon nombre de lecteurs : les Carpentier, les "Bon dimanche" de Jacques Martin... Êtes-vous vous-même un nostalgique ?

Oh... Je peux écrire des musiques nostalgiques, mais est-ce que je le suis... Évidemment, comme tout créateur qui a eu une vie assez riche et variée, à haut niveau, haut-de-gamme disons - je vous fais d’ailleurs une confidence, le manuscrit de mon livre s’appelait à l’origine Une vie haut de gamme -, on pense à ce qu’on a fait. Le passé est derrière, avec quelques souvenirs exceptionnels, mais je ne pense pas être vraiment nostalgique. Je suis par contre romantique à souhait, ça c’est sûr.

 

Vous avez travaillé beaucoup au Japon, où vous avez été peut-être plus connu qu’en France...

Non je ne pense pas qu’on puisse dire ça. Pour la scène, à une certaine époque, oui. J’ai eu l’opportunité, après Jacques Martin, que les Japonais fassent appel à moi, pour me produire. Dans ces cas-là, on dit oui...

 

Les Japonais ont des manières différentes d’accueillir la musique ?

Le Japonais, par définition, adore la mélodie. Moi, lorsque je me mets au piano, quand j’improvise, c’est forcément toujours une mélodie qui sort. Ils aiment la musique française, italienne aussi. Ils ont sans doute décelé en moi ce talent : je ne peux pas écrire de musique sans mélodie. Au Moulin Rouge, sur les quatre tableaux qui font, en tout, 70 minutes de musique, il y a pour chacun des tableaux de nombreuses mélodies. Avez-vous déjà vu le spectacle ?

 

Non, je ne suis pas à Paris, et je ne suis encore jamais allé au Moulin Rouge...

C’est à faire un jour Nicolas. On ne va pas changer la revue tout de suite, "Féérie" est dans sa vingt-quatrième année et elle fonctionne toujours très bien, mais il faut y aller avant qu’on en change !

 

Fréquentez-vous souvent le Moulin Rouge vous-même ? Pour un plaisir toujours intact comme spectateur ? Qu’aimeriez-vous dire à nos lecteurs, et notamment aux plus jeunes, pour les inciter à venir y découvrir une revue ?

Plusieurs fois par mois, j’ai toujours le même plaisir à m’imprégner de l’ambiance de cette "belle maison". Notamment lorsque j’y emmène certaines personnes du show biz pas forcément fan a priori de l’idée d’aller au Moulin Rouge. Je ne les y emmène pas de force, ils m’y accompagnent quelquefois "à reculons", mais à chaque fois ils repartent... à reculons ! Beaucoup de gens n’imaginent pas ce qu’est ce spectacle, d’ailleurs le public y est de plus en plus jeune, et c’est complet deux fois par jour. Pour y aller un samedi, il vaut mieux s’y prendre trois semaines à l’avance. Les jeunes, je leur dis vraiment d’aller voir cette revue parce qu’elle est fantastique, et c’est pour tous publics. Il y a des dizaines de nationalités dans la salle, mais bien 30% de Français au Moulin Rouge. On y fête un anniversaire, un mariage, etc... Il y en a pour toutes les bourses : il est moins cher d’aller au Moulin Rouge en dînant que d’aller voir une grande vedette au Stade de France, dîner non compris. Et c’est un des cabarets les plus célèbres au monde...

 

Je viens de lire une info selon laquelle, inflation oblige, 190 représentations au moins avaient été annulées par les opéras et les orchestres pour 2023. Craignez-vous que, la crise aidant, la culture se retrouve mise en danger, et qu’elle s’élitise toujours davantage ?

Je n’en sais rien. En tout cas, au Moulin Rouge la semaine dernière c’était complet. Mais il est sûr que lorsque le climat social n’est pas bon dans le pays, ça peut handicaper la culture. Mais le Moulin Rouge c’est plus que de la culture, c’est aussi du patrimoine.

 

Est-ce qu’on ne risque pas un peu vite de prendre la grosse tête quand sa musique est jouée deux fois par jour depuis 35 ans dans le cabaret le plus célèbre du monde ? Comment s’en préserve-t-on ?

La réponse est : être simple. J’ai la même tête qu’à ma naissance. Mais je regarde aussi les choses comme elles sont. Je suis un des rares compositeurs en France à avoir touché aux grands établissements connus, Folies Bergère ou Moulin Rouge. Peut-être le seul aussi à avoir dirigé, en France, Ella Fitzgerald, avec le grand orchestre philarmonique de Nice lors de sa dernière tournée de jazz symphonique en Europe, le 25 juillet 1978 à Salon-de-Provence (château de L’Emperi).

 

C’est frustrant, au contraire, d’être un artiste de l’ombre, de ne pas pouvoir dire à des personnes qui aiment la musique que vous avez composée que vous en êtes l’auteur ? Sachant que vous avez aussi connu la lumière, notamment au temps de Jacques Martin...

J’ai connu la lumière en effet. Pour le show biz je ne suis pas tout à fait dans l’ombre. Pour le public oui, parce que je ne suis pas sur scène et on ne me présente pas tous les soirs, à part évidemment sur le programme. Quelquefois c’est un peu frustrant, mais j’y pense, et puis j’oublie...

 

C’est la vie c’est la vie (rires). À propos du terme d’auteur justement, et alors que vous avez écrit votre bio on l’a dit, n’avez-vous pas eu envie de poser plus souvent des mots sur les musiques que vous avez composées ?

Lors de mon concert à La Nouvelle Ève, le 20 mars dernier, j’ai chanté une chanson, personne ne m’attendait là. Une chanson datant des années 80, proposée alors à Nana Mouskouri qui l’avait gentiment déclinée à l’époque. Je l’ai donc enregistrée sur un single et chantée sur scène il y a quinze jours, ce fut une standing ovation. Le refrain dit : "Entre Malaga et Corfou / Tous les enfants sont de chez nous / Car la mer qui les a bercés / C’est la mer Méditerranée".

 

Et par la suite, écrire des textes réellement, c’est quelque chose dont vous avez envie ?

Là je parlais bien de la voix. Moi je n’écris pas de textes, je laisse ça aux professionnels. Je m’amuse pour des anniversaires, mais sinon ça n’est pas mon truc.

 

  

On entend beaucoup dire que dans le monde de la télé, et du show business en général, les relations tissées seraient assez superficielles, voire souvent intéressées. Y avez-vous fait des rencontres décevantes d’un point de vue humains, et au contraire y avez-vous rencontré des amis d’une vie ? Thierry Le Luron par exemple ?

Thierry Le Luron oui... J’ai gardé de bons contacts avec Sylvie Vartan, que j’ai accompagnée en octobre 1975 sur la scène du Palais des Congrès (Paris), et avec Johnny Hallyday pour lequel j’ai co-composé une chanson avec Jean-Pierre Savelli (Fou d’amour). Jacques Martin, mais lui était surtout un animateur télé - et aussi un bon chanteur ! J’ai travaillé deux ans avec Jacques Martin pour ses émissions télé, mais aussi pour l’album de chansons qu’on avait fait ensemble et que j’ai toujours beaucoup d’émotion à écouter. On avait pas mal de moyens à l’époque. Pour le reste, j’ai rencontré des centaines de personnes dans le show biz, mais comme le show biz n’est plus ce qu’il était, j’en rencontre moins...

 

 

Quels sont les artistes qui au cours de votre vie vous ont réellement épaté pour leur talent et leur maîtrise ? Un Bécaud par exemple ?

Gilbert Bécaud, ça a été, non pas mon "idole", le mot ne me plaît pas - celui de "fan" non plus d’ailleurs -, mais un vrai modèle. J’ai beaucoup travaillé avec Charles Aznavour aussi, une autre rencontre très agréable. Il y en a eu d’autres bien sûr...

 

À propos de Bécaud, on retrouve sur les CD de la compilation une belle version de la fameuse Et maintenant...

Oui, mais la version que je fais sur scène n’a rien à voir. Elle est plus symphonique. Moi quand je joue du piano, je joue du piano symphonique. J’entends par là que j’utilise les 88 touches d’un piano, blanches et noires confondues, et c’est exactement là l’étendue d’un orchestre symphonique. Tous les instruments qui font partie d’un orchestre symphonique, du plus grave au plus aigu, se retrouvent sur le clavier du piano.

 

 

D’où le titre de votre livre, Le piano est mon orchestre... Quelle musique aimez-vous de nos jours , Pierre Porte ?

Oh... Toutes les bonnes musiques. (Il entonne le refrain de Quand la musique est bonne de J.-J. Goldman).

 

La bio permet le retour sur soi, de faire une forme de bilan. Vous vous dites quoi, quand vous regardez derrière ?

Je me dis que pour l’instant, c’est un bilan provisoire. Disons que, sur le calendrier, le plus dur est fait. Mais le plus intéressant risque d’être encore à faire. À la fin du livre, j’écris qu’à la fin de sa vie, il faut "régler la note". Pour ce qui me concerne, toute ma vie ce sont les notes qui m’ont porté.

 

C’est joliment dit. Nous évoquions tout à l’heure votre concert à La Nouvelle Ève : quel a été votre ressenti, et avez-vous envie d’en refaire d’autres ?

Je n’avais pas joué en France depuis quarante ans. J’ai fait l’Olympia en 1983, le Théâtre des Champs-Élysées en 1984, et je n’ai plus joué depuis sur une scène parisienne. J’ai eu envie de faire ça pour plusieurs raisons : dire au show biz que je suis encore vivant ; leur montrer aussi que je sais jouer du piano alors que la plupart connaissent mes talents de compositeur et de chef d’orchestre. À l’applaudimètre, je me suis dit que j’ai bien fait de faire ce spectacle parce que ça a fait plaisir à tout le monde. Clairement, tout ce qu’on a fait, ça n’était pas pour nous arrêter le 20 mars à minuit. On va maintenant essayer de faire connaître ce concept de spectacle-récital, dans des conditions similaires : il faut des pianos exceptionnels, de bons éclairages, et aujourd’hui tout cela est possible. Et comme pour moi la musique a été, est et restera toujours un véritable langage d’amour, de paix et de partage, je veux que ça continue.

 

Vos projets, surtout vos envies ? Vous souhaiter pour la suite ?

La bonne santé, ça je l’ai. J’ai déjà fait un gros parcours... Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que ça ne s’arrête pas là, c’est mon grand souhait.

 

Je vous le souhaite de tout cœur...

 

[EDIT 10/04/23] Et après la première, après la seconde partie, dans un spectacle il y a des rappels. Ici, il se matérialisera par une question en plus, oubliée lors de l’entretien initial mais à laquelle je tenais. Cet échange-ci a eu lieu lors du week-end de Pâques. Merci Pierre Porte !

 

Vous avez eu une formation classique et avez beaucoup travaillé, à la fois avec des orchestres sur des musiques du patrimoine classique, et en accompagnement d’artistes de variété très populaires. Les musiciens ayant fréquenté ces deux mondes ne sont pas si nombreux. Souvent les élites culturelles méprisent ce qui est populaire, et au contraire les personnes humbles s’interdisent d’aller vers le classique jugé inaccessible. Quel regard portez-vous sur ces clivages, et comment faire pour les réduire ?
 
J’ai davantage touché à la variété, mais j’ai la même formation que ceux du classique. Je dis en souriant que j’ai "mal tourné", c’est une boutade.
 
J’ai coutume de dire que toutes les bonnes musiques méritent d’être écoutées. Si des oreilles s’interdisent d’écouter de la variété ou, à l’inverse, du classique, c’est dommage. Il est vrai que souvent les musiciens classiques trouvent la variété trop populaire pour eux. Certains n’y toucheraient pour rien au monde. Ce n’est pas le cas pour tous.
 
S’agissant des musiciens, beaucoup dans mes orchestres provenaient de l’opéra, de la garde républicaine...  Lors de mes enregistrements (cinéma, revues...), pas mal de cordes provenaient d’orchestres classiques. Et tous étaient ravis de travailler avec moi, avec Michel Legrand, etc...
 
Sur la question du public, je pense au festival de Bayreuth (Allemagne), qui rassemble les amoureux de Wagner. Sans doute le public n’est-il pas exactement le même qu’au Moulin Rouge : ceux de Bayreuth trouveront probablement les revues du Moulin trop populaires. Quant à ceux qui au contraire, n’osent pas aller vers le classique, je pense qu’ils ont tort. Voyez mon triple CD : on y trouve pas mal d’extraits du classique qui sont très connus, de tous les publics. Aux XVIIè, XVIIIè siècles, des compositeurs comme Mozart, Beethoven, Liszt ont composé des choses extrêmement populaires (il fredonne plusieurs morceaux connus en improvisant des paroles dessus, ndlr).
 
La musique n’a pas de frontière, je l’ai redit sur scène le 20 mars, ça, c’est pour qui veut ou ne veut pas l’entendre. Quand je dis que j’ai "mal tourné" en allant vers la variété, c’est parce que j’ai été attiré par cela. J’ai mis mes 17 ans de conservatoire et d’études académiques, classiques, au service de la grande variété nationale et internationale. On peut être un musicien classique de formation et avoir en parallèle un amour véritable pour la grande variété, ça a été mon cas. Les Carpentier, Jacques Martin (dans "Musique and Music" notamment) n’étaient pas fermés au classique. Et à côté donc, j’ai joué et interprété des concertos pour piano et orchestre, j’ai joué du Bach, du Liszt, du Chopin, etc... Donc, j’invite les gens à être curieux. Écoutez mon triple CD, il y en a pour tous les goûts, sur le troisième disque notamment !

 

Pierre Porte

Pierre Porte à La Nouvelle Ève, le 20 mars 2023.

 

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6 octobre 2023

Nicolas Le Roux : « Les guerres de religion, un traumatisme sans précédent pour le royaume de France »

Il y a dix mois, je publiai sur Paroles d’Actu une longue interview avec Didier Le Fur, historien spécialiste du XVIe siècle qui venait de diriger un passionnant ouvrage collectif, Les guerres d’Italie, un conflit européen (Passés Composés, septembre 2022). J’ai la joie de vous présenter aujourd’hui ce nouvel entretien historique avec Nicolas Le Roux, docteur en histoire et professeur d’histoire moderne. La période évoquée ici, et qu’il développe avec d’autres auteurs dans Les Guerres de religion (Passés Composés, septembre 2023), est proche de celle évoquée plus haut, chronologiquement parlant, les guerres de religion ayant à peu près immédiatement succédé aux guerres d’Italie, suivant des logiques qui, rapprochées les unes des autres, à quelques décennies d’intervalle, font sens. Je remercie M. Le Roux pour ses réponses, très éclairantes, et pour sa disponibilité. J’invite le lecteur de cet entretien à lire également celui réalisé avec Didier Le Fur, et surtout à s’emparer s’il le peut des deux ouvrages cités, deux sommes très vivantes, abordant largement des points de vue d’acteurs différents, sur des périodes qu’on connaît finalement assez peu me semble-t-il. Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Nicolas Le Roux: « Les guerres de religion

constituèrent un traumatisme sans précédent

pour le royaume de France... »

Les guerres de religion

Les Guerres de religion (Passés Composés, septembre 2023).

 

Nicolas Le Roux bonjour. Qu’est-ce qui dans votre parcours, dans votre vie, vous a donné envie de vous consacrer particulièrement à ce XVIe siècle compliqué ?

pourquoi le XVIe ?

Contrairement à certains auteurs, je pense qu’il n’y a pas de lien entre la vie et la science. On n’a pas besoin d’être victime de traumatisme ou même d’expérience fondatrice pour s’intéresser à des sujets de recherche. Je pourrais toujours citer Alexandre Dumas, et d’autres, que j’ai lus quand j’étais jeune, mais fondamentalement il y a surtout des questionnements, des difficultés : le XVIe siècle est difficile à étudier techniquement parlant parce que les sources sont dures à lires et à comprendre. Ce qui me plaît c’est la difficulté, la distance. Et se posent un certain nombre de questions : le lien entre politique et religion, entre croyances individuelles et exercice public des cultes, la place de la violence, y compris à la cour, chez les grands. Ce sont là de vraies questions d’historien : pourquoi se comporte-t-on ainsi à tel moment ? Comment gouverne le prince ? Quel statut accorde-t-il à ses sujets, notamment quand ceux-ci ne sont pas de la même religion que lui ?

  

La cupidité de l’Église catholique au Moyen Âge a-t-elle joué pour beaucoup dans le développement des dogmes réformés et protestants ?

les abus de l’Église

Il y a effectivement de cela, notamment chez Luther qui, dans les années 1510-20, évoquera les indulgences. Mais ces pratiques diminueront à mesure que l’Église changera elle-même, dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il y a d’abord, chez Luther, une interrogation profonde sur ce qu’est le fonctionnement de l’Église, sur l’autorité du pape. On va questionner cette histoire d’indulgence, ce principe d’une "économie du Salut", mais la question essentielle est bien celle de l’autorité du pape, ce sur quoi elle repose. Fondamentalement, c’est une question politique, interne à l’Église, et aussi une question théologique : qu’est-ce que le pape, et à qui peut-il promettre le Salut ? Son autorité s’étend-elle par-delà les frontières de la mort ? Pour Luther c’est non. Ce qui l’intéresse lui n’est pas tant la perspective d’un scandale sur le plan économique que le scandale moral, théologique : on trompe les gens en leur faisant croire qu’on peut acheter le Salut, se faire pardonner moyennant finances, c’est le pire des péchés.

 

Quelles motivations s’agissant des conversions, celles des princes qui parfois se distinguaient pour des raisons politiques, notamment envers l’empereur, mais aussi celles qu’on percevait dans l’âme des croyants ?

politiques et conversions

Il faut bien partir du principe qu’au XVIe siècle il n’y a pas deux sphères séparées, celle du religieux et celle du politique. Les deux vont ensemble : le prince tire son autorité de Dieu. Les princes qui vont soutenir Luther le feront pour différentes raisons. D’abord pour des raisons politiques. Pour l’électeur de Saxe, protéger Luther, c’est protéger l’un de ses sujets, donc il y a une dimension locale, d’un prince qui ne veut pas qu’on mette son nez dans des affaires qui le concernent. Il y a une façon de manifester son autonomie par rapport à l’empereur, c’est une évidence.

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas aussi une dimension spirituelle : un prince peut avoir été un excellent catholique et devenir un excellent protestant, pour les mêmes raisons finalement, je peux citer ce même cas de l’électeur de Saxe. Certains princes sont passés à la Réforme tout en restant fidèles à Charles Quint, ce fut le cas de Maurice, duc de Saxe, qui soutiendra l’empereur dans l’espoir de récupérer la dignité électorale de son cousin. Il y a aussi des princes qui vont rester catholiques, comme le duc de Bavière, mais qui ne vont pas participer aux guerres contres les protestants dans l’Empire, ne voulant pas spécialement le faire ni aller trop loin dans le soutien à Charles Quint. Tout cela est extrêmement compliqué, mais le religieux et le politique sont largement imbriqués, l’un soutenant l’autre et vice-versa. C’est vrai dans l’Empire, c’est vrai en France aussi.

 

Et chez les fidèles de base, une volonté d’assumer plus avant le contrôle de leur foi ? Qu’est-ce que tout cela dit de l’homme européen du XVIe siècle ?

les Hommes et leur foi

Oui, cela va être évident chez les protestants, avec ce refus de la médiation du clergé catholique entre Dieu et le fidèle, il y a une dimension d’intériorisation, de volonté de vivre plus personnellement sa foi. En même temps, dans le cas français on le voit bien, 90% de la population va rester catholique, le message n’aura donc qu’un impact limité, beaucoup de gens restant attachés aux formes traditionnelles, communautaires : la piété se vit ensemble, en groupe, on est attaché à la dimension sacralisée de l’espace urbain, aux lieux du culte...

Le protestantisme c’est donc une voie qui va devenir importante au XVIe siècle, et même majoritaire dans l’Empire, mais pas partout.

 

Très bien. Il y a un élément que j’ai trouvé intéressant et qui est pas mal développé dans le livre, c’est lidée chez les protestants selon laquelle la papauté représenterait une puissance étrangère, temporelle autant que spirituelle, qui vient s’immiscer dans la vie des uns et des autres. On parle des papistes comme on parlera quatre siècles plus tard des communistes en songeant aux ambitions de l’URSS. Dans quelle mesure cette histoire de conspiration catholique est-elle instrumentalisée ?

agents de l’étranger ?

Il faut bien comprendre qu’on a dans les deux camps, côté catholique et côté protestant, le sentiment que l’autre est un agent de l’étranger. Pour les catholiques, les protestants en France sont des agents de l’étranger, des princes allemands, de Genève - le terme "huguenot" utilisé pour désigner les protestants français est une déformation d’un mot voulant dire "confédéré", c’est à dire "suisse"... Et inversement, du côté protestant, on voit la main du pape, celle du roi d’Espagne, un complot international qui va pousser les protestants à prendre les armes à certains moments. Et ce n’est pas non plus un pur fantasme : le pape a un réseau d’agents considérable, le roi d’Espagne envoie de l’argent, des troupes parfois, à différents endroits pour soutenir sa cause. L’Espagne a alors une vision européenne voire mondiale de la politique.

Il y a donc des fantasmes de part et d’autre, mais ils sont souvent justifiés. Et ce qui est nouveau, au XVIe siècle, c’est l’essor considérable des communications : il y a des hommes partout sur les routes en Europe, les livres, les lettres, les idées, l’argent, les soldats circulent... Il y a de véritables internationales protestantes, catholiques qui existent. Il y a de la désinformation aussi, avec parfois de lourdes conséquences. On ne peut pas comprendre les guerres de religion en France si on ne connaît pas la situation aux Pays-Bas, en Espagne, etc... À chaque fois qu’on fait une paix en France, le pape est scandalisé et il le fait savoir, etc. La Saint-Barthélémy, catastrophe s’il en est, est célébrée par le pape, comme elle est fêtée à Madrid. Le pape va faire redécorer ses appartements avec des fresques représentant ces massacres. Bref, avec l’essor des échanges, tout se sait, tout se déforme aussi, dans toute l’Europe.

 

Vous évoquiez les massacres de la Saint-Barthélémy (août 1572). Je veux vous interroger plus précisément, justement, sur votre domaine de prédilection, touchant à la France de cette époque. Peut-on dire que la royauté française a globalement été bousculée par l’activisme des chefs de parti, les Guise pour le parti catholique, les Condé puis Coligny côté protestant ? Que ces chefs de parti auraient, plus qu’en d’autres points d’Europe, donné le "la" de la guerre civile, au grand dam de la monarchie ?

la royauté française face aux chefs de parti

Absolument. Ces guerres, qui débutent en 1562, commencent du fait de l’activisme des chefs catholiques, le duc de Guise et quelques autres, il y a ensuite la réponse de Condé côté protestant. Il va y avoir en ce printemps 1562, un coup de force, en fait un vrai coup d’État du duc de Guise : le roi va être ramené à Paris pour être mieux contrôlé. À cela donc va répondre Condé, par une prise d’arme. Ce sont bien les princes qui mènent leurs intérêts, leur politique, agissant et réagissant, la monarchie se trouvant, au moins au début, en porte-à-faux. Catherine de Médicis et le chancelier Michel de L’Hospital étaient plutôt dans une logique d’apaisement. En 1567, les guerres reprennent, avec un soulèvement des princes protestants, menés par Condé : ceux-ci reprennent les armes de crainte d’un complot catholique international, prenant de court Catherine de Médicis. En 1585, c’est la Ligue qui commence, avec Guise, le fils, qui reprend les armes. La monarchie va alors réagir, un peu à son corps défendant, alors que le but de Catherine de Médicis pendant 30 ans aura été de maintenir l’ordre et la paix. Très souvent elle se trouve à la traîne de cet activisme princier.

 

Vous pensez donc que, y compris sur la Saint-Barthélémy, ces éléments que vous citez seraient de nature à, disons, édulcorer un peu la légende noire de Catherine de Médicis ?

Catherine de Médicis et la Saint-Barthélémy

On sait que, s’agissant de la Saint-Barthélémy, il y a eu plusieurs éléments, plusieurs étapes. Aujourd’hui, on ne pense pas que Catherine de Médicis ait médité ce massacre, elle était je le rappelle dans une logique d’apaisement. Ce qui va déclencher les choses, c’est l’attentat contre l’amiral de Coligny, chef protestant, attentat venant très certainement de l’entourage du duc de Guise, si ce n’est du duc lui-même. Cet acte va provoquer une logique de panique. Dans un deuxième temps, à la cour, Catherine de Médicis va décider d’éliminer les chefs protestants, mais davantage en réaction à une situation de crise qui n’avait pas été anticipée. Le massacre va par la suite prendre une forme encore différente, en se généralisant. Donc effectivement le pouvoir va être dans une logique de réaction face à des événements qui le dépassent.

 

À la lecture de votre ouvrage on se rend compte, autre élément intéressant, de la fracture, théologique et aussi politique, entre luthériens et calvinistes. Sous-estime-t-on ce point dans l’analyse de cette période ?

luthériens et calvinistes

Vu de France effectivement, on néglige un peu ce point. En France il n’y a pas de luthériens, ou très peu. Le protestantisme français est quasiment unanimement calviniste. Or, il y a effectivement une vraie fracture entre ces deux branches du protestantisme. Ils n’ont pas la même conception de l’eucharistie, de la Cène. À cet égard les luthériens sont beaucoup plus proches des catholiques que des calvinistes, puisqu’ils conservent cette conception centrale de la présence réelle et corporelle au moment de la célébration, point fondamental pour les catholiques, tandis que les calvinistes refusent absolument cette présence corporelle. À certains moments, des princes ou prélats ont pu chercher à se rapprocher des luthériens.

Il y a une concurrence interne au sein du monde protestant allemand. Des années 1520 aux années 1540, des princes vont passer à la Réforme luthérienne, mais à partir des années 1560 d’autres princes vont passer à la Réforme calviniste. Il y aura donc une nouvelle Réformation, comme l’on dit dans l’Empire, avec le développement du calvinisme. L’Empire va se complexifier davantage encore à la fin du XVIè siècle... Or, dans l’Empire, la grande paix qui met fin aux guerres, celle d’Augsbourg en 1555, reconnaît le catholicisme évidemment, et la confession d’Augsbourg, à savoir le luthéranisme, mais pas le calvinisme. Ce dernier n’est donc pas, jusqu’à 1648, l’égal des autres religions. Certains princes calvinistes dans l’Empire sont jusqu’alors, de fait hors la loi.

Au sein du calvinisme il y a d’autres fractures, comme on le verra aux Pays-Bas au début du XVIIe siècle, une opposition entre calvinistes purs et durs, et calvinistes reposant la question du libre arbitre dans les choix et s’agissant du Salut. Mais il est certain que ces oppositions au sein du protestantisme vont contribuer à affaiblir cette cause commune. Mais effectivement, vu de France, cela paraît relativement lointain : encore une fois, en France le protestantisme est largement unifié.

 

Dans le chapitre sur la diplomatie huguenote, on évoque les orientations diplomatiques impulsées par Henri IV, un certain rapprochement avec les puissances protestantes, l’Angleterre, les Pays-Bas, et un renouvellement de l’hostilité envers une dynastie Habsbourg se voyant comme la championne du catholicisme. De manière générale, dans quelle mesure ces guerres de religion ont-elles rebattu les cartes des systèmes d’alliance européens ?

une nouvelle diplomatie royale ?

Les guerres de religion françaises ont totalement affaibli la présence de la France sur la scène internationale : il n’y a plus d’argent, et l’armée a autre chose à faire que de faire la guerre à l’extérieur. Avec le retour de la paix sous Henri IV, on assiste à un début de reconstruction de la puissance du royaume qui passe par des formes d’affirmation militaire : la puissance aux XVIe et XVIIe siècle, c’est l’armée. La France de Henri IV se trouve alors en situation de renouer des alliances. Durant les guerres de religion, la monarchie française avait fait la paix avec l’Angleterre (années 1560), et s’était trouvée un peu à la traîne des intérêts espagnols. Il n’y avait pas de diplomatie française dynamique.

À partir d’Henri IV, le roi retrouve suffisamment de marges de manœuvre financières, et une assise interne suffisante pour renouer des alliances, pour imposer la France comme une sorte d’arbitre international, notamment dans la paix qui va être signée aux Pays-Bas, entre le nord et le sud : la trêve de Douze Ans (1609). La France avait retrouvé sa puissance militaire et, en 1610, lors de l’assassinat du roi, celui-ci était en train de préparer une grande guerre européenne ayant vocation à soutenir des princes protestants contre l’Espagne et les princes catholiques. Henri IV a aussi fait une guerre contre la Savoie (1600) qui a permis d’annexer la Bresse, le Bugey, etc... À cette époque, comme François Ier cent ans plus tôt, le roi de France redevient le grand renard de l’Europe, tandis qu’à ce moment-là l’Espagne se trouve dans une situation assez dégradée.

 

Justement, ces guerres de religion à l’échelle de l’Europe ont-elles été la cause principale de l’échec du rêve de Charles Quint de bâtir son "empire universel" catholique ?

rêves d’empire universel

Charles Quint avait ce rêve. François Ier avait aussi rêvé d’être empereur, ne l’oublions pas. Henri II avait peut-être eu ce rêve-là également : il a soutenu les princes protestants allemands à partir de 1552, ce qui lui a permis des petits morceaux d’Empire sur lesquels ils n’avait aucun droit (Metz, Toul, Verdun). Henri IV rêve-t-il d’un destin européen ? On ne sait pas. Mais le roi de France, quand il est en position de puissance, peut se considérer comme le plus grand des princes, et prétendre imposer sa volonter, y compris par la force. Songez à Louis XIV... Souvent cela aboutit à la catastrophe.

 

J’ai fait il y a quelques mois une interview autour de la période qui a précédé, chevauché même, celle qui nous occupe aujourd’hui : les guerres d’Italie. Quels liens faites-vous, quelle suite logique entre les guerres de religion et, en amont, ces guerres d’Italie donc ?

des guerres d’Italie aux guerres de religion

Effectivement, les guerres d’Italie s’arrêtent en 1559, et immédiatement après les guerres de religion commencent. Comme si la guerre avait horreur du vide. Comme si, après plus d’un demi-siècle d’affrontements en Italie du nord, puis sur les frontières franco-bourguignonnes, il fallait réutiliser les compétences d’une partie de la noblesse qui s’est trouvée démobilisée, non plus forcément au service du roi, mais au service de Dieu. Entre 1559 et 1562, il y a un certain nombre de gens qui ont pu avoir envie de reprendre les armes. Pendant les guerres de religion, nombreux sont ceux qui militeront pour la reprise de la guerre contre l’Espagne, d’abord les protestants, et notamment l’amiral de Coligny : il y aura cette idée qu’une lutte contre un ennemi vu comme héréditaire serait de nature à réunifier le royaume. En 1595, Henri IV déclare la guerre à l’Espagne, avec toujours cette idée que les "bons Français", les "vrais Français", ce sont les gens qui, qu’ils soient catholiques ou protestants, servent le roi contre l’ennemi héréditaire, en l’occurrence l’Espagne. Il y a donc bien une mémoire des guerres d’Italie : on sait qu’on a fait la guerre contre les Espagnols pendant un demi-siècle. C’est une cause qui peut souder le royaume. Il y a aussi des habitudes de guerre, de violence. On se réfère aux violences anciennes, aux guerres de ravage, aux prises de ville, et de ce point de vue ces deux guerres seront très liées, elles vont se succéder de façon tragique, mais aussi assez logique.

 

À propos justement de ces deux guerres, je voulais faire un petit focus sur un élément très présent dans l’une comme dans l’autre, sur les mercenaires, suisses et allemands notamment, largement employés par les uns et par les autres. Qui sont-ils, et ne sont-ils vraiment mus que par l’appât du gain, ou bien combattent-ils aussi pour une cause ?

foi(s) de mercenaires

Effectivement, c’est encore un élément de continuité entre les guerre d’Italie et les guerres de religion : les guerres d’Italie ont été le moment de la construction d’armées de mercenaires quasi permanentes. On pense aux mercenaires suisses catholiques, qui seront le noyau de l’armée royale, aux mercenaires allemands protestants, qui seront un des noyaux des armées protestantes. Dans les faits, l’armée du roi de France n’emploie que des mercenaires catholiques, issus des cantons centraux catholiques en affaire avec la France depuis Marignan (depuis François Ier, ils s’engagent à fournir des troupes au roi de France si celui-ci en demande), et les armées protestantes n’emploient normalement que des mercenaires protestants. Il y a donc une dimension politique, socio-économique, et puis une dimension religieuse.

 

Il y a donc malgré tout une forme de cohérence... Je vous interrogeais tout à l’heure sur le lien entre ces guerres de religion et, en amont, celles d’Italie. Et en aval, qu’est-ce qui lie ces guerres de religion à la période allant jusqu’à la guerre de Trente Ans (1618-1648) ? La vraie borne de fin de ces guerres de religion n’est-elle pas la paix de Westphalie de 1648 ?

jusqu’à la guerre de Trente Ans ?

On peut le dire. Mais on peut même aller jusqu’à Louis XIV, jusqu’à ce temps où, à la fin du XVIIe siècle, toute l’Europe se coalise contre lui en tant que tyran catholique. La paix de Westphalie, c’est la fin d’une autre grande période, à peu près de mêmes dimensions que celle des guerres de religion. Elle permet la reconnaissance définitive des Provinces-Unies, ces Pays-Bas du nord désormais indépendants de l’Espagne, et une reconnaissance on l’a dit, aux côtés des deux autres confessions, du calvinisme comme religion officielle au sein de l’Empire. Ce sont là des éléments de continuité entre les deux périodes. Lors de la guerre de Trente Ans, les enjeux ne sont plus les mêmes, mais on a de fait une coalition de princes protestants contre une coalition de princes catholiques. Et, à l’intérieur de cela, il y a l’affrontement franco-espagnol qui se fait plus direct. Une des nouveautés c’est peut-être effectivement la plus grande velléité du roi de France, realpolitik oblige, à s’allier à des princes protestants pour combattre des adversaires catholiques.

 

Très bien. On sait que, sous Louis XIV comme, plus tard, sous Napoléon Ier, l’Angleterre a été l’âme des coalitions anti-françaises en Europe. Est-il juste en revanche de considérer qu’au temps des guerres de religion, Élisabeth Ière n’avait pas la puissance nécessaire pour être l’âme des coalitions protestantes?

Élisabeth Ière et l’Angleterre

Absolument. L’Angleterre ne devient une puissance militaire qu’à la fin du XVIIe siècle. Jusque là c’est un petit pays, qui n’a pas beaucoup d’argent. Élisabeth a tenté des actions contre la France, via des accords avec certains huguenots : de l’argent et des troupes ont été envoyés, mais pour un résultat désastreux. Il faut dire que le but des Anglais était surtout de récupérer Calais, dont la conquête par Henri II en 1558 avait été vécue outre-Manche comme une grave humiliation. Après cela, Élisabeth sera beaucoup plus prudente, dans une logique surtout défensive face à l’Espagne. Mais elle interviendra à nouveau, dans les années 1580-1590, en envoyant des troupes aux Pays-Bas. Elle sera finalement davantage intervenue aux Pays-Bas que dans les guerres de religion françaises. Mais elle ne sera, à l’époque, pas l’âme de grand chose.

 

Le dernier texte, l’épilogue de Jérémie Foa, met l’accent sur l’impact sur les contemporains de ces troubles, appellation sobre pour ne pas dire "guerre civile". Sait-on estimer combien tout cela a marqué les corps et changé les âmes, ne serait-ce que dans le royaume de France ?

impact d’une guerre civile

Au niveau des individus, il faut se baser sur les textes que l’on peut avoir, les journaux, mémoires, lettres... nous permettant de voir de l’intérieur ce que furent les sentiments, les réactions... C’est vraiment un traumatisme sans précédent que le royaume de France subit, presque quarante ans de troubles quasi permanents. Au moins deux générations de Français n’ont connu à peu près que la guerre de toute leur vie, c’est un fait qu’on a du mal à appréhender. La guerre n’était heureusement pas partout, pas tout le temps, mais il y a cette permanence de la peur, des ravages, etc... De nombreux témoignages vont dans ce sens d’un ancrage de ces pensées, des années après. Mme Acarie, la grande dévote parisienne, qui était une jeune femme pendant les guerres, vivra toute sa vie dans une logique de lutte contre l’hérésie. Elle se souvient du siège de Paris, tenu par la Ligue catholique, par Henri IV, comme du plus beau moment de sa vie. Paris mourait de faim, assiégé par l’armée royale, mais selon elle, toute la ville ne pensait alors qu’à Dieu. Ce fut le cas de beaucoup de gens, qu’ils soient extrêmement exaltés, comme elle, ou bien au contraire des protestants, comme Agrippa d’Aubigné qui lui a jusqu’à la fin de sa vie gardé à l’esprit des réflexes de vieux soldat. Il sera excédé de voir qu’au début du XVIIème siècle on ne prendra plus les armes pour défendre la cause. Donc, on peut parler globalement d’un traumatisme profond, d’un oubli difficile. Il faudra attendre le renouvellement des générations, à partir des années 1620-1630, pour que le souvenir commence à s’estomper et les cicatrices à guérir un peu.

 

Est-ce qu’on peut considérer, alors, que si la France a connu une guerre civile, ce fut celle-ci, avec peut-être la Révolution ?

Absolument. On peut aussi évoquer les Armagnac et les Bourguignons au début du XVe siècle. La Révolution, vous avez raison. D’une certaine façon, durant la Seconde Guerre mondiale on aura aussi connu une forme de guerre civile en France...

 

Et il est beaucoup question, en conclusion du livre, et pour évoquer cette logique de guerre civile, de l’apprentissage collectif de l’art de la dissimulation... Est-ce que vous pensez qu’on sous-estime le poids de ce temps des guerres de religion en tant que jalon de la construction nationale ?

quelle place dans l’histoire nationale ?

Paradoxalement, je crois que c’est un des grands impensés de l’histoire de France. La monarchie d’Ancien Régime (les Bourbon au XVIIe) s’est employée à gommer le plus possible les guerres de religion. On oublie, on impose l’amnistie. Le roi est le maître des mémoires. La logique, de Henri IV jusqu’à Louis XIV, c’est tout oublier. Des gens comme Agrippa d’Aubigné qui continuent de publier sont considérés comme, au mieux inutiles, et souvent comme dangereux. Les traumatismes sont immenses : les guerres, les soulèvements contre le roi, les régicides (Henri III puis Henri IV)... On oublie. Si aujourd’hui vous demandez dans la rue ce qu’évoquent les guerres de religion, on vous parlera éventuellement de la Saint-Barthélémy. On apprend vaguement aux enfants que c’est mal de massacrer son voisin s’il n’a pas la même religion que soi, et que la tolérance c’est bien.

Louis XIV a tellement oublié cette histoire, je pense, qu’il est dans une logique de recatholicisation extrêmement énergique qui aboutit à la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Ce qui fut une incompréhension profonde du fait qu’on puisse être un bon Français tout en étant protestant. L’incompréhension fut totale à l’échelle européenne, le scandale fut inoui, et la révocation passe à la fin du XVIIe siècle comme un témoignage de tyrannie sans précédent. On estimait alors que les protestants ne représentaient plus un danger, et qu’il n’y avait plus alors besoin de leur accorder de privilèges. Bref, les guerres de religion représentent à mon sens un grand creux de l’histoire de France. On ne sait plus qu’en faire. Sinon dénoncer, à partir du XVIIIe siècle, à partir de Voltaire, le fanatisme religieux, la Saint-Barthélémy, etc... A contrario, on entend dans certains discours des rapprochements entre des situations actuelles, touchant à d’autres religions, et des réflexes évoquant ces guerres de religion. Les rares mobilisations qu’on fait des guerres de religion, aujourd’hui encore, ne sont pas forcément basées sur de bonnes raisons...

 

Oublier, comme Louis XVIII avait voulu oublier, au moins dans le discours, les tourments de la Révolution...

Absolument.

 

Vous évoquiez Louis XIV. La révocation de l’édit de Nantes. La question est récurrente : considérez-vous que cet acte a eu, s’agissant notamment des exils de protestants français, un impact néfaste sur la suite de l’histoire de France ?

la révocation de l’édit de Nantes

Là encore, cette révocation est un grand impensé de l’histoire de France. Le scandale le plus absolu, c’est que non seulement Louis XIV révoque ce régime de tolérance, qui reste très limité, mais en plus, et cela aucun prince de l’histoire européenne ne l’a jamais fait, il oblige à la conversion. Il supprime la liberté de conscience et interdit même l’exil. Les gens partiront quand même, de façon illégale, et souvent atroce. On va arracher des enfants à leurs parents pour les placer en couvent, on va enfermer, disloquer des familles... Alors, on a beaucoup insisté sur l’exil d’à peu près 175 000 à 200 000 personnes, vers les Pays-Bas, la Prusse, la Suisse, l’Angleterre... 1% environ de la population française, ce qui n’est pas négligeable, d’autant qu’ils étaient des personnes souvent éduqués, des artisans, etc... Mais il ne faut pas surestimer non plus l’effet sur le royaume. C’est peut-être au contraire l’aspect humain de tout cela qu’on a sous-estimé... J’insiste : on a fait à ce moment-là des choses qu’aucun prince en Europe n’avait jamais fait.

 

Donc, on peut conclure en disant qu’il faudrait peut-être retirer un peu de sa légende noire à Catherine de Médicis, et peut-être d’en rajouter un peu...

...et même beaucoup à Louis XIV ! Louis XIV et Napoléon, sans doute les deux plus grands tyrans de l’histoire moderne. Tous les Européens le savent, sauf nous !

 

Intéressant. Vos projets et envies pour la suite ?

L’étape suivante, après avoir fait l’histoire en France, ou de France, et bien étudié celle d’Europe également, ce serait de regarder plus attentivement, à une échelle plus mondiale, ce que furent les répercussions de tous ces événements-là. On sait qu’il y avait des protestants au Brésil, en Floride... Les troupes espagnoles ont massacré les quelques Français qui ont tenté de s’installer en Amérique. On a des tentatives de colonisation diverses, des Français qui après la révocation se sont installés en Afrique du sud, etc... Des pistes à suivre !

Entretien daté du 27 septembre 2023.

 

Nicolas Le Roux

Crédit photo : Hannah Assouline.

 

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