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Paroles d'Actu
24 mars 2024

Jacques Rouveyrollis  : « Pour moi, c'est toujours la première fois ! »

Rarement homme de l’ombre aura été aussi indispensable à la lumière que mon invité du jour, qui n’est autre que Monsieur Jacques Rouveyrollis. Si vous avez une connaissance un peu fine du show biz français de ces cinquante dernières années, son nom vous dit forcément quelque chose, même vaguement : il a travaillé avec les plus grands, de Polnareff à Sardou, en passant par Barbara, Gainsbourg, Mylène Farmer et Renaud. Nombreux sont ceux qui le surnomment "Le magicien". Un surnom qui n’est pas usurpé : il est l’homme qui a éclairé, mis en lumière, avec ses équipes et ses projecteurs (dans cet ordre-là), un nombre incroyable de shows qui ont compté. Son autobiographie, parue aux éditions de l’Archipel en octobre 2022 s’​intitule d’ailleurs Mes années lumière

 

J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir, dans ce livre, toutes les aventures exceptionnelles de cet homme qui, s’il bat tout le monde au jeu du name dropping, n’a jamais cessé d’être humble. Notre interview, faite par téléphone le 11 mars dernier, en fin de matinée, m’a permis de découvrir "en direct" un type charmant, humble je le redis, aussi humble qu’il est compétent et travailleur - c’est dire s’il est humble. À 78 ans et des brouettes, il est toujours aussi actif. Cette année, après avoir éclairé Sardou et Renaud, il travaillera, dès cet automne, pour celle qu’il présente comme son porte-bonheur, Sylvie Vartan, pour sa tournée d’adieux. Bonne lecture, et vive, non seulement, le spectacle vivant, mais aussi toutes les petites mains qui s’affairent pour le faire tourner ! Merci à vous, M. Rouveyrollis. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

 

Jacques Rouveyrollis : « Pour moi,

 

c’est toujours la première fois ! »

 

Mes années lumière (L’Archipel, octobre 2022).

 

Jacques Rouveyrollis bonjour. Quand on lit votre histoire on se dit que le destin parfois ne tient à rien. Vous, ça n’a pas été une "panne d’essence", mais une voiture qui ne s’est pas arrêtée pour l’autostoppeur que vous étiez... (De ce fait, M. Rouveyrollis a cherché du travail au plus près de là où il se trouvait, et tout s’est alors enchaîné, ndlr)

 

Exactement, ça a tenu à un pouce d’autostoppeur qui n’a pas fonctionné... La traversée du destin était là...

 

Avez-vous souvent songé à ce qu’aurait été la suite de votre vie si cette voiture vous avait pris ce jour-là ?

 

Oh, non pas du tout... On ne peut pas penser à ce qu’aurait été "autre chose". C’est difficile de se projeter dans ce qui aurait pu être...

 

Pourquoi avoir voulu écrire votre autobiographie ?

 

Déjà, au départ, on a écrit un livre à trois avec Bernard Schmitt, qui était metteur en scène d’Hallyday, et Roger Abriol qui était son directeur de production. Ce sont eux qui m’ont donné l’idée de ce Private Access. Une fois qu’on a terminé ça, je me suis aperçu que j’écrivais facilement. Et j’avais gardé mes agendas depuis 1974 ! Pendant le confinement, plutôt que de me mettre devant la télévision, je les ai feuilletés, et je me suis mis à écrire. C’est venu comme ça. J’ai usé neuf stylos bille ! Pour un manuscrit de trois ou quatre blocs. Ma femme à côté tapait le texte. J’ai ensuite envoyé le tout à Laurent Ruquier, qui est un ami. Je lui ai demandé d’être sincère avec moi. Il a lu mon manuscrit et m’a répondu trois jours après. Et c’est lui qui a trouvé le titre du livre ! Mais c’est venu d’un coup : dès que je me suis mis à écrire, je n’ai plus lâché le truc. Pendant tout le confinement !

 

Vous avez souvent travaillé avec Michel Sardou, et notamment mis en lumière ces chansons spectaculaires que sont Musulmanes, L’An Mil, et aussi Un roi barbare, superbe titre injustement oublié. Dans votre livre vous racontez votre collaboration, jusqu’à sa tournée de 2018 qui devait être sa "Dernière danse". Depuis il y a ses nouveaux adieux, et vous en êtes... Vous nous racontez ?

 

Pour cette tournée 2023-24, ça s’est fait tout naturellement. Moi j’ai repris ma façon de travailler avec lui, comme si on n’avait jamais arrêté.

 

Des choses un peu différentes, pour ce show ?

 

Oui, on a épuré. Plus de décor, un plateau avec des praticables, un fond blanc qui sert d’écran parce qu’il y a trois projections, trois films avec un rideau noir... Tout ce que j’aime.

 

Sardou, ça a été une grande rencontre pour vous, clairement...

 

Oui, moi j’adore travailler avec Michel. Il fait partie, comme Hallyday, comme Barbara, de ce petit conte de fées qu’est ma vie...

 

Justement, on vous a beaucoup associé, tout au long de votre carrière, à Johnny Hallyday, jusqu’aux "Vieilles Canailles". Est-ce que vous diriez que certains des challenges les plus fous de votre carrière auront été avec lui ?

 

Quand j’ai commencé avec Johnny, au départ c’était un remplacement. Je dois préciser que, depuis que je suis né, je n’ai jamais été "fan" de qui que ce soit. J’ai de l’admiration pour ces artistes, mais je ne suis pas un "fan". J’ai commencé avec le rock, musique un peu hard, mais ce qui m’a donné l’inspiration de l’espace, etc, c’est la musique classique. Cette musique, au départ, je ne la connaissais pas. C’est en l’écoutant, petit à petit, à la radio ou autre, que j’ai commencé à visualiser ce que j’entendais.

 

Ça n’a jamais été des défis. Quand Johnny a insisté pour que je fasse ses lumières, pour que je reste avec lui, au départ on avait cinq projecteurs de chaque côté et on choisissait un spectateur pour faire la poursuite. Et dix ans après, il avait 4000 projecteurs au-dessus de lui ! Mais ça m’a pris dix ans ! En France, on n’avait pas les Zénith, on passait dans des théâtres, ou dans des chapiteaux... C’était assez terrible. Il fallait vraiment avoir l’âge que j’avais pour qu’on s’accroche. Le métier était différent, on l’appelait encore "variétés", ça n’était pas encore complètement le "show biz". Les Anglais avaient eux bien innové avec ces projecteurs Par qu’ils avaient transformé des avions pour en faire des projecteurs de concert. Mais sinon, c’était du fil à fil. Même brancher une prise de courant, c’était difficile pour moi. Mais ça a été l’envie de bien faire, d’être à la hauteur.

 

Johnny Hallyday, c’était déjà une star quand j’ai commencé avec lui. Je sortais de l’aventure avec Michel Polnareff, ce génie qui avait senti qui la lumière était très importante et m’avait poussé à innover, à faire des choses qui ne se faisaient pas. Mais sur Hallyday, au début, c’était vraiment un désastre. Techniquement, rien n’existait, total abandon. J’ai tout fait pour me faire éjecter du projet ! Mais lui a dû, à un moment, comprendre les enjeux, et il m’a laissé carte blanche ! Alors que ce type-là, il avait atteint un tel niveau artistique que, même une simple poursuite au milieu du Stade de France, ça aurait pu suffire. Il a aussi senti, dans ma démarche, dans ma quête, qu’il fallait qu’on respecte le public, que si on existait c’était grâce aux gens qui payaient leurs places pour venir nous voir. Il a compris ça, et à partir du moment où on a commencé à faire l’effort de faire un show, jusqu’à sa mort ça a été, toujours plus loin, toujours plus loin... C’est grâce à ce mec-là, Johnny Hallyday, que le show biz français peut exister vraiment. J’ai connu un éditeur anglais qui m’avait dit que le groupe Queen, dont Freddy Mercury, était venu voir le spectacle de Johnny, ça les inspirait... Les lumières, le décorum, c’était énorme.

 

Quand je suis arrivé, il sortait de la tournée "Johnny Circus", qui avait été une catastrophe financière. Et ça n’était pas bien... Il était au fond du trou.

 

Une belle rencontre...

 

Pour moi, ça a été génial.

 

Humainement aussi ?

 

Ah oui. Humainement, c’était un personnage très attachant. J’ai eu la chance de passer des vacances à Palm Springs grâce à Michel Polnareff : on était dans sa maison où Johnny et Sylvie, à l’époque encore mariés, étaient venus nous rejoindre alors qu’avec Michel Polnareff on préparait un spectacle pour le Japon, en 1979. On a passé trois semaines de bonheur ensemble, vraiment. Il était très timide. Peut-être pas cultivé comme l'étaient certains, mais d’une intelligence exceptionnelle. Un loup ! Grand personnage qui vous tire forcément vers le haut, comme Sylvie Vartan. Des gens qui ont un tel charisme... D’ailleurs, avec Sylvie, on repart en octobre...

 

Vous précédez ma prochaine question, par rapport à Sylvie Vartan que vous présentez à plusieurs reprises dans votre livre comme votre "porte-bonheur".

 

Oh oui, c’est mon porte-bonheur Sylvie, vraiment.

 

Donc vous repartez bien avec elle. Est-ce qu’avec Sylvie Vartan ou avant d’autres de manière générale, quand vous allez éclairer une chanson que vous avez déjà éclairée, vous avez tendance à vouloir innover ?

 

Ça dépend de l’orchestration. Mais en principe, il y a quand même une base qui reste. Je pense au Pénitencier, à Que je t’aime, ou à L’amour c’est comme une cigarette... L’orchestration peut changer mais la dramaturgie reste la même, celle qui émane des paroles de la chanson. C’est le même principe qu’au théâtre ou à l’opéra. Je reste fidèle aux paroles, à la dramaturgie, à ce qu’elles m’ont inspiré.

 

Comment définiriez-vous ce lien particulier qui vous attache à Sylvie Vartan ?

 

Je ne sais pas... C’est comme ça. On va jusqu’au bout, comme j’ai été jusqu’au bout avec Barbara, ou avec Gainsbourg. J’aurais du mal à vous expliquer ça, c’est difficile. Ce sont des liens qui se tissent, des rencontres, et le plaisir de travailler, ou plutôt de s’amuser ensemble. On en parlait il y a quelques jours avec la personne qui collabore avec moi sur Sardou, Nicolas Gilli, que j’ai débauché alors qu’il avait 16 ans et qui est devenu un grand pupitreur, et même un designer qui a travaillé sur Zaz, etc... On se disait, donc, que tout ça, ces longs moments partagés, ce sont des histoires d’amour. Je pense à cette pièce avec Valérie Mairesse, Jeanfi Janssens, Valérie Mairesse, Un couple magique, au Théâtre des Bouffes Parisiens... La troupe de Sardou aussi, c’est une histoire d’amour entre 80 personnes. Quand ça matche bien, ça va jusqu’au bout. Puis, quand ça s’arrête, on se retrouve, deux, trois ou dix ans après, comme si on s’était quittés la veille. Ce métier est magique pour ça.

 

C’est chouette, la manière dont vous présenter ça...

 

C’est ma vie. 59 ans de ma vie ! Et à la fin de mon livre j’écris : “C’est toujours la première fois”.

 

Des amitiés durables. À la fin de votre chapitre sur Sylvie Vartan, vous dites d’ailleurs que rendez-vous est pris pour le prochain plat de pâtes avec elle et son époux Tony Scotti...

 

Exactement. Son mari est un immense producteur pour lequel j’ai travaillé aux États-Unis. J’adore ce personnage magnifique. Et depuis on s’est refait des plats de pâtes ensemble !

 

Très bien ! Parlez-moi un peu de quelque chose que vous évoquez peu dans votre livre, la première série de concerts de Mylène Farmer, en 1989 ?

 

En 89 oui, superbe... Quelle belle artiste ! Je l’ai connue à ses tout débuts : je faisais à l’Opéra Garnier les Oscars de la mode avec Yves Mourousi, etc. Dans ce cadre débutait une jeune chanteuse qui donc s’appelait Mylène Farmer. Plus tard j’ai été contacté par son producteur, Thierry Suc, pour son tour de 1989. Quelle belle rencontre, avec elle, et avec Laurent Boutonnat ! J’en parle peu, parce que ça a été un peu rapide. 89, c’est l’année où mon papa est mort. J’ai appris à Bruxelles le décès de mon père, que j’adore – d’ailleurs pour moi il n’est jamais parti. Elle a été vraiment délicate et gentille avec moi à ce moment-là... J’ai eu cette immense chance de commencer à l’éclairer.

 

Et ça a dû être particulier, comme vous dites, le décor, l’atmosphère sont très gothiques...

 

Oui, le décor était un cimetière. Avec Laurent Boutonnat ils sont vraiment très inventifs. Pour quelqu’un comme moi c’est du pain bénit. Je garde de cette collaboration un excellent souvenir. On s’est d’ailleurs revus à la Scène musicale où, un soir, elle était venue voir Michel Sardou. À chaque fois on se saute dans les bras, c’est un vrai bonheur...

 

N’a-t-il jamais été question que vous retravailliez avec elle par la suite ?

 

C’est difficile... Chaque fois que je commence à travailler avec une personne, j’y mets mes assistants. Je ne peux pas avoir le monopole sur tout le monde. C’est bien de continuer, de passer la main...

 

Vos collaborations donnent en tout cas le tournis, tant au niveau des personnalités impliquées que des genres auxquels vous avez touché : chanson, théâtre, opéra, shows son et lumière... Le travail varie selon le genre concerné ou réellement selon les personnalités ?

 

Ça dépend de l’œuvre aussi. C’est vraiment elle qui décide de la façon dont on va éclairer. Le contenu fait tout. L’œuvre et aussi le metteur en scène quand, au théâtre par exemple, il y a des décors, etc. Mais comme je l’ai dit tout à l’heure l’œuvre dicte la marche à suivre, la dramaturgie dans laquelle on va s’engager. Je dis toujours que je ne cherche pas à faire une œuvre d’art par-dessus l’œuvre d’art : la lumière sert à souligner celle-ci. Il faut être humble. Quand j’ai éclairé la Tour Eiffel pour ses 120 ans, et d’ailleurs aussi pour ses 100 ans, je me suis trouvé tout petit devant cette œuvre gigantesque. Mon travail aura été de la révéler aux yeux du public.

 

La plupart du temps, diriez-vous que vos créations de lumière ont été issues d’idées à vous, ou d’idées de l’artiste ?

 

Oh non, j’ai toujours carte blanche. Jamais aucune influence.

 

Et d’ailleurs vous mettez beaucoup en avant la notion d’inattendu, d’accident...

 

Oui, je dis toujours que la contrainte amène à l’idée. L’accident survient et hop, c’est ça, c’est bon ! Il faut être attentif. Moi je suis un instinctif : dès l’instant où je mets les pieds dans l’endroit où je devrai éclairer, il se passe toujours quelque chose. Il faut être à 100% dans l’endroit et AVEC l’endroit. Ne pas le combattre, le respecter, que ce soit un théâtre, un zénith, un chapiteau, etc. L’endroit vous donnera toujours la solution, c’est certain.

 

À ce propos, je ne sais plus dans quel chapitre vous en parlez, mais vous évoquez à un moment l’âme des lieux, qui parfois peut être déstabilisante...

 

Tout à fait. Moi j’ai eu des rejets au Colisée vers 5h du matin. Le lieu me mettait dehors... Certains endroits sont comme ça. Mais si vous respectez le lieu en principe, il est beaucoup plus complice qu’ennemi.

 

Très bien. Vous parliez tout à l’heure de Barbara, ça a été je crois un rapport bien particulier.

 

Oh oui, ça a été une histoire d’amour platonique pendant plus de 20 ans.

 

Vous avez sans doute contribué à sa mutation, de chanteuse respectée à grande prêtresse sur scène. Et en même temps, on la découvre sous un jour pas forcément attendu. Je souris encore à votre évocation d’elle s’amusant comme une gosse avec le pin’s parlant de Dorothée...

 

C’était une grande dame. Et pourtant, mes débuts avec elle ont été difficiles, les deux premières heures. Mais ensuite... C’était un amour. Une grande, une diva, Barbara ! Elle a chanté tout ce qu’elle a vécu.

 

Vous expliquez aussi qu’il y a eu des moments de mésentente, ça a parfois été compliqué...

 

Bien sûr, mais comme tous. Avec Johnny ça a été pareil. Avec Sardou, idem. Mais moi, à ma place, quand on m’appelle – ça a toujours été eux qui m’ont appelé et c’est là ma plus grande fierté -, on me demande de toujours dire la vérité quand quelque chose ne va pas. Si vous ne dites pas la vérité, un jour où l’autre on vous le remet sur la gueule. Moi j’ai toujours dit la vérité, Alors forcément, parfois ça blesse. Surtout quand la personne est entourée de gens qui ne font que la flatter. Quand quelqu’un dans l’entourage commence à oser critiquer, ça peut fâcher. Mais tous sont revenus : Johnny ça a duré un mois, Sardou ça a duré 15 jours, Barbara un spectacle.

 

Avec Barbara, on s’est fâchés parce qu’on faisait le Châtelet et en même temps Bercy avec Johnny. Elle était jalouse que j’aille avec Johnny. Après le Châtelet, elle a fait Mogador. Donc moi je n’ai pas fait Mogador. Elle m’a envoyé une critique de Mogador dans laquelle, bien sûr, on louait le talent de Barbara, mais en regrettant que “Jacques Rouveyrollis n’ait pas été en charge des lumières”. Après on s’est revus en 87, et ça a été l’amour jusqu’à la fin.

 

Photo fournie par Jacques Rouveyrollis.

 

Belle histoire. On ne peut pas citer toutes les personnes mentionnées dans votre livre. Un ou deux adjectifs pour chacun ?

 

Michel Polnareff ?

 

Génie.

 

Joe Dassin ?

 

Adorable. Grand showman !

 

Jean Marais ?

 

Ah... Merci, merci, merci monsieur Jean Marais !

 

Annie Girardot ?

 

Amour, amour, amour...

 

Michel Berger ?

 

Talent ! Talent ! Et drôle ! Un ange...

 

Mireille Mathieu ?

 

Je l’adore. (Il prend son accent) Oh mon dieu !

 

Il est prévu que vous la suiviez toujours d’ailleurs ?

 

Je ne la suis plus mais je l’aime, elle le sait.

 

Jacques Dutronc ?

 

J’adore ! Vrai. Un vrai. Un homme !

 

Jean-Michel Jarre ?

  

Aussi. Talent, grand talent. Jean-Michel Jarre, le monde entier, je peux même dire en pensant mes mots, la planète entière peut lui dire merci. À partir de 1986 on a commencé à éclairer les immeubles, à Houston, à Lyon, etc. Tout le monde s’est inspiré de ce travail qu’on a fait avec lui. C’est lui qui a déclenché tout ça. Bravo Jean-Michel !

  

D’ailleurs c’est un petit aparté mais je suis de la région lyonnaise...

 

Bien sûr. Quand on est passés, en 1986, je me souviens que les Lumières, c’était des verrines sur les fenêtres. Moi je suis de Grenoble. On mettait tous des verrines sur les fenêtres. Quand on a fait 86, année de la venue du pape, quand on a fini le concert que je venais d’éclairer, en face du tribunal, à partir de là la fête des Lumières a complètement changé à Lyon. Merci Jean-Michel Jarre !

 

Et si les organisateurs de la fête des Lumières vous demandait si ça vous amuserait d’éclairer un bâtiment cette année ?

 

Oh oui. J’ai déjà fait quelque chose avec une pianiste lors de ces fêtes. À voir, si quelque chose est inspirant...

 

Juliette Gréco ?

 

Ah, Gréco. Une des plus grandes interprètes du monde. Magnifique personne. Un amour. Un vrai amour de femme.

 

Serge Gainsbourg ?

 

Lui aussi, talent, talent. Un vrai ! Drôle. Et un peintre, un compositeur, un chanteur. Très bon, et belle entente.

 

Anne Sylvestre ?

 

Ah... Anne Sylvestre, je l’adore. J’ai adoré, et jamais je n’aurais pensé que j’éclairerais Anne Sylvestre. Un très beau matériel de chanson, aussi bien pour les enfants que pour les adultes. Et très drôle. Vraiment bien. Talent méconnu, j’en suis persuadé.

 

Charles Aznavour ?

 

Un vrai, Aznavour... Lui, ses débuts, ça n’a pas été facile. Ils l’ont critiqué : il n’était pas beau, il était petit, il n’avait pas de voix, etc... J’ai fait 30 ans avec lui, un grand monsieur. On a fait le tour du monde ensemble. Je peux vous dire que, dans le monde entier, tout le monde connaît la France grâce à lui. Comme Édith Piaf.

 

Jean-Luc Moreau ?

 

J’adore. J’ai fait du théâtre avec lui, et je continue. Je l’aime, c’est mon frère.

 

Il vous a écrit une belle préface d’ailleurs. Renaud ?

 

Renaud c’est une personne qui, socialement parlant, m’a changé dans ma tête. Quand on m’a proposé Renaud, je sortais d’un spectacle de Sylvie Vartan. J’étais fatigué, je ne voulais pas, puis je me suis laissé tenter, j’y suis allé. Lorsque je l’ai rencontré, coup de foudre. Grand monsieur. Socialement, c’est un vrai ! On a fait ensemble le Jardin d’Acclimatation, derrière Austerlitz. On avait fait Fauve qui peut avec lui, il avait donné tout son cachet pour faire refaire les lieux et faire prendre conscience de cela à l’État. On a réussi cela. C’est lui qui a mis tout l’argent. Quand son disque marche bien il augmente ses musiciens, ses techniciens de 20%... Un vrai, vraiment. Je l’adore. D’ailleurs je suis en tournée en ce moment avec lui. Depuis 84, je ne le lâche plus.

 

Vous avez bénéficié de matériel nombreux et de pointe, mais si on devait réellement vous demander d’éclairer au mieux un spectacle en seul-en-scène avec un unique projecteur, pensez-vous que vous prendriez toujours du plaisir à relever l’exercice ?

 

Oui... C’est difficile, je n’en ai pas encore le talent, quoique j’y suis arrivé dans une église, pas loin d’Amiens, Saint-Riquier je crois, avec l’orchestre baroque d’Hervé Niquet... Il y avait une rosace au fond de cette église et j’ai pu mettre un projecteur de cinéma, un 10 kw qui faisait toute la rosace. On avait mis ça sur un échafaudage, et ça avait éclairé jusqu’au parvis. Un seul projecteur pour toute l’église. J’y suis arrivé cette fois-là. Maintenant, tout un spectacle ? Je n’en ai pas le talent mais j’y travaille.

 

Ça vous amuserait d’essayer en tout cas ?

 

Ah oui, ça m’amuserait d’essayer...

 

Vous rendez beaucoup hommage aussi à ces petites mains qui vous permettent d’éclairer les scènes, les shows. Est-ce que l’automatisation, peut-être l’intelligence artificielle, risquent à votre avis de mettre votre métier en péril ?

 

Alors, moi, j’ai fait cette expérience. Je venais de faire Sardou. J’ai été le premier, je ne sais plus en quelle année, à utiliser les Vari-Lite. En Europe, il n’y en avait pas. C’est Genesis qui a créé ce projecteur. Quand on a fait ça donc, la critique de Jacqueline Cartier pour France Soir avait été dithyrambique, elle n’a quasiment parlé que de la lumière... Et quand même, à la fin du papier sur Sardou, dans un tout petit paragraphe, elle a écrit : “Et par hasard, Michel Sardou passait sur scène”. Moi j’étais comme un fou, mais j’ai mal pris la chute, parce que je me suis dit que je n’avais pas réussi mon coup... J’avais fait une démonstration de lumière. Là, c’était non pas de l’intelligence artificielle telle qu’on l’entend, mais quand même, les automatiques comme les Vari-Lite, c’est un peu ça...

 

Pour contrer ça, j’ai eu un spectacle à faire pour Julien Clerc. Et j’ai fait 33 poursuites avec des Super Trouper. 33 poursuites, c’est 33 personnes derrière les projecteurs ! Et chacune de ces personnes pouvait en un quart de seconde réagir quand il le fallait, plus vite que l’ordinateur. Et à ce moment-là aussi, la critique a été dithyrambique, en me comparant au Platini de la Juve, à l’époque. Mais il y avait 33 personnes derrière les projecteurs ! Ce système-là je l’ai ensuite repris pour faire tous les Jean-Michel Jarre, pour éclairer Houston, Londres, La Défense, la Tour Eiffel, Lyon... C’est la plus belle aventure humaine que j’ai vécue. J’avais un casque, et je communiquais avec mon équipe de 33 poursuiteurs.

 

Donc pour vous répondre, pour moi, tant que l’être humain décidera de contrôler les choses, il n’y aura pas de risque. Alors bien sûr, l’intelligence artificielle progresse partout. Je vois des émissions de télévision, les mômes... Je fais aussi Hedwig à la Scala et j’ai eu récemment un gamin, un geek, qui s’est mis derrière l’ordinateur pour faire la console. Mais il y a toute une génération qui reprend conscience qu’on ne fait pas de la lumière uniquement en appuyant sur un bouton qui va déclencher un effet essuie-glace. Ils comprennent qu’il faut apporter une dramaturgie, un SENS à ce qu’on éclaire. Pourquoi est-ce qu’on éclaire ? Pas éclairer pour éclairer. À la télévision, on éclaire dans tous les sens mais à un moment, c’est au détriment du contenu. Que l’être humain continue de contrôler son art et on avancera. Si on laisse l’intelligence artificielle prendre le relais, on va dans le mur. S’il n’y a plus d’amour dans la création, ça se sentira forcément.

 

En tout cas votre réponse donne à penser, et c’est rassurant, que l’être humain garde encore un bel avenir dans ces métiers.

 

Oui, il faut... Je m’efforce d’expliquer cela aux jeunes gens avec lesquels je suis amené à travailler, non pas faire le travail à leur place, mais en tout cas leur donner une direction, un état d’esprit, pour apporter un sens à ce qu’ils font. Non pas faire pour faire. Ça, ça n’a aucun sens.

 

Et est-ce qu’il y a des nouveautés qui vous mettent en appétit pour de nouvelles créations ?

 

Ah oui bien sûr. Moi je suis de 1945, donc j’ai grandi en même temps que la télévision prenait son essor. Je suis toujours sur le cul face aux évolutions ! Quand j’ai commencé, je trempais des lampes dans du vernis pour faire de la couleur. Je suis toujours le plus étonné des étonnés. Et j’ai toujours un grand plaisir à découvrir le matériel qu’on me présente. Pour le dernier Sardou, on est allé voir les nouveautés, etc... Je reste le plus étonné oui, le plus demandeur aussi !

 

Parfait. Ça aura été quoi, les créations dont vous êtes le plus fier ?

 

Toutes. Je ne me renie pas. Même les plus petites. Je suis quand même passé de Houston, 1 km de large sur 320 m de haut, à une salle qui compte 80 personnes quand elle est pleine.

 

Vous aurez eu en tout cas un éclectisme en tant qu’artiste assez inédit.

 

Oh oui, un conte de fées, vraiment. Merci la vie ! Si je disparaissais demain, je ferais inscrire ça sur ma tombe, “Merci la vie”.

 

C’est joli... À propos de votre vie justement : vous racontez des éléments de votre enfance à la toute fin du livre, presque en catimini. N’y a-t-il pas comme un paradoxe à aimer autant éclairer les autres et à chérir tout autant de se tenir soi-même dans l’ombre ?

 

Non. Moi je me sens à la bonne place. D’ailleurs, quand j’ai commencé à faire de la lumière, j’étais sur scène. Avec Polnareff, je faisais la lumière sur la scène. C’est un vrai plaisir, d’être à cette place, comme un réalisateur ou un metteur en scène. De toute façon je ne sais pas chanter. Mon père disait toujours que je ne pouvais pas chanter, que j’avais la bouche trop petite. Jouer la comédie ? C’est pas mon truc. La comédie, on la joue dans la vie réelle. Éclairer c’est vraiment ma passion. Je n’ai jamais changé de job. Je suis né à 20 ans, et je continue !

 

Vous n’avez jamais eu le fantasme d’être, sur la scène, celui qu’on éclaire et qui prend toute la lumière quoi...

 

Non, je n’ai jamais eu ce fantasme (rires)

 

Très bien... Est-ce que vous avez, en toute humilité, le sentiment d’avoir changé réellement la manière dont le show-business s’exerce, s’éclaire ?

 

(Il réfléchit, un temps) Peut-être ! Parce que lorsque j’ai commencé, nous étions trois ou quatre sur la planète. Alors, peut-être oui. Certainement, pour l’apport de la lumière. Regardez ce qui se passe. Tout passe par la lumière maintenant. Ils peuvent nous dire merci. On a changé la façon de faire du théâtre, l’opéra, la télévision, etc. Je ne parle pas du cinéma, qui avait déjà ses chefs opérateurs, ses directeurs photo bien avant qu’en tout cas je n’attaque. Pour le reste, bien sûr, on a tout changé. Même l’opéra en effet, d’ailleurs là je vais faire Faust à la Fabrique Opéra à Grenoble... Tout a changé.

 

Et le cinéma justement, ça ne vous a jamais tenté ?

 

Non, pas vraiment, parce que c’est une fonction technique. Moi, ma spécialité c’est le spectacle vivant.

 

Et c’est créatif.

 

Au cinéma aussi, il y a de la créativité. Mais en tout cas, chaque fois qu’on m’appelait pour faire du cinéma, c’était pour une fonction bien particulière. Par contre, j’ai fait Jean-Philippe, le film avec Luchini et Johnny, là ils m’ont demandé, à Villacoublay, de faire l’éclairage du Stade de France. Mais sinon effectivement je préfère à choisir le spectacle vivant.

 

Très bien. Qu’est-ce que vous rêveriez, aujourd’hui ou demain, d’éclairer ?

 

Alors là je ne sais pas. J’aime bien me laisser surprendre. J’ai été dans la stratosphère. Alors mon rêve, que je ne pourrai plus réaliser, ce serait d’aller dans l’espace, comme le fait Thomas Pesquet. Mais la stratosphère, c’est fait, puisque j’avais éclairé les 20 ans du Concorde, et on m’avait payé un billet aller-retour pour New York. L’espace j’aurais bien aimé ! Voir un peu comment ça se passe.

 

Et éclairer la Terre de là-haut.

 

Exactement... Éclairer la Terre de là-haut. Mais il y en a un qui le fait tellement mieux à ma place... Le soleil, ce salaud. Génial. Fantastique !

  

Un rival sérieux !

 

Quand vous éclairez, premier plan, deuxième plan, il y a un plan qui est net, et celui de derrière l’est moins. Quand c’est le soleil, tous les plans sont nets...

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite, Jacques Rouveyrollis ?

 

Là, je termine l’Arena avec Michel Sardou. Ensuite, un cabaret dans un casino qui s’ouvre à Ostende, sur la côte belge, près de Lille. Et comme je vous l’ai dit, j’éclaire Faust à Grenoble, ma ville natale. Il faut que je prépare Vartan. Je vais aussi assister au mariage de mon pote Renaud, je serai là, très important ! Et il y a aussi un show au Dôme de Marseille. À la rentrée, des pièces, enfin ça repart quoi...

 

Vous êtes toujours aussi actif en tout cas.

 

Le plus possible. Mais là je suis en fin de carrière quand même. Mais tant qu’on m’appellera, je répondrai présent. Pour moi la retraite c’est le début de la mort.

 

Vous avez des envies ?

 

Pas plus que ça. Mais j’aime bien jouer au golf. Avec ma femme, on y va pendant l’été. Je me prends un petit mois et demi de vacances, et on va jouer au golf.

 

Très bien. Avez-vous un dernier mot ?

 

C’est toujours la première fois !

 

Photo fournie par Jacques Rouveyrollis.

 

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21 mars 2024

Charles Serfaty : « Entre historiens et économistes, il fallait un juste milieu »

Si vous avez décidé de ne lire, cette année, qu’un seul livre d’histoire ou d’économie, je vais vous faciliter la tâche, et vous en recommander un, remarquable disons-le tout de suite, qui marie avec brio les deux disciplines. Pour sa très ambitieuse Histoire économique de la France (Passés Composés, janvier 2024), Charles Serfaty, qui est docteur en économie (diplômé du M.I.T., ce qui n’est pas rien), économiste à la Banque de France et enseignant à l’École d’économie de Paris, s’est attaché à analyser, avec rigueur et sans parti pris, puis à raconter, non sans talent, les grandes étapes de la formation de l’économie nationale, de l’époque gauloise jusqu’à aujourd’hui, en mettant en avant les grandes évolutions mais aussi les permanences de celle-ci - il y en a -, et en s’attaquant au passage, à quelques idées reçues bien coriaces.

 

Pour écrire ce livre, son premier (quel premier livre !), l’auteur, né en 1992 (!), s’est on l’imagine, beaucoup, beaucoup documenté. Entre tous ses prédécesseurs, parfois illustres, il rend un hommage tout particulier à celui qui fut son maître, et auquel il rêvait de pouvoir faire lire son ouvrage, l’économiste Daniel Cohen, malheureusement disparu l’an dernier.

 

Daniel Cohen. Crédit photo : Géraldine Aresteanu / Albin Michel.

 

Bon, je vais arrêter là mon intro, je ne voudrais pas passer pour "groupie d’l’économiste". Quoi, c’est déjà le cas ? Mais vraiment, ce livre vaut la peine d’être lu. Pour comprendre l’histoire de France, et les enjeux économiques auxquels la France de 2024 est confrontée, c’est sans doute un livre essentiel. Je remercie Charles Serfaty pour nos échanges, et pour cette interview, qui s’est déroulée entre le début du mois de janvier (juste avant la nomination de Gabriel Attal à Matignon) et le début du mois de mars. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

 

Charles Serfaty : « Entre historiens

 

et économistes, il fallait un juste milieu »

 

 

Histoire économique de la France (Passés Composés, janvier 2024).

 

Charles Serfaty bonjour. Votre Histoire économique de la France (Passés Composés) impressionne d’autant plus que c’est votre premier livre. Comment en êtes-vous arrivé, dans votre parcours et votre réflexion, à vous attaquer à un tel projet et surtout, comment vous y êtes-vous pris pour le mener à bien ?

 

pourquoi cet ambitieux projet ?
 

Bonjour. J’ai voulu écrire ce livre car, comme économiste curieux, je lisais beaucoup d’histoire. J’ai été doublement surpris de constater qu’un livre de ce type n’existait pas. D’abord, alors que nous avons eu une tradition d’historiens de l’économie illustres, aucun n’avait pris la peine d’écrire une synthèse narrative simple d’accès sur la France. L’Identité de la France de Fernand Braudel, un livre passionnant, devait s’achever par un récit de l’histoire de France. Le grand maître a dirigé, avec Labrousse, une Histoire économique et sociale de la France dans les années 1970, livre en cinq volumes d’abord difficile, qui ne répondait pas tout à fait à mes désirs. Enfin, j’estimais intéressant de présenter au public français la littérature économique, en grande partie anglo-saxonne, qui s’est penchée sur l’industrialisation de la France et le diagnostic du "retard" de la France sur l’Angleterre.

 
Pour écrire ce livre, j’ai lu beaucoup de travaux d’historiens et d’économistes, et même d’archéologues pour les premiers chapitres du livre. Mon livre est essentiellement une synthèse (même si j’ai calculé moi-même certains des chiffres que je présente). J’ai construit sur les épaules de géants, et j’insiste dessus !

 
J’ai essayé de m’appuyer sur les forces des travaux de mes prédécesseurs. Les économistes et les historiens ont des relations orageuses : les économistes aiment bien généraliser et voir les analogies entre les situations, les historiens aiment bien remettre les choses dans leur contexte et fuient les anachronismes. Les économistes sont en général plus portés sur l’analyse quantitative, mais les historiens, plus prudents, font davantage attention aux biais dans les données issues du passé. J’ai essayé de trouver le juste milieu.


J’ai noté cette phrase significative de Charles de Gaulle citée dans votre livre : "En France, il n’y a pas de grands projets si ce n’est pas l’État qui en prend l’initiative". Pour l’essentiel, est-elle juste, et si oui cela a-t-il été plutôt à la faveur ou à la défaveur de l’économie nationale ? Songez-vous aujourd’hui à de grands travaux structurants ou de prestige qui pourraient encore dans le cadre de ces politiques étatiques pour le bien commun ?

 

le rôle de l’État dans l’économie
 

Notez que De Gaulle prononce cette phrase, d’après Peyrefitte, au moment où il décide du plan Calcul, qui fut considéré ensuite comme un échec dans sa politique de grands projets ! L’État ne réussit pas systématiquement ce qu’il entreprend, hélas.

 

L’État a beaucoup investi dans les infrastructures, notamment les transports, à l’époque romaine, et surtout au mi-temps du XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, il investit dans les lignes de chemin de fer avec le plan Freycinet. Même si les lignes les plus importantes du chemin de fer avaient déjà été bâties par des entreprises, avec une participation lointaine de l’État, car elles étaient naturellement rentables, les grands "voyers" de France (les officiers chargés des voies publiques, ndlr) ont permis les progrès du commerce intérieur et l’unification du pays, qui a fait des progrès fulgurants au XIXe siècle.

 
La phase de croissance la plus exceptionnelle de notre pays est celle des Trente Glorieuses (approximativement entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le premier choc pétrolier de 1973, ndlr). Durant cette période, nous vivions dans ce que certains économies ont appelé une "économie mixte", à mi-chemin entre les économies capitalistes du XIXe siècle et le modèle de l’Union soviétique : les banques et plusieurs grandes entreprises étaient nationalisées, le gouvernement pouvait contrôler les prix, le Trésor dirigeait une grande partie de l’épargne nationale. Le but était de reconstruire les usines, les logements, et de les moderniser, après les destructions de la guerre et la stagnation des années 1930. Les investissements ont notamment porté sur l’agriculture, qui s’est dotée de tracteurs avec les aides du plan Marshall orientées par l’État.


Ce contrôle de l’État sur l’économie s’est progressivement relâché, comme la France s’était reconstruite, sous la présidence du général de Gaulle (1958-1969) : il s’agissait de libéraliser l’économie, de faire revivre la Bourse, avec des réformes poussées par Pompidou et Giscard d’Estaing. Le traité de Rome (1957) a créé un marché européen des biens industriels, même si l’agriculture bénéficiait des subventions implicites de la politique agricole commune. Maintenant que la France s’était modernisée, davantage de libertés pouvaient être laissées aux épargnants pour consommer ou investir dans les entreprises nouvelles.


Pourtant, à cette époque, malgré ces mesures de libéralisation, l’État veut investir dans des technologies d’avenir. La productivité en France s’était rapprochée nettement de celle des États-Unis, et il ne s’agissait plus seulement de reconstruire des bâtiments. De Gaulle et plusieurs de ses successeurs pensaient que, s’il était important de libéraliser l’économie, l’État n’avait pas à s’effacer totalement pour autant. Ainsi, le Concorde, le nucléaire, Airbus, le plan Calcul, le Minitel ont découlé de ces projets de l’État. Il y eut plusieurs échecs. Mais c’est le principe même du venture capital : les réussites peuvent compenser les échecs tant qu’elles sont suffisamment brillantes.


Aujourd’hui, on fait l’analogie avec cette période pour parler de la transition écologique. Deux grandes questions se posent : l’État devrait-il s’endetter pour financer les nouveaux besoins en infrastructure – remplacer les chaudières par des pompes à chaleur, rénover les logements, mettre en œuvre les réseaux de recharge pour voiture électrique etc. ? Cela présupposerait bien sûr que les taux d’intérêt auxquels s’endette l’État demeurent faibles, mais certains économistes trouvent cette hypothèse plausible.


La France et les autres pays européens n’ayant pas encore de fort avantage comparatif dans les industries de la transition et ne disposant pas non plus de réserves de minerais critiques, l’État devrait-il intervenir pour faire naître des avantages et développer nos savoir-faire ? Je pense que ces questions sont légitimes.

 
Vous comparez longuement, tout au long de l’histoire qui les a opposées, puis réunies, les choix économiques de la France et de la Grande Bretagne (par extension les États-Unis ensuite). Serait-il caricatural de parler d’un bloc, pour la première, de centralisation, de dirigisme (de la production, du commerce, de l’orientation donnée à l’épargne, de la captation par l’État des richesses via l’impôt), pour l’autre de prépondérance au laisser-faire et à l’initiative privée, et le bilan à tirer de votre livre à cet égard ne revient-il pas finalement à nuancer la moindre efficacité de la première par rapport à l’efficacité supposée de la seconde ? Plus généralement y a-t-il une espèce de "légende noire" de l’histoire de l’économie française, peut-être portée par une littérature anglo-saxonne, que vous vous attacheriez avec ce livre, encore une fois, à nuancer ?

 

France-Angleterre, on refait le match

 
L’Angleterre a été, dès le XVIIe siècle, en avance sur la France du point de vue économique. La question de savoir pourquoi l’Angleterre s’est industrialisée et a connu la croissance avant la France est une des plus passionnantes de l’économie, car le décollage économique reste un des grands mystères importants. Naturellement, il est tentant de plaquer dessus nos conceptions d’aujourd’hui : on dit que c’est parce que la France est moins libérale que le Royaume-Uni, ou que les institutions de l’Angleterre laissaient moins de place au roi. Mais les institutions anglaises étaient dominées par des ploutocrates, représentants des grands propriétaires terriens, comme les physiocrates qui conseillaient Louis XV et Louis XVI. L’Angleterre taxait et restreignait davantage les importations françaises que l’inverse. Au XVIIIe siècle, le taux de taxation en pourcentage du PIB était plus élevé en Angleterre, et l’impôt y était plus uniforme qu’en France à la veille de la Révolution.


Si la France a moins réussi, c’était aussi parce qu’elle ne disposait pas de réserves de charbon, qu’elle avait un territoire moins uniforme, moins de succès avec ses colonies. D’autres grandes explications, comme le rôle de la petite propriété en France, dont la résistance aurait entravé les progrès de productivité des grandes propriétés, ne sont pas dénuées de mérite mais méritent d’être nuancées : par exemple, notre pays était spécialisé dans les cultures de la vigne, du lin, du chanvre, qui pour diverses raisons se prêtent mieux aux petites exploitations.


Oui, il y a une légende noire de l’histoire de l’économie française. Pour être honnête, les premiers à l’avoir relativisée sont des économistes anglo-saxons : Patrick O’Brien et Caglar Keyder ont écrit un livre qui comparent en détail les chiffres de productivité français et anglais et relativisent l’idée de retard français. Il ne faut pas aller trop loin dans l’autre sens : la France est moins développée que l’Angleterre au XIXe siècle, mais le plus grand rôle de l’agriculture dans son économie est aussi une spécificité de son modèle et pas seulement un symptôme de retard.

 
Petite fantaisie : on vous donne la possibilité, Charles Serfaty, fort de vos connaissances de 2024, de voyager trois fois dans le temps, plus précisément de vous entretenir une heure avec trois personnalités de votre choix. L’idée : conseiller, ou mettre en garde c’est selon, avec votre expérience du futur à l’appui, trois hommes ayant pris des décisions importantes pour l’histoire économique française. Quels seraient, peut-être par ordre de priorité, vos trois choix ?

 

voyage éclairé dans le temps

 
Mon a priori est qu’il serait possible d’obtenir des gains importants pour tous en donnant à des industriels flamands ou du Languedoc le secret de la navette volante – même si l’adoption d’une machine ne dépend pas que de la connaissance théorique de son fonctionnement - ou à Olivier de Serres (1539-1619) un traité d’agronomie moderne.


La plus grande catastrophe de l’histoire de France étant à mes yeux la défaite de juin 1940, je ferais en sorte de l’éviter. L’événement a eu une portée économique considérable : le PIB français a baissé de plus de moitié pendant l’Occupation et tant de bâtiments ont été détruits ! Cependant, le système politique de la IIIe République rend difficile d’identifier une figure clef qui pourrait changer le cours des choses, car encore faudrait-il que l’homme en question puisse convaincre ses contemporains. Pierre Laval, qui a mené une mauvaise politique économique et diplomatique dans les années 1930 (sans parler de celle des années 1940), mènerait peut-être une meilleure politique s’il savait à l’avance son destin de 1945. Albert Sarraut était président du conseil quand la France aurait pu intervenir seule contre Hitler, en mars 1936, lors de la remilitarisation de la Rhénanie. Léon Blum arrive un peu trop tard au pouvoir mais il aurait été le plus réceptif.


J’irais voir Charles VIII et sa sœur Anne de Beaujeu pour leur conseiller d’investir dans la flotte française, de financer l’expédition de Colomb et de renoncer aux guerres d’Italie, qui ont coûté cher et n’ont mené à rien de significatif. Cette décision de partir conquérir le duché de Milan a eu de fortes répercussions politiques. Même si je ne pense pas que, à très long terme, l’Espagne ait tant bénéficié de l’argent et de l’or extraits de l’Amérique colonisée, il aurait été intéressant de voir ce que la France en aurait fait : aurait-elle financé d’autres guerres expansionnistes ? Aurait-elle investi davantage dans l’imprimerie et l’industrie textile ? Aurait-elle évité son premier défaut sur les marchés publics du XVIe siècle avec ces ressources additionnelles ?


Au XVIIe siècle, j’irais voir Louis XIV pour lui dire de ne pas révoquer l’édit de Nantes – cela aurait été la pire décision économique de l’histoire de France d’après Alfred Sauvy !


Au XIXe siècle, j’irais voir Louis-Philippe en 1830 pour lui conseiller d’investir massivement dans les lignes de chemin de fer d’Etat. Les hésitations de l’État et les manques de fond ou d’intérêt des industriels potentiels ont fait prendre au réseau français du retard sur celui du Royaume-Uni. Cela fut rattrapé plus tard, mais un investissement aurait été très porteur.

 
Quels ont été à votre avis, avec vos lunettes d’économiste et d’historien, les choix les plus heureux de l’histoire économique française (notamment s’ils furent faits à contre-courant) et au contraire, les plus néfastes pour la suite de l’évolution ?

 

si c’était à refaire...

 
Un choix fait à contre-courant qui ne fut pas vraiment un choix fut celui de laisser le franc se dévaluer après la Première Guerre mondiale, alors que l’Angleterre rétablissait l’ancienne parité-or. Cette politique libéra la France d’une dette insoutenable, en permettant la dévaluation de sa dette, mais ne finit pas pour autant en hyperinflation car Raymond Poincaré finit par rétablir la confiance et le "franc fort" (en fait artificiellement faible par rapport à la livre et au dollar), pour des raisons qui avaient plus à voir avec son aura personnelle que sa politique économique. Les années 1920 en France ont permis une reconstruction rapide – la France a été keynésienne sans le savoir ! Les contemporains, qui ont mal vécu les paniques financières sur le franc, n’ont pas eu conscience que la dévaluation du franc avait libéré l’économie française d’une crise de dette qui aurait été insoutenable.

 

À la Révolution, nous avons entrepris une grande remise à plat et une uniformisation de notre système juridique. Nous avons presque entièrement mis fin aux régimes de douane intérieure, nous avons adopté des lois qui facilitaient les grands projets d’irrigation ou de drainage qui étaient beaucoup plus difficile à entreprendre sous l’Ancien Régime.

 
Parmi les pires décisions, notre politique des années 1930, assez chaotique : les politiques déflationnistes de Laval, le maintien de la parité-or du franc alors que la livre et le dollar avaient abandonné l’étalon-or, les quotas commerciaux. Même quand le gouvernement du Front Populaire acte la fin de l’étalon-or, la reprise est incomplète parce que l’industrie, notamment l’industrie lourde, ne réussit pas à absorber les contraintes la loi des 40 heures, comme l’a établi une étude économétrique que je cite dans le livre. Alfred Sauvy disait que la loi des 40 heures était la seconde pire décision économique de l’histoire de France.


À ses yeux je l’ai dit, la pire décision était la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. La France a en effet perdu beaucoup d’ouvriers qualifiés tels les horlogers ou de savants avec cette révocation. Ils ont clairement manqué au XVIIIe siècle : c’étaient les ouvriers qualifiés anglais qui fabriquaient les machines de la révolution industrielle. Cela aurait fait une différence, mais il est difficile de savoir à quel point.

 

S’agissant de l’endettement public, vous développez de manière intéressante l’histoire complexe du système dit de "Law", pendant la Régence. Le projet, sans doute chimérique, avait au moins pour mérite de proposer une solution inventive et potentiellement intéressante à la dégradation des finances publiques après Louis XIV. Notre structure fiscale n’est plus du tout la même, pour ne rien dire du fonctionnement de la finance, mais les questions du déficit et de la dette préoccupent toujours en 2024 : est-ce qu’après tout on doit complètement s’interdire d’imaginer leur répondre à nouveau de manière détournée ? Je songe aussi en vous posant cette question, beaucoup plus près de nous, à la situation du groupe Casino, dont le problème d’endettement massif devrait se voir en partie résolu via la transformation d’une large part des créances en actions nouvelles…

 

dettes et systèmes "à la Law"

 
La comparaison est pertinente. Le système de Law consistait à transformer en actions d’une entreprise privée toute la dette publique. Cette entreprise avait, comme chacun sait, un monopole sur l’émission de billets de banques, mais aussi sur le commerce colonial, et le prélèvement de l’impôt – qu’elle prenait en charge en échange d’un paiement garanti à l’État. Elle servait aussi d’intermédiaire entre les investisseurs et l’État, à une époque où la confiance était perdue. Aussi, l’idée de l’économiste était que son entreprise favoriserait l’investissement en France, et que les investissements sur les "marchés publics" deviendraient aussi abondants qu’en Hollande.


Le système de Law suscita l’enthousiasme et il était astucieux. Mais il souffrait d’un problème grave et simple à comprendre, comme celui de certaines grandes entreprises aujourd’hui : aussi énorme fussent les avantages consentis par l’État à l’entreprise de Law, la dette publique qu’il devait garantir était trop importante au vu des revenus qu’il pouvait espérer susciter. Peut-être John Law pensait-il que son entreprise ferait consentir aux investisseurs une baisse de leur taux de rendement, ou bien que l’exploitation coloniale de la Louisiane rapporterait des fortunes considérables. La magie financière a cependant des limites !

 
Est-ce qu’en faisant même abstraction des conditions de financement de la dette publique, plutôt favorables vous le rappelez, notamment dans le cadre de la monnaie unique, vous diriez que la structure, la trajectoire de la dette publique française sont plutôt plus ou moins préoccupantes que dans d’autres économies comparables ? Le système fiscal français est-il plutôt à cet égard une garantie ou un handicap ?

 

l’état des finances publiques françaises

 
Parmi les autres pays dans l’euro, l’Allemagne s’endette peu, mais l’Italie est dans une situation plus préoccupante que celle de la France. Les États-Unis sont très endettés et continuent d’accumuler d’importants déficits, et le Royaume-Uni est proche de la France.

 
La France d’aujourd’hui, par rapport à celle d’hier, bénéficie de la confiance des marchés financiers et emprunte à un taux comparable légèrement supérieur à celui de l’Allemagne – le "spread" avec l’Angleterre était nettement plus élevé aux XVIIe et XVIIIe siècles !

 
Le système fiscal, avec un taux de prélèvements obligatoires élevés, signifie que l’État a beaucoup de ressources propres, mais aussi que les marges de manœuvre pour les augmenter sont limitées – même si elles ne sont pas inexistantes.

 
Si je vous suis bien, s’agissant de la monnaie, désormais commune à vingt pays de l’Union européenne et administrée de manière indépendante, diriez-vous que, tout bien pesé, la perte de l’outil de dévaluation est favorablement compensée par la disparition des problèmes liés aux fluctuations des changes entre États membres concernés ?

 

le procès de la monnaie unique

 
Dans les années 1970 et 1980, la stabilisation des taux de change dans des marges réduites était une obsession des gouvernants. Au beau milieu d’un débat présidentiel d’entre-deux-tours, en 1981, Valéry Giscard d’Estaing a même demandé à François Mitterrand le taux de change franc-deutschemark !

 

Après la décision prise par Nixon d’abandonner la parité-or du dollar (1971) et de laisser son cours flotter et même se déprécier, les pays européens ont essayé de maintenir leur valeur les uns par rapport aux autres – ce fut le Serpent monétaire européen, qui devint ensuite Système monétaire européen. La France ayant du mal à s’y plier, car l’Allemagne menait déjà une politique monétaire très "stricte" et une politique de modération salariale rigoureuse qu’il était difficile de suivre pour les économies qui, du fait de l’indexation des salaires, avaient des tendances inflationnistes. Cependant, la France s’est accrochée, et a même préféré subir une sévère récession en 1992-1993 plutôt que de laisser le franc se dévaluer.

 

En comparaison de ces politiques précédentes, l’euro est un meilleur compromis, car les décisions sur la politique monétaire sont collectives : la Banque de France y participe, et contrairement à ce qui a pu se passer, le taux d’intérêt n’est pas déterminé par la seule Bundesbank. Cependant, nous n’avons plus la possibilité de dévaluer et, lorsque des déséquilibres se forment entre niveaux de salaires d’un pays à l’autre, comme cela s’est produit dans les années 2000 à la suite des réformes allemandes, il faut mener des politiques plus difficiles de baisse des coûts salariaux. Il s’agit, par exemple, de la "TVA sociale" dont il était question à la fin du premier mandat de Sarkozy et qui a été finalement appliquée en partie par Hollande. Autrement, les déficits commerciaux s’accumulent et il y a un risque de hausse du chômage. C’est un inconvénient, auquel nos hommes politiques ne se sont pas adaptés dans les années 2000, mais il pèse moins sur notre économie aujourd’hui qu’en 2010 par exemple.  

 

Surtout, l’indépendance des banques centrales de la zone euro garantit une politique monétaire : les épisodes d’inflation, même en comptant celui que nous traversons, sont devenus nettement plus rares que par le passé, et je remarque que les principales critiques contre la Banque Centrale européenne en ce moment portent sur les taux jugés trop élevés – et donc une politique monétaire trop préoccupée de la montée des prix, ce qui n’était pas le cas de la Banque de France dans les années 1970. Ces épisodes sont très impopulaires et c’est une force d’avoir réussi à réduire leur fréquence.

 
À la fin du livre, vous mettez l’accent sur l’importance primordiale de l’éducation pour établir des bases saines pour l’économie de demain. À cet égard de quelles expériences, étrangères ou peut-être même nationales du passé, devrait-on s’inspirer ?

 

l’éducation au cœur de tout ?

 
L’Allemagne avait mis en œuvre un "choc PISA" après de mauvais résultats en 2000, qui a essayé de porter un diagnostic rigoureux sur les causes du déclin pour contribuer à le résoudre – par exemple, identifier les problèmes linguistiques pour certains élèves. Il faut adapter notre action à notre ministère centralisé, et surtout bien comprendre quels problèmes nous devons résoudre : je ne comprends pas le décalage entre les dépenses totales de l’Education nationale par élève – au-dessus de la moyenne de l’OCDE – et la rémunération des professeurs, dans la moyenne basse. Sur un autre registre, nous parlons beaucoup d’inégalités scolaires et certains suggèrent des politiques différenciées selon le niveau des élèves, alors que les résultats de tous les élèves baissent d’après les études. Essayons d’améliorer notre diagnostic !


Est-ce qu’à votre avis on gagnerait à éduquer davantage la population française à l’économie, à la finance - je pense notamment à la question cruciale de l’épargne, de la manière dont on l’affecte plus ou moins directement au service de l’économie productive et innovante ? Les étudiants mais pas que, et si oui comment s’y prendre ? Il y a derrière aussi la question de la pédagogie des politiques, souvent défaillante à expliquer les grands enjeux ou le pourquoi d’une réforme…

 

vers une instruction éco généralisée ?

 
Bien comprendre les enjeux du vieillissement, de la dette publique, de la transition écologique permet de mieux en débattre et de prendre des décisions démocratiques plus avisées, donc c’est évidemment une question importante. Il faut faire preuve de pédagogie mais aussi admettre que l’économie est une science sociale, qui étudie un système très complexe, organique comme aurait dit Hayek, à propos duquel nous ignorons encore beaucoup de choses. Dans le livre, j’ai essayé d’être pédagogique et d’expliquer les débats économiques, de la Peste noire à la dépression des années 1930, aussi clairement et complètement que je les comprenais, et j’accepte de laisser ouvertes certaines questions.

 
Malheureusement, dans le débat, la pédagogie, même si elle était parfaite, ne suffirait pas, et les désaccords se produisent aussi parce qu’il est très rare qu’une réforme économique donnée ne fasse pas de perdants. Si l’on prend l’exemple historique du marché intérieur, chacun pâtit d’une réforme de libéralisation à un moment ou à un autre : ainsi, le vendeur de blé des régions industrielles le vendait plus cher avant l’ouverture du marché des grains. Celui qui extrait du charbon dans le Nord pâtit du libre-échange avec l’Angleterre. Mais la baisse du prix du blé permet à la mine du Nord d’attirer plus de travailleurs pour le même salaire, et la baisse du prix du charbon fait baisser le coût de l’outillage de l’exploitation céréalière. Le problème de la politique économique, c’est souvent de réussir à inspirer de la confiance aux perdants de la réforme du jour.


Je pense cependant que c’est devenu plus difficile de promettre ceci à cause de précédents malheureux : par exemple, l’ouverture du commerce avec la Chine a créé plus de difficultés que ne l’anticipaient la plupart des économistes, avec des difficultés de reconversion marquées pour beaucoup de sites industriels concernés. Même si les prix des biens de consommation ont baissé dans le même temps, cela a appauvri des bassins d’emploi sans réelle compensation pour les perdants.

 
Imaginons que le Premier ministre nouvellement nommé vous demande, Charles Serfaty, de lui adresser cinq recommandations visant, directement ou non, la modernisation de l’économie française dans un cadre globalisé, et une gestion plus pertinente, plus soutenable et plus durable de l’argent public tandis que vieillit la population. Quel rapport lui rendez-vous ?

 

préconisations pour l’avenir

 

Le vieillissement de la population pèse sur les dépenses publiques – que l’on songe que les pensions de retraite représentent, en France, 14 % du PIB, sans compter la pression sur les dépenses de santé – mais il provoque aussi une hausse de la demande d’actifs comme la dette publique car les personnes âgées ont accumulé davantage d’épargne. Je commencerais donc par suggérer qu’un déficit élevé n’est pas nécessairement un problème tant qu’il entre dans le cadre de nos engagement européens. Cependant, le déficit actuel ne s’explique pas par des investissements d’avenir, et, une fois les risques de récession disparus, il faudra que le déficit dû aux dépenses de fonctionnement baisse, ce qui impliquera de faire des choix difficiles.

 
Je suggérerais de remplacer les dotations de l’État aux collectivités territoriales par des impôts fléchés et facilement identifiables par les citoyens. Cela inciterait collectivités territoriales à adapter leurs dépenses de fonctionnement aux besoins de leurs administrés.

 
Je suggérerais de baisser la taxation du travail et augmenterais pour compenser celle qui pèse sur la propriété foncière – mesure qui serait en toute honnêteté assez impopulaire au vu de l’importance électorale des propriétaires fonciers mais qui me paraît plus efficace que le statu quo.

 
Pour la modernisation, je suggérerais d’augmenter la rémunération des enseignants nouvellement recrutés, notamment pour les matières en manque de candidat, et modifierais peut-être les modalités du concours (par exemple, en faisant passer plus tôt le concours et en intégrant dans une formation payée du futur enseignant les années de master).

 
Quels sont aujourd’hui les grands atouts de la France dans ce contexte d’économie globalisée et toujours plus concurrentielle ? La persistance d’un large espace francophone à travers le monde compte-t-elle parmi ceux-là, ou pour le coup est-ce négligeable ?

 

la France, combien d’atouts ?

 
L’espace francophone est appelé à croître économiquement, surtout avec le développement de l’Afrique, mais sa richesse culturelle ne se traduit pas encore par des importations ou exportations importantes vu le faible niveau de richesse de beaucoup de pays francophones.

 

Les grands atouts de la France y sont la douceur de vivre, l’image de marque, notamment de ses vins et de ses marques de luxe, et le savoir-faire de ses ingénieurs et scientifiques. Si le poids de l’industrie a beaucoup baissé, nous gardons une industrie nucléaire et aéronautique forte, ce qui n’a rien de négligeable ! Ces secteurs que je viens de citer, auxquels chacun pense, portent la marque de notre histoire, depuis le commerce de vin grec en Gaule jusqu’au plan Messmer. J’espère que nous aurons l’inventivité qui nous permettra de nous spécialiser dans de nouveaux secteurs dont nous n’imaginons pas encore l’existence.

 
Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Charles Serfaty ?

 
Un peu de repos, et d’autres livres d’histoire économique – en espérant que cette niche éditoriale, déjà bien occupée en France, ne cesse de grossir ! J’hésite entre plusieurs époques pour le prochain livre mais je préfère garder le mystère et, surtout, ne pas trop m’engager : je dois beaucoup de temps à mon épouse et à ma fille après cette Histoire économique de la France !

 

Crédit photo : Hannah Assouline.

 

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4 mars 2024

Pascal Louvrier : « Toute l'œuvre de Philippe Sollers respire la liberté »

J’ai, depuis deux ans, eu la chance d’interviewer à trois reprises l’écrivain et journaliste Pascal Louvrier, pour ses bio de Gérard Depardieu, de Fanny Ardant et de Brigitte Bardot. Cette nouvelle interview qu’il m’a accordée a pour objet une version revue et augmentée de Philippe Sollers entre les lignes (février 2024, éd. Le Passeur). Dans cet ouvrage touchant, un essai plus intime qu’il n’y paraît, il évoque Sollers, grand auteur récemment décédé (mai 2023), son œuvre, sa vie surtout (n’est-ce pas la même chose ?), et la relation particulière qu’ils ont construite. Entre les deux, 24 ans d’écart, pas forcément la même formation ni la même éducation, mais au moins un point commun, fondamental : une passion inconditionnelle pour la liberté. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (mi-fin février 2024)

 

Pascal Louvrier : « Toute l’œuvre

 

de Philippe Sollers respire la liberté »

 

Philippe Sollers entre les lignes (Le Passeur, février 2024).

 

Pascal Louvrier bonjour. Philippe Sollers et vous, comment qualifier ça, une histoire de découverte littéraire, de vraie amitié aussi ? Travailler sur ce livre actualisé, après sa mort, ça a été compliqué émotionnellement parlant ?
 

Au départ, ma démarche était purement littéraire. Il y avait la volonté de faire un essai original, mêlant éléments biographiques et étude de l’œuvre. Il y avait un narrateur en mouvement, qui suivait Sollers à Bordeaux, Paris, Venise, Ré. Ça a donné un livre romanesque, bourré d’anecdotes prises sur le vif, qui donnaient de la chair à l’entreprise. Je ne pensais pas reprendre ce travail commencé en 1995, travail relu et approuvé par Sollers, sans aucune censure de sa part. Il m’avait juste demandé de ne pas évoquer la maladie de son fils, David. Ça a été dur de m’y remettre après sa mort, le 5 mai 2023. Mais quelque chose me poussait à le faire. Alors j’ai déroulé le fil de sa vie depuis 1996, date de publication de mon essai. J’ai parlé de ses romans, biographies, articles, publiés après cette date. J’ai montré qu’il n’avait pas changé, que ses thèmes étaient les mêmes depuis Femmes. J’ai consacré un chapitre à Dominique Rolin, l’une des femmes de sa vie  ; son centre nerveux. Sollers avait révélé leur grand amour. Il fallait un éclairage saisissant.

 

Ce qui faisait la patte, l’ADN de Sollers, fondamentalement, plus qu’un style, c’était son anticonformisme, sa liberté d’esprit et de ton, non ?

 

Anticonformisme très vite, en effet. Rejet de la bourgeoisie, de ses valeurs mercantiles, de sa trahison en 1940. Notons, toutefois, une entrée en littérature assez classique, avec son premier roman, Une curieuse solitude, loué à la fois par Mauriac et Aragon. Mais le laboratoire Sollers accouche ensuite d’une écriture expérimentale. Le point d’orgue étant Paradis. Une tempête sans ponctuation. Il y a une volonté de création absolue. Comme l’a dit Malraux  : "La création bouleverse plus qu’elle ne perfectionne."
 

Sollers, c’est clairement un homme libre. Toute son œuvre respire la liberté. Ouvrez un de ses romans, respirez, rêvez, vivez. Sollers est là, où on ne l’attend pas. C’est sa marque de fabrication. C’est une boussole qui indique le bon goût, c’est-à-dire le Sud. Sollers est un sudiste, comprenez un réfractaire. Les dévots, comme pour le cas Molière, ont toujours été à ses trousses. Mais il court vite, et change d’identité. Il n’y a pas un Sollers, mais dix, vingt. C’est ce qu’il appelle les Identités Rapprochées Multiples : IRM.
 

 

À plusieurs reprises, vous évoquez ces figures auxquelles il a consacré une bio (Vivant Denon, Casanova et Mozart) pour suggérer qu’il aurait été plus à son aise dans l’esprit du XVIIIe. Est-ce qu’à votre avis, il l’a aimée, notre époque ?
 

Sollers s’est adapté. L’adaptation est une force. Quand on nage à contre-courant, on finit par couler. Mais il faut un système nerveux qui puisse résister. "Pour vivre cachés, vivons heureux", a-t-il écrit. C’est la clé pour résister, car nous sommes entrés en résistance. Nous ne sommes pas nombreux. La société secrète s’impose. N’oublions pas que la France n’est pas une spécialiste de la résistance. Interrogez Malraux, encore lui, à ce propos. Sollers a livré en pâture son personnage médiatique : coupe de cheveux de curé ; fume-cigarette ; bagues aux doigts. Pendant ce temps-là, il travaille beaucoup, dans la solitude digne d’un prêtre vénitien. Bien sûr, le XVIIIe siècle est le sien, c’est-à-dire le siècle du (bon) goût. Il enjambe le XIXe, le siècle du romantisme avec magie noire. Il choisit Mozart contre Wagner. On ne peut pas lui donner tort, surtout historiquement.
 
Vous même, entre XXIe et XVIIIe, votre cœur balance, ou bien prendriez-vous si on vous en donnait l’occasion un aller simple pour le second ?

 

Je suis comme Sollers, je m’adapte. Je prends le meilleur de "mon" siècle, et je laisse le nihilisme, le ressentiment, les anxiolytiques, la posture du maudit, à d’autres, ceux qui lisent avec délectation Houellebecq, ou ceux qui se repaissent des romans familiaux doloristes. Vivre au contact de la nature, ça aide. Aider une vache à vêler, ça remet les idées en place. Ou, plus facilement, écouter La Montagne, de Jean Ferrat.
 
Vous écrivez à un moment du livre, à propos de son roman Femmes, qu’on ne pourrait plus le publier aujourd’hui. Est-ce qu’en matière de liberté dans l’édition, réellement, vous diriez qu’on a régressé depuis les années 70 ou 80 ?

 

La régression est partout. La dévastation est générale. Le système éducatif est en faillite. La capacité de lecture de l’être humain est neurologiquement attaquée, ce qui entraîne une réduction de la perception et de la sensation. Le langage est sous le contrôle des communicants, c’est-à-dire qu’on parle pour ne rien dire. Bref, le désert ne cesse de s’accroître. On est enseveli sous les tonnes de moraline. Et surtout aucune jouissance sexuelle. Les enquêtes d’opinion le confirment. Tout est bloqué par la fausse culpabilité. Et le pire, c’est que les écrivains ne jouent plus leur rôle, à savoir alerter. Je cherche désespérément un Soljenitsyne. N’oubliez pas que Picasso tenait "le monde au bout de sa palette". Les livres de Sollers agissent comme un antidote. Ils fissurent cette poix noire dont on nous enduit scrupuleusement. Il faut s’y glisser, avec la sensualité de Casanova.
 
Philippe Sollers avait écrit un Dictionnaire amoureux de Venise, amour apparemment contagieux pour ce qui vous concerne ?

 

Sollers m’a appris à "voir", à Venise. La partie n’était pas gagnée d’avance. Les clichés abondent. On a déambulé dans les ruelles de la Sérénissime, comme deux enfants. Ce sont des moments inoubliables. La lumière y est différente, comme sur l’île de Ré. Elle permet une réalité nettoyée de la crasse des idéologues. Je raconte tout ça dans mon essai. Le catholicisme vénitien est un miracle. Titien est capable de peindre à la fois sa Vierge rouge et sa Vénus d’Urbino. C’est, en réalité, la même femme. Quelle liberté  !
 
Ce livre, c’est un peu un "roman amoureux de Philippe Sollers" non ?

 

"Amoureux", le terme est un peu fort. Je suis reconnaissant à Sollers de m’avoir permis d’écrire sur lui  ; et d’être exigeant avec soi-même. Pas de médiocrité, sinon ça reste dans le tiroir. Il m’a appris à être assassin avec mes écrits. Mais j’ai d’autres écrivains dans mon Panthéon. Certains contrebalancent le chroniqueur de terrain qu’il était. J’aime ceux qui inventent la signification du monde. 

 

Cette bio de Philippe Sollers, dans quelle mesure est-elle aussi, non pas un "portrait du joueur" mais bien, de plus en plus, une autobiographie de l’auteur, Pascal Louvrier ?
 

Je dirais que le narrateur est en partie moi, en partie seulement. Donc ne tombons pas dans le piège du dédoublement de personnalité. Je mets essentiellement en scène Sollers, qui joue le jeu, toujours. Ça donne une dramaturgie romanesque en miroir, puisqu’il y a deux parties. Et arrivé au terme de la seconde, il convient de relire la première, mais sous un angle nouveau.

 

 
Quels seraient vos arguments pour inciter un jeune qui aimerait lire à s’emparer de Sollers ? Et s’il était convaincu, dans quel ordre devrait-il le découvrir ?
 

La curiosité. L’envie de découvrir un univers circulaire qui offre la possibilité de modifier la vision pernicieuse, et contre nature, qu’on nous impose très tôt. L’envie de suivre des chemins de traverse ; vivre clandestin ; échapper à la société, la famille, le nihilisme. Désirer pleinement la vie. Lire Portrait du joueur, Une vie divine, Passion fixe, La Guerre du Goût. Après, on voit, on souffle, on regarde la mouette dans le ciel, le vent dans l’acacia…
 
Sollers en trois, deux, ou un seul adjectif(s) ?

 

L’intelligence, la vitesse, le style.
 
La question que vous n’avez jamais osé lui poser ?

 

Vous arrive-t-il de jouir autrement qu’avec votre cerveau  ?
 
Vos projets et surtout, surtout, vos envies pour la suite Pascal ?

 

Je termine un roman. Un peu de repos en Limousin, pour contempler la nature, être à son écoute, se refaire du muscle.
 

 

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3 mars 2024

Luc Mary : « Si Elon Musk décroche Mars, le 21è siècle sera le sien... »

Pour ce premier article de la nouvelle mouture Canalblog, subie beaucoup plus que voulue disons les choses, je vous propose de rencontrer, au travers d’une biographie, un des hommes les plus fascinants (pour le meilleur comme pour le pire) de notre temps. Un homme dont le rêve, depuis qu’il est gamin, est une folie à peu près aussi inatteignable que de "décrocher les étoiles", mais un rêve qu’il a sans doute rendu moins catégoriquement inatteignable : voyager sur Mars, pas simplement pour la gloire et la beauté du geste, mais pour la coloniser, pour en faire une planète B. Cet homme, si vous vivez bien sur cette planète, la nôtre, sans doute l’aurez-vous reconnu, il s’agit d’Elon Musk, l’homme le plus riche du monde et le très médiatique patron de Space X (espace), de Tesla (voitures électriques) et de X, ex Twitter.

 

Luc Mary, historien prolifique et passionné d’espace depuis sa tendre jeunesse, vient de lui consacrer un ouvrage paru chez L’Archipel, Elon Musk - De Tesla à X, les défis de l'homme qui invente notre futur. Un portrait complet, qui n’occulte aucun aspect de la carrière de Musk, aucune polémique. Une évocation passionnée et passionnante de cette conquête de l’espace que Musk entend bien marquer de son empreinte. Son pass pour l’Histoire ? À lire en tout cas... Merci à Luc Mary pour l’interview qu’il a bien voulu m’accorder. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (mi-fin février 2024)

 

Luc Mary : « Si Elon Musk décroche

 

Mars, le 21è siècle sera le sien... »

 

Elon Musk - De Tesla à X, les défis de l'homme

qui invente notre futur (L’Archipel, février 2024).

 

Luc Mary bonjour. Quand je regarde votre biblio, je me dis, quelle diversité... D’où vous vient ce goût pour l’Histoire, et à quel moment avez-vous décidé d’en faire votre métier ?
 
Bonjour Nicolas Roche. Pour répondre à votre question, je dirais que l’Histoire est toute ma vie car elle représente la vie. À mon humble avis, l’Histoire est fascinante à plus d’un titre, car elle embrasse tous les domaines de la connaissance, aussi bien dans celui des sciences et des technologies que dans ceux de la sociologie, de la politique, de la guerre et de la religion. Je regarde ainsi l’Histoire comme une grande aventure humaine sans fin, un feuilleton interminable où la raison le dispute souvent à l’irrationnel, et l’imaginaire au possible. Depuis 40 ans, j’ai ainsi rédigé une quarantaine de livres, explorant tour à tour les guerres puniques, la tragédie de Mary Stuart, la révolution russe, le mythe de la fin du Monde, les secrets du Vatican ou encore les crises atomiques pendant la Guerre Froide. J’estime par ailleurs que l’avenir ne peut se décrypter que si on connaît parfaitement les sentiers de l’Histoire. Aujourd’hui, je m’attaque à Elon Musk (le premier personnage vivant de mes biographies !), parce qu’il s’agit d’un personnage hors normes qui a déjà marqué son époque, ne serait-ce qu’en relançant la course à l’espace, en sommeil depuis l’abandon de la navette spatiale. 

 

Dans votre ouvrage sur Elon Musk, les parties "Espace" et "Mars" de la carrière du patron de SpaceX se taille la part du lion, je dois dire d’ailleurs, pour ceux auxquels ça parlera, que cette lecture m’a donné envie de rejouer au vénérable jeu Alpha Centauri de Sid Meier... On sent forcément le passionné d’espace derrière ce récit précis tel que vous le faites. Ma question est : quel passionné d’espace et d’étoiles avez-vous été, plus jeune, et à cet égard vous reconnaissez-vous un peu dans la passion - fertile ! - du jeune Musk ?
 
L’espace est en effet une grande passion de jeunesse. J’ai grandi avec les missions Apollo. J’avais ainsi tout juste dix ans quand Armstrong a marché sur la Lune un soir de juillet 1969. C’est aussi à ce moment-là que j’ai ouvert par hasard mon premier livre d’astronomie, notamment un chapitre portant sur les caractéristiques physiques des curieux mondes peuplant notre Système solaire : je lis ainsi que la planète Saturne, pourtant quatre-vingt-dix fois plus massive que notre planète, flotterait à la surface de l’eau, si on trouvait un océan à sa mesure. Absolument fascinant. Ça y est, j’étais mordu. À compter de cet instant, je n’ai cessé de dévorer les livres sur l’espace comme autant de romans d’aventures fantastiques bien ancrées dans le réel. Le grand plongeon dure toujours. Tout comme Elon Musk.

 
Dans quelle mesure peut-on dire que les origines de Musk, son cadre familial et ses expériences d’enfance, ont contribué à façonner l’homme qu’il est devenu, avec sa niaque tout à fait hors du commun ?
 
Indiscutablement, l’enfance de l’homme le plus disruptif de la planète a façonné son esprit et son comportement. Né en juin 1971, entre deux missions Apollo, Elon est ainsi né en Afrique du Sud d’un père ingénieur mécanicien et d’une mère diététicienne et ex-mannequin. Plongé en plein apartheid, l’enfant connaît les temps de la discrimination mais aussi ceux de l’extrême violence qui divisent l’Afrique du Sud et opposent cruellement les communautés, en particulier les Noirs et les Blancs. Sans compter la maladie d’Asperger, l’adolescence d’Elon est sensiblement conditionnée par la peur des autres et sa volonté de fuir à tout prix son univers quotidien en s’adonnant à ses rêveries. À l’école, il fait régulièrement bande à part. À l’heure où les autres garçons s’amusent ou jouent au football, Elon préfère s’égarer dans ses lectures, généralement de la science-fiction avec une mention spéciale pour le Guide du voyageur galactique, de Douglas Adams, un livre déjanté qui manie l’humour spatial à sa façon. Isolé, malingre et très singulier dans son attitude, le jeune Musk est sans cesse persécuté par ses camarades. Preuve en est ce seul drame de 1985 : à l’âge de 14 ans, le jeune Musk est carrément passé à tabac et précipité au bas d’un escalier. S’ensuit une hospitalisation d’une bonne semaine. Les conséquences de cette jeunesse perturbée sont encore perceptibles aujourd’hui. Quarante ans plus tard, l’homme qui veut sauver le genre humain déteste l’être humain en particulier. Un paradoxe de plus pour l’homme de tous les excès...

 

 
Son côté touche-à-tout, mégalo et un peu borderline, tel que raconté dans votre livre, m’a fait penser à tort ou à raison au Howard Hugues de Scorsese et DiCaprio dans Aviator. Est-ce qu’Elon Musk s’inscrit dans la lignée d’autres grands entrepreneurs qui l’ont précédé, et qu’est-ce que son profil a de particulier, d’unique, y compris par rapport à Jeff Bezos, auquel vous avez aussi consacré un livre ?
 
Elon Musk et Jeff Bezos ? Si douze ans et demi séparent les deux hommes, ils nourrissent la même énergie, le même imaginaire et la même raison d’être. Ils partagent aussi le même objectif de transporter l’Humanité dans l’espace. Tous les deux ont aussi parié sur les fusées réutilisables, la privatisation de l’orbite basse, le tourisme spatial et le retour de l’Homme sur la Lune. Mais là s’arrête la comparaison. Car les deux champions du New Space n’envisagent pas l’avenir spatial de l’Humanité sous le même angle. Quand le patron de SpaceX lorgne vers Mars et propose de coloniser la planète rouge à long terme, le fondateur de Blue Origin "se contente" de vouloir placer tous les hommes en orbite dans d’immenses arches spatiales. Dépourvue de villes et d’usines, la Terre serait alors transformée en parc naturel, un lieu préservé que des touristes venus de l’espace se contenteraient de visiter, comme aujourd’hui les Américains déambulent dans le parc de Yellowstone. "Nous nous devons de préserver et de conserver notre planète pour la léguer à nos enfants et à nos petits-enfants." Dans cette perspective, l’industrialisation de l’espace circumterrestre (qui entoure la Terre, ndlr) est la seule alternative au progrès technologique. À la différence d’Elon Musk, Jeff Bezos ne cherche pas de planète B, seulement à préserver la planète A.

 
Ce qui frappe quand on lit cette histoire, s’agissant de la conquête de l’espace, c’est aussi d’assister au reflux d’une puissance étatique comme la Nasa, et à l’ascension fulgurante de grands empires privés comme celui de Musk (la première sous-traitant nombre de ses missions auprès de SpaceX et d’autres acteurs). Est-ce qu’aujourd’hui, plus peut-être qu’à aucun moment de l’Histoire, on peut établir qu’il y a des méga patrons qui, forts d’une force de frappe économique et financière colossale, sont devenus aussi puissants que les dirigeants de grands États ?

 

À eux deux, Jeff Bezos et Elon Musk sont plus riches que les deux tiers des pays d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie centrale. Plus puissants que les hommes d’État ? D’une certaine façon. Leurs décisions ne sont prises qu’en fonction de leurs motivations et de leurs fortunes. Qui plus est, à la différence des dirigeants de ce monde, ces milliardaires de l’espace n’ont aucun compte démocratique à rendre.
 

Comme je le précisais dans la réponse précédente, Jeff Bezos et Elon Musk sont vraiment les symboles d’une nouvelle vision du monde pour les décennies et même les siècles à venir. Leurs sociétés SpaceX et Blue Origin sont même devenus le fer de lance d’une nouvelle odyssée de l’espace, le New Space pour être plus précis. D’une certaine façon, leurs sociétés privées se sont maintenant substituées aux États des années 70. La course à la Lune n’est plus un enjeu stratégique mais une bataille d’egos entre milliardaires en mal de gloire. Est-ce vraiment regrettable  ? Pas vraiment, si leur cause ranime l’esprit pionnier, relance l’économie et ravive tous les espoirs en un avenir meilleur. 

 
À un moment de votre récit, vous écrivez : "Renoncer à la conquête de l’espace, c’est fermer à tout jamais les portes de l’avenir". Vous le pensez ? Et si oui, vous inscrivez-vous donc dans la pensée de Musk, pour lequel l’avenir de l’humanité ne sera assuré que si, refusant de mettre tous ses "œufs dans le même panier", elle est installée sur plusieurs planètes ?
 
Renoncer à l’espace, est-ce renoncer au futur ? Selon le patron de SpaceX, la conquête de l’espace et la préservation de notre futur sont en effet étroitement liées. La logique d’Elon Musk est la suivante : la Terre dispose d’un espace et de ressources naturellement limitées dans le temps et dans l’espace. À l’heure où nous parlons, les forêts reculent, les déserts avancent, le réchauffement climatique s’accélère, le niveau des mers monte et l’humanité ne cesse de croître. Si l’espèce humaine veut survivre, elle doit d’abord quitter au plus vite son berceau terrestre, s’affranchir du monde qu’elle a arpenté depuis des millions d’années pour trouver d’autres points de chute, quand bien même ces "nouvelles terres" n’auraient pas le potentiel d’habitabilité de la planète Alpha. Autrement dit, notre future implantation sur la planète rouge n’est pas seulement une lubie de milliardaires en mal de sensations fortes ou d’état surpuissances en mal de nouveaux défis et autres exploits pour mieux exprimer leur suprématie technologique, c’est une question de survie de l’espèce. En termes concrets, l’avenir sera multi-planétaire ou ne sera pas. J’avoue partager cette vision muskienne de l’avenir. Moins qu’un inventeur ou un innovateur, à l’exemple de Nicolas Tesla, de Thomas Edison ou encore de Werner Von Braun, Elon Musk s’inscrit dans la lignée des Vasco de Gama, des Magellan ou des James Cook qui ont toujours voulu reculer les limites du Monde, non seulement pour l’élargissement de nos connaissances mais surtout pour permettre à l’Humanité de connaître un nouveau rebond.  


Une colonie terrienne autosuffisante sur Mars avant la fin du siècle, vous y croyez ? Si ça devait se réaliser, peut-on croire sérieusement que les grands États du moment accepteraient d’en laisser la gloire (et les fruits) à de méga compagnies privées telles que SpaceX ? 
 
Mars, c’est d’abord une planète étrangère, hostile et froide. Malgré tous ses défauts, elle reste encore le seul coin fréquentable de notre système. Sa gravité de surface est acceptable, sa température supportable et son éloignement abordable. Son atmosphère est cependant irrespirable et ses tempêtes de sable sont réputées des plus violentes. À perte de vue, elle ressemble à un vaste désert glacé et rocailleux couleur de rouille. Si implantation humaine il y a, les colons devront lutter en permanence contre la routine, l’ennui et les dangers de toutes sortes. Sans compter les humeurs du sol martien, les glissements de terrain sont fréquents,  les geysers de dioxyde de carbone imprévisibles, et les radiations cosmiques périlleuses. En bref, un séjour sur Mars, ce ne sont pas des vacances au Club Med sur une plage des Bahamas. Quant à l’autosuffisance des colonies, c’est encore un vœu pieux. Il faudrait d’abord terraformer cette planète hostile, rendre son atmosphère respirable en la réchauffant au moyen de miroirs géants d’une centaine de kilomètres de largeur. Une entreprise qui pourrait prendre des dizaines voire des centaines d’années. Dans le meilleur des cas, une colonie humaine durable et autosuffisante ne peut s’envisager avant deux ou trois siècles.
 

Elon Musk est-il un adversaire résolu, intimement convaincu à votre avis du réchauffement climatique, ou bien se trouve-t-il simplement que ses affaires (Tesla au premier chef bien sûr, Hyperloop dont il a favorisé le développement) vont dans le sens de cette cause ? Et le transhumanisme que porte Musk, personnellement, de par votre sensibilité et votre regard d’historien, ça vous parle, ou bien ça vous effraie ?
 
Disons-le d’emblée, le transhumanisme est plus une nécessité qu’une calamité. Les réticences de nombreux spécialistes sont naturelles et inévitables. Dans l’histoire de l’Humanité, chaque progrès technologique a ainsi été accueilli avec scepticisme. Souvenons-nous des seuls débuts des chemins de fer en France dans les années 1830. Des scientifiques de renom prétendaient alors que la vitesse excessive des locomotives pourrait provoquer des inflammations pulmonaires ou des troubles du cerveau. Le transhumanisme est ainsi un courant de pensée qui se propose d’améliorer la condition humaine en luttant contre la dégénérescence mentale et le vieillissement en faisant appel aux progrès de la science et de la technologie. Dans cette perspective, Elon Musk, toujours à l’affût des nouvelles technologies, a fondé en 2015 la société Neuralink, spécialisé dans les implants cérébraux. Pas plus tard qu’en janvier 2024, Elon Musk a annoncé sur X (ex Twitter) la réussite de l’implantation de la première puce électronique dans le cerveau d’un homme. Reliée aux électrodes, l’implant cérébral grand comme une pièce de monnaie est capable d’interpréter les signaux neuronaux, puis de les transmettre par Bluetooth. Aux dernières nouvelles, les interfaces cerveau-ordinateur sont ici pour traiter des pathologies comme les maladies neurodégénératives. À plus ou moins long terme, grâce à cette technique, les tétraplégiques, les aveugles et les handicapés devraient appartenir au passé à l’horizon 2070. En dépit des critiques, n’hésitons pas à parier sur l’avenir du transhumanisme. 

 
Les craintes qu’il exprime s’agissant d’un développement trop rapide de l’intelligence artificielle, vous les comprenez, vous les partagez ? Est-il à cet égard complètement cohérent avec le reste de ses activités ?
 
Cette question rejoint quelque peu la précédente. Notre explorateur de l’avenir est en effet insatiable. Non content de ses fusées réutilisables, de ses voitures électriques et de ses trains magnétiques propulsés sous tube, Elon Musk s’intéresse aussi aux multiples possibilités de l’intelligence artificielle. Environ un an avant Neuralink, il fonde ainsi Open AI, une société qui se présente comme un concepteur de texte à partir d’un ordinateur. Une fois n’est pas coutume, le créateur de SpaceX craint qu’à long terme la créature n’échappe à son créateur. "L’intelligence artificielle est un risque fondamental pour l’existence de la civilisation humaine" déclare-t-il dès 2017. Au mois de mai 2020, Open AI met ainsi au point GPT-3, un générateur de textes de 175 milliards de neurones artificiels. Aux dernières nouvelles, ce logiciel serait capable de recomposer les Misérables selon un tout autre scénario en quelques minutes sans la moindre faute d’orthographe ou de syntaxe. Autant dire que les progrès de l’intelligence artificielle font peur, et à juste titre. Si les progrès deviennent exponentiels, tous les métiers liés à l’écrit pourraient disparaître. Tout le monde s’en inquiète mais aucune mesure concrète n’est décidée pour arrêter sinon freiner l’ascension de l’intelligence artificielle, les enjeux financiers l’emportent ici probablement sur le bien-être futur de l’être humain. Elon Musk est le premier à s’en émouvoir sans pour autant agir concrètement contre l’IA. 


Le voyez-vous faire de la politique un jour ? Ou bien estime-t-il qu’avec ses accomplissements technologiques et industriels, qu’avec l’immense levier de com’ que lui procure Twitter devenu X, il a meilleur compte à rester en-dehors de tout cela (sachant que de toute façon, il n’est pas un natural-born American citizen...) ?
 
Autant Elon Musk s’avère surdoué quand il explore l’avenir, autant se montre-t-il néophyte quand il se penche sur le présent, en particulier quand il se présente en acteur de l’échiquier politique, notamment pendant la période du Covid, où il s’insurge contre le confinement, qu’il qualifie de méthode fasciste, ou encore depuis le conflit en Ukraine où il soutient tantôt les Ukrainiens, via son système Starlink, tantôt les Russes, tout en proposant un plan de paix pour la région alors qu’il n’a aucune connaissance de son histoire. Ainsi le Walt Disney de l’espace s’improvise-t-il en Kissinger de la mer Noire. Lors de la campagne présidentielle de 2016, il a même pris fait et cause pour Donald Trump, lequel est venu assister en personne au premier lancement d’une fusée Falcon vers l’ISS en mai 2020. Mais là s’arrêtent les fantasmes politiques de Musk. Il n’a aucune ambition présidentielle et quand bien même il le voudrait, sa naissance en Afrique du Sud ne lui autorise pas à briguer un tel poste. Seuls ses détracteurs prétendent le contraire. Ses interventions en matière politique sont tout au plus des caprices de star, qui sous prétexte de réussite, sont prêts à intervenir sur n’importe quel sujet. En résumé, devenir président des États-Unis ne l’intéresse pas, c’est beaucoup trop terre à terre. Son ambition est seulement de sauver la planète en transportant l’Humanité sur d’autres mondes.

 
Musk, c’est quoi au fond ? Un bienfaiteur de l’humanité (je pense à la décarbonation des activités humaines, au développement de ces puces thérapeutiques qu’il dit porter), ou bien un mégalo surpuissant et dangereux ?

 

Mégalo ou bienfaiteur, telle n’est pas la question. L’un n’empêche pas l’autre. Quoiqu’il en soit, Elon Musk est vraiment un dieu Janus à deux visages. Il y a encore trois ans, quand j’ai publié la première version de mon livre, le techno-entrepreneur le plus célèbre de notre planète était considéré comme un innovateur hors pair, un visionnaire unique qui avait ressuscité le rêve spatial, anticipé l’explosion d’Internet et le succès de la voiture électrique. Aujourd’hui, son image s’est considérablement ternie. Depuis son rachat contesté et contestable de l’ex-Twitter, ses tweets hasardeux en matière de géopolitique et ses frasques multiples, le visionnaire adulé de 2021 apparaît comme un mégalo dangereux et un apprenti sorcier incontrôlable. Pour couronner le tout, on l’accuse de maltraiter ses employés. En 2022, l’usine Tesla de Fremont a même été accusée de discrimination raciale. Monsieur Hyde a ainsi éclipsé le docteur Jekyll. En d’autres termes, si Elon Musk a le sens du futur et des affaires, il n’a pas le sens de l’humain.  


Je le rappelais en début d’interview, vous êtes historien de formation, et avez publié nombre d’ouvrages sur l’histoire. Vous avez déjà répondu un peu à cela mais, peut-on d’ores et déjà affirmer qu’Elon Musk a obtenu, pas simplement son "ticket pour l’espace", mais aussi son ticket pour l’histoire, pas simplement celle des businessmen accomplis, mais celle avec un grand "H" ?
 

Du ticket pour l’espace au ticket pour l’Histoire, il n’y a vraiment qu’un pas. Les voyages vers d’autres mondes, la migration des Hommes vers d’autres planètes, c’est assurément le noyau dur du monde muskien. L’espace pour Musk, ce n’est pas une simple lubie de savant, c’est une philosophie de l’avenir. Si le patron de SpaceX réussit son pari, à savoir transporter des hommes sur Mars, il entrera vraiment par la porte de la grande histoire. Mars est en effet un défi prométhéen sans précédent, autrement plus difficile que celui des missions Apollo sur le sol sélène. Mille fois plus éloignée que notre Lune, la planète rouge pose à la fois un défi technologique et humain. Au bas mot, si une telle mission spatiale se déroulait, elle ne s’effectuerait pas sur une durée d’une semaine comme l’ancienne aventure lunaire, mais sur trois bonnes années. Un voyage à très haut risque. Que la mission rencontre le moindre problème technique, et il n’y a aucune possibilité de retour sur Terre ni même de secours. Au contraire, si elle réussit, les acteurs et les auteurs de cet exploit inédit seront portés aux nues pour l’éternité. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, des humains fouleront en effet le sol d’une autre planète (rappelons que la Lune est un satellite naturel de la Terre). Si Musk parvient à décrocher Mars comme il le professe depuis une dizaine d’années, le XXIème portera son nom comme le XXème est associé à celui d’Einstein.

 
Elon Musk en 2035, ça ressemblera à quoi ? Qu’aura-t-il accompli, si l’on songe à la rapidité avec laquelle il a avancé depuis une vingtaine d’années ?

 

En 2035, si tant est qu’il soit toujours de ce monde, Elon Musk sera toujours un techno-entrepreneur de renom (âgé de 64 ans) mais à n’en pas douter plus responsable, plus rationnel et plus humain qu’aujourd’hui. Après sa crise de mégalomanie du début des années 2020, sans doute aura-t-il abandonné une partie de ses ambitions et de ses fantasmes de puissance, à l’exemple de la gestion de X, d’Hyperloop et peut-être de Neuralink. Loin d’embrasser une carrière politique américaine qui lui est, rappelons-le, impossible en raison de ses origines sud-africaines, il se consacrera pleinement à son voyage martien, qui, je le répète, est sa raison d’être et le rêve pour lequel il se battra jusqu’à la fin de ses jours, quitte à abandonner toutes ses autres activités.
 

Si vous pouviez le rencontrer et, les yeux dans les yeux, lui poser une question, une seule, quelle serait-elle ?

 

Si je rencontrais Elon Musk les yeux dans les yeux, je lui demanderais si la foi qui l’anime est toujours aussi vive que lors de ses débuts et s’il croit toujours en ses rêves. Regrette-t-il aussi la teneur de ses propos au sujet du Covid, du confinement, de la guerre en Ukraine ou encore de certains hommes politiques comme Justin Trudeau, le premier ministre canadien qu’il avait comparé à Hitler ? Des questions plus générales aussi au sujet de son rapport avec ses employés ou ses subalternes, de ses croyances profondes ou encore de son idéal de société. Enfin, si les extraterrestres existent, comment les imagine-t-il et pense-t-il que les OVNI en soient la manifestation ? Enfin j’aimerais savoir comment il aimerait que les historiens parlent de lui et de ses réalisations d’ici un à deux siècles. Tout un programme, voyez-vous ?

 

 
 
Parmi vos ouvrages récents, On a frôlé la guerre atomique, paru en 2018, bien avant la guerre entre la Russie et l’Ukraine. L’an prochain, nous commémorerons les 80 ans des bombardements nucléaires d’Hiroshima ET de Nagasaki... Depuis, des essais à tout va, mais heureusement aucune détonation hostile. Votre intime conviction, sur une question qui, je dois le dire, me fait toujours, invariablement, froid dans le dos : est-il probable que notre siècle s’achève sur ces deux "seuls" précédents de 1945 ?
 
Depuis maintenant près de 80 ans, l’arme atomique est devenue un acteur majeur des relations internationales. En 1945, les États-Unis, alors seuls détenteurs de la bombe A, l’ont utilisée à deux reprises sur le territoire japonais. N’en déplaise aux détracteurs de l’Amérique, la double explosion d’Hiroshima et de Nagasaki a eu pour conséquence d’écourter la guerre contre le Japon impérial. Sans l’arme atomique, sans doute la Seconde Guerre atomique aurait-elle duré quelques années de plus, occasionnant encore plusieurs millions de morts. Quatre ans après cet évènement, en 1949, peu après son échec à Berlin, l’Union soviétique maîtrise à son tour le processus de l’explosion nucléaire. La Guerre froide est ainsi lancée entre deux blocs antagonistes capables de se détruire mutuellement. À au moins sept reprises, notamment pendant la crise de Cuba en octobre 1962, Washington et Moscou ont été au bord du conflit atomique, mais les armes n’ont pas parlé. Et c’est toute l’ironie de l’arme atomique. Ses capacités de destruction sont telles qu’aucune puissance n’ose tirer la première.

 

Pendant plus de quarante ans, "l’équilibre de la terreur" a ainsi interdit tout conflit d’ampleur mondiale. "Paix impossible, guerre improbable" disait Raymond Aron. La bombe atomique est paradoxalement l’arme de la paix par excellence. Sans elle, sans doute la Troisième Guerre mondiale aurait-elle éclaté avant l’implosion de l’URSS en 1991. Aujourd’hui, en 2024, à l’occasion de la guerre en Ukraine, on brandit de nouveau le spectre atomique. Mais là encore, son emploi est impossible. Sans la parité nucléaire entre la Russie et les États-Unis, il est probable que le conflit ukrainien se serait déjà étendu aux pays voisins. Dans le siècle qui vient, les risques d’une "troisième explosion atomique" sont toutefois bien réels. A priori, nous ne sommes pas à l’abri d’une utilisation limitée de la Bombe de la part de puissances régionales tels le Pakistan, l’Iran ou la Corée du Nord. Un dérapage incontrôlé est toujours possible. Mais espérons que je me trompe... 

 
Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Luc Mary ?
 
Après Elon Musk, figurez-vous, je ne quitte pas le «  petit monde des mordus de l’espace  », bien au contraire. Pas plus tard qu’en juin 2024, je vais probablement publier un ouvrage sur notre première star du Cosmos, notre Normand Thomas Pesquet. A la faveur de deux grandes missions spatiales, celui qui bat Omar Sy et Dany Boon dans les sondages de popularité auprès du public français, a séjourné près de 400 jours dans l’espace et effectué pas moins de six sorties dans le grand vide. Sans avoir même accompli d’exploit historique, il a véritablement révolutionné l’image de la conquête spatiale auprès du grand public. D’une certaine façon, Thomas Pesquet représente l’anti-Musk par excellence. Sa simplicité et ses multiples talents n’ont d’égale que la mégalomanie et l’exubérance du patron de SpaceX. S’ils nourrissant les mêmes rêves, ils ne partagent pas le même lit. Quand notre spationaute national rend l’espace attractif, le milliardaire de la Silicon Valley entend y transporter toute l’Humanité. Le premier est astronaute, ingénieur et bardé de diplômes, le second est un autodidacte patenté mais doué d’une volonté, d’une énergie et d’une imagination débordantes. Un point commun les rassemble cependant, leur foi inébranlable en l’avenir de l’Humanité dans l’espace.

 

 

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3 mars 2024

Petit point info... et autres réflexions

Bonjour à tous et tous, lecteurs fidèles ou occasionnels de Paroles d’Actu.

 

Je souhaite par ce petit post, qui pour une fois n’est pas un "article", partager avec vous un point d’info concernant notre site.

 

Paroles d’Actu est hébergé par Canalblog depuis sa création, il y a 13 ans. Un hébergement gratuit, pour un site que j’ai toujours géré dans un esprit de gratuité, pour le lecteur, sans jamais toucher le moindre centime en retour (le plaisir venant des articles, eux-mêmes fruits d’entretiens souvent enrichissants, parfois même inspirants). Depuis quelques jours, il y a eu un changement d’organisation au sein de Canalblog. Pour vous la faire courte : les serveurs ne seront plus les mêmes, la présentation non plus, et la formule sur la partie gratuite sera moins avantageuse (apparemment, plus de possibilité d’inclure des objets, vidéos YouTube par exemple, dans les articles, limitation du nombre de caractères pour un article, des pubs plus envahissantes, j’en passe sans doute, je découvre).

 

Paroles d’Actu restera gratuit pour le lecteur, et je ne compte pas en tirer d’argent davantage que durant les 13 dernières années. Par conséquent, je me tiendrai à la version gratuite, tenant compte de toutes ses restrictions. A priori, il ne devrait plus y avoir d’inclusion de vidéos dans les articles. Je ferai autrement. Idem pour les longues interviews, je trouverai une solution. Plusieurs points me contrarient : lors du transfert de serveurs, la synchronisation, apparemment toujours en cours, a perturbé l’équilibre des blogs et fait disparaître, je l’espère temporairement, mes deux derniers articles, celui avec Clément Lagrange pour son ouvrage sur Florent Pagny, et celui avec Nicole Bacharan à propos de la présidentielle américaine de cette année. J’espère vivement qu’ils réapparaîtront à terme. Sinon, d’une manière ou d’une autre, je les publierais à nouveau, même si je ne vous cache pas que j’aurais du mal à me motiver pour refaire des intro, n’ayant rien sauvegardé (N.B. : je devrais désormais). Je présente à Clément Lagrange, à Nicole Bacharan, et à tous, mes excuses pour les désagréments occasionnés qui sont, vous l’aurez compris, indépendants de ma volonté.

 

Autre point, qui me contrarie tout autant : la nouvelle présentation imposée a effacé certains formatages, ce qui rend les articles (TOUS les articles) plus ramassés qu’ils n’étaient. Auparavant un retour à la ligne apportait un petit espace qui aérait bien, désormais le tout est plus serré, et peu agréable à l’œil. Je pourrais éditer les articles manuellement pour faire de nouveaux sauts de ligne, mais ce serait fastidieux de le faire pour 450 articles... Je vais voir. Comble du fun, je ne peux plus éditer les très gros articles (celui, récent, avec Anny Duperey par exemple), parce qu’ils dépassent, forcément, parfois de beaucoup, le nouveau nombre de caractères assigné par article (ce que je conçois : Canalblog est fait pour des blogs, par pour les romans que sont parfois mes articles). Il y a peut-être des points positifs, je ne sais pas, je découvre le tout ce matin, et ce post sera ma manière d’essuyer des plâtres. Je ne sais même pas ce qu’il en est de mon référencement Google News, que j’avais arraché de haute lutte, s’il a sauté avec tout le reste, ou pas...

 

Je vais voir à l’usage, avec le temps comme disait le poète, dans quelle mesure tout cela impacte ma motivation pour Paroles d’Actu, déjà mise à mal par des questionnements personnels et par une incertitude quant à mon devenir professionnel, mon job, qui n’a pas grand chose à voir avec Paroles d'Actu, étant amené à disparaître assez rapidement (coucou Casino). D’ailleurs, si quelqu’un qui lit ce post, et qui a lu certains de mes articles, trouve que je fais des choses pas mal, et qu’il a une idée pour moi qui me rapprocherait de ces compétences que j’ai développées, je serais tout ouïe et prêt à me soumettre à mon tour au jeu de l’interview, ou en tout cas de l’entretien. 39 ans dans quelques jours, et ça ne sera pas pour moi nécessairement l’âge de la sérénité, à moins que ?

 

Voilà, j’ai essayé de vous présenter les choses aussi franchement que possible. L’occasion de vous remercier encore, toutes et tous, pour votre fidélité, même si j’ai rarement beaucoup de retours, et que les retours font plaisir. La suite reste à écrire, ici et ailleurs.

 
Bon dimanche à toutes et tous. À toutes les grands mères, s’il y en a parmi vous : bonne fête ! ;-)

 

Nicolas

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