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Paroles d'Actu
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24 juin 2025

Thomas Dutronc : « J'essaie d'emmener les gens vers une fête musicale »

Peut-on imaginer compagnie plus agréable, pour un jour de fête de la Musique, que Thomas Dutronc ? Ce 21 juin, en milieu d’après-midi (autant dire, le début d’une longue séquence musicale qui allait durer jusqu’aux premières heures du 22), j’ai eu le plaisir de passer presque trois quarts d’heure au téléphone avec lui, pour une interview qu’il a rapidement accepté de m’accorder (la deuxième, après celle de septembre dernier), entre deux dates de tournée (à venir prochainement, tout près de chez moi : Vienne en son beau théâtre antique, le 28 juin).

 

Il est question, dans notre échange, de son tour de chant bien sûr, mais aussi de la parution du "premier étage" de la fusée de l’intégrale de Françoise Hardy, qu’il chapeaute avec Étienne Daho. De Jacques Dutronc. De cinéma. Et de musique, de toutes les musiques, de Django à Beyoncé. Généreux et authentique : sur scène avec son groupe, il est pareil, et avec eux on bouge, on sourit et on voyage ! Quant à l’album Il n’est jamais trop tard, largement évoqué dans ces colonnes il y a neuf mois, il est toujours dispo (et mérite toujours autant d’être écouté !) Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Thomas Dutronc : « J’essaie

 

d’emmener les gens vers une fête musicale »

 

Il n’est jamais trop tard, (septembre 2024).

 

Thomas Dutronc bonjour. Est-ce que la setlist de votre tournée en cours, qui je le sais a évolué, a été difficile à "fixer" ?

 

Effectivement on a bien mis une vingtaine de concerts avant de trouver la bonne setlist. On a pas mal tâtonné. J’écoute les avis de tout le monde, avec intérêt et soin, mais à la fin c’est vraiment mon ressenti. Au début on avait trop de titres, ça m’épuisait, et je trouve qu’il faut aller à l’efficace.

 

Une question de feeling...

 

Oui, l’expérience avec mon père m’a aussi servi. On ne faisait que des méga-tubes, des trucs hyper efficaces. On peut faire court, rien qu’avec de très bons titres. Moi, un des meilleurs concerts de ma vie, ça a été les ZZ Top au Zénith de Paris. Ils ont joué 1h10, c’était génial... Ni trop court ni trop long.

 

Privilégier une intensité...

 

Oui tout à fait, une intensité...

 

La scène, c’est un partage à peu près inégalable j’imagine d’émotions entre le groupe, et avec le public. Est-ce que vous diriez que vous faites de la musique avant tout pour les concerts ?

 

Dès que j’ai commencé à faire de la musique, j’ai tout de suite joué. Presque plus tôt que je n’aurais dû. Aujourd’hui c’est la fête de la Musique. Je savais à peine jouer mais lors d’une édition je m’étais mis dehors, sur un coin de rue, à jouer un peu comme ça.

 

De la guitare ?

 

Oui. Elle n’était même pas branchée. Mais ça, je le referais plus, aujourd’hui il fait trop chaud (rires). J’ai commencé à jouer très vite en amateur, avec un tout petit niveau. Pour moi il y a la musique qu’on écoute à la maison, sur disque gravé, mais pour en faire moi je trouve qu’il y a vraiment le besoin de la jouer aussi.

 

Et justement la fête de la Musique c’est toujours quelque chose qui vous tient à cœur ?

 

Forcément. Je me souviens que, quand j’étais jeune, j’étais allé en Belgique pour un truc qui s’appelait le Jazz Rallye : c’était de la musique gratuite dans toute la ville, 10 francs la pinte de bière, c’était pas cher. Et ils vendaient un plan avec des endroits très insolites. Ça jouait partout, dans des cours d’immeubles, dans des grands hôtels, dans des salles de concert, et tous les styles : souvent c’était du jazz mais il y avait aussi de la pop, du classique... Et c’était vraiment de la musique. Moi par musique j’entends musique instrumentale, musique classique, musique de films, jazz... Je trouve qu’à notre époque la chanson devient de moins en moins musicale, et qu’on galvaude pas mal le terme de "musique". Mais c’est toujours sympa cette fête, surtout quand on reste dans l’esprit des débuts : aller voir, à Paris, ce qui se passe dans son quartier, ou dans les trois rues adjacentes. Les grands rassemblements je les crains un peu maintenant...

 

Garder une taille humaine.

 

Je trouve qu’on a basculé dans des shows qui souvent ne sont plus à taille humaine justement.

 

Et est-ce que le jazz a encore un peu sa place dans ces fêtes ? J’ai l’impression qu’il n’attire plus beaucoup les jeunes ?

 

Je ne sais pas... Ça fait un moment que c’est une musique un peu ancienne de toute façon. L’âge d’or du jazz est passé depuis longtemps. C’est comme le classique, hélas. Là on est un peu rentrés dans l’âge d’or des machines. Pourquoi pas... Mais heureusement qu’il reste des manouches qui eux ont une autre manière de vivre.

 

Et heureusement qu’il y a encore des jeunes qui sont sensibles aussi à cette musique-là. Et à ces sons-là, qui sont inspirants, avec toute une histoire...

 

Oui, et il y a des inspirations, des passerelles. Gainsbourg, lui c’était Chopin. Il y a tellement de grandes musiques que, quand on commence à avoir la fibre musicale, qu’on se sent un peu musicien et qu’on devient musicien, et qu’on écoute plein de bonne musique, et de plus en plus, ça devient un peu compliqué d’écouter certaines musiques...

 

>>> Demain <<<

 

Dans votre setlist, il y notamment cette chanson que j’aime beaucoup, issue d’un précédent album et qui s’appelle Demain. Un hymne à l’instant présent. C’est votre crédo ?

 

Oui... C’est le carpe diem, ce thème me touche. Après, on ne choisit pas, ça me vient comme ça. J’aime faire la fête. Je me suis rappelé il y a peu que cette chanson, je l’avais écrite en sortant de Chez Tao, un piano-bar de Calvi assez célèbre, qui est un peu dans cet état d’esprit aussi. J’essaie d’emmener les gens vers une fête musicale, de jolies choses et de jolis sentiments, de leur faire découvrir de super musiciens comme Éric ou Rocky, qui sont avec moi, mais aussi Aurore au violon qui fait un super travail et met le feu tous les soirs.

 

Et il y a aussi ce titre que j’ai découvert, qui est à la fois amusant et touchant, c’est Les Frites bordel. C’est quoi l’histoire de cette chanson ?

 

C’était le premier spectacle que je faisais. Je ne chantais pas, c’était un spectacle instrumental, mais je sentais bien qu’il fallait un peu distraire le public, donc je me suis mis à faire le zouave et à inventer cette chanson.

 

>>> Les Frites bordel <<<

 

Avec un côté comédie qui est sympathique... Je voudrais aussi Thomas parler avec vous de la parution du beau coffret vinyle consacré aux premières années de la carrière de Françoise Hardy. Comment vous y êtes-vous pris, avec Étienne Daho, pour retrouver et exhumer certains trésors ?

 

Pour moi ça a été très facile, parce que c’est lui qui a tout fait ! (Rires) Je reconnais que c’était encore un peu douloureux pour moi d’être sur ce travail. J’ai un peu délégué à Étienne. Si moi je suis un fan hardcore de Django Reinhardt, lui est un fan hardcore de ma maman : il connaît toutes ses chansons, tous les albums, de toutes les périodes. Il a tout écouté, plusieurs fois, il connaît toutes les photos, etc... Il est fan jusqu’au bout des ongles, ce qui n’est pas mon cas. Moi il me reste encore beaucoup de morceaux à découvrir. C’est lui qui est allé chercher un peu les inédits, avec une bande de fans encore plus hardcore que lui, avec qui il est en contact...

 

>>> Comme <<<

 

J’imagine oui que ça a dû être émouvant, de vous replonger ainsi dans les archives de votre maman, comme dans un vieil album photo de sa jeunesse. Et que vous avez découvert pas mal de documents ?

 

Oui, il y a des choses que je ne connaissais pas, d’autres que je connaissais. Les deux duos de mon père et de ma mère par exemple, je les connaissais. La chanson Comme, qui était dans le début de sa carrière, je la connaissais bien. Je raconte à chaque fois en interview qu’elle cachait tous les disques des débuts de sa carrière, mais celle-là je la connaissais. J’écoutais des compilations, etc... Mais je n’ai jamais eu une intégrale avec tout de ma mère. Je n’ai pas l’impression d’ailleurs que cette intégrale soit sortie sur les plateformes ? J’espère pour bientôt...

 

>>> Dutry Hardon - Hardy Dutronc (TV, 1967) <<<

 

Justement, c’est un début d’intégrale en vinyle. Est-ce que vous, quand vous écoutez de la musique, vous avez ce réflexe vinyle, ou pas forcément tant que ça ?

 

Pas tant que ça. Dû, finalement, à un problème de place. À Paris, ma platine vinyle est coincée entre deux trucs, c’est pas hyper pratique pour y accéder. J’entrepose plein de disques dessus, c’est un peu le bordel. Je me suis même dit qu’après le vinyle on allait peut-être assister au retour du CD, qui reste pratique et agréable, avec son livret et ses photos. Le vinyle c’est encore plus beau mais ça prend beaucoup de place. Et de temps : dans une soirée il faut changer de disque tout le temps. Mais ça fait penser un peu à un bon vin qu’on dégusterait : est-ce qu’il est à la bonne température ? est-ce qu’on le carafe ? Etc... On peut aussi faire ça avec la musique : se passer tous les jours, ou le week-end, un bon disque.

 

C’est un processus un peu plus exigeant que d’avoir sur les plateformes ou sur YouTube des sons qui vont se suivre à l’infini, de manière automatique.

 

Oui... Aujourd’hui c’est trop. On a accès à tout, et au final on n’apprécie plus vraiment. Je trouve triste qu’on ne puisse plus offrir de musique à un jeune aujourd’hui. On peut lui faire une setlist pour un anniversaire, mais c’est pas un cadeau... C’est le plus triste, je trouve...

 

>>> Puisque vous partez en voyage <<<

 

Il y a cette question que je me pose, elle est peut-être un peu indiscrète mais j’aimerais vous la poser : on sait que Françoise Hardy a arrêté la scène en 1968. Quand on voit tout ce qu’elle a pu faire sur scène, et tous les gens qui l’aimaient, on se dit que c’était quand même dommage. Est-ce que vous de votre côté vous n’avez pas essayé d’une manière ou d’une autre de la convaincre un peu ? Ou bien c’était mort, sa décision était irrévocable ?

 

Pour la scène non je n’ai pas essayé, je savais qu’elle ne voulait plus en faire. Mais j’ai essayé de lui faire refaire des disques. Pas forcément avec des créations originales, mais par exemple je lui disais qu’ayant une belle voix, elle pourrait faire comme aux États-Unis, quand un chanteur avec une belle voix est apprécié : faire des albums de reprises. Pas forcément des chants de Noël, mais je rêvais de lui faire chanter des choses un peu plus rigolotes, qu’elle aimait, de Mireille ou d’Henri Salvador par exemple. Les gens ne connaissent pas trop son aspect...

 

Plus souriant.

 

Oui, plus souriant. Son humour, finalement, qu’elle n’a jamais voulu trop mettre en avant dans sa carrière. À la maison elle chantait parfois des choses comme ça. Elle aimait bien et c’était drôle. Elle aurait pu le partager avec d’autres, c’est dommage...

 

Et justement, par rapport à tous ces gens qui adoreraient la voir en live dans de meilleures conditions, est-ce que dans les recherches lancées avec Étienne Daho vous avez retrouvé des images de concerts qui pourraient faire l’objet d’éditions vidéo ?

 

Non... Il y a quelques vidéos inédites, mais pas tout un concert. Des choses très courtes. Malheureusement...

 

>>> Des ronds dans l’eau <<<

 

Vous avez participé il y un an à un concert à plusieurs de reprises de titres de votre mère, et dans la tournée actuelle vous reprenez Des ronds dans l’eau, qui est une très chouette chanson...

 

On faisait Ces petits riens sur les spectacles précédents. Ça permettait à notre pianiste, Éric Legnini, d’avoir un moment où il était bien mis en avant. J’ai eu envie de retrouver quelque chose de similaire, mais je trouvais dommage qu’on refasse Ces petits riens. Alors j’ai pensé aux Ronds dans l’eau, titre dont la progression harmonique ressemble un petit peu...

 

Et faire vous une sélection de chansons de Françoise Hardy, pour un album de reprises, c’est un peu difficile émotionnellement, voire musicalement parlant, ou bien peut-être, est-ce que ça pourrait vous tenter ?

 

J’y ai pensé... J’y pense. Je ne sais pas encore si je le ferai. Il y a plusieurs projets dans les tuyaux, dont cette idée, et aussi le fait de faire un documentaire sur elle. On a pris un peu de retard sur pas mal de choses, mais on espère que ça avancera... Il y a aussi l’idée d’un album de reprises plus international. L’idée de faire vivre son répertoire me plaît, ça m’intéresse, et c’est tellement beau en plus...

 

On parlait tout à l’heure du jazz comme musique que les jeunes n’écoutaient plus trop. Pour le coup je crois que Françoise Hardy, c’est quelqu’un qui marche vraiment bien y compris auprès des jeunes qui aiment la chanson...

 

Une personne sur deux qui l’écoute, c’est à l’étranger.

 

Oui j’avais lu cette info. Je lui avais dit lors de notre interview de mars 2024 qu’elle passerait à mon avis plus volontiers à la postérité que d’autres parce qu’elle exprimait dans son répertoire une mélancolie qui n’était pas feinte. Et que "le spleen est à la mode".

 

Oui... Et son authenticité. Sa beauté. Sa voix incroyable...

 

Tout ça pour dire qu’à mon avis les projets que vous mettrez en place dans le futur trouveront un public, et pas forcément un public de gens qui l’ont connue et aimée dans les années 70. Un public nouveau, comme pour Barbara.

 

Je l’espère. À propos de jazz, à un moment, dans les festivals de jazz, on a arrêté de faire du jazz, c’était du blues. Moi j’en fais, du jazz, il y a quelques solos... Si je fais du jazz c’est aussi parce que j’aime la chanson des années 70, c’était assez riche, avec de beaux accords. Le jazz c’est une musique un peu évoluée, évolué ne voulant pas dire chiant. Les mélodies me manquent. Même chez Beyoncé. C’est super bien produit, le show et le son sont incroyables, les Américains sont très bons à ce niveau-là, mais il y a un manque de mélodie. Chose qu’on ne retrouvait pas chez Britney Spears, que j’aimais bien (rires). Les mélodies étaient plus fortes.

 

Mais oui en tout cas, dans vos différents albums, on retrouve des moments de grâce musicaux, notamment ces solos à la guitare...

 

On essaie de proposer quelque chose de différent. Je me suis lancé dans cette voie à 20 ans. J’étais déjà rebelle à ce moment-là par rapport à la musique de mon époque. Je n’écoutais pas Jean-Jacques Goldman, j’écoutais Jimi Hendrix, Pink Floyd, Brassens et Django... J’étais déjà, il y a 30 ans, en rébellion contre la musique commerciale, populaire de mon époque. J’étais attiré par du plus Rock n’Roll, par du plus fou. C’est une recherche personnelle que d’avoir été écouter Miles Davis, Parker ou George Benson. C’est comme pour l’art pictural, il faut faire l’effort de s’intéresser...

 

On se forge ses goûts en fonction de sa sensibilité, par les écoutes, les rencontres aussi... J’avais une autre question Thomas, par rapport cette fois à votre parcours d’acteur : vous avez joué dans plusieurs films, avez-vous toujours autant qu’avant le goût, l’envie de refaire du cinéma ?

 

Pour tout vous dire je ne l’ai jamais vraiment eu, je l’ai fait surtout pour gagner un peu d’argent de poche, à une époque où ma musique ne me suffisait pas à gagner bien ma vie. J’ai accepté une figuration pour Valérie Lemercier, puis un plus grand rôle dans un film un peu étrange. J’ai fait des essais ensuite pour Arsène Lupin, je n’ai finalement pas été retenu.

 

Histoire de répondre au Gentleman cambrioleur !

 

Oui voilà, je trouvais ça marrant. C’est Romain Duris qui a été retenu, mais le film n’a pas marché... Ils ont fait une erreur de ne pas me prendre (rires). J’ai compris à ce moment-là que c’était très dur de faire l’acteur. Il faut vraiment en avoir l’envie. Être à la merci d’un réalisateur, d’un scénario, d’un décor ou de la météo, d’une équipe technique, d’un autre comédien ou d’une autorisation, moi je n’aime pas du tout ça... Je n’aime pas cette dépendance. Être réalisateur m’aurait plus intéressé...

 

>>> Van Gogh <<<

 

Alors que pour le coup votre père a eu lui une belle carrière d’acteur.

 

Oui... Je n’ai jamais trop compris pourquoi. Il avait peut-être été trop loin, trop vite en musique. En trois ou quatre ans il avait fait ce que personne ne fait en toute une vie. Jean-Marie Périer a été essentiel. Il racontait encore, récemment, qu’il avait un peu poussé mon père à faire ça. Au départ il ne se sentait pas la capacité de faire ça vraiment... Et finalement il a fait 50 films !

 

Quelqu’un racontera probablement un jour l’impact de Jean-Marie Périer sur les artistes des ces années-là. Lors de notre seconde et dernière interview j’avais interrogé votre mère sur le cinéma, et elle m’avait fait part de goûts un peu inattendus. Elle avait beaucoup aimé Le Dîner de cons, et ça fait sourire d’imaginer Françoise Hardy se marrer devant Le Dîner de cons. Et vous Thomas, quel cinéphile êtes-vous ? Avez-vous des films cultes ?

 

J’avoue que, depuis une quinzaine d’années, je regarde beaucoup de séries, et de moins en moins de films. Je vois de temps en temps des trucs super. Mais ce qui est vraiment culte pour moi, ce sont ceux de mon enfance. Je peux citer Sacré Graal des Monty Python, que j’ai dû voir 150 fois. Tous leurs films, j’ai dû les voir 800 fois ! J’étais assez cinéphile quand j’étais jeune, puisqu’il y avait beaucoup d’enregistrements de très bons films. On n’avait pas accès à tout mais grâce à mon père qui enregistrait consciencieusement plein de bons films, on avait plein de Hitchcock, de Raoul Walsh, de John Ford, de Capra, ceux avec James Stewart, avec Cary Grant, Gary Cooper ou John Wayne...

 

>>> Sacré Graal <<<

 

Avec pour le coup, dans bien des cas, une ambiance un peu jazzy...

 

Oui c’est vrai. Niveau dessins animés je regardais les Tex Avery, ça c’était jazzy. Et mon père sifflait. On sifflait beaucoup. On avait une maison où, d’un étage à l’autre, lui sifflait et moi je sifflais. On communiquait en sifflant.

 

J’ai aussi interviewé l’an dernier Stéphane Barsacq, qui a été l’éditeur de l’autobiographie de Françoise Hardy. Si quelqu’un vous approchait pour vous inviter à écrire votre vie Thomas, ça pourrait vous tenter ?

 

On l’a déjà fait... mais j’ai trouvé que c’était trop tôt.

 

C’est humble.

 

Humble je ne sais pas, mais ça a été mon réflexe. Ce n’est pas que ça m’enterre, mais j’ai des choses encore à vivre. On m’a proposé d’écrire mon autobiographie, et ça m’a parlé, j’avoue : depuis que ma mère est partie j’ai eu ce sentiment de transmission assez fort. Quelque chose s’est passé dans ma tête. Je me suis dit qu’écrire quelque chose, ça pourrait être bien. Mais j’ai encore envie de faire de la musique avant de me retirer pour écrire mes mémoires.

 

Disons un bilan d’étape plutôt que des mémoires ? C’est vrai que le terme de mémoire a ce côté un peu solennel, presque déjà un pied dans...

 

Oui, c’est ça qui me fait peur (rires).

 

Vous êtes dans l’action, clairement. Qu’est-ce que je peux vous souhaiter, Thomas ?

 

La santé. On tire un peu sur la corde, en tournée. Et on fait les cons, par moments.

 

Vous êtes partis pour combien de dates, pour cette tournée ?

 

Normalement, on tourne jusqu’à l’été prochain. Avec des pauses, j’en ai demandé, sinon on serait grillés. Jusque là, j’attaquais mes projets suivants après mes tournées. Là j’aimerais avancer pendant, pendant ces laps de temps. J’ai plein de choses en tête, évidemment.

 

Le contact avec le public, vraiment ça donne de l’énergie, ça revigore ?

 

Oui, l’autre jour on a fait un Olympia où le contact avec le public a été incroyable. Moi qui ai chanté que je n’aimais plus Paris, là je peux dire que j’ai aimé Paris. Ça s’est super bien passé, et je peux le dire, nous on a vraiment bien joué. Je ne fais pas de fausse modestie mais souvent, je remarque les petits détails qui ne vont pas. Surtout quand on se sent scrutés. En province on se lâche un peu plus. À Paris il y a aussi ses amis et ses proches dans la salle, ça complique... Là c’était génial. Je me suis dit qu’on avait vraiment un beau concert. Limite je me suis dit : ça y est, on l’a, qu’est-ce qu’on va faire maintenant, on n’a plus à chercher ? Ce qui me rassure, c’est qu’avec les festivals d’été qui s’ouvrent, c’est une autre énergie. En festival on n’a pas vraiment notre décor. En salle on ouvre notre bouteille, il y a tout un sketch avec ça. On fait des morceaux à la guitare seuls, c’est génial... mais ça marche moins en festival. On réfléchit donc à autre chose. On ne s’ennuiera pas, on va en faire plein. Dont Vienne, un des premiers à avoir été complet, ce qui me rend fier. Il y aura aussi par exemple un festival avec Joey Starr, on va devoir jouer parfois une heure en très efficace... Plusieurs expériences différentes.

 

Et j’ai lu dans une interview que vous aviez prévu de sortir un live ?

 

C’est pas compliqué, puisqu’on s’enregistre tous les soirs. Même si on a perdu plein de concerts, parce que notre ingénieur du son n’avait plus de place sur disque dur (rire). Il a gardé les derniers. C’est du boulot quand même : il faut écouter, choisir, éditer... Et ça a un coût : la pochette, le mix, etc... Mais je pense que ça peut valoir le coup, pour les fans, ou pour les gens qui nous apprécient, d’avoir un live de cette tournée qui est assez belle.

 

>>> Comme un manouche sans guitare <<<

 

J’avais eu l’occasion il y a un an de vous dire que j’avais apprécié votre album Il n’est jamais trop tard. C’est vrai que ce serait bien de pouvoir réentendre ces titres en live sur disque, avec d’autres parmi les premiers, Comme un manouche sans guitare par exemple.

 

Oui, là on les reprend bien en plus, elles sont assez belles. On a de bonnes versions. Quand je réécoute les versions des premiers disques, je suis pas toujours fan... Le même syndrome que ma mère, sauf que ma mère elle en fait c’était génial, moi c’est vraiment pas terrible... Sur la version originale de Comme un manouche... j’ai l’impression d’avoir la voix d’un enfant de 8 ans (rires).

 

On retiendra que comme le bon vin, Thomas Dutronc se bonifie avec le temps. Merci Thomas !

 

Merci à toi...

 

Interview : le 21 juin 2025.

 

Photo : Yann Orhan (D.R.)

 

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22 juin 2025

Thierry Stremler : « Françoise Hardy n'avait rien en commun avec Les Inrocks, qui l'adulaient »

Il y a un peu plus d’un an, le 11 juin 2024, disparaissait Françoise Hardy, une de nos artistes les plus respectées. Nombre d’hommages lui ont été rendus, avant, et depuis. Je pourrais citer, pour Paroles d’Actu, outre les deux interviews que j’ai pu faire avec elle (la dernière ayant été publiée dans Marianne) et le texte que je lui ai consacré, les évocations de son fils Thomas Dutronc et de Serge Lama, les hommages du biographe Frédéric Quinonero et de l’éditeur de Françoise Hardy, Stéphane Barsacq. C’est grâce à ce dernier que j’ai pu contacter, pour un nouveau clin d’œil, l’auteur-compositeur-interprète Thierry Stremler, qui a composé huit chansons pour Françoise Hardy réparties sur quatre albums, de Tant de belles choses (2004) au tout dernier, Personne d’autre.

 

Thierry Stremler, dont je signale qu’il développe à son nom son propre univers (son album Hôtel est disponible depuis 2023) a tout de suite accepté ma proposition d’interview. Celle-ci s’est déroulée par téléphone, le 12 juin. Un regard très éclairé, affectueux et cash, sur Françoise Hardy, par une des personnes qui l’ont vraiment connue. Merci à lui, et à tous ceux, et celle surtout, que je cite plus haut. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Hôtel, par Thierry Stremler.

 

 

Thierry Stremler : « Françoise Hardy

 

n’avait rien en commun

 

avec Les Inrocks, qui l’adulaient... »
  

 

Thierry Stremler (Photo par Rebecca Sampson)

 

Thierry Stremler bonjour. Françoise Hardy est décédée le 11 juin 2024, qui était aussi le jour de votre anniversaire. Que retenez-vous de cette journée un peu particulière  ?
 

Un souvenir étrange... Ma mère aussi est morte le jour de mon anniversaire, il y a 16 ans. Et, même si je ne dirais pas que Françoise Hardy était comme une mère, professionnellement il y avait quand même un peu ce rapport-là. J’ai à peu près l’âge de son fils Thomas, et elle a été comme une marraine de métier.

 

D’ailleurs vous l’avez connue via Thomas Dutronc  ?

 

Oui. Au début j’étais un ami de Thomas. Pour tout vous dire, j’ai d’abord rencontré Matthieu Chédid, il y a 35 ans. Je venais de Boulogne, avec mon pote Jérôme Goldet, et on ne connaissait personne dans le monde de la musique professionnelle. On était velléitaires, on voulait être pro. Matthieu, bien que plus jeune que nous, était déjà dans ce monde-là, par ses parents, notamment son père, et par tous les gens qu’il avait rencontrés. Et moi j’ai rencontré Thomas via Matthieu. On habitait à côté  : moi dans le XIVe, rue Alésia, tandis que les Dutronc avaient une maison rue Hallé, pas loin du métro Mouton-Duvernet. Un jour on s’est retrouvés dans le métro par hasard, et on a sympathisé. Parfois après, j’allais chez lui. Sa mère je la croisais de temps en temps, pour un anniversaire, quand j’allais voir Thomas... Je pense qu’elle ne savait pas que je faisais de la musique. J’étais pour elle un ami de Thomas, parmi tant d’autres.

 

J’ai travaillé à un moment avec un ingénieur du son, Alf alias Stéphane Briat, quelque part entre l’été 1999 et 2000. Au même moment il travaillait avec Françoise Hardy. Et il lui a fait écouter quelques morceaux de moi. A-t-elle fait le rapprochement avec la personne qui venait voir Thomas  ? Je ne sais pas. Et à l’été 2003 j’ai lu dans un magazine qu’elle cherchait des chansons pour faire un nouvel album. J’ai alors décidé de faire un CD avec des maquettes, et j’ai envoyé le tout en juin 2003, avenue Foch, là où elle habitait, mais sans passer par Thomas. Pendant longtemps je n’ai pas eu de réponse. Je pensais que ça n’allait pas marcher, les gens autour de moi me disaient de laisser tomber. En août 2003 je suis parti en Inde, où j’avais apporté un petit téléphone portable, un Motorola des débuts. J’étais dans un train entre Goa et Hampi lorsque celui-ci a sonné. C’était la messagerie, et c’était un message de Françoise Hardy. Elle me disait qu’elle avait écouté, qu’elle avait aimé, et qu’elle avait retenu deux mélodies. Lorsque je suis arrivé à destination je l’ai appelée de l’hôtel où j’étais... Je vous raconte ça, parce que c’est le plus beau souvenir que j’ai avec elle.

 

Je veux bien vous croire, et le cadre du moment ajoute au surréaliste de la situation  !

 

Oui comme vous dites. On était en plus en hors-saison, avec donc une atmosphère un peu bizarre, sans touristes. On se retrouve un peu seul dans ce monde un peu fait pour les touristes – Hampi est un lieu magnifique. Je l’appelle donc par le téléphone de l’hôtel et lui raconte ce qu’on m’a expliqué dans la journée, à savoir que, comme il ne pleuvait pas en cette période de mousson, les Américains avaient aidé les Indiens à provoquer la pluie de manière artificielle, en balançant en altitude des nitrates ou je ne sais quoi. Je crois qu’elle m’a pris pour un fou d’entrée, et ça c’était drôle.
 
Quand je suis rentré en France on s’est croisés, puis elle a fait des maquettes après avoir écrit des paroles sur les deux musiques qu’elle avait sélectionnées. Et un jour j’ai reçu les maquettes avec ce qu’elle avait fait avec son quatre-pistes à la maison. Moment magique, évidemment. J’ai eu l’impression qu’elle s’était complètement approprié les mélodies que je lui avais faites. Limite qu’elle les vampirisait. À tel point que j’ai presque eu l’impression que ça n’était pas moi qui les avais composées. Rien de mes mélodies n’avait été changé, mais elle avait tellement mis de sa personnalité dans les paroles que c’était déjà devenu du Françoise Hardy. C’était assez troublant...

 

Et justement, vous lui avez écrit des musiques, dont deux ont été sélectionnées, mais avez-vous trouvé que ses textes collaient à ce que vous aviez vous en tête en les composant  ?

 

Oui, tout de suite. Je n’ai eu aucun doute. Après, elle a modifié un peu, c’était les premières moutures... J’ai d’ailleurs les maquettes, je les ai envoyées à Thomas il n’y a pas très longtemps. À noter que sur les deux chansons le texte n’est pas identique à celui de la version définitive, mais ça arrive souvent  : on écrit d’abord un premier jet puis on retravaille, on retouche. Mais j’étais super content, et c’était très bien écrit. Après, à la fin de notre collaboration, sur le dernier album, Personne d’autre, ça a été un peu plus compliqué. Sur la chanson Trois petits tours. Je n’étais pas fan de son texte à 100%, je le lui ai dit, et elle n’était pas très contente. Ce n’est pas que je n’aimais pas, mais ces évocations animalières, ça me semblait bizarre. Je lui ai dit que ça me rappelait un peu Mireille, c’était une critique mais pas très méchante, parce que je savais combien elles étaient proches (et j’étais fan de Mireille en plus, je l’ai vue deux fois en concert au théâtre de La Potinière, c’était incroyable !) Mais elle l’avait mal pris. Plus tard elle a écrit un livre, Chansons sur toi et nous, dans lequel elle commentait chaque titre qui était de sa plume. Pour Trois petits tours, elle a écrit que je n’aimais pas le texte, et qu’elle ne comprenait pas pourquoi  !

 

>>> Trois petits tours <<<

 

Sur le texte de L’Amour fou, je trouvais bien l’idée qu’il y ait une partie parlée, un peu comme dans Message personnel qu’elle a fait avec Michel Berger (c’est elle qui a écrit la partie parlée de cette chanson). Mais finalement je n’aime pas complètement le texte parlé de L’Amour fou (alors que j’aime celui des parties chantées)... Bref. On a quand même fait huit chansons ensemble, qui se sont étalées sur quatre albums différents, entre 2004 et 2018. Au final je suis évidemment content  : j’adore sa voix et c’était beau de collaborer avec elle. Avec le recul on ne retient que le positif.

 

Elle avait la réputation de ne pas être facile et d’être très exigeante, d’abord avec elle-même...

 

Avec elle-même bien sûr. Mais avec les autres aussi. À la fin elle m’a rendu fou sur Un mal qui fait du bien. C’était un morceau que j’avais composé quand j’avais 19 ans. On était en 2017, et j’avais donc composé ça vers 1989. Elle voulait un pont, mais c’était très dur de recomposer quelque chose qui puisse aller avec quelque chose que j’avais fait 30 ans plus tôt. J’ai dû faire 25 ponts différents. Mais elle a eu raison parce qu’au final, le pont je le trouve bien...

 

>>> Un mal qui fait du bien <<<

 

Elle avait le sens des textes, mais aussi le sens musical...

 

Oui, et une grande musicalité dans la voix. Sa voix n’était pas très puissante, assez fluette, comme un filet de voix, mais avec un charisme vocal très fort. Sur les six derniers morceaux studio qu’on a fait ensemble j’ai eu la chance de réaliser, et de diriger les séances d’enregistrement des voix. Dès qu’elle se mettait derrière le micro et qu’elle chantait, il y avait une grande personnalité, pas tant liée à la puissance vocale qu’à une présence de comédienne.

 

Et par rapport à ce charisme justement, ça ne vous peinait pas, le fait qu’elle ne veuille à aucun prix refaire de la scène  ? Personne n’a essayé de l’en convaincre j’imagine  ?

 

Oh non, elle était radicale là-dessus et ne voulait plus en entendre parler. 2003-2004, notre première collaboration, c’est l’année où on lui a diagnostiqué sa maladie, elle était donc déjà fragile et de par sa minceur, frêle physiquement. Elle a tourné pendant 5 ans, arrêté de faire des concerts en 1968, mais pourtant quand on regarde sur internet, les images d’elle en concert sont vachement bien... Il y a notamment un concert où elle est super, je trouve. Je le lui ai dit, qu’elle était bien, et que je ne comprenais pas pourquoi elle avait arrêté. C’était des histoires d’angoisses, et elle ne voulait pas être séparée de son amoureux, Jean-Marie Périer, puis Jacques Dutronc. Elle disait qu’elle avait beaucoup le trac, mais quand on la voit sur scène il y a un décalage entre ce mal-être dont elle parle et l’impression d’aisance qu’elle renvoie.

 

>>> La maison où j’ai grandi (Live, 1967) <<<

 

Mais il faut aussi avoir en tête ce qu’étaient les concerts à l’époque  : les conditions étaient très mauvaises. À partir des années 70, les artistes de musique amplifiée pouvaient avoir des retours (une enceinte dirigée vers l’interprète et les musiciens). Dans les années 60 il n’y avait pas ces enceintes de retour. Le son n’était pas bon, les conditions étaient un peu éprouvantes. Tous les gens qui ont tourné dans les années 60 racontent la même chose, que ça n’était pas très agréable. Il faut avoir en tête, en plus, qu’à l’époque les promoteurs programmaient des tournées hyper chargées pour les artistes qui marchaient, parfois presque tous les jours. C’était épuisant  : la débauche d’énergie très importante du concert, les transports, la mauvaise hygiène de vie à une époque où il n’y avait pas encore tous ces coachs... C’est en partie pour tout cela qu’elle a arrêté la scène en 68. C’est aussi en partie pour ça que les Beatles ont arrêté, à la même époque, même si dans leur cas les nuisances sonores des concerts étaient encore pires, avec les cris des filles, etc... Aujourd’hui dans les concerts de Billie Eilish il y a des fans qui hurlent, mais elle s’entend parce qu’elle reçoit désormais les retours directement dans les oreilles. Françoise n’a jamais voulu recommencer, une fois qu’elle a arrêté.

 

Elle était sincère dans sa démarche, l’idée n’était pas de se faire désirer en tout cas... Elle me l’a bien expliqué lors de notre interview, l’an dernier.

 

Oui, elle avait décidé que ça n’était pas son truc. Moi par exemple j’adore faire des concerts. Je trouve dans un concert où tout se passe bien un plaisir que je ne trouve jamais dans un studio, ou quand j’écris une chanson. J’adore ces deux activités, mais je préfère vraiment la scène. Jacques Higelin était comme ça. Véronique Sanson aussi j’imagine. Françoise, c’était le contraire...

 

>>> La Question <<<

 

Françoise Hardy est partie, nous l’avons rappelé, il y a un an. Est-ce qu’il y a parmi son répertoire des chansons que vous aimeriez suggérer à nos lecteurs de vraiment redécouvrir  ?

 

Moi, les chansons que je préfère, ce sont celles des années 1960-70. Dans les années 60 il y a des titres comme Des ronds dans l’eau, comme L’Amitié que j’adore. En 1971 sort La Question, qu’elle a fait avec la brésilienne Tuca, et qui pour moi est son meilleur album. C’est ce qu’elle a fait de mieux, je pense. Les fans connaissent bien, le grand public moins. Dans toutes les années 70 elle a fait des choses superbes, dont certaines chansons avec Serge Gainsbourg  : Comment te dire adieu ou L’Anamour... Tout l’album qu’elle a fait avec Berger. Ce qu’elle a fait aussi avec Michel Jonasz et avec Gabriel Yared. La chanson Que tu m’enterres notamment, est magnifique. Pour la petite histoire d’ailleurs, cette chanson existe sur un album de Gabriel Yared. Justement, lors des obsèques de Françoise il y a un an, j’ai rencontré pour la première fois Gabriel Yared, et on a discuté un peu sur un banc de la chapelle du Père-Lachaise. Et il m’a raconté que cette chanson, c’était lui qui l’avait d’abord chantée. Je n’ai pas compris sur le moment, parce que je ne savais pas qu’il avait été chanteur. Allez voir sur les plateformes  !

 

>>> Que tu m’enterres (version de Gabriel Yared) <<<

 

Sur tous les albums, même après les années 70, il y a des chansons que j’aime bien. J’adore V.I.P., qui a été composée par Jean-Noël Chaléat. Partir quand même...

 

Tant de belles choses aussi  ?

 

Bien sûr, sur l’album où j’ai commencé à travailler avec elle. Sur l’album Le Danger, il y a des choses super. Sur l’album Clair obscur aussi, des choses que j’adore, comme Un homme est mort ou Tous mes souvenirs me tuent, adaptation du standard Tears de Django Reinhardt. Beaucoup, beaucoup de chansons pas connues mais qui mériteraient de l’être...

 

>>> Tous mes souvenirs me tuent <<<

 

Oui... Et j’ai eu la chance aussi, l’été dernier, d’interviewer Thomas qui m’a confié, comme il l’a confié à d’autres, son désir de voir le public s’emparer non pas seulement de la Françoise Hardy mélancolique, mais aussi de celle qui aimait rire, et elle riait beaucoup apparemment...

 

Bien sûr. De toute façon, pour être avec Dutronc, il faut avoir un certain sens de l’humour, et aimer rigoler, puisque lui fait des blagues tout le temps.

 

Vous l’avez peu côtoyé Dutronc, par contre  ?

 

J’ai passé 10 jours dans leur maison en Corse en 1993. Elle n’était pas là, mais lui est arrivé au bout de trois jours. Ce qui fait que j’ai passé une semaine avec Dutronc  ! Mais je n’ai fait que le croiser. La dernière fois c’était pour l’enterrement de Françoise...

 

Et justement quand vous regardez Thomas maintenant, fils de deux artistes très populaires et qui pourtant a réussi à faire son petit bonhomme de chemin et à imposer son univers particulier, ça doit vous faire plaisir...

 

J’étais content pour lui bien sûr, quand il a sorti son premier disque et que ça a marché. Quand j’ai connu Thomas il faisait déjà de la musique, mais il ne chantait pas. Je me souviens d’une fois où il avait essayé de chanter en haut de la maison de la rue Hallé, dans le XIVe, mais on sentait qu’il avait peur que sa mère l’écoute. Il a réussi à dépasser cette peur et cette appréhension.

 

D’ailleurs il m’a confié quelque chose de touchant l’an dernier  : sa mère n’a rien entendu de son nouvel album parce que tout n’était encore qu’au stade de maquettes, et il avait peur de son jugement...

 

Je peux comprendre. Elle avait des jugements qui pouvaient être terribles. Elle pouvait dire aussi des choses complètement surprenantes, auxquelles vous ne vous attendiez absolument pas. Ça tout le monde le dit, même Julien Clerc, même des gens très connus avec beaucoup de confiance en eux  : plein de gens ont envoyé des chansons à Françoise Hardy pour avoir son avis ou les lui proposer, pour parfois se prendre une volée de bois vert, du style «  Qu’est-ce que c’est que cette chanson  !  ».

 

Ça devait être une expérience  !

 

Oui... Moi j’étais habitué. Si elle trouvait ça bien j’étais content. Si elle était trop critique, je n’écoutais pas trop. Elle aimait ce que je faisais pour elle, voyez. Le reste l’intéressait moins. Mais je vous confirme qu’elle pouvait parfois être "sans filtre". Je lui ai demandé un jour pourquoi elle était comme ça. Elle m’a expliqué que depuis son premier succès, Tous les garçons et les filles, à 17 ans, elle était passé de la fille mal dans sa peau qui faisait des chansons dans sa chambre à la guitare et se croyait nulle à, d’un seul coup, un destin de star nationale vendant des millions de disques. De rien à tout. Ensuite elle est toujours restée connue. Et elle m’a expliqué avoir bien compris que depuis cette époque les gens ne lui parlaient pas normalement. Quand on gravite autour de quelqu’un qui a comme ça un statut très élevé, souvent il y a une attitude de courtisan, où on ne dit pas la vérité, etc. Elle s’en était aperçue et donc se faisait fort, elle, de dire la vérité aux gens. Alors elle ne mettait aucun filtre.
 
Il fallait la prendre telle qu’elle était, sans accorder trop d’importance à ce qu’elle disait. Le problème c’est que les gens qui la croisaient, eux, prenaient souvent ça très à cœur. Moi je la prenais à la fois comme une reine que je servais, et en même temps il y avait un certain détachement. Je dois vous avouer aussi que j’avais du mal à comprendre ses goûts. Je dirais même mieux que je ne comprenais rien à ses goûts musicaux  ! Ce qui est drôle c’est que finalement, plus je la connaissais, et moins je comprenais les goûts qu’elle avait. Elle était complètement insaisissable. À chaque fois qu’on croyait tomber juste, en ayant un morceau comme ci, un morceau comme ça, on se plantait toujours ou presque. Et on ne savait pas trop ce qu’elle aimait  : elle pouvait aimer la variété très populaire, comme Lara Fabian, Céline Dion ou Jean-Jacques Goldman, et en même temps elle aimait les trucs les plus underground du Rock, comme Cigarettes after sex, etc. Elle prenait souvent pour ses albums des gens complètement inconnus, venus du fin fond de l’Allemagne ou de l’Angleterre... Elle pouvait vraiment se passionner pour du très underground comme pour du très grand public. Ce mélange était drôle pour moi. Elle échappait totalement à la notion de «  bon goût  ». Voyez, Les Inrockuptibles, c’est «  le journal du bon goût  », on peut dire ça comme ça. Elle était leur idole mais elle n’avait elle-même rien en commun avec ces gens-là  ! Les gens des Inrocks non plus ne la comprenaient pas.

 

C’était ça aussi qui était touchant et rafraîchissant chez elle  : ce côté «  je suis comme ça, je me fous que ça plaise ou non  ».

 

Elle était vraiment une femme libre, qui disait ce qu’elle voulait. Et puis elle avait pris cette habitude-là, vers ses 18-20 ans, après le succès, d’être toujours très cash, comme ça. Elle était comme elle était, mais je pense que les journalistes aiment bien les gens qui sont comme ça. Les Jean-Louis Murat, etc, des gens qui ne font pas dans la langue de bois. Qui parfois disent du mal des autres – ce que ne faisait pas Françoise Hardy. Mais voilà, par son côté très cash, elle faisait un peu peur...

 

>>> Françoise Hardy (séquence TV) <<<

 

Il y a cette séquence drôle, chez Ruquier, où Christine Angot lui avait confié qu’elle adorait Je suis moi, pour s’entendre répondre de la part de Françoise Hardy que ce texte était peut-être le plus mauvais de Michel Berger...

 

Exactement. Elle pouvait tout à fait dire des choses comme ça, auxquelles on ne s’attendait pas du tout.

 

Elle était drôle sans le vouloir  ?

 

Je ne sais pas... Peut-être oui  ?

 

 

Cet album de 2018, Personne d’autre, elle savait qu’il allait être son dernier  ?
 

Peut-être... À ce moment-là on lui a diagnostiqué un autre problème de santé. Je pense que si elle avait été en bonne santé, elle en aurait refait un dernier.

 

Et si vous devez choisir une ou deux chansons à nous faire vraiment écouter, parmi celles que vous avez faites ensemble  ?

 

J’en ai fait huit avec elle. J’ai deux préférées  : Soir de gala, que j’ai moi-même reprise sur mon dernier disque, Hôtel. Et aussi la chanson Un mal qui fait du bien. Mais malheureusement, pour celle-ci, le mix qui a été choisi pour l’album Personne d’autre n’est pas le meilleur... J’en ai un bien mieux qui peut-être un jour sortira... J’aime tout ce qu’on a fait ensemble.

 

>>> Soir de gala <<<

 

Et vous pourriez imaginer faire quelque chose avec Thomas, ou avec Gabriel Yared  ?

 

Bien sûr, ça peut arriver. Mais ça se fait au gré des rencontres. Il faut se trouver pendant un moment dans un même état d’esprit. Les choses arrivent souvent naturellement, telle rencontre en amenant une autre... J’adorerais travailler avec Yared. Mais il faudrait qu’on se recroise.

 

Thomas, vous le voyez toujours  ?

 

Oui, encore il n’y a pas très longtemps. Pourquoi pas si envie réciproque. On ne sait pas ce que l’avenir vous réserve.

 

Justement, on a beaucoup parlé de Françoise Hardy, parlons maintenant un peu de vous et de votre avenir. C’est quoi, vos projets  ?

 

J’ai sorti un disque il y a un an et demi, Hôtel, et j’ai fait quelques concerts, cette année à Paris et l’an dernier un peu en province et à l’étranger. Là j’ai un disque que je dois finir, mais je n’ai plus de maison de disques, alors c’est un peu compliqué pour moi de l’éditer. D’autant plus que je fais mes disques à l’ancienne, donc ça coûte un peu cher. Je ne suis pas, comme Angèle, à faire mes disques dans ma chambre. Aujourd’hui il y a une génération d’artistes qui ont 25 ans et qui font tout avec leurs logiciels. Il n’y a plus qu’à mixer après, etc. Moi c’est pas trop mon truc. Je fais les miens avec des musiciens, un réalisateur, un ingénieur du son, un mixeur, etc... ça coûte cher  ! Et en ce moment ce qui m’intéresse c’est d’écrire des chansons, de collaborer avec des jeunes. J’ai fait il y a quelques jours un concert avec un jeune chanteur franco-portugais qui faisait ma première partie et avec qui j’ai commencé à travailler sur une chanson. J’aime ces rencontres. C’est aussi un moyen de rester connecté. Pour le jazz et le classique, les gens ne font pas trop attention à l’âge. Mais la pop est quand même liée à la jeunesse, par essence. J’essaie donc de m’y connecter.

 

>>> Hôtel, by Thierry Stremler <<<

 

J’espère que ça fonctionnera en tout cas.

 

Je l’espère aussi. Quand j’ai commencé, j’ai connu un métier qui était structuré sans internet. La révolution numérique a tout changé. Il y a des choses qui sont mieux, d’autres qui sont moins bien. Ce n’est pas à mon âge que je vais devenir une «  bête  » d’Instagram. Il faut voir aussi que beaucoup plus de disques sortent maintenant qu’à l’époque.

 

Et vous avez tout de suite su que vous, ce serait la musique  ?

 

Oui... Après le Bac j’ai fait deux années d’études un peu infructueuses, et à 20 ans j’ai compris que je ne voulais faire que de la musique.

 

Vous avez autant de plaisir à écrire des textes qu’à faire des mélodies  ?

 

Je fais les deux, mais je fais plus de musiques que de textes. Pour mes disques à moi, je fais en général les paroles et la musique. J’adore faire les deux, mais écrire des paroles me prend plus de temps. Alors que la musique me vient très rapidement. Je produis donc plus de mélodies. Avec des paroles en yaourt dessus, ou parfois j’imagine directement de vraies paroles.

 

Et d’ailleurs, si l’on revient aux musiques que vous avez composées pour Françoise Hardy, est-ce que vous préférez qu’on écrive des textes sur vos musiques, ou devoir mettre un texte en musique  ?

 

Je n’ai pas vraiment de préférence... Mettre en musique un texte qui m’aurait été envoyé, je l’ai déjà fait. J’aime bien les deux. La plupart du temps j’ai d’abord fait la musique.

 

Dans le premier cas le songwriter s’adapte à votre musique, dans le second c’est vous qui vous adaptez au texte...

 

Exactement. Françoise Hardy avait respecté, à la note près, les mélodies que je lui avais envoyées. C’était l’ancienne génération. Dans la nouvelle génération, souvent on change les notes. Chose qui se faisait pas mal dans le jazz, où partant d’une mélodie on extrapole toujours un peu... Quand Ella Fitzgerald reprend les Beatles elle change un peu la mélodie, ce qui lui semble sans doute naturel puisque elle fait du jazz. Dans la pop on est beaucoup plus respectueux de la mélodie originale. Mais les covers des 20-30 ans font pas mal de changements. Je ne suis pas toujours fan. Quand j’envoie une mélodie j’aime bien qu’on la garde telle quelle. Quand Françoise Hardy voulait changer une note elle me demandait la permission. Elle respectait beaucoup ce qui lui était envoyé, et aussi la métrique. Quand vous avez une mélodie avec un certain solfège, un certain nombre de notes, les mots doivent respecter cette mélodie.

 

Et comment la qualifieriez-vous finalement, Françoise Hardy  ?

 

C’était une reine. La reine de la chanson française. On s’est chamaillés, mais comme je lui ai dit à la fin, j’étais quand même vachement content d’avoir travaillé avec elle...

 

>>> L’Amour fou <<<

 

L’Amour fou, et donc un peu l’amour vache  ?

 

Peut-être (rires). Merci à vous.

 

Photo prise par Stéphane Barsacq, qui me l’a gracieusement prêtée. Pour cela

et pour tout, merci encore à lui !

 

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20 juin 2025

Olivier Da Lage : « Israël/Iran/Russie : l'UE doit être constante quant au respect du droit international »

Le monde assiste depuis quelques jours à une escalade inédite de violence entre l’État hébreu et la République islamique d’Iran. Depuis la Révolution islamique, en 1979, Israël était une cible désignée par la théocratie au pouvoir à Téhéran. 46 ans après l’intronisation de Khomeini, et alors que l’Iran semble être en passe de devenir un État nucléaire, on n’a jamais été aussi près d’un conflit à grande échelle entre la première puissance militaire du Moyen-Orient et le pays le plus peuplé de la région (à supposer que tout le pays soit derrière le régime des mollahs, rien n’étant moins sûr).

 

Jusqu’où le très contesté Premier ministre israélien Netanyahou, qui jouit du soutien explicite de l’Amérique de Trump et de celui, tacite, d’une bonne partie de l’Union européenne, poussera-t-il son avantage face à un Iran isolé sur les plans stratégique et matériel, mais qui bénéficie sans doute de nombreux sentiments solidaires au sein du "Sud global" ? Le régime iranien, d’ailleurs, est-il comme on l’entend ici ou là réellement en danger de disparition ?

 

Éléments de réponses avec Olivier Da Lage, journaliste fin connaisseur de la région (il y a un mois, il nous éclairait à propos du conflit entre l’Inde et le Pakistan, une autre de ses zones d’expertise). Merci à lui pour la clarté de son propos, et pour sa conclusion qui incitera le lecteur à considérer d’autres points de vue que le nôtre, vu d’Occident. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (20/06/2025)

Olivier Da Lage : « Israël/Iran/Russie : l’Union européenne

 

doit être constante quant au respect

 

du droit international... »

 

Ali Khamenei, guide suprême de la République islamique dIran (depuis 1989), en 2025.

 

Le conflit actuel entre Israël et l’Iran marque-t-il une page réellement nouvelle dans les rapports entre l’État hébreu, ses voisins et peut-être, le monde musulman ? Israël aurait-il seul, les moyens d’une telle escalade ?

 

Si on se replace dans le monde qui précédait l’attaque israélienne contre l’Iran, Israël avait été de droit reconnu par de nombreux pays arabes : traité de paix avec l’Égypte et la Jordanie, accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Soudan et le Maroc, et de fait par Oman, l’Arabie Saoudite et même la Syrie d’Ahmed al-Charaa.

 

L’hostilité entre Israël et la République islamique était ancienne et une guerre secrète et indirecte les opposait depuis l’origine ou presque, mais si le Guide de la République islamique, l’ayatollah Khamenei menaçait rituellement l’État hébreu de disparition et Benyamin Netanyahou appelait à bombarder l’Iran depuis une trentaine d’années, jamais les deux n’avaient été en guerre ouverte. Aujourd’hui, Israël, première puissance militaire du Moyen-Orient et l’Iran, le plus grand pays de la région ont franchi le pas. Donc, oui, certainement, on peut parler de tournant.

 

Israël a certainement les moyens, seul, d’une escalade, ce qui ne veut pas dire qu’il a seul les moyens de mettre fin à la crise et à la guerre. C’est pourquoi l’objectif de Benyamin Netanyahou, depuis le début, consiste à placer les États-Unis dans une situation où ils seraient contraints d’intervenir aux côtés d’Israël.

 

La République islamique est-elle aussi fragile qu’on le dit, et dispose-t-elle encore d’alliés puissants suffisamment motivés pour la soutenir ?

 

Elle est certainement très affaiblie après les différents bombardements israéliens qui, en octobre et en avril, ont fortement diminué ses défenses anti-aériennes (aujourd’hui, le ciel iranien à l’ouest de Téhéran appartient sans conteste à l’aviation israélienne), l’assassinat  de nombreux ingénieurs atomistes et des principaux dirigeants de l’armée et des Gardiens de la révolution. L’extraordinaire précision de ces attaques et assassinats illustre la pénétration de l’appareil de la République islamique par les agents du Mossad, ce qui génère en outre une paranoïa au sein des instances dirigeantes qui les paralyse davantage encore.

 

De plus, le Hamas et le Hezbollah ont été décapités et ne sont plus en mesure de venir au secours ou en appui de Téhéran, Bachar al-Assad, son seul allié dans le monde arabe est tombé et les nouveaux dirigeants considèrent l’Iran comme un pays hostile. Quant aux Houthis du Yémen, ils sont encore en mesure de résister, mais on a toujours surestimé leur dépendance à l’égard de Téhéran. Ils ont leurs propres objectifs et raisons d’agir qui sont presque toutes exclusivement yéménites. Par conséquent, il n’est pas exagéré de dire que l’Iran est aujourd’hui isolé, même de pays comme la Chine et surtout la Russie qui, certes, n’approuvent pas, voire condamnent l’attaque israélienne qui a ouvert cette guerre, mais qui ne vont pas mettre en péril leurs intérêts fondamentaux pour les beaux yeux du Guide iranien.

 

L’Arabie saoudite, grand rival sunnite de l’Iran chiite, compterait-elle forcément parmi les grands gagnants d’un affaiblissement de Téhéran ?

  

C’est possible, mais c’est loin d’être une certitude. Tout dépend de l’issue de cette guerre. Si le régime survit, même affaibli, Riyadh ne pourra que se féliciter d’avoir, au moins verbalement, condamné l’attaque israélienne du 13 juin dernier. Si, au contraire, la chute du régime se traduisait par un chaos et une guerre civile en Iran, les risques de débordements régionaux seraient très grands et l’Arabie serait en première ligne de ses éventuelles retombées. Si, en revanche, un nouveau pouvoir stable prenait la suite de la République islamique, ce serait un cas de figure idéal du point de vue saoudien  : un Iran affaibli, à reconstruire, préoccupé par cette reconstruction et ne cherchant pas querelle à ses voisins, avec l’appui d’Israël et des États-Unis. Cette troisième hypothèse, je la mentionne pour la forme, mais à mes yeux elle est loin, très loin, d’avoir la moindre probabilité de se réaliser.

 

La perspective d’un Iran nucléaire militairement parlant constitue-t-elle, au-delà de la problématique générale de non-prolifération, un danger particulier et inédit ? On peut penser à la nature théocratique du régime, ce qui suppose une rationalité particulière, mais aussi au risque de prolifération régionale...

 

Oui, indiscutablement, du fait de la répétition au fil des ans par un grand nombre de dirigeants iraniens – à commencer par le Guide lui-même – qu’Israël est illégitime, une verrue ou une tumeur au sein de la région qui finira par disparaître. C’est suffisant pour engendrer une crainte existentielle chez la plupart des Israéliens, convaincus que si l’Iran dispose de la bombe, il finira par s’en servir contre l’État hébreu, ce qui, en soi, crée les conditions d’une instabilité stratégique permanente, d’où la volonté israélienne de prendre les devants en attaquant l’Iran.

 

Pourtant, en dépit de ces déclarations incendiaires de la part de certains dirigeants iraniens, le comportement pratique de la République islamique, et ce pratiquement depuis les lendemains de la Révolution islamique, est beaucoup plus réfléchi et rationnel que ces déclarations ne pourraient le laisser penser. Certes, l’Iran a eu recours à la subversion et au terrorisme contre ses adversaires. Mais au cours des quarante dernières années il ne s’est pas lancé, contrairement à l’Irak (et aussi Israël) dans des aventures militaires irréfléchies. Il y a même un contraste saisissant entre cette logomachie guerrière et millénariste et une pratique au contraire très rationnelle. Il ne faut pas négliger l’importance de la fatwa prise en 2003 par l’ayatollah Khamenei et qui prohibait la construction d’une bombe nucléaire. Bien entendu, ce qu’une fatwa d’un ayatollah interdit, une autre fatwa du même ayatollah peut l’autoriser, et l’on comprend que cet argument soit insuffisant à rassurer les voisins de l’Iran...

 

L’autre raison d’être inquiet est effectivement le risque de prolifération. La dissuasion nucléaire repose sur la théorie des jeux et un nombre d’acteurs très réduit, comme durant la guerre froide. Le récent conflit de quatre jours entre l’Inde et le Pakistan a fait craindre un dérapage nucléaire, mais là encore, il n’y avait que deux acteurs, analysant réciproquement la probabilité que l’autre recoure à l’arme atomique, au risque d’être annihilé par une deuxième frappe.

 

Mais si on multiplie les acteurs, dans une région historiquement instable comme le Moyen-Orient, en y ajoutant l’Iran, puis l’Arabie Saoudite, la Turquie et même les Émirats arabes unis, tout calcul rationnel lié à une stratégie de dissuasion devient extrêmement difficile, voire impossible, au risque d’augmenter considérablement la probabilité d’une utilisation alors que l’arme nucléaire est théoriquement, par sa nature même, une arme de non emploi.

 

A-t-on une idée de ce qui pourrait advenir en cas d’effondrement du régime ?

  

Les précédents irakien et libyen n’incitent pas à l’optimisme. Or l’Iran est un pays immense, très peuplé (plus de 90 millions d’habitants). C’est aussi une mosaïque de peuples et de religions. Contrairement à ce que beaucoup croient, l’Iran n’est pas peuplé que de Perses chiites. Il y a des Azeris, des Kurdes, des Arabes, des Baloutches avec pour chacune de ces ethnies des tentations sécessionnistes, durement réprimées par la République islamique. Les chiites sont largement majoritaires, mais il existe une importante minorité sunnite. Bref, un cocktail tout prêt à détonner si le pouvoir central perd la main.

 

Or, ni Israël, ni les États-Unis n’ont la solution de rechange (on a vu ce que cela avait donné en Afghanistan et en Irak). Certes, ils semblent promouvoir le fils de l’ancien Chah d’Iran, mais s’il compte des partisans en Iran même, rien n’indique à ce stade qu’ils soient en nombre suffisant pour garantir la stabilité de son pouvoir et, contrairement à l’Irak après 2003, les Américains n’ont aucune intention de diriger l’Iran en installant un proconsul et des troupes d’occupation, et Israël, bien entendu, n’en a ni les moyens, ni surtout l’intention. Donc, même s’il est impossible aujourd’hui de dire à quoi ressemblera l’Iran en cas de chute du régime islamique actuel, il y a de nombreuses raisons de penser que le chaos s’installera pour de longues années, et surtout, très peu d’arguments crédibles militant en sens contraire.

 

Quelle devrait être votre sens, la position raisonnable et équilibrée que devraient porter les diplomaties française et européenne ?

 

Celle qu’elles ont eue tout au long de la première négociation, celle qui a permis la signature de l’accord du 14 juillet 2015, et après le retrait unilatéral des États-Unis en 2018. Mais ce n’est pas du tout le positionnement actuel. Le président français Emmanuel Macron oscille entre la condamnation de l’attaque israélienne et l’admission que cette attaque contribue à éliminer le programme nucléaire iranien  ; le chancelier Merz est allé beaucoup plus loin en affirmant qu’Israël faisait le «  sale boulot  » pour le compte des démocraties  ; enfin, la haute représentante pour la politique étrangère de l’UE a donné quitus à Israël «  qui a le droit de se défendre  » dans le respect du droit international tout en appelant l’Iran à revenir à la table de négociation, ignorant délibérément le fait que le droit international ne permet en aucun cas une attaque préventive non autorisée par le Conseil de sécurité, et que l’Iran était précisément en train de négocier avec les États-Unis.

 

La seule boussole de l’Union européenne, construction fondée sur le respect du droit, devrait être l’application du droit international et le rappel inlassable à son respect à l’égard de ceux qui s’en écartent. On en est loin, très loin. Et bien au-delà du dossier israélo-iranien, ces critères à géométrie variable selon qu’il s’agit de la Russie ou d’Israël vont causer un tort très profond et très durable à l’Union européenne dont les pays du «  Sud global  » dénoncent déjà le double langage et les «  double standards  ».

 

Olivier Da Lage.

 

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