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Paroles d'Actu
20 janvier 2018

François Delpla : « Sans Churchill, ni les États-Unis, ni l'URSS n'auraient pu contester le triomphe nazi »

Dans le film de Joe Wright, Les Heures sombres, Gary Oldman incarne un Winston Churchill confronté aux bourrasques de la grande histoire, face au funeste péril nazi : quand toutes les citadelles d’Europe seront tombées, il demeurera, un temps (de ces temps où tout, absolument tout, peut basculer), seul à faire face. Debout. Seul, parmi les nations, et à bien des égards, seul parmi les siens. Je n’ai, pour l’heure, toujours pas vu ce film (mais je compte bien le faire bientôt). François Delpla, biographe de Hitler et spécialiste du Troisième Reich (ses indispensables Propos intimes et politiques ressortent bientôt, en poche), l’a vu, et il a écrit sur son blog ce qu’il en a pensé. Il a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions. Je tiens à le remercier, encore et encore, pour la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée. Le lire est à chaque fois très enrichissant (j’ai hâte de voir, entre mes mains, ce qu’il fera de la passionnante thématique « Hitler et Pétain »), et le publier, une joie, et un privilège. Delpla, c’est un conteur qui cherche, et un chercheur qui sait raconter ; lisez-le, vraiment. Puisse cet article vous donner cette envie ! Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 16/01/18 ; R. : 18/01/18.

François Delpla: « Sans Churchill, ni les États-Unis,

ni l’URSS n’auraient pu contester le triomphe nazi. »

Churchill et Hitler

Churchill et Hitler, Éditions du Rocher, 2012.

 

François Delpla bonjour, merci de m’accorder cette nouvelle interview, que je veux axée autour du personnage de Winston Churchill, auquel vous avez consacré plusieurs ouvrages, dont Churchill et Hitler (éd. du Rocher, 2012)...

L’actu du moment autour du « Vieux Lion » britannique, c’est le film de Joe Wright, Les Heures sombres, que vous avez vu. Artistiquement parlant, est-il un bon film ? Surtout, sur le plan historique, y retrouve-t-on, au moins sur l’essentiel, ce qu’il convient d’apprendre et de comprendre sur le sujet traité ?

le film et l’histoire

« Ce film, artistiquement réussi, est le premier qui

se fonde sur les minutes du cabinet britannique. »

Ce film, qui me semble artistiquement réussi, est le premier qui se fonde sur les minutes du cabinet britannique, accessibles depuis 1971 et très lentement prises en compte, par l’histoire universitaire comme par les fictions de toute nature, tant elles s’écartent de la vérité jusque là admise. Je suis le premier historien qui les a exploitées en détail et sans œillères, il y a bientôt 25 ans, dans Churchill et les Français, trois ans après un premier défrichage de John Lukacs dans The Duel. Mon chapitre est en ligne et il convient d’y renvoyer. Au cinéma, il est permis et compréhensible de trier, de simplifier, d’introduire des actrices pour détendre le spectateur des affrontements tout uniment virils, sur les champs de batailles comme dans les milieux politiciens phallocrates… Le scénariste, Anthony Mac Carten, nous fait d’ailleurs l’heureuse et très rare surprise de publier le résultat de ses recherches documentaires avant toute déformation fictionnelle, sous la forme d’un livre portant le même titre que le film. C’est ainsi que Clementine Hozier épouse Churchill, indûment introduite dans des moments-clés du film, n’est mentionnée dans le livre qu’au sein d’un chapitre sur la jeunesse du héros !

Plus gravement pour la compréhension des événements, Mac Carten s’écarte sur quelques points essentiels des minutes du cabinet britannique, qui forment la base du scénario et qu’il est le seul auteur de fiction à suivre de près.

 

Les Heures sombres

Affiche du film Les Heures sombres.

 

Gary Oldman

Gary Oldman, dans le rôle de Churchill.

 

Le 10 mai 1940 (peut-être la date la plus cruciale pour l’Europe occidentale en cette première moitié du 20e siècle ?), Winston Churchill devient Premier ministre. Quelles sont les coulisses de cet avènement, d’un homme longtemps vu comme un marginal, et pas seulement d’ailleurs par ses ennemis politiques ? Car enfin, on sait le Parti conservateur jusqu’alors dominé par des personnalités pro-appeasement comme Neville Chamberlain (le Premier ministre sortant, qui va prendre le parti), ou encore le Foreign Secretary Edward Wood (Lord Halifax) ? Et, ne l’oublions pas, le 10 mai, c’est aussi le jour du démarrage des invasions à louest par l’Allemagne hitlérienne...

Comment se décomposent, au sein du Parlement, des grands partis et pour ce qu’on en sait, de l’opinion britanniques, les forces en présence sur la question de la guerre, à l’heure où Churchill prend la tête du gouvernement ? Surtout, comment cela va-t-il évoluer durant les quarante jours décisifs qui vont suivre, avec pour point daboutissement la désastreuse capitulation française ?

game of seats

« Après Munich, Churchill fut très dur avec Chamberlain,

tout en cherchant à ne pas se l’aliéner définitivement. »

La diversité de ces questions pertinentes met à rude épreuve mon esprit de synthèse ! Churchill est un antinazi conséquent, tout en restant un impérialiste anglais pas toujours très lucide, depuis la première percée électorale des nazis, en septembre 1930. Il assume une grande marginalité et est tenu à l’écart du gouvernement quand les conservateurs en reprennent les rênes aux travaillistes en 1931, tout en évitant de créer l’irréparable. Par exemple, la célèbre apostrophe d’après Munich, «  ils ont voulu éviter la guerre par la honte, ils ont la honte et ils auront la guerre  », n’est pas lancée en plein débat des Communes à la face du premier ministre Chamberlain, dont il se serait fait alors un ennemi irréconciliable, mais dans quelque salon, à charge pour la rumeur de la faire parvenir au destinataire (elle n’est connue que par les mémoires du plus churchillien des travaillistes, Hugh Dalton, dans les années 50).

Son opposition constante sur la question allemande ne crée pas autour de Churchill un groupe de députés frondeurs analogue à celui qui, en France, a récemment renâclé devant la politique Valls-Hollande. Seul parmi les parlementaires conservateurs son futur deuxième successeur Harold Macmillan, peut-être, le suit de près, en dehors de Brendan Bracken qui, lui, le suit comme son ombre et jusqu’au bout, devenant à partir de 1941 son inamovible ministre de l’Information avant de décéder prématurément dans les années cinquante en ayant brûlé tous ses papiers, ce qui me fâche définitivement avec lui ! Aux élections de 1935, les conservateurs ont obtenu 429 députés sur 583 et ceux qui depuis ont exprimé, face au nazisme, des positions plus ou moins churchilliennes sont environ une trentaine.

« Churchill était devenu, pour Chamberlain, une carte potentielle

à jouer dans son duel psychologique contre Hitler. »

Chamberlain gardait Churchill, dans le duel avec Hitler où il avait constamment le dessous, comme une carte de réserve. Il menaçait le Führer d’une guerre plus souvent qu’on ne l’imagine, et le bruit récurrent d’une entrée de Churchill au gouvernement était l’un des instruments de cette menace. C’est donc tout naturellement qu’il devient ministre quand Chamberlain se résigne à déclarer la guerre, mais sur un strapontin puisque cette guerre va rester «  drôle  » jusqu’à ce que l’ennemi en décide autrement. Il n’est que ministre de la Marine dans un conflit qui s’annonce essentiellement terrestre. Il ne retrouve donc même pas sa position de 1914 car si alors déjà il était premier lord de l’Amirauté c’était dans une guerre qui s’annonçait navale autant que terrestre, car l’engagement de l’Angleterre résultait avant tout de son inquiétude devant la croissance exponentielle de la marine allemande – alors que Hitler avait limité son développement pour rassurer Londres.

 

Neville Chamberlain

Neville Chamberlain, Premier ministre britannique (1937-1940).

 

« Chamberlain discrédité suite à une grossière

erreur d’appréciation ; Halifax resté en retrait, considérant

que son heure n’est pas venue : le "moment Churchill"

est né d’un concours improbable de circonstances. »

 

Churchill devient Premier ministre à la faveur d’une crise politique entraînée par les défaites alliées en Norvège, et surtout par le contraste entre l’audace déployée alors par Hitler et l’immobilisme de Chamberlain qui venait, cinq jours avant que Hitler ne fonde sur la Scandinavie, d’expliquer aux Communes que [le dictateur nazi] avait «  loupé le coche  » (missed the bus). Il y aurait des raisons logiques à ce que la seule personnalité conservatrice antinazie prenne le relais… mais ce n’est pas cette logique-là qui prévaut le 10 mai 1940, contrairement aux apparences. Le bras droit de Chamberlain, son ministre des Affaires étrangères Edward Halifax, avait été moins exposé et tout le monde s’attendait à ce qu’il lui succédât, d’autant plus que le roi George VI ne lui marchandait pas son estime. D’autre part les travaillistes, réunis en congrès à Bournemouth et courtisés de tous les côtés malgré leur groupe parlementaire très inférieur, car le  moment semble venu d’affronter la guerre avec un gouvernement d’union, accepteraient de servir sous n’importe quel conservateur autre que Chamberlain (ce que le film ne précise pas). Mais ce dernier, furieux d’être chassé pour une phrase malheureuse, s’accroche au pouvoir de toutes les manières possibles. Il entend notamment (et le film le montre, sans le dire) garder la présidence du parti conservateur, qui revient normalement au Premier ministre. Or Halifax est lord et ne peut, en conséquence, haranguer les Communes que par l’intermédiaire d’un porte-parole… désigné, donc, par Chamberlain. Il préfère passer son tour («  Mon heure n’est pas encore venue  », résume le film en une formule obscure si on ne connaît pas ce contexte) en attendant que la situation se décante, et consent à une expérience Churchill… sous la haute surveillance de Chamberlain et de lui-même, qui occupent dans le nouveau cabinet de guerre de cinq membres les deuxième et troisième fauteuils, devant les travaillistes Attlee et Greenwood.

Lors du vote de confiance réclamé par Chamberlain à l’issue du débat sur la Norvège commencé le 7 mai, les «  ayes  » sont au nombre de 281 et les «  noes  » de 200. Ce qui signifie que plus de cent conservateurs se sont abstenus : le désaveu est cinglant, même si la plupart des abstentionnistes veulent sanctionner sa gestion brouillonne de la guerre plutôt que sa mollesse envers le nazisme.

« Après la terrible crise suivant la percée allemande en France,

Churchill fait montre, de par son éloquence, de sa capacité

à reprendre la main, à exalter le courage,

après l’évacuation réussie de Dunkerque. »

Il est inexact que le nouveau gouvernement, le 13 mai, soit accueilli aux Communes par un silence de mort après sa brève présentation par un Premier ministre qui promet «  du sang, de la peine, des larmes et de la sueur  ». Simplement il n’est acclamé que sur les bancs de gauche et les applaudissements conservateurs sont nettement plus discrets, tandis que l’entrée de Chamberlain a été saluée par une ovation. Qu’en est-il ensuite, lors de la terrible crise induite, à partir de la mi-mai par la percée allemande de Sedan et la faiblesse des réactions françaises ? Tout simplement, les Communes sont peu réunies et débattent peu de l’essentiel. Il faut dire que Churchill, qui est aussi devenu ministre de la Défense, sait limiter les débats par le recours au secret militaire et la procrastination. C’est ainsi que le 28 mai il fait admettre au parlement un ajournement d’une semaine en promettant qu’il y aura alors un débat de fond, permis par une connaissance précise des forces qu’on aura pu évacuer par Dunkerque. La promesse sera oubliée et le débat remplacé par un morceau d’éloquence : le fameux discours du 4 juin où Churchill exalte le succès complet de l’évacuation ainsi que le courage des marins, des aviateurs et des fantassins qui l’ont permise, et trace la perspective d’une tentative allemande de poursuivre les fugitifs en Grande-Bretagne où l’ennemi sera dignement accueilli «  sur les collines et sur les plages  », tout en précisant qu’il faudra bien recouvrer le terrain perdu : «  Wars are not won by evacuations  ».

 

Après la chute de la Pologne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Belgique, puis de la France, Hitler a l’habileté de proposer une ouverture à un Royaume-Uni à peu près seul, et des conditions de paix prétendument acceptables pour cette puissance blanche qui dispose aussi d’un vaste empire colonial (l’Inde notamment est contrôlée par l’Empire britannique, ce qui n’est pas pour déplaire à Hitler). On imagine à quel point les débats peuvent être houleux alors, à Londres, face au dilemme insoluble entre paix déshonorante et promesse d’une lutte à mort contre un Reich sur-équipé et qui domine, avec son allié italien, le continent.

Halifax mène alors le clan de ceux qui veulent la paix, considérant que la lutte n’est pas gagnable, et que s’entêter risquerait de réduire à néant l’empire, voire de s’achever par l’asservissement des îles britanniques. Est-ce qu’en se faisant l’avocat du diable, il n’y aurait pas quelque chose de caricatural, à voir en Halifax, une espèce de collaborationniste qu’on pourrait juger indigne après coup ? De la même manière que peut-être, quand on regarde Chamberlain à Munich, on néglige le traumatisme finalement récent de la Grande Guerre ? Et après tout, est-ce qu’on ne voit pas encore, à ce moment-là, Hitler comme une énième resucée de l’expansionnisme allemand, violente et illuminée mais pas forcément si différente que ça d’un Frédéric II, d’un Bismarck, d’un Guillaume II ?

crises de cabinet

« Personne ne saurait dire, avant le 10 mai,

si Hitler est un minus impulsif ou un chef réfléchi. »

Si c’était le cas, l’union nationale ne poserait guère de problèmes. Hitler a au contraire réussi à semer un brouillard épais sur sa personne et ses intentions… pas encore très claires aujourd’hui pour tout le monde ! Pour nous en tenir à 1940, on ne sait pas avant le 10 mai s’il est un minus impulsif ou un chef réfléchi, s’il suit un plan ou s’il improvise, si sa politique suit une logique propre ou s’il est tiraillé entre des clans, s’il maîtrise la situation intérieure ou si ses virages à 180°, du pacifisme au bellicisme ou de l’antisoviétisme au pacte avec Moscou, ne sont pas en train de lui aliéner des courants puissants et si son effondrement souhaitable ne va pas engendrer un chaos pire que le mal, accouchant d’une Allemagne communiste… Ensuite, lors de l’offensive, tout va trop vite et on sait moins que jamais ce qu’on pense !

« Halifax a eu vent, par un intermédiaire également lié à Göring,

de ce que les Allemands, dès qu’arrivés à Calais, feraient

une offre avantageuse aux Britanniques, à saisir rapidement... »

Il est symptomatique que, dans le débat induit en ce début de 2018 par la sortie du film, on parle peu de Halifax et pas du tout, jusqu’à présent, de Dahlerus, un homme d’affaires suédois, lié à Göring et à Halifax, à qui l’Allemand, connu comme le bras droit du Führer, explique le 6 mai que la Wehrmacht pourrait un jour parvenir à Calais et qu’alors il faudrait signer la paix très vite à des conditions avantageuses. Une affaire étouffée presque parfaitement. Un livre de Jacques Benoist-Méchin a levé un coin du voile en 1956, une découverte archivistique fortuite de John Costello a précisé les choses en 1991… mais la réception du message, à Londres comme à Paris, reste obscure. Il est même possible que Halifax, le recevant peu avant ou peu après la formation du nouveau gouvernement, n’ait pas osé en parler à Churchill, estimant qu’il serait mal reçu, voire traité de défaitiste. Heureusement, nous pouvons affirmer sans grand risque d’erreur que le message était en tout cas arrivé au Foreign Office, car Halifax avait fait état devant le cabinet, les 19, 21 et 23 mai, d’un autre point abordé par Göring le 6.

« Churchill était au départ très opposé au réembarquement,

ce qui a tendu considérablement ses rapports avec la hiérarchie

militaire, et aurait pu aboutir sur une catastrophe

si les Allemands n’avaient pas stoppé leur avancée... »

La crise, que le film fait débuter le 25 mai quand Halifax entreprend l’ambassadeur italien Bastianini, démarre en fait le 19 lorsque le général Gort, qui commande les troupes anglaises bousculées sur le continent, demande qu’on secoue les Français pour qu’ils contre-attaquent et qu’ils lui donnent des ordres dans ce sens, ou que le gouvernement l’autorise à se rembarquer. Churchill, en tant que Premier ministre et ministre de la Défense, pèse de tout son poids contre la solution de l’embarquement, au point d’en laisser passer l’heure, seul un étrange arrêt allemand de deux jours et demi dans l’arrière-pays dunkerquois sauvegardant sa possibilité. Il est alors à couteaux tirés non seulement avec Gort et son entourage, mais avec le chef suprême des armées impériales, le maréchal Ironside… un proche de Halifax. Ironside est brusquement remplacé par son second, Dill, dans la nuit du 25 au 26, dans des conditions à ce jour inexpliquées (dans ses mémoires, Winston écrit qu’il venait de s’apercevoir que le second était plus talentueux que son chef… une raison semble-t-il insuffisante pour changer de cheval au milieu du gué).

« Halifax se livre à un véritable coup d’État quand il affirme à

l’ambassadeur d’Italie à Londres, sans mandat,

que son gouvernement est prêt à demander une médiation

à Mussolini dans son conflit avec le Reich... »

Quant à l’entretien Halifax-Bastianini du 25, à l’heure du thé, c’est un véritable coup d’État, le ministre déclarant sans mandat aucun son gouvernement prêt à demander la médiation de Mussolini dans son conflit avec le Reich. Cependant, si Halifax récidive à plusieurs reprises jusqu’au 23 juin dans des démarches contraires aux délibérations collectives, il prend pour habitude de se confesser lors de la réunion suivante du cabinet en invoquant l’urgence… En l’occurrence, toutefois, il le fait de manière en partie mensongère : résumant le 26 mai son embardée transalpine, bien digne de l’expression «  franchir le Rubicon  », il prétend que Bastianini a parlé le premier d’une «  conférence européenne  », alors que son propre procès-verbal témoigne du contraire. Mais le document n’est glissé, dans les dossiers du cabinet, que le 10 juin (voir : texte).

 

Lord Halifax

Lord Halifax, secrétaire d’État aux Affaires étrangères (jusqu’à la fin décembre 1940).

 

Churchill tient bon la barre, face à des vents d’une puissance inouïe. Hors la dramatisation qui peut être celle d’un film de cinéma, que sait-on de ce que furent ses doutes, voire ses moments de quasi-fléchissement ? Et peut-on expliquer, quand on regarde le passé de cet homme, qu’il ait été capable d’une telle résolution sur une affaire qui aurait fort bien pu conduire à la mort de son pays ? En d’autres termes : le Churchill ’40 est-il prévisible après coup, quand on voit ce qu’il fut avant ?

Churchill ’40, suite logique ?

« Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis

les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide,

sans défaillance aucune. »

Depuis 1990 environ, quand les historiens ont commencé à prendre en compte les minutes du cabinet de guerre déclassifiées en 1971, ceux qui restent désespérément rivés à leurs classiques s’efforcent de combler d’une manière ou d’une autre le fossé entre Churchill et Halifax lors des dramatiques discussions des 26, 27 et 28 mai 1940. L’un des procédés les plus utilisés est de prétendre que Churchill a envisagé lui-même d’entrer en négociations, en concédant à Halifax que, si les conditions allemandes de paix sauvegardaient l’indépendance du Royaume, elle seraient acceptables, mais qu’il n’y croyait pas. En bonne méthode, il faudrait se demander si alors il est sincère ou s’il opère un recul tactique, faute duquel il serait renversé sur l’heure. Devant ce genre de question, où il s’agit de déterminer, sans source directe, les arrière-pensées d’un sujet, il reste à l’historien une ressource, qu’il emploie souvent sur des objets moins «  chauds  » sans que personne se récrie : considérer l’habitus et les habitudes de la personne, bref, l’ensemble de ses expressions et décisions sur le problème considéré. Ici la cause est facilement entendue : Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide, sans défaillance aucune. Les bribes d’apparences contraires, des plus clairsemées, s’expliquent facilement par des considérations tactiques, souvent tout à fait conjoncturelles. C’est évidemment le cas ici. À telle enseigne que Churchill refuse le lendemain de confirmer la phrase, que Halifax en fait un motif de démission à l’issue de la réunion et que Winston a avec lui une conversation privée dont le résumé nous est connu par le journal de son adjoint Cadogan : le Premier ministre a couvert son interlocuteur d’éloges… mais a réussi semble-t-il à rester dans le vague sur la question des négociations, sans quoi Halifax s’en serait inévitablement prévalu auprès de Cadogan. Il va sans dire qu’une telle démission, rendue publique, aurait entraîné la chute du cabinet tout en réactivant la réputation de maladresse politique de son chef.

« Si Churchill a douté, ce fut de la victoire, et jamais sur

la nécessité absolue de refuser toute négociation. »

Ce qui ne veut nullement dire que Churchill n’ait pas nourri des doutes… mais pas de la manière dont le film les présente, en allant jusqu’à lui faire exprimer des hésitations devant des tiers ou avaliser un télégramme par lequel le cabinet demande noir sur blanc sa médiation à Mussolini. Nous savons par le journal de son secrétaire Colville et par les mémoires de son ministre Eden qu’il leur avoue, des semaines ou des mois plus tard, avoir douté… mais de la victoire, en cette «  heure la plus noire  », et non de la nécessité absolue de refuser toute négociation.

« L’entrée de l’Italie dans la guerre, demandée par Hitler

(sans doute sa seule erreur décisive), ferme

la porte "Halifax" au lieu de torpiller Churchill. »

Pour en finir avec Mussolini, et donner une précision importante sur l’abîme que côtoyaient alors la démocratie et les droits de l’Homme, Hitler commet à ce moment la seule erreur décisive de sa carrière… en dehors des absurdités de son idéologie : pendant qu’il laisse piaffer ses blindés devant Dunkerque, il enrôle Mussolini dans la guerre, en lui faisant promettre d’y entrer sous quelques jours ; à partir du moment où il a dit oui et rejoint le camp apparemment victorieux, il peut difficilement se dédire, d’où la fermeture de sa porte et de celle de son gendre-ministre Ciano lorsque arrivent les nouvelles de la conversation Halifax-Bastianini. Si au lieu de faire ce détour le secrétaire d’État pour les Affaires étrangères avait carrément mis sur la table les renseignements qu’il tenait de Dahlerus, toute la ténacité, toute la rhétorique et toute l’habileté de Churchill auraient difficilement fait le poids. Quant à Hitler, son erreur n’est pas une bêtise… et elle est d’une certaine manière induite par Churchill. Celui-ci, depuis le 10 mai, tire parti de chaque instant pour mettre le pays sur le pied de de guerre, en matière d’information notamment. Il demande et obtient que les débats internes ne débordent pas sur la place publique, il renforce à cet égard la législation et prive in extremis Hitler d’informations sur les réactions de l’opinion et des élites devant la rupture du front. Mesurant parfaitement l’importance d’une cessation rapide de la guerre pour mettre les puissances devant le fait accompli, Hitler n’a d’autre ressource que de priver l’ennemi de toute chance d’entente avec le seul neutre important du continent, l’Italie, capable de surcroît de nuisances extrêmes contre les intérêts britanniques en Méditerranée. Voilà qui devrait achever de miner le fauteuil de l’aventureux Premier ministre. Hitler pouvait difficilement savoir que, ce faisant, il torpillait, dans les coulisses du gouvernement londonien, une manœuvre qui visait le même but.

 

Alors que la défaite de la France paraît imminente, mais pas encore certaine (Paul Reynaud est toujours aux affaires), et avant donc l’arrivée au pouvoir de Pétain (l’équivalent dans un pays défait d’un Halifax ?), le sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale français de Gaulle arrive à Londres pour demander aux Britanniques d’engager toutes leurs forces dans la bataille. Londres ne peut accepter, conscient qu’elles deviendront vite essentielles à la défense de la patrie, mais il y a cette histoire, fascinante à mon avis, d’union franco-britannique, qui a capoté à quelques heures près... Que vous inspire-t-elle ? En quoi cela aurait-il consisté ? Et, qu’est-ce que ça aurait changé ?

une union franco-britannique ?

« Ce projet fut un double geste désespéré des deux antinazis

les plus résolus, de Gaulle et Churchill, mais il mourut dans l’œuf

faute d’avoir été défendu convenablement par Paul Reynaud. »

Le projet d’union franco-britannique est concocté par des ci-devant appeasers sans qu’aucun proche de Churchill ne s’en mêle. C’est Chamberlain qui accepte de le présenter devant le cabinet, le 15 juin… et Churchill le fait repousser ! Mais la météo change d’heure en heure. Par exemple, dans la soirée, Churchill accepte au terme d’un long échange téléphonique avec le successeur de Gort, Alan Brooke, que les troupes anglaises de Bretagne soient rembarquées avant d’être, comme à Dunkerque, sous le feu allemand. Ainsi meurt le «  réduit breton  » que de Gaulle avait réussi à faire accepter par les deux gouvernements et les deux commandements. Or de Gaulle s’est lui-même embarqué en Bretagne, pour Londres, dans la soirée et Eden lui explique très gêné, à son arrivée, qu’il n’y a plus de réduit. Il fait alors, à l’ambassade de France, la connaissance de Jean Monnet, qui lui «  vend  » le projet d’union et lui-même le vend à Churchill au cours du déjeuner. Il s’agit donc d’un double geste désespéré des deux antinazis les plus résolus, au sein d’une débâcle qui s’aggrave rapidement. Le traître de la fable est [le président du Conseil] Reynaud, qui au téléphone fait montre d’un certain enthousiasme devant cette branche qui le sauve de la noyade et, en tout cas, accepte l’union, puis se couche complètement au conseil des ministres, lisant deux fois le projet d’un ton peu convaincu et, devant les mines ébahies ou courroucées de ses collègues, passant au point suivant de l’ordre du jour sans le défendre.

Ce que cela aurait changé ? Tout ! Comme toutes les occasions manquées de tuer le nazisme, depuis la venue même au pouvoir de l’auteur de Mein Kampf (parfaitement inacceptable par la communauté internationale et acceptée seulement parce qu’il avait réussi à faire croire que sa politique extérieure serait dictée par les ministres conservateurs), jusqu’aux négociations de Moscou en août 1939, etc. etc. À défaut d’un abandon de la lutte par le Royaume-Uni, Hitler a un besoin vital de Pétain et de son armistice, et le passage des pouvoirs publics français en Afrique du Nord serait une catastrophe quasiment irrémédiable, en créant des complications atlantiques qui rendraient peu envisageable une croisade vers l’est, donc un accomplissement du programme nazi.

 

Paul Reynaud

Paul Reynaud, président du Conseil des ministres (20 mars 1940-16 juin 1940).

 

Le 16 juin, Pétain remplace Reynaud à la tête du gouvernement, l’armistice sera demandé le lendemain. De Gaulle deviendra, le surlendemain, le patron officiel de la résistance française basée à Londres. Est-ce qu’on essaie alors de déstabiliser, de renverser Churchill, dans son optique de guerre totale contre les Nazis ? Et est-il vrai que c’est à partir de la destruction par les Britanniques de la flotte française à Mers el-Kébir le 3 juillet (pour éviter qu’elle ne tombe aux mains des Allemands et participe à l’invasion de l’Angleterre) qu’il affermit sa position, auprès des politiques, auprès de l’opinion, et peut-être aussi auprès de De Gaulle ?

après Mers el-Kébir

L’une des erreurs historiques que le film risque d’accréditer est que Halifax, le 28 mai, aurait été mis définitivement à la raison, alors qu’il n’avait perdu… qu’une bataille. Devant la situation créée par la demande d’armistice de la France, il fait un nouvel et gros effort en faveur de la paix générale, et cela passe notamment par la pose de tous les bâtons possibles dans les roues de De Gaulle et de son mouvement.

Mers el-Kébir donne un peu plus d’air à Churchill, sans pour autant calmer Halifax, chez qui on perçoit toujours des nuances par rapport à son chef. Faute de quoi on comprendrait mal qu’il se débarrasse de lui en l’envoyant à Washington à la fin de l’année, en profitant de la mort subite du précédent ambassadeur.

« Sans doute le soulagement domine-t-il, chez de Gaulle,

de voir l’influence de Churchill consolidée. »

De Gaulle a nécessairement, devant le massacre de Mers el-Kébir, des sentiments mélangés mais sans doute le soulagement domine, de voir l’influence de Churchill consolidée par sa première standing ovation aux Communes et par l’approbation de Roosevelt.

 

De Gaulle

Le général De Gaulle depuis la BBC, à Londres (1940).

 

Mers el-Kébir, c’est le signal définitif que Churchill, tant qu’il sera au pouvoir, ira jusqu’au bout de la lutte. Le 13 août, c’est le début de l’épique bataille d’Angleterre, la concrétisation de cette fameuse question de vie ou de mort : plus de 2 500 avions de l’Axe vont frapper les villes britanniques pour détruire le moral des populations, et de ce fait provoquer le renversement de Churchill et son remplacement par des pacifistes. Mais les Britanniques, là encore, tiennent bon.

1/ Cette stratégie du Blitz (en fait de l’intimidation par la terreur) a-t-elle failli fonctionner ? 

2/ Comment les Britanniques ont-ils pu tenir ce choc (y compris matériellement), et les bataillons sauvés à Dunkerque ont-ils été décisifs sur l’aspect militaire de la question ? 

3/ Les Allemands ont-ils, à aucun moment, envisagé sérieusement d’envahir les îles britanniques, avant peut-être de renoncer, comme Napoléon avant eux ?

le Blitz

« Qu’on ne s’y trompe pas : pour Hitler, l’ennemi,

c’est Churchill et sa "clique", et non les intérêts

fondamentaux de l’empire britannique. »

Il n’y a pas de stratégie du Blitz. Nous savons de source sûre (par le journal du général Halder, disponible depuis 1947) que l’opération connue sous le nom de «  Barbarossa  » est décidée par Hitler en juillet : l’assaut aérien contre l’Angleterre est donc une diversion et le changement de cibles du 7 septembre (la ville de Londres succédant aux objectifs militaires) une diversion dans la diversion… au moment où lesdits objectifs militaires commençaient à céder et où l’absence d’invasion allait devenir suspecte. D’une façon générale, si durs que soient les coups que la Wehrmacht assène à des ressortissants britanniques tout au long du conflit, ils sont assortis de ménagements permettant de mesurer que l’ennemi est Churchill et «  sa clique  », non les intérêts fondamentaux de l’empire britannique.

La bataille est bel et bien aérienne et les troupes terrestres, évacuées de Dunkerque ou non, n’interviennent pas. En revanche leur reprise en main et leur déploiement, ainsi que la mobilisation de millions de civils pour des tâches diverses, sont bienvenus pour créer une atmosphère martiale et dissiper les velléités de négociation. Et bien sûr l’éloquence churchillienne est là pour faire accroire que les assauts aériens prouvent l’hostilité foncière du nazisme à tout ce qui est anglais, comme pour faire entrevoir des perspectives de victoire au bout du tunnel.

 

1941, c’est la mondialisation du conflit. En juin, Hitler trahit son pacte de non-agression avec Staline et envahit l’Union soviétique. Le 7 décembre, ce sera l’attaque japonaise sur la base navale de Pearl Harbor, qui entraînera pleinement la puissance américaine dans le conflit. Je veux revenir, un instant (décisif !) sur l’URSS, sur une réponse que vous m’aviez faite lors d’une interview : « L’idée d’un Barbarossa liquidant la Russie en trois mois n’est (...) pas sotte du tout. Mais là encore Churchill sera à la parade, par son discours du 22 juin 1941 qui sidère Staline avant de le sauver. » Est-ce que Churchill a été déterminant dans la capacité qu’ont eu les Soviétiques à continuer, face à des difficultés inouïes, puis à retourner, pour enfin remporter leur « Grande Guerre patriotique » ? Si oui, comment ?

à l’est, un dilemme cornélien ?

« Churchill veut encourager Staline, lui faire comprendre que

l’impérialisme britannique est prêt à mettre sincèrement

son anticommunisme entre parenthèses,

le temps de liquider l’ennemi commun... »

Je faisais allusion à la période initiale de onze jours qui s’écoule entre le début de l’attaque, le 22 juin 1941, et la première intervention publique de Staline, son discours radiodiffusé du 3 juillet. Deux thèses extrêmes continuent à s’affronter, l’une disant que Staline a perdu pied et qu’il est resté plusieurs jours prostré, l’autre qu’il était parfaitement maître de lui et a attendu pour parler le moment le plus opportun. Il existe aussi des rumeurs disant qu’il a cherché à négocier et ne s’est décidé à parler, pour mobiliser la nation russe en faisant appel à ses traditions de lutte contre les envahisseurs, que quand il a dû se résoudre à constater que Hitler s’était lancé dans une guerre d’anéantissement. Quoi qu’il en soit, le fait que Churchill le devance de onze jours, en passant toute la journée du 22 juin à polir, sans rien abdiquer de son hostilité au communisme, une allocution encourageant le combat du peuple soviétique, en écho à son discours «  sang et larmes  » du 13 mai 40, n’a pu que compter énormément… et localement, et mondialement ! En incitant Staline à réagir, en commençant à essayer de lui faire comprendre que l’impérialisme britannique mettait sincèrement son anticommunisme entre parenthèses, le temps de liquider l’ennemi commun, et en dissuadant les possédants du monde entier de se réjouir trop bruyamment des coups portés au communisme.

 

Quels furent, avant l’entrée en guerre des États-Unis, les contacts entre Churchill et l’administration Roosevelt, dont on sait qu’elle n’a pu aider les Britanniques qu’à grand peine, du fait d’une hostilité massive dans l’opinion pour un engagement trop prononcé dans la guerre ? Est-ce qu’après 1942, on observe un effacement relatif de Churchill au profit de Roosevelt pour la conduite des opérations alliées ?

à l’ouest, l’ami naïf ?

« Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique

ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains planter

leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait

tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux.

Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt

à un Churchill, de son accomplissement... »

Je ne donne pas à Roosevelt sans confession l’absolution pour sa longue passivité devant le nazisme, en mettant la faute sur le compte de son opinion publique. Ou alors il était comme Lénine, seulement «  un pas en avant des masses  »  ! Mais non, ce n’est pas sérieux. Il a été l’une des principales dupes de Hitler, en sous-estimant largement le danger qu’il représentait, non seulement pour les droits et libertés humains, mais pour les intérêts mêmes du capitalisme américain, dont l’effort séculaire consistait à damer le pion aux Européens en matière économique, sur toute la planète. Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains, civils ou militaires, planter leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux. Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt à un Churchill, de son accomplissement.

Dès lors, entre la mi-mai 1940 et Pearl Harbor, Churchill caresse l’Oncle Sam dans le sens du poil, avec dignité cependant, en essayant de sauvegarder au maximum les intérêts britanniques. Je ne suis pas sûr que de Gaulle ait tout à fait bien compris ce jeu, et son caractère indispensable. À partir de Pearl Harbor, la logique reste la même, bien que Winston et son empire aient effectivement de moins en moins de poids relatif, et doivent parfois compter avec une écrasante collusion américano-soviétique. Winston réussit tout de même quelques beaux coups, comme de faire une place à la France aux côtés des Trois Grands pour équilibrer un peu le poids de l’URSS en Europe sans avoir à s’appuyer sur l’Allemagne. Ceci dès le printemps 1943, alors que Roosevelt, comme quatrième, ne jurait que par la Chine. De même, c’est Churchill qui limite la poussée soviétique en Europe à une heure où Washington ne s’en souciait guère, en faisant la part du feu de manière réaliste et en mettant un barrage énergique à toute expansion «  rouge  » hors d’Europe orientale, par exemple en Grèce et en Espagne. Sur toutes ces questions, Roosevelt avait des idées bien floues.

 

Roosevelt et Churchill

Churchill, avec Franklin D. Roosevelt, qui fut président des États-Unis de 1933 à 1945.

 

Quel a été le poids des peuples de l’empire dans l’accomplissement de la résistance britannique, et de la victoire des Alliés ?

l’empire dans la guerre

La contribution de l’empire à la guerre fut maximale compte tenu des divergences d’intérêts. Il fallait, par exemple, des troupes indiennes et il y en eut, mais il ne fallait pas pousser trop fort le recrutement, pour éviter révoltes et désertions. Ou encore il fallut ménager l’Australie, de plus en plus soucieuse de sa propre défense face à une menace japonaise surévaluée.

  

Churchill aura ce mot fameux, un an à peine après la victoire : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu à travers le continent. ». Il exprime là ses craintes face à l’expansionnisme grandissant, en Europe de l’est, d’une Union soviétique triomphante. On le sait, il a soutenu l’effort militaire des Russes sans réserve parce que leur ennemi commun était redoutable, mortel même pour les uns et pour les autres. Mais que pensait-il de Staline ? Est-ce qu’il croyait pouvoir lui accorder la moindre confiance ?

Staline, un partenaire fiable ?

Mais oui ! Il misait sur son réalisme, tout à fait à juste titre. Et aussi sur la difficulté qu’auraient les Soviétiques à dominer durablement leurs satellites.

 

Staline

Joseph Staline, qui dirigea l’URSS et ses dépendances jusqu’à sa mort en 1953.

 

Est-ce que vous diriez, comme moi j’ai tendance à le penser, qu’au vu de tout ce que l’on vient d’évoquer, Churchill a été l’homme le plus important pour la défense et la sauvegarde des libertés pour l’Europe du XXe siècle ? Peut-être le plus grand des Européens du siècle ? Quand on fait le bilan, l’essentiel de l’effort de guerre pour la destruction des dictatures nazie, japonaise et italienne n’a certes pas été britannique, mais si Londres s’était couché, si Churchill n’avait pas résisté, les Soviétiques et les Américains auraient-ils eu ne serait-ce qu’une chance de résister face à la monstrueuse machine de l’Axe ?

Churchill, le plus grand ?

« Sans Churchill, les Américains auraient difficilement pu attaquer,

et les Soviétiques auraient difficilement pu se défendre... »

Il fut grand, très grand ! Le plus ? Avec qui comparer et au nom de quoi ? Et, non, dans le cas d’une paix générale conclue en mai, juin ou juillet 1940, ni les États-Unis ni l’URSS n’auraient été en mesure de contester le triomphe nazi. Les premiers auraient difficilement pu attaquer, et les seconds se défendre.

 

Quelles sont, aujourd’hui encore, les zones d’ombre qui subsistent s’agissant de Churchill ? Soyons fous : si une telle possibilité pouvait exister, quelle serait la question que vous lui poseriez ?

Sir Winston, une question ?

D’une façon générale, je me méfie des reproches qu’on lui fait communément, depuis les Dardanelles jusqu’à la guerre froide en passant par la tentative de revaloriser la livre et la crise de l’abdication, et je ne partage, après mûre réflexion, quasiment aucune des critiques assénées à sa conduite vis-à-vis du nazisme et de la guerre qu’il a déclenchée. Il n’a été ni le laudateur de Hitler dans son unique article sur lui, en novembre 1935, ni le massacreur de Mers el-Kébir, ni l’affameur des Grecs ou des Bengalis, ni l’accoucheur naïf du régime de Tito, ni le fauteur de bombardements sans utilité militaire, ni le sot qui évacuait la Libye pour la Grèce alors qu’il était sur le point de chasser l’Axe d’Afrique, ni l’abruti qui prolongeait la guerre en exigeant la capitulation sans conditions du Reich, etc. etc.

« Peut-être a-t-il été sottement sévère envers les républicains

espagnols et indulgent envers Franco, jusqu’à

sa volte-face au début de 1938... »

Si vous y tenez, il a été un peu absurdement jusqu’auboutiste contre la révolution russe, ou un peu complaisant dans ses louanges envers Mussolini alors même qu’il n’y avait pas encore à le séparer de Hitler, ou un peu méprisant à l’égard de Gandhi ou sottement sévère envers les républicains espagnols et indulgent envers Franco jusqu’à sa volte-face au début de 1938… ce qui amène ma question :

« Vous avez déclaré aux Communes le 11 novembre 1947 : “Democracy is the worst form of Government except for all those other forms that have been tried from time to time.” Ce qu’on traduit généralement ainsi en français : «  La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. » Cette réflexion a été bien tardive dans votre carrière. Résulte-t-elle de votre expérience de la Seconde Guerre mondiale ? Si oui, à quel(s) régime(s) allaient vos préférences antérieures ? »

 

Quels sont vos projets, François Delpla ? Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?

des projets

« Je m’occupe de la façon dont Hitler s’est occupé

de Pétain. La réponse est d’une richesse inouïe... »

Je continue de creuser mon sillon en fonction du paradoxal constat : «  le nazisme, sujet vierge  ». Tout reste en effet à découvrir ou au moins à préciser. Pour filer un instant la métaphore érotique, je dirai qu’il s’agit d’une danse des sept voiles et qu’on en a ôté pour l’instant un ou deux. Je m’occupe en ce moment de la façon dont Hitler s’est occupé de Pétain. La question n’a jamais été osée ainsi (j’avais voulu écrire «  posée  », le clavier a fourché, j’assume !) et la réponse est d’une richesse, c’est le cas de le dire, inouïe. Il faut simplement me souhaiter d’arriver à synthétiser tout cela dans un délai raisonnable.

 

Un dernier mot ?

Longue vie à Paroles d’Actu et à son Nicolas de patron, dont les questionnaires sont de plus en plus pertinents !

 

Churchill V

Photos utilisées dans cet article : DR.

 

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8 janvier 2018

« Cette interview n'a jamais existé », autour de L'inavouable Histoire de France

L’inavouable Histoire de France (Ring, 2017), c’est un bouquin qui ne ressemble à aucun autre : ses auteurs, Norbert Hérisson et Stéphane Burne (les Jean-Michel-à-peu-près de qui-vous-devinez), avec Marsault à la photo, prennent un malin plaisir à dynamiter l’Histoire de France, après avoir drogué tous ses personnages les plus regrettés, et aussi les plus regrettables. Complètement barrés, les garçons, mais c’est jouissif à lire, pour qui connaît un peu le vrai de tout ça, et sait y déceler toutes les références qu’ils y ont truffé (et elles sont nombreuses !). Une lecture pour se marrer, en se disant souvent « Ah oui quand même ! », « Ah que... pardon à quand la suite ? » mais aussi, j’en suis persuadé, peut-être une porte d’entrée pour, disons lire aussi d’autres livres d’histoire. ;-) Bientôt recommandé par Jean-Michel Blanquer ? À vous en tout cas de vous faire votre idée. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 18/12/17 ; R. : 08/01/18.

« Cette interview n’a jamais existé. »

(pas) avec Norbert Hérisson et Stéphane Burne

Inavouable

L’inavouable Histoire de France, Ring, 2017.

 

Norbert Hérisson, Stéphane Burne, bonj... euh... bon, déjà là d’entrée, j’ai l’impression qu’on me manipule un peu... Il me semble, enfin je me trompe peut-être, que vos bios ne sont pas tout à fait celles qu’on présente chez Ring, peut-être même que vos noms... ? Enfin, bref, parlez-nous un peu de vous ? Qui êtes-vous messieurs ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que je fais là, moi ?

Nous sommes respectivement maître de conférences et pervers narcissique. Quant à vous, c’est fort simple : vous êtes un homme brillant et plein d’esprit. Vous êtes déjà venu à plusieurs de mes conférences, notamment celles organisées par la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris. Après une séance d’hypnose ayant mal tourné, vous avez oublié cet épisode de votre vie ainsi que le costume de la division Charlemagne prêté pour l’occasion. Merci de me le rendre au plus vite, j’en ai besoin pour le Nouvel An.

 

Hum... on enchaîne. C’est quoi votre rapport, l’un et l’autre, à l’histoire ? Est-ce qu’à la base vous êtes, pour avoir tout lu dessus, des nerds incollables sur la collection grandiose de strings du roi Dagobert, sur l’invasion de Troyes et de Sète par des Huns organisés en trois-huit,  sur la vie sexuelle misérable de Gérard IV Le Bien-Membré ? Ou bien, plus prosaïquement, avez-vous fait le gros de vos écoles sur, peut-être, les Astérix et les Total War, « Kaamelott », les Monty Python, Les Visiteurs et les films de Jean Yanne, « Silex » et « Albert Le Cinquième Mousquetaire », sans oublier on l’imagine (?) l’excellente chaîne AlterHis et peut-être Le Journal de Mickey ?

« Il faut se rendre à l’évidence : les jeunes

étaient moins cons, dans les années 60-70. »

J’ai effectivement appris l’histoire via la collection «  Mickey à travers les siècles  », une série parue dans Le Journal de Mickey dans les années 60-70 ; la souris remontait le temps, en costume d’époque, avec le souci constant de cultiver ses lecteurs et d’impressionner cette mijaurée de Minnie - c’était autre chose que la télé-réalité, hein ! Les jeunes n’étaient pas aussi cons que ceux d’aujourd’hui. Mes étudiants à la fac sont par exemple incapables de réciter des choses aussi basiques que les dates de couronnement des rois mérovingiens ou les noms des différentes maîtresses de Napoléon, toutes citées dans L’inavouable Histoire de France. Nous nous sommes emparés des fantasmes propagés par la culture autorisée pour les passer au détecteur de mensonges. Ne croyez pas les livres des chercheurs institutionnels et autres plumitifs bien-pensants. Achetez seulement notre livre.

 

Comment vous est venue cette ambition aussi folle que saugrenue de vous attaquer ainsi à une nouvelle histoire de notre pays, non pas une histoire officielle non, mais un récit qui démêle le faux de l’un peu moins faux, succédant ainsi avec votre Inavouable Histoire de France (chez Ring) au fameux ouvrage de référence précédent, L’Histoire d’la France comme on veut bien, nous, vous la raconter d’André Châteaudax et Alain Decquois (illustré celui-là grâce aux indications précieuses de Régine, qui a connu la plupart des protagonistes du livre) ?

« Louis XIV n’avait rien d’un soleil, de Gaule était

un américanophile décadent convaincu, Vercin-

gayrorix, un précurseur du mouvement LGBTQI+. »

Écœurés par les mensonges quotidiens entendus durant la Présidentielle, nous nous sommes sentis investis d’une mission éducative aujourd’hui délaissée au profit du capitalisme de la séduction : l’Histoire de France est riche de roi fainéants, de menteurs, de mythomanes, d’ambitieux de tous genres… et disons-le, de fils de putes ; leurs descendants continuant d’exercer les plus hautes fonctions, il semblait nécessaire de les présenter sous un nouveau jour. Louis XIV n’avait rien d’un soleil, de Gaule était un américanophile décadent convaincu, Vercingayrorix, un précurseur du mouvement LGBTQI+. Nous n'avons peur de rien, et même Pépin le Bref ou Charles le Chauve en prennent pour leur grade ! Seul Gilbert III le nyctalope (1025-1026) échappe à notre guillotine.

 

Ça s’est construit comment, cette aventure ? Comment avez-vous posé les thèmes que vous alliez aborder ; trouvé les idées ; décidé de qui allait écrire quoi ; de l’agencement de l’ensemble ? Combien de temps le tout vous a-t-il pris ? Et Marsault pour l’illustration, ça s’est fait comment ?

« L’absurde côtoie le trash et emprunte des chemins

qui pourraient nous mener vers les tribunaux

s’ils étaient partagés sur les réseaux sociaux. »

Il a fallu diviser l'Histoire de France en une soixantaine d’événements ou de personnages clés, généralement les plus controversés. Nous parcourons plusieurs millénaires, de l'Homo Soralis à l'homme de Cro-Macron. Le récit nous a pris six mois à être posé sur le papier : cinq mois à glander puis le dernier rédigé dans un état permanent de stress, entre panique totale et relances téléphoniques de l’éditeur. Marsault a tout de suite adoré le projet, comme il nous l’a indiqué le jour même de notre rencontre : « Bon les deux fragiles, c’est de la merde mais Papacito n’est pas disponible avant 2018. » Nous avons eu carte blanche et le ton général s’en ressent : l’absurde côtoie le trash et emprunte des chemins qui pourraient nous mener vers les tribunaux s’ils étaient partagés sur les réseaux sociaux.

 

Ce livre, c’est, comme on l’aura compris, une relecture complètement barrée, chapitre après chapitre, de l’Histoire de France, et c’est réjouissant : il y a une colonne vertébrale qui nous rappelle l’histoire qu’on connaît, et du très loufoque qui enrobe et fait zigzaguer le tout. C’est quoi vos références, une partie de celles citées dans ma question 2 j’imagine, quoi d’autre ?

Concilier érudition et dérision fut un plaisir de chaque instant. La Rubrique à Bracs de Gotlib est à ce titre une référence. Allen, Desproges, Jean Yanne pour le loufoque, « Groland » et « Les Carnets de Monsieur Manatane » pour l’odeur du terroir et l’amour de la culture.

 

Ce qui est intéressant, c’est qu’à côté du gros délire, on suit une trame chronologique qui nous raccroche à l’essentiel de ce qu’il s’est vraiment passé. Est-ce qu’il y a dans votre optique, derrière le côté «  gros délire  », un objectif d’«  apprentissage  » ? Et est-ce que vous diriez que cette manière-là d’instruire, enrobée d’humour, peut être plus efficace et plus marquante pour l’auditoire que les méthodes plus traditionnelles ?

Bien sûr. Un exemple : j’ai longtemps tenté d’enseigner ma vision du 11 Septembre 2001 aux collégiens de ma ville, mais aucun surveillant ne me laissait entrer. Les policiers non plus n’étaient guère compréhensifs. En revanche, lors de mon passage dans « Touche pas à Mon Poste », Hanouna et ses disciples m’ont attentivement écouté ; tout en me mettant des doigts dans le cul «  pour rigoler  » et un homard agrippé au téton gauche, certes, mais je sentais le public captivé.

Je fabrique actuellement un costume avec un museau de bouledogue et des oreilles de lapin pour expliquer la Shoah aux utilisateurs de Snapchat. J’espère avoir autant de retours positifs.

 

Ouch... next ! Quels regards portez-vous sur la manière dont l’histoire est enseignée aujourd’hui, sur le fond : l’est-elle de manière trop orientée, peut-être carrément dogmatique, à votre sens ?

« Dans certains collèges, il n'y a plus que deux

heures d'histoire par semaine ; l’enseignement

est thématique, des décennies entières

sont regroupées en un seul bloc pour

faciliter l’apprentissage... »

J’ai collaboré fut un temps à un magazine sur l’éducation (chroniques diverses, recension d'ouvrages à recommander pour les CDI, conseil sur l'éducation sexuelle dans les écoles primaires) et j'ai pu constater combien l'histoire était désormais mise de côté au détriment de cours à la mode comme l’apprentissage du vocodeur ou l’initiation au théâtre de rue. Dans certains collèges, il n'y a plus que deux heures d'histoire par semaine. Elle est devenue une matière anecdotique alors qu’elle permet de comprendre la société dans laquelle on vit. L’enseignement est thématique, des décennies entières sont regroupées en un seul bloc pour faciliter l’apprentissage. Tout cela me déprime. Depuis, je me faufile la nuit dans chaque établissement du pays pour discrètement ajouter L’inavouable Histoire de France dans les CDI.

 

Macron Marsault

Illustration tirée du livre. Par Marsault. DR.

 

On sent bien où est votre sensibilité, tout au long de l’ouvrage, lorsque vous calquez sur des événements de siècles passés, souvent lourds, des combats et revendications pas forcément toujours aussi lourds mais qui sont dans l’air du temps. Et à cet égard, quand on lit notamment le dernier chapitre, sur le «  mystérieux  » Cro-Macron, on a une idée de ce que vous pensez de la tendance actuelle... L’air du temps, la tendance actuelle... vous n’avez pas l’air de beaucoup les aimer. Est-ce que vous pensez qu’on n’est pas, nous, à la hauteur, de ce que furent nos ancêtres, et de notre histoire ?

« En gros, on préfère l’esprit anar’ et désinvolte,

celui d’un Depardieu, d’un Gustave de Kervern,

d’Action Discrète, à la pesanteur castratrice

d’une Océane-Rose-Marie. »

Nous ne sommes pas barrésiens, les deux pieds coincés dans un pot de terre, mais nous ne voulons pas brader notre terrine de campagne, nos bouteilles de Beaujolais nouveau et notre humour grivois contre des applications californiennes et une mentalité bien-pensante qui condamne l’humour et la réelle diversité au nom d’une liberté (très) contrôlée. En gros, nous préférons l’esprit anar’ et désinvolte, celui d’un Depardieu, d’un Gustave de Kervern, d’Action Discrète, à la pesanteur castratrice d’une Océane-Rose-Marie.

 

Deux «  affaires  » de ces derniers jours, qui font apparemment polémique parce qu’elles ont provoqué des toooollés notamment auprès des gentils Twittos : la blague (certes pas super délicate) de Tex, qui a eu les suites que l’on sait, et le blackface d’Antoine Griezmann. Je sais à peu près ce que vous pensez de tout ça... mais tout de même, est-ce que vous diriez qu’on a reculé de beaucoup, ces dernières années, sur la question de la liberté d’expression ? Et quelles devraient en être les limites ?

Quand tu sais qu’Ardisson, les Inconnus, Élie Semoun et même Norman ou Hanouna s’en plaignent, je crois que tout est dit. Une multitude de sketchs ne passeraient plus aujourd’hui, sans parler des émissions avec le professeur Choron ou Bukowski. Je pense que le pire est qu’il n’y aura pas de retour en arrière, tout le monde va se mettre au pas, sans même que le législateur ait besoin d’intervenir. Le monde des médias sait très bien se tenir à carreau pour ne pas s’attirer les foudres des twittos les plus virulents et conserver ainsi les budgets des annonceurs. Comme quoi ce sont bien les minorités actives qui écrivent l’histoire.

« Chaque jour, je me demande qui sera le prochain

fusillé : Cazarre ? Éboué ? Les derniers à oser un peu

de subversion ne vont pas tenir longtemps... »

Chaque jour, je me demande qui sera le prochain fusillé : Cazarre ? Éboué ? Les derniers à oser un peu de subversion ne vont pas tenir longtemps.

 

On revient à votre livre : De Gaulle en sa folle jeunesse de playboy accro à l’American Way of Life, Louis XIV comparé à Jeremstar en ses bains publics, Jésus qui n’est pas précisément celui qu’on croyait... et je ne parle même pas du sort que vous faites à «  La Pucelle  »... pauvre Jeanne. Pour vous, il ne doit pas y avoir de vache sacrée ? C’est jouissif, de leur faire subir ça ?

« L’humour ne doit avoir aucune limite, du moment

qu’il cherche à faire rire et non à délivrer

un message politique haineux. »

L’humour ne doit avoir aucune limite, du moment qu’il cherche à faire rire et non à délivrer un message politique haineux. Ces personnages sacrés ont des failles, souvent passées sous silence, ou du moins méconnues. C’est d’ailleurs tout le problème du roman national dans lequel on déifie des hommes au détriment de la complexité et de la vérité.

Il est évidemment plus intéressant pour un auteur d’être corrosif sur Jean Moulin que de dire du mal des Nazis. C’est un challenge d’aborder un personnage apparemment «  sage  » pour en faire un salaud ou de traiter une thématique innocente, comme l’implantation d’un kebab dans un village du Moyen Âge, et d’en faire le déclencheur des guerres de religions.

 

Est-ce qu’à tel ou tel moment vous vous êtes dit, «  Oh, ça quand même... vraiment ?  », des choses dont vous auriez quand même un peu honte ? Quelle est, l’un et l’autre, l’histoire qui vous fait le plus marrer ?

Nous avions seulement honte de proposer un prix aussi peu élevé pour un livre de cette qualité. Nos chapitres préférés sont « La croisade du kébab de Carcassonne » et « Hitler n'est pas mort à Berlin ». Jeanne d’Arc a également une place à part grâce à son style particulier.

 

JMLP Marsault

Illustration tirée du livre. Par Marsault. DR.

 

Hypothèse, j’aime bien la proposer sur mes interviews, alors vous, pensez-vous, vous n’allez pas y couper : un savant un peu fou vient de mettre en place une machine à remonter le temps. Où vous voulez, quand vous voulez, mais il faudra rentrer avant 24h de voyage, sinon vous y restez jusqu’à la fin de vos jours. Alors, l’un et l’autre, quel voyage choisissez-vous ? Où, quand, et pourquoi faire ?

Étant deux éternels insatisfaits, nous remonterions le temps trente minutes avant le début de cette interview pour réécrire chacune de nos réponses.

  

Imaginons, un peu dans le même esprit, que vous puissiez chacun rencontrer une personne historique, pour un échange d’une heure : qui ? à propos de quoi ? et quelles questions lui poseriez-vous ?

« Nous appellerions Jean-Marc Thibault et

Marthe Villalonga à la barre pour leur demander

de s’excuser d’avoir pris le créneau horaire

de Stade 2 durant tant d’années. »

Nous appellerions Jean-Marc Thibault et Marthe Villalonga à la barre pour leur demander de s’excuser d’avoir pris le créneau horaire de Stade 2 durant tant d’années. Les jeunes oublient souvent qu’à l’époque, les émirs n’étaient pas encore assez riches pour nous abreuver de football contre un billet de 10 chaque mois.

 

Que pensez-vous, côté immersion justement dans des époques passées, de ce que permettent les jeux vidéo aujourd’hui ? Vous avez des préférences en la matière ?

« Contrairement aux idées reçues,

l’histoire n’a rien de chiant... »

Nos petit-fils ont longtemps joué à Age of Empires et sa suite Age of Kings. Ces jeux de stratégie offrent la possibilité de revivre l’épopée de Jeanne d’Arc, les batailles des Huns ou encore la Reconquista à travers des campagnes narratives. Ils ont découvert la splendeur des civilisations babyloniennes, romaines ou mayas. Nous pouvions les laisser des heures devant l’ordinateur, nous savions qu’ils ne bougeraient pas ! Nous pouvions alors filer chez notre maîtresse commune en toute sérénité. Contrairement aux idées reçues, l’histoire n’a rien de chiant. Il faut simplement la regarder avec le bon œil, un œil malicieux et espiègle, celui de notre livre.

Aujourd’hui, les jeux vidéo sont bardés de technologie mais ils sont démunis de créativité, de magie, d’émerveillement… Tout ce qui faisait le sel des meilleures productions de l’époque.

 

Pas tout à fait d’accord là-dessus, mais on ne va pas se lancer dans un débat enflammé sur les JV... ;-) Ce livre, donc, vous en êtes fiers, y compris des retours que vous en avez eu ? Ce sera un one shot, ou il y en aura d’autres ?

Plusieurs suites sont à l’étude : L’inavouable Histoire du monde, Vol 747 pour L’inavouable Histoire de France, On a marché sur L’inavouable Histoire de France, L’inavouable Histoire de France Gall… Bref, tout dépendra des retours des lecteurs.

 

C’est quoi vos projets, vos envies pour la suite à tous les deux ? Une adaptation de votre livre sous forme de série d’animation type « Silex », c’est envisageable, c’est une envie que vous avez ?

« Si vous connaissez des acteurs qui seraient prêts

à risquer leur carrière pour tourner

dans une série conspirationniste... »

Faut-il encore trouver une chaîne qui accepterait de produire une série subversive, à l’humour noir et cynique, aux standards éloignés des productions actuelles. Le catalogue évolue doucement, des sujets moins conventionnels que le couple ou la famille sont abordés à l’étranger, mais la France demeure frileuse. Canal+ vient de sortir « Paris, etc. », de Zabou Breitman ; c’est une daube sans nom, des destins croisés de Parisiens bobos vivant dans des appartements hors de prix et qui ne parlent qu’aux gens qui les produisent. L’histoire parle à tout le monde. Notre livre parle à tout le monde, même à ceux qui ne s’intéressent pas, de prime abord, à l’histoire de notre pays. Si vous connaissez des acteurs qui seraient prêts à risquer leur carrière pour tourner dans une série conspirationniste, faites-nous signe.

 

Vous venez en tout cas de trouver le bloggeur qui est prêt à fusiller sa crédibilité sur un bouquin révisionniste, mais qui l’a aimé, et qui assume. ;-) Un dernier mot (ou plutôt deux) ?

Cette interview n’a jamais existé.

 

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6 janvier 2018

Jean-Vincent Holeindre : « La ruse est impuissante sans la force, la force aveugle sans la ruse »

J’ai la joie, pour cette première publication de l’année 2018 (que je vous souhaite, à toutes et tous ainsi que pour vos proches, sereine et ambitieuse voire, soyons fous, heureuse), de vous proposer une interview grand format (on pourrait même dire, « épique » !) de Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à Paris 2 Panthéon-Assas (il est aussi membre du Centre Thucydide) et directeur scientifique de l’IRSEM. Cet échange fait suite à la lecture par votre serviteur de son dernier ouvrage, une relecture passionnante de l’histoire militaire occidentale d’après le prisme de la dualité ruse/force. Je vous engage à vous emparer de ce livre, La ruse et la force, une lecture exigeante (tout comme le présent article), mais qui sans nul doute, vous en apprendra beaucoup. Merci à vous, M. Holeindre. Et merci à vous, lecteurs qui depuis six ans et demi, me suivez avec bienveillance. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 05/09/17 ; R. : 02/01/18.

Jean-Vincent Holeindre: « La ruse est impuissante

sans la force, la force aveugle sans la ruse. »

La ruse et la force

La ruse et la force, Perrin, 2017.

 

Jean-Vincent Holeindre bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Voulez-vous pour commencer nous dire quelques mots de vous, de votre parcours ?

qui êtes-vous ?

J’ai suivi des études en histoire, philosophie et science politique à la Sorbonne puis à l’École des hautes études en science sociales. Ce parcours pluridisciplinaire s’est achevé par une thèse de doctorat, soutenue en 2010 sous la direction de Pierre Manent, intitulé Le renard et le lion : La ruse et la force dans le discours de la guerre. Cette thèse est devenue, au terme de substantielles modifications, un livre paru en 2017 et intitulé La ruse et la force : Une autre histoire de la stratégie. Après ma thèse, sur le plan professionnel, je suis devenu maître de conférences en science politique à l’Université Paris 2 Panthéon Assas puis professeur à l’Université de Poitiers, à la suite de l’agrégation. En 2017, j’ai retrouvé l’Université Paris 2, tout en continuant à enseigner à l’EHESS et à Sciences Po.

JV Holeindre

Jean-Vincent Holeindre. DR.

Si je devais indiquer le fil directeur de mes recherches, je dirais que je considère le phénomène guerrier avec les yeux de la philosophie politique et avec le souci de lui restituer toute sa profondeur historique. J’aime l’histoire sur la longue durée et j’apprécie tout particulièrement la période antique. Non parce qu’elle reflèterait nos «  origines  », mais parce qu’elle offre un cadre de compréhension, à la fois philosophique et historique, de l’expérience occidentale et des relations que «  l’Occident  » noue avec les autres «  cultures  ». Je considère également que la guerre est un phénomène total, qui embrasse tous les domaines de l’action humaine. J’étudie l’action militaire non pour elle-même mais pour ce qu’elle révèle sur le plan politique et anthropologique.

  

L’objet qui, pour l’essentiel, nous réunit aujourd’hui, c’est donc votre ouvrage La ruse et la force (Perrin, 2017), fruit d’une étude sur le temps long visant à déterminer où s’est situé le curseur entre la force et la ruse dans la pratique militaire et la pensée stratégique, à différentes époques de l’histoire occidentale. Deux figures légendaires, issues de la Grèce antique, des épopées homériques, comme fil rouge tout au long de votre livre : Achille (L’Iliade) incarne la force et Ulysse (L’Odyssée) la ruse. Pourquoi cet objet d’étude ? Cet angle-là, mettant en avant et en balance l’apport de la ruse par rapport à la force dans la stratégie, a-t-il été négligé jusqu’à présent, au moins en Occident ? Si oui, la ruse en tant qu’objet de réflexion a-t-elle reçu un traitement différent en d’autres lieux ?

pourquoi ce livre ?

Au départ, ce n’est pas la guerre qui m’intéresse, mais la ruse comme forme d’intelligence pratique que les Anciens Grecs nomment mètis. Le mot désigne à la fois l’épouse de Zeus, divinité de l’intelligence rusée, et une qualité de l’esprit humain, combinant flair, sens de l’adaptation, art du détour, débrouillardise...

« Plus qu’une intelligence théorique, la ruse

est d’abord une intelligence de l’action. »

L’impulsion première de mes recherches a été donnée par le livre magnifique de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, consacré à cette catégorie de la mètis (Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974). Detienne et Vernant montrent que la ruse n’est pas une intelligence théorique, mais une intelligence de l’action, particulièrement adaptée aux domaines politique et militaire, frappés du sceau de l’incertitude. En politique et à la guerre, la ruse n’est pas seulement tromperie ou mensonge, ce à quoi on la réduit trop souvent. Elle est aussi invention, imagination, elle suppose un véritable sens de l’anticipation, de la prévision mais aussi de l’adaptation, qualités que l’on trouve chez Ulysse lorsque, dans les épopées d’Homère, il imagine le stratagème du cheval de Troie ou bien lorsqu’il crève l’œil du Cyclope avec un pieu, profitant de son sommeil. À travers ces exemples, la ruse peut, en première analyse, être définie comme un procédé combinant dissimulation et tromperie dans le but de provoquer la surprise. Mais elle constitue également une forme d’intelligence, elle exprime la capacité cognitive de l’esprit humain dans des situations d’action.

Les ruses de l'intelligence

Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974.

J’ai été d’emblée fasciné par ce sujet qui met en lumière la tension classique entre la théorie et la pratique, l’idée et l’action. L’intention de mon travail est donc d’abord philosophique, mais cela suppose un travail généalogique visant à comprendre pourquoi la ruse a été en quelque sorte l’oubliée de l’histoire politique et militaire. Pour le sens commun, la ruse est bien sûr indispensable en politique et à la guerre, pourtant aucune étude sérieuse ne lui a été consacrée. C’est surprenant, mais cela s’explique probablement par le caractère fuyant d’une notion qui, par définition, a vocation à demeurer dans l’ombre et le secret. La ruse est la part oubliée de la raison humaine.

J’ai choisi d’étudier la ruse dans la guerre, car elle est bien circonscrite sur le plan militaire, à la différence de la ruse spécifiquement politique qui est très difficile à saisir. En effet, les exemples de ruse de guerre dans l’histoire ne manquent pas, du Cheval de Troie mythique à l’opération Fortitude durant la 2e guerre mondiale, où les Britanniques ont fait croire aux Allemands que le Débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais, afin de détourner leur attention et de les surprendre en Normandie. De plus, la ruse de guerre a été pensée par les stratèges depuis Thucydide jusqu’à Clausewitz. Je pouvais donc m’appuyer pour mon enquête sur des exemples bien documentés et sur une littérature militaire bien balisée.

« La ruse, c’est aussi un stigmate qu’on appose

sur l’ennemi pour le discréditer, et par

contraste, légitimer sa propre stratégie. »

Enfin, pour répondre à la dernière partie de votre question, j’ai cherché dans mes travaux à déconstruire un poncif de l’historiographie occidentale, consistant à opposer la «  force  » des Occidentaux à la ruse «  perfide  » des étrangers et en particulier des Orientaux. Je pense avoir montré que l’opposition entre ruse et force ne relève pas seulement d’une dialectique stratégique, mais aussi d’une rhétorique moralisante visant à souligner la ruse de l’ennemi pour mieux glorifier sa propre force. D’où l’image de l’Oriental «  fourbe  » doté de moustaches dissimulant ses intentions perfides… La ruse n’est pas seulement un procédé tactique et une forme d’intelligence stratégique, c’est aussi un stigmate qu’on appose sur l’ennemi pour le discréditer et, par contraste, légitimer sa propre stratégie.

 

N’est-on pas conditionnés justement, en Occident notamment, par le jugement moral porté sur la ruse qui serait nécessairement une perfidie ? Après tout, une des ruses les plus célèbres du récit collectif, et qu’on trouve aux origines de la Bible, c’est la ruse du serpent qui, après avoir poussé Ève à croquer le fruit défendu, provoque l’expulsion de l’Homme du jardin d’Eden. Est-ce que le religieux et son moralisme ont joué un rôle déterminant dans notre manière d’appréhender la ruse (fort éloignée dans l’idée de ce qu’on rattache à la « vertu chevaleresque ») ?

la ruse et la religion

Je ne parlerais pas de «  conditionnement  », ce terme me paraissant trop déterministe. Mais il existe en effet un cadre moral et normatif du christianisme qui oriente le jugement et l’action. Le chevalier médiéval, «  sans peur et sans reproche  », est la continuation de l’idéal antique incarné par Achille, le guerrier valeureux, honorable, courageux, auquel se greffent les vertus morales du christianisme. Le rejet de la ruse en Occident est antérieur au christianisme, mais celui-ci amplifie ce rejet. Cela dit, il faut faire la part des choses entre l’idéal moral et la réalité des pratiques. Les guerres médiévales, en particulier les sièges, comportaient de nombreuses ruses, malgré les restrictions morales et normatives.

Dans les Évangiles, la ruse est effectivement associée aux forces du Mal, aux tentations de Satan qui séduit les hommes, par définition faillibles. Le christianisme antique se revendique pacifiste, la guerre étant la manifestation du Mal au cœur de l’âme humaine, exprimant un affrontement intérieur entre le Bien et le Mal. Les vertus chrétiennes exposées dans le Nouveau Testament sont celles de la paix, de la charité, de l’amour du prochain et de l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger, mais aussi de la franchise, de la simplicité, de l’esprit de concorde. Surtout, la proposition chrétienne est universaliste, elle s’adresse à l’ensemble de l’humanité considérée comme une communauté unifiée.

« Il faut sur ce point distinguer, aux origines,

la religion des Hébreux, qui est politique

et peut donc recourir à la guerre, et celle

des chrétiens, qui s’est construite

contre la politique et la guerre. »

Sur ce point, la Bible hébraïque se distingue du Nouveau Testament des chrétiens. Si les chrétiens se définissent en fonction de leur foi et non de l’appartenance à une cité particulière, les Hébreux se pensent comme un peuple spécifique et comme une nation qui peut être amenée à faire la guerre pour se défendre. Soutenus, conseillés et dirigés par Dieu, qui se mue en véritable stratège, les Hébreux décrits par la Bible hébraïque font la guerre pour conquérir la terre promise de Canaan. Dans le Livre de Josué, ils usent de force et de ruse pour vaincre des ennemis numériquement et matériellement supérieurs. D’une manière générale, la religion des Hébreux est indissociablement spirituelle et politique, tandis que l’Église chrétienne s’est construite contre la politique et la guerre, en défendant une vision universelle et pacifiée de l’humanité.

La morale chrétienne connaît toutefois des évolutions. Ainsi, les théoriciens chrétiens de la guerre juste, depuis saint Augustin, intègrent l’usage de la ruse dans la guerre. Ils s’appuient sur l’héritage hébraïque et romain pour encadrer l’usage de la force armée, et acceptent jusqu’à un certain point que le soldat chrétien use de ruse, mais uniquement en temps de guerre. La ruse est réprouvée en temps de paix, mais elle peut être acceptée si la guerre est considérée comme juste.

 

Les concepts de fides (induisant notamment un code d’honneur, y compris entre ennemis) et de guerre juste (qui suppose une juste cause cantonnant la perfidie à la pratique ennemie et une justification morale à pratiquer soi-même la ruse) nous proviennent tous deux de la Rome antique. Doit-on aux Romains une partie importante de ce qui a été établi ensuite comme les usages et le droit de la guerre ?

Rome et l’art de la guerre

Effectivement, l’expérience romaine est fondamentale pour comprendre l’éthique et le droit de la guerre applicables dans l’aire occidentale. La doctrine de la guerre juste naît au IIe siècle avant notre ère, lorsque les Romains affrontent les troupes d’Hannibal durant la 2e guerre punique. Ils sont alors soucieux de justifier l’usage de la force contre un ennemi redoutable et qui menace l’intégrité de Rome. Les sources font ainsi apparaître un mouvement en apparence paradoxal.

D’un côté, Polybe et plus tard Tite-Live indiquent que la ruse n’a rien de romain, que les Romains sont les héritiers d’Achille, qu’ils mènent la guerre de manière «  juste  », en suivant des règles de l’honneur et du courage impliquant de combattre l’ennemi en face-à-face et sans ruse. La «  fides romana  » désigne cette supériorité morale supposée, qui s’exprime dans la guerre à travers un comportement exemplaire. Les sources dénoncent en retour la «  perfidie  » des ennemis de Rome, par exemple le carthaginois Hannibal, qui attaque par derrière et par surprise. À la force vertueuse des Romains est opposée la ruse perfide des «  Puniques  », le terme «  punique  » étant d’ailleurs péjoratif et connotant la fourberie. Comme souvent, l’accusation de perfidie est moins descriptive que normative : elle vise à discréditer l’ennemi et à légitimer son propre camp.

« Les Romains ont fait montre d’une forte

capacité d’adaptation en faisant leur la ruse,

auparavant vilipendée comme l’arme lâche

des autres, mettant en avant leur "contre-ruse"

face à la perfidie de l’ennemi. »

D’un autre côté, les sources latines font apparaître le sens de l’adaptation romaine, qu’on voit par exemple chez Scipion l’Africain, qui l’emporte contre Hannibal après avoir retourné contre l’ennemi carthaginois ses propres armes (d’où le surnom dont il est affublé). La contre-ruse romaine vient ainsi à bout de la «  perfidie  » punique.

Tout se passe donc comme si la «  bonne  » ruse romaine l’emportait contre la «  mauvaise  » ruse punique. Les Romains gagnent ainsi sur les deux tableaux  : celui de l’efficacité et celui de la légitimité. Ils remportent les guerres, conquièrent de nouveaux territoires, tout en préservant l’idéal moral de la «  fides  ». Ils combinent les intérêts et les vertus. Cette capacité romaine à lier efficacité et légitimité fascine Machiavel, lequel s’inspire de l’expérience romaine pour forger sa vision de la politique et de la guerre.

 

Peut-on dire de Rome qu’elle s’est-elle imposée en tant que puissance européenne et méditerranéenne dominante aussi bien par la force (son organisation et sa puissance militaires, ses conquêtes) que par la ruse (la diffusion de sa culture et de son mode de vie) ? Cette question en appelle une autre : le « soft power » est-il assimilable à une ruse, ou bien est-il une façon rusée d’affirmer sa force ?

quid du "soft power" ?

La ruse, telle que je l’étudie dans le livre, ressortit à la guerre, tandis que le soft power relève davantage d’une «  grande stratégie  » qui intègre des éléments non militaires à des fins de puissance. De plus, la ruse est d’abord un procédé tactique combinant dissimulation et tromperie afin de provoquer la surprise, tandis que le soft power désigne plus largement une stratégie d’attraction (par opposition au hard power, qui repose sur la coercition).

Toutefois, le soft power peut intégrer une forme de ruse dans la manière de diffuser la puissance de manière subtile, indirecte, non coercitive. Ce qui est commun à la ruse et au soft power, ce n’est donc pas la nature du procédé, mais le caractère indirect de la stratégie mise en œuvre. La ruse, qu’elle soit militaire ou non, agit par le détour et en évitant le face-à-face, tandis que le soft power opère par l’influence plutôt que par la contrainte.

« Rome a su étendre sa puissance par

la guerre, en combinant la ruse et la force,

mais aussi par une diplomatie d’influence

qui s’apparente au "soft power". »

Dans le cas de Rome, on peut dire qu’elle a su étendre sa puissance par la guerre, en combinant la force et la ruse, mais aussi par une diplomatie d’influence, qui s’apparente au soft power, en rendant son système politique et culturel attirant pour les autres. La forme impériale romaine fut à la fois une vague militaire et un aimant diplomatique. L’attractivité de Rome ne se réduit pas à la projection habile de son modèle. Elle tient aussi à sa capacité d’intégration des influences extérieures, comme ce fut le cas avec la religion chrétienne. Les Romains étaient convaincus de la supériorité de leur système politique, ce qui les conduisait à accepter sur la durée les éléments étrangers.

 

La tactique dite de la « terre brûlée » (certains épisodes de la Guerre de Cent ans au 14ème siècle, de la bataille de la Moskowa en 1812, de la seconde Guerre sino-japonaise entre 1937 et 1945, de la "Grande Guerre patriotique" entre 1941 et 1945) est-elle la mère de toutes les ruses/perfidies ? L’utilisation de l’un ou de l’autre terme tient-elle au caractère défensif ou offensif du conflit en question ou bien est-ce plus subtil, plus nuancé que cela ?

la "terre brûlée", une ruse ?

La tactique de la «  terre brûlée  » vise à rendre un espace inhabitable en le détruisant par le feu, cela afin d’affaiblir l’ennemi et l’empêcher de combattre. On n’est donc pas dans le registre de la ruse, mais dans un procédé tactique destiné à venir à bout de l’ennemi sans avoir à l’affronter. L’objectif tactique de la ruse et de la terre brulée est cependant le même : il s’agit de l’emporter sans prendre de risques inconsidérés. Ce qui est commun à ces deux tactiques, c’est le principe d’économie des forces et, jusqu’à un certain point, le principe stratégique de la surprise.

 

Lorsque l’officier et théoricien militaire prussien Clausewitz apparaît sur la scène, les Lumières humanistes ont vécu. L’Europe sort tout juste des guerres napoléoniennes, guerres massives qui opposent de moins en moins des professionnels de la guerre et de plus en plus des bataillons populaires. Lui va à rebours de la tendance de son temps et met en avant dans la pensée stratégique la prédominance de la force, obtenue par un usage habile et une concentration de forces humaines et technologiques, reconnaissant néanmoins que la ruse garde sa pertinence, notamment pour le belligérant plus faible en cas de déséquilibre des forces. Quelle influence sa pensée a-t-elle eu sur les guerres de la fin du 19è et de la première moitié du 20è siècle ?

Clausewitz et la pensée stratégique

L’influence de Clausewitz est considérable. Mon intention n’est certainement pas de la minorer ou de réduire les mérites du stratège prussien sur le plan théorique. Je suis par exemple convaincu de la pertinence de sa triple définition de la guerre, considérée comme un phénomène social, militaire et politique.

« Clausewitz a eu une approche

un peu réductrice de la ruse. »

Cependant, j’estime que son approche de la ruse est réductrice. Clausewitz considère que la ruse peut être utile sur le plan tactique, mais qu’elle n’a pas de portée stratégique. Pour lui, dans les guerres de masse, il n’est pas possible de surprendre l’ennemi, eu égard au nombre des troupes engagées. Or, dans les guerres du 20e siècle, la ruse a été employée aussi bien au niveau tactique que stratégique. Durant l’opération Fortitude, les Alliés ont intoxiqué l’état-major allemand et ont mis en place une opération d’envergure qui dépasse le niveau strictement tactique. En réalité, les innovations technologiques, comme la radio, l’aviation ou les techniques de camouflage, ont conféré une «  deuxième jeunesse  » à la ruse de guerre, en offrant de nouvelles possibilités en matière de manipulation des perceptions. Il est possible d’intoxiquer l’ennemi à grande échelle. Je dirais même que les stratégies d’intoxication, dans les conflits contemporains, n’ont jamais été aussi décisives. Dans un contexte où la force est très contrainte sur le plan politique, juridique, économique, le rôle des perceptions n’a jamais été aussi fort.

 

Carl von Clausewitz

Carl von Clausewitz.

 

Dans le chapitre justement que vous consacrez aux « renards du déserts » des deux guerres mondiales, vous mettez notamment en lumière différentes opérations d’intoxication de l’ennemi, qui souvent ont d’abord été initiées par des gens de terrain avant de devenir de véritables politiques impulsées au niveau central (ce fut le cas du Royaume-Uni de Churchill notamment). On pense évidemment à l’opération Fortitude... Les opérations d’intoxication et de sabotage qui eurent cours au cours de la seconde Guerre mondiale ont-elles eu un impact déterminant en vue de la victoire finale ? L’Allemagne nazie a-t-elle recouru à de tels procédés ou bien a-t-elle tenté de le faire ?

intox et guerre mondiale

La ruse, sous la forme des opérations d’intoxication, a joué un rôle considérable dans le déroulement des deux guerres mondiales et en particulier de la Seconde. C’est durant la première Guerre mondiale que s’invente le camouflage au sens moderne. Avant la Grande Guerre, les troupes revêtaient l’uniforme pour être vues et distinguées de la population ; au cours du premier conflit mondial, les uniformes se veulent de plus en plus discrets, pour éviter d’être touchés par l’ennemi mais aussi pour l’atteindre sans qu’il puisse visualiser l’attaque. Ce principe de dissimulation et de surprise est certes vieux comme la guerre, mais les évolutions du camouflage dans les guerres modernes mettent bien en évidence la part croissante prise par la ruse dans les stratégies, les Britanniques étant de ce point de vue les plus en pointe parmi les Alliés.

« Auparavant l’œuvre individuelle du stratège,

la ruse devient à partir des guerres du 20e siècle

un travail collectif. »

De manière générale, on observe au cours des deux guerres mondiales une véritable institutionnalisation de la ruse. Des services dédiés, comme la Force A, sont créés sous l’impulsion de Churchill dans le but de coordonner les opérations d’intoxication contre les Allemands. Jusqu’au 20e siècle, la ruse était surtout l’œuvre individuelle du stratège, elle devient à présent un travail collectif. Ces «  forces spéciales  » agissent en petit nombre et dans l’ombre pour que le secret des opérations ne soit pas éventé.

De leur côté, les Allemands ont également utilisé ce type d’intoxication, notamment contre les Soviétiques lors de l’opération Barbarossa en 1941 où les Allemands ont rompu par surprise le pacte de non-agression. Mais les Soviétiques ne sont pas en reste, qui ont intégré depuis les années 20 la notion de maskirovka, qui désigne à la fois le camouflage, la ruse, la surprise… La ruse est donc un élément central du calcul tactique et stratégique durant les deux guerres mondiales, l’enjeu étant d’économiser les forces et d’atteindre moralement l’ennemi.

 

La propagande, largement facilitée par le développement massif des moyens de communication modernes, est-elle la première des ruses à cibler véritablement des populations en tant que telles ?

la place de la propagande

Les conflits contemporains impliquent de plus en plus les populations civiles, qu’on essaie d’influencer et de manipuler par la propagande afin d’infléchir le résultat de la guerre. Les médias de masse, comme la radio, la télévision et aujourd’hui internet jouent à ce titre un rôle décisif. Comme l’avait bien vu le Britannique Liddell Hart, la stratégie étend son domaine d’action à des domaines non militaires. Les médias occupent une place éminente dans les conflits contemporains, les images et les perceptions étant parties prenantes du conflit.

« La propagande opérée à destination

de l’ennemi, notamment l’intoxication,

s’inscrit dans le registre de la ruse. »

La propagande n’est pas en soi une ruse, dès lors qu’elle consiste à diffuser un message à ses propres populations pour les galvaniser, les rassurer ou encore détourner leur attention. En revanche, la propagande opérée à destination de l’ennemi, notamment l’intoxication, s’inscrit dans le registre de la ruse au sens où il s’agit de dissimuler ses intentions et de tromper l’ennemi en vue de le surprendre. Mon propos se focalise sur les ruses mobilisées entre des ennemis exprimant mutuellement des intentions hostiles, non par sur les ruses organisées par le pouvoir politique pour contrôler les populations.

 

L’essor durant la période de la guerre froide de la figure de l’espion, amplement popularisée à partir des années 60 par le personnage de James Bond, est-il le signe d’une prise en compte nouvelle par les États de l’importance de la ruse dans leur conduite des affaires extérieures ? Quid, plus récemment encore, du hacking d’État ?

Durant la guerre froide, l’espion joue un rôle d’autant plus important que le conflit armé entre les deux superpuissances, États-Unis et Union soviétique, est contenu militairement par la présence de l’arme nucléaire. Le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 par les Américains a fait apparaître la dangerosité et la létalité de la bombe. Une fois que les deux «  Grands  » obtiennent la maîtrise de cette technologie, ceux-ci s’orientent vers des stratégies de dissuasion, c’est-à-dire de non-emploi de la bombe. Mais «  l’équilibre de la terreur  » n’est possible qu’au prix d’une action prolongée des services de renseignement. Il s’agit pour les États-Unis et l’URSS de s’assurer, par l’espionnage, que l’ennemi ne cherche pas à utiliser la bombe. Il s’agit également de le déstabiliser autrement que sur le champ de bataille. Ce sont les services de renseignement (français) qui ont identifié la présence de missiles atomiques à Cuba en 1962, ce qui a débouché sur la crise la plus grave de la guerre froide. Dans un contexte où l’usage de la force est rendu quasi-impossible au regard des conséquences que cela engendrerait, la ruse de l’espion occupe donc une place significative de l’espace stratégique.

« Les travaux du regretté Nicolas Auray

ont bien montré la convergence entre

le hacking et la mètis grecque. »

Aujourd’hui, la ruse peut prendre les formes du cyber, à travers les attaques informatiques menées par des «  chevaux de Troie  » modernes. Il est frappant d’observer qu’on emploie un vocabulaire guerrier pour désigner ces attaques contre les systèmes d’information des entreprises, des États ou des partis politiques. La figure du hacker, qu’elle soit étatique ou non, relève de la ruse au sens où le pirate informatique use de son intelligence ingénieuse pour se dissimuler et pénétrer dans les systèmes d’information. Il repère les failles du système et les utilise à son profit. Les travaux du regretté Nicolas Auray ont bien montré cette convergence entre le hacking et la mètis grecque.

 

Nicolas Auray

Nicolas Auray, sociologue du numérique (1969-2015). DR.

 

L’affaissement ayant conduit à l’effondrement de l’URSS est-il dû, en partie, à des manœuvres de ruse de la part des Américains ? Je pense notamment au projet de défense anti-missile IDS dit « Star Wars » dans les années 80, irréalisable pour l’époque mais donc certains disent qu’il avait vocation à entraîner l’Union soviétique dans une ultime course aux armements qui l’auraient mise à genoux ? De manière plus générale : est-ce qu’on a des exemples d’empires ou de constructions politiques importantes qui se sont effondrés ou ont été minés à la suite d’un assaut de ruse ?

la ruse et la chute de l’URSS

Le projet de «  guerre des étoiles  », lancé par Ronald Reagan au début des années 80, avait vocation à souligner les faiblesses soviétiques, sur le plan technologique et économique, sachant que l’URSS n’avait pas su prendre le tournant informatique. On est clairement dans un conflit non-militaire, qui repose sur la perception plus ou moins faussée des capacités militaires, technologiques, économiques de l’adversaire. Dès le début, la guerre froide prend cette dimension à travers la conquête de l’espace et la quête de l’arme nucléaire… La ruse intervient dans le conflit, mais il s’agit d’un affrontement psychologique plus large, où le vaincu est d’abord celui qui se perçoit comme vaincu.

« L’affaire dite Farewell, d’intoxication massive envers

les Soviétiques, a contribué à l’affaiblissement de

l’URSS, qui allait conduire à son implosion. »

Pendant longtemps, les Soviétiques ont compensé leur déficit technologique par l’espionnage industriel. Mais au début des années 80, grâce aux renseignements fournis par les services secrets français (la fameuse affaire Farewell immortalisée au cinéma), le renseignement américain met en place une opération d’intoxication consistant à diffuser de fausses informations aux Soviétiques, quant aux puces informatiques par exemple. Cette opération a affaibli l’URSS et s’est ajoutée aux failles internes qui ont conduit à son implosion sur le plan politique et social.

De manière générale, pour répondre à la deuxième partie de votre question, je ne dirai pas que la ruse, à elle seule, peut faire s’effondrer des États ou des empires. Tout mon propos est de montrer que la ruse est impuissante sans la force et que la force est aveugle sans la ruse. Ruse et force constituent deux données essentielles de la grammaire stratégique.

 

Alors que cette époque de la guerre froide avait quelque chose de prévisible, de gérable, l’ère actuelle, tristement marquée par le terrorisme globalisé, est celle des conflits asymétriques, où l’ennemi est invisible et la menace diffuse. On essaie au maximum de répondre à la ruse par la ruse, voyant que la force pure est ici parfois inopérante. Comment nos élites stratégiques et militaires sont-elles formées à ces paramètres nouveaux ? Le sont-elles de manière satisfaisante à vos yeux ?

face à la menace terroriste

Attention à l’illusion rétrospective ! Je ne dirai pas que la guerre froide avait quelque chose de plus «  gérable  » et «  prévisible  » que le terrorisme djihadiste actuel. Je ne dirai pas non plus que la guerre froide était plus lisible, même si les belligérants étaient nettement caractérisés sur le plan institutionnel et politique.

La menace nucléaire faisait peser une grande incertitude sur les relations internationales, et les risques engendrés par l’usage de la bombe étaient bien plus grands que les conséquences supposées du terrorisme djihadiste. Mais il est toujours plus facile de dire que le monde était autrefois plus compréhensible, voire moins dangereux. Cela fait partie d’une rhétorique qu’on trouve à tous les niveaux de la société et qui est souvent un alibi pour ne pas penser précisément, et regarder en face, les menaces qui nous touchent réellement.

« Dans le cadre du terrorisme, l’attentat est une ruse

du faible, utilisée par nécessité et non par choix,

pour compenser un déficit de force. »

Dans le cadre du terrorisme, on a affaire à une ruse du faible, qui est utilisée par nécessité et non par choix. Les groupes djihadistes vont recourir à la ruse pour compenser leur déficit de force. Le problème des États, notamment occidentaux, réside dans la persistance de sentiments contrastés, à la fois toute-puissance et vulnérabilité. Les responsables politiques ont souvent tendance à sous-estimer le risque terroriste quand celui-ci se profile et à surestimer la menace lorsqu’elle devient réalité.

Par exemple, les États-Unis ont eu beaucoup de mal à prévoir les attentats du 11 septembre, y compris sur le plan du renseignement, d’abord parce qu’ils ne pouvaient pas imaginer que les principaux symboles de leur puissance politique (Maison blanche), militaire (Pentagone), économique (World Trade Center) allaient être touchés. Pourtant, la CIA disposait de professionnels très compétents, de moyens technologiques supérieurs et d’informations sérieuses et recoupées. Mais on peut faire l’hypothèse que les États-Unis, à l’image du Pharaon égyptien contre les Hébreux, sont partis du principe qu’ils étaient invulnérables et qu’une telle attaque était inconcevable. Le risque d’attaque massive de type terroriste a donc été sous-estimé.

Mais d’autre part, à la suite de ces attentats qui ont constitué un énorme traumatisme, le pouvoir politique américain a pratiqué une forme de surenchère sécuritaire et belliqueuse, déclarant «  la guerre au terrorisme  » globalisé, alors même qu’on ne déclare pas la guerre à un mode d’action, mais à un ennemi au sens politique. Du même coup, les États-Unis ont donné une importance disproportionnée à la menace terroriste, ce qui n’a sans doute pas aidé à la résorption du problème.

« Double travers, détecté en France comme aux

États-Unis : sous-estimation du risque induit

par le terrorisme en amont, et surréaction

"belliciste", souvent contre-productive, en aval. »

On aurait tort toutefois de considérer qu’en Europe et notamment en France, nous sommes épargnés par ces erreurs d’appréciation. Au contraire, les attentats de 2015 et 2016, à Paris et à Nice, ont fait apparaître le même type de réaction des autorités politiques : d’un côté, sous-estimation du risque induit par le terrorisme et, de l’autre côté, surestimation de la menace par une réaction «  belliciste  » disproportionnée.

S’agissant de la formation des élites à la stratégie militaire, je dirais qu’elle est souhaitable et même essentielle au regard de ce que je viens de décrire, car elle permet d’injecter du rationalisme dans un univers dominé par la panique morale et les perceptions faussées. Je ne dis pas qu’il ne faut pas tenir compte des émotions, mais celles-ci doivent être dominées par la raison politique, quitte à ce que les émotions constituent un ressort de l’action politique elle-même. Les terroristes y parviennent, pourquoi pas nous ?

 

Pour quelles manifestations historiques de ruse avez-vous la plus grande admiration ? Quels-sont à l’inverse les actes de « perfidie » qui pour vous ne méritent que mépris ?

perfide en guerre

Je dois dire que je ne me suis jamais posé la question ! Évidemment, j’ai une tendresse spontanée pour le Cheval de Troie, mais c’est un sentiment «  littéraire  » pour un épisode mythologique. Je suis également impressionné par les ruses de Thémistocle à Salamine ou celles d’Hannibal contre les Romains… Mais mon travail n’a pas vocation à compter les bons et les mauvais points. Je m’efforce de sonder l’âme humaine à travers le phénomène guerrier.

« La perfidie en temps de guerre, c’est d’après

la définition actuelle le fait de briser la distinction

entre combattants et non-combattants. »

Quant à la perfidie, je m’en tiendrai à la définition juridique actuelle en droit des conflits armés : elle consiste en une atteinte à la bonne foi élémentaire dans la guerre, brisant la distinction entre combattants et non-combattants. Par exemple, la perfidie est caractérisée lorsque des militaires revêtent les habits humanitaires pour attaquer l’ennemi. Ces actes-là ne relèvent pas de la ruse de guerre licite, mais de la perfidie prohibée au sens où ils ruinent la confiance qu’on maintient, en dépit de l’état de guerre, à l’égard des travailleurs humanitaires. Ces actes, qui ne sont en rien admirables, hypothèquent les chances de la paix.

 

Le fameux penseur florentin Machiavel, central dans votre ouvrage, avait en son temps (celui de la Renaissance) révolutionné la philosophie politique, apportant notamment dans la réflexion le fait de «  politiser la guerre  » et de «  belliciser la politique  ». Où est la force, et où est la ruse, dans l’exercice de la politique interne dans nos démocraties ? La maîtrise de la rhétorique constitue-t-elle un élément déterminant dans l’escarcelle de celui qui, dans ce milieu, entend « ruser » ?

Machiavel, et l’art du politique rusé

Machiavel considère que les qualités du chef de guerre (patience, sang froid, audace…) prévalent dans le domaine politique. La guerre est le modèle d’action à partir duquel Machiavel forge sa vision de la politique. Le gouvernant, tel que Machiavel le décrit, est un stratège qui transpose son savoir-faire militaire dans le domaine politique et qui fait de la guerre la question politique par excellence. C’est ainsi que Machiavel politise la guerre d’un côté et «  bellicise  » la politique de l’autre. La transgression machiavélienne réside dans ce double mouvement qui rompt avec les perspectives chrétienne et humaniste.

Dans la philosophie politique, héritée de Platon et d’Aristote, le temps ordinaire de la politique est séparé du temps extraordinaire de la guerre. La politique se déroule dans les murs de la cité tandis que la guerre a lieu, dans l’idéal, sur une plaine dégagée à l’écart de la cité. De plus, la science politique grecque, comme le montre Pierre Manent, est une science de la cité, alors que la science politique de Machiavel est tout entière contenue dans l’art de conquérir et de conserver le pouvoir. Pour Machiavel, la question du régime politique, monarchie ou démocratie, importe peu également, tandis que c’est un point central pour Platon et Aristote. En outre, Machiavel renverse la hiérarchie entre l’intérieur et l’extérieur ; pour Platon et Aristote, la politique intérieure l’emporte sur l’action extérieure. C’est l’inverse qui est vrai pour Machiavel, une communauté politique incapable de se défendre militairement des agressions extérieures n’étant pas viable. Enfin, le monde de Machiavel est hostile. Il se caractérise par l’instabilité, la fragilité des situations, l’instabilité de l’âme humaine, le hasard et l’aléa, autant de réalités qu’on ne peut conjurer, tandis que le monde de Platon et Aristote est ordonné par le régime politique.

Dans ce contexte, dit Machiavel au chapitre XVIII du Prince, il faut savoir être lion pour effrayer les loups et renard pour éviter les pièges. Force et ruse sont à la fois les deux qualités du stratège et du gouvernant. Machiavel ne dit pas qu’il faut être rusé en toute occasion. Il estime que le prince ne peut avoir toutes les qualités humaines, mais qu’il doit paraître les avoir. La ruse n’est pas seulement un procédé trompeur, mais une forme d’intelligence qui permet au prince de «  colorer sa nature  ». Machiavel renoue ici avec le sens antique de la mètis, tout en affirmant la continuité de la guerre et de la politique. Il n’est pas loin d’inverser la formule de Clausewitz (la guerre comme continuation de la politique) avant l’heure. Machiavel est le dernier des Anciens et le premier des Modernes.

« Hors les caricatures, on peut dire que, pour

Machiavel, le bon politique est celui qui sait

composer avec les "humeurs" du peuple. »

Dans le contexte démocratique, marqué par la volatilité et la pluralité des opinions, les qualités identifiées par Machiavel sont très utiles au gouvernant. Elles lui permettent de se montrer sous un visage différent selon les situations, en utilisant la parole bien sûr mais aussi les apparences, les images, les perceptions, les émotions. Il convient cependant de ne pas réduire Machiavel au machiavélisme, au sens d’un cynisme qui consisterait à mépriser le peuple et à le manipuler. Au contraire, Machiavel est plutôt du côté de la République et de la démocratie. Il estime que les gouvernants comme les peuples ont leurs «  humeurs  » et, comme l’a montré Claude Lefort, Machiavel interprète la politique à partir de la variable du conflit. L’art de gouverner, c’est l’art de dominer les conflits, de les apaiser, de rendre justice autant que possible à chacune des parties et de trancher dans le vif lorsqu’un compromis est impossible. Pour Machiavel, il n’y a rien de pire que la voie moyenne. La politique ne suppose pas de donner à tout le monde mais de décider. Cependant, toute décision arbitraire déclencherait le courroux du peuple, ce qui serait le pire des choix.

 

Machiavel

Niccolò Machiavelli.

 

L’actualité internationale est dominée par les inquiétudes autour de l’affaire nucléaire nord-coréenne, et sur ce sujet la surenchère verbale et de menaces à laquelle se livrent Kim Jong-un et Donald Trump n’est pas pour rassurer... Ce qui inquiète aussi, c’est la personnalité de l’un et de l’autre, qui passent pour impulsifs et imprévisibles. Est-ce qu’on est là à votre avis en présence de part et d’autre d’une ruse, de postures rappelant celle de l’ « homme fou" dont parlait Kissinger à propos de Nixon ?

Trump, Kim, jeux de ruse ?

La meilleure manière de dissimuler sa ruse, et ainsi de ne pas attirer l’attention des éventuels concurrents, est de se faire passer pour bête ou pour fou. Bien sûr, simuler la folie est un jeu dangereux auquel on peut se prendre, mais après tout, Machiavel, dans un chapitre des Discours consacré à l’attitude de Brutus avant l’assassinat de César, montre «  combien il peut être sage de feindre pour un temps la folie  ». Je dirai donc qu’avec Trump et Kim Jong-un, il ne faut pas s’arrêter aux apparences et à leur personnalité impulsive, imprévisible voire pathologique, ne serait-ce que par prudence.

« Trump est d’autant plus dangereux que son

comportement politique est faussement

simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse... »

Dans le cas de Trump, il est clair qu’il a été sous-estimé par l’état major républicain et par les commentateurs autorisés, qui ont mis beaucoup de temps à prendre au sérieux l’hypothèse de son élection, le problème étant que tous ont été aveuglés par l’image médiatique qu’il renvoyait. Trump l’a emporté d’autant plus facilement qu’il n’a pas été jugé à sa juste valeur. N’oublions pas qu’il a été choisi par les électeurs républicains dans l’élection primaire, puis par les Américains au niveau national. On peut bien sûr le regretter, refaire l’élection, souligner les faiblesses de sa concurrente Hillary Clinton, mettre la victoire de Trump sur le compte d’un concours de circonstances… Mais on a eu tort, et on aurait tort à nouveau, de négliger son habileté politique. À mes yeux, le personnage est d’autant plus dangereux que son comportement politique est faussement simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse, qualité utile dans le monde des affaires dont il est issu.

« La stratégie de Kim est plus prévisible que celle

de Trump, puisque le dictateur nord-coréen est

un pur produit du système dont il est issu. »

Le cas de la Corée du Nord est différent puisqu’on a affaire à un régime totalitaire et héréditaire. Kim Jong-un est au pouvoir parce qu’il est le fils de son père, mais cela n’exclut pas d’être intelligent et malin. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse : la grossièreté du personnage n’est pas forcément un gage d’intelligence. Kim est d’abord le produit d’un régime nord-coréen qui, comme tout régime totalitaire, est fondé sur la terreur et l’intoxication. La ruse, au sens tactique de la dissimulation et de la tromperie, constitue une donnée intrinsèque du système politique et non une œuvre individuelle. En ce sens, la stratégie de Kim Jong-Un est plus prévisible que celle de Trump. Le chef d’état nord-coréen développe la bombe avec le souci d’être reconnu sur la scène internationale, estimant qu’en dépit de ses sorties menaçantes, Trump n’ira pas jusqu’à briser l’équilibre de la terreur. C’est étonnant car on retrouve quelque chose de l’incertitude de la guerre froide, mais dans un système international qui n’est plus bipolaire.

 

Je l’indiquais en ouverture de cet entretien : les deux figures de la mythologie homérique, Achille et Ulysse, incarnent respectivement la ruse et la force, tout au long de votre ouvrage. À titre personnel, Jean-Vincent Holeindre, si vous devez en choisir un, lequel de ces deux personnages respectez-vous et estimez-vous le plus, et pourquoi ?

qui d’Achille ou d’Ulysse... ?

Les deux personnages sont également intéressants par leur ambivalence et les tourments qui les assaillent. Ces tourments sont universels. Homère met en lumière deux figures du guerrier qui sont à la fois antithétiques et complémentaires. Ulysse n’est pas seulement l’antithèse d’Achille, c’est aussi son double, son alter ego.

D’un côté, Achille est un guerrier, fort, courageux, qui dispose de qualités physiques et morales exceptionnelles, mais il est orgueilleux. Il ne cherche pas la victoire, mais la «  belle mort  » du guerrier, obtenue au combat. Il meurt au champ d’honneur, non pour honorer sa patrie mais pour nourrir sa gloire personnelle. Il veut briller, c’est un élément essentiel de sa gloire héroïque, mais aussi de son hubris, terme grec qu’on pourrait traduire par démesure.

« On a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse

en nous, il est très difficile de les séparer. »

Ulysse, quant à lui, est petit, malingre, menteur, roublard. Il ne possède aucune des qualités physiques et morales du héros grec. Son identité est trouble. Pourtant, c’est lui aussi un héros, qui se distingue par son intelligence, son habilité, sa ruse. Si Achille est la quintessence du soldat, Ulysse est la première figure de stratège. Il mobilise toute son intelligence pour vivre et pour vaincre, car il est plus que tout attaché à sa famille, à sa patrie et à sa propre existence. Je crois qu’on a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse en nous, et qu’il est très difficile de les séparer.

 

Vous venez d’intégrer l’Université Paris 2 Panthéon-Assas en tant que professeur de science politique, et êtes rattaché au Centre Thucydide. Comment abordez-vous cette nouvelle aventure, et quels sont vos objectifs ?

le Centre Thucydide

Je suis tout d’abord heureux et honoré d’avoir pu réintégrer cette université au sein de laquelle j’ai commencé ma carrière en tant qu’enseignant titulaire. Une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le centre Thucydide, spécialisé en relations internationales, tient à mon souhait de faire dialoguer la science politique et le droit sur les questions internationales. Je n’ai pas de formation juridique mais à force de travailler avec des collègues juristes au sein des facultés de droit, à Poitiers et à Paris, j’ai pris conscience de la centralité de cette discipline pour étudier la politique et notamment l’international.

Au Centre Thucydide, avec son directeur Julian Fernandez qui est professeur de droit public, nous menons des projets en relations internationales, qui croisent les perspectives de juriste et de politiste. C’est une grande richesse. Par ailleurs, je dirige depuis peu le Master de Relations internationales de l’Université Paris 2, qui rattaché au Centre Thucydide. Ce master est co-habilité avec l’Université Paris-Sorbonne, et je l’anime aux cotés de mon collègue historien Olivier Forcade, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne. Cette collaboration entre droit, science politique et histoire correspond à ma conception de l’Université et à ma manière de faire de la recherche. J’essaie de transmettre tout cela aux étudiants, et c’est un grand bonheur !

 

Vos ambitions, vos projets (perspectives de recherche mais « pas que ») pour la suite ?

« Une de mes ambitions est de faire dialoguer

le monde universitaire et celui des militaires. »

J’envisage un nouveau livre sur l’Antiquité, mais le projet n’est pas suffisamment avancé pour que je puisse en parler. Je prépare à plus brève échéance un petit manuel sur les études stratégiques, l’idée étant de synthétiser tout ce que je peux apprendre comme directeur scientifique de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire. Composé d’environ 40 agents, dont une trentaine de chercheurs, c’est en quelque sorte le centre de recherches en sciences humaines et sociales du Ministère des Armées. L’une de mes ambitions est de faire dialoguer le monde universitaire et celui des militaires. Mes fonctions à l’IRSEM, que j’occupe depuis fin 2016, y contribuent.

 

Un dernier mot ?

Merci pour ces questions, nombreuses et pertinentes, qui m’ont conduit à clarifier certains points et m’ont poussé dans mes retranchements !

 

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