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Paroles d'Actu
31 octobre 2023

Benoît Cachin : « On reconnaîtra les talents d'autrice de Mylène Farmer quand elle ne sera plus là »

Comment ça, consacrer un article à Mylène Farmer un jour d’Halloween c’est grossièrement cliché ? Pour votre gouverne, sachez, puisqu’on l’a écrit dans des médias bien informés, qu’elle dort dans un cercueil, que les chauves-souris sont ses amies, et toc !

Mylène Farmer, je l’ai redécouverte un peu par hasard, en avril dernier. J’avais reçu, comme parfois cela arrive, une bio d’elle signée par Alain Wodrascka. Parfois je reçois des livres qui me tentent moyen, souvent parce que l’artiste en question m’inspire moyen. Elle c’était entre deux. Le phénomène m’intriguait, et ma soeur l’aimait beaucoup plus jeune. J’ai lu le livre, qui m’a intéressé, beaucoup. Pour illustrer j’ai visualisé un concert que j’avais trouvé à bas prix, Avant que l’ombre, daté de 2006. Et là, ça a été la claque. Le professionnalisme, la qualité des shows, des musiques, mais aussi cette ferveur qui s’en dégageait. Et aussi les textes, finement écrits, riches et aux références fouillées. J’avais sans doute en tête, avant de lire ça, que Laurent Boutonnat en avait écrit la plupart. En fait, elle est de très loin la première auteure (l’interviewé du jour dit "autrice", je préfère "auteure") de son œuvre - avec certes Boutonnat à la musique. Il y a donc eu cette première interview sur Mylène Farmer le 1er mai dernier, avec Alain Wodrascka donc. Le mois suivant, un long échange avec Jean-Claude Dequéant, le compositeur de Libertine, ce tube qui a tant fait parler et qui continue.

Quand j’ai vu passer, dans les parutions à venir, l’édition augmentée du livre de l’auteur et journaliste Benoît Cachin - Mylène Farmer : 1984-2024, ses plus grands succès (Gründ, octobre 2023) - sur les singles de Mylène Farmer, je l’ai lu et ai sollicité une interview avec l’auteur. L’ouvrage est somptueusement illustré et fourmille de détails et d’analyses qui éclairent sur la disco de Mylène Farmer, sur chacun de ses albums et chacun de ses succès : il comblera à coup sûr tous les fans, et tous les curieux de celle qui l’an prochain, fêtera ses 40 ans non pas de carrière, mais de succès. L’interview, plus d’une heure d’échange au téléphone, retranscrite ici au plus près de ce qui a été dit, s’est faite le 26 octobre, je remercie Benoît Cachin pour sa confiance.

Trois articles, une trilogie qui, en six mois bouclerait une boucle ? Pour ce qui me concerne, j’ai encore beaucoup à apprendre de la carrière de Mylène Farmer (l’après 2006 je connais bien peu), carrière qui ne cesse je dois le confesser d’exercer chez moi, depuis peu donc, une forme de fascination. Et une trilogie c’est souvent fait pour avoir des suites. M. Boutonnat, vous savez comment me contacter. Quant à vous Mylène, une interview c’est où et quand vous voulez !

Pour conclure avant de laisser place à l’entrevue, et puisqu’il est question de succès de Mylène Farmer, j’ai envie, avant de laisser la part belle à ceux que cite Benoît Cachin et que j’ai choisi d’illustrer largement au fil de l’article, de vous en présenter trois, pas ultra connus du grand public, mais qui comptent parmi mes préférés, histoire de... la faire mieux découvrir, ou redécouvrir autrement : Je t’aime mélancolie, plus haut, Beyond my control, et Avant que l’ombre... version 2006, un truc incroyable. Enjoy ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Benoît Cachin : « On reconnaîtra

les talents d’autrice de Mylène Farmer

quand elle ne sera plus là »

Mylène Farmer B

Mylène Farmer : 1984-2024, ses plus grands succès (Gründ, octobre 2023)

 

 

Benoît Cachin bonjour. Dans les remerciements de votre livre vous dites aimer et suivre Mylène Farmer depuis 1984, ses tout débuts donc. Vous souvenez-vous de cette découverte, et sincèrement vous êtes-vous dit à l’époque, dès Maman a tort, avant Libertine, cette artiste-là a quelque chose de particulier, elle durera ?

Je l’ai découverte à son Champs-Élysées, sur Antenne 2 à l’époque, en 1984. Ça devait être une de ses premières télés, peut-être sa première en prime time. Maman a tort venait tout juste de sortir. Effectivement, quand je l’ai vu chanter ce truc-là chez Drucker, j’ai été intrigué. Évidemment je ne savais pas à ce moment-là si elle allait devenir une grande star, ou être un feu de paille comme il y en a eu énormément dans les années 80. Mais j’ai tout de suite été séduit par son personnage chantant une petite comptine qui avait l’air innocente, mais ça l’était beaucoup moins qu’il n’y paraissait. Je suis allé chez le disquaire et je l’ai acheté, très tôt d’ailleurs puisque j’ai acquis la première pochette, celle en noir et blanc - il y en a une deuxième. J’ai tout de suite aimé, après, est-ce que j’ai perçu ce qu’elle allait devenir, sûrement pas - en plus, j’étais très jeune. Mais séduit certainement, et je n’ai jamais été déçu par la suite...

 

Au passage je vous souhaite d’avoir gardé ce 45 tours !

Je l’ai ! La face B était l’instrumentale. À l’époque, comme j’étais très jeune, j’ai dû la mettre pour chanter. Me connaissant j’ai certainement chanté sur Maman a tort.

 

Et ensuite ?

Après, je ne l’ai plus écoutée. Je suis passé totalement à côté de On est tous des imbéciles, que j’ai vue un peu à la télé mais qui ne me plaisait pas du tout. Même Plus grandir, j’avais dû trouver le clip sympa mais comme ça n’avait pas été un tube, sans plus. Beaucoup de gens sont passés à côté de ces deux titres. Je me suis remis à écouter Mylène à partir de Libertine. Et à partir de ce moment je n’ai plus arrêté de l’écouter !

 

  

Comment qualifieriez-vous sa relation artistique avec Laurent Boutonnat ? Une complémentarité certaine, voire mieux une forme de gémellité ?

On peut parler je crois d’une alchime parfaite entre paroles et musique, entre musique et paroles. Ils se répondent. Les musiques de Boutonnat habillent merveilleusement bien les paroles de Mylène, qui elle sait mettre sur la musique de Boutonnat des paroles qui claquent. Je ne sais pas si c’est de la gémellité, mais ils sont en tout cas parfaitement complémentaires. Il y a quelques exemples dans la chanson, de couples parfaitement complémentaires, mais eux sont je pense le meilleur exemple d’une harmonie artistique entre deux personnes. Disons tout de suite que ça n’a pas toujours été le cas, et qu’ils ont à mon avis bien fait d’arrêter de travailler ensemble. À la fin, c’était trop une redite de ce qu’ils avaient fait dans les années 1980, 90, et c’est très bien que Mylène soit allée voir de jeunes producteurs et compositeurs. Mais on parle clairement là d’un couple qui survole ces années 80-90, c’est assez fou le nombre de tubes qu’ils ont créés à deux...

 

 

L’imagerie gothique, présente de ses débuts jusqu’à sa dernière tournée, la valse sans fin d’Éros et de Thanatos, et toutes les thématiques récurrentes de son oeuvre, ce sont des choix artistiques calculés ou vraiment le reflet de ses préoccupations profondes ?

Comme c’est elle qui écrit, je pense vraiment que ce sont ses préoccupations profondes. Mais songez qu’au début elle n’est pas du tout gothique. C’est plutôt Jeanne Mas qui, au début des années 80, était vraiment taxée de gothique, aux côtés de The Cure, d’Indochine, etc... Mylène pas du tout, elle était très flamboyante, avec son personnage de Libertine. Sans contrefaçon non plus n’est pas gothique. C’est vraiment son premier spectacle en 1989 (je l’ai vu au Palais des Sports à Paris) qui va installer cette image, avec évidemment Ainsi soit-je, Allan... À partir de ce moment on a commencé à dire qu’elle était gothique, avec l’image du cimetière, on la dit sortant d’une tombe, suçant le sang, mangeant des chauve-souris ou je ne sais quoi... (Rires) Avant 89 elle n’est pas gothique. Et ensuite elle va s’en détacher très vite.  Mais ça lui a beaucoup collé à la peau. Dans ses concerts, ça n’est pas tellement gothique, hormis donc 89, et le dernier, Nevermore, où sont faits de gros clins d’oeil à Edgar Allan Poe, à cette imagerie qu’elle aime...

Pour vous répondre, je ne pense pas du tout que ce soit fabriqué. C’est vraiment elle, avec ses références littéraires : Baudelaire, Poe, beaucoup d’autres. On ne peut pas se forcer pendant des années, c’est impossible. Sur un titre, deux titres, un album peut-être, certainement pas sur 40 ans de carrière. Il faut avoir en tête que dès les années 90, Mylène, même si elle avait décidé d’arrêter de chanter, aurait été beaucoup plus riche que vous et moi. Elle n’avait pas besoin de continuer pour être riche. Donc je pense que ça lui correspond parfaitement. Elle l’a encore prouvé avec le dernier album. C’est bien sa nature profonde et c’est tant mieux.

 

Pas de doute là-dessus. Je précise que lorsque je faisais référence à ses débuts je songeais plutôt à l’album de 1988, le premier dont elle a largement écrit les textes...

Vous avez raison. Mais je pense que même sur les premiers textes, notamment des chansons ultra-rares comme L’Annonciation, de Boutonnat, ou Vieux Bouc, pas écrites par elle donc, elle a été en totale adéquation avec les paroles. Vu le tempérament de Mylène... Songez qu’en plus ils ont commencé ensemble avec Boutonnat, aucun des deux n’était connu. Ce n’est pas comme si elle avait été mise dans le giron d’un Serge Gainsbourg, bref de quelqu’un de très connu qui l’aurait casée dans le registre du gothique. Rien de tout cela : si elle a chanté de tels titres c’est bien que ça lui correspondait. Il faut avoir en tête aussi que le premier spectacle, c’est elle qui l’a conçu entièrement. Cet aspect gothique, quand je l’avais interviewée pour Têtu, elle m’avait dit : "C’est une de mes facettes". Encore une fois, les gens ont beaucoup cette image en tête, mais quand on voit ses spectacles, ils ne sont pas du tout tristes. Je lui avais demandé si ça ne l’embêtait pas qu’on retienne souvent cela, elle m’avait dit que non, que ça faisait aussi partie d’elle. Le moment gothique ne durera peut-être que 10 minutes sur un show, contre 45 d’uptempo dansant, mais peu importe que certains ne retiennent que ça, parce que ça lui correspond aussi. Elle assume complètement.

 

Et comme vous dites, cette imagerie est très présente dans le dernier spectacle, un peu comme un retour aux sources...

Exactement.

 

Le succès de Mylène Farmer est-il indissociable de l’impact considérable de ses clips ultra ambitieux signés Laurent Boutonnat ? Aurait-elle "marché" aussi bien sans ces grands spectacles aux visuels morbides et érotiques ?

Ah... C’est une bonne question. On ne peut pas savoir, c’est impossible. Je crois qu’un artiste quel qu’il soit, pas simplement Mylène, se crée un univers, et c’est cet univers qu’on aime. Si on n’aime qu’une chanson de lui, alors il ne fait qu’un succès et ensuite disparaît. Dès lors qu’un artiste dure dix, vingt, trente ou quarante ans, c’est bien parce qu’il a réussi à créer quelque chose. Alors oui, on parle souvent de Libertine, c’est ce titre qui lui aurait permis d’exploser auprès du grand public, c’est vrai. Mais on ne peut pas dire que toute sa carrière a tenu grâce au clip de Libertine, sinon ça se serait arrêté dès 87. C’était étonnant forcément. Comme je vous l’ai dit, c’est avec Libertine que j’ai raccroché les wagons, j’avais trouvé ça génial. C’était très nouveau pour l’époque. Seul Michael Jackson était capable de faire des clips aussi élaborés. Les clips ont fait partie de sa notoriété, tout comme ses spectacles. Elle n’est pas la première à avoir fait des shows spectaculaires en France, il y en a eu d’autres et notamment Sylvie Vartan qui, dès 1970, bien avant Mylène donc, remplissait d’aussi grandes salles. Ce côté grandiose de ses spectacles a forcément participé de son succès. Tout comme son côté sulfureux, Éros et Thanatos... un mélange qui a séduit, un tout. Mylène s’est créé un vrai univers au sein duquel elle navigue, parfois plus lumineuse, parfois plus dark, parfois du sexe, parfois pas du tout, etc. Cet univers est à son image. C’est la raison non pas de son succès, mais certainement de sa longévité : elle a un univers à elle et elle le garde.

 

Donc Libertine a un peu "rallumé son étoile", mais elle n’a plus eu besoin de cela ensuite.

Oui. Même si elle était encore une artiste en devenir. Libertine était un peu vue comme une dernière chance, ça a été un succès, mais elle n’avait que deux ans de carrière derrière elle, ça ne faisait pas vingt ans qu’elle ramait, et elle avait toujours une maison de disque. Je pense que maintenant ça ne serait plus possible, je suis même quasiment sûr qu’elle n’aurait plus eu de maison de disque après les échecs qui ont précédé Libertine. Il y a certes d’autres façons aujourd’hui de percer que dans les années 80, via les réseaux sociaux en particulier. Bon, il faut quand même avoir en tête qu’elle a été virée de RCA, signe que la maison de disque n’y croyait pas tellement. Je pense d’ailleurs que celui qui l’a virée de RCA a dû se retrouver au chômage après 86 (rire), et celui qui l’a embauchée chez Universal a lui dû en revanche prendre du galon. Libertine ça a vraiment été son premier tube, Maman a tort n’en a pas vraiment été un. Je me souviens de l’époque, ce qui marchait c’était Jeanne Mas, elle était numéro 1 bien devant Mylène Farmer. En termes de ventes, de radios, de passages télé, d’hystérie des fans... Mylène à côté...

 

Intéressante perspective, quand on voit la suite.

Jeanne Mas s’est enfermée dans un truc, elle s’est crue "arrivée", alors que quand on est artiste, on n’est jamais arrivé.

 

La coloration de son oeuvre a pris au fil des années une coloration de plus en plus optimiste, ou en tout cas de moins en moins pessimiste, moins de noirceur, davantage de lumière. Peut-on associer cela à des changements dans sa vie, et notamment à une plus grande ouverture aux autres, notamment après toutes ces années d’un duo sans doute étouffant avec Laurent Boutonnat ?

Je trouve que son univers reste vraiment le même. Son dernier album, L’Emprise, notamment dans les textes, est quand même bien dark. Et ça a toujours été ainsi. Alors dans le détail, peut-être que Désobéissance, c’est un peu moins triste. Interstellaires aussi. Mais elle a toujours eu dans ses albums des chansons uptempo pour danser et des ballades très farmériennes. L’album Bleu noir n’est pas très gai non plus, la chanson titre au premier chef...

 

La question porte peut-être davantage sur son état d’esprit général, sur comment elle voit la vie...

Là je ne sais pas, ce serait peut-être intéressant de lui poser la question à elle ! Si au fil de sa carrière elle a eu l’impression, elle, de s’ouvrir de plus en plus. Appelez-la, Nicolas ! (Rires)

 

J’aimerais bien avoir son numéro ! (Rire)

Vous n’êtes pas le seul. Mais effectivement on touche là à une question trop personnelle. Je ne suis ni son psychanalyste ni son porte-parole. Si je me base simplement sur ses albums, je peux dire qu’ils sont tous dans la même veine, à part peut-être Point de suture, et encore, Point de suture, ça n’est pas très gai comme chanson.

 

 

J’ai le sentiment, mais je me trompe peut-être, qu’après l’ère Boutonnat, à partir des années 2000, sa musique a gagné en diversité (électro, etc...), peut-être en simplicité (clips moins ambitieux) mais qu’elle a perdu en popularité. Pas sûr que le grand public puisse citer un grand succès d’elle depuis C’est une belle journée ? Quel regard portez-vous sur l’après Boutonnat ?

Fuck them all a quand même bien marché. Slipping away avec Moby aussi. Mais vous avez raison effectivement, peut-être qu’à partir de Point de suture, de Dégénération... Hormis Oui mais... non qui a bien marché... Après, c’est aussi l’époque qui veut ça. À partir du milieu des années 2000, il y a de moins en moins de singles qui sortent, et c’est assez proportionnel à l’ampleur que va prendre le MP3, et aujourd’hui le streaming. Est-ce que les gens écoutent encore des singles, je n’en suis pas tellement sûr ? Auparavant on achetait des CD 2 titres, et moi qui suis encore plus vieux, j’ai connu les 45 tours ! Il n’y avait pas tellement d’autres façons d’écouter une chanson. Maintenant, les jeunes ne sont plus du tout singles, ils ne réfléchissent plus du tout comme ça, ils écoutent les chansons qu’ils aiment, point. Les clips font maintenant un peu office de single, mais c’est dur aujourd’hui d’avoir un single qui fonctionne. Et il faut avoir à l’esprit que Mylène n’a plus 20 ans, même si les fans détestent qu’on le rappelle : elle a 62 ans aujourd’hui, et les jeunes écoutent autre chose que Mylène Farmer. Et comme ce sont eux qui font le marché de la musique, et non pas les vieux, ils ne se ruent pas sur elle. Alors, il y a des jeunes qui l’adorent, sinon elle ne remplirait pas le Stade de France, mais faites un sondage sur des gens de 15 ans, vous verrez que beaucoup vous demanderont de qui on parle...

 

 

Pour compléter ce que je disais, je dirais que justement, les jeunes de 15 ans connaissent peut-être davantage d’elle Libertine ou Désenchantée que les succès plus récents ?

C’est un autre problème, celui des jeunes qui sont plus nostalgiques que les gens qui ont connu l’époque. Moi qui ai connu les années 80, je déteste quand, dans une soirée, on passe des chansons de ces années. Je les ai vécues et je n’ai pas envie de les revivre, je préfère vivre 2023. Les jeunes sont beaucoup dans le passé de leurs parents, ça m’épate assez quand je les vois écouter du Michel Sardou, ou Libertine, d’ailleurs j’étais à une soirée récemment, justement ils l’ont passée. J’aurais préféré qu’ils mettent Rayon vertRallumer les étoiles, ou à Tout jamais. Vous avez parfaitement raison sur le point que vous soulevez, mais ce n’est pas un phénomène propre à Mylène Farmer : c’est le problème d’une génération, entre ceux qui n’écoutent que du rap, et ceux qui sont plus pop, mais qui souvent se tournent vers la pop de leurs parents, typiquement les années 80. Moi quand j’étais jeune, il était hors de question que j’écoute ce qu’écoutaient mes parents ! Moi j’écoutais les années 80, mais au bon moment. J’ai horreur de la nostalgie : le côté "c’était mieux avant", "tout fout le camp", je trouve que c’est une connerie sans nom mais c’est un autre sujet. Donc ça n’est pas propre à Mylène Farmer. Beaucoup de jeunes sont tournés vers le passé. Ajoutez à cela une industrie du disque qui est compliquée, donc il y a moins de tubes. Et Mylène vieillissante, il ne faut pas se voiler la face. Les jeunes vont plus écouter Angèle, Zaho de Sagazan dernièrement, ou Aya Nakamura que Mylène Farmer... C’est normal : quand on est jeune on a envie d’écouter des jeunes. Moi à 15 ans, je n’écoutais pas Édith Piaf. C’est un peu la même chose.

 

 

Effectivement ça se défend. De manière générale, est-ce qu’il y a à votre avis dans la carrière de Mylène Farmer des périodes plus creuses que d’autres qualitativement parlant ? Elle a toujours su se renouveler ?

Des creux, franchement je ne trouve pas. Mais réellement, il était tant que ça s’arrête, avec Boutonnat. Pour moi, l’album le plus faible, c’est Monkey Me. Même si on y trouve des chansons que j’aime bien, entre autre, Monkey me que j’adore. Mais franchement, Nuit d’hiver comme clin d’oeil à Chloé, c’était raté. Autant qu’elle réenregistre Chloé à la limité, ça aurait été plus intéressant. Après, Interstellaires, Désobéissance, et L’Emprise, moi je trouve que ce sont de bons albums, et c’est bien encore une fois d’être allée chercher d’autres producteurs et compositeurs. Bleu noir aussi, c’était bien, moi j’adore Archive avec qui elle l’a fait, alors j’étais content. Mais quand on écoute Monkey me, il n’y a pas de quoi rougir non plus, certains fans exagèrent parfois un peu : ça n’est pas nul. C’était leur dernier album, comme un vieux couple qui se séparait et qui allait arrêter une belle histoire. Au bon moment. Là c’est bien. Après on n’est pas à l’abri d’une surprise ? Mais a priori je ne pense pas, je crois que lui travaille sur un long-métrage, et vu ce qu’il a balancé au Parisien récemment, lors d’une rare longue interview, je pense que ça n’a pas contribué à les rapprocher. Je les crois en froid, je ne sais même pas s’il est allé voir le dernier spectacle, Boutonnat. S’il y avait été, les fans, qui sont à l’affût de tout, l’auraient signalé. Le Stade de France a été reporté, mais il aurait pu aller à Nice, je l’ai bien fait ! (Rire)

 

Justement, en parlant de ses fans, quel regard portez-vous sur son rapport si particulier avec son public, notamment lors de ces shows qui ressemblent moins au sage récital qu’à une forme de messe ? Entre elle et eux c’est quoi, une communion, une forme de lien sacré ?

Avec les fans vous voulez dire ? Parce qu’il y a plusieurs publics. Avec son public de fans bien sûr, ils attendent, c’est une communion. Ils s’investissent beaucoup, ils s’effondrent en larmes dès qu’elle entre sur scène... Moi je pense que quand on n’est pas bien à un moment dans sa vie, quand on est triste, quand on a des problèmes, on se raccroche, j’avais envie de dire "à une étoile" mais c’est un peu ça. Là, c’est ce raccrocher à quelqu’un. Pour certains ça va être à un footballeur, pour d’autres un acteur, pour d’autres encore c’est Mylène Farmer. De nombreux fans la voient comme si elle chantait à leur oreille, c’est beau comme relation, tant que ça ne devient pas malsain. Tant que ça n’empêche pas de vivre. Là ce serait un peu triste, de ne pas vivre sa vie ou de la vivre par procuration, en s’imaginant être l’ami de Mylène Farmer. Mais avoir une relation quasi mystique, un peu comme dans une messe, ça ne me choque pas, si les vies des uns et des autres sont équilibrées par ailleurs. Moi je suis un fan depuis tout petit, pas de Mylène bien évidemment, c’est venu plus tard, mais je sais que ça m’a aidé durant des périodes compliquées de ma vie d’avoir des artistes auxquels me raccrocher, de me passer une chanson en imaginant qu’elle a été écrite pour moi. Parfois ça aide à tenir, et je trouve ça beau. Là encore ça n’est pas propre à Mylène Farmer. Mais on voit lors de chacun de ses concerts à quel point le lien est fort avec ses fans. Ce qui est étonnant avec elle par rapport à d’autres, c’est vraiment la ferveur de ses fans. À part Johnny, pas grand monde n’a connu ça en France...

 

Effectivement c’est quelque chose qui peut être réconfortant. Juste, quand on est un peu déprimé, mieux vaut éviter d’écouter Jardin de Vienne dans le noir...

(Rire) Ou Je voudrais tant que tu comprennes. Oui il y a des chansons qu’il vaut mieux... Quoique, quand on est déprimé, on aime écouter des chansons tristes en général. Ça fait du bien, on pleure, et après ça va mieux. Quand ça en reste là... ça va. Parfois ça fait du bien de pleurer...

 

 

Je reviens un peu plus sur le sujet de votre livre, à savoir son répertoire. C’est compliqué sincèrement de chercher à décortiquer le sens des textes de Mylène Farmer ? Vous le dites à plusieurs reprises dans l’ouvrage, ils sont souvent difficiles à saisir, abscons, et elle, en tant qu’auteure, ne veut pas les expliquer. D’ailleurs faut-il toujours chercher à expliquer des paroles de chanson ?

Pas du tout. D’ailleurs je n’essaie pas de les expliquer mais plutôt de donner des clés, je préfère largement ça. Vous savez, dans une chanson, c’est souvent une émotion. Vous avez raison, c’est comme pour un poème, surréaliste par exemple, est-ce qu’on a besoin de comprendre absolument ce que voulaient dire Appollinaire, André Breton ou Paul Éluard ? Non, ça vous crée une émotion. Moi ce que j’essaie de faire avec ce livre, c’est encore une fois d’essayer de donner des clés aux gens : "ici elle s’est inspirée de Pierre Reverdy..." Le but c’est que les gens aillent voir, prolonger. Quelqu’un qui aime Rêver va comprendre qu’il y a beaucoup de Reverdy là-dedans, ça pourra l’inciter à se renseigner sur lui, sur ce qu’il a fait, aller voir ses poèmes et prendre le risque de trouver ça beau...

Même quand je donne des clés, je prends beaucoup de pincettes, je me borne à dire qu’elle semble vouloir dire ou évoquer telle ou telle chose, j’essaie de prendre des verbes qui ne soient pas trop tranchés. D’ailleurs les fans de Mylène Farmer ne sont pas débiles, ils n’ont pas besoin de moi pour comprendre les paroles. Cela dit, comme j’ai fait des études littéraires, c’est peut-être plus facile pour moi d’aller chercher des références, j’ai plus de temps et c’est mon métier... Regardez, ici ça peut faire penser au Petit Prince, là à Boris Vian... Mais les gens n’ont pas besoin de moi pour expliquer, il ne faut pas prendre les lecteurs pour des imbéciles. On a souvent pris les fans de Mylène Farmer pour des imbéciles, j’ai horreur de ça. J’ai souvent eu l’occasion, à la télévision, où on est souvent coupé, ou à la radio, où là je l’ai fait en direct plusieurs fois, d’expliquer que les fans de Mylène Farmer ne sont pas du tout des hystériques sans cervelle qui achèteraient tout les yeux fermés sans rien comprendre. C’est faux. Il y a de tout parmi son public. Dans un Stade de France il n’y a pas que des fans. J’y suis allé moi-même avec des gens qui ne sont pas des fans de Mylène Farmer, mais qui adorent ses spectacles : ils vont la voir sur scène tous les quatre, cinq ans, sans jamais acheter aucun disque. Ils viennent voir un show. Donc oui, le public de Mylène est complexe, et pour certain d’entre eux tout cela est très important, il y a un vrai lien avec elle.

 

 

D’ailleurs parmi ses textes, est-ce qu’il y en a qui restent impénétrables pour vous ?

(Il réfléchit) Oui... Pour moi, L’Âme-stram-gram, c’est dur. J’ai cru, sans le mettre dans le livre d’ailleurs, pour n’avoir rien trouvé de concluant, qu’il y avait une référence au marquis de Sade. C’est très sexuel, et c’est un bon exemple cette chanson, parce qu’on perçoit tous que c’est très sexuel, quand on l’écoute, quand on lit les paroles. Il est question de dard, de pénétration... mais ça n’est jamais vraiment clair. J’avais cru trouver une référence qui pourrait la raccrocher au marquis de Sade, je ne désespère pas... Je pense aussi, à propos des textes plus compliqués, à ceux de Avant que l’ombre... Mais en général c’est assez clair. Pas mal de gens disent qu’ils ne comprennent rien à ce qu’elle dit, c’est souvent parce qu’ils n’écoutent pas, et en plus Mylène a une particularité c’est que dans ses uptempos elle emploie beaucoup d’onomatopées, elle fait des "oh !", des "ah !", pour faire un petit clin d’oeil à une chanson. Notamment dans Dégénération. C’est bien d’ailleurs, c’est très efficace sur les uptempos, un peu à l’anglo-saxonne.

Je pense encore à une autre chanson qui fait appel à une formule magique et que j’ai essayé de décoder... (Il cherche le titre en question). Je sais que c’est dans Innamoramento... peut-être l’album dans lequel il y a les titres les plus compliqués d’ailleurs... Méfie-toi ! Un texte abscons, que j’aurais bien du mal à décrypter de façon certaine. Il y est fait référence au bouddhisme, et plus précisément au livre tibétain de la vie et de la mort. Mais c’est très compliqué, elle y parle des lames du Tarot alchimique... C’est très mystique. Méfie-toi oui, j’aimerais bien qu’elle me l’explique un jour. Et L’Âme-stram-gram donc. Ses deux plus compliquées pour moi. Sinon, pour le reste, quand on lit les paroles on comprend...

 

 

Avez-vous le sentiment justement qu’on néglige Mylène Farmer en tant qu’auteure : elle a quand même écrit la grande majorité de ses textes depuis plus de 35 ans, et nombre d’entre eux sont à la fois efficaces et assez remarquables pour leurs qualités littéraires. Est-elle à votre avis une espèce de poète, elle qui les aime tant (nous évoquions Pierre Reverdy, parmi d’autres) ?

Elle n’a clairement pas la reconnaissance d’une Barbara par exemple, qui elle est très reconnue pour ses textes. Je pense que ça viendra. Sûrement quand elle sera morte. On dira : "en fait, c’était une putain d’autrice, pour écrire comme ça des tubes à la pelle, avec des textes qui tiennent la route". Vous avez raison, on met toujours en avant les musiques qui sont efficaces, mais il n’y a pas que les musiques. "Tout est chaos... à côté", il fallait trouver cette formule, une belle allitération. Une bonne chanson, c’est l’alchimie des paroles et de la musique.

 

 

Oui... Pourvu qu’elles soient douces aussi, c’est un super texte...

Tout à fait. Et il fallait le faire, une chanson sur la sodomie sans que ce soit vulgaire...

 

C’est une belle journée...

Oui, sur le suicide... Voilà. Elle a vraiment un talent d’autrice certain. Elle sera reconnue plus tard. Elle n’a jamais voulu publier ses textes non plus. Il a été question, un moment, que ses textes soient publiés chez Flammarion, elle a refusé. Là ça aurait été une façon, justement, de lire comme des poèmes ses chansons.

 

 

Mais effectivement, quand on se prend à la lire vraiment, on se dit que c’est quand même assez remarquable. Quel regard portez-vous justement sur l’évolution dans son écriture entre disons, les albums Ainsi soit-je (1988) et L’Emprise (2022) ?

Je dirais qu’il y a parfois des textes qui sont un peu plus faibles, maintenant... Elle a donné beaucoup au début. C’est plutôt normal cette évolution, ce n’est pas méchant ce que je dis, mais je pense que tous les artistes connaissent un peu ça, au début ils sont très inspirés, et puis la source se tarit. Pas complètement, je ne suis pas en train de dire que c’est nul, ses paroles ! Mais je pense que ses plus beaux textes, on les trouve au début de sa carrière. Ainsi soit-je c’est magnifiquement écrit. Il fallait la trouver, la formule ! Redonne-moi c’est très beau aussi. Globalement je dirais que c’est durant les dix dernières années qu’on a pu trouver, pas tout le temps mais parfois, des choses plus faibles... Mais encore une fois, c’est normal. Et moi j’aimerais bien écrire comme elle, il n’y a pas de souci, même la version 2023 ! Forcément, on compare, c’est logique aussi. Même une chanson comme Agnus Dei... elle ne l’a jamais chanté sur scène, je l’ai toujours regretté parce que je l’adore.

 

 

On peut penser d’ailleurs, et je crois que vous le dites dans le livre, que ses albums Ainsi soit-je (1988) et L’Autre (1991) sont ses deux meilleurs.

Oh, oui... Il y a tout là-dedans... Rien n’est à jeter. Je sais qu’énormément de gens adorent aussi Anamorphosée (1995) et Innamoramento (1999), deux très bons albums largement plébiscités par son public. California il fallait l’écrire celle-là aussi, elle est vraiment magnifique. Même chose pour Innamoramento, pas facile d’écrire ça... Ou Souviens-toi du jour, elle y parle quand même de la Shoah... On va mettre ces quatre albums, là c’est vraiment le top du top.

 

 

Je pousserais jusqu’à C’est une belle journée (2001).

Jusqu’aux Mots, oui. C’est une belle journée, j’adore c’est vrai. Pardonne-moi aussi, parmi les inédites de cette compilation. Je n’aime pas la chanson Les Mots en revanche. Mais je n’aime pas les duos. J’aime encore moins N’oublie pas... qu’on peut oublier (rire).

 

 

Pourquoi Désenchantée, parmi toutes ? Est-ce son statut d’hymne tombé à pic qui lui a conféré ce statut si particulier de chanson magique, "sa" chanson magique ?

Clairement oui, elle est tombée au bon moment. Comme elle l’a dit elle-même, ça n’était pas prémédité, elle n’a jamais voulu en faire un hymne. Elle l’a écrite vraiment sans penser à ce qui allait se passer, mais c’est tombé au meilleur moment (en plein pendant la guerre du Golfe et dans un contexte de forte contestation, ndlr). C’est la magie d’un timing... Mais c’est surtout une excellente chanson, avec un refrain qui est absolument dingue, des paroles sublimes, et ce tempo sur des paroles aussi tristes... Toutes les planètes se sont alignées pour ce titre : elle était au top de son écriture, Boutonnat au top de sa composition, le clip est génial. Et pour couronner le tout, ce qu’elle décrit dans la chanson se passe dans la rue. Alors là... Et en effet c’est devenu "sa" chanson. Tous les artistes ont "leur" chanson, Mylène, c’est Désenchantée, et ça le sera toujours. Donc pour résumer, la chanson est très bien tombée, mais ça n’a pas tout fait : il fallait aussi que la chanson soit top et elle l’a été. C’est comme pour Libertine, il y a eu le clip, c’est bien tombé, mais la chanson aussi est top en soi.

 

Quelles sont les chansons dans laquelle elle se dévoile le plus à votre sens, elle qui se dévoile si peu ?

À peu près dans toutes les chansons. Ce qu’elle écrit c’est aussi sa vie. Elle a d’ailleurs dit que toutes ses chansons tournaient autour d’elle. Je trouve qu’il y a un album où elle se dévoile beaucoup, c’est Avant que l’ombre... On sent là qu’elle est amoureuse, et que c’est une femme follement amoureuse qui écrit cet album, daté des débuts de sa relation avec Benoît Di Sabatino. Elle se raconte aussi beaucoup dans Anamorphosée, au moment où elle part s’installer aux États-Unis. Parmi les chansons je pourrais citer Si j’avais au moins..., évidemment Laisse le vent emporter tout, pour son père...

 

 

Celle consacrée à son frère aussi...

Oui bien sûr, Pas le temps de vivre. Là c’est biographique, forcément. Mais elles le sont toutes un peu.

 

 

Quelles sont, parmi ses chansons, connues et peut-être surtout, moins connues, celles qui vous touchent le plus et que peut-être vous voudriez inviter nos lecteurs à redécouvrir plus précisément ?

Moi sans hésiter, c’est Laisse le vent emporter tout. Ma chanson fétiche de Mylène. Parmi les moins connues, j’aime des chansons étonnantes comme Effets secondaires, dans laquelle est évoqué... Freddy Krueger ! Comme quoi elle peut faire Ainsi soit-je et aussi quelque chose sur Les Griffes de la nuit ! J’aime aussi Redonne-moi. Des larmes. J’adore L’Âme dans l’eau, qui est passée un peu à l’as, c’est dommage... On le disait tout à l’heure, il y a moins de tubes, pour toutes les raisons déjà citées, mais il y a aussi une raison majeure, c’est que Madame ne fait pas de promo ! Donc elle ne passe plus vraiment à la radio, par choix elle ne passe plus à la télévision, ses clips sont de moins en moins élaborés, même s’il y en a encore de beaux. Donc tout cela fait que certaines chansons passent inaperçues... Diabolique mon ange par exemple, j’adore. Mais quand ils l’ont sortie en single pour le Timeless 2013, il n’y a pas eu de promo, et le clip, c’est juste le live... Quand on a été capable de faire, je parle des clips, Libertine, Tristana, Sans contrefaçon, Pourvu qu’elles soient douces, Désenchantée, XXLL’Âme-stram-gram, même C’est une belle journée en animé, on se dit que c’est dommage.

 

Donc ça plaide pour un Boutonnat quand même ?

Oui... En tout cas derrière la caméra, peut-être. Mais d’autres choses ont été faites. Rayon Vert j’aime beaucoup, réalisé par François Hanss. J’aime ce clip, mais ça ne peut pas rivaliser avec les clips de Boutonnat...

 

Vous avez également travaillé, avant Mylène Farmer, sur Sylvie Vartan, d’ailleurs citée dans le livre à propos de Sans contrefaçon : une amie de Mylène lui aurait suggéré l’idée à force d’écouter Vartan et son Comme un garçon. Petit jeu, petite gymnastique : en-dehors de ces deux chansons, laquelle de Vartan irait bien à Farmer, et laquelle de Farmer pour Vartan ?

Ah. Alors, je vais vous donner un scoop. Sylvie Vartan avait fait une émission de télévision en 2011, je crois, réalisée par François Hanss, justement, et produite par Benoît Di Sabatino. Et il a été fortement question que Sylvie et Mylène chantent Comment un garçon et Sans contrefaçon en mashup. Au dernier moment, Mylène a refusé. Ça aurait été marrant qu’elles s’échangent leurs chansons. Pour le reste, leurs univers sont assez différents. Cette histoire, vous êtes le premier à la connaître !

 

Si vous pouviez lui poser une question, ou bien lui dire quelque chose, seul à seule, les yeux dans les yeux, ce serait quoi ?

Dur ça... Quand est-ce qu’on fait un livre ensemble ?

 

Mylène Farmer est peut-être la plus grande star française, les deux sexes confondus. Quelle est à votre avis sa place particulière au sein du paysage musical français ? Elle a des aînés, des successeurs évidents ?

Des aînés oui. Nous citions Sylvie Vartan. Encore une fois son univers est différent, mais leur façon d’aborder le métier, de faire du spectacle est à peu près pareille. Et d’ailleurs le fait que Bertrand Le Page, le premier manager de Mylène Farmer, soit un grand fan de Sylvie Vartan, dit quelque chose. Il voulait d’ailleurs en faire "la nouvelle Sylvie Vartan". Par contre, je dois dire que je ne lui vois pas de remplaçants... Peut-être que l’histoire me contredira, que dans trois mois va émerger une chanteuse qui me fera mentir, mais là je ne vois pas qui franchement... Je ne connais pas tout le monde, mais aussi populaire, révolutionnant la musique, avec son propre style, son propre univers... Et je dis ça en aimant beaucoup de jeunes chanteuses. Zaho de Sagazan par exemple, je l’adore. Mais la succession de Mylène Farmer, je vois pas !

 

De toute façon la succession n’est pas ouverte pour l’heure alors la question ne se pose pas trop...

En plus !

 

La reine n’a pas l’air de vouloir déposer sa couronne...

Non elle va continuer, enfin j’espère. Je pense qu’on ne le saura pas, ce n’est pas le genre à faire des tournées d’adieux.

 

Justement à votre avis, après 2024, "plus jamais", vraiment ?

Moi je pense que si. Mais à mon avis, les grands shows tels qu’elle les fait là, comme le dernier, Nevermore, elle ne pourra plus les refaire. Et encore... Madonna, qui a trois ans de plus qu’elle, continue d’en faire (je vais la voir en novembre). Donc c’est possible.

 

Peut-être revenir à quelque chose de plus intimiste, à la tournée de 89 justement ?

J’en avais parlé à Thierry Suc, il m’avait dit qu’elle ne voulait pas ça. Ce qui aurait été très beau, ça aurait été de faire un concert symphonique. S’il y en a une qui a un répertoire qui s’y prête, c’est Mylène Farmer ! Ils font tous des spectacles symphoniques alors que souvent ça ne s’y prête pas. Imaginez trente violons sur Ainsi soit-je ou sur Redonne-moi... Elle a de très belles mélodies. Mais pas sûr qu’elle ait envie de ça ! En tout cas je pense qu’elle n’arrêtera pas de chanter. Je serais très étonné. Pas mal d’artistes l’ont annoncé avant de revenir. "Encore un dernier..." "Un dernier dernier pour la route..." Mais des concerts aussi massifs je ne sais pas. Rien ne l’empêche d’annoncer une nouvelle tournée des stades.

 

Peut-être est-elle suffisamment perfectionniste pour avoir conscience elle-même, quand il le faudra, de ses limites ?

Je ne suis pas du tout d’accord avec ça. L’envie des lumières, des bravos, de cette adrénaline qu’ils ressentent est plus forte que tout, à mon avis. C’est un truc que je ne connais pas, mais pour avoir parlé avec beaucoup d’artistes, je sens bien qu’il est compliqué de renoncer à ça. 80 000 personnes qui hurlent votre nom quand on a connu ça pendant des décennies c’est dur... Le concert de trop, beaucoup l’ont fait. La question c’est l’envie, celle de monter encore sur scène, de se mettre toujours en danger. Souvent cette envie ils l’ont. Mais je pense que Mylène peut nous surprendre. Elle peut sortir un roman pourquoi pas ? Ou refaire plus de cinéma, ce que j’espère. J’ai trouvé qu’elle était très bonne, qu’elle jouait très juste dans Ghostland. Alors que je me suis beaucoup ennuyé devant Giorgino (film de Laurent Boutonnat, ndlr), que je n’ai jamais vu d’un seul bloc d’ailleurs... 

 

 

Trois mots pour qualifier Mylène Farmer ?

Je dirais... Émouvante. Surprenante. (Il réfléchit) Envoûtante.

 

Vos projets et envies pour la suite, Benoît Cachin ?

J’ai des projets, mais je n’ai encore rien signé alors je ne peux pas en parler pour le moment... Mais des choses sont prévues pour 2024. Et moi, vous savez, je travaille à côté, je n’écris pas que des livres, je suis journaliste.

Entretien daté du 26 octobre 2023.

 

Benoît Cachin

Photo : Thierry Laporte.

 

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16 octobre 2023

Pascal Louvrier : « Bardot a plus fait pour la cause féministe que Simone de Beauvoir »

 

Le 28 septembre, Brigitte Bardot a eu 89 ans. Le grand public connaît-il bien finalement la vie de cette femme devenue mythe pour beaucoup (un mythe qu’on invoque en deux lettres, Initials B.B.), en grande partie malgré elle ? D’actrice iconique, métier qu’elle a plaqué sans ménagement à l’aube de la cinquantaine, elle s’est muée en championne farouche et passionnée de la cause animale, sans doute le rôle de sa vie, et certainement son plus beau. J’ai souhaité interroger à son propos Pascal Louvrier, auteur d’une bio amoureuse et néanmoins fouillée, Vérité BB, récemment rééditée en poche (éd. Le Passeur). Un ouvrage agréable à lire, comme le style de l’auteur, lui-même souvent personnage de ses bios. Je le remercie pour l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder, qui est ici retranscrit comme il a été dit, et qui je crois permet d’évoquer assez précisément, comme une entrée en matière (avant de lire le livre ?), la carrière et la vie de Brigitte Bardot. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Pascal Louvrier : « Bardot

a plus fait pour la cause féministe

que Simone de Beauvoir »

Vérité BB

Vérité BB (Le Passeur, août 2023)

 

Pascal Louvrier bonjour. Comment avez-vous découvert Brigitte Bardot et quelle image aviez-vous d’elle avant de commencer à travailler sur elle, avant de la rencontrer ?

J’ai découvert Brigitte Bardot il y a très longtemps, par le cinéma, en particulier par ce film mythique, Et Dieu... créa la femme, que j’avais trouvé très en avance sur son temps, à la fois sur le plan technique avec le tournage en Technicolor, et puis la liberté de ton employée par Juliette, jouée par Bardot. J’ai par la suite suivi sa carrière, vu La Vérité d’Henri-Georges Clouzot, et d’autres films peut-être plus légers comme Les Pétroleuses.

Au départ, j’avais l’image d’une femme assez légère, et je ne lui imaginais pas la personnalité, la profondeur que j’ai ensuite découvertes en travaillant sur elle, en menant des interviews. Au fil de mes recherches et de mon écriture, je me suis rendu compte que le mythe Bardot était véritablement un mythe. Que cette femme avait évolué, en mettant fin à sa carrière assez tôt, en 1973, et que son combat pour la cause animal était un combat qui nous concernait tous, au-delà même de la question de la souffrance animale. Je peux donc dire que ma perception de la personnalité de Bardot a évolué en me renseignant sur elle.

 

 

Parlez-nous de vos échanges avec elle, et avec son époux Bernard d’Ormale ? Quand le contact a-t-il été établi ?

Avec Bernard d’Ormale, il a été établi assez tôt. Je raconte dans le premier chapitre du livre que je me rends au cimetière de Saint-Tropez, je cherche la tombe de Vadim, je ne la trouve pas, etc. Tout cela est vrai. J’avais rendez-vous avec Bernard d’Ormale à Saint-Tropez pour échanger avec lui. C’est lui qui m’a donné un certain nombre de renseignements inédits, y compris sur lui d’ailleurs - je lui consacre tout un chapitre. Les questions que je voulais poser à Brigitte Bardot, je les lui posais à lui et il se faisait l’intermédiaire. Avec Brigitte Bardot, j’ai aussi échangé téléphoniquement et par mail. Elle m’en a envoyé quelques uns pour venir infirmer ou confirmer quelques éléments que je lui demandais.

 

Souvent on dit que l’enfance forge l’adulte qu’on va devenir. C’est particulièrement vrai pour Brigitte Bardot ? Peut-on dire qu’elle est restée une enfant qui s’est attachée à rejetter le monde des adultes ?

L’enfance, comme disait Mauriac, c’est la clé de notre personnalité. Le biographe doit lui trouver la serrure pour faire fonctionner la clé. Il est certain que l’enfance de Brigitte Bardot explique un peu son côté sauvage, renfermée sur elle-même. Elle a été élevée dans un milieu austère, aride de la banlieue parisienne, avec des parents qui n’étaient pas très ouverts quant à l’éducation. Brigitte en a souffert, elle a même été giflée par son père ce qui l’a véritablement traumatisée.

Avec sa soeur Mijanou, elles étaient souvent laissées seules dans l’appartement tandis que leurs parents sortaient. Les deux soeurs faisaient des bêtises et un jour, une potiche de grande valeur, paraît-il, a été cassée. Quand les parents sont rentrés, elles ont été battues par leur père, surtout Brigitte d’ailleurs. Leur mère leur a asséné, en plus, qu’à partir de ce moment elles allaient vouvoyer leurs parents, et qu’elles n’étaient désormais plus chez elles mais chez eux, les parents. Quelque chose de véritablement traumatisant donc, qui va amener Brigitte, dans cette sorte d’asphyxie mentale, à mettre à l’âge de 16 ans la tête dans le four et à ouvrir le gaz. Elle sera sauvée in extremis, parce que ça soeur cadette a fait une crise à ses parents, leur indiquant qu’elle voulait rentrer chez eux. À leur retour ils ont découvert Brigitte la tête dans le four... Une enfance corsetée donc, dure, et qui va laisser des séquelles.

Elle a voulu quitter très rapidement ce monde de l’enfance qui n’est pas un monde agréable pour elle. Je ne la vois donc pas comme une enfant mais plutôt au travers de ces adultes qui, surtout sur le plan cinématographique, Vadim en particulier, ont voulu en faire une poupée blonde et un peu décérébrée. Dans le genre de Marilyn Monroe, ce que ni Brigitte ni Marilyn n’étaient en réalité. Donc non elle n’est pas une enfant, au contraire elle est devenue une adulte très vite.

 

Et justement on découvre, pour peu qu’on ne connaisse pas bien sa vie avant, une Bardot très mélancolique en effet. Plusieurs tentatives de suicide...

Oui vous avez raison, le terme mélancolique est approprié. Les tentatives de suicide, il y en a eu plusieurs effectivement. Une d’elles a failli réussir en 1960, après le tournage de La Vérité. Dans ce film, l’héroïne, à la fin, s’ouvre les veines dans la cellule. Ici le cinéma rejoint la réalité. C’est quelqu’un qui est tellement désespérée qu’elle recherche la fuite dans la mort.

 

On la dit misanthrope, invoquant sa défense des animaux, l’histoire avec son fils, etc... mais à la fin du livre on apprend que les choses sont plus complexes ?

Oui. C’est très facile aujourd’hui, on colle des étiquettes à tout le monde, c’est simple, ça évite de réfléchir et on passe à autre chose. Il y a une forme de misanthropie chez Brigitte Bardot, mais elle est justifiée en partie par son enfance, déjà, nous venons d’en parler. Par le fait que Roger Vadim n’a pas véritablement été amoureux d’elle alors qu’elle l’aimait réellement : elle lui a fait confiance, Vadim l’a trahie, ça ne donne pas forcément confiance en l’être humain. Après, dans le monde du cinéma, ça n’a pas été évident non plus.

Quand elle décide de prendre fait et cause pour la défense des animaux, d’essayer surtout de leur éviter des souffrances, elle se heurte à la méchanceté des Hommes et tout cela n’a pas fait pousser en elle la philanthropie. Mais, je le raconte à plusieurs reprises, elle a aidé des personnes qui étaient dans le besoin, pécuniairement ou sentimentalement d’ailleurs. Elle n’a jamais fermé sa porte et il lui est arrivé souvent de faire des chèques pour la bonne cause. Il y a peut-être une misanthropie générale mais sur le plan personnel elle a donc plutôt le cœur sur la main.

 

Vous évoquez d’ailleurs dans le livre son rapprochement avec les enfants de son fils, et le fait que sa fondation aide aussi, au travers de l’aide aux animaux, des SDF...

Elle aide en effet le SDF en même temps que son animal. On ne peut pas faire un don uniquement pour le chien d’un SDF. Il y a d’autres choses. Par exemple, quand Joséphine Baker a eu des problèmes financiers, Brigitte Bardot a fait un gros chèque pour s’occuper des orphelins dont celle-ci s’occupait. Elle s’est beaucoup impliquée aussi, notamment pour des noirs américains qui se trouvaient dans le couloir de la mort : l’avocat de l’un d’eux a fait une lettre à Bardot, qui s’est penchée sur le cas de ce condamné, il semblait innocent, elle a fait un chèque. Quand la cause lui semble juste elle n’hésite pas à aider cette cause.

Autre exemple : vous savez qu’elle reçoit encore un courrier nombreux, là encore, tout récemment, pour ses 89 ans. Un jour, un monsieur, correspondant régulier, lui a envoyé une lettre lui disant qu’il ne pourrait plus lui écrire parce qu’il avait fait un AVC. Brigitte Bardot lui a dit en substance : je vais vous écrire, et vous allez me répondre, même si vous écrivez deux ou trois lignes, puis je vous répondrai, et vous ferez de même, etc. Elle a tenu parole et cet homme a fait sa rééducation grâce à la pugnacité, à la générosité de Brigitte Bardot. Alors qu’elle ne le connaissait pas.

 

Il y a aussi l’histoire des époux Rosenberg qui ont été exécutés, exécution à propos de laquelle Bardot a je crois juré qu’elle ne mettrait pas les pieds aux États-Unis...

Oui. Elle se moquait en fait de savoir si les époux Rosenberg étaient coupables ou non. Pour elle, il était inadmissible qu’on condamne à mort deux personnes. Elle a tout fait pour les sortir du couloir de la mort, elle n’y est malheureusement pas parvenue, mais elle a tout fait pour tenter d’obtenir leur libération. Et ensuite effectivement elle a refusé de se rendre aux États-Unis, elle ne voulait pas aller dans un pays qui condamnait à mort, a fortiori des innocents - elle pensait qu’ils l’étaient à l’époque. Elle a tenu parole, n’est pas allée aux États-Unis, ce qui d’ailleurs, sur le plan cinématographique, lui a nui parce qu’elle avait été retenue pour jouer dans L’Affaire Thomas Crown : elle aurait dû y jouer le rôle finalement tenu par Faye Dunaway, aux côtés de Steve McQueen. Même si Faye Dunaway est inoubliable, je pense que Brigitte Bardot l’aurait été tout autant.

 

Donc on peut dire, une femme de principes, même à ses dépens ?

Elle est clairement une femme de principes. De caractère aussi. D’ailleurs pour avoir tenu jusqu’à au moins 89 ans, après tout ce qu’elle a subi comme vilénies, il en fallait. Et femme de convictions, à l’évidence.

  

Bardot, c’est aussi une icône de beauté, a-t-elle été aussi une icône féministe, peut-être malgré elle ?

S’agissant de la beauté, c’est essentiellement Roger Vadim qui a fait d’elle une beauté incandescente : blonde, taille fine... Tout ce qu’on retrouve dans Et Dieu... créa la femme. Elle n’est pas très belle au départ. Sur certaines photos, quand elle est très jeune, elle porte de grosses lunettes, elle a un dentier, etc... Un gros travail de métamorphose a donc été opéré par Vadim. Mais elle a pour elle d’avoir un très beau corps qui a été sculpté par la danse et sa discipline, ce qui est très important. Cela dit il ne faut pas s’arrêter à la plastique de Bardot, même si elle est particulièrement belle. Je la trouve d’ailleurs à titre personnel plus belle plus tardivement, par exemple dans Les Pétroleuses, que dans Et Dieu... créa la femme. Même si on trouve dans ce dernier le fameux mambo, mythique, la danse qui affole tout le monde...

 

 

Pour ce qui concerne le féminisme, en a-t-elle été un symbole malgré elle ? On peut le dire, parce qu’elle n’a jamais adhéré au féminisme à proprement parler. En tout cas, je pense qu’elle a plus fait pour la cause féministe que Simone de Beauvoir. La libération de la femme, on la trouve vraiment dans Et Dieu... créa la femme. À un moment du film, elle mange un sandwich sur la jetée, c’est très important parce que normalement c’étaient des déjeuners privés, en famille, il fallait se taire, ça devait être strict pour la jeune fille de famille bourgeoise qu’elle était, parfois on ne mangeait même pas à la table des parents. Dans cette scène, elle montre sa liberté totale de ton, d’allure. Là il y a une revendication féministe, mais elle ne l’exprime pas comme ça : elle l’exprime avec son port, son naturel, ça détonne par rapport au contexte social et par rapport aux mœurs de l’époque.

 

Pas idéologisé quoi...

Du tout. Elle est à cent lieues de n’importe quelle idéologie. Aujourd’hui ce qui compte pour elle c’est la défense des animaux, qu’ils souffrent moins, qu’on ne mange plus de viande de cheval, etc. Si c’était Marine Le Pen qui prenait la décision elle voterait pour elle, si c’était Mélenchon, elle l’a déjà dit, elle voterait Mélenchon... Elle est au-delà des querelles purement politiciennes.

 

Très bien. Cette question-là, je n’ai pas eu la réponse, même après avoir lu le livre : peut-on dire qu’elle a aimé faire du cinéma ?

C’est difficile de répondre... Quand je lui ai posé la question, indirectement, en lui demandant lequel de ses films elle préférait, elle m’avait répondu : "Tous les films que j’ai faits". C’est forcément une pirouette, parce qu’il y a des films qui ne sont pas bons, d’autres qui sont excellents.

Je crois qu’elle n’a jamais trouvé son compte dans le cinéma. Déjà, c’est un milieu très dur, surtout pour les femmes, surtout à cette époque-là. Je pense que ça n’était pas une vocation pour elle d’être actrice, elle l’a été un peu par hasard. C’est Vadim qui l’a poussée dans le cinéma, qui l’a poussée à se dénuder, à devenir blonde... Sa vocation artistique à elle était d’être danseuse. Dès qu’elle s’est rendu compte, avec beaucoup d’intelligence, qu’elle ne pourrait plus jouer les rôles qu’elle avait joués, et même que ça commençait à devenir assez pathétique - ses derniers films sont assez pathétiques, elle a décidé, en 1973 donc, d’arrêter le cinéma. Mais pour vous répondre, heureuse en tant qu’actrice, je ne le pense pas...

 

 

Vous y avez un peu répondu, mais quels films avec Brigitte Bardot méritent vraiment d’être regardés, peut-être Et Dieu... créa la femme, La Vérité ?

Oui. Moi j’ai ma trilogie. Et Dieu... créa la femme, parce que pour la connaître, il faut l’avoir vu. Il s’y passe aussi de belles choses. La Vérité, de Clouzot, parce qu’elle y est véritablement tragédienne, brillante, avec un rôle difficile. Il faut aussi voir Le Mépris, film inclassable. Si vous enlevez Bardot du Mépris, il n’y a plus de film. Il y en a un autre que j’aime beaucoup, qui annonce Et Dieu... créa la femme, c’est La Lumière d’en face : le film est en noir et blanc, mais je trouve qu’elle y est d’une sensualité affolante. Elle joue l’ouvrière, avec sa blouse, il y a un côté social, pour moi c’est un très beau film, et elle y est d’une grande beauté. Je recommande ce film de Georges Lacombe avec Raymond Pellegrin.

 

C’est une vraie histoire d’amour entre Bardot et la Riviera, notamment Saint-Tropez ?

Oh, ça oui. Elle a découvert Saint-Tropez très tôt, avant que ça ne soit le Saint-Tropez people d’aujourd’hui. Il faut reconnaître que La Madrague est un paradis sur Terre, elle s’y sent bien, et c’est une maison où elle peut respirer, sans être trop traquée puisque la maison est enclavée par la nature. Donc elle y est protégée par la nature... Mais voyez, elle continue d’être traquée : elle a une 4L et, tous les jours, elle part de La Madrague pour aller dans la maison qui se trouve au-dessus de La Madrague et où se trouvent tous ses animaux. Et Paris Match l’a shootée fin septembre au volant de sa 4L. Même à 89 ans elle ne peut pas avoir la paix... Jusqu’au bout, il faut avoir une photo d’elle. Elle est très belle sur cette photo d’ailleurs, elle conduit, avec le visage un peu émacié, mais elle y a beaucoup de dignité, même en conduisant (rires). Belle tout le temps, et à n’importe quelle époque...

 

 

Un mot pour qualifier sa relation avec chacun des hommes qui ont compté dans sa vie ?

Tous les hommes ont compté pour elle. Mais ça a été une lutte, rarement un long fleuve tranquille. Vadim n’a pas toujours été très correct avec elle, il l’a entraînée dans des partouzes où, quand on a 17 ans, ça n’est peut-être pas ce qu’on attend de celui qu’on aime... Des photos pornographiques aussi, prises par Marc Allégret, ça n’est pas une entrée géniale dans la vie amoureuse disons. Elle a été trahie par les hommes. Il y a eu Bécaud, Sami Frey qui lui a caché pas mal de choses sur son enfance et son adolescence... Son mari Jacques Charrier, qui était d’une jalousie terrible. Elle ne voulait pas d’enfant, il l’a forcée à en avoir un. J’explique ce qu’étaient les raisons de Brigitte, elle-même s’est expliquée sur ce non-désir d’enfant, on lui en a beaucoup fait reproche à l’époque.

 

 

Sa relation avec les hommes a toujours été très compliquée. Et il y a eu ceux, comme Sacha Distel, qui se sont montré ouvertement à son bras pour pouvoir promouvoir leur propre carrière artistique. Gainsbourg, c’était particulier : je pense qu’il l’a aimée, mais quand il a fallu faire des choix, notamment quand elle est partie tourner Shalako en Espagne, il n’a pas choisi de la rejoindre. Il lui a créé cette chanson fantastique, Je t’aime, moi non plus, une des plus érotiques du répertoire français. Gainsbourg n’a pas sorti la chanson, parce qu’elle était mariée à Gunter Sachs. Lui ne jurait que par les moteurs de Ferrari et autres choses du genre, pas génial pour souder un couple, à moins d’être pompiste, ce que Bardot n’était pas. C’est assez compliqué pour elle parce qu’elle se sent manipulée, utilisée. Gunter Sachs a menacé de procès Gainsbourg si la chanson sortait, il ne l’a donc pas sortie avant plusieurs années, quand il l’a offerte à Jane Birkin. Mais elle n’était pas pour Jane Birkin. Brigitte Bardot, femme de très grande élégance je tiens à le dire, a approuvé cette décision, considérant que c’était normal, que Birkin était alors la compagne de l’époque de Gainsbourg. La chanson est très belle comme ça. Il faut comparer les deux versions...

 

Et Bernard d’Ormale dans tout ça, l’ultime, celui de la sérénité, enfin ?

Ça a été complexe aussi. Au début ils se sont pas mal engueulés, certaines engueulades mémorables se sont d’ailleurs finies au commissariat de police. Maintenant les relations sont apaisées je pense, c’est le dernier compagnon, il y a de l’estime, une amitié amoureuse. Il y a deux ou trois ans Bernard a eu un accident de scooter, pied cassé, il s’est retrouvé à l’hôpital à Toulon. Le jour de son anniversaire à elle, elle arrive à l’hôpital avec deux coupes et une bouteille de champagne : "Je ne pouvais quand même pas fêter mon anniversaire sans toi..." C’est beau !

 

Jolie anecdote oui. Peut-on dire que son combat pour le bien-être et la dignité animales resteront, davantage que sa carrière d’actrice et d’icône de beauté ?

Les deux. Mais je crois qu’il y aura la Bardot icône, dernier mythe français, en tout cas féminin c’est sûr. Delon et elle, les deux derniers. Il n’y en aura plus après. Alors effectivement, la cause animale est fondamentale, elle dépasse son nom, c’est la Fondation Brigitte Bardot : à La Madrague il faut savoir qu’elle vit chez ses animaux. Elle a tout légué à la Fondation. Il est important de noter qu’on l’a beaucoup traitée de folle avec ses histoires d’animaux. Mais on prend conscience des choses.

Quand on défend le bien-être animal, on protège l’homme en réalité. L’élevage intensif, qui est une abomination en soi, fait aussi de la chair animale qui n’est pas saine, avec des antibiotiques, etc... Il faut voir aussi que pour l’élevage intensif, on détruit des forêts, par exemple au Brésil. Et les forêts, c’est le poumon de la Terre. Donc, défendre la cause animale, c’est aussi être écologiste mais dans le bon sens du terme, il n’y a rien d’idéologique : on détruit la Terre pour pouvoir faire de l’élevage intensif abominable où les animaux sont martyrisés, c’est une boucle...  Bardot a participé de cette protection de l’écosystème que l’Homme est en train de détruire. Elle est vraiment une avant-gardiste, je tiens à le dire.

 

Une démarche humaniste donc.

Oui, qui d’ailleurs avait été saluée par Théodore Monod. Je raconte aussi dans le livre une anecdote à propos de la visite de Marguerite Yourcenar à La Madrague... Voyez, ce ne sont pas des illuminés qui l’ont accompagnée.

 

 

Est-ce que ses prises de position, parfois très tranchées, pour ne pas dire tranchantes, ont eu à votre avis pour effet d’écorner son mythe ?

Elle estime que pour se faire entendre en France, il faut gueuler. Et elle considère que quand c’est elle qui gueule, ça s’entend mille fois plus que les autres. Les condamnations qu’elles a eues ont eu pour origine son opposition, parfois en des termes très crus - ce qu’elle reconnaît elle-même -, non pas envers les musulmans, mais envers l’abattage rituel, au cours duquel les animaux ne sont pas étoudis et sont tués éveillés. Ils pissent leur sang vivants, dans des conditions épouvantables. Là il s’agit bien de la défense des animaux, ça n’est pas une attaque contre les musulmans... Elle a été condamnée, et je trouve que dans la République française, quand on s’oppose à ce rituel, fût-il ancestral, religieux, on devrait au moins pouvoir faire valoir cette question essentielle de l’étourdissement de l’animal avant de l’estourbir...

Le mythe a peut-être écorné, mais si oui il l’a été à tort. Et ceux auprès desquels il a été écorné n’ont jamais vu à mon avis ces abattoirs, notamment clandestins, et la manière dont on égorge parfois des moutons dans des baignoires. Pour moi c’est abominable, même si je n’ai rien contre les musulmans, bien au contraire...

 

Bardot, c’est quelqu’un qui s’en fout, de ce qu’on pense d’elle ?

Totalement.

 

Sincèrement ?

Oui. Si elle avait voulu contrôler son image comme d’autres artistes qui ne font que ça toute la journée, à se regarder le nombril, elle n’aurait certainement pas pris les risques qu’elle a pris, et elle n’aurait certainement pas utilisé le vocabulaire qu’elle a utilisé, sachant que ça allait se retourner contre elle. Mais comme je vous l’ai dit il y a quelques instants, c’était pour faire bouger les lignes : en France, si on ne gueule pas, on n’a rien. Prenez l’hippophagie : elle lutte contre depuis je ne sais combien d’années, d’autres pays en Europe ont décidé de stopper la consommation de cheval, en France ça a été promis et ça n’est toujours pas appliqué. Aucune loi française n’interdit de manger de la viande de cheval, alors elle gueule.

 

Si vous pouviez, peut-être pour la dernière fois, vous retrouver face à elle, entre quatre yeux, lui dire quelque chose ou bien lui poser une question une seule ?

C’est assez compliqué, parce que je pense que l’émotion l’emporterait sur tout le reste, que je serais incapable de lui poser la moindre question. En revanche, je lui témoignerais toute l’admiration, et même tout l’amour que je lui porte, ça oui. J’essaierais de faire passer cet ultime message d’amour...

 

Très bien. Le message que vous lui adresseriez donc ce serait un message d’amour.

De ne rien lâcher. Jamais. De toujours continuer.

 

Bardot en trois qualificatifs ?

Courage. Honnêteté. Honneur. (Je lui demande de répéter : "Honneur ou bonheur ?") Honneur. Le bonheur elle s’en fout. Le bonheur des autres oui. Elle, elle s’en fout.

 

Quels sont Pascal vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?

Je vais sortir en février 2024 un essai sur Philippe Sollers, qui nous a quittés le 5 mai. J’étais proche de lui, ce sera donc un livre intimiste sur mes relations privilégiées avec lui. Et là, je rentre du Limousin, je continue d’écrire un roman...

Entretien daté du 13 octobre 2023

 

Pascal Louvrier 2023

 

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7 octobre 2023

Clément Camar-Mercier : « L'écriture est en moi depuis que j'ai des souvenirs »

Le Roman de Jeanne et Nathan (Actes Sud) compte parmi les ouvrages de fiction qui ont fait parler en cette rentrée littéraire. C’est un premier roman, écrit par quelqu’un qui, d’ordinaire, écrit plutôt des pièces de théâtre, quand il n’est pas occupé à traduire Shakespeare. Pour un coup d’essai, Clément Camar-Mercier a frappé fort : fort pour les qualités littéraires et narratives de ce livre (ne me croyez pas sur parole, je ne suis pas critique littéraire, allez y jeter un oeil) ; fort surtout parce qu’il aborde cash des thèmes qui dérangent, la drogue, la pornographie, deux cache-sexe pour nous parler en fait de nos addictions, donc de nous dans ce qu’on peut avoir de très intime. Dérangeant donc. Parfois très cru. Tendre aussi. Et de temps à autre, de vrais chocs qui vont faire ressentir au lecteur un attachement véritable envers les personnages (allez jusqu’à la fin, vous me comprendrez).

Comme chez Shakespeare, auquel Clément Camar-Mercier n’entend pas se comparer, mais dont il revendique qu’il l’a inspiré, on passe assez vite du tragique au comique, sans oublier de retourner au tragique. À la fin de notre entretien téléphonique, que j’ai pris le parti de retranscrire tel qu’il fut, vivant et détendu, je lui ai demandé si le livre se vendait bien, aidé par les très bonnes critiques qu’il a reçues ; il m’a répondu avoir compris une chose, un mois après la rentrée littéraire : la critique ne fait pas vendre. Sujets touchy, on y revient. Mais il faut gratter, voir ce que cachent ces thèmes qui grattent : la drogue, le porno, presque des prétextes. Encore une fois je ne suis pas critique, je ne lis pas tant de romans que ça, mais je crois que celui-ci mérite d’être lu, a fortiori parce que c’est un premier roman. Surtout parce qu’il est chouettement bien écrit et parce qu’après l’avoir reposé, on réfléchit. Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Clément Camar-Mercier : « L’écriture

est en moi depuis que jai des souvenirs »

Le Roman de Jeanne et Nathan

Le Roman de Jeanne et Nathan (Actes Sud, août 2023).

 

Clément Camar-Mercier bonjour. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce premier roman, et en quoi l’activité du romancier diffère-t-elle de celle du dramaturge ? Quelles difficultés, contraintes, libertés nouvelles avez-vous rencontrées ?

L’idée du roman, je l’ai depuis très longtemps. J’ai su depuis petit que j’écrirais un jour un roman, ou qu’en tout cas j’essaierais d’en écrire un. Je ne peux pas dire que l’exercice diffère réellement de la manière dont j’exerce la dramaturgie : le travail est un peu le même, je suis dans un bureau, avec un crayon, un ordinateur. Le moment clé, ça a été ce jour, je ne sais plus exactement quand, où j’ai imaginé ces deux personnages, sans savoir au départ si ce serait pour une pièce de théâtre ou autre. Ces personnages sont nés avant toute chose, et je me suis dit assez vite qu’ils feraient de bons personnages de roman. Je me suis lancé, j’ai pris une année sabbatique pour essayer d’écrire leur histoire, finalement pas sous la forme d’une pièce de théâtre mais d’un roman.

La grande différence avec mon travail de dramaturge, c’est que, comme il s’agissait d’un premier roman, je n’avais pas d’éditeur du tout. Quand j’écris pour le théâtre, je sais que la plupart du temps quelqu’un m’attend, j’écris donc en pensant à cette personne, à une mise en scène... Là j’étais vraiment seul, j’ai écrit pour moi, sans contrainte. Écrire sans se soucier de ce que ça allait donner.

 

Au niveau d’une mise en scène, etc...

Oui, vraiment, personne ne m’attendait. J’ai écrit ce roman comme je le voulais. Écrire pour le théâtre suppose de vraies contraintes...

 

Le Roman de Jeanne et Nathan (Actes Sud) nous fait rencontrer les deux personnages-titres, deux êtres toxicomanes et surtout malheureux dans leur vie, avant qu’eux-mêmes ne se rencontrent et forment un couple : Jeanne, une actrice porno réputée dans son milieu et qui, cela n’est pas incompatible, est aussi d’une grande culture ; Nathan, qui enseigne le cinéma à l’université. Ça a été quoi, la genèse de cette histoire ?

Je savais ce que je voulais raconter à la base : une histoire d’amour entre deux personnes qui ne se croient plus capables d’aimer. Et qui, donc, vont à un moment retrouver cette possibilité d’aimer. Une fois que j’ai eu ça en tête, j’ai essayé d’imaginer le pourquoi de leur blocage. Assez vite est venu un autre thème, celui des addictions. Alors, pour eux en particulier, il s’agit de la drogue, mais d’autres addictions sont évoquées dans le livre. Je ne voulais pas tant faire un livre sur la drogue que sur l’addiction en général. En montrant ce que fait la drogue dans le corps, dans la psyché des personnages, j’ai voulu que tout le monde puisse se reconnaître dans ces comportements addictifs, même si le lecteur ne prend pas telle ou telle substance que le gouvernement a décidé d’appeler "drogue". Il y a aussi cette idée que la manière d’être addict aujourd’hui nous empêche d’avoir un contact à l’autre et donc à l’amour. J’en ai donc fait des drogués.

Il a ensuite fallu leur trouver un métier. J’ai trouvé l’idée de la pornographie intéressante par rapport à cette histoire d’addiction : le rapport à la sexualité, à la pornographie aujourd’hui coupe souvent de la possibilité d’un amour. Dans cette consommation sexuelle, il y a l’idée d’un contact à l’autre, une idée de l’amour qui se perdent. J’ai donc pensé qu’il serait bien que Jeanne soit actrice pornographique. C’est d’ailleurs un métier dramaturgiquement intéressant pour le roman. Et j’ai souhaité aussi que le cinéma soit présent dans le livre. J’ai fait des études de cinéma, et j’ai voulu que Nathan travaille dans ce domaine, sans forcément être un artiste. Il y a chez Nathan quelque chose de manqué, un échec : il n’a pas réussi à faire des films, et se retrouve donc à faire une thèse en cinéma, à enseigner.

Tout cela, leurs métiers, leur addiction, pose le décor, j’ai trouvé intéressant de raconter sur cette base leur vie d’avant, leur rencontre, et tout ce que vous savez...

 

Effectivement on comprend bien, à la lecture de votre roman, que le sujet n’est pas tant celui de la drogue, drogue telle qu’on l’entend au sens premier du terme en tout cas, que celui de l’addiction, de la dépendance à quelque chose qui sert de béquille pour qui a du mal à affronter la vie. Tous dépendants à quelque chose ? Vous aussi ?

Oh oui. Je ne m’exclus absolument pas sur ce point du reste de la société. Après, est-ce qu’on est tous dépendants à quelque chose ? L’idée d’être dépendant n’est pas en soi forcément quelque chose de grave, on va tous l’être, ça peut être une passion, un emploi du temps, on a tous nos petites névroses... Le problème c’est l’addiction, stade qui vient après la dépendance me semble-t-il. Finalement, affronter la vie c’est accepter qu’il y ait un manque. Il y a des questions auxquelles on ne peut pas répondre, un trou, un gouffre. Ces moments d’ennui, et un manque ne pouvant être comblé : il peut être spirituel, philosophique, transcendantal, appelez-le comme vous voulez. La toxicomanie, l’addiction, ça vient à partir du moment où on ne supporte plus le manque. On est toxicomane dès lors que ce manque doit être rempli. Ce n’est plus l’effet qui est recherché, mais la prise est censée combler ce manque. À partir du moment où on refuse qu’il y ait un manque ontologique dans la vie, où on n’en supporte pas l’idée, alors fatalement on devient tous addict à quelque chose.

 

Des paradis artificiels...

Oui mais pas que. Songez aux téléphones portables dans le métro, dans la queue à la boulangerie... Aujourd’hui, l’ennui, s’ennuyer est devenu péjoratif. On ne supporte plus le vide. La peur du vide, c’est la condition humaine, il faut l’accepter. À partir du moment où vous acceptez qu’il y ait ce vide, je crois que vous pouvez être dépendant de manière tout à fait légitime, parce que la vie tout de même nous amène à des dépendances, ne serait-ce qu’affectives, avec l’amour, c’est là une autre question du livre. Mais vous ne tombez pas dans une addiction perpétuelle à une consommation pure.

 

Une question d’équilibre à conserver.

C’est cela, un équilibre qui est rompu, encore une fois parce qu’on refuse cette idée que dans la vie il y a un trou mais qu’il ne faut pas le remplir. Si on le remplit on devient addict.

 

Cette question est un peu personnelle, mais l’interview suppose aussi de permettre à celui qui est interrogé, s’il le souhaite, de se dévoiler un peu. Est-il possible de décrire aussi bien que vous le faites les affres de la drogue sans en avoir jamais senti les effets dans son corps et dans son esprit ?

Ça c’est la grande question de la littérature. Je répondrai de manière un peu plus générale évidemment, en me dévoilant un peu, mais pas trop non plus. Pour une raison simple, qui est inscrite dans le titre du roman, et je tiens à ce titre : c’est un roman. Il y a une fiction. Je pense que la fiction doit être au-dessus de la réalité de celui qui l’écrit. Quand vous écrivez un livre, vous êtes Tolkien, Lovecraft, etc... vous n’avez pas besoin de vous renseigner, vous créez un monde avec ses propres lois physiques, donc il n’y a pas de problème. Dans un autre cas, qui est le mien, le plus courant, surtout que j’écris sur la période actuelle, avec des événements liés à l’actualité, il s’agit de rendre crédible, d’une certaine manière, l’histoire. Même si elle n’est pas vraie, elle doit s’inscrire dans une forme de réalité. Dans ce cas, deux possibilités : soit vous avez vécu certaines choses, vous les avez vécues intimement, vous pouvez alors les retranscrire en les transformant dans la perspective de la fiction ; soit vous vous renseignez très profondément, en rencontrant des gens qui ont vécu des choses, vous lisez, vous observez...

Dans ce livre il y a un grand mélange : tout est moi, rien n’est moi. Tout est renseigné, ce qui ne l’est pas est vécu. Tout ce qui n’est pas vécu est renseigné.

 

Parce que c’est vrai qu’on peut se poser la question par rapport à cette connaissance qui semble être la vôtre quant à nombre de sujets, à chacun de ces mondes un peu impitoyables que vous décrivez : la drogue donc, le porno, le monde de l’université, de la mode aussi, celui de l’agriculture...

Voilà. Je vous réponds sans vous dire lesquels de ces domaines sont renseignés, lesquels sont vécus. Parfois on a de grandes surprises : des gens qui ont vécu des choses écrivent des livres qui ne sonnent pas forcément justes, et d’autres qui inventent tout sont très crédibles, prenons l’exemple de Shakespeare que je connais très bien, il n’a jamais mis les pieds en Italie et pourtant, nombre de ses pièces sont imprégnées de cette culture italienne. Et parfois la connaissance intime peut aussi nous éloigner de notre sujet.

Si je vous répondais : oui, j’ai été acteur porno / oui, j’ai été drogué, etc... il y aurait une forme de déception, puisqu’on se dirait que je n’ai rien inventé. Et si je disais que je me suis simplement renseigné sans avoir rien vécu de tout cela, il y aurait aussi une forme de déception. Voilà pourquoi je crois qu’il ne faut pas répondre à cette question, pour ne rien enlever à l’imagination du lecteur. La mode est aujourd’hui à l’autofiction, c’est quelque chose que je respecte, mais j’ai eu envie de me démarquer. Dès le titre : c’est une histoire fausse, les personnages eux-mêmes ont conscience d’être dans un roman, mais ça n’est pas parce que c’est faux que ça ne nous émeut pas. Je crois à la fiction avant toute chose, que ce soit dans le cinéma, dans le théâtre, dans le roman, dans la musique d’une certaine manière. Ma foi la plus complète est dans la fiction, et j’ai fait une fiction !

 

Chacun se fait sa propre idée, peut fantasmer à sa guise.

Voilà, ce qui est beau, c’est aussi de ne pas savoir : a-t-il vécu ça ou non ? Moi, quand je lis des livres, j’aime ne pas savoir, ça fait partie de la littérature.

 

Je vous rejoins sur ce point. Une de vos phrases prises dans le livre m’a fait réfléchir, disant en substance, je n’ai pas noté la page, qu’on appréciait la musique autrement sous coke. La créativité, le génie créatif tiens, s’expriment-ils plus facilement quand on est chargé ?

Absolument pas. Je pense que ça peut peut-être désinhiber, débloquer des moments-clés de l’existence, en somme aider, un peu comme tous ces médicaments qui, disons-le, sont au fond des drogues. Un anxiolytique bien dosé et raisonnablement pris peut, à un moment de votre vie, vous aider, c’est une aide, il n’y a pas de honte à utiliser de petites béquilles comme ça. Encore une fois, il faut faire attention au mot "drogue". Quatre millions de Français sous antidépresseurs, ça fait partie des toxicomanes... Ceci dit, ce n’est pas du tout un livre à charge, contre la drogue, n’importe laquelle, contre les antidépresseurs... On en revient à ce qu’on se disait tout à l’heure sur la dépendance, l’addiction, et le pourquoi de ces prises.

Pour répondre précisément à votre question, sur l’histoire du génie, à supposer qu’on puisse le définir : parfois la drogue, les médicaments, l’alcool, qui est une vraie drogue dure, peuvent nous faire croire qu’après prise on est plus intelligent, mais en réalité on n’est jamais autant productif, éclairé, intelligent que sobre, bien alimenté, à une température idéale. On retrouve tout cela très bien chez Nietzsche, qui racontait exactement les bonnes conditions d’écriture et de philosophie. Il disait ce qu’il fallait manger, boire, à quelle température, etc... Ça j’y crois ! Il n’y a pas de problème à s’aider parfois pour surmonter les problèmes de la vie en utilisant des substances, licites ou illicites, qui sont du domaine des transformateurs de la perception, mais au niveau du travail créatif, on ne fera jamais mieux que sobre, complètement face à soi-même.

 

Une réponse qui a quelque chose de rassurant, peut-être... Sans trop dévoiler l’intrigue, j’indiquerai simplement que dans votre récit, l’amour va permettre à Jeanne et Nathan de trouver une forme d’apaisement, de se désintoxiquer. La solitude est-elle souvent à votre avis une des causes principales des engrenages d’addiction ?

Il faut voir ce qu’on appelle solitude. Quand on songe à l’amour que vont trouver Jeanne et Nathan, disons qu’il y a aussi une manière d’être seuls à deux. Il y a deux solitudes. Et en même temps, je ne pense pas du tout qu’être seul est un problème en soi. On peut être extrêmement seul dans le métro bondé, entouré d’amis avec qui on ne parle plus, dans une famille dans laquelle ça se passe mal... Être accompagné physiquement ne va pas forcément permettre de vaincre une certaine solitude de l’esprit. Et on peut passer de beaux moments amoureux en ne se disant rien, simplement en étant côte à côte, dans une forme de solitude. Il ne s’agit pas dans de la solitude au sens où "je suis seul", mais plutôt dans ces cas où le rapport à l’autre est complètement bouché. Il y a des gens, mais malgré cela, il n’y a personne. C’est cette solitude-là qui est un problème, quand on ne regarde plus le visage de l’autre.

Aimer quelqu’un c’est forcément prendre en considération l’autre. À partir du moment où vous êtes centré uniquement sur vos désirs, là c’est une solitude. Si vous prenez en considération quelqu’un d’autre, l’amoureux, l’amoureuse, ou n’importe qui, un animal, un voisin, quelqu’un de la famille... dès lors que vous vous occupez de quelqu’un, de savoir ce qu’il désire, la solitude se perd. La question n’est donc pas d’être seul ou en nombre, mais de savoir ce que l’on fait de l’autre. La toxicomanie des personnages leur enlève toute possibilité de penser à l’autre, puisqu’ils sont centrés sur eux-mêmes.

 

Souvent on retrouve cette volonté, chez l’une et chez l’autre, d’emmerder ouvertement la bourgeoisie, le conformisme, la bien-pensance ambiante. S’agissant de la politique et du monde, Nathan semble assez désabusé, Jeanne paraît plus volontariste, moins cynique. Duquel êtes-vous plus proche sur ce point ? De manière générale, qu’est-ce qu’il y a de vous en Nathan, en Jeanne ?

Ça dépend des jours. Je suis proche des deux, comme deux facettes de ma personnalité. Quand je suis de bonne humeur je suis plutôt comme Jeanne, quand je suis de mauvaise humeur plutôt comme Nathan. Je voulais effectivement qu’à cet égard les deux personnages ne se ressemblent pas : Jeanne a encore beaucoup d’espoir, elle veut sauver l’humanité, et d’ailleurs dans la dernière partie du livre c’est ce qu’elle tente de faire. Nathan lui est beaucoup plus résigné. Il pense que s’il arrive à être heureux, et peut-être elle avec lui ça devrait suffire. Mais ça ne lui suffit pas, à elle. On est toujours partagé : est-ce que mon bonheur doit me suffire, ou bien pour être heureux faut-il que je donne de mon énergie pour les autres aussi ? Un peu comme les deux faces d’une même médaille...

 

Vous avez mis pas mal de vous dans Nathan non ? Vous avez fait des études de cinéma vous aussi, c’est une clé ?

Effectivement, il a fait des études de cinéma, moi aussi. Mais il y a de moi dans tous les personnages, les principaux et les secondaires, forcément, c’est moi qui ai écrit le livre. Je vous dirais que la personnalité de Nathan à proprement parler n’est pas du tout la mienne, je peux clairement le dire, même s’il a des traits de caractère que j’ai. Je pense même être un peu plus proche de Jeanne à cet égard. J’ai parfois forcé le trait sur certains traits de caractère justement, chez Nathan notamment ; moi pour ce qui me concerne je ne suis pas quelqu’un de très extrême, il y a de moi chez lui mais chez lui les traits sont beaucoup plus exacerbés...

 

Effectivement, ne pas chercher des clés partout...

Oui, mais quelque part aussi, tout ce que mes personnages pensent, je l’ai pensé aussi puisque je l’ai écrit. Ou en tout cas je me suis questionné dessus. Pour moi il n’y a pas de message dans le livre, c’est au lecteur de se faire son propre message. Les personnages que j’ai créés nous permettent de décentrer notre regard sur la réalité pour mieux s’interroger sur notre propre vie.

 

Vous parliez tout à l’heure de la dernière partie du roman, dans laquelle effectivement Jeanne va chercher un peu plus à aider l’humanité. La fin du roman est choquante, sur le fond et dans la forme aussi. Comme un malaise quand on lit ça. Vous saviez dès le début où vous vouliez arriver ? Avez-vous eu la main hésitante parfois avant de valider certains éléments d’intrigues, certaines descriptions ?

Oui, je savais que je voulais arriver à ça. Pour deux raisons.

Je crois profondément à la catharsis grecque : pour qu’on apprenne des choses sur la vie, il faut forcément que les personnages aillent dans des tréfonds, que ça se termine finalement mal pour eux pour que nous dans notre vie on puisse avoir l’espoir que finalement ça aille bien. J’ai une distance avec cette époque où les gens se disent : "Je vais mal, j’ai envie de lire un roman où tout va bien". Moi quand je vais mal, j’ai besoin de lire des choses où ça va mal pour pouvoir aller mieux. C’est là un trait de ma personnalité qui influe cette volonté d’une troisième partie plutôt sombre, c’est un euphémisme. Pour aller mieux j’ai besoin d’aller au fond du mal.

Deuxièmement, toute la pensée de la première partie sur la pornographie ne pouvait déboucher que sur cette fin : ce moment de confusion entre les pratiques pornographiques et la réalité nous amène à une violence extrême. Je pense que celle-ci est partout dans la société, et pas simplement à cause de la pornographie, contre laquelle je n’ai rien personnellement. Mais à force de mettre autant de violence dans les images quelles qu’elles soient, la violence de ces images va forcément se répercuter dans la réalité. Et c’était important pour moi de le signifier.

 

Comme pour dire qu’il n’y a pas d’espoir, ou qu’en tout cas les choses se paient forcément à un moment ou à un autre ?

Ma première intention n’était pas là. Peut-être dans la fiction... Effectivement, pour eux, ça va se payer. Pour qu’on s’en sorte, il faut qu’eux ne s’en sortent pas. Au fond c’est une fin pessimiste pour les personnages, mais elle est optimiste pour le lecteur.

 

Parce que vous, si vous sortez de votre corps pour lire le roman comme pur lecteur, cette fin-là vous donnera à avoir une pensée optimiste ?

Une pensée optimiste, ou en tout cas un regard lucide qui me dise : d’accord, je vois quels problèmes il y a dans la société et que je peux contribuer à changer. Je suis quelqu’un de fondamentalement optimiste dans la vie. Cela dit c’est sûr que, si je sors de mon corps et que je lis ce livre, je ne vais pas me dire que, "wow, il m’a fait du bien ce livre, je suis tellement heureux, c’est formidable". Mais je vois vers où on va si l’on continue ce chemin. Je ne me dis pas qu’on ne peut pas changer ce chemin... J’essaie de montrer au lecteur vers où on va. Au lecteur d’en tirer ses conclusions, moi je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autre chemin possible...

 

Et si, à quelque moment du récit vous aviez pu, par extraordinaire, vous retrouver à pouvoir interagir avec un des personnages, notamment Jeanne, vous lui diriez quoi, vous lui donneriez quel conseil ?

Un peu comme Nathan, à Jeanne j’aurais essayé de dire : peut-être que toi, tu ne peux pas prendre sur les épaules le fait de devoir changer le monde. On a envie de lui dire ça, à Jeanne : elle veut se sacrifier pour le monde, et elle se met trop de poids sur les épaules, depuis sa carrière pornographique jusqu’à sa carrière politique, à la fin. Et à Nathan on a envie de dire que ça n’est pas grave, que ça va aller, et qu’il est temps quand même de se relever...

 

"Ça va aller", comme lui disait son directeur de thèse...

Oui tout à fait (rires).

 

Vous avez choisi de situer une partie importante de l’intrigue au moment de la crise Covid, ou bien de quelque chose qui s’en rapproche en tout cas, mais qui évoque notamment ce premier confinement strict qui, au printemps 2020, a bloqué une bonne part du pays et chamboulé pas mal de monde. Quels souvenirs gardez-vous à titre personnel de ce temps si particulier ? Êtes-vous de ceux qui en ont été ébranlés dans leurs convictions, dans leur chemin de vie?

Il se trouve que j’ai commencé à écrire ce livre le 3 février 2020. À l’époque il devait n’y avoir que quelques cas de Covid en France. J’avais pris une année sabbatique, je l’ai dit : l’année précédente j’avais beaucoup travaillé, ce qui m’a permis d’avoir les ressources pour envisager d’écrire ce livre en ayant beaucoup moins de revenus pendant un an. Et un mois après donc, je me suis retrouvé confiné chez moi. J’en garde un souvenir mémorable : au moment où j’ai décidé que j’allais m’extraire du monde pour écrire, le monde s’est arrêté... J’ai pris ça un peu comme un signe, parfois un peu vexé, pensant : "c’était mon idée !", voyant que finalement tout le monde faisait comme moi...

Parfois je me disais aussi que quelque chose se passait : je décide d’arrêter tout pour écrire ce roman, et tout s’arrête naturellement. J’ai donc intégré à l’intrigue une épidémie, celle du Covid, même si je ne la nomme pas, pour ne pas que ce soit un livre "sur le Covid". Dans bien des cas, les gens ont commencé à écrire pendant le confinement, moi je l’ai fait juste avant. Mais c’est vrai que cette période du premier confinement notamment a posé des questions que je pose aussi dans le livre : la question de l’autre, la question du temps, de s’arrêter un petit peu, celle de l’ennui, qui revient, du moment pour soi... On est sorti de la grande machinerie, de la roue du hamster qui nous prenait tous.

 

Je reviens à votre ouvrage, page 163, je cite un morceau de phrase : "comme dans un premier roman, une envie débordante de tout mettre". Et de fait, dans le roman énormément de sujets sont abordés au fil des discussions, des digressions : de hautes questions sociales, politiques, philosophiques, des considérations sur l’histoire et l’architecture, le consumérisme effréné, j’en passe... N’avez-vous pas Clément le sentiment d’avoir cédé à cette envie débordante de tout mettre dans ce premier roman ?

Si bien sûr, si je l’écris c’est que j’y ai cédé (sourire). Et encore, j’en ai enlevé ! Il y a là une distanciation, qu’on a déjà évoquée : on est dans un livre, c’est du faux et on le sait, mais partant du faux on peut réfléchir au vrai. En cela je crois profondément. Je ne m’excuse pas d’avoir mis beaucoup de choses. Je reconnais une envie de mettre beaucoup de choses, une envie forcément liée au fait que c'est un premier roman. C’était nécessaire pour moi.

 

Ce n’était pas un reproche vous l’aurez compris.

Je sais. J’aime les digressions, etc... Reprenant votre question : ai-je vécu ce qu’ont vécu les personnages ?, moi j’ai envie d’y répondre à nouveau, en disant que ce livre me ressemble énormément. Mes amis, mes proches me l’ont tous dit après l’avoir lu. Parce que des digressions, des théories, parce que plusieurs humeurs différentes, etc...

 

Ce qui marque aussi, quand on vous lit, c’est la qualité de votre plume. Vous m’avez dit tout à l’heure avoir eu tôt l’envie d’écrire un roman. Quand avez-vous commencé à écrire ?

Merci pour le compliment. Dès tout petit, j’écrivais des bandes dessinées, des nouvelles, beaucoup de scénarios de film aussi, ado, pour des courts métrages. Des plans de longs métrages, de romans aussi. Rien de jamais abouti, mais toujours un peu d’écriture, des journaux par-ci par-là, des carnets de voyages aussi. Beaucoup de lettres, de correspondances. L’écriture est en moi depuis que j’ai des souvenirs, depuis que j’ai appris à écrire. Mais l’envie surtout était de raconter des histoires, via la fiction : le théâtre, le cinéma, puis donc le roman, un peu comme un aboutissement. J’ai trouvé là une forme qui me convenait parfaitement pour raconter mes histoires, c’est le roman.

 

Vous avez affirmé lors d’une interview vous être beaucoup inspiré de Shakespeare, que vous vous attachez à traduire actuellement, pour écrire ce roman : comme dans du Shakespeare, on passe chez vous du tragique au comique, sans oublier de revenir au tragique, et comme dans du Shakespeare, vos personnages sont conscients de n’être "que" des personnages de roman. Qu’est-ce qui vous inspire tant dans Shakespeare ?

Tout ! Quand je dis que je m’en suis inspiré, c’est vraiment inévitable : ça fait dix ans que, tous les jours, je passe du temps avec lui, dix minutes quand j’ai peu de temps, cinq heures quand j’ai du temps. Il était forcément là. J’aurais du mal à dire ce qui ne m’inspire pas chez lui. Effectivement, il défend que le théâtre soit faux, et c’est grâce à cette distance, au fait que des acteurs jouent, qu’on va pouvoir ressentir des émotions paradoxalement : l’acteur joue quelque chose de faux, mais vous vous allez ressentir quelque chose de vrai. J’en parle dans le livre, mais Shakespeare est celui qui, dans le théâtre, l’a le plus utilisé. Évidemment, ce passage comique/tragique est très présent chez lui. Ses tragédies sont hilarantes, et ses comédies très souvent tragiques. On rigole énormément dans ses tragédies, et ses comédies sont assez peu drôles... La vraie différence entre les deux c’est que dans ses tragédies quelqu’un meurt à la fin, alors que dans ses comédies à la fin il y a un mariage... Il s’amuse à mêler les genres.

Ce que j’aime aussi chez Shakespeare, c’est qu’il ne hiérarchise aucune culture. C’est un vrai théâtre populaire, dans le sens où il est fait pour les nobles autant que pour les ouvriers, les artisans... Vous avez de tout dans ses œuvres : de grandes réflexions philosophiques, des blagues et jeux de mots, des pensées très terriennes, et il ne hiérarchise pas, considérant que les grandes pensées philosophiques seraient supérieures aux pensées des paysans qui réfléchissent à comment bien employer la terre pour faire pousser leur blé. J’aime ça et je le fais aussi, dans le roman. Ce mélange entre art populaire et art élitiste. Le contraste dans les langages employés aussi, parfois il va dans des choses très vulgaires, et parfois au contraire utilise un langage très noble. C’est baroque : aucune contrainte, ce sont des œuvres-monde. Loin de moi l’idée de me comparer à lui, même pas à sa cheville, mais cette idée shakespearienne du monde qui est un théâtre, j’essaie de l’employer dans mon écriture, qu’elle soit pour le théâtre ou pour le roman.

 

D’ailleurs, s’agissant de vos traductions en cours de Shakespeare, est-ce que vous estimez qu’on peut le traduire parfaitement, sans rien perdre de la force des écrits originaux, en anglais donc ?

Non, forcément. C’est pour ça qu’il faut le traduire tout le temps, que plusieurs personnes s’y attellent. Pour moi, assez peu de textes sont comparables à ceux de Shakespeare, sauf peut-être l’hébreu de l’Ancien Testament, le grec des Évangiles, l’arabe du Coran, éventuellement la poésie d’Homère. Ce sont des textes où la langue originale est tellement pleine de sens différents que vous êtes obligé, en traduisant, de choisir une interprétation. Donc une traduction de Shakespeare, ce n’est qu’une interprétation possible du texte de Shakespeare. Il y en a je pense autant que d’êtres humains sur la planète.

 

Si par extraordinaire, via une invention fabuleuse, ou juste un voyage dingue que permettrait la drogue, vous pouviez le rencontrer, Shakespeare, et lui poser une question, une seule, ce serait quoi ?

[Il hésite] Je réfléchis... Ce seraient des questions biographiques. Qu’a-t-il fait entre ses 18 et ses 26 ans ? On ne sait pas ? Autre question : pourquoi a-t-il arrêté d’écrire ? Son œuvre s’arrête après La Tempête, non pas parce qu’il est mort, mais parce qu’il est rentré chez lui, il a arrêté... Il a pris sa retraite ! Pourquoi ?

 

Avez-vous le projet, plus ou moins avancé, possiblement comme metteur en scène de porter sur les planches, ou peut-être au cinéma, votre roman ? Et si vous deviez en être, comme acteur, vous seriez Nathan, forcément ?

Alors, je ne suis pas metteur en scène. J’ai fait une mise en scène il y a longtemps. En tant que dramaturge j’ai vraiment besoin d’un metteur en scène. S’agissant d’une adaptation, j’attends des propositions et je serais prêt à les accueillir avec joie. J’aime les adaptations de littérature, que ce soit pour le cinéma ou le théâtre. J’attends mais surtout je ne voudrais pas m’en mêler ! Si quelqu’un me propose un projet d’adaptation, il aura les mains libres, l’auteur doit laisser cette liberté au metteur en scène, un peu comme pour la traduction de Shakespeare, pour qu’il interprète lui, pour ne rien fausser.

 

Vous n’avez pas le goût de la mise en scène donc ?

Non. Il faut avoir l’humilité de se retirer quand on est dramaturge.

 

Vous ne seriez pas acteur non plus, vous ne joueriez pas le rôle de Nathan ?

Non plus. Acteur je l’ai fait une fois. Je suis beaucoup trop terrifié à l’idée de monter sur une scène...

 

Justement en tant qu’homme de théâtre j’avais cette question un peu provoc mais qui a du sens par rapport au roman, je pense. Est-ce que le porno c’est de l’art ? Est-ce incompatible avec le théâtre ?

Tout dépend de quel porno on parle. De manière générale, la production pornographique actuelle paraît n’être pas une bonne définition de ce qu’est l’art. Après, faire des films pornographiques de manière artistique, c’est sûrement possible. Ce qui pour moi fait la nature artistique d’un objet, c’est la vision de l’artiste. Pour le cinéma, c’est la mise en scène, le montage, les mouvements de caméra, l’agencement de l’image et du son... Il y a des cinéastes qui sont allés jusqu’à cette frontière : Gaspar Noé, Lars von Trier... Un film uniquement pornographique serait compliqué à rendre artistiquement, me semble-t-il. Mais pourquoi pas. Je ne dis pas que le porno ne peut pas être de l’art.

Pour le théâtre, c’est tout à fait possible d’y faire des scènes d’actes sexuels non simulés, ça s’est déjà vu, j’en ai déjà vu...

 

Si vous deviez rédiger le post-it des libraires pour promouvoir Le Roman de Jeanne et Nathan, quel texte écririez-vous ?

N’ayez pas peur des sujets

Un livre important pour sortir du déni

Et parce que l’amour vaudra toujours le coup.

 

Vos envies et surtout, vos projets pour la suite ? Un nouveau roman est en cours je crois.

Oui, j’ai déjà des personnages, certains commencent déjà à prendre forme. Je commence toujours par les personnages. Il y aura un deuxième roman c’est sûr. Et pour le théâtre, je continue à traduire Shakespeare, là trois nouvelles traductions m’attendent, commandées par des metteurs en scène pour 2024, 25 et 26...

 

Entretien daté du 3 octobre 2023.

 

Clément Camar-Mercier

Crédit photo : Gilles Le Mao.

 

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6 octobre 2023

Nicolas Le Roux : « Les guerres de religion, un traumatisme sans précédent pour le royaume de France »

Il y a dix mois, je publiai sur Paroles d’Actu une longue interview avec Didier Le Fur, historien spécialiste du XVIe siècle qui venait de diriger un passionnant ouvrage collectif, Les guerres d’Italie, un conflit européen (Passés Composés, septembre 2022). J’ai la joie de vous présenter aujourd’hui ce nouvel entretien historique avec Nicolas Le Roux, docteur en histoire et professeur d’histoire moderne. La période évoquée ici, et qu’il développe avec d’autres auteurs dans Les Guerres de religion (Passés Composés, septembre 2023), est proche de celle évoquée plus haut, chronologiquement parlant, les guerres de religion ayant à peu près immédiatement succédé aux guerres d’Italie, suivant des logiques qui, rapprochées les unes des autres, à quelques décennies d’intervalle, font sens. Je remercie M. Le Roux pour ses réponses, très éclairantes, et pour sa disponibilité. J’invite le lecteur de cet entretien à lire également celui réalisé avec Didier Le Fur, et surtout à s’emparer s’il le peut des deux ouvrages cités, deux sommes très vivantes, abordant largement des points de vue d’acteurs différents, sur des périodes qu’on connaît finalement assez peu me semble-t-il. Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Nicolas Le Roux: « Les guerres de religion

constituèrent un traumatisme sans précédent

pour le royaume de France... »

Les guerres de religion

Les Guerres de religion (Passés Composés, septembre 2023).

 

Nicolas Le Roux bonjour. Qu’est-ce qui dans votre parcours, dans votre vie, vous a donné envie de vous consacrer particulièrement à ce XVIe siècle compliqué ?

pourquoi le XVIe ?

Contrairement à certains auteurs, je pense qu’il n’y a pas de lien entre la vie et la science. On n’a pas besoin d’être victime de traumatisme ou même d’expérience fondatrice pour s’intéresser à des sujets de recherche. Je pourrais toujours citer Alexandre Dumas, et d’autres, que j’ai lus quand j’étais jeune, mais fondamentalement il y a surtout des questionnements, des difficultés : le XVIe siècle est difficile à étudier techniquement parlant parce que les sources sont dures à lires et à comprendre. Ce qui me plaît c’est la difficulté, la distance. Et se posent un certain nombre de questions : le lien entre politique et religion, entre croyances individuelles et exercice public des cultes, la place de la violence, y compris à la cour, chez les grands. Ce sont là de vraies questions d’historien : pourquoi se comporte-t-on ainsi à tel moment ? Comment gouverne le prince ? Quel statut accorde-t-il à ses sujets, notamment quand ceux-ci ne sont pas de la même religion que lui ?

  

La cupidité de l’Église catholique au Moyen Âge a-t-elle joué pour beaucoup dans le développement des dogmes réformés et protestants ?

les abus de l’Église

Il y a effectivement de cela, notamment chez Luther qui, dans les années 1510-20, évoquera les indulgences. Mais ces pratiques diminueront à mesure que l’Église changera elle-même, dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il y a d’abord, chez Luther, une interrogation profonde sur ce qu’est le fonctionnement de l’Église, sur l’autorité du pape. On va questionner cette histoire d’indulgence, ce principe d’une "économie du Salut", mais la question essentielle est bien celle de l’autorité du pape, ce sur quoi elle repose. Fondamentalement, c’est une question politique, interne à l’Église, et aussi une question théologique : qu’est-ce que le pape, et à qui peut-il promettre le Salut ? Son autorité s’étend-elle par-delà les frontières de la mort ? Pour Luther c’est non. Ce qui l’intéresse lui n’est pas tant la perspective d’un scandale sur le plan économique que le scandale moral, théologique : on trompe les gens en leur faisant croire qu’on peut acheter le Salut, se faire pardonner moyennant finances, c’est le pire des péchés.

 

Quelles motivations s’agissant des conversions, celles des princes qui parfois se distinguaient pour des raisons politiques, notamment envers l’empereur, mais aussi celles qu’on percevait dans l’âme des croyants ?

politiques et conversions

Il faut bien partir du principe qu’au XVIe siècle il n’y a pas deux sphères séparées, celle du religieux et celle du politique. Les deux vont ensemble : le prince tire son autorité de Dieu. Les princes qui vont soutenir Luther le feront pour différentes raisons. D’abord pour des raisons politiques. Pour l’électeur de Saxe, protéger Luther, c’est protéger l’un de ses sujets, donc il y a une dimension locale, d’un prince qui ne veut pas qu’on mette son nez dans des affaires qui le concernent. Il y a une façon de manifester son autonomie par rapport à l’empereur, c’est une évidence.

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas aussi une dimension spirituelle : un prince peut avoir été un excellent catholique et devenir un excellent protestant, pour les mêmes raisons finalement, je peux citer ce même cas de l’électeur de Saxe. Certains princes sont passés à la Réforme tout en restant fidèles à Charles Quint, ce fut le cas de Maurice, duc de Saxe, qui soutiendra l’empereur dans l’espoir de récupérer la dignité électorale de son cousin. Il y a aussi des princes qui vont rester catholiques, comme le duc de Bavière, mais qui ne vont pas participer aux guerres contres les protestants dans l’Empire, ne voulant pas spécialement le faire ni aller trop loin dans le soutien à Charles Quint. Tout cela est extrêmement compliqué, mais le religieux et le politique sont largement imbriqués, l’un soutenant l’autre et vice-versa. C’est vrai dans l’Empire, c’est vrai en France aussi.

 

Et chez les fidèles de base, une volonté d’assumer plus avant le contrôle de leur foi ? Qu’est-ce que tout cela dit de l’homme européen du XVIe siècle ?

les Hommes et leur foi

Oui, cela va être évident chez les protestants, avec ce refus de la médiation du clergé catholique entre Dieu et le fidèle, il y a une dimension d’intériorisation, de volonté de vivre plus personnellement sa foi. En même temps, dans le cas français on le voit bien, 90% de la population va rester catholique, le message n’aura donc qu’un impact limité, beaucoup de gens restant attachés aux formes traditionnelles, communautaires : la piété se vit ensemble, en groupe, on est attaché à la dimension sacralisée de l’espace urbain, aux lieux du culte...

Le protestantisme c’est donc une voie qui va devenir importante au XVIe siècle, et même majoritaire dans l’Empire, mais pas partout.

 

Très bien. Il y a un élément que j’ai trouvé intéressant et qui est pas mal développé dans le livre, c’est lidée chez les protestants selon laquelle la papauté représenterait une puissance étrangère, temporelle autant que spirituelle, qui vient s’immiscer dans la vie des uns et des autres. On parle des papistes comme on parlera quatre siècles plus tard des communistes en songeant aux ambitions de l’URSS. Dans quelle mesure cette histoire de conspiration catholique est-elle instrumentalisée ?

agents de l’étranger ?

Il faut bien comprendre qu’on a dans les deux camps, côté catholique et côté protestant, le sentiment que l’autre est un agent de l’étranger. Pour les catholiques, les protestants en France sont des agents de l’étranger, des princes allemands, de Genève - le terme "huguenot" utilisé pour désigner les protestants français est une déformation d’un mot voulant dire "confédéré", c’est à dire "suisse"... Et inversement, du côté protestant, on voit la main du pape, celle du roi d’Espagne, un complot international qui va pousser les protestants à prendre les armes à certains moments. Et ce n’est pas non plus un pur fantasme : le pape a un réseau d’agents considérable, le roi d’Espagne envoie de l’argent, des troupes parfois, à différents endroits pour soutenir sa cause. L’Espagne a alors une vision européenne voire mondiale de la politique.

Il y a donc des fantasmes de part et d’autre, mais ils sont souvent justifiés. Et ce qui est nouveau, au XVIe siècle, c’est l’essor considérable des communications : il y a des hommes partout sur les routes en Europe, les livres, les lettres, les idées, l’argent, les soldats circulent... Il y a de véritables internationales protestantes, catholiques qui existent. Il y a de la désinformation aussi, avec parfois de lourdes conséquences. On ne peut pas comprendre les guerres de religion en France si on ne connaît pas la situation aux Pays-Bas, en Espagne, etc... À chaque fois qu’on fait une paix en France, le pape est scandalisé et il le fait savoir, etc. La Saint-Barthélémy, catastrophe s’il en est, est célébrée par le pape, comme elle est fêtée à Madrid. Le pape va faire redécorer ses appartements avec des fresques représentant ces massacres. Bref, avec l’essor des échanges, tout se sait, tout se déforme aussi, dans toute l’Europe.

 

Vous évoquiez les massacres de la Saint-Barthélémy (août 1572). Je veux vous interroger plus précisément, justement, sur votre domaine de prédilection, touchant à la France de cette époque. Peut-on dire que la royauté française a globalement été bousculée par l’activisme des chefs de parti, les Guise pour le parti catholique, les Condé puis Coligny côté protestant ? Que ces chefs de parti auraient, plus qu’en d’autres points d’Europe, donné le "la" de la guerre civile, au grand dam de la monarchie ?

la royauté française face aux chefs de parti

Absolument. Ces guerres, qui débutent en 1562, commencent du fait de l’activisme des chefs catholiques, le duc de Guise et quelques autres, il y a ensuite la réponse de Condé côté protestant. Il va y avoir en ce printemps 1562, un coup de force, en fait un vrai coup d’État du duc de Guise : le roi va être ramené à Paris pour être mieux contrôlé. À cela donc va répondre Condé, par une prise d’arme. Ce sont bien les princes qui mènent leurs intérêts, leur politique, agissant et réagissant, la monarchie se trouvant, au moins au début, en porte-à-faux. Catherine de Médicis et le chancelier Michel de L’Hospital étaient plutôt dans une logique d’apaisement. En 1567, les guerres reprennent, avec un soulèvement des princes protestants, menés par Condé : ceux-ci reprennent les armes de crainte d’un complot catholique international, prenant de court Catherine de Médicis. En 1585, c’est la Ligue qui commence, avec Guise, le fils, qui reprend les armes. La monarchie va alors réagir, un peu à son corps défendant, alors que le but de Catherine de Médicis pendant 30 ans aura été de maintenir l’ordre et la paix. Très souvent elle se trouve à la traîne de cet activisme princier.

 

Vous pensez donc que, y compris sur la Saint-Barthélémy, ces éléments que vous citez seraient de nature à, disons, édulcorer un peu la légende noire de Catherine de Médicis ?

Catherine de Médicis et la Saint-Barthélémy

On sait que, s’agissant de la Saint-Barthélémy, il y a eu plusieurs éléments, plusieurs étapes. Aujourd’hui, on ne pense pas que Catherine de Médicis ait médité ce massacre, elle était je le rappelle dans une logique d’apaisement. Ce qui va déclencher les choses, c’est l’attentat contre l’amiral de Coligny, chef protestant, attentat venant très certainement de l’entourage du duc de Guise, si ce n’est du duc lui-même. Cet acte va provoquer une logique de panique. Dans un deuxième temps, à la cour, Catherine de Médicis va décider d’éliminer les chefs protestants, mais davantage en réaction à une situation de crise qui n’avait pas été anticipée. Le massacre va par la suite prendre une forme encore différente, en se généralisant. Donc effectivement le pouvoir va être dans une logique de réaction face à des événements qui le dépassent.

 

À la lecture de votre ouvrage on se rend compte, autre élément intéressant, de la fracture, théologique et aussi politique, entre luthériens et calvinistes. Sous-estime-t-on ce point dans l’analyse de cette période ?

luthériens et calvinistes

Vu de France effectivement, on néglige un peu ce point. En France il n’y a pas de luthériens, ou très peu. Le protestantisme français est quasiment unanimement calviniste. Or, il y a effectivement une vraie fracture entre ces deux branches du protestantisme. Ils n’ont pas la même conception de l’eucharistie, de la Cène. À cet égard les luthériens sont beaucoup plus proches des catholiques que des calvinistes, puisqu’ils conservent cette conception centrale de la présence réelle et corporelle au moment de la célébration, point fondamental pour les catholiques, tandis que les calvinistes refusent absolument cette présence corporelle. À certains moments, des princes ou prélats ont pu chercher à se rapprocher des luthériens.

Il y a une concurrence interne au sein du monde protestant allemand. Des années 1520 aux années 1540, des princes vont passer à la Réforme luthérienne, mais à partir des années 1560 d’autres princes vont passer à la Réforme calviniste. Il y aura donc une nouvelle Réformation, comme l’on dit dans l’Empire, avec le développement du calvinisme. L’Empire va se complexifier davantage encore à la fin du XVIè siècle... Or, dans l’Empire, la grande paix qui met fin aux guerres, celle d’Augsbourg en 1555, reconnaît le catholicisme évidemment, et la confession d’Augsbourg, à savoir le luthéranisme, mais pas le calvinisme. Ce dernier n’est donc pas, jusqu’à 1648, l’égal des autres religions. Certains princes calvinistes dans l’Empire sont jusqu’alors, de fait hors la loi.

Au sein du calvinisme il y a d’autres fractures, comme on le verra aux Pays-Bas au début du XVIIe siècle, une opposition entre calvinistes purs et durs, et calvinistes reposant la question du libre arbitre dans les choix et s’agissant du Salut. Mais il est certain que ces oppositions au sein du protestantisme vont contribuer à affaiblir cette cause commune. Mais effectivement, vu de France, cela paraît relativement lointain : encore une fois, en France le protestantisme est largement unifié.

 

Dans le chapitre sur la diplomatie huguenote, on évoque les orientations diplomatiques impulsées par Henri IV, un certain rapprochement avec les puissances protestantes, l’Angleterre, les Pays-Bas, et un renouvellement de l’hostilité envers une dynastie Habsbourg se voyant comme la championne du catholicisme. De manière générale, dans quelle mesure ces guerres de religion ont-elles rebattu les cartes des systèmes d’alliance européens ?

une nouvelle diplomatie royale ?

Les guerres de religion françaises ont totalement affaibli la présence de la France sur la scène internationale : il n’y a plus d’argent, et l’armée a autre chose à faire que de faire la guerre à l’extérieur. Avec le retour de la paix sous Henri IV, on assiste à un début de reconstruction de la puissance du royaume qui passe par des formes d’affirmation militaire : la puissance aux XVIe et XVIIe siècle, c’est l’armée. La France de Henri IV se trouve alors en situation de renouer des alliances. Durant les guerres de religion, la monarchie française avait fait la paix avec l’Angleterre (années 1560), et s’était trouvée un peu à la traîne des intérêts espagnols. Il n’y avait pas de diplomatie française dynamique.

À partir d’Henri IV, le roi retrouve suffisamment de marges de manœuvre financières, et une assise interne suffisante pour renouer des alliances, pour imposer la France comme une sorte d’arbitre international, notamment dans la paix qui va être signée aux Pays-Bas, entre le nord et le sud : la trêve de Douze Ans (1609). La France avait retrouvé sa puissance militaire et, en 1610, lors de l’assassinat du roi, celui-ci était en train de préparer une grande guerre européenne ayant vocation à soutenir des princes protestants contre l’Espagne et les princes catholiques. Henri IV a aussi fait une guerre contre la Savoie (1600) qui a permis d’annexer la Bresse, le Bugey, etc... À cette époque, comme François Ier cent ans plus tôt, le roi de France redevient le grand renard de l’Europe, tandis qu’à ce moment-là l’Espagne se trouve dans une situation assez dégradée.

 

Justement, ces guerres de religion à l’échelle de l’Europe ont-elles été la cause principale de l’échec du rêve de Charles Quint de bâtir son "empire universel" catholique ?

rêves d’empire universel

Charles Quint avait ce rêve. François Ier avait aussi rêvé d’être empereur, ne l’oublions pas. Henri II avait peut-être eu ce rêve-là également : il a soutenu les princes protestants allemands à partir de 1552, ce qui lui a permis des petits morceaux d’Empire sur lesquels ils n’avait aucun droit (Metz, Toul, Verdun). Henri IV rêve-t-il d’un destin européen ? On ne sait pas. Mais le roi de France, quand il est en position de puissance, peut se considérer comme le plus grand des princes, et prétendre imposer sa volonter, y compris par la force. Songez à Louis XIV... Souvent cela aboutit à la catastrophe.

 

J’ai fait il y a quelques mois une interview autour de la période qui a précédé, chevauché même, celle qui nous occupe aujourd’hui : les guerres d’Italie. Quels liens faites-vous, quelle suite logique entre les guerres de religion et, en amont, ces guerres d’Italie donc ?

des guerres d’Italie aux guerres de religion

Effectivement, les guerres d’Italie s’arrêtent en 1559, et immédiatement après les guerres de religion commencent. Comme si la guerre avait horreur du vide. Comme si, après plus d’un demi-siècle d’affrontements en Italie du nord, puis sur les frontières franco-bourguignonnes, il fallait réutiliser les compétences d’une partie de la noblesse qui s’est trouvée démobilisée, non plus forcément au service du roi, mais au service de Dieu. Entre 1559 et 1562, il y a un certain nombre de gens qui ont pu avoir envie de reprendre les armes. Pendant les guerres de religion, nombreux sont ceux qui militeront pour la reprise de la guerre contre l’Espagne, d’abord les protestants, et notamment l’amiral de Coligny : il y aura cette idée qu’une lutte contre un ennemi vu comme héréditaire serait de nature à réunifier le royaume. En 1595, Henri IV déclare la guerre à l’Espagne, avec toujours cette idée que les "bons Français", les "vrais Français", ce sont les gens qui, qu’ils soient catholiques ou protestants, servent le roi contre l’ennemi héréditaire, en l’occurrence l’Espagne. Il y a donc bien une mémoire des guerres d’Italie : on sait qu’on a fait la guerre contre les Espagnols pendant un demi-siècle. C’est une cause qui peut souder le royaume. Il y a aussi des habitudes de guerre, de violence. On se réfère aux violences anciennes, aux guerres de ravage, aux prises de ville, et de ce point de vue ces deux guerres seront très liées, elles vont se succéder de façon tragique, mais aussi assez logique.

 

À propos justement de ces deux guerres, je voulais faire un petit focus sur un élément très présent dans l’une comme dans l’autre, sur les mercenaires, suisses et allemands notamment, largement employés par les uns et par les autres. Qui sont-ils, et ne sont-ils vraiment mus que par l’appât du gain, ou bien combattent-ils aussi pour une cause ?

foi(s) de mercenaires

Effectivement, c’est encore un élément de continuité entre les guerre d’Italie et les guerres de religion : les guerres d’Italie ont été le moment de la construction d’armées de mercenaires quasi permanentes. On pense aux mercenaires suisses catholiques, qui seront le noyau de l’armée royale, aux mercenaires allemands protestants, qui seront un des noyaux des armées protestantes. Dans les faits, l’armée du roi de France n’emploie que des mercenaires catholiques, issus des cantons centraux catholiques en affaire avec la France depuis Marignan (depuis François Ier, ils s’engagent à fournir des troupes au roi de France si celui-ci en demande), et les armées protestantes n’emploient normalement que des mercenaires protestants. Il y a donc une dimension politique, socio-économique, et puis une dimension religieuse.

 

Il y a donc malgré tout une forme de cohérence... Je vous interrogeais tout à l’heure sur le lien entre ces guerres de religion et, en amont, celles d’Italie. Et en aval, qu’est-ce qui lie ces guerres de religion à la période allant jusqu’à la guerre de Trente Ans (1618-1648) ? La vraie borne de fin de ces guerres de religion n’est-elle pas la paix de Westphalie de 1648 ?

jusqu’à la guerre de Trente Ans ?

On peut le dire. Mais on peut même aller jusqu’à Louis XIV, jusqu’à ce temps où, à la fin du XVIIe siècle, toute l’Europe se coalise contre lui en tant que tyran catholique. La paix de Westphalie, c’est la fin d’une autre grande période, à peu près de mêmes dimensions que celle des guerres de religion. Elle permet la reconnaissance définitive des Provinces-Unies, ces Pays-Bas du nord désormais indépendants de l’Espagne, et une reconnaissance on l’a dit, aux côtés des deux autres confessions, du calvinisme comme religion officielle au sein de l’Empire. Ce sont là des éléments de continuité entre les deux périodes. Lors de la guerre de Trente Ans, les enjeux ne sont plus les mêmes, mais on a de fait une coalition de princes protestants contre une coalition de princes catholiques. Et, à l’intérieur de cela, il y a l’affrontement franco-espagnol qui se fait plus direct. Une des nouveautés c’est peut-être effectivement la plus grande velléité du roi de France, realpolitik oblige, à s’allier à des princes protestants pour combattre des adversaires catholiques.

 

Très bien. On sait que, sous Louis XIV comme, plus tard, sous Napoléon Ier, l’Angleterre a été l’âme des coalitions anti-françaises en Europe. Est-il juste en revanche de considérer qu’au temps des guerres de religion, Élisabeth Ière n’avait pas la puissance nécessaire pour être l’âme des coalitions protestantes?

Élisabeth Ière et l’Angleterre

Absolument. L’Angleterre ne devient une puissance militaire qu’à la fin du XVIIe siècle. Jusque là c’est un petit pays, qui n’a pas beaucoup d’argent. Élisabeth a tenté des actions contre la France, via des accords avec certains huguenots : de l’argent et des troupes ont été envoyés, mais pour un résultat désastreux. Il faut dire que le but des Anglais était surtout de récupérer Calais, dont la conquête par Henri II en 1558 avait été vécue outre-Manche comme une grave humiliation. Après cela, Élisabeth sera beaucoup plus prudente, dans une logique surtout défensive face à l’Espagne. Mais elle interviendra à nouveau, dans les années 1580-1590, en envoyant des troupes aux Pays-Bas. Elle sera finalement davantage intervenue aux Pays-Bas que dans les guerres de religion françaises. Mais elle ne sera, à l’époque, pas l’âme de grand chose.

 

Le dernier texte, l’épilogue de Jérémie Foa, met l’accent sur l’impact sur les contemporains de ces troubles, appellation sobre pour ne pas dire "guerre civile". Sait-on estimer combien tout cela a marqué les corps et changé les âmes, ne serait-ce que dans le royaume de France ?

impact d’une guerre civile

Au niveau des individus, il faut se baser sur les textes que l’on peut avoir, les journaux, mémoires, lettres... nous permettant de voir de l’intérieur ce que furent les sentiments, les réactions... C’est vraiment un traumatisme sans précédent que le royaume de France subit, presque quarante ans de troubles quasi permanents. Au moins deux générations de Français n’ont connu à peu près que la guerre de toute leur vie, c’est un fait qu’on a du mal à appréhender. La guerre n’était heureusement pas partout, pas tout le temps, mais il y a cette permanence de la peur, des ravages, etc... De nombreux témoignages vont dans ce sens d’un ancrage de ces pensées, des années après. Mme Acarie, la grande dévote parisienne, qui était une jeune femme pendant les guerres, vivra toute sa vie dans une logique de lutte contre l’hérésie. Elle se souvient du siège de Paris, tenu par la Ligue catholique, par Henri IV, comme du plus beau moment de sa vie. Paris mourait de faim, assiégé par l’armée royale, mais selon elle, toute la ville ne pensait alors qu’à Dieu. Ce fut le cas de beaucoup de gens, qu’ils soient extrêmement exaltés, comme elle, ou bien au contraire des protestants, comme Agrippa d’Aubigné qui lui a jusqu’à la fin de sa vie gardé à l’esprit des réflexes de vieux soldat. Il sera excédé de voir qu’au début du XVIIème siècle on ne prendra plus les armes pour défendre la cause. Donc, on peut parler globalement d’un traumatisme profond, d’un oubli difficile. Il faudra attendre le renouvellement des générations, à partir des années 1620-1630, pour que le souvenir commence à s’estomper et les cicatrices à guérir un peu.

 

Est-ce qu’on peut considérer, alors, que si la France a connu une guerre civile, ce fut celle-ci, avec peut-être la Révolution ?

Absolument. On peut aussi évoquer les Armagnac et les Bourguignons au début du XVe siècle. La Révolution, vous avez raison. D’une certaine façon, durant la Seconde Guerre mondiale on aura aussi connu une forme de guerre civile en France...

 

Et il est beaucoup question, en conclusion du livre, et pour évoquer cette logique de guerre civile, de l’apprentissage collectif de l’art de la dissimulation... Est-ce que vous pensez qu’on sous-estime le poids de ce temps des guerres de religion en tant que jalon de la construction nationale ?

quelle place dans l’histoire nationale ?

Paradoxalement, je crois que c’est un des grands impensés de l’histoire de France. La monarchie d’Ancien Régime (les Bourbon au XVIIe) s’est employée à gommer le plus possible les guerres de religion. On oublie, on impose l’amnistie. Le roi est le maître des mémoires. La logique, de Henri IV jusqu’à Louis XIV, c’est tout oublier. Des gens comme Agrippa d’Aubigné qui continuent de publier sont considérés comme, au mieux inutiles, et souvent comme dangereux. Les traumatismes sont immenses : les guerres, les soulèvements contre le roi, les régicides (Henri III puis Henri IV)... On oublie. Si aujourd’hui vous demandez dans la rue ce qu’évoquent les guerres de religion, on vous parlera éventuellement de la Saint-Barthélémy. On apprend vaguement aux enfants que c’est mal de massacrer son voisin s’il n’a pas la même religion que soi, et que la tolérance c’est bien.

Louis XIV a tellement oublié cette histoire, je pense, qu’il est dans une logique de recatholicisation extrêmement énergique qui aboutit à la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Ce qui fut une incompréhension profonde du fait qu’on puisse être un bon Français tout en étant protestant. L’incompréhension fut totale à l’échelle européenne, le scandale fut inoui, et la révocation passe à la fin du XVIIe siècle comme un témoignage de tyrannie sans précédent. On estimait alors que les protestants ne représentaient plus un danger, et qu’il n’y avait plus alors besoin de leur accorder de privilèges. Bref, les guerres de religion représentent à mon sens un grand creux de l’histoire de France. On ne sait plus qu’en faire. Sinon dénoncer, à partir du XVIIIe siècle, à partir de Voltaire, le fanatisme religieux, la Saint-Barthélémy, etc... A contrario, on entend dans certains discours des rapprochements entre des situations actuelles, touchant à d’autres religions, et des réflexes évoquant ces guerres de religion. Les rares mobilisations qu’on fait des guerres de religion, aujourd’hui encore, ne sont pas forcément basées sur de bonnes raisons...

 

Oublier, comme Louis XVIII avait voulu oublier, au moins dans le discours, les tourments de la Révolution...

Absolument.

 

Vous évoquiez Louis XIV. La révocation de l’édit de Nantes. La question est récurrente : considérez-vous que cet acte a eu, s’agissant notamment des exils de protestants français, un impact néfaste sur la suite de l’histoire de France ?

la révocation de l’édit de Nantes

Là encore, cette révocation est un grand impensé de l’histoire de France. Le scandale le plus absolu, c’est que non seulement Louis XIV révoque ce régime de tolérance, qui reste très limité, mais en plus, et cela aucun prince de l’histoire européenne ne l’a jamais fait, il oblige à la conversion. Il supprime la liberté de conscience et interdit même l’exil. Les gens partiront quand même, de façon illégale, et souvent atroce. On va arracher des enfants à leurs parents pour les placer en couvent, on va enfermer, disloquer des familles... Alors, on a beaucoup insisté sur l’exil d’à peu près 175 000 à 200 000 personnes, vers les Pays-Bas, la Prusse, la Suisse, l’Angleterre... 1% environ de la population française, ce qui n’est pas négligeable, d’autant qu’ils étaient des personnes souvent éduqués, des artisans, etc... Mais il ne faut pas surestimer non plus l’effet sur le royaume. C’est peut-être au contraire l’aspect humain de tout cela qu’on a sous-estimé... J’insiste : on a fait à ce moment-là des choses qu’aucun prince en Europe n’avait jamais fait.

 

Donc, on peut conclure en disant qu’il faudrait peut-être retirer un peu de sa légende noire à Catherine de Médicis, et peut-être d’en rajouter un peu...

...et même beaucoup à Louis XIV ! Louis XIV et Napoléon, sans doute les deux plus grands tyrans de l’histoire moderne. Tous les Européens le savent, sauf nous !

 

Intéressant. Vos projets et envies pour la suite ?

L’étape suivante, après avoir fait l’histoire en France, ou de France, et bien étudié celle d’Europe également, ce serait de regarder plus attentivement, à une échelle plus mondiale, ce que furent les répercussions de tous ces événements-là. On sait qu’il y avait des protestants au Brésil, en Floride... Les troupes espagnoles ont massacré les quelques Français qui ont tenté de s’installer en Amérique. On a des tentatives de colonisation diverses, des Français qui après la révocation se sont installés en Afrique du sud, etc... Des pistes à suivre !

Entretien daté du 27 septembre 2023.

 

Nicolas Le Roux

Crédit photo : Hannah Assouline.

 

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4 octobre 2023

Frédéric Quinonero : « 60 ans après sa mort, Piaf reste la référence »

Le 10 octobre 1963, soit, il y aura soixante ans dans quelques jours, disparaissait Édith Piaf. Elle n’avait que 47 ans, mais à la fin elle en faisait plus, beaucoup plus, usée par la vie, rongée par les malheurs et les excès. Un destin souvent tragique qu’elle a partagé avec celles et ceux qui l’aimaient, jusqu’à la limite de l’impudeur, ça a donné quelques unes de ses grandes chansons. Et quand on parle de "grandes chansons", s’agissant de Piaf, le mot n’est pas à prendre à la légère : qui, 60 ans après sa mort, et même parmi les plus jeunes, n’a jamais eu dans la tête un des titres de Piaf ? En revanche, au-delà de son répertoire, de l’image qu’elle pouvait renvoyer, de ce qu’on sait d’elle via le film La Môme ou autre, qui sait ce que fut réellement sa vie ? J’accueille l’ami Frédéric Quinonero, qui vient de lui consacrer une bio complète, une évocation sensible de ces Cris du cœur (La Libre édition, septembre 2023) qui sonnent comme un cri d’amour, un amour communicatif. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero : « 60 ans

après sa mort, Piaf reste la référence »

Piaf

Piaf, cris du cœur (La Libre édition, septembre 2023)

 

Frédéric Quinonero bonjour. Qu’est-ce qui, en 2008, t’avait donné envie de consacrer une bio à Édith Piaf, artiste qui pour le coup ne correspond pas vraiment à ceux sur lesquels tu as écrit la plupart du temps, ceux des 60s et 70s, les Johnny, Sylvie, Sheila... ?

Même si je revendique ma culture populaire, faite par la télévision et le transistor, je n’ai pas choisi pour autant d’être enfermé dans un «  genre  ». Ce qui a été le cas en écrivant d’abord sur Johnny, Sylvie, Sheila, etc. J’aurais pu écrire sur Brel, Ferrat, Barbara, mais on ne m’attendait pas sur ce terrain-là. J’ai quand même réussi dès 2008 à imposer Piaf, grande figure populaire de la chanson, qui a marqué mes jeunes années, tant elle m’impressionnait par sa voix et ce qui se dégageait d’elle.

 

Piaf est morte en 1963, année de ta naissance. C’était quelqu’un qu’on écoutait dans ta famille ? L’annonce de sa mort, ça avait eu un écho autour de toi ?

Ma mère adorait Piaf. Lors des dîners familiaux, lorsqu’on lui demandait de chanter, elle reprenait Piaf. Aujourd’hui encore, quand elle entend La Vie en rose, elle dit  : «  C’est ma chanson...  » Je lui ai dédié ce livre… J’étais trop petit pour avoir le souvenir d’un quelconque écho de la mort de Piaf. Mais le fait de la savoir morte et la voir tout le temps habillée de noir me la rendaient encore plus impressionnante, au point d’en faire des cauchemars après avoir visionné un hommage télévisé  : on montrait le plus souvent les images de ses dernières années, une Piaf malade et chétive, le cheveu rare et les mains déformées.

 

Nous commémorerons donc dans quelques jours le 60e anniversaire de la mort de la Môme Piaf. À cette occasion donc, tu publies Piaf, cris du cœurune réédition de ta bio, chez La Libre Édition. As-tu modifié des éléments, revu ton premier écrit ?

J’ai tout relu, revu et corrigé mon texte initial, écrit un peu comme un roman, tant la vie et le destin de Piaf sont romanesques. Quand on se relit longtemps après, j’ai remarqué qu’on retranchait beaucoup, les mots inutiles, adjectifs, adverbes, qui polluent le texte.

 

Quel regard portes-tu sur ton style de 2008 ? Il y a des choses à propos desquelles tu te dis : je ne l’écrirais plus de la même manière aujourd’hui ?

Globalement, j’ai été assez épaté (rires). À vrai dire, je n’avais pas l’impression que j’en étais l’auteur. Je m’arrêtais parfois dans ma lecture, me disant  : «  Mais c’est vraiment bien ce que t’as écrit là  » (rires). J’ai relevé quand même quelques maladresses que j’ai corrigées. En quinze ans, on évolue forcément dans l’écriture, la façon de percevoir et de dire les choses, dans le vocabulaire, la tournure des phrases.

 

 

La chanteuse Juliette signe une sympathique préface, Fred Mella s’en était chargé la première fois. Raconte-moi comment ça s’était fait, pour l’un comme pour l’autre  ? Est-ce que Juliette fait un peu partie à ton avis de la filiation artistique de Piaf ?

La préface de Fred Mella avait été demandée par mon éditeur de l’époque, je ne l’ai jamais rencontré et je n’ai pas le souvenir d’avoir beaucoup échangé avec lui au téléphone. Dans cette préface, qui stricto senso n’en était pas une, il racontait brièvement son expérience avec Piaf et une anecdote, en particulier, sur leur premier voyage en Amérique. Juliette, que j’ai pu contacter par l’intermédiaire d’un ami, me fait l’honneur d’ouvrir mon livre de belle façon, elle en a aimé d’abord le titre, «  Cris du cœur  », d’après un texte de Prévert, puis le texte, et elle a axé son discours sur la voix de Piaf et sur son art. Je suis très heureux de cette rencontre, car j’aime beaucoup Juliette qui est une des plumes les plus intelligentes de la chanson française et une artiste à découvrir sur scène. Son premier répertoire, lorsqu’elle chantait dans les pianos-bars de Toulouse, empruntait à Piaf, comme à Brel ou Anne Sylvestre. Elle s’étonne toutefois qu’on voie en elle une héritière de la chanson réaliste. Je la qualifierais plus justement d’héritière d’Anne Sylvestre ou de Brassens, même si j’ai pensé à elle pour cette préface de Piaf en souvenir de son éblouissante interprétation de Padam, padam.

 

Piaf c’est une voix, puissante dans un petit corps, des ritournelles aussi qui résonnent encore. C’est aussi des chants de désespoir, reflets d’une vie souvent tragique. Que t’inspire-t-elle, cette femme ?

Elle m’inspire tout cela, en effet. Piaf c’est avant tout une voix, un chant d’amour, un cri… Une voix si incroyable qu’elle résonne encore soixante ans après sa mort. C’est sa voix, chantée, parlée, qui s’entend, je l’espère, dans mon récit.

 

D’ailleurs, question liée, mais en ne connaissant très bien ni l’une ni l’autre, je mets souvent dans ma pensée en parallèle Dalida avec Piaf, pour le côté séductrice sensible, le destin tragique, la mort des hommes aimés, la fin prématurée. Il y a quelque chose qui les lie ces deux-là ou «  pas plus que ça  » ?

J’aime beaucoup Dalida, mais je ne les compare pas, même si ce que tu dis se défend – elles ont cette tragédie en commun qui a accompagné leur vie. Piaf est incomparable, d’ailleurs.

 

Quels ont été les hommes qui ont le plus compté dans sa vie ? On évoque surtout Marcel Cerdan, mais a-t-il véritablement été son «  grand amour  », à supposer qu’on puisse le savoir ?

Beaucoup d’hommes ont compté, de Raymond Asso, qui fut son Pygmalion, à Théo Sarapo, dont la présence a adouci sa fin de vie, d’Yves Montand, à qui elle a fait gagner quelques années en lui offrant un répertoire à sa mesure, et tous les autres qu’elle a pygmalionnés. Elle a connu une vraie complicité avec Paul Meurisse, puis Jacques Pills, qui fut son premier mari. Mais Marcel Cerdan a eu une importance particulière du fait de sa disparition aussi tragique qu’inattendue, en plein ciel. Comme elle était croyante, le savoir mort en plein ciel lui faisait dire qu’il y était. Peut-être que s’il avait vécu, elle l’aurait quitté comme à peu près tous les autres. Mais qui le sait  ? Il était, en tout cas, l’un de ses rares compagnons qui était sur un même niveau de notoriété qu’elle, dont elle pouvait penser qu’il l’aimait vraiment pour ce qu’elle était, et non pour ce qu’elle représentait.

 

Piaf/Johnny, c’est quoi la vraie histoire ?

Ils se sont rencontrés à deux reprises, vers 1962. Johnny avait enregistré ses premiers grands succès, Retiens la nuit et L’idole des jeunes, et triomphé à l’Olympia. Elle croyait en lui, elle lui prédisait une grande carrière à condition qu’il trouve de grands auteurs pour améliorer son répertoire. Johnny était très intimidé. Il a raconté, en riant, qu’elle lui avait fait des avances, en lui caressant le genou, et qu’il avait fui. Mais faut-il le croire  ?

 

 

Tes chansons préférées de Piaf, celles, connues et peut-être moins connues, qu’on devrait réécouter encore et encore ?

Je ne me suis jamais lassé de L’Accordéoniste et de Non, je ne regrette rien, parmi les plus connues. Parmi les moins connues, spontanément je dirais  : J’m’en fous pas mal, Comme moi, Les amants de Venise, Le gitan et la fille, C’est un gars, Tiens v’la un marin.

 

 

Celles qui disent le plus qui elle était ?

Toutes la racontent, ou presque. Chacun de ses auteurs lui a fait du sur-mesure. Depuis Elle fréquentait la rue Pigalle jusqu’à Non, je ne regrette rien. Évidemment, sa quête d’amour absolu s’exprime dans Hymne à l’amour, qu’elle a elle-même écrite en pensant à Cerdan. On retrouve cet absolutisme dans Mon Dieu ou La Foule.

 

 

On évoquait Juliette tout à l’heure. Piaf a-t-elle des successeurs, ou des filiations évidentes, non tant dans le style que dans sa manière presque impudique de mettre sa vie entre les oreilles de tous ?

Il y avait du Piaf chez Hallyday. Sa vie brûlée, consumée. Sa façon de vivre son art jusqu’au sacrifice du reste. Comme Piaf, Hallyday n’existait que sur scène, c’était l’endroit où il se donnait entièrement, jusqu’au bout de ses forces. Jusqu’au bout de sa vie.

 

C’est quoi, Piaf, en 2023 ?

Elle incarne la chanson française dans le monde entier. Elle reste la référence. Elle continue d’inspirer les chanteuses débutantes, qui se risquent à chanter Hymne à l’amour ou Non, je ne regrette rien. Elle a traversé le temps et les modes. Elle est éternelle.

 

 

Un dernier mot ?

Aimer (c’est le verbe que Piaf savait conjuguer à tous les temps).

 

F

 

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4 octobre 2023

Alcante : « Être le tout premier scénariste à adapter Ken Follett en BD, c'est franchement un honneur ! »

Comme pas mal de gens nés au milieu des années 80, enfin je crois, j’ai découvert Les Piliers de la Terre de Ken Follett grâce à la série télé éponyme diffusée au tout début des années 2010. À l’époque je lisais moins. Bref, cette série, c’était ça :

Une fresque épique située dans un XIIème siècle anglais tout sauf accueillant, des personnages forts, attachants parfois, des situations historiques et en même temps très actuelles. Un rêve, celui d’un homme, Tom, qui rêve d’édifier une cathédrale, ultime réalisation, au moins à l’époque, du génie humain. Et le jeu des complots, des ambitions. Histoire éternelle.

La question que j’ai posée à Didier Swysen, alias Alcante, qui depuis La Bombe devient un habitué de Paroles d’Actu (j’en suis ravi), je me la suis vraiment, sincèrement posée : comment se fait-il qu’un roman aussi populaire, aussi monumental que Les Piliers de Follett, monumental peut-être autant qu’une cathédrale, et auquel sans doute la série télé ne rend qu’imparfaitement hommage, n’ait jamais été adapté en BD, ou roman graphique, on dira comme on voudra ? Sa réponse, vous la retrouverez dans quelques minutes, lui et ses deux acolytes, Steven au dessin, et Quentin à la 3D, vont tout vous expliquer. Inutile que moi, je développe davantage cette intro (comment ça, elle traîne déjà trop en longueur ?).

Juste une chose, et après je vous laisse avec ceux qui ont réellement quelque chose à dire : Le rêveur de cathédrales, premier volet d’une série qui en comptera six, et qui sort donc le 11 octobre (Glénat), dans une semaine tout pile, est un album superbe, narration impeccable et dessin aussi impressionnant qu’immersif. On est ailleurs, transportés avec eux, dans cette Angleterre du XIIème. Emparez-vous de ce livre, ce sera plus facile que de prendre un château fort. Et sortez couverts, l’atmosphère risque d’y être glacialeUne exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Les Piliers de la Terre BD

Les Piliers de la Terre - Tome 1 : Le rêveur de cathédrales (Glénat, octobre 2023).

 

Alcante : « Être le tout premier scénariste

à adapter Ken Follett en BD,

c’est franchement un honneur ! »

 

EXCLU PAROLES D’ACTU

 

I. Quentin Swysen, le spécialiste 3D

(sa première interview !)

Peux-tu, Quentin, te présenter en quelques mots et nous parler de ton parcours jusqu’ici ?

Sport, scoutisme, famille, amis et voyages résument bien ma vie jusqu’à présent. Hormis quelques expériences à l’étranger au cours de mon parcours scolaire, j’ai passé ma vie à Jette, dans le nord de Bruxelles. J’ai suivi des études d’ingénieur civil architecte à l’ULB, à la fin desquelles j’ai commencé à travailler chez BESIX, une boîte de construction belge. Je travaille depuis 6 mois à Copenhague pour la construction d’un tunnel sous-marin. En parallèle, j’ai été animé puis animateur scout pendant 16 ans.

 

Quel lecteur de BD es-tu ? Quelles sont en la matière, les œuvres qui t’ont le plus marqué (signées Alcante ou non, évidemment) ?

Il faut savoir que mon frère et moi avons été bercés dans le monde des bandes dessinées dès notre plus jeune âge. Il fut un temps où le rituel était de nous lire des BD avant d’aller dormir, ou même de nous raconter une histoire inventée de toute part. Mon père était très fort pour cela d’ailleurs. Mes BD favorites étaient entre autres Thorgal, XIII, Tintin, en plus du magazine hebdomadaire Spirou. J’étais un bon lecteur dans mon enfance. J’utilise le passé car ce n’est plus d’actualité. J’ai perdu cette envie de lire au fil du temps au profit d’autres activités. Néanmoins, j’ai lu et je continue à lire la majeure partie des BD de mon père. Je désignerais Quelques jours ensemble, XIII Mystery, et La Bombe comme ses BD qui m’ont le plus marquées, en attendant Les Piliers de la Terre bien sûr.

 

Quand tu observais, depuis petit j’imagine, ton père plancher sur des scénarios de BD, ça t’inspirait quoi, de l’admiration, une envie aussi de faire quelque chose qui t’en rapproche ?

Je ressentais de l’admiration et de la curiosité. Cela reste un métier peu commun et mythique quand on est enfant. Dès que j’ai appris à écrire à l’école, j’en ai profité pour écrire des petites histoires que j’amenais fièrement à mes parents. Quelques années plus tard, vers 12 ans, j’ai même dessiné quelques planches par moi-même. Pour l’anecdote, l’une d’entre elle a été publiée dans le Magazine Spirou en tout petit. Ce fut le sommet de ma carrière scénaristique. Je n’ai plus rien fait par après mais j’ai gardé cette fibre artistique et créative en moi. Devenir scénariste comme mon père n’a par contre jamais été un objectif sérieux.

 

Ton truc c’est l’ingénierie civile, l’architecture, la modélisation 3D. Tu m’as confié avoir eu pour tâche, lors de ce travail sur Les Piliers de la Terre, de rendre plus concrets les visuels des bâtiments fictifs dont il est question, le village de Kingsbridge, la cathédrale... Raconte-nous un peu ce travail. Comment as-tu été intégré au projet, et comme ça s’est passé ? Travailler avec, pour son père, ça n’est que facile ? ;-)

Le village de Kingsbridge est fictif et donc difficile à représenter fidèlement tant pour mon père, scénariste, que pour le dessinateur. Grâce à mes études, j’ai été amené à modéliser des bâtiments en 3D. Mon père savait ce dont j’étais capable et en a « légèrement » profité (rire). L’idée était donc de modéliser l’ensemble du village pour coller au mieux aux descriptions du roman et à l’architecture de l’époque. Après un long travail minutieux, mon père a réalisé un plan approximatif dont je me suis servi pour rajouter un par un les bâtiments, murailles, arbres, rivière, etc... Heureusement pour moi, certains éléments étaient disponibles sur Internet et ne requéraient que de légères modifications. Le plus dur a été de modéliser l’intérieur de la cathédrale. Ce fut un challenge de coller aux descriptions du roman tout en produisant une cathédrale « correcte » d’un point de vue structurel. J’ai mis mes connaissances architecturales à contribution pour modéliser la structure intérieure.

 

LPLT modélisation cathédrale

Visuel fourni par Quentin Swysen.

 

J’ai entamé mon travail en 2021. Au fur et à mesure que le village prenait forme, mon père me demandait d’ajuster certains détails, ce qu’il n’aurait probablement pas demandé si le modeleur n’était pas moi (rire). Il a fallu quinze versions du village et une quarantaine d’heures de travail réparties sur plusieurs mois pour arriver au résultat final. Tant mon père que moi sommes satisfaits du résultat, et je suis content de lui avoir rendu ce service !

 

Penses-tu que, de manière générale, qu’on a tendance à négliger, dans le monde de la BD notamment, l’apport qui peut être celui de la modélisation 3D ?

Je n’ai pas une vue d’ensemble sur les pratiques de la bande dessinée, mais c’est définitivement une question qui mérite d’être posée. De mon humble avis, il semblerait que oui, l’utilisation de la modélisation 3D dans les bandes dessinées soit sous-estimée. Je suis convaincu que cela pourrait rendre service à de nombreux scénaristes et dessinateurs, d’autant plus qu’il existe des outils de modélisation simples, à la portée de tout le monde. Je précise qu’en aucun cas cela ne doit remplacer le travail d’un dessinateur, mais cela peut définitivement l’optimiser. C’est très utile pour voir un objet ou un lieu, sous tous ses angles.

 

LPLT modélisation 1

Visuel fourni par Quentin Swysen.

 

Un des personnages majeurs de ce premier tome, et du roman, c’est Tom, ce bâtisseur qui rêve d’ériger une cathédrale magnifique. J’imagine que son histoire, son rêve, c’est quelque chose qui ne te laisse pas indifférent ? Tu aurais pu l’avoir à son époque ?

Dès qu’il s’agit de construction, cela me parle. Construire une cathédrale à pareille époque était un sacré challenge que j’aurais pu avoir dans une autre vie oui. Je construis chaque année des pilotis et autres constructions avec les scouts, donc pourquoi pas une cathédrale ?! (Rire)

 

Lors de précédents échanges, et à nouveau en début de cet interview, tu m’as confié travailler actuellement comme ingénieur sur la construction d’un tunnel à Copenhague, mais il y a des challenges qui t’exciteraient par-dessus tout ? Partir sur un projet futuriste, ou bien refaire Notre-Dame ?

Je ne connais pas encore toutes les facettes de mon métier pour dire avec certitude quel projet m’intéresserait le plus. Étonnamment, je n’aurais jamais imaginé qu’un projet d’infrastructure tel que ce tunnel puisse susciter autant d’intérêt en moi par exemple. Ceci dit, les projets de grands bâtiments modernes m’attirent beaucoup. Mon entreprise réalise quelques projets de ce genre, donc je serai peut-être amené à participer à de tels projets dans le futur. La rénovation de bâtiments anciens me parle un peu moins en revanche.

 

Tes projets et surtout, tes envies pour la suite ? De la BD, de l’artistique à nouveau, à côté de la construction de bâtiments ?

Je suis actuellement concentré sur ma nouvelle vie à Copenhague. La fin de mon projet est prévue pour 2027, donc c’est important de poser les bases qui me permettront de profiter au mieux de cette aventure à l’étranger. Continuer à faire du sport me tient à cœur, au même titre que maintenir un contact avec mes proches en Belgique. Au niveau artistique, j’ai des petits projets de temps à autre, notamment des montages vidéos ou des petits bricolages. Je garde aussi un œil attentif aux BD de mon père et qui sait, on collaborera peut-être de nouveau ensemble dans le futur ?

 

Un dernier mot ?

Si on m’avait dit que j’allais être interviewé dans le cadre d’une bande dessinée, je ne l’aurais pas cru. C’est ma première interview. Ravi de l’avoir faite. Merci à toi !

 

Quentin Swysen

Réponses datées du 17 septembre 2023.

 

 

II. Steven Dupré, le dessinateur

 

Steven Dupré bonjour. Comment vous êtes-vous retrouvé sur ce projet des Piliers de la Terre de Ken Follet avec Alcante, avec lequel vous avez déjà travaillé, notamment sur les séries Pandora Box, et L’Incroyable Histoire de Benoit Olivier ?

Et on avait fait Interpol Bruxelles ensemble aussi. Pour Les Piliers... c’est Didier qui a vu passer sur mon Facebook un dessin de personnages médiévaux pour un autre projet sans suite, ce qui l’a convaincu de me demander des planches d’épreuves dans le style que j’ai utilisé là. Il y avait d’autres candidats bien sûr. Un Français et un Italien. Vu que la BD commence avec une belle scène de masse, j’ai lâché mes diables et j’ai dessiné chaque personnage en vue aérienne, alors que les autres avaient clairement coupé des coins pour suggérer la masse. Je n’en suis pas certain, mais je pense que c’est le montant de travail et de détails qui ont convaincu l’éditeur, et l’expérience d’avant, de nos collaborations précédentes qui ont convaincu Didier de me donner ce beau projet.

 

Vous aviez lu, aimé le roman Les Piliers de la Terre auparavant ?

J’avais déjà vu la série télé il y a pas mal d’années, mais je l’avais totalement oubliée. Donc je l’ai revue, et j’ai lu le roman après avoir su que j’allais dessiner tout ça. Et oui, je l’ai bien aimé.

 

Parlez-moi d’Alcante, de votre première rencontre, de votre complicité ?

À l’époque où on est venu me chercher pour collaborer sur Pandora Box, Didier était un débutant. C’était sa première série, mais le scénario que l’éditeur m’avait fait lire pour illustrer le propos de la série - un sujet qui normalement ne m’intéresse absolument pas : les sports - était d’un tel haut niveau que je ne pouvais pas refuser d’y collaborer. On m’a fait choisir parmi les autres sujets disponibles (le concept de Pandora Box : huit albums, sept sur chacun des péchés capitaux, le dernier sur l’espérance ; un auteur, Alcante, sept dessinateurs, ndlr) et j’avais bien envie de dessiner des belles femmes, mais "la luxure" était déjà pris. Comme j’aime aussi bien dessiner des animaux - les vaches surtout, dans ce cas - j’ai pris "la gourmandise".

 

Pandora Box

 

Vous avez des méthodes bien à vous de travailler ensemble ?

Oui : il m’envoie son scénario complet, y compris la documentation, ou de belles tranches de tout ça, et moi je lui envoie ensuite mes croquis sur lesquels il peut me demander des corrections. Des fois, je trouve qu’il exagère avec ça, parce que j’aime bien avancer et si je traîne sur une planche, ça m’emmerde. Et il le sait bien. Mais pour lui, si le résultat peut être encore meilleur, il faut faire l’effort de changer. Et il a bel et bien raison. Si ensuite je suis passé à la phase de l’encrage (technique consistant à surligner une esquisse, ndlr), normalement c’est trop tard pour me demander des corrections, mais bon, c’est Didier, donc ça m’arrive qu’il me demande d’autres trucs à corriger qui auraient échappé à son œil d’aigle dans la phase de croquis. Et il me demande ça d’une façon qui fait que je le fais quand même. Mais à part ça, on se connait assez bien pour que ça fonctionne assez bien.

 

Qu’est-ce qu’il y a de particulièrement difficile, de jouissif aussi, quand on doit dessiner un univers, des scènes, des paysages de Moyen-Âge ?

Qu’il n’y a pas de choses modernes, pas de voitures, pas de portables, pas d’ordinateurs à dessiner. Les choses ont une structure, de bois, de cuivre, de pierres. C’est tout plus cru, et j’aime bien ça. Et si je peux dessiner des chevaux, ça me rend toujours heureux. D’autres animaux aussi. J’essaie d’en ajouter partout où je peux.

 

Est-ce que vous vous êtes inspiré un peu, en la matière, de ce que vous faites depuis une quinzaine d’années avec Alexandre Astier pour Kaamelott ?

Non. Clairement ici on est dans un univers beaucoup plus réaliste qu’avec Kaamelott.

 

Dans la BD, il y a une atmosphère, souvent pesante, sombre, à l’image d’une époque pas très accueillante, rude, où les Hommes n’étaient définitivement pas égaux. Tout cela est bien retranscrit, en grande partie grâce à vos dessins. Comment vous êtes-vous attaché à "raconter une atmosphère" ?

Ben, je ne sais pas trop. Il faut imaginer qu’on est vraiment là à cet endroit, à cette époque. Si c’est l’hiver, je dessine l’hiver, et cette saison a une atmosphère particulière. S’il y a de la misère qui se passe, il faut essayer de le faire sentir aussi par les lecteurs, pour qu’ils vivent l’aventure avec les personnages.

Je suis un homme de la campagne, j’habite en plein nature, et j’ai vécu une vie à observer mes alentours, alors je peux les transmettre sur papier plus facilement qu’un décor de ville contemporaine, je suppose. Aussi, je m’intéresse au fonctionnement des mécaniques primitives de l’époque. Une solution pour qu’une porte se ferme automatiquement était de ne pas la mettre tout droit, mais dans un angle, pour que la gravité aide à la fermer après un passage. C’est tout simple, mais je trouve ça génial. Enfin, des trucs comme ça, j’aime bien être au courant.

 

Dupré storyboard

Visuel fourni par Steven Dupré.

 

Pour les personnages et les bâtiments, vous êtes-vous inspiré à la lettre des descriptions qu’en fait Follett dans son ouvrage ? Peut-être aussi de la mini-série sortie en 2010 ?

Pas vraiment. Il faut juste que ça ressemble à un endroit croyable. Il faut aussi se figurer que ce que nous voyons des restants du Moyen-Âge, ce sont de vieilles piles de pierres, mais à l’époque forcément, c’était construit tout neuf .

 

Avez-vous préféré dessiner tel ou tel personnage, et pourquoi ?

Parce qu’il n’y a pas beaucoup de femmes à dessiner dans Kaamelott, je me réjouis de les dessiner ici.

 

J’aimerais revenir avec vous sur l’aventure Kaamelott justement. D’autres tomes de la BD sont-ils prévus, et qu’est-ce que ça fait, de travailler aussi intensément avec celui qui a créé la série et qui l’incarne à l’écran, Alexandre Astier ?

On vient juste de commencer le travail sur le tome 11, donc oui, il y a bien d’autres tomes prévus. Même si nous avons une admiration pour l’autre, notre collaboration, entre Alexandre et moi, reste surtout professionnelle. Si on ne travaille pas sur un BD Kaamelott, on ne reste pas en contact car il n’y a pas de raison de le faire. Mais pour l’essentiel, ça fonctionne comme avec Didier : l’envoi des croquis avec la possibilité de faire des corrections avant l’encrage. Si Alexandre ne me répond pas le lendemain, ça veut dire que c’est bon et je peux passer à l’encrage de la planche. Alexandre me donne plus de confiance que Didier, il faut le dire. Mais c’est peut-être parce que Kaamelott est moins réaliste, avec plein d’éléments fantastiques, et parce qu’on a déjà pas mal d’expérience sur la série.

Je ne sais pas encore comment je vais combiner les deux projets en même temps. Je pense que je vais devoir faire de longues journées de travail dans les mois à venir...

 

Sarah et Robin

 

Quelles sont, parmi vos œuvres, celles qui vous tiennent le plus à cœur et que vous aimeriez inciter nos lecteurs à découvrir tout particulièrement ?

C’est difficile à dire, mais j’ai tendance à aimer davantage les albums que j’ai aussi écrits moi-même. Dans la série Sarah et Robin (une série jeunesse pas parue en français), il y a deux tomes en particulier dont je trouve que les scénarios sont de vraies réussites. Je suis toujours content des scénarios de Coma aussi. Je regrette de n’avoir pu compléter la série, idem pour Midgard.

 

Vos projets, vos envies surtout pour la suite ?

J’aimerais bien travailler moins... mais je ne crois pas en prendre le chemin ! J’espère pouvoir réaliser un jour un projet personnel, pouvoir écrire de nouveau moi-même. Ma frustration actuellement, si je peux dire ça comme ça, c’est que je me semble être devenu le roi des adaptations : Kaamelott est une sorte d’adaptation. Je viens de faire Benoît-Olivier, qui est une adaptation de romans jeunesse canadiens. Je viens de faire une adaptation de Liu Cixin, romancier SF chinois, avec Valérie Mangin. Une adaptation d’un roman de Jean-Côme Noguès, avec Maxe L’Hermenier, un Bob et Bobette avec Conz, une reprise d’un ancien album de Jommeke, et maintenant donc, ce sont Les Piliers de la Terre. Même si je suis content que ça m’arrive, on peut arrêter de me proposer des adaptations, svp ? (Rire)

 

Steven Dupré

Réponses datées du 11 septembre 2023.

 

 

III. Didier "Alcante" Swysen, le scénariste

 

Quand as-tu découvert Les Piliers de la Terre de Ken Follett ? Que t’a inspiré ce roman ?

Je me souviens parfaitement de la période à laquelle j’ai lu Les Piliers de la Terre, et pourtant c’était il y a déjà presqu’un quart de siècle  : durant l’hiver 1998-99, juste après la naissance de mon premier enfant. J’avais reçu ce livre en cadeau d’un de mes meilleurs amis qui m’en avait dit le plus grand bien. À l’époque, je n’avais lu aucun livre de Ken Follett.

Mon épouse et moi avions pris l’habitude de lire un livre ensemble, chacun lisant à tour de rôle un chapitre à voix haute pour l’autre. Ce roman a toutefois été une exception car, mon épouse étant fort fatiguée suite à l’accouchement, c’est moi qui le lui ai lu entièrement  ! Plus de mille pages à voix haute, vous avouerez que ce n’est pas banal. C’est surtout dire à quel point ce roman m’a passionné.

Dès le prologue, j’avais été happé par l’histoire  : une pendaison publique qu’on devine injuste, une adolescente enceinte qui maudit un prêtre, un moine et un chevalier. Et ce coq décapité qui court en-dessous du pendu, en répandant des taches de sang sur la neige…

Grâce à ce roman, je me suis senti réellement immergé au Moyen Âge. J’ai vécu l’angoisse de cette famille jetée injustement sur les routes sans moyen de subsistance, et son terrible désespoir quand elle est forcée d’abandonner ce nouveau-né. J’ai ressenti la violence de cette époque où l’on pouvait tuer pour voler un cochon… ou simplement le conserver.

En me plongeant dans ce roman, j’ai surtout vibré avec les personnages, comprenant leurs motivations, partageant leurs espoirs, leurs peurs, leurs ambitions, leurs haines, leurs amours et leurs passions. Grâce à eux, j’ai vécu des intrigues à la cour royale, été témoin de l’élection du nouveau prieur, côtoyé les marchands de laine, connu le chaos des batailles… J’ai vu avec horreur cette cathédrale brûler, s’effondrer… et renaître de ses cendres  !

En lisant cette histoire, je la visualisais réellement  ! Et j’ai tout de suite été convaincu qu’elle ferait une bande dessinée extraordinaire, alors même que je n’étais pas encore du tout scénariste à l’époque  !

Depuis lors, Les Piliers de la Terre est tout simplement devenu mon roman préféré, et j’ai lu quasiment l’intégralité des romans de Ken Follett.

 

Quand cette aventure BD avec Glénat a-t-elle pris forme ? Et j’ai envie d’ajouter, au vu du succès du roman (1989), au vu de son cadre, de ses intrigues, et du souffle épique qui en émane, tu racontes tout cela très bien, qu’on s’étonne que personne ne l’ait fait avant ?

Je ne vais pas vous révéler un grand secret en disant que je ne suis pas le seul auteur à avoir eu l’idée d’adapter ce roman en BD  ! Ça fait bien 20 ans que, dans le milieu, on entend des rumeurs à propos de ce projet réalisé par tels ou tels auteurs, chez tel ou tel éditeur. Mais force est de constater que rien ne s’est jamais fait. Il n’y a à ce jour eu strictement aucune adaptation BD d’un roman de Ken Follett. Moi-même j’en ai parlé régulièrement à des éditeurs depuis le début des années 2000, et avant de tenter le coup avec Glénat j’avais déjà convaincu un autre éditeur qui avait fait pas mal de démarches, mais était malheureusement «  trop petit  » (avec tout le respect que je lui dois) pour un coup pareil.

Il faut bien se rendre compte de quoi on parle  : Les Piliers de la Terre, c’est tout simplement un des plus gros succès littéraires de tous les temps. Il s’est vendu à plus de 20 millions d’exemplaires, a été traduit en plus de 20 langues, et a été adapté notamment en mini-série produite par Ridley et Tony Scott (excusez du peu). Il est évident que la demande pour acquérir les droits d’adaptation est énorme, et que les prix demandés sont en conséquence. De plus, Ken Follett et son équipe ont également, pour ne pas dire surtout, le souci de la qualité et du respect de l’œuvre originale. Tout ça est bien normal, mais cela implique qu’il faut vraiment présenter un dossier «  bétonné  » pour ne fût-ce qu’entamer les discussions  !

La première fois que j’en ai parlé avec des personnes de Glénat, c’était à la foire du livre de Bruxelles en février 2018. J’y avais discuté avec Jean Paciulli qui était à l’époque le directeur général de Glénat (il a pris sa retraite en 2022). J’avais une excellente relation avec lui car c’est avec lui que nous avions signé «  La Bombe  » et il s’était personnellement fort investi pour que Glénat obtienne ce projet qui était aussi fort convoité.

À la Foire du Livre, nous avons parlé de notre envie réciproque de travailler sur d’autres projets, et c’est là que je lui ai parlé de mon envie adaptation des Piliers. Jean Paciulli m’a alors «  avoué  » que lui-même en rêvait et que Glénat avait déjà fait une proposition à Ken Follett quelques années auparavant, mais que celle-ci n’avait pas abouti. Comme je savais que les droits étaient encore libres à ce moment là étant donné ma récente expérience avec le «  petit  » éditeur, nous avons décidé de retenter ensemble notre chance. Jean m’a alors demandé de (re)prendre les premiers contacts avec l’équipe de Follett («  Follett office  » emploie 25 personnes, et c’est son épouse qui dirige tout ça).

Le 11 avril 2018, j’ai donc écrit une belle lettre (par e-mail) à celle-ci, dans laquelle je me présentais brièvement ainsi que mon travail, et où j’expliquais à quel point ce roman m’avait marqué, ce que j’y avais apprécié, pourquoi je pensais qu’il était fait pour être adapté en BD et comment je m’y prendrais. J’expliquais également que j’avais le soutien de Glénat pour cette démarche, et que cet éditeur était tout autant motivé que moi, et tout autant respectueux de l’œuvre.

J’ai alors reçu une réponse de l’épouse de Follett, le 16 avril 2018, qui marquait son intérêt et me demandait de lui parler plus en détails des éditions Glénat et de leurs publications. J’ai alors envoyé un second e-mail, le lendemain, en expliquant que Glénat était l’éditeur idéal pour Les Piliers étant donné sa grande expérience en matière de BD historique. J’ai donné quelques exemples en présentant brièvement les plus grands succès en la matière  : Les Maîtres de l’Orge, Les Sept Vies de l’épervier, Le Troisième Testament et Les Tours de Bois Maury. J’ai également mentionné que j’étais moi-même en train de travailler sur deux BD historiques avec les éditions Glénat  : LaoWai et La Bombe.

L’équipe de Ken Follett a alors marqué son intérêt, et Jean Paciulli a pris le relais avec Benoît Cousin qui est l’éditeur qui suit le projet pour Glénat, et les négociations ont réellement début à ce moment-là, en y incluant les éditions Robert Laffont qui détenaient les droits sur l’édition française du roman.

Les négociations ont pris un certain temps, pour ne pas dire un temps certain, et c’est finalement le 20 décembre 2019 que l’accord a été signé, ce dont nous avons été avertis par un e-mail extrêmement enthousiaste de Jean Paciulli.

Tout devait donc débuter à ce moment-là, mais il y a d’abord eu les congés de fin d’année, suivi d’Angoulème… et patratas la crise du Covid est arrivée et a tout chamboulé  ! Tout a été suspendu pendant le plus fort de la crise, ce qui fait que le véritable démarrage du projet a été retardé.

Il a aussi fallu trouver un dessinateur. En fait, dès le début, il y en avait un qui était associé au projet, un dessinateur très talentueux et immense fan comme moi du roman. Mais des contingences pratiques ont fait qu’il a dû finalement se retirer du projet, et donc il a fallu repartir à la recherche de la perle rare.

Fort heureusement, tout a fini par s’arranger.

 

Et Follett a préfacé la BD, ce qui a dû vous faire sacrément plaisir. L’as-tu rencontré, ou as-tu pu échanger avec lui ? Est-ce qu’on se met la pression, quand on se dit, "un monstre sacré comme lui va lire le travail que j’ai fait et qui est basé sur son œuvre" ?

Non, je ne l’ai pas encore rencontré personnellement. Par contre une équipe de Glénat a été invitée chez lui, dans sa résidence à Londres, avec de nombreux autres éditeurs européens pour la présentation de son nouveau roman (Les Armes de la lumière, qui se passe à nouveau à Kingsbridge et qui sortira le 5 octobre, juste avant la BD). À leur grande surprise, Ken Follett a commencé son discours en montrant la BD et en en disant le plus grand bien  ! Pour qualifier notre travail, il a utilisé les mots «  wonderful artwork  », «  absolutely excellent  » et «  terrific  ». Il y a pire comme qualificatifs.

Sinon, oui, adapter Les Piliers, c’est une sacrée pression, non seulement par rapport à Ken Follett lui-même mais également par rapport aux lecteurs du roman originel. Car chaque lecteur a ses propres souvenirs, ses propres préférences, et notre album va forcément être comparé à ça. Mais c’est une bonne pression. C’est de l’excitation, c’est de la passion, c’est une chance. Être le tout premier scénariste à adapter Ken Follett en BD, c’est franchement un honneur, quelque chose dont je suis très fier et heureux ! Pouvoir faire revivre les personnages qui m’ont fait vibrer, c’est génial.

 

Comment l’équipe s’est-elle constituée ? Je pense à Steven Dupré au dessin, avec lequel tu avais déjà travaillé (sur la série Pandora Box notamment), à Jean-Paul Fernandez à la couleur, aux spécialistes du lettrage Maximilien et Philémon Chailleux, à celui qui a assuré la supervision historique de l’ouvrage, Nicolas Ruffini-Ronzani, de l’Université de Namur... et je pense aussi à un nouveau venu dans ce domaine, un certain Quentin Swysen, qui s’est chargé des modélisations 3D ?

Comme je l’ai mentionné, un autre dessinateur était prévu au départ, mais a finalement quitté le projet. Avec Benoît Cousin, nous avons alors remis les choses à plat pour partir à la recherche d’un nouveau dessinateur. Il fallait forcément quelqu’un de très haut niveau, mais qui puisse aussi avancer avec une belle cadence car nous partons quand même sur 6 albums de 80 planches, donc près de 500 planches au total  ! Quelqu’un qui puisse faire vivre les personnages, les rendre attachants, et qui puisse aussi dessiner des décors impressionnants et représenter fidèlement l’architecture romane puis gothique. Et nous voulions un dessin de style réaliste à la franco-belge, à la fois classique et moderne. Ce n’est pas une mince affaire de trouver un tel dessinateur  ! Finalement trois dessinateurs ont fait des planches d’essai. J’avais moi-même proposé à Steven de tenter le coup car j’ai déjà travaillé avec lui sur pas mal d’albums, on se connaît depuis près de 20 ans, c’est un excellent dessinateur et il est très professionnel. Il a mis rapidement tout le monde d’accord, notamment avec la toute première planche d’essai (qui est la première planche de l’album), qui est très impressionnante, avec une vue plongeante et des détails incroyables.

En ce qui concerne le coloriste, là aussi nous avions quelqu’un d’autre de prévu à l’origine, mais qui a dû se retirer du projet suite à des soucis personnels. Peu de temps après, je suis tombé sur une preview de la série Hérauts qui se déroule aussi au Moyen Âge et j’ai été convaincu par les couleurs. J’en ai parlé à Benoît Cousin et Steven Dupré, qui étaient bien d’accord avec moi, et nous avons donc proposé à Jean-Paul de rejoindre l’équipe, ce qu’il a accepté à notre grande joie.

Je ne suis par contre pas du tout intervenu dans le choix des lettreurs, c’est Benoît Cousin qui a pris tous les contacts nécessaires, et ceux-ci ont fait de l’excellent boulot aussi.

L’historien, Nicolas Ruffini-Ronzani, m’a été chaudement recommandé par une amie qui est pour ainsi dire devenue ma fournisseuse officielle de consultants historiques. Nicolas est un puits de savoir sur le Moyen Âge et ses conseils et réponses à nos questions sont toujours d’une grande aide. Je lui en suis très reconnaissant  ! D’autant que le genre de questions que je lui pose sont loin d’être évidentes. Je m’adresse à lui par exemple pour lui demander «  Que pourraient bien chanter des moines bénédictins lors d’une messe de minuit au XIIe siècle  ?  », «  Y avait-il déjà des vitraux  ?  » ou encore «  Comment faisait-on pour connaître l’heure au Moyen Âge  ?  », «  Est-ce que les gens assistaient debout ou assis aux messes  ?  », et Nicolas répond à chaque fois  !

Enfin, Quentin Swysen n’est autre que mon fils. Il est ingénieur architecte et j’ai donc fait appel à ses services pour qu’il construise un modèle 3D du prieuré de Kingsbridge, sur la base de mes indications elles-mêmes basée sur le roman bien entendu C’est évidemment très utile d’avoir ce modèle 3D à disposition car la cathédrale de Kingsbridge est fictive et il n’était donc pas évident du tout pour Steven de pouvoir la représenter, encore moins sous différents angles. Nous avions donc besoin de ce modèle 3D. Non seulement de l’extérieur, mais également de l’intérieur de la cathédrale. Quentin y a passé beaucoup de temps et je l’en remercie vivement.

 

Storyboard LPDLT

Visuel fourni par Didier Swysen.

 

A-t-il été difficile de découper Les Piliers de la Terre, roman qui pèse entre 600 et 1100 pages selon les versions, et qui se fera donc sur six tomes ? As-tu rencontré des difficultés dans la tâche, toujours un peu cruelle, du nécessaire élagage, de ces éléments d’intrigue que tu as dû te résoudre à sacrifier ? Et t’es-tu inspiré, aussi, de la mini-série datée de 2010 ?

Nous travaillons effectivement sur une base de six albums pour adapter l’entièreté du roman. Mais attention, ce seront six «  gros  » albums, de 80 planches en moyenne. Le premier fait même 90 planches. À l’heure où je vous réponds, je n’ai pas encore découpé l’entièreté des BD, j’en suis à la moitié du second tome environ. Par contre, j’ai déjà fait un plan complet des six tomes.

La difficulté principale est que le roman est extrêmement bien construit et que chaque événement en amène un autre, il est donc très difficile de supprimer l’un ou l’autre passage sans entraîner des problèmes pour la suite de l’histoire. C’est d’autant plus difficile que je souhaite vraiment rester très fidèle au roman d’origine, par respect et tant celui-ci tient bien la route. Comme l’a dit tout récemment Manara à propos de son adaptation du Nom de la Rose  : «  Je me suis retrouvé face à une cathédrale. L’enjeu était d’identifier les murs porteurs et d’enlever des pierres sans la faire s’écrouler, retirer ce qui n’était pas indispensable à sa stabilité  ».

Donc de temps en temps, je retire quand même une scène ou l’autre. Par exemple, au début du roman, Tom et sa famille se font voler leur cochon dans la forêt, rencontrent ensuite Ellen et Jack, puis s’en vont dans une ville où ils retrouvent le voleur. Ils comprennent que celui-ci a vendu le cochon, et espère au moins pouvoir récupérer l’argent. Ils tendent donc un piège au voleur pour le coincer, mais cela dégénère en bagarre. Le voleur y perd la vie, mais Tom ne retrouve pas l’argent pour lui. Avec sa famille ils sont contraints de retraverser la forêt, et rencontrent à nouveau Ellen et Jack. La partie où ils sont en ville, retrouvent le voleur, lui tendent un piège et le confrontent est certes passionnante à lire, mais elle n’est pas indispensable à l’histoire puisqu’à l’issue de cette séquence Tom et sa famille se retrouvent exactement dans la même situation que juste après le vol du cochon. J’ai donc supprimé ce passage, et fusionné les deux rencontres avec Ellen et Jack en une seule.

Pour gagner un peu de place et faciliter la lisibilité de l’histoire, j’ai également veillé à fusionner plusieurs personnages en un seul, principalement dans la communauté des moines de Kingsbridge.

Un autre moyen de gagner de la place consiste évidemment (et c’est bien le but dans une adaptation en BD) de remplacer les longues descriptions par un dessin. Par exemple, le prieuré de Kingsbridge est décrit très précisément dans le roman pendant plusieurs pages, lorsque Jack en fait le tour (ce qu’on verra dans le tome 2). En BD, il «  suffit  » d’en montrer une vue d’ensemble.

D’un autre côté, j’ai aussi rajouté une séquence dans le tome 1. Dans le roman, on mentionne juste rapidement que le Roi Henry est décédé et que le nouveau roi, Stephen, a été couronné. J’ai voulu montrer cela de manière plus explicite car cela me semblait à la fois important pour l’intrigue mais aussi visuellement intéressant.

Pour en venir à la série TV, je l’ai vue bien évidemment et bien appréciée, mais elle prend plus de libertés avec le roman, notamment en montrant Jack déjà âgé de 16 ans voire plus dès le début, alors que dans le roman il a 11 ans. J’ai la série en DVD chez moi, mais je ne m’en inspire pas, car c’est le roman que j’adapte, pas la série.

En ce qui concerne notre premier tome, il y a par exemple deux séquences du roman auxquelles j’étais fort attaché, et qui ne sont pas reprises dans la série TV (mais bien dans notre album).

La première, c’est l’élection du nouveau prieur. Dans le roman, il y a l’équivalent d’une véritable campagne électorale chez les moines pour savoir qui va devenir le nouveau prieur. Deux camps s’affrontent à coups de petites phrases policées mais assassines à la fois, en retournant les arguments du candidat adverse contre lui, en comptant les voix potentielles des uns et des autres. C’est extrêmement subtil et bien fait. Je voulais absolument conserver ce passage, ces dialogues, dans la BD alors qu’ils sont complètement escamotés dans la série TV  ?

La deuxième séquence qui est très fortement raccourcie dans la série TV, c’est l’attaque et la prise de Earlscastle, le château du Comte de Shiring par les troupes des Hamleigh. Dans la série TV, ça se passe très rapidement, et ça a l’air assez facile, on ne sent pas beaucoup de «  tactique  » ou de stratégie. Or dans le roman, Ken Follett décrit bien que prendre un château fort était excessivement compliqué  : il y a des gardes postés sur les tours, qui vous voient arriver de loin  ; il y a un pont-levis qu’on peut relever, ainsi qu’une porte massive qu’on peut refermer. Et si l’ennemi parvient à entrer dans la cour basse, les occupants du château peuvent encore se réfugier dans la cour haute, séparée de la première par un autre pont-levis. Bref, c’était réellement très difficile de prendre rapidement possession d’un château. Ken Follett a donc décrit minutieusement un plan pour déjouer tous ces obstacles les uns après les autres, et je trouvais ça non seulement passionnant mais également réaliste, et je voulais donc garder absolument cette séquence et la traiter également de manière réaliste.

 

De manière plus générale, est-il plus compliqué, à ton avis, d’adapter un roman ou une histoire vraie, bref quelque chose qui soit déjà posé, plutôt que de travailler à une création originale ?

C’est quand même plus facile de partir de quelque chose qui existe déjà, mais ce n’est pas simple pour autant, loin de là. Il faut bien repérer les éléments essentiels du roman, synthétiser tout ça, écarter ce qui n’est pas indispensable, traduire visuellement le plus d’informations possible, etc. De nos jours, on n’utilise quasiment plus les phylactères pour montrer ce que pensent les personnages, donc il faut trouver d’autres moyens pour exprimer cela… Il y a tout un travail de recherche de documentation également, cela prend pas mal de temps.

 

As-tu déjà en tête le calendrier des prochains tomes ? Leur parution sera-t-elle fonction du succès de celui-ci ?

En principe le but est de sortir un album par an. Sauf gros contre-temps imprévu, le second tome sortira donc en octobre 2024, et ainsi de suite. Comme toujours et comme pour tous les projets, si jamais les albums ne se vendent vraiment pas, ou se vendent très mal, on ne peut théoriquement pas exclure totalement un arrêt prématuré de la série, mais cela semble quand même extrêmement improbable vu le renom du roman et notre engagement à en faire une excellente adaptation.

 

Dans ce premier tome, on est pleinement immergé dans cette Angleterre du XIIème siècle en proie à une crise dynastique, où les pauvres crèvent de faim quand ils n’ont pas de travail (il y a une séquence doublement déchirante au début du livre, tu l’as évoquée plus haut), où les hommes d’Église prient, pour les plus humbles, ou font de la politique, pour les plus ambitieux, et où les nobles complotent. Il ne fait pas rêver, ce tableau médiéval, n’en déplaise à tous ceux qui s’extasient sur ce que l’époque aurait eu de "chevaleresque"... Est-ce que dans ta manière de présenter le récit, il y a eu aussi une volonté de poser un paysage, une atmosphère ?

Ce qui m’avait frappé dans le roman en tous cas, dès le début, c’est la très grande violence du Moyen Âge. Lorsque Tom le bâtisseur doit traverser une forêt avec sa famille, ils se font voler leur cochon, qui est littéralement leur seule richesse. Des hommes sont prêts à tuer pour le voler, et Tom est prêt à tuer pour le récupérer  ! J’aime beaucoup cette première scène car on comprend ainsi directement que les personnages peuvent mourir à tout moment. C’était une époque ou une mauvaise rencontre dans un lieu isolé pouvait très vite mal tourner.

Il y a aussi l’extrême précarité dans laquelle se trouvaient bon nombre de petites gens. Ça les rend encore plus vulnérables. Tom et sa famille n’ont même pas de toit sous lequel s’abriter au début, et ils risquent carrément de mourir de faim.

J’ai voulu transposer cette ambiance dans la BD. On n’est pas dans un Moyen Âge romantique  : on est dans une époque où l’on peut mourir ou tuer pour un cochon  !

 

Perso LPDLT

Visuel fourni par Didier Swysen.

 

Vois-tu des ressemblances entre cette histoire-là, ce temps-là, et notre époque à nous ?

Je n’y ai pas trop réfléchi. Tout a changé entre nos deux époques, mais d’un autre côté il y a toujours de nos jours des jeux de pouvoir, des luttes d’influence, des énormes écarts de richesse… Et malheureusement parfois une certaine forme d’obscurantisme qui revient en force.

 

Si tu devais poser un focus sur un des personnages, un de ceux sur lesquels tu aurais particulièrement aimé travailler, quel serait-il ?

Je trouve justement qu’une des forces de ce roman, c’est que tous les personnages sont vraiment intéressants, ou en tous cas un grand nombre d’entre eux. Jack, Tom, Ellen, Aliena, Philipp, William, Waleran, etc., ils vivent tous  ! Mais si je devais n’en choisir qu’un, je pense que mon choix se porterait sur Tom. Il rêve de créer une cathédrale, une œuvre tellement belle et puissante qu’elle lui survive. Je pense que cet aspect là parle forcément à tous les auteurs  !

 

Tu publies beaucoup chez Glénat, je ne ferai à personne l’offense de rappeler, encore, que c’est aussi chez eux qu’est sorti La Bombe. Qu’est-ce qui fait la force de cette maison s’agissant de la BD ? Les sens-tu désormais pleinement réceptifs à toute idée de thème qui viendrait de toi ?

C’est clair que La Bombe a été (et est toujours, d’ailleurs) un très beau succès dont tout le monde est fier. Nous les auteurs bien évidemment, mais aussi les différentes personnes qui travaillent chez l’éditeur, Glénat en l’occurrence. C’est une très belle maison d’édition, qui a publié de grands classiques de la BD (Les maîtres de l’Orge, Les Sept Vies de l’épervier, Balade au bout du monde, etc). Je m’entends vraiment très bien avec Franck Marguin, l’éditeur qui a suivi La Bombe, mais aussi avec Benoît Cousin, qui suit Les Piliers. J’avais d’excellentes relations avec Jean Paciulli, l’ancien directeur général, et j’ai également un très bon contact avec Benoît Pollet, son successeur. Idem avec Marion Glénat, la big boss. Tout se passe très bien avec eux.

Mais j’ai aussi des bons contacts avec pas mal d’autres personnes dans plusieurs maisons d’édition. Dans les mois qui viennent, je vais d’ailleurs également publier chez Dupuis, Bamboo, et Delcourt.

 

Si tu devais écrire le petit post it des libraires qui donne envie de lire un ouvrage, qu’écrirais-tu pour inciter les lecteurs à lire ta BD des Piliers de la Terre ?

Le roman culte de Ken Follett enfin adapté en BD ! Un maître bâtisseur rêve de construire la plus belle cathédrale de son époque, mais se trouve plongé dans des luttes de pouvoir et des intrigues qui menacent tant la royauté que l’Église  ! Aventure, mystère, passion, amour, et des dessins à couper le souffle  : il y a tout ce qu’on aime dans cet album  !

 

La Bombe collector

 

Ça donne envie ! Je reviens sur La Bombe : est-ce qu’avec le succès considérable du Oppenheimer de Christopher Nolan au cinéma, vous avez perçu, en Francophonie comme ailleurs où l’album vient d’être lancé, un frémissement au niveau des ventes ?

Oui, le film a clairement eu un impact. Les ventes mensuelles s’étaient stabilisées à un certain niveau, et en juillet et août elles ont triplé par rapport à ce niveau  !

On a eu aussi énormément de réactions sur les réseaux sociaux, avec des liens entre le film et notre album. Beaucoup de gens conseillaient de lire notre album avant de voir le film.

 

Y a-t-il des romans, des œuvres que tu rêves d’adapter en BD, que tu as dans un coin de la tête depuis longtemps ?

Je pense que de nombreux romans de Ken Follett feraient d’excellentes BD. Mais bon, on va d’abord faire notre maximum pour Les Piliers  !

 

Un dernier mot ?

Là je viens tout juste de valider l’édition «  collector  » de «  La Bombe  » qui sortira fin novembre, et je peux vous dire que ce sera vraiment un bel objet, avec pas moins de 50 pages de bonus en tous genre (crayonnés, scènes inédites, extraits de scénario, les coulisses de l’album,…). Ce sera vraiment un beau cadeau de fêtes de fin d’année  !

 

Alcante 2023

Réponses datées du 23 septembre 2023.

 

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