François Cochet : "Avant 14-18, seuls les chefs étaient honorés"
Le dernier « poilu » français est mort en 2008. Il n'y a plus, depuis 2012, de survivant parmi les vétérans connus de la « Grande Guerre », toutes nations confondues. Restent quelques témoins directs de l'époque, un lien vivant, pour quelques années encore... Ensuite ? Quelle place la mémoire collective, les consciences de chacun feront-elles à cette guerre qui devait être la « dernière des dernières » mais qui n'attendit pas l'espace d'une génération avant de trouver, par son ampleur, par ses horreurs, sa digne successeur ? La Seconde Guerre mondiale « parle », au moins dans ses grandes lignes, aux jeunes générations. Le souvenir de la première, la perpétuation de son enseignement semblent, eux, doucement s'estomper, en dépit des manifestations qui, heureusement, marqueront dès cette année son centenaire...
J'ai souhaité, à cette occasion, poser quelques questions à l'un des grands spécialistes de la guerre de 1914-18, M. François Cochet. Professeur d'Histoire contemporaine et responsable du Master "Politique et conflits" de l'Université de Lorraine-Metz, il a consacré de nombreux ouvrages au conflit - dont le tout récent La Grande Guerre : Fin d'un monde, début d'un siècle (Perrin, 2014) - et est membre du conseil scientifique de la Mission du Centenaire. Je le remercie pour ses réponses passionnantes et très instructives. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche, alias Phil Defer. EXCLU
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D'ACTU
FRANÇOIS COCHET
Responsable du Master "Politique et conflits" de l'Université de Lorraine-Metz ;
Professeur d'Histoire contemporaine.
« Avant 14-18, seuls les chefs
étaient honorés »
(Affiche : Éd. Perrin. Photographie : F. Cochet.)
Q., R. : 16/02/14
Paroles d'Actu : Bonjour François Cochet. Nous commémorerons cette année, à l'occasion du centenaire de son démarrage, la guerre à laquelle allait rapidement être accolé le qualificatif de « grande ». La cause formelle de son déclenchement, par le jeu des alliances, chacun la connaît : l'assassinat à Sarajevo de l'archiduc François-Ferdinand par un militant nationaliste serbe.
Parmi les mouvements de fond ayant contribué à faire de ce conflit local un cataclysme continental, n'est-il pas juste, au regard de l'Histoire, de pointer les ambitions, l'agressivité de l'Empire allemand ?
François Cochet : Les choses sont complexes aux yeux de l'historien. D'une part, parce qu'il n'existe pas une raison de l'entrée en guerre, mais toute une palette entrant en interférence. La "Grande Guerre" est le résultat de causes venant faire masse entre elles. Par ailleurs, un très récent ouvrage, qui connaît un succès éditorial considérable en Europe, Les Somnambules, de l'Australien Christopher Clark, revient totalement sur la responsabilité de l'Allemagne dans le déclenchement de la guerre et insiste - un peu trop, sans doute - sur les responsabilités françaises. Il faut donc raison garder et analyser l'entrée en guerre en fonction d'éléments sûrs, loin des modes intellectuelles et des relectures anachroniques :
- Le climat international est tendu depuis la deuxième crise marocaine de 1911.
- Les nationalismes s'expriment un peu partout en Europe, mais il convient de nuancer ce point : les pacifismes aussi semblent très puissants.
Qu'est-ce qui fait l'enchaînement infernal vers la guerre (européenne, dans un premier temps, ne l'oublions pas) ?
- La conviction qu'une guerre entre l'Autriche et la Serbie (rendue imminente par l'assassinat de François-Ferdinand et de sa femme Sophie) doit être limitée à ces deux États. Le soutien de l'Empire allemand à l'Autriche se fait dans ces conditions.
- La mobilisation partielle de la Russie vient changer la donne le 31 juillet. C'est l'acte fondamental.
- Que se sont dit le Président de la République Raymond Poincaré et le Tsar Nicolas II durant le voyage officiel du premier à Saint-Pétersbourg, quelques jours avant l'enchaînement fatal ? Personne ne le saura jamais. Rien d'essentiel, sans doute se sont-ils contentés de réaffirmer, en termes vagues, l'alliance des deux États.
- Poincaré n'est pas le "va-t-en-guerre" que les pacifistes proches du PCF ont décrit par la suite.
- L'Angleterre ne veut pas d'une guerre continentale, et ce n'est que l'invasion de la Belgique qui la décide à entrer en guerre.
- Dans tous les camps s'exprime une politique du "risque mal calculé". Chacun est persuadé - à la lumière des événements récents, notamment des guerres balkaniques - qu'un conflit ne peut être que localisé et, du coup, "pousse ses pions trop loin".
En tout cas, contrairement à ce qu'affirment le fameux article 231 du Traité de Versailles de 1919 et la tradition historiographique allemande issue de Fritz Fischer, l'Allemagne n'est pas la seule responsable de la Grande Guerre.
PdA : Près de quarante-cinq années après la perte de l'Alsace et de la Lorraine, la France entre, à la mi-août 1914, à nouveau en guerre contre l'Allemagne...
Dans quel état d'esprit l'armée, la population françaises se trouvent-elles, à ce moment-là ? Sont-ils nombreux, alors, ceux qui anticipent avec clairvoyance l'ampleur de ce qui attend l'Europe entière ?
F.C. : Cette question de la "clairvoyance" relève de la téléologie. À l'époque, personne ne peut imaginer ce que sera cette guerre. L'historien doit se méfier méthodologiquement des reconstructions a posteriori. Plusieurs choses sont certaines et avérées par la recherche historique :
- L'Alsace-Lorraine, même si elle est du registre de la reconstruction mémorielle qui a cours peu avant la Grande Guerre (Colette Baudoche de Maurice Barrès paraît en 1909), ne passionne pas les Français en 1914. Les Alsaco-Lorrains eux-mêmes ont, dans leur immense majorité - les milieux favorables au retour à la France représentent 2% des électeurs au Reichstag en 1913 - intégré le fait qu'ils appartenaient au Reich. Ils veulent simplement être considérés comme des citoyens de plein droit du Reich, ce qui n'est pas encore le cas.
- En France, la population est alors préparée par toutes les institutions sociales (École, Armée, Justice, Églises...) à obéir. Chaque citoyen accepte de faire son devoir pour la République. Le fait qu'elle soit apparue comme menacée (les premières opérations de guerre sont le fait des Allemands) joue un rôle absolument essentiel dans le ralliement de l'opinion à la guerre, y compris dans ses composantes socialistes et pacifistes. De ce point de vue, les analyses marxistes se révèlent totalement fausses. Le sentiment national l'emporte, aussi bien en Allemagne qu'en France, sur le sentiment "prolétarien", preuve de la superficialité de ce dernier.
PdA : On a beaucoup parlé de « miracle » à propos de la bataille dite de « la Marne» (1914) : les Allemands croyaient pouvoir venir à bout de la France plus rapidement encore qu'en 1870-71, ils se sont heurtés à une résistance tenace, bien organisée et ont finalement dû reculer. La guerre allait s'installer dans la durée...
F.C. : La bataille de la Marne ne relève en rien du "miracle", même si la République - pourtant anti-cléricale ! - de l'époque a beaucoup insisté sur cette notion. Le plan allemand « Schlieffen » s'appuie sur une notion fondamentale : la rapidité d'éxécution. Il faut se débarrasser des armées françaises le plus rapidement possible afin de se tourner ensuite contre les forces russes, dont on sait qu'elles sont lentes à mobiliser. D'où l'idée d'enfermer les forces armées françaises dans une nasse, les repoussant à l'est de Paris, dos à la Lorraine.
Joffre, en bon logisticien, sait utiliser au mieux les forces françaises après la tragique offensive - au vrai, davantage voulue par le pouvoir politique que par le pouvoir militaire - sur la Lorraine et l'Alsace. Grâce à sa remarquable maitrise des flux ferroviaires, il fait "roquer" des troupes de l'est du front français - notamment du secteur de Verdun - vers l'ouest, ce afin de briser l'aile marchante des Allemands. Au moment de l'inflexion de von Kluck vers le sud-ouest - une incontestable erreur stratégique, par ambition personnelle -, les Français sont en mesure de "tronçonner" les Allemands. Si le centre français (Foch et son armée dans les marais de Saint-Gond) tient, les Allemands peuvent être repoussés. Mais non évacués du territoire français. Chacun tente, entre septembre et novembre 1914, de se déborder par les flancs. Quand les deux adversaires buttent sur les rives de la mer du Nord et s'enterrent dans les tranchées, il devient évident aux yeux du plus grand nombre que la guerre va s'installer dans le temps.
Durant la phase de la guerre de mouvement, les actes d'héroïsme sont légion de part et d'autre, mais se trouvent confrontés à une représentation ancienne de la guerre - faite de charges à la baïonnette - alors même que les progrès de l'armurerie de la fin du XIXème siècle sont immenses et viennent périmer ces actes d'héroïsme archaïque.
PdA : Le bilan humain de la Première Guerre mondiale a été lourd, exceptionnellement lourd : quarante millions de victimes, dix-neuf millions de morts - neuf millions de civils, dix millions de militaires. Ces chiffres sont terrifiants et ont, en même temps, quelque chose d'inhumain au regard des masses concernées. Vous avez dirigé en 2012 l'ouvrage Les Soldats inconnus de la Grande Guerre (Soteca/14-18 éditions)...
F.C. : La démarche qui s'inscrit à la fin de la guerre est tout à fait intéressante. Jusqu'alors, les nations en guerre avaient honoré les chefs, ou, en tout cas, les officiers. Les simples soldats tombés à l'ennemi étaient largement ignorés. Leurs corps étaient souvent incinérés, ou, dans le meilleur des cas, inhumés dans des fosses collectives. En Lorraine, c'est encore le cas des tués des combats de Gravelotte, en 1870. Pour la première fois, à la fin de la guerre de 1914-1918, le besoin se faire sentir d'honorer les anonymes.
PdA : L'entrée en guerre des États-Unis - en 1917, en même temps que le retrait russe - a-t-elle réellement été, comme on l'a souvent lu, décisive pour la victoire de 1918 ?
F.C. : Ce n'est pas l'entrée en guerre des États-Unis qui marque un tournant décisif pour la victoire. C'est la montée en puissance des forces armées de cet État telle qu'attendue pour 1918 et 1919 qui est vraiment importante. La défection russe permet aux Allemands, dans le court terme de mars 1918, de ramener leurs troupes du front est vers le front ouest. Ils savent qu'ils ne peuvent l'emporter définitivement, mais pensent que des succès militaires à l'ouest pourront les mettre en position de négocier une sortie de guerre favorable.
Pour en revenir aux États-Unis, il faut s'imaginer que, d'après les projections d'opérations prévues sur l'année 1919, les forces américaines auraient fini par représenter la majeure partie des troupes de l'alliance. C'est en cela que leur poids est considérable.
PdA : C'est dans le cadre de la conférence de Paris, qui s'est tenue en 1919-1920, qu'ont été organisées la paix, l'Europe d'après-guerre. Son volet le plus fameux demeure, évidemment, le Traité de Versailles, qui définit les modalités de la fin des hostilités entre l'Allemagne et les Alliés.
J'aimerais vous demander, à ce stade de notre entretien, à cet instant de l'Histoire, ce qu'ont été, de votre point de vue, les erreurs, pour ne pas dire les fautes les plus manifestes qui ont été commises lors de la conférence de Paris, au regard de toutes les difficultés, de toutes les rancœurs - et de tous les prétextes faciles - qu'elles allaient faire naître, au regard des conséquences funestes qu'elles contribueraient bientôt à engendrer en Italie, en Allemagne...
F.C. : L'historien n'est pas un moraliste ! Il est difficile pour moi de répondre à votre question. D'une part, il est certain que tout traité de paix révèle le "droit du vainqueur" est que le fameux article 231 attribuant à l'Allemagne la seule responsabilité de la guerre était parfaitement outrancier. De là à prévoir, comme l'a fait De Gaulle - en 1940-1944 ! - une « guerre de trente ans », cela relève de la téléologie et de la reconstruction mémorielle. Que les clauses à l'égard de l'Allemagne aient été trop dures, cela semble relever de l'évidence. Que certaines forces nationalistes allemandes en aient fait leur cheval de bataille relève aussi de la tautologie : cela va de soi.
Mais si vous voulez me faire dire que la Seconde Guerre mondiale est inscrite, dès 1919, dans les suites de la Grande Guerre, je ne vous suivrais pas. Bien d'autres dimensions spécifiques de la période 1919-1939 - évolutions des mentalités pacifistes dans les démocraties occidentales, évolution du régime soviétique, crise économique, etc... - entrent en jeu pour expliquer la deuxième guerre.
PdA : La Grande Guerre et ses suites ont vu l'effondrement des régimes monarchiques russe, autrichien, allemand, ottoman ; l'ouverture d'une période de désorganisation, de troubles profonds, nous les avons évoqués il y a un instant... On l'a dit, ses conséquences démographiques ont été terrifiantes, incalculables.
La Première Guerre, n'équivaut-elle pas, d'une certaine manière, au suicide collectif des puissances européennes en tant que grandes puissances mondiales, ce qu'elles avaient été depuis le XVIe siècle, ce qu'elles cesseront d'être à partir de cette guerre apocalyptique ?
F.C. : Les thématiques du « suicide collectif » sont des réprésentations a posteriori. En 1914, personne n'imagine que la guerre va durer quatre ans et demi. Personne ne peut avoir la moindre idée des pertes militaires et civiles. L'apocalypse est toujours du registre de la reconstruction mémorielle.
L'Europe s'est-elle suicidée, en 1914 ? C'est justement sa puissance qui lui permet d'entrer en guerre, tant au plan économique que militaire ou humain. Les puissances continentales font un choix qui s'avère désastreux après-coup. Est-ce le dernier ? Pourquoi alors les États européens sont-ils encore la deuxième puissance économique mondiale ?
PdA : Vous avez à cœur, depuis de nombreuses années, de vous assurer de la perpétuation de la mémoire de cette guerre, qui devait être la dernière. Les derniers poilus ont quitté ce monde voilà plusieurs années.
Pourquoi est-il, pour vous, essentiel que ce souvenir, la conscience de ces faits demeurent présents, cent ans après, en chacun de nous, et notamment chez les jeunes générations ?
F.C. : Les témoins ne font, fort heureusement, pas l'Histoire. D'une part, parce qu'ils se trompent souvent ; d'autre part, parce que leur disparition marque au contraire le commencement de l'Histoire. La recherche en histoire ancienne ou médiévale se fait sans témoin, sauf de leur temps. La conscience des événements doit passer par les travaux d'historiens, à la condition que ces derniers ne sombrent pas dans l'empathie à l'égard des témoins, mais fassent leur travail de nécessaire distanciation.
PdA : Souhaitez-vous ajouter quelque chose avant de conclure cette interview ?
F.C. : Un vœu pieux, sans doute ! Que le "devoir d'histoire" l'emporte définitivement sur le pseudo "devoir de mémoire". Dans les médias, le monde politique et le monde scolaire...
Quel regard portez-vous sur ce qu'a été, sur ce qu'a signifié la Grande Guerre ? Postez vos réponses - et vos réactions - en commentaire ! Nicolas alias Phil Defer
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