« Préjugé(s), quand tu nous tiens... » par Christine Taieb
J’ai eu la chance, à plusieurs reprises, de vous proposer ici des textes inédits de Christine Taieb, une septua parisienne bien dans sa peau que j’ai rencontrée dans le cadre d’un article fait il y a quelques années autour de la fameuse coach Véronique de Villèle, dont elle est élève. Il était question, dans ses mots, de réflexions inspirantes, fruit d’un partage de ses expériences, et de sa bonne hygiène de vie.
Christine Taieb, avec laquelle j’avais pu longuement discuter, de tout et rien, de choses futiles et de choses plus graves, lors d’un séjour à Paris, se définit elle-même comme une "militante engagée pour la paix et un meilleur vivre-ensemble". De confession juive, elle est présidente de l’AJMF Paris (Amitié Judéo-Musulmane de France). À ce titre, je lui avais proposé, après l’attaque tragique du 7 octobre 2023 en Israël, et alors que Gaza commençait à être noyé sous les bombes, une tribune libre. Tribune qu’à l’époque elle refusa poliment, après y avoir beaucoup réfléchi. Je crois que la situation était trop douloureuse pour elle, et qu’en tout cas, elle sentait que le moment n’était pas venu.
Le 18 janvier, soit il y a deux jours, elle m’a contacté par mail, avec en pièce jointe un texte dont elle venait de terminer l’écriture. Un texte né d’une expérience récente qui l’a marquée. Elle me proposait de le publier en avant-première sur Paroles d’Actu. Après l’avoir lu, j’ai aussitôt accepté. Ce témoignage, touchant, interroge sur le vivre-ensemble et les préjugés que l’on peut avoir, les uns et les autres, sans même que ce soit forcément conscient. Il est d’autant plus précieux qu’il provient d’une femme qui s’est toujours montrée volontaire pour faire un pas vers l’autre. Puisse-t-il pousser qui le lira (il est publié tel qu’écrit au départ) à un surcroît de réflexion. Merci à vous Christine ! Exclu, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
« Préjugé(s), quand tu nous tiens... »
par Christine Taieb, le 11 janvier 2025
DÉCOR
Paris. Porte de Saint-Ouen. 16h30 : Tea-time.
Une dame est assise à la terrasse d’un café.
Fin Octobre : le ciel est encore clair et l’air déjà frais. Les passants se pressent alentour vers leur métro, RER ou domicile. Les klaxons vocifèrent. Chacun veut imposer son rythme.
Partie de bon matin, voilà plus de six heures que cette femme a arpenté le tour de Paris à pied, en empruntant tous les boulevards des maréchaux. Le tout fera 40 km jusqu’à son arrivée à son domicile. Elle est entraînée et sait qu’au Kilomètre 33, une pause est bienvenue pour se réhydrater, reposer ses jambes alourdies et repartir d’un bon pied jusqu’au final.
Sac à dos posé au sol sur sa gauche, sa chaise est tournée face au boulevard Ney, où la longue file de véhicules est entrecoupée à chaque passage du T3b.
Son cerveau est en mode ralenti. Beaucoup d’informations visuelles et sonores. Pourtant, aucune ne retient son attention. La fatigue et l’introspection conjuguées par sa déambulation, la rendent sourde au brouhaha de la rue. Elle n’a adressé la parole à personne depuis son départ au lever du jour.
Il commence à faire froid. Il est grand temps de déguster cet Earl Grey tant attendu. Elle remue d’abord les deux sachets de sucre brun, puis contemple les volutes du nuage de lait qui s’étirent dans le liquide bien chaud. Leurs arabesques évoluent tel un caléidoscope qui l’hypnotise. Elle pense à ses amis anglais qui auraient peut-être versé le lait en premier ? La septuagénaire a adopté ce rituel d’un plaisir familier. Sa cuillère tourne, tourne...
SCÈNE DE RUE
Au même moment, un petit groupe de jeunes garçons, sans doute cinq ou six, vêtus de couleurs sombres, s’avance le long des tables alignées du café et frôle la dame sur sa droite. L’un d’eux hurle « BONJOUR ! ».
Elle entend l’interpellation, mais ne réagit pas, ni ne regarde ce passant qui vient d’apostropher : apostropher qui ?
Sans doute un copain du quartier ? Le serveur en quête d’un pourboire ? Un voisin ? Elle ne connait personne ici et apprécie cet anonymat parisien : juste une dame qui s’apprête à savourer un thé dans le repli d’une pause justifiée.
La bande dépasse à peine le niveau de la dame.
Dans son dos, elle entend, d’une autre voix de la même équipée : « ELLE (N’) AIME PAS LES ARABES ! ».
Seulement trois secondes pour prononcer ces six syllabes, lourdes de sens, et reçues comme autant de flèches dans son cœur. Trois secondes qui lui imposent mille questions depuis.
RÉFLEXIONS
Cette histoire est la mienne. Sidérée, je n’ai pas bougé, ni même tourné la tête. Depuis, cette scène de rue, de vie, me taraude et m’incite à partager mes réflexions à l’infini.
Comment aurais-je dû réagir pour faire face à la situation, peut-être banale pour certains, mais si déstabilisante à mes yeux ?
CIRCONSTANCES ou EXCUSES
LA FATIGUE ? L’effort accumulé me clouait sur ma chaise et la réactivité m’a manqué pour déplier mes jambes douloureuses et rattraper les jeunes en mouvement. D’ailleurs, ils ne se sont pas arrêtés et n’attendaient peut-être pas de réponse, comme un K.O. sans appel, ou un jeu de mots habituel ? Se sont-ils retournés pour s’inquiéter de ma réaction ?
LA PEUR ? Le manque de courage d’une femme seule et surprise, face à des jeunes hommes, ostensiblement bruyants et excités.
LE REGARD DES AUTRES ? C’est une chose que d’être accoutumée à la fréquentation d’un café en territoire masculin. Cela en est une autre de prendre le risque de se donner en spectacle : mélange de gêne, honte ou lâcheté ?
LA TORPEUR ? La marche est un temps propice à l’introspection. Elle m’offre une mise à distance du quotidien, de son réel, comme une forme de méditation active. Je prends souvent quelques notes sur mon petit calepin pour ne pas perdre les fulgurances qui fleurissent en marchant.
LA SURPRISE ? La probabilité de croiser quelqu’un de connu dans le secteur était faible. Pourtant, j’y ai longtemps réalisé des maraudes pour venir en aide aux femmes en situation de rue et tissé des liens fraternels avec la communauté musulmane.
L’INTIMITÉ ? Le premier jeune a joué le caïd en fanfaronnant son « Bonjour ». La réponse violente de son copain participe peut-être d’un jeu de rôle bien rôdé ? Qui n’attendait aucune réponse ?
Bref : Je n’ai pas répondu et je le regrette depuis ce jour.
PART DE PRÉJUGÉS
Je revendique un engagement dans la lutte contre le racisme et les préjugés.
Pourquoi ? Alors que je ne les ai pas regardés, et ne pourrais pas reconnaître leurs visages, mais seulement entendu leur ton « tiéquar », pourquoi ai-je imaginé le groupe en survêtements et casquettes retournées ?
Dois-je comprendre que, pour des jeunes parisiens en 2024, il suffit qu’une dame soit blonde aux yeux bleus, pour « ne pas aimer les arabes » ?
Important de faire rouler le « L-l-l-l » de blonde dans la bouche, comme dans les sketches de Gad Elmaleh. Il donne aux blonds une saveur particulière : c’est celui - dit-il - qui n’a pas la mayonnaise qui coule quand il mange un sandwich ! (lol)
Dois-je admettre que n’ayant pas l’habitude d’être interpellée par des inconnus, et donc d‘y répondre, je suis présumée coupable de racisme ? de mépris ? ou d’indifférence ?
Est-ce tout simplement facile, et tellement lâche, de proférer du venin sur une personne isolée ?
La différence d’âge peut-elle expliquer, à elle seule, une telle incompréhension dans nos comportements respectifs ?
Si j’avais été accompagnée d’une amie voilée, aurais-je eu droit au respect de leur part ?
J’ai réalisé ainsi, en six secondes, comment on peut être ostracisé par sa seule apparence physique.
Bien sûr, je suis une « étrangère » dans ce quartier. Préjugé pour préjugé, les joggeurs blonds déambulent plus couramment dans les rues de l’ouest parisien !
Faut-il que nos affublements, soient encore, les signatures de nos idées ?
Ce jour-là, survêtement élimé et baskets aux pieds, je ne portais aucun des attributs de la bourgeoise au collier de perles… forcément xénophobe.
Sur mon front, rien d’inscrit sur mes engagements. Seules des rides qui traduisent l’âge d’une grand-mère qui aurait dû imposer le respect des anciens par des jeunes.
QUESTIONS
Est-ce un fait divers insignifiant ou bel et bien un fait de société comme les médias s’appliquent à souvent les souligner ?
Qu’avons-nous raté depuis que nous militons contre les préjugés et le racisme ?
Qu’avons-nous fait ? pas fait ? mal fait ? pour en arriver là !
Que n’ai-je pas fait ? quelle est ma part ?
Qu’en penseraient leurs parents ?
Comment intégrer le rôle du décalage, voire du conflit, de génération ?
Quand j’ai été traitée de « sale juive » lors de mes études à la faculté d’Assas : c’était logique dans la bouche de Gudiens, face à qui j’affichais ma judéité et mon soutien aux juifs d’URSS. Pas d’effet de surprise à l’époque, entre étudiants qui affrontaient leurs idéaux naissants.
Est-ce encore l’un des effets indésirables de la parole qui se déli(t)e ?
REGRETS
Cette expérience me poursuit parce que je l’ai laissée sans suite … donc sans fin.
J’aurais dû bondir de ma chaise, les rattraper et leur dire : « Eh, les garçons, venez partager un verre avec moi et parlons ! parlons-nous ! parlons-en ! »
Je leur aurais expliqué le pourquoi du comment sur le racisme, les préjugés avec tout le barnum pédagogique de mes années de militantisme.
Je leur aurais dit tout mon respect et mon attachement envers la communauté musulmane.
Je regretté que mon arabe balbutiant ne m’ait pas permis de leur répondre spontanément et dresser un pont immédiat sur ce gouffre abyssal qu’ils ont mis entre nous.
LEÇON
Une histoire courte qui (m’) en dit long.
Elle m’interroge sur les actions efficaces qu’il faut rapidement mettre en œuvre dans le combat contre les préjugés, auprès de la jeunesse.
Restent, beaucoup d’autres questions … toutes sans réponse encore :
Que serait-il advenu si sur mon front, avait été écrit « JUIVE » ?
Ces 5 secondes d’une histoire banale, sans violence physique, m’aide à mieux comprendre ceux qui subissent le racisme au quotidien. C’est peut-être la meilleure des leçons.
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