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Paroles d'Actu
26 janvier 2024

Bertrand Tessier : « Michel Sardou sait marier le spectaculaire et l'intime »

Nous sommes le 26 janvier, Michel Sardou fête aujourd’hui ses 77 ans. Si par hasard il devait lire cet article, alors je lui dis, à lui que j’ai beaucoup, beaucoup écouté, et que j’écoute toujours pas mal : bon anniversaire, et mes bonnes pensées ! L’artiste, qui alterne entre la comédie (ses premières amours artistiques) et la chanson depuis quelques années, se produit actuellement sur les scènes de France pour une grande tournée.

Plusieurs articles lui ont été consacrés sur Paroles d’Actu, dont en 2018 une interview croisée avec Frédéric Quinonero et Bastien Kossek (plus quelques surprises), et deux ans et demi plus tôt (il y a 2999 jours, me dit Canalblog, ce qui ne rajeunit personne), une autre avec le biographe Bertrand Tessier.

Ce dernier est justement l’auteur d’une bio actualisée du chanteur, Michel Sardou - "Je suis un homme libre" (L’Archipel, novembre 2023), un ouvrage très complet qui apprendra certainement beaucoup de choses à celles et ceux qui aiment les chansons de Sardou sans forcément bien connaître sa vie. Il a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions. L’échange s’est déroulé entre la mi décembre et ce jour. Je le remercie pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder, et pour ses réponses ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Bertrand Tessier : « Michel Sardou

sait marier le spectaculaire et l’intime »

MS Je suis un homme libre

Michel Sardou, "Je suis un homme libre" (L’Archipel, novembre 2023)

 

Bertrand Tessier bonjour. Sardou et vous, c’est quoi l’histoire ? Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré, et quels témoignages avez-vous pu recueillir pour cet ouvrage et les précédents ?

C’est le photographe Richard Melloul qui nous a présentés. J’ai découvert un homme à l’opposé des caricatures que l’on pouvait faire de lui. Fin, subtil, cultivé - très cultivé -, drôle - très drôle -, capable même de manier l’autodérision. D’emblée, une véritable complicité s’est installée entre nous. Il me fait 100% confiance et m’a ouvert toutes les portes de son univers personnel et professionnel.

 

 

Avez-vous pu le voir jusqu’à présent dans le cadre de son tour 2023-24, et si oui qu’en avez-vous pensé ?

Il a toujours été obsédé par la crainte du disque ou du spectacle de trop. Il a toujours fait en sorte de pousser le bouchon plus loin à chaque nouvelle tournée. Il ne vit pas sur ses acquis. Il ne se répète pas. Au contraire. La meilleure preuve : pour cette nouvelle tournée comme pour la précédente, il n’a pas hésité à faire appel à Thierry Suc, le producteur historique de Mylène Farmer, spécialiste des superproductions, qui lui a permis d’aller encore plus loin dans sa volonté de proposer un show encore plus spectaculaire que d’habitude, avec des éclairages hallucinants, mais aussi des effets 3D impressionnants, comme pour Les lacs du Connemara ou Verdun.

 

 

Vos grands moments d’émotion discographiques ou scéniques avec lui ?

Ce nouveau spectacle m’a vraiment impressionné. Ses concerts à Bercy avec la scène centrale étaient formidables aussi. Il a un immense talent, celui de faire un show qui soit à la fois extrêmement spectaculaire et en même temps extrêmement intime.

 

 

Michel Sardou n’est-il pas fondamentalement, y compris lorsqu’il chante, un acteur ?

Il est devenu chanteur par accident : il se destinait à jouer la comédie. Il a écrit des chansons qui étaient comme de petits scénarios où il interprétait des personnages qui ne reflétaient pas forcément ce qu’il pensait. C’était totalement nouveau pour l’époque et cela lui a valu quelques déconvenues comme pour Le temps des colonies - Guy Bedos avait connu la même mésaventure quand il avait créé son sketch Vacances à Marrakech. Depuis, il a joué plusieurs pièces au théâtre et il n’a jamais été aussi bon que dans la dernière, N’écoutez pas Mesdames, reprise de Sacha Guitry. Je pense que le fait d’avoir fait du théâtre lui a donné davantage d’aisance sur scène. Désormais il bouge beaucoup plus...

 

Sardou se dévoile peu, et quand on lui parle de lui, souvent il répond par une boutade, ou mieux il répond n’importe quoi. Mais parfois dites-vous il se raconte, ou il raconte les siens, dans certaines chansons... Lesquelles ?

Comme il aime brouiller les pistes, il a toujours dit que ses chansons n’était pas autobiographiques. Faux, il y en a plein où il se raconte et évoque des choses très intimes. Dans Nuit de satin, une chanson d’album, pas destinée à devenir un tube, il évoque la maladie d’Alzheimer qui touchait alors son beau père, François Périer. Parmi ses plus connues je peux citer aussi Je viens du sud, Les deux écoles, Dix ans plus tôt, etc...

 

 

Lequel de ses gros tubes zappez-vous secrètement, parce que vraiment, trop entendu ?

Ca ne me gêne pas qu’une chanson soit trop entendue. C’est même le principe d’un tube qui traverse le temps. J’ai toujours autant de plaisir à écouter La maladie d’amour ou Les lacs du Connemara !

 

Laquelle de ses chansons aurait à votre avis mérité de devenir un de ses grands classiques populaires ?

C’est le public qui décide de ce qui deviendra un "standard"...

 

 

Lors de certains de ses concerts il disait en substance, s’adressant à chacun des membres du public : "Aujourd’hui je sais que je vais vous décevoir, parce que je ne vais pas chanter LA chanson pour laquelle justement vous êtes là ce soir". Petite réflexion, je sais c’est dur : la vôtre, c’est laquelle ?

Ca dépend des jours. Aujourd’hui ce serait En chantant. J’aime bien l’ironie dont il fait preuve quand il dit "C’est tellement plus mignon de se faire traiter de con en chanson".

 

Il y a huit ans je vous avais demandé quel message vous lui adresseriez, vous m’aviez répondu : "Remets-toi à écrire des chansons ! Ta place est unique, le public suivra." À votre avis, il en écrira encore ? Plus intéressant peut-être : en aura-t-il envie ?

Je ne crois pas qu’il se remette à écrire des chansons. Il n’est pas du genre à écrire sans la perspective d’un disque, or franchement je ne le vois pas se relancer dans pareille aventure compte tenu du marché discographique. En revanche, oui, je le vois bien faire une autre tournée. Peut-être moins spectaculaire. J’aimerais bien le voir dans un récital très dépouillé, accoustique...

 

Anne-Marie, qu’il a épousée en 1999, semble être son pilier, celle aussi qui a su l’apaiser et calmer ses passions, et accessoirement le dompter. La femme de sa vie ?

Incontestatablement. Ces deux-là se sont trouvés !

 

 

Vous développez un point intéressant dans votre ouvrage, à propos du statut de "voyageur immobile" de Sardou : il fait voyager dans nombre de ses chansons, mais souvent il n’a besoin que d’imaginer le voyage pour en jouir, pas forcément de l’effectuer réellement. Là aussi, c’est le signe de quelqu’un qui n’a plus la bougeotte, qui a atteint une forme de contentement ?

Voyager pour voyager n’a jamais été son truc. Quand il est allé en Afrique, ce n’était pas pour faire du tourisme mais pour faire le Paris Dakar. Quand il est parti vivre à Miami, c’était avant tout pour faire plaisir à Babeth. Au fond, il n’a jamais aimé cette période américaine, il est profondément français. En revanche, en France, il a la bougeotte, il adore déménager. Il vient de passer treize ans en Normandie : un exploit ! Mais c’est fini : il va désormais vivre dans le sud au bord de la Méditerranée.

 

Si vous l’aviez face à vous là, entre quatre yeux, vous lui diriez quoi ?

Je lui dirais que je viens de voir La vérité de Clouzot avec Brigitte Bardot et je lui dirais que l’on y voit Jackie Sardou et Jacqueline Porel, sa mère et celle d’Anne-Marie !

 

Sardou en trois qualificatifs, histoire de coller au plus près à l’homme tel que vous l’avez compris ?

Complexe, cultivé, drôle.

 

 

On se projette : 2050. Je ne sais pas si à ce moment-là certains des habitants de l’univers s’appelleront W454, mais moi j’ai envie de vous demander votre avis là-dessus, une intime conviction : en 2050, qui de Johnny Hallyday ou de Michel Sardou aura le mieux résisté à l’épreuve du temps, lequel des deux sera le plus écouté ?

Difficile de faire pareille prospective. En revanche, il est clair qu’en écoutant le répertoire de Sardou on aura davantage idée de ce qu’était la société française dans les années 70-2000 qu’en écoutant celles de Johnny ! Resteront aussi les mélodies de Jacques Revaux qui sont exceptionnelles. Une grande mélodie, ça ne vieillit pas, surtout que Michel n’a jamais cherché à être à la mode.

 

On se projette encore, mais moins loin : après sa tournée, vous le voyez refaire, quoi, du théâtre ? Sa première, et sa dernière passion ?

D’abord se reposer. On n’imagine l’énergie qu’il faut pour une tournée de six mois avec un spectacle aussi sophistiqué. Ensuite ? Je suis persuadé qu’il aura envie de retrouver le contact avec le public.

 

Vos projets et surtout vos envies pour la suite, Bertrand Tessier ?

Je viens de réaliser deux documentaires, le premier sur le cinéaste William Wyler, réalisateur de Vacances romaines et de Ben Hur, qui était à... Mulhouse à une époque où Mulhouse était en Allemagne, et le second sur la carrière hollywoodienne de Maurice Chevalier.

 

B

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25 janvier 2024

Franck Médioni : « Ce qui marque chez Michel Petrucciani, c'est le chant solaire qu'il déploie »

C’est une fin janvier musicale que je vous offre sur Paroles d’Actu. Quelques jours après la mise en ligne de mon interview exceptionnelle avec Françoise Hardy (que je salue encore, si elle nous lit), place au jazz avec Franck Médioni, auteur d’une bio fouillée (pas mal de témoignages inédits) et complète sur un personnage attachant, un musicien hors pair : Michel Petrucciani (Michel Petrucciani, le pianiste pressé paru chez L’Archipel). On fait connaissance avec un homme qui, malgré un handicap physique majeur (il était atteint de la terrible maladie dite des "os de verre"), devint un grand du jazz, un homme qui, sachant qu’il ne vivrait pas vieux, vécut sa vie à 100 à l’heure. Un parcours inspirant, pour tous. Merci à M. Médioni pour le partage, et pour l'interview qu’il m’a accordée (22-23 janvier). Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Franck Médioni : « Ce qui marque

chez Michel Petrucciani, c’est le chant

solaire qu’il déploie... »

Michel Petrucciani

Michel Petrucciani, le pianiste pressé (L’Archipel, janvier 2024)

 

Franck Médioni bonjour. Quels ont été vos premiers émois musicaux, et comment en êtes-vous venu à aimer comme vous le faites le jazz ?

J’ai découvert le jazz dès l’adolescence, surtout grâce à la radio : Monk, Charlie Parker, Miles Davis, en même temps que Police, Pink Floyd et Bob Marley.

 

Vous souvenez-vous de votre découverte musicale de Michel Petrucciani, et de votre ressenti ?

C’était un concert à Fontainebleau, dans les années 90... J’avais été très impressionné par son engagement dans la musique, son énergie, sa musicalité. Sa virtuosité pianistique, son clavier qui chante !

 

Vous avez eu la chance de le rencontrer, de l’interviewer, que retenez-vous de ces moments passés en sa compagnie ?

Je retiens une grande intelligence, un engagement total dans la musique je l’ai dit, mais aussi sa générosité, et son sourire.

 

 

Qu’est-ce qui caractérise le jazz tel qu’il a été pratiqué par Michel Petrucciani ? En quoi s’est-il distingué ?

Michel Petrucciani prolonge brillamment le double héritage d’Oscar Peterson (la virtuosité digitale) et de Bill Evans (les couleurs harmoniques). Et il a créé son propre style : une main droite puissante qui développe ses longues phrases, une main gauche rythmiquement très sûre. Ce qui est vraiment marquant chez Michel Petrucciani, c’est le chant solaire qu’il déploie.

 

Peut-on dire qu’au-delà de sa maladie, c’est aussi le cadre familial d’où il était issu, l’encadrement hyper-protecteur de ses parents (parce qu’hyper fragile, forcément), étouffant même vous le racontez bien, qui lui a donné envie de se dépasser, et de s’évader ?

Absolument. Handicapé, bloqué par un environnement familial hyper protecteur, il a eu le courage, la force de s’en extraire, de partir aux États-Unis et de voler de ses propres ailes.

 

Quelles auront été les grandes rencontres artistiques de sa vie ? Et la question vaut dans l’autre sens : quels parcours a-t-il bouleversés ?

Le batteur Aldo Romano, qui l’a découvert et qui lui a permis d’enregistrer pour le label Owl Records. Le saxophoniste Charles Lloyd, grâce à qui il s’est fait connaître aux États-Unis, où il s’est installé : ce musicien lui a fait découvrir un autre horizon musical, notamment le jazz modal. Le contrebassiste Palle Danielsson et le batteur Eliot Zigmund pour un trio exceptionnel, dans les années 80. L’organiste Eddy Louiss, pour l’enregistrement du disque Conférence de presse. Le violoniste Stéphane Grappelli, pour Flamingo. Le bassiste Anthony Jackson et le batteur Steve Gadd, son dernier trio.

 

 

A-t-il connu, en France notamment, un succès à la hauteur à votre avis de celui qu’il méritait ? Plus généralement, est-ce qu’on est, ici, suffisamment réceptifs au jazz ?

Oui, il était très connu en France, bien au-delà de la sphère jazz. Je pense que l’on est relativement peu réceptifs au jazz. Question principalement d’éducation musicale, et de médiatisation.

 

Sa différence physique, qui a surtout été cause de grandes souffrances, et occasionné des difficultés qu’on imagine mal, peut-on dire qu’elle a, bien malgré lui, aidé au départ à ce que le public s’intéresse à lui, même si rapidement, les mélomanes ont oublié cela pour se laisser emporter par sa musique ?

Oui, au début, son handicap a créé la surprise et un certain voyeurisme. On voulait assister au phénomène de foire... Puis on a fait abstraction de son handicap, et on a vraiment écouté le musicien.

 

Beaucoup de témoignages dans votre livre, touchant notamment à ses traits de caractère : une fragilité incontestable mais aussi une force de vie hors du commun, et apparemment un grand sens de l’humour. Qu’est-ce que l’homme Michel Petrucciani vous aura inspiré ? Un côté follement "inspirant", justement ?

Oui, c’est un homme très humain, fragile, drôle, très attachant. Et j’avoue avoir pris beaucoup de plaisir à mener l’enquête, à suivre ce bonhomme extraordinaire dans son parcours de vie mené à cent à l’heure.

 

Trois qualificatifs qui lui iraient bien ?

Intelligent. Drôle. Solaire.

 

Rapidement il est parti aux États-Unis, voir comment la musique se faisait là-bas. Qu’a-t-il aimé outre-Atlantique, et qu’est-ce qui, a contrario, lui a déplu là-bas par rapport à la France ?

Aux USA, il a aimé la culture, les gens. Et il a beaucoup aimé les musiciens de jazz américains, leur exigence, leur exactitude rythmique.

 

Est-ce qu’à votre avis, s’agissant du jazz et même, d’autres types de musique, l’Amérique reste toujours aujourd’hui un eldorado avant-gardiste ?

Le jazz est né aux USA et demeure le cœur battant du jazz. Et oui, ce pays demeure à la pointe de l'avant-garde jazzistique.

 

Que reste-t-il de l’œuvre de Michel Petrucciani ? Est-ce qu’on le joue toujours ? Est-ce qu’on le diffuse encore, dans les radios jazz ?

Il y a une discographie conséquente. Mais aussi 114 compositions. Elles sont jouées par de nombreux musiciens de par le monde.

 

Le jazz reste-t-il vivace, un style porteur parmi les jeunes artistes ? A-t-il résisté à l’avènement du rock et de la pop ?

Oui, le jazz est toujours aussi vivace, aux USA comme en Europe.

 

 

Les artistes d’aujourd’hui qui vous font vibrer, Franck Médioni ?

Difficile d’établir une liste... Bill Frisell, John Scofield, John Zorn, etc.

 

Les morceaux de jazz, toutes époques confondues, que vous tenez pour les plus beaux de tous et que vous aimeriez qu’on aille découvrir ?

Body and soul, Laura, God bless the child, Naima, Fleurette africaine.

 

 

Vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?

Un livre sur Ornette Coleman, un autre sur Billie Holiday.

 

Franck Médioni

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21 janvier 2024

Françoise Hardy : « Ma plus grande fierté, c'est Thomas : pas seulement ce qu'il fait, mais ce qu'il est »

Françoise Hardy a eu quatre-vingts ans le 17 janvier. Lorsque je songe à elle, presque systématiquement, il y a un titre, une vidéo, parfaits tous les deux, qui me viennent à l’esprit :

 

 

Mon amie la rose. Une pépite, cette chanson. Avis personnel : une des plus belles de tout le répertoire français. Tout est dedans, l’air de rien. Les balbutiements, à la rosée du matin. La vanité de la jeunesse triomphante. Le constat impuissant du vieillissement. Le déclin, jusqu’à la chute finale, définitive. Le retour à la terre / au créateur. Et, imperceptible, quelque chose qui renaît, un cycle qui continue. La lune cette nuit / A veillé mon amie / Moi en rêve j'ai vu / Éblouissante et nue / Son âme qui dansait / Bien au-delà des nues / Et qui me souriait. Je veux ici rendre hommage à son auteure, Cécile Caulier, sans doute trop injustement méconnue. Et saluer, avec émotion, Françoise Hardy, qui fit sienne et porta, de sa voix reconnaissable entre mille, et de sa sensibilité mélancolique, ce titre de 1964. C’était il y a soixante ans.

 

 

J’ai absolument voulu pouvoir adresser un petit message mail à Françoise Hardy le jour de ses quatre-vingts ans. Des planètes bienveillantes s’étant alignées, j’ai pu le faire, lui exprimer ma sympathie pour sa personne, mon respect pour son oeuvre. Parmi les morceaux cités, forcément Mon amie la rose. Message personnel, une incontournable qu’elle a coécrite avec Michel Berger. La reprise charmante de Puisque vous partez en voyage qu’elle fit en duo avec Jacques Dutronc au tout début des années 2000. L’amitié, une des plus belles chansons qui aient été écrites sur le thème, avec Les copains d’abord de Brassens. La question, un texte d’une grande finesse, qu’elle a signé. La touchante Tu ressembles à tous ceux qui ont eu du chagrin, de sa plume, paroles et musique (tout comme pour une autre incontournable, Tous les garçons et les filles). Tant de belles choses, le message bouleversant d’une mère au fils dont elle se prépare à "lâcher (la) main" - ce texte de 2004 est encore d’elle. Que chacun l’ait en tête, une fois pour toutes : Françoise Hardy, c’est une interprète superbe (une des rares, parmi nos contemporains en France, à être connue et respectée en-dehors des zones francophones) ; c’est aussi une grande auteure, sensible et passionnée.

 

 

Dans mon mail, je lui ai glissé aussi, sans trop y croire, que j’aimerais beaucoup l’interviewer. Dès le lendemain, j’avais une réponse encourageante. La nuit suivante, mes questions étaient écrites, envoyées. Et le 20 janvier vers midi, ses réponses, précises, généreuses, désarmantes de sincérité, m’étaient transmises. Je veux, ici encore, la remercier chaleureusement pour l’élégance dont elle a fait preuve à mon égard. Et lui envoyer mes meilleures pensées en ce début 2024. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Françoise Hardy : « Ma plus grande

fierté, cest Thomas, pas seulement

ce quil fait, mais ce quil est... »

Françoise Hardy 1

Crédit photo : Jean-Marie Périer. Photo fournie par F. Hardy.

 

Françoise Hardy bonjour, je suis heureux de pouvoir avoir cet échange avec vous. Vous avez arrêté très tôt, dès la fin des années 60, la scène, les concerts. Vous l’avez fait pour des raisons mûrement réfléchies, vous vous y êtes tenue. Quand on pense à l’énergie partagée, à cette espèce de communion qui peuvent se créer entre un artiste et son public, vous vous dites quoi, que ça n’est décidément pas votre truc, ou bien que parfois, notamment quand vous songez à Jacques et Thomas ensemble, vous auriez pu aimer y retourner ? Est-ce qu’il y a pour vous, dans votre ressenti à vous, le mot est fort mais, quelque chose d’impudique à se donner sur scène ?

Il n’y a pas eu de raisons mûrement réfléchies. J’ai arrêté tout simplement parce que je n’étais pas une chanteuse de scène. Ma voix n’avait qu’une petite tessiture, j’étais souvent enrouée et je ne pouvais pas m’y fier. Je ne savais pas chanter en mesure, je devais compter quand je chantais. Je ne savais pas bouger non plus et j’avais trop le trac, ce qui parfois me donnait des trous de mémoire. Et puis je détestais la vie itinérante qui empêche d’avoir une vie privée à peu près normale. Et si on espère avoir un enfant, ce qui était mon cas, on doit être chez soi presque tout le temps. Il faut aimer être sur scène pour en faire. Rien d’impudique à ce sujet. Mais les grand artistes de scène comme Johnny Hallyday, Jacques Brel, Barbara, et plusieurs autres sont rares.

 

Est-ce que vous avez aimé l’exercer ce métier finalement ? Libre, authentique, comme on vous connaît, c’est le plaisir avant tout qui vous y a guidée ? Avez-vous songé à ce que vous auriez aimé faire, à là où vous vous seriez vue si vous n’aviez pas été chanteuse et auteure, ou si vous aviez arrêté de l’être ?

Mon rêve avait été de faire un disque avec les chansonnettes que je composais, pas terribles au début mais qui se sont améliorées par la suite. La chanson était une passion pour moi. Je n’ai jamais été guidée par le plaisir mais par la passion. J’adorais être en studio d’enregistrement, là où les chansons et les albums voient le jour. Impossible de savoir ce que j’aurais fait si ça n’avait pas marché. J’aurais poursuivi mes études sans doute. Mais comment savoir sur quoi elles auraient débouché  ?

 

 

Nous parlions d’impudeur tout à l’heure, et je sais que cette question touchera un peu à cela : avez-vous le sentiment d’avoir traversé, avec Jacques Dutronc, toutes les couleurs de l’amour, le clair et l’obscur, de la passion jusqu’à l’amour-amitié qui vous lie aujourd’hui, en passant par les turbulences, les souffrances, les absences ? Tout bien pesé, ce que vous avez vécu, vous le souhaitez à la jeune fille qui nous lirait ?

Comment voulez-vous que je souhaite ce que j’ai vécu de globalement éprouvant à quelqu’un d’autre ? En même temps, ce sont toutes mes frustrations qui m’ont inspiré la majorité de mes chansons. Et quelqu’un comme Jacques valait la peine. Une jeune fille doit travailler sur son discernement pour ne pas tomber dans les bras du premier venu. Sur ce plan-là, j’ai eu la chance d’avoir assez de discernement.

 

 

Dans une interview de la fin des années 80 vous rendiez hommage à Véronique Sanson et à sa sublime chanson Mortelles pensées, dans laquelle elle mettait à nu, tout en retenue mais à coeur ouvert, sa culpabilité vis-à-vis de Michel Berger. Exprimer par des chansons ce qu’on n’ose ou qu’on ne peut pas forcément dire plus directement à la personne aimée, vous l’avez fait vous aussi : là encore, c’est se faire violence, aller contre une pudeur naturelle ?

Je vous rappelle que dans Mortelles pensées, il y a ce passage  : Lui, qui m’a dit d’un ton vainqueur / Qu’il n’y avait plus de doute ni de douleur / Dans ma musique, ni dans mon cœur/ Je le tuerais d’avoir pensé ça / Et s’il y a des choses qu’il ignore / Il n’a qu’à m’écouter plus fort. Faire des chansons inspirées par les épreuves amoureuses, c’est sublimer celles-ci, mais pour ça, il faut avoir un don, autrement dit du talent. Quand je suis allée auditionner, j’ignorais si j’en avais ou non.

 

 

Quand vous considérez Thomas votre fils, l’artiste qui a trouvé sa voie et qui y prend du plaisir, l’homme accompli qu’il est devenu, vous vous dites que c’est là votre plus grande fierté ? Quelles chansons de lui auriez-vous envie de nous faire découvrir ?

Ma plus grande fierté, c’est en effet Thomas lui-même, pas seulement ce qu’il fait, mais ce qu’il est. J’aime toutes ses chansons mais j’ai une préférence pour Sésame, ainsi que pour Viens dans mon ile dont le dernier couplet me met les larmes aux yeux, j’ai aussi un faible pour À la vanille, J’me fous de tout, et plusieurs autres. Mention spéciale pour Le blues du rose de Francis Cabrel.

 

 

Tant de belles choses, c’est un texte sublime, le vôtre, celui d’une femme qui rassure le fils dont elle s’apprête à "lâcher la main". Une promesse de lendemains meilleurs aussi. Êtes-vous en dépit de tout une optimiste Françoise Hardy ? Quelles sont-elles au fond toutes ces "belles choses" qui, au quotidien, vous donnent à penser que le pire n’est peut-être pas certain ?

Je ne suis pas optimiste mais réaliste. Après une grosse épreuve, d’autres circonstances, rencontres, évènements intéressants arrivent toujours qui font reprendre goût à la vie.

 

 

Quelles sont, s’il faut choisir parmi toutes, les chansons que vous êtes fière d’avoir chantées, et celles que vous êtes fière d’avoir écrites, pour vous et pour d’autres ?

Impossible de choisir, il y en a trop que j’aime beaucoup et je suis même étonnée d’avoir pu les écrire.

 

Il y a eu dans le temps un débat célèbre entre Serge Gainsbourg et Guy Béart à propos de la chanson, art "mineur" ou "majeur", selon les points de vue. Est-ce qu’à votre avis une chanson peut se suffire à elle-même, être lue à tête reposée, comme une poésie, et seriez-vous favorable à ce qu’un recueil des vôtres soit édité par qui voudrait les présenter aux yeux des lecteurs ?

Personnellement, en dehors de quelques vers de Charles Baudelaire, Alfred de Musset, Victor Hugo, la poésie m’a toujours ennuyée. Un art majeur requiert une initiation, alors qu’un art mineur n’en requiert aucune. J’en suis un bon exemple puisque j’ai fait des chansons sans connaître la musique, sans savoir l’écrire. Mais il peut y avoir des chefs d’oeuvre dans un art mineur et beaucoup de choses médiocres dans un art majeur. C’est Serge qui m’avait appris ça et il s’était amusé à faire mousser Guy Béart qui, comme la plupart des gens, croyait à tort qu’art majeur et art mineur concernent la qualité ou la médiocrité de l’art en question, alors que cela informe juste sur la nature de cet art. À la demande de mon éditeur, j’ai écrit tout un recueil (sorti en 2019, je crois) de mes textes écrits, avec mes commentaires (Chansons pour toi et nous).

 

Qu’aimeriez-vous, si vous aviez un avis à donner là-dessus, qu’on dise de vous après vous, Françoise Hardy ? Peut-être me répondrez-vous que vous vous fichez bien de ce qu’on pourra écrire sur vous ?

Un éditeur m’avait harcelée pendant trois ans pour que j’écrive mon autobiographie ce dont je n’avais pas la moindre envie. Mais quand il m’a finalement fait valoir que lorsque je ne serais plus là, des biographies bourrées de choses fausses sortiraient, j’avais été convaincue et attaqué tout de suite mon autobiographie  : Le désespoir des singes... et autres bagatelles. Je ne regrette pas qu’elle existe car plusieurs livres sont déjà sortis sur moi qui sont tous truffés d’erreurs d’appréciation sur ma personne ou de choses fausses sur ma vie.

 

Le désespoir des singes

 

Quand vous regardez derrière, votre trajectoire d’artiste et surtout de vie, le chemin parcouru sur quatre fois vingt ans, vous vous dites quoi : contente, si c’était à refaire je referais tout pareil ? À la petite Françoise retrouvée au début des années 50 votre conseil ce serait quoi, "Accroche-toi malgré tout, crois à ton étoile et ça ira" ?

Je ne me dis rien du tout car je n’y pense pas et je crois par ailleurs qu’un enfant a besoin avant tout qu’on l’aime et qu’on l’éduque. Il aurait été très inopportun de dire à la petite Françoise des années 50 de s’accrocher et de croire à son étoile. Elle n’aurait pas compris de quoi il s’agissait et ça l’aurait inutilement perturbée.

 

Tenez-vous la déshumanisation des rapports entre les hommes pour le fléau de notre temps ? Quels souhaits voudriez-vous adresser à vos contemporains, pour 2024 et pour la suite ?

Les fléaux de notre époque ont toujours existé  : ce sont l’ignorance et le manque de discernement. Mais les catastrophes climatiques qui vont s’aggraver de plus en plus et durer longtemps, l’avenir de la planète, tout ça fait peur et je m’inquiète non seulement pour mon fils mais pour tous les enfants, tous mes amis, tout le monde finalement... Je pense aussi qu’il est insupportable que des religions telles que l’Islam radical puissent encore sévir et, comme les Talibans en Afghanistan, empêcher les femmes de vivre. Il est insupportable par ailleurs qu’il existe encore des dictateurs tels que Poutine, Xi Jinping et ce dirigeant de la Corée du Nord qui provoquent des guerres inqualifiables...

 

 

Nous sommes très, très nombreux, anonymes ou non, à avoir eu pour vous à l’occasion de votre anniversaire une pensée chaleureuse, tendre. Que peut-on vous souhaiter, chère Françoise Hardy ?

Eh bien quand mon heure viendra, que moi qui ai eu tellement de souffrances physiques depuis 2015, je puisse partir vite et sans trop de souffrances.

 

Mais le plaisir, l’envie d’écrire des textes, vous les avez toujours ?

Non, car je n’ai jamais pu écrire qu’à partir d’une belle mélodie, mais même si on m’en envoyait une, je n’en aurais pas la force. Je suis dans un état inimaginable de faiblesse.

 

Interview datée des 19 et 20 janvier 2024.

 

Françoise Hardy 2

Crédit photo : Jean-Marie Périer. Photo fournie par F. Hardy.

 

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14 janvier 2024

Dominique Trinquand : « La démocratie se défend, la liberté nécessite un effort, ne l'oublions jamais... »

Le général Dominique Trinquand, spécialiste reconnu des questions de défense et de diplomatie, a notamment été chef de la mission militaire française auprès des Nations unies. Il y a un mois et demi, il avait accepté de répondre à une première série de quatre questions de Paroles d’Actu autour de son récent ouvrage mêlant expérience personnelle et analyse géostratégique, Ce qui nous attend : L’effet papillon des conflits mondiaux (Robert Laffont, octobre 2023). Voici cinq nouvelles questions avec leurs réponses, datées de la mi-janvier 2024. Je remercie M. Trinquand pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder, une nouvelle fois, en dépit de ses plannings chargés. Son livre est une analyse précieuse du monde où l’on est, et de celui où lon va. Son objectif : interpeller le lecteur-citoyen, qui dans cette histoire-là, n’a pas vocation à être simplement un spectateur passif. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Dominique Trinquand : « La démocratie

se défend, la liberté nécessite un effort,

ne loublions jamais... »

Ce qui nous attend

Ce qui nous attend (Robert Laffont, octobre 2023)

 

5 questions à Dominique Trinquand

 

Général Trinquand bonjour. 2024 s’ouvre dans un contexte de très grande instabilité géopolitique : deux ans après son déclenchement on n’entrevoit pas même le début d’une fin à la guerre russo-ukrainienne ; les crispations régionales et globales nées de la riposte israélienne sur Gaza après les attentats du 7 octobre n’en finissent pas de se faire sentir ; la Chine et la Corée du Nord inquiètent de plus en plus leurs voisins, et la théocratie iranienne sera peut-être bientôt une puissance nucléaire militaire. Le tout dans un contexte de lassitude des démocraties, fortement impliquées notamment en Ukraine, et de grande incertitude quant au résultat de la présidentielle américaine de novembre.

En quelques mots comme en 100 : est-on en train de s’acheminer vers une zone de grandes turbulences, vers quelque chose qui pris collectivement, alors que la puissance américaine est fatiguée (et que ses adversaires en sont bien conscients), pourrait devenir hors de contrôle ?

Vous parlez beaucoup de lassitude des démocraties, de fatigue. Je citerai Thucydide : "Il faut choisir, se reposer ou être libre". L’heure est effectivement aux incertitudes et turbulences, c’est pourquoi plus que jamais il faut être conscient que la démocratie se défend et que la liberté nécessite un effort. Lors de son discours à Harvard en 1978 Soljenitsyne disait que "le monde occidental a perdu son courage civique". Je pense qu’il est temps de retrouver le courage pour défendre la démocratie et garder notre liberté. Les menaces en cours doivent être un électrochoc nous poussant à réagir. Le début de ce XXIème siècle contredit magistralement la thèse de Francis Fukuyama décrite dans son best seller La Fin de l’histoire et le dernier homme. C’est la fin de l’illusion de l’extension de la démocratie, une période durant laquelle il faut défendre la démocratie là où elle existe pour l’améliorer et en faire un aimant ou un modèle enviable. Il y aura des turbulences mais nous avons la force de les contrôler.

  

La Russie est-elle à votre avis en train de devenir, dans le jeu global des puissances, une espèce d’immense satellite, ou au moins d’obligé de la Chine, et si oui faut-il s’en inquiéter ?

La Russie après son action en Ukraine est un facteur de déstabilisation. Le président Poutine l’avait d’ailleurs annoncé dès 2007 lors de son discours à Munich. Compte tenu de ses faiblesses (économie de rente, démographie déclinante) elle ne peut jouer qu’un rôle en soutien de la puissance montante, la Chine. Le président renforce son pouvoir sur le court terme mais sur le long terme il marginalise le rôle de la Russie dans le monde en devenir.

 

La France de 2024, qui n’est plus celle du Général de Gaulle, peut-elle toujours s’enorgueillir de porter une voix différente, une voie de modération, reçue différemment de celle des grandes puissances par les uns et les autres ? Cette voix qui porte, est-ce qu’elle pèse dans la résolution des conflits ?

Le monde a beaucoup changé depuis l’époque du Général de Gaulle. La France de par son histoire, sa culture et sa place dans le monde a toujours un rôle singulier (membre permanent du Conseil de sécurité, membre fondateur de l’UE et de l’OTAN, présence dans le monde). Toutefois pour peser elle doit à la fois s’appuyer sur sa singularité mais aussi sur sa place au sein de l’Europe qui est le relai permettant de peser dans la monde. Ceci n’est pas facile. À cet égard, les élections européennes du mois de juin prochain seront essentielles pour tenir sa place en Europe.

 

La force de la langue française, et l’importance de l’espace francophone, sont-ils des atouts de soft power qu’on néglige, à supposer qu’on puisse avoir du jeu dessus sans trop passer pour néocolonialistes ?

La langue française est un atout majeur non seulement parce que de nombreux pays l’ont en partage, mais aussi grâce à ses qualités propres que l’on ne souligne pas assez. Les meilleurs défenseurs du français sont d’autre locuteurs que les Français, en particulier en Afrique. Compte tenu de l’explosion démographique de ce continent, cette croissance devrait remettre le français en bonne place en complément du "globish" qui en simplifiant tout tend à "l’à-peu-près". Commençons par parler français dans les sociétés françaises, et valorisons les étrangers qui font l’effort de parler cette langue. Le multilinguisme est une force qui permet de mieux se comprendre en accédant à des cultures différentes.

 

Vous évoquez longuement dans votre livre la question du service militaire. De manière plus générale, pensez-vous qu’on devrait contribuer à éduquer plus directement les citoyens français, les jeunes et les moins jeunes d’ailleurs, sur les enjeux de défense et de jeux des puissances ?

Je parle du service en évoquant ce qu’était le service militaire. Il me semble, pour revenir à ma première réponse, que cela revient à rappeler qu’il faut effectuer un réarmement civique. Cela est possible en rassemblant les citoyens (comme les jeunes au sein du Service National Universel, le SNU) et plus généralement en luttant contre l’individualisme pour démontrer qu’au sein de la Nation, il y a plus de choses qui nous rassemblent que de choses qui nous séparent. Thucydide (encore lui !) disait "la force de la cité ne réside ni dans ses remparts ni dans ses vaisseaux mais dans le caractère de ses citoyens"...

 

Dominique Trinquand

 

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2 janvier 2024

« Jacques Delors, un homme d'exception, une trace pour demain », par Pierre-Yves Le Borgn'

Le 27 décembre dernier disparaissait Jacques Delors à l’âge de 98 ans. Il ne fut pas « le » père de l’Europe communautaire, mais sans conteste « un de ses pères ». Président de la Commission européenne de 1985 à 1995, il tint un rôle moteur dans la mise en place de l’accord de Schengen, de l’Acte unique européen, du programme Erasmus et, last but not least, de la monnaie unique, notre Euro. Inutile de préciser donc, que la vision qu’il porta ne fait pas davantage l’unanimité aujourd’hui qu’en son temps, tandis qu’en France, comme partout en Europe, se renforcent les courants contestataires de ce qu’il est convenu d’appeler l’intégration européenne. Mais sans doute, au soir de son décès, ses adversaires ont-ils au moins reconnu à Jacques Delors une cohérence dans ses engagements, et une intégrité personnelle.

Lorsque j’ai appris la disparition de M. Delors, je me suis dit que l’évènement méritait un article. J’ai tout de suite eu l’idée de proposer une tribune libre à Pierre-Yves Le Borgn (qui répond régulièrement aux questions de Paroles d’Actu, encore tout récemment) : ancien député socialiste et européen convaincu, il s’inscrit volontiers dans l’héritage politique et, je crois, spirituel du défunt. Il a accepté ma proposition, et m’a livré le 1er janvier un texte où il est question de notre histoire commune depuis 1981, de leur parcours respectif aussi. Un texte où analyse érudite et émotion s’entremêlent. Un témoignage riche, dont je conçois évidemment qu’il ne fasse pas non plus l’unanimité : puisse-t-il être versé au dossier dans lequel les uns et les autres puiseront pour débattre de la place et de la trace de Jacques Delors, qui vient de faire son entrée dans l’Histoire. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Jacques Delors, un homme

d’exception, une trace pour demain »,

par Pierre-Yves Le Borgn’

Jacques Delors

Jacques Delors. © HALEY/SIPA

 

J’ai l’impression d’avoir grandi politiquement, humainement avec Jacques Delors. Le premier souvenir que j’ai de lui est celui d’une grande affiche de la campagne présidentielle de François Mitterrand. J’avais une quinzaine d’années. Derrière Mitterrand apparaissait une série de visages, qui m’étaient inconnus pour la plupart. Ils étaient ceux des conseillers et soutiens du candidat socialiste à l’élection présidentielle de 1981, ceux qui deviendraient ministres quelques mois après. Il y avait Haroun Tazieff, Edmond Hervé, Alain Bombard, Nicole Questiaux, Claude Cheysson, Catherine Lalumière. Et Jacques Delors. Je n’avais pas la moindre idée de qui il était. Mais son nom, comme cette belle affiche dont le slogan était «  L’autre chemin  », m’était resté en mémoire. Mon second souvenir, c’est celui du ministre de l’Économie et des Finances qu’il était devenu réclamant une pause dans les réformes au printemps 1982. La gauche, au pouvoir pour la première fois depuis 23 ans, se heurtait rudement au mur des réalités. Son programme de relance de l’économie par la consommation creusait les déficits et la balance du commerce extérieur. Les dévaluations s’enchaînaient. La France filait un bien mauvais coton. L’air du temps était pourtant encore à changer la vie. Pour une part des militants socialistes, Jacques Delors était un briseur de rêves. Confusément, je sentais pourtant qu’il avait raison.

Je n’étais alors qu’un adolescent qui s’éveillait à la politique. Mon cœur était à gauche. L’économie m’intéressait. On parlait alors d’expérience socialiste – expression que je trouvais incongrue – pour décrire les premiers mois du mandat de François Mitterrand. Que resterait-il de cette «  expérience  » si l’économie devait s’affaisser et la France terminer au FMI  ? Le mandat de François Mitterrand devait s’inscrire dans la durée, au prix d’un changement de politique, pensais-je alors confusément. Longtemps, François Mitterrand, qui n’avait pas grande appétence pour l’économie, hésita. Il avait envie d’aller au bout du défi au capitalisme. Ses convictions européennes, en revanche, étaient profondes. C’était l’émotion contre la raison. Ce fut Jacques Delors – et la raison – qui l’emportèrent finalement. La France ne larguerait pas les amarres avec l’Europe, elle resterait au sein du Système monétaire européen. La lutte contre l’inflation serait la priorité et le maintien d’une parité fixe avec le Mark l’objectif. Il ne manqua pas grand-chose, en cette fin d’hiver 1983, pour que Jacques Delors succède à Pierre Mauroy à la tête du gouvernement. François Mitterrand se méfiait de lui. Il n’aimait pas beaucoup, je crois, cet homme pudique et modeste, à l’écart du happening permanent des premières années du septennat. Jacques Delors resta au gouvernement de Pierre Mauroy, mais il était clair que son histoire s’écrirait ailleurs.

Ce fut Bruxelles et la Commission européenne. J’étais entré à l’université et j’avalais des tas de livres sur l’Europe. Le charisme de Jacques Delors, sa personnalité, son engagement me touchaient. Son parcours, depuis des études somme toute modestes, par la formation, l’éducation populaire, le syndicalisme et la fidélité au mouvement personnaliste m’impressionnait. Dans la France des années 1980, celle de mes études, il n’était question que de diplômes ardus, d’individualisme, de parcours exceptionnels et de crânes d’œuf aussi brillants que déconnectés de la vie de millions de gens. Chez Jacques Delors, c’était tout l’inverse  : il était quelqu’un qui s’était élevé par le travail, le sens du collectif, l’abnégation, le partage et le dépassement aussi. Jacques Delors avait contribué à la naissance de la CFDT, cheminé avec le PSU. De la Banque de France, il était passé au Commissariat général au Plan. Une certaine gauche n’avait pas aimé ses années auprès de Jacques Chaban-Delmas à Matignon, au cœur du projet de «  nouvelle société  ». Jacques Delors n’avait pourtant rien renié de qui il était. L’époque était au clivage gauche-droite, aux excommunications sévèrement prononcées. Delors était suspect, et plus encore à son arrivée au PS en 1974. Tout le monde s’était empressé d’oublier qu’il fut pourtant celui qui porta la loi fondatrice sur la formation professionnelle continue.

Avec le recul, je sais que c’est d’avoir suivi Jacques Delors durant ses années à la Présidence de la Commission européenne qui ancra définitivement mes convictions européennes, puis me mit sur le chemin du Collège d’Europe. J’admirais son courage et sa manière de faire. L’Europe était à plat lorsqu’il prit ses fonctions en janvier 1985  : plus d’idées, plus de jus, des égoïsmes nationaux débridés et Margaret Thatcher à l’ouvrage pour tout détricoter. Son projet de faire tomber les barrières entre États membres pour fonder un grand marché intérieur fut décisif. À la fois parce que l’Europe touchait enfin son objectif et parce qu’il créait une dynamique politique irrésistible, soutenue par une méthode originale, profondément sociale-démocrate  : expliquer, convaincre, rallier les États membres, les parlementaires européens, les partenaires sociaux, les corps intermédiaires, les citoyens. Ce fut une époque formidable, que je vivais passionnément entre mes livres et les journaux à Nantes, puis Paris, avant de découvrir Bruges, puis Bruxelles à l’approche de 1992. J’étais touché aussi par la volonté de Jacques Delors de développer le dialogue social européen et sa détermination à renforcer la politique régionale dans une perspective de solidarité intra-européenne. Vint en 1987 le programme Erasmus, l’une des réussites les plus emblématiques de l’Europe. Et la convention de Schengen.

Sans doute y avait-il moins d’États membres qu’aujourd’hui, moins de complexité, un écart encore large avec le reste du monde. Je suis persuadé malgré tout que l’engagement de Jacques Delors, sa détermination à lever les obstacles, posément, clairement, fut décisif. Il refusait la caricature, la facilité. Delors inspirait la confiance, essentielle pour rassembler diverses histoires nationales et de fortes personnalités. Sans le lien que Jacques Delors avait su construire avec le Chancelier Helmut Kohl, jamais l’Euro ne serait né. Et jamais le Traité de Maastricht n’aurait été le changement décisif qu’il fut pour le projet européen. Avec le temps, sans doute a-t-on oublié l’immense travail de fond que nécessita une telle perspective. À la manœuvre, parlant inlassablement aux uns et aux autres, aux gouvernements et aux parlements, mais aussi aux gouverneurs des banques centrales des 12 États membres, il y avait Jacques Delors. Ce moment de bascule dans l’histoire de l’Europe lui doit beaucoup. Delors apparaissait régulièrement dans les médias, parlait de l’Europe, simplement et passionnément. Il incarnait le projet, cette nouvelle frontière pour des tas de gens et en particulier de jeunes dont j’étais. Nous avions le sentiment que tout était possible, que les atavismes de l’histoire européenne n’étaient peut-être plus fatals, qu’une autre perspective s’ouvrait, liant le marché et les solidarités, et que nous en serions.

La toute première carte d’une organisation que je pris fut dans un club créé autour des idées de Jacques Delors. Et aussi de sa méthode. Ce club s’appelait Démocratie 2000. Il était présidé par Jean-Pierre Jouyet, qui serait le directeur de cabinet de Jacques Delors à la Commission européenne, et animé par Jean-Yves Le Drian, alors maire de Lorient. Il y avait là des politiques, mais aussi des dirigeants d’entreprise, des syndicalistes, des journalistes. Le club était très «  deuxième gauche  », mais il s’ouvrait aussi à des personnalités venues du centre-droit. Nous avions chaque mois de septembre deux jours de travail à Lorient. Jacques Delors en était bien sûr, et nous pouvions alors échanger avec lui. J’étais impressionné, parlant peu et écoutant beaucoup. Je me souviens d’y avoir croisé Simone Veil et Adrien Zeller, qui serait plus tard le Président de la région Alsace. J’admirais aussi Michel Rocard. Leur relation était complexe, je crois. Pour moi, pourtant, ils se complétaient. Michel Rocard avait une fulgurance, un côté ingénieur social et professeur Nimbus, une manière inimitable de produire des tas d’idées que n’avait pas Jacques Delors. Mais il n’avait sans doute pas l’organisation, le sens de la persévérance et la capacité de fédérer qui distinguait Delors. Je ne sais pas s’ils furent rivaux. L’un était en Europe, l’autre était en France. J’imaginais que l’un ou l’autre écrirait la suite, après François Mitterrand.

La suite, beaucoup encore s’en souviennent. Rocard hors-jeu après les élections européennes calamiteuses de 1994, toute la gauche de gouvernement et une petite part du centre-droit se mirent à rêver d’une candidature de Jacques Delors à la Présidence de la République. Cette candidature, je l’espérais moi aussi, mais je n’y croyais pas trop. Je ressentais qu’il y avait chez l’homme Delors une part de raison, un défaut de folie, une réticence intime à ne pas se jeter dans un combat qui n’était pas totalement le sien. Et je ne fus pas surpris de sa décision, annoncée à des millions de Français à la télévision à la fin 1994 de ne pas se présenter. Sans doute fus-je un peu déçu, mais je la compris aussi. Jacques Delors n’avait pas rêvé toute sa vie d’être Président. Son militantisme et son idéal s’étaient exprimés ailleurs, dans les faits, par les résultats. Il s’était réalisé, il n’avait plus rien à prouver, sinon à partager – et il le fit, autant à la fondation Notre Europe qu’au Collège d’Europe. Delors était un homme politique différent, difficile à imaginer aujourd’hui, quelque 30 années plus tard, à l’âge des réseaux sociaux, de l’instantané, des commentaires plutôt que des idées, des ambitions débridées et d’une certaine médiocrité aussi. Le quinqua que je suis devenu mesure la chance qu’il a eu de suivre le parcours, le sillon de Jacques Delors. Cela aura sincèrement marqué ma vie.

L'unité d'un homme

Dans mon petit bureau, sous les toits de Bruxelles, j’ai plusieurs livres de Jacques Delors, et notamment ses Mémoires. Il y a également un beau livre intitulé L’Unité d’un homme, sous forme d’entretiens avec le sociologue Dominique Wolton. C’est ce livre que je préfère. Je le rouvre encore de temps à autre. Je ne peux réduire Jacques Delors à l’Europe seulement. Sa trace et son engagement sont beaucoup plus larges. Les entretiens avec Dominique Wolton révèlent la profondeur de l’homme, sa complexité, ses failles, son humanité, sa part de mystère également. Jacques Delors aura vécu presque un siècle. Il nous laisse une histoire, un leg intellectuel, un espoir en héritage. Delors n’était pas un homme de rupture, il était un artisan de l’union, des femmes, des hommes et des idées. Il pratiquait le dépassement et savait, dans l’action, le faire vivre pour le meilleur, sans jamais nier les différences, dans le respect de chacun. Il n’ignorait rien des petitesses de la vie publique et a su toujours s’en défier. Je crois que cet exemple, cette trace, ce message auraient bien besoin d’être revisités. A gauche, cet espace qui m’est cher, et au-delà aussi. La France rendra hommage le 5 janvier à un homme d’exception. Notre pays a changé depuis les années Delors, l’Europe également. Puissions-nous cependant nous souvenir de Jacques Delors, de ce qu’il nous laisse, pour agir demain, ensemble.

Texte daté du 1er janvier 2024.

 

PYLB 2023

Pierre-Yves Le Borgn’ a été député de la septième circonscription

des Français de l’étranger entre juin 2012 et juin 2017.

 

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1 janvier 2024

Matthias Fekl : « Il faut souhaiter que Cuba trouve sa propre voie pour se réinventer »

Le 1er janvier 1959, il y a 65 ans jour pour jour, Fidel Castro devenait l’homme fort de Cuba, après le succès d’une révolution au terme de laquelle chuta le régime de Fulgencio Batista. Une analyse passionnante de cette histoire, faite dallers retours permanents entre passé et présent, a été publiée aux éditions Passés Composés en septembre 2023. L’auteur du Dernier cortège de Fidel Castro, Matthias Fekl, a un profil atypique : avocat de profession, il fut secrétaire d’État en charge du Commerce extérieur (septembre 2014-mars 2017) et même, pendant un mois et demi, ministre de l’Intérieur (mars à mai 2017). Pourtant, on sent bien quand on le lit que ce livre n’est pas un "essai politique", mais une étude rigoureuse qui ressemble bien à celle que pourrait faire un historien de métier. Je ne peux qu’en recommander la lecture à tous ceux qui sont intéressés par l’histoire de Cuba, et plus généralement par celle de la seconde moitié du vingtième siècle.

J’ai proposé à M. Fekl de lui soumettre des questions après lecture de l’ouvrage, ce qu’il a rapidement accepté. Je les ai finalisées et les lui ai envoyées fin octobre ; ses réponses me sont parvenues le 31 décembre, juste avant l’anniversaire de la révolution cubaine. Je le remercie pour cet échange dont la retranscription vous donnera je l’espère, envie de découvrir son travail. J’en profite enfin, en ce premier jour de 2024, pour vous souhaiter à toutes et tous, lecteurs fidèles ou occasionnels, une année aussi chaleureuse et sereine que possible, avec son lot de petits et grands bonheurs. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Matthias Fekl : « Il faut souhaiter que Cuba

trouve sa propre voie pour se réinventer »

Le dernier cortège de Fidel Castro

Le dernier cortège de Fidel Castro (Passés Composés, septembre 2023)

 

Matthias Fekl bonjour. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre sur le Cuba de Fidel Castro ? J’ajoute qu’il passe davantage pour un ouvrage d’historien que pour l’essai d’un politique : quel travail a-t-il nécessité ?

pourquoi Cuba ?

C’est une excellente question, et vous avez parfaitement raison  : ce n’est pas du tout un essai politique au sens où on l’entend classiquement.

Je m’intéresse à Cuba depuis longtemps. J’y suis allé à plusieurs reprises, à titre privé mais aussi au titre de mes anciennes fonctions gouvernementales, et j’ai été d’emblée été marqué par ce pays qui, au-delà des images faciles de cartes postales, est un pays de haute culture dont la littérature, l’Histoire, la musique, la peinture et la vie intellectuelle ont souvent été d’une très grande densité.

L’idée d’écrire ce livre a germé alors que je n’occupais plus aucune fonction publique nationale. Sans doute y avait-il l’envie d’aller plus loin, d’approfondir ce qui m’intéressait à Cuba  : une littérature magnifique, une Histoire mouvementée, mais aussi une beauté pleine de nostalgie que matérialisent l’insularité ou un certain rapport au temps. Et puis, après toutes ces années de vie politique active et en parallèle d’une vie professionnelle intense, l’idée de me retirer de temps à autre avec mes documents et ma bibliographie pour écrire mon propre livre n’était pas déplaisante. J’ajoute que l’idée d’écrire librement, sans arrière-pensée et sans raison autre que le seul plaisir d’écrire, n’est pas étrangère à la genèse de ce livre.

Pour répondre enfin à la dernière partie de votre question, j’ai consulté énormément de sources. Des livres par centaines, des témoignages et documents d’époque, des films… des années durant, je me suis ainsi promené dans le Cuba des siècles passées, à la rencontre de lieux mythiques et de personnages haut en couleur.

 

Fidel Castro passe pour moins dogmatique que Che Guevara ou que son frère Raúl. Ceux qui ont soutenu la révolution était d’ailleurs d’horizons très variés. Castro a-t-il été, au moins au départ, sincèrement moins enclin que d’autres à instaurer un régime communiste à Cuba ? A-t-il eu au départ à leur faire des concessions, ou bien a-t-il été maître des grandes orientations de bout en bout ?

Castro, dogmatique ou opportuniste ?

Vous pointez du doigt l’une des grandes dialectiques à l’œuvre dans la révolution cubaine, et l’une des questions que soulève le livre. Nombre de compagnons de route de Castro, de témoins de la révolution puis d’historiens se sont posé cette question  : Castro était-il communiste d’emblée et l’a-t-il masqué pour entraîner davantage de monde derrière lui, ou s’est-il converti au communisme sur le tard, par nécessité  ? Cette question n’est selon moi pas tranchée à ce jour, et il existe des indices allant dans un sens comme dans l’autre.

Ce qui est certain, c’est que les sources d’inspiration premières de Fidel Castro ne sont pas communistes. Il est nourri des héros et penseurs cubains et latino-américains du 19ème siècle, en particulier de la magnifique figure de José Martí, penseur, poète et révolutionnaire cubain mort au combat. Le manifeste fondateur du castrisme, L’Histoire m’absoudra, retranscription de sa plaidoirie après l’attaque de la caserne de la Moncada en 1953, ne contient pas une seule référence à Marx, Engels ou Lénine, ni à aucun autre penseur ou responsable communiste. Les auteurs du libéralisme politique et de la révolution française sont abondamment cités, comme est omniprésente la volonté de souveraineté, d’indépendance et de justice sociale. Et le parti communiste cubain ne soutient pas initialement Castro dans sa lutte contre Batista, loin s’en faut.

Comme vous le rappelez très justement, la base sociologique de la révolution cubaine est au départ multiforme  : mouvements étudiants, chrétiens-démocrates et chrétiens-sociaux, sociaux-démocrates, centristes… les soutiens à la révolution couvrent un spectre très large, et des pans entiers de la haute bourgeoisie économique et industrielle soutiennent Castro. Ainsi en est-il des Bacardi, du magnat du sucre Lobo, de bien d’autres encore.

Dans l’état-major de la révolution, seuls Che Guevara et Raúl Castro sont d’authentiques communistes, et de nombreux débats traversent le mouvement révolutionnaire, avant la victoire de la révolution, mais aussi dans les premiers mois après l’installation du nouveau pouvoir. Cependant, dès 1959, une double dialectique s’enclenche qui, en quelques années à peine, va voir la révolution basculer vers un régime communiste. En interne, Castro a besoin de structurer son pouvoir, et le parti communiste est de loin l’organisation politique la plus efficace du pays. Aussi le parti va-t-il rapidement étendre son emprise tant sur le gouvernement, dont les ministres réformateurs et libéraux démissionnent ou sont poussés au départ les uns après les autres, que sur les mouvements syndicaux et les organisations de masse. Sur le plan international, et c’est l’autre volet de cette dialectique, les relations avec les États-Unis se dégradent tellement vite que l’Union soviétique va devenir un partenaire incontournable  : elle se substitue aux États-Unis lorsque ceux-ci mettent un terme à l’achat de sucre cubain et, très rapidement, signe des accords économiques et commerciaux tous azimuts avec Cuba, qui passe ainsi d’une dépendance à l’égard des États-Unis à une dépendance envers l’URSS. Ce double mouvement, intérieur et extérieur au pays, explique l’évolution de la révolution vers le communisme. Quant aux intentions réelles et initiales de Castro, qui a lui-même fait des déclarations contradictoires au sujet de son rapport au communisme, nous ne les connaîtrons sans doute jamais.

 

Vous expliquez bien, et vous venez de le rappeler, qu’à une dépendance commercialo-financière envers les États-Unis (sous Batista) s’est substitué, très rapidement après la rupture d’avec Washington, une nouvelle dépendance, envers l’URSS. Mais à vous lire on se dit que le nouveau Cuba aurait fort bien pu ne pas avoir à choisir : à cet égard à qui la faute ? La révolution a-t-elle été prise en otage de la guerre froide, ou bien celle-ci lui a-t-elle au contraire servi ?

Cuba et les États-Unis, intolérable voisinage

Il est toujours délicat de réécrire l’Histoire, mais il me semble certain qu’une autre relation aurait entre Cuba et les États-Unis aurait été possible, et éminemment souhaitable  !

Il y a d’abord une série de malentendus et de faux-pas de part et d’autre. Ainsi de Castro qui effectue sa première visite officielle aux États-Unis sans passer par le protocole classiquement applicable dans ce genre de situations – il est l’invité des éditeurs de journaux américains et les autorités officielles ne sont pas vraiment dans le coup de la visite. Ainsi, lors de la même visite, du Président Eisenhower qui part faire une partie de golf pour ne pas rencontrer Castro, et laisse le soin de cette rencontre à son vice-président Nixon, qui déteste immédiatement le Cubain. Ainsi bien sûr des épisodes essentiels de l’invasion de la Baie des Cochons, puis de la Crise des missiles et de l’embargo, ou encore des innombrables occasions ratées pour engager des discussions entre les deux pays. Le Président Kennedy avait ainsi chargé Jean Daniel de sonder Castro sur un éventuel rapprochement, mais il est assassiné au moment même où Jean Daniel est à Cuba, et l’initiative en restera là. Kissinger raconte lui aussi différentes négociations qui avaient été entamées, mais qui ont toutes échoué.

Des relations apaisées demeurent selon moi dans l’intérêt des deux pays. Il est vrai cependant que la présence d’un régime communiste à 80 miles des côtes des États-Unis est une idée proprement insupportable, ce qui explique la virulence des ripostes jusqu’à aujourd’hui, tout comme bien sûr, le fait que Cuba est rapidement devenu un sujet de politique intérieure, avec la puissance du vote cubain. Côté cubain, il faut souligner aussi que malgré les nombreuses et graves difficultés créées par les sanctions américaines, l’utilisation des États-Unis comme bouc émissaire de tous les maux de la révolution est à la fois fréquente et utile, tant elle a souvent permis de détourner l’attention des erreurs propres au régime cubain, pour souder et unir la population contre l’impérialisme du grand et encombrant voisin.

 

Comment expliquer qu’un homme aussi intelligent que Castro ait, à plusieurs époques, aussi mal compris comment fonctionne une économie saine, impulsée et dynamisée par l’initiative privée ? Était-il un dogmatique borné, ou bien faisait-il simplement de la politique ?

Castro et l’économie

Il y a eu beaucoup de débats au sein du mouvement révolutionnaire, puis du gouvernement, pour savoir s’il fallait privilégier les «  incitations matérielles  » - c’est-à-dire récompenser matériellement les efforts fournis par chacun – ou les «  incitations morales  », chères à Che Guevara dans sa volonté de construire «  l’homme nouveau  ». Et il y a eu des cycles, au cours desquelles l’une ou l’autre de ces approches était favorisée. Il a cependant fallu attendre l’arrivée au pouvoir suprême de Raúl Castro pour que de premières réformes aillent dans le sens de plus d’initiative individuelle et même d’auto-entreprenariat. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette révolution que de voir ces réformes décidées par le communiste le plus intransigeant du régime  !

Mais revenons à Castro. Durant ses décennies au pouvoir, il lit tout, s’informe de tout, connaît en profondeur les réalités économiques du pays et ce, jusque dans les moindres détails. Il concentre tout le pouvoir entre ses mains, et cette hyper-centralisation du pouvoir, y compris pour ce qui concerna la décision économique, est sans doute l’une des sources du problème. En effet, des décisions souvent anodines doivent remonter très haut dans la chaîne de décision, ce qui embolise le système, inhibe l’esprit d’initiative des échelons inférieurs et finit par bloquer toute l’économie. S’y ajoutent deux éléments. D’abord, bien sûr, l’embargo américain, qui a contribué a dégrader la situation en asphyxiant un peu plus encore l’économie cubaine. Ensuite, et surtout, les grands choix économiques de Castro sont dictés par des considérations essentiellement politiques. Il craint que plus d’initiative laissée au secteur privée ne conduise, in fine, à une perte de contrôle politique sur le pays, ce qu’il ne veut en aucun cas accepter.

C’est dommage, car la fertilité des terres cubaines, la diversité potentielle de son agriculture, la très haute qualité de sa main d’œuvre et de ses ingénieurs aurait pu permettre de développer un autre modèle, comme le prouvent certaines réussites éclatantes notamment dans le domaine médical.

 

Vous développez pas mal au sujet de l’embargo imposé par les États-Uniens envers le Cuba de Castro : avez-vous acquis la conviction, et je vous interroge ici au regard de cette étude mais peut-être surtout de votre passé de secrétaire d’État au Commerce extérieur, qu’un embargo porté à un pays sur les denrées du quotidien pour faire plier un régime est forcément contre-productif, ne serait-ce que parce qu’il soude la population face à un péril extérieur instrumentalisé ?

histoires d’embargo(s)

Regardons les faits. L’embargo a échoué sur toute la ligne, puisque son objectif affiché et assumé était de conduire à un changement de régime à Cuba et que six décennies après, le régime est toujours en place. En revanche, cet embargo a contribué à dégrader la qualité de vie des Cubains et leur a imposé de nombreuses privations dans leur vie quotidienne. L’ancien président Carter l’a dit de manière très convaincante dans un rapport suite à une mission qu’il a effectuée à Cuba il y a quelques années.

Ce n’est pas un hasard si les réflexions en droit international et la pratique en politique internationale, se sont progressivement orientées vers des sanctions plus ciblées, les fameuses «  smart sanctions  », où l’on essaie de viser non pas un pays et donc une population dans son ensemble, mais soit certains secteurs-clés, soit des personnalités précises, frappées d’interdictions de voyager à l’étranger ou de gels d’avoirs. Ce n’est pas non plus une recette miracle, mais c’est certainement plus efficace et moins injuste qu’un embargo.

 

Vous en avez un peu parlé ici : la lecture du bilan en matière d’éducation et surtout de santé impressionne, notamment s’agissant de cette diplomatie sanitaire qui constitue, vous le dites bien, un atout majeur de soft power pour Cuba. Peut-on dire que, des années Castro jusqu’à aujourd’hui, Cuba a joui d’une force d’influence et d’attraction sans commune mesure avec son poids objectif ?

la santé, l’éducation et le soft power cubain

Les réussites en matière de santé et d’éducation sont à juste titre l’une des fiertés légitimes des Cubains. Dans ces domaines, le pays fait infiniment mieux que nombre de pays comparables, et parfois mieux que des pays beaucoup plus développés. Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître.

La «  diplomatie sanitaire  » n’est que l’un des vecteurs d’attraction de Cuba à l’échelle internationale. Son influence a longtemps été immense au sein du Mouvement des non-alignés, en raison du prestige révolutionnaire en soi, du symbole de ce petit pays qui résiste à son puissant voisin, de la capacité de Cuba à envoyer des troupes dans des combats «  anti-impérialistes  » comme en Angola ou à former des médecins dans nombre de pays de ce que l’on appelait alors le Tiers-Monde. Tout cela a en effet, comme vous le soulignez, donné un prestige et une influence sans commune mesure avec le poids objectif du pays.

 

Il est beaucoup question dans le livre des moments de répression, de fermeture, indiscutables, dans le Cuba de Fidel Castro. Les phases de libéralisation qui sont venues après ont-elles été contraintes ou volontaires ? Le Cuba de Raúl Castro, et l’actuel de Miguel Díaz-Canel peut-il réellement être qualifié d’État en transition ou bien reste-t-il essentiellement autoritaire ?

l’état de l’État autoritaire

Il existe en effet des cycles de fermeture et d’ouverture, que j’analyse dans le livre. Après quelques mois de fête et d’espérance révolutionnaires, un appareil répressif se met en place assez rapidement qui va agir contre les dissidents, contre de nombreux artistes et intellectuels, contre les homosexuels. Les phases de plus grande ouverture me semblent généralement découler de ce que les dirigeants sont alors convaincus qu’il faut «  lâcher du lest  », en particulier lorsque le contexte économique devient vraiment trop difficile.

Comment caractériser le Cuba d’aujourd’hui  ? Il me semble d’abord que la situation économique et sociale est de nouveau extrêmement dégradée, comparable et peut-être pire à la «  période spéciale  » qui avait suivi la chute de l’Union soviétique  : privé de son principal et quasi-unique partenaire économique, Cuba avait alors des années durant connu des temps très durs, avec la réapparition de graves problèmes de nutrition. Je crains que les effets combinés du COVID et de son impact sur le tourisme, des sanctions américaines et de la situation internationale aient aujourd’hui des effets comparables.

Des réformes importantes ont été menées, d’abord sous l’impulsion de Raúl Castro, puis sous celle de son successeur, Miguel Díaz-Canel. La propriété privée est désormais reconnue par la Constitution, aux côtés de la propriété collective, et les entreprises individuelles ont connu un vrai essor dans de nombreux secteurs.

Cela étant dit, Cuba est incontestablement un État autoritaire, qui ne connaît ni l’État de droit, ni le pluralisme de la presse au sens où nous l’entendons. Ce qu’il faut souhaiter, c’est que Cuba trouve sa propre voie pour se réinventer.

 

Est-ce qu’un homme comme vous, d’une gauche bien différente de celle qu’incarna Fidel Castro, peut encore aujourd’hui s’y référer et, sinon la prendre pour exemple, au moins lui reconnaître des mérites ? Cette révolution de 1959 ne fait-elle pas songer finalement à ces temps où l’on rêvait encore du grand soir ?

une référence lointaine pour la gauche ?

Comme vous le faisiez remarquer au début, ce livre est un livre d’histoire et non un essai politique. Je ne suis pas allé chercher dans le Cuba de Fidel Castro des idées pour réinventer la gauche de gouvernement française et européenne  ! Oserais-je ajouter que, plus jeune, j’ai toujours été un peu agacé par certains amis, enfants de la bonne bourgeoisie, qui trouvaient très chic d’arborer des casquettes du Che ou de tapisser leurs chambres de posters à l’effigie des révolutionnaires  ? À mon avis, lorsque l’on se forme un jugement sur un régime ou une situation politique, il n’est jamais inutile de se demander, «  aimerais-je moi-même vivre sous un tel régime  ?  ». C’est en tout cas ce que j’ai retenu de mes années d’enfance et de jeunesse à Berlin.

Concernant Cuba, l’honnêteté oblige selon moi à reconnaître les réussites en matière de santé et d’éducation, parfois remarquables. Elles expliquent en partie le soutien de nombreux Cubains à la révolution  : dans beaucoup d’endroits, singulièrement dans les campagnes, la situation s’est effectivement pendant longtemps améliorée sur le plan éducatif et sanitaire.

Enfin, puisque vous parlez du grand soir, j’ai essayé de rendre dans ce livre l’incroyable densité, la force politique des débuts de la révolution  : entre des images parfois quasi christiques, des personnages mythiques, une espérance folle et une ferveur stupéfiante, les premiers jours de l’année 1959 sont un moment politique total, où toute une population communie dans l’espoir politique et sans doute presque religieux de lendemains meilleurs. C’est aussi un renversement politique et social d’un ordre ancien vers un monde nouveau. C’est, en somme, un moment historique passionnant à reconstituer, même s’il est vrai que passé la ferveur révolutionnaire, seules des réformes conçues avec sagesse et mises en œuvre avec discernement auraient permis de transformer en profondeur la réalité.

 

Finalement, le Cuba des Castro, Fidel puis Raúl, tout bien considéré, les errements, les crimes et les réussites, et considérant la situation du pays au tout début de 1959, bilan globalement... ? Que plaiderait l’avocat que vous êtes face au tribunal de l’Histoire ?

le bilan

Le livre essaie de répondre à cette question, puisqu’il est construit sous forme d’un retour aux sources de cette révolution dont il retrace les grandes étapes, à rebours, depuis la mort de Fidel Castro jusqu’aux racines, au dix-neuvième siècle. Je ne veux forcer personne bien sûr, mais je crois que la meilleure manière de trouver ma réponse à votre question est de lire le livre  !

 

Comment expliquez-vous que la Chine, dans une logique certaine de guerre froide avec les États-Unis, n’ait pas à cœur de devenir le nouveau meilleur ami de Cuba ? S’agissant de la France, quelles relations avons-nous à votre avis vocation à entretenir avec La Havane ?

la Chine à la place de l’URSS ?

Il me semble que la Chine fait ce que vous dites, mais ailleurs dans le monde, en particulier en Afrique, en prenant des positions économiques, politiques et stratégiques de plus en plus fortes.

Cependant, Cuba demeure un symbole et un enjeu dans la perspective de nouvelle guerre froide que vous évoquez. En témoigne l’émoi suscité par un article du Wall Street Journal qui faisait état, en juin dernier, d’un accord qu’aurait obtenu la Chine pour installer à Cuba une base secrète d’espionnage, qui aurait permis d’intercepter nombre de communications aux États-Unis. Malgré les démentis, le souvenir de l’installation d’une base de missiles soviétiques n’était pas si lointain.

 

Vos projets et envies pour la suite, Matthias Fekl ? D’autres ouvrages, notamment historiques, en tête ?

J’ai aimé écrire ce livre et espère que les lecteurs auront plaisir à le lire. Cela m’a en tout cas donné envie d’en écrire d’autres. J’ai une idée d’ouvrage historique, pas encore tout à fait aboutie mais qui chemine. Je vous tiendrai au courant  !

 

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