« Le regard de Charles », vu par Thomas Patey
Le 1er octobre 2018 disparaissait le plus bel ambassadeur de la langue française, Monsieur Charles Aznavour, à l’âge de 94 ans. L’enveloppe corporelle de l’homme expirait, vidée de sa flamme de vie. Son âme... Dieu seul le sait. Son oeuvre en tout cas, immense, demeure. Les chansons, les textes d’Aznavour, interprète superbe et auteur authentique, émerveilleront et inspireront, longtemps encore, les générations qui ont connu ce grand « petit bonhomme », et celles aussi qui ne l’auront pas connu. Il y a quelques mois, à l’occasion d’un échange autour d’un autre grand artiste, Marcel Amont (que je salue ici amicalement, ainsi que son épouse Marlène), j’ai fait la connaissance d’un tout jeune homme, Thomas Patey, un garçon attachant et totalement passionné par Aznavour et tant d’autres noms de la belle chanson française. Je lui ai proposé d’écrire un texte à l’occasion de la sortie du film Le regard de Charles (de Marc di Domenico sur des images tournées par Aznavour) qu’il a vu et aimé. Et lui ai proposé quelques questions pour qu’il se présente et nous raconte ses passions, et ses aspirations. Merci à toi, Thomas, et que cette publication contribue au beau parcours que je te devine... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
partie 1: le texte de Thomas Patey
« Le regard de Charles... »
Le 5 octobre 2018, la France rendait un hommage national aux Invalides à Charles Aznavour.
Nous nous souvenons tous de ce petit cercueil recouvert du drapeau tricolore, de la Garde nationale chantant Emmenez-moi, de l’éloge à la langue française prononcé par le président Macron, mais surtout nous nous souvenons des applaudissements, les derniers qui devaient mettre fin à la carrière de celui qui fut, peut-être, le plus grand auteur-compositeur-interprète que le monde ait connu. Ce jour marque sans doute la fin d’une époque, le glas ne sonnant pas seulement le départ du chanteur, mais aussi celui d’un temps où la poésie se réfugiait dans la chanson française, la bonne chanson française. Ce jour là, sous un froid soleil, le cœur lourd, nous avons dit au revoir à Charles Aznavour, seulement au revoir. Un an après en effet, le plus arménien de tous les Français revient nous enchanter et nous emmène « au bout de la terre » avec ce film-documentaire de Marc di Domenico, co-réalisé par l’artiste : Le regard de Charles.
Par un semi-hasard, c’est le 5 octobre 2019 que je me suis rendu dans un petit cinéma lillois, situé donc à plus de 80 kilomètres de chez moi, pour assister à la séance de 17h45. Cela dit, je vais tenter à présent de poser un regard, sur un regard. Car l’oeuvre de Marc di Domenico et d’Aznavour est bel et bien un regard mis en film, et c’est cette distinction qui fait que ce documentaire est unique et des plus émouvants. La tâche est loin d’être évidente. Faire la critique d’un film est envisageable, mais établir une critique sur un regard n’est pas chose aisée. Qu’y a t-il de plus subjectif, de plus personnel qu’un regard ? Le regard possède une espèce d’irreponsablité, on ne peut pas le juger.
Je pensais tout connaître de la vie de Charles Aznavour, et étais persuadé d’avoir saisi et compris le personnage qu’il incarnait. Cependant, en quittant la salle de cinéma, j’eus une pensée que jamais je n’avais eue au sujet de mon idole : lui aussi a eu mon âge. C’est la chose qui m’a le plus frappé à travers ces images, le fait d’avoir face à moi un Charles Aznavour tout jeune adulte, en maillot de bain sur une plage, entouré d’amis, lui qui, les fois où je l’ai rencontré, était un fringant nonagénaire. Il a donc su ce que sont les amours adolescentes, les interrogations constantes, il a connu les parties de rire entre jeunes gens d’un même âge. C’est un autre Charles Aznavour que l’on découvre grâce à ces images personnelles, filmées dans un cadre privé. Oui, s’il chantait si bien la jeunesse, c’est qu’il en avait connu une, qu’il a sans doute bu jusqu’à l’ivresse. À l’automne de sa vie, Aznavour s’amusait à dire qu’il n’était pas vieux, mais âgé. Je comprends aujourd’hui, et en partie de par ce film-documentaire, ce qu’il voulait dire. Il n’était pas vieux, être vieux est un tempérament, une façon de penser et de voir les choses. Non, il n’était pas vieux mais seulement âgé, car il avait connu tous les âges, et avait voyagé durant neuf décennies.
Le voyage, voilà un deuxième sujet qu’il faudrait traiter pour évoquer ce film. J’ose le dire, ou plûtot j’ose l’écrire : ce film est plus une ode au voyage qu’un film sur Charles Aznavour. Pendant plus d’une heure, tout en restant assis dans un fauteuil rouge d’une salle de cinéma, vous partez en voyage, et vous parcourez le monde. Charles vous emmène au pays des merveilles, vous propose de découvir les paysages et de rencontrer les habitants du monde entier. De Montmartre au désert du Maroc, en passant par le Tibet, les terres d’Arménie, New-York ou Macao, Aznavour est de tous les continents, et en tant que fils d’apatrides, il était un peu de tous les peuples. Charles Aznavour filme comme il écrit, il ne cherche pas à montrer ce qui est beau ; il porte sa caméra pour filmer une réalité et si possible pour dénoncer, pour s’indigner comme il l’a fait durant toute sa vie. Il cherche le vrai. Ainsi, ne soyez pas étonnés si, en pensant regarder un film sur un chanteur de variétés, vous voyez des enfants en train de travailler, des femmes au dos courbé, des hommes aux mains abîmées. Aznavour nous offre des témoignages, il nous offre un regard, le sien, celui d’un homme qui sans doute, voulait hurler devant la misère du monde. Faute d’avoir crié, il a chanté « Il me semble que la misère, serait moins pénible au soleil ». S’il dénonce une misère, Le regard de Charles m’a surtout, et avant tout, donné envie de préparer une valise et de parcourir les villes, les pays, les continents, les océans. Nous voyageons avec lui, et c’est extrêmement touchant de savoir que c’est Charles Aznavour qui nous porte dans sa caméra. Bien loin de filmer comme un grand cinéaste, les images tremblent selon que Charles se trouve dans une voiture, sur un bâteau, dans un avion. Rarement dans ma courte vie, j’ai vu un film aussi vivant que celui-là. « Entre deux trains, entre deux portes, entre deux avions qui m’emportent. Entre New-York et Singapour, ma pensée fait comme un détour pour me ramener sur les traces d’un passé que j’aimais tant... » (Entre nous, Ch. Aznavour – G. Garvarentz)
Enfin, je dirais que ce film est le témoignage d’une époque révolue. Un temps que les plus jeunes, ou alors les moins âgés, ne peuvent pas connaître. Un temps, qu’il ne faut peut-être pas idéaliser, mais à en voir les images cela fait rêver. Un temps où l’art prime sur le commerce, où l’élégance, même sans un sou en poche, est présente. Ils sont tous sur l’écran, Édith Piaf, Pierre Roche, Gilbert Bécaud, Marlène Dietrich, Anouk Aimée, Lino Ventura... et il y a ceux qui ne sont pas filmés, ni mentionnés, mais nous les savons présents : Georges Brassens, Patachou, Charles Trénet, Jean-Claude Brialy... je ne me trompe pas lorsque je dis qu’ils étaient tous assis dans la salle le jour de la projection. Tous ces personnages qui hier encore avaient vingt ans, alors que j’aurai les miens seulement demain, restent plus jeunes que moi, de par leur souvenir et leur talent.
En sortant du cinéma, après avoir séché quelques légères larmes d’émotion, j’ai immédiatement envoyé un message à Séda Aznavour, la fille aînée de Charles, que l’on voit à plusieurs reprises dans le film, et avec qui j’ai la chance et l’honneur d’être en relation. J’ai voulu la remercier, pensant que je ne pouvais plus remercier Charles de vive voix pour ce moment qu’il venait de nous offrir. Je m’étais trompé, car en continuant à lui parler, il vit à travers nous. Alors je le répète ici, une fois de plus merci Charles. Oui vous êtes parti, mais en nous laissant et votre voix, et votre regard, vous nous faites le plus beau des cadeaux, et vous restez avec nous, avec moi... et à travers ce film, vous nous prouvez que le poète détient certes le plus beau des phrasés, mais aussi le plus beau des regards.
À toujours Charles.
Thomas PATEY, le 29 octobre 2019.
Crédit photo Charles Aznavour à Montmartre : Keystone-France.
Crédit photo Thomas Patey à Montmartre : sa soeur Chloé.
partie 2: l’interview avec Thomas Patey
Peux-tu nous parler un peu de toi, de ton parcours, en quelques mots?
Je m’appelle Thomas Patey, j’ai 19 ans et suis originaire du Pas-de-Calais. Je suis en deuxième année d’études de droit à Boulogne-sur-Mer, avant de tenter d’intégrer l’École du Louvre à Paris. À côté des études je fais des claquettes, de la généalogie, et suis passionné par la vraie et grande chanson française. J’aime les mots, la musique et ce qu’on peut appeler « l’Esprit français ».
Comment en es-tu arrivé à aimer, tout gamin, et jusqu’à présent, la belle chanson française, qui souvent n’est pas celle qu’écoutent les jeunes de ton âge?
Cela m’est tombé dessus, je devais avoir six années à peine au compteur. C’était un soir, je venais d’enfiler mon pyjama et étais prêt à retrouver mes rêves d’enfant. Pieds nus et marchant sur la moquette, je traverse la grande salle de jeux, et arrive dans cette petite pièce où se trouve l’unique poste de télévision de la maison, passage obligé pour atteindre mon lit et retrouver mes peluches. Je suis incapable de dire, moi qui ai pourtant la mémoire des dates, quel jour ou quel mois nous étions alors mais c’est durant cette soirée que le présentateur du journal télévisé a annoncé : « Bientôt en salles, le dernier film d’Olivier Dahan, qui nous propose un biopic sur une femme oui, mais pas n’importe laquelle, la tragédienne de la chanson, femme à la vie intense mais désespérée, Édith Piaf. » Ce ne sont pas les mots exacts prononcés par le journaliste, du moins je ne pense pas. Quoi qu’il en soit, c’est à ce moment précis que se produit la rencontre qui devait changer ma vie de bambin. Maman et moi regardons et écoutons religieusement le court reportage présentant le film. Télécommande à la main et à moitié allongée sur le divan, maman déclare « Ah ça je vais aller le voir » (le « ça » étant le film). Ma mère a très souvent utilisé, et utilise toujours d’ailleurs, cette expression qui consiste à aller faire quelque chose... mais dans la pratique elle ne va que rarement au bout de ses envies, de ses projets, de ses pensées. Elle n’ira pas dans les salles voir ce film, en revanche je compte moi m’y rendre. Cette petite « vieille » femme en robe noire vue à la télévision a produit en moi un drôle d’effet qui m’a valu de rétorquer à ma mère : « Moi aussi je vais aller le voir ! ». Je n’ai pas entendu la voix de la chanteuse, pas même une mélodie, je l’ai simplement vu, là sur une scène, en noir et blanc. Maman n’a pas eu le temps de répondre à mon exclamation que je suis vite allé me coucher. Mon grand-père dit toujours que nous rêvons toutes les nuits mais que nous oublions nos rêves, cette nuit là j’ai dû rêver, oui, car au petit matin, le nom de Piaf résonnait dans ma tête. Qui est cette femme ? Pourquoi tourner un film sur elle ? Pourquoi le simple fait de la voir m’a t-il fasciné ? Je devais mener mon enquête, et je l’ai menée. Dès le matin, sur le chemin de l’école, je questionnai ma mère dans la voiture. Édith Piaf était une chanteuse française, très connue, décédée il y a longtemps maintenant, elle s’habillait d’une robe noire... ces renseignements sortis tout droit de la bouche de maman ne me suffisaient pas, bien que très utiles. Je voulais et étais en droit de tout savoir sur madame Piaf, que je ne connaissais pas la veille à la même heure. Quelques jours après, mon père agacé de mes questions nous a fait écouter à ma petite sœur et moi un disque de Piaf. J’ai reçu la claque de ma vie, la première chanson était L’homme au piano... « Peut-être que ton cœur entendra, un peu tout ce fracas, et qu’alors tu comprendras que le piano joue pour toi ». Voilà et depuis ce moment-là jamais cette voix ne m’a quitté. J’ai vécu Piaf pendant des années, et Piaf m’a fait connaître tous les autres, Bécaud, Trénet, Dietrich, Montand, Moustaki et Aznavour bien entendu. Piaf est la première à m’avoir transporté, mais la première à m’avoir totalement bouleversé c’est Barbara avec Nantes, j’avais sept ans.
Au-delà de ceux-là et du grand Charles Aznavour donc, quels artistes aimerais-tu inviter nos lecteurs, et notamment ceux de ta génération, à découvrir? En quoi est-ce que, dans leur art, et dans les messages portés, ils peuvent leur « parler »?
La liste est longue ! Tout d’abord je veux rendre hommage à Patachou que j’aime appeler « ma petite protégée », elle est à mes yeux l’une des plus grandes interprètes. Nous lui devons énormément, notamment la carrière de Brassens. Dès que je vais à Montmartre, je me sens obligé de me receuillir devant ce qu’était son cabaret, aujourd’hui galerie d’art. Cette femme est un raffinement, et son répertoire s’étend de la chanson légère à la chanson à texte, écoutez Le tapin tranquille par exemple, c’est une merveille.
Tous ces chanteurs et chanteuses du caf’conc et du music-hall, ainsi que ceux des cabarets de Saint-Germain-des-Prés apportent leur marque. Ils forment un tout qui est une richesse et un trésor national, un berceau de culture, de talent et de poésie. Mais si ce sont des noms que vous voulez... regardez Yves Montand sur une scène, les performances physiques des Frères Jacques, écoutez les chansons réalistes et boulversantes de Damia et Berthe Sylva, chantez les textes de Trénet, de Mireille et Jean Nohain, laissez vous emporter par les voix de Juliette Gréco et Gilbert Bécaud, amusez-vous sur les chansons de Ray Ventura et Maurice Chevalier, dansez comme Joséphine Baker, lisez les textes de Brel, de Brassens, de Ferré... écoutez et vous verrez, vous gagnerez beaucoup ! Cependant, je pense que les textes qui vous « parleront » le plus seront peut-être ceux d’Aznavour, car il avait ce talent d’évoquer notre quotidien, certes avec brillance de texte et génie musical mais avec compréhension et acharnement. Tout a été évoqué par Charles, quelle que soit la situation, Charles aura la solution. Vous êtes fou amoureux ? Vous avez peur du temps qui passe ? Vous êtes désespéré par les effets de la ménopause sur votre charmante épouse ? Vous avez des envies charnelles ? Vous souhaitez vous évader ? Écoutez Charles Aznavour, et vous trouverez quelque part la solution, je vous le promets !
À tous ces noms, on peut ajouter Michel Legrand, Léo Marjane, Mistinguett, Frehel, Aristide Bruant, Marcel Amont, Cora Vaucaire, Francis Lemarque, Henri Salvador, Gainsbourg (mais pas Gainsbarre...), Jeanne Moreau évidemment, Nougaro, Reggiani, les chansons de Vincent Scotto, Tino Rossi, Mouloudji, Lina Margy, Mick Micheyl disparue cette année...
La chanson française vous sera une aide pour tout, dans tout et pour toujours. Vous avez des milliers de textes et de mélodies à portée de main, faites-en bon usage...
Quels sont tes projets, tes envies pour la suite? Que peut-on te souhaiter?
Pour l’avenir ? Tout le bonheur du monde, cela m’ira très bien. Une longue vie, remplie de chansons, d’élégance et de bonne humeur. Des projets j’en ai en masse, mais je pense que le plus pertinent à avouer aujourd’hui serait celui de faire connaître à un maximum de personnes les trésors de notre patrimoine musical français. Et comme en France tout commence, et tout se termine par des chansons... « Je tire ma révérence, et m’en vais au hasard, par les routes de France, de France et de Navarre. Mais dites-lui quand même, simplement que je l’aime, dîtes lui voulez-vous, bonjour pour moi et voilà tout »... chantait Jean Sablon.
Interview du 29 octobre 2019.
Après le décès de Charles, j’ai été photographié avec son mouchoir
pour le journal local. Par mon père, Benoît.
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