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Paroles d'Actu
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7 octobre 2025

Marion Pilat : « Il faut choisir la difficulté qui vous rendra le plus heureux ! »

Il est parfois des rencontres qui, sur le moment, sont incontestablement sympathiques, mais auxquelles on n’imagine pas forcément de suite. Travaillant pour Easydis, la filiale logistique de Casino, j’en ai croisé, du monde, surtout des intérimaires, de passage pour quelques semaines ou quelques mois. Parmi eux, au printemps 2021, une certaine Marion Pilat : nous n’étions pas plus proches que cela au taf, mais nos quelques conversations m’ont fait comprendre qu’elle voulait entreprendre de longs voyages, plus en tant qu’aventurière qu’en tant que touriste lambda. Et ça, forcément ça m’avait plu, en tout cas intrigué. Alors, comme souvent dans ces cas-là, on avait échangé les Facebook, pour prolonger un échange après sa fin de mission. Sachant que, la plupart du temps, on ne reprend pas les échanges interrompus.

 

Il y a quelques mois, j’ai vu passer des stories Facebook dans lesquelles elle documentait, avec talent, le grand trip qu’elle était en train d’accomplir en Amérique latine : les moments incroyables, les rencontres qui marquent, les galères aussi (et de galères elle a eu son lot). J’ai à cette occasion repris la discussion avec elle, et de fil en aiguille, je lui ai parlé de Paroles d’Actu. Je lui ai notamment présenté mon interview avec Sophie Mousset, voyageuse humaniste comme on en fait peu. J’ai proposé à Marion une interview, dans laquelle elle pourrait raconter un peu son parcours, son voyage (377 jours, entre septembre 2024 et septembre 2025), son état d’esprit et ses engagements. Et nous dire deux mots de l’asso qu’elle a créée il y a deux ans, Inamoroad. Je la remercie pour ses réponses, et pour son message, aussi généreux qu’inspirant ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (23/09-07/10/25)

Marion Pilat : « Il faut choisir

 

la difficulté qui vous rendra

 

le plus heureux ! »

PALLAY PUNCHO, PÉROU : LA RÉALITÉ

Photo représentative du voyage au global : beaucoup de montagnes, mon van,

la liberté, la spontanéité et les galères, mais le bonheur presque tout le temps.

Cette journée était un énième échec pour accéder aux montagnes colorées du Pérou.

Boue, éboulement, routes effondrées, j’avais dû m’arrêter sans pouvoir continuer,

mais finalement cette journée est un superbe souvenir...

 

 

Marion Pilat bonjour. Qu’aimerais-tu que l’on sache de toi avant d’aller plus loin dans la discussion ?

 

Hello ! Eh bien déjà, merci pour ta démarche, je me sens très privilégiée. Ce que j’aimerais qu’on sache avant tout, c’est que je ne suis pas une personne hors du commun. Je viens de la classe moyenne, je n’ai pas de talent particulier, je ne suis pas plus douée que quelqu’un d’autre. Mon parcours, c’est simplement le résultat d’une volonté profonde de réaliser mes rêves et d’une détermination à toutes épreuves. C’est quelque chose que tout le monde peut entreprendre.

 

D’où te vient ce goût pour les voyages, pas ceux qu’on fait comme un touriste du samedi au samedi, ceux qu’on fait, mieux qu’on "vit" comme un aventurier ? T’est-il venu sur le tas, ou aussi par des récits, des livres que tu aurais lus ?

 

Très bonne question. Je ne sais pas trop... Ce qui est sûr, c’est qu’il ne m’a pas été transmis, puisque personne dans ma famille proche, ni éloignée, ne voyage !

 

La piste des récits est vraiment très possible. J’ai toujours été une très grande fan d’aventuriers. Autant mes lectures se tournent souvent vers des récits inspirés d’histoires réelles, autant j’adore les histoires complètement irréalistes d’aventuriers et aventurières hors normes via le grand écran, et ça depuis toujours ! Indiana Jones, Lara Croft, La Momie, Pirates des Caraïbes, Mission Impossible, Voyage au centre de la terre… Ce sont des aventures qui m’ont profondément marquée, comme pour, j’imagine, beaucoup d’autres.

 

Ce qui m’a mis le pied à l’étrier, ce sont les colonies de vacances. Ma mère bénéficiait d’un très bon CE, qui nous permettait de partir en vacances pendant 3 semaines l’été, à moindre coût. Recevoir le catalogue, tourner ces feuilles de papier glacé et découvrir les programmes pour choisir la colo, c’était une sensation incroyable. Tu imagines, là, on te glisse un magazine dans les mains avec des pages entières de choix entre la colo équestre, celle où tu feras du quad, du surf, celle où tu resteras à un endroit paradisiaque ou celle où tu feras un voyage itinérant… Et ton seul rôle c’est de choisir une page et préparer ta valise. Aucune autre responsabilité, Incroyable. Bien sûr, j’ai rapidement compris que les voyages itinérants me correspondaient parfaitement, ils stimulaient ma curiosité, mon hyperactivité, mon besoin de changement perpétuel, de rencontres, et c’est de là que la passion du voyage est née. Après, pendant plusieurs années, j’ai voyagé surtout en couple. L’amour du voyage solo, je l’ai découvert un peu plus tard, quand j’avais 24 ans, après une rupture difficile.

 

MAP DU VOYAGE

Mon voyage a commencé au Brésil, en sac à dos, pendant 1 mois, le temps

que mon van traverse l’Atlantique sur un cargo et que je le retrouve en Uruguay.

Je suis d’abord remontée au Brésil pour aller découvrir les merveilleuses chutes

d’Iguazu, puis j’ai roulé sur l’interminable Ruta 3 argentine jusqu’au bout du monde :

Terre de Feu, Ushuaia. J’ai zig-zagé dans les Andes, entre le Chili et l’Argentine,

puis je suis remontée jusqu’en Colombie avant de remettre Zarsha (mon van)

sur un bateau, et de voyager à travers l’Amérique centrale jusqu’au Mexique.

La suite au prochain épisode en 2026...

 

Tu as arpenté, pendant pas mal de temps, les coins et les recoins de l’Amérique latine. Qu’est-ce qui t’a attirée dans cette zone-ci du monde en particulier ?

 

J’ai beaucoup hésité c’est vrai quant à la destination pour ce voyage ! En fait, au départ ce devait être un «  simple  » voyage en couple de 6 mois à travers l’Europe. Puis les choses ont changé : j’étais célibataire et alors, le champ des possibles s’est élargi. Il y a des pays qui m’attirent particulièrement partout dans le monde. En Amérique du Sud, la Bolivie et le Guatemala étaient en haut de la pyramide, mais je suis très attirée aussi par le Kirghizistan, par la Mongolie, l’Éthiopie… Sur chaque continent, j’ai une ou plusieurs destinations de rêve (rires).

 

Si j’ai fini par choisir l’Amérique du Sud c’est parce que c’est ce qui me paraissait le plus compliqué. Je suis jeune, énergique, je n’ai jamais choisis la facilité et j’ai toujours fini par sauter dans le grand bain, comme on dit. Alors, comme l’Atlantique à traverser c’est pas une mince affaire, j’ai foncé dans cette direction en me disant que l’Afrique et l’Asie pouvaient attendre encore un peu.

 

Qu’est-ce qui t’a le plus frappée lors de tes voyages jusqu’à présent ? On imagine que beaucoup des gens que tu as rencontrés ne roulaient pas nécessairement sur l’or... Dirais-tu que ces expériences t’ont ouvert les yeux comme nulle autre sur les réalités du monde ?

 

Alors mes yeux étaient déjà bien ouverts sur les réalités du monde. Avant ce voyage, je suis notamment allée en Égypte et au Pakistan, pour ne citer que ces deux pays, et je suis quand même assez engagée pour m’être intéressée au monde avant même de voyager. Mais ce qui est sûr, en effet, c’est que voyager te sort d’un narratif, ce n’est plus une histoire que tu lis, qu’on te raconte, c’est une vérité immédiate et contemporaine. Et pour le coup, je ne connaissais pas grand chose de l’Amérique latine. Je me suis renseignée lorsque j’ai entamé des recherches pour connaître la situation socio-économique des pays que j’allais traverser, dans l’objectif de mener des actions humanitaires pour améliorer les conditions de vie justement, via notre association Inamoroad.

 

J’ai cependant été très surprise de constater que dans ces pays là aussi, l’extrême pauvreté existe, et à large échelle. Je ne sais pas, dans mes a priori, c’était le cas en Afrique, en Inde, mais je ne croyais pas la situation si grave en Amérique latine. Il faut dire que quand on entend parler de l’Amérique latine, c’est surtout pour parler du Brésil, de la Colombie, on s’imagine les favelas en périphérie des villes, on se souvient de ces images aux contrastes de richesses saisissants dans nos livres d’histoire-géo… Mais ce que j’ai vu va bien au-delà de tout ça...

 

Peut être aussi parce que je voyage en van et que j’ai traversé les campagnes reculées de tous ces pays. Des millions de familles vivent dans des maisons de briques ou de terre, avec en guise de fenêtres de simples ouvertures, un toit de tôle ou parfois seulement de tissu, et pour seul aménagements le lit, le frigo et la cuisinière, parfois un canapé à l’extérieur, et toujours une ou deux chaises en plastique. Bien sûr, le sol reste en terre : ici, pas de dalle de béton, donc quand il pleut tout devient boue... Les chiffres donnent le vertige : 170 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, dont 66 millions en extrême pauvreté, c’est à dire l’équivalent de toute la population française qui n’aurait même pas de quoi se nourrir.

 

Quelques visages qui t’ont vraiment marquée à vie ?

 

Oh que oui ! En général, les humains qui nous marquent à vie sont ceux que l’on rencontre lorsque nous sommes vulnérables. C’est mon cas en tout cas.

 

Je pense notamment à Patricia, cette Argentine qui m’a tendue la main pendant que je désespérais, luttant contre ce que je croyais être des punaises de lit dans mon van. Elle m’a vu vider l’intégralité de mes affaires sur le trottoir en face d’une laverie et prendre d’assaut toutes les machines de ce commerce de quartier. Au lieu de me traiter comme une pestiférée, elle m’a invitée chez elle, présenté sa famille, offert une douche et un déjeuner, et même glissé des cadeaux souvenirs avant mon départ. Je crois que ce sont les premières larmes que j’ai versées, celles qui coulaient sur mes joues alors que mon van reprenait la route et s’éloignait de leur maison.

 

Toujours en Argentine, on m’a brisé les vitres de mon camion et je me suis retrouvée chez mon ami Hernan et sa famille pour plusieurs jours : je me suis sentie si bien entourée qu’une partie de mon cœur est vraiment restée là-bas avec eux...

 

Il y a aussi la famille de Ronald et Reina, des Vénézuéliens réfugiés en Colombie, sans papiers, mais qui ont construit un refuge très utile, que je suis venue aider avec l’association. Ce sont les personnes les plus généreuses, combatives, résilientes et aimantes que j’ai jamais rencontrées. 

 

Et puis il y a les visages de ces vieilles personnes, à la peau brûlée et fripée par des années d’exposition au soleil, qui travaillent dans le froid en Bolivie, portent des charges lourdes sur le dos au Pérou, dorment dans le rues derrière leurs kiosques de marchandises etc… Oui, je n’oublierai jamais tous ces visages.

 

Tu évoquais tout à l’heure une forme de désespoir. Est-ce que parfois, au cours de tes voyages, tu as ressenti un découragement tel que tu aurais pu rentrer en France ? Voire même, parfois, une peur réelle pour ta vie ?

 

Oui, et non. Jamais je n’ai eu l’envie de jeter l’éponge et de rentrer. Mais j’ai eu plusieurs fois peur pour ma vie. La foudre est tombée à trois mètres de moi, je me suis retrouvée sur une route très étroite à flan de falaise avec des éboulements et de la boue en Équateur… Ce sont surtout les éléments naturels qui m’ont fait peur pour ma vie. Après bien sûr, j’ai eu beaucoup de challenges pas simples à gérer, des embourbements, un pneu crevé, une fois j’étais bloquée dans un canyon, le chemin n’existait plus et se transformait en grosse rivière… Beaucoup d’anecdotes de galères, mais jamais au point de me décourager !

 

Parle-nous un peu des actions que tu entreprends, notamment via l’association que tu as fondée et que tu as déjà un peu évoquée ? Être utile, faire ce qui a un sens, c’est vraiment quelque chose d’essentiel à tes yeux ?

 

Oui c’est essentiel ! Je pense qu’on a tous notre part à jouer dans le monde. Toi, moi, et sûrement tous tes lecteurs, s’ils vivent en France et ont un toit sur la tête, alors on fait parti des 20% des personnes les plus riches du monde. Même si on est au RSA. Et je crois profondément que chaque petite action compte, mais que nous devrions tous choisir au moins une cause qui nous tiens à cœur et agir dans cette direction. Chacun à son échelle ! Ça peut être de s’abonner à des associations sur les réseaux sociaux, c’est gratuit, ça prend cinq secondes, et aujourd’hui c’est vraiment utile pour démarcher des sponsors et organiser des actions à plus grande échelle (c’est le moment de s’abonner à Inamoroad s’il vous plaît, haha). Ça peut être sous forme de dons, si on a pas de temps à y consacrer, ou de bénévolat si on n’a pas d’argent à donner, ça peut aussi être des dons matériels, etc… Il y a beaucoup de façons de s’impliquer plus ou moins, et je crois sincèrement qu’un petit peu, plus un petit peu… ça peut faire la différence !

 

Dans quelle mesure dirais-tu que ces expériences t’ont changée ? Orientée dans tes choix de vie à venir ? Pour être plus précis : quel job ne pourrais-tu plus faire maintenant, et comment comptes-tu être utile à l’avenir ?

 

Je ne sais pas si j’ai beaucoup changé dans le sens où, avant de partir, je n’étais pas perdue comme j’ai pu l’être à la fin de mes études, je n’étais pas brisée comme après une rupture ou un deuil, j’allais bien et j’étais heureuse. Mais ce voyage m’a quand même apporté certaines réponses. Je questionnais mon désir de maternité, maintenant je sais que j’aimerai être maman un jour, je repense à l’adoption. Professionnellement, même si mon travail est en totale contradiction avec certaines de mes convictions, il me permet de vivre de ma passion, de financer un peu l’association, d’être libre et de dégager du temps, donc je continuerai de produire des événements dans la mode. Je réfléchis cependant de plus en plus à m’orienter vers d’autres secteurs qui me faisaient rêver et que je n’ai jamais approchés encore, comme celui du cinéma ou du sport auto. Ce voyage m’a changée au niveau de mes peurs : j’en ai vaincu certaines, comme ma peur des chiens par exemple, et à l’inverse, de nouvelles sont apparues. Maintenant j’ai peur de la foudre...

 

Perçois-tu le décalage a priori gigantesque entre cette réalité que tu as touché du doigt et le milieu pro dans lequel tu évolues (la mode) comme quelque chose de difficile à concilier à terme, ou peut-être essaies-tu justement d’insuffler un peu plus d’éthique, de développement solidaire dans tes activités ?

 

Oui le décalage est très important et j’évolue dans une industrie qui nourrit le capitalisme, l’élitisme, et beaucoup de concepts auxquels je suis moi-même réfractaire... Mais on ne choisit pas vraiment ses passions et je pense que lorsqu’on se sent à sa place en termes de compétences et d’utilité, qu’on se sent bien avec les personnes qui évoluent autour de nous, alors  il faut aussi savoir accepter de ne pas être parfait et accueillir le bonheur que ça nous procure, car il est suffisamment rare et difficile de trouver sa place. Et la réalité c’est que ce travail me permet d’être libre, d’organiser mon temps comme je le décide, de financer des projets personnels et caritatifs à côté... Donc j’y trouve mon équilibre comme ça et je suis très heureuse.

 

J’intègre aussi une dimension RSE dans les projets sur lesquels je travaille et j’essaie d’insuffler des plus ou moins grandes améliorations à mon échelle. La mode est destructrice et inutile, comme pourrait l’être le cinéma. Nous n’avons pas besoin de nouveaux vêtements, ni de regarder la télé, mais c’est un art, qui crée beaucoup d’emplois dans plein de secteurs différents, qui fait rêver les gens dans un monde assez déprimant, et qui est un véritable moyen d’expression et outil d’émancipation sociale. Donc c’est une contradiction de plus à mon arc (rires) mais je suis bien avec ça.

 

SALAR UYUNI, BOLIVIE : LE RÊVE

 ​​​​​​Photo qui me rappelle une période du voyage que j’affectionne particulièrement.

Ma meilleure amie était venue me rejoindre, on visitait le Salar d’Uyuni, c’est-à-dire

l’un des deux endroits qui m’ont fait venir sur ce continent. On était très bien entourées,

les paysages étaient époustouflants et Bilma, ici sur la photo, nous avait fait

les meilleurs fluffy pancakes de toute ma vie (rires).

 

Quels prochains voyages rêves-tu d’entreprendre ? Ceux que tu ne te verrais vraiment pas faire ?

 

Je rêve de traverser l’Asie centrale en moto jusqu’en Mongolie, je rêve d’explorer l’Afrique en 4x4 aménagé… Ce sont des projets de plutôt grande envergure, et j’ignore s’ils deviendront réalité, mais j’ai des étoiles dans les yeux quand je l’imagine (rires). Sinon j’ai très envie de découvrir les paysages de l’Islande, les coutumes birmanes, la philosophie de vie en Indonésie… mais je ne me verrais pas du tout aller en Inde seule ni aller visiter en tant que touriste des pays qui souffrent, tels qu’actuellement le Venezuela par exemple.

 

Lorsque j’ai interrogé une autre grande aventurière, Sophie Mousset, elle m’a parlé de son expérience en Afghanistan, et du fait que sous les talibans elle s’y est sentie "comme une afro-américaine qui séjournerait dans un pays dont l’esclavage n’est pas aboli". Te verrais-tu voyager dans des pays où les femmes sont véritablement considérées comme étant inférieures à l’homme, où leurs droits élémentaires sont à peine reconnus ?

 

Non pas vraiment, je ne suis pas journaliste, et je ne pourrais rien faire pour les aider directement. Je ne souhaite pas du tout participer à l’économie d’un pays qui opprime ouvertement une catégorie de personnes. Ne jamais dire jamais, mais ce qui est sûr c’est que si je me rends dans un pays avec une telle situation, ce sera pour documenter, reporter, dénoncer ce que je verrais, ce que je vivrais. Certainement pas pour visiter et découvrir de merveilleux paysages.

 

C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai décidé de ne pas aller au Venezuela, qui est pourtant un pays magnifique en termes de nature et biodiversité, de culture. Mais j’étais très mal à l’aise avec les voyageurs se vantant d’y être allés et véhiculant le discours du "n’écoutez pas les préjugés et allez-y, c’est pas si dangereux"... Tout n’est pas toujours une question de sécurité envers SOI, il faut aussi parfois penser aux autres. Bien sûr que l’expérience en tant que voyageur dans un pays n’est pas comparable à celle de la population locale et ce, peu importe notre façon de voyager. Je refuse d’aller profiter de mes privilèges dans un pays où la majorité de la population est en danger et fuit à l’étranger pour survivre, c’est pas un mouvement naturel d’aller à contre-sens. C’est comme courir vers un incendie que tout le monde fuit, juste parce qu’on a la chance d’être équipé d’une combinaison anti-feu, et tout ça non pas pour éteindre le feu mais pour prendre une photo des flammes. C’est non !

 

Quels conseils donnerais-tu à qui aurait envie de voir le monde, de s’y frotter, mais sans forcément oser le faire, parce que c’est difficile de tout plaquer du jour au lendemain pour partir à l’aventure ?

 

C’est difficile de tout plaquer, oui, c’est vrai, mais c’est aussi difficile de se réveiller un matin le cœur rempli de regrets. Il faut choisir la difficulté qui vous rendra le plus heureux ! Aussi, ne pas donner trop d’importance aux bruits du monde, aux avis d’ici et là de personnes qui n’ont jamais bougé à l’étranger et qui vous diront que tout est dangereux risqué et effrayant. Écouter votre instinct et vos désirs profonds. La vie, vous n’en avez qu’une. Il s’agit de la VIVRE, comme bon vous semble. Et si je l’ai fait, tout le monde peut le faire !

 

Un message pour quelqu’un en particulier, à l’occasion de cette interview ?

 

Merci à mes parents, qui m’ont permis d’économiser pour financer le voyage en supprimant le loyer de mes dépenses mensuelles. Même s’ils n’ont jamais trop compris mon désir d’aventures, sans eux je n’aurais jamais pu aménager mon van et partir aussi rapidement, et avec un budget limité.

 

Merci à ma sœur et ma mère, mes amies Laurène et Mélodie, et mon cousin Jérémy, qui m’ont beaucoup aidée pour l’association Inamoroad. Merci au sens large à tous ceux qui ont encouragé la démarche, qui continuent de la soutenir comme ils le peuvent, qui participent à nos actions…C’est vraiment très significatif.

 

Merci à ceux qui ont vécu mon voyage à travers leur écran. J’adore voyager seule, mais je ne suis pas quelqu’un de solitaire, c’est l’une de mes nombreuses contradictions, et j’ai vraiment adoré, au-delà de vivre cette aventure à 100%, le fait de pouvoir la partager, déclencher des conversations avec des personnes avec qui je n’avais plus parlé depuis le collège, le lycée... Tu en es d’ailleurs le parfait exemple, et ma vie à tellement changé depuis Easydis ! Quand j’étais sur ce banc à la pause déj, je cherchais une opportunité professionnelle, je voulais réaliser mes rêves, et aujourd’hui je peux dire que je me construis vraiment la vie qui me faisait tant rêver et qui m’enthousiasme. Et je souhaite à tout le monde de trouver et de suivre sa voie !

 

Merci à ceux qui partagent leur vie sur internet et qui m’inspirent tous les jours (rires) ! Et merci la vie, je suis vraiment reconnaissante de tout ce qui arrive, jour après jour.

 

Parle-nous, précisément, des activités d’Inamoroad ? Des événements de sensibilisation sont-ils prévus bientôt, à Lyon, Paris, ou ailleurs ?

 

Les activités d’Inamoroad sont variées et se distinguent en deux catégories grosso-modo.

 

D’abord, les manifestations qui permettent de financer l’asso : collectes (de matériel scolaire, vêtements, conserves, pharmacie...), vide-dressing, tournois sportifs, vide-grenier... D’ici la fin 2025, il y aura peut être une participation à un tournoi sportif du côté de Lyon et un vide-dressing où nous sommes basés, à Saint-Étienne-le-Molard, mais je n’en dit pas plus car il est encore tôt pour le confirmer. Et puis ensuite, les actions terrain : don de matériel, bénévolat dans des refuges, sensibilisation dans des écoles...

 

Actuellement, la suite est un peu floue. Je vais profiter de mon retour en France pour faire le bilan de ces deux premières années d’activité, la première en France ayant servi à financer les actions de la seconde en Amérique latine. Il est désormais temps de réfléchir à la suite et à la prochaine destination. Malheureusement, ce ne sont pas les possibilités qui manquent et les besoins humanitaires ne font que croître...

 

REFUGE DE MIGRANTS VÉNÉZUELIENS, COLOMBIE :

CHACUN SA PART AU MONDE

Celle photo, elle m’émeut beaucoup parce qu’elle représente la semaine que j’ai passée

avec cette famille vénézuélienne, migrante en Colombie, qui a construit un refuge

qui aide jusqu’à 400 autres migrants par jour, fournissant nourriture, douche, WC,

internet, appel, soutien psychologique... Autrefois appuyés par des organisations

internationales telles que lUNICEF, SOS International, On the Ground, World Vision, etc...

Aujourd’hui, ils sont seuls. Eux-mêmes sont dans une situation très difficile : sans papiers,

sans ressources fixes, travaillant d’arrache-pied... Ce sont les personnes les plus combatives,

résilientes et généreuses que j’ai rencontrées. Ils sont devenus mes amis,

et la rencontre la plus marquante de mon voyage.

 

Un dernier mot ?

 

Je vous laisse avec ma citation préférée : soyez la personne que vous aimeriez rencontrer. Et comme j’aime à le dire : je vous souhaite la santé tous les jours, de rire et pas qu’à moitié, d’aimer entièrement et sans limite, et de vivre des aventures à n’en plus savoir que dire ! Et si vous voulez découvrir mes aventures passées et à venir, c’est sur inamorizon !

 

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5 octobre 2025

Philippe Pothon : « Les équilibres terrestres et maritimes ne sont plus... »

Vendredi 3 octobre s’est tenu, à la Maison d’Amérique latine à Paris, un vibrant hommage à Gérard Chaliand, dont il a beaucoup (et certainement pas assez) été question depuis quelques années et quelques mois sur Paroles d’Actu. J’ai raconté dans plusieurs articles, avec des intervenants de premier plan (je vous salue ici, Sophie Mousset et Patrice Franceschi) combien l’homme, de par son parcours et, surtout, son épaisseur humaine, était inspirant. Parmi ses contacts, qu’il avait partagés avec moi, outre les deux aventuriers cités plus haut, un nom, qui ne me parlait pas du tout - pas davantage que les deux autres à ce moment-là, à dire vrai : Philippe Pothon.

 

J’ai été amené à partager, à la demande de Gérard Chaliand, un ou deux des articles que l’on a fait ensemble, auprès de plusieurs personnes de son répertoire, dont ce fameux Philippe Pothon, de la part duquel j’ai toujours reçu des réponses très sympathiques. Alors je me suis renseigné un peu sur ce qu’il faisait. J’ai compris qu’il était un homme d’images et d’engagements, spécialisé dans le documentaire et volontiers aventurier lui-même. Grand connaisseur des milieux maritimes, et même sous-marins, très sensibles aux équilibres et, malheureusement, aux déséquilibres de nos écosystèmes, il a pris part à de nombreuses expéditions humainement enrichissantes, qui ont donné à ses engagements généreux de jeunesse une manifestation concrète.

 

Philippe Pothon a tout de suite reçu, avec enthousiasme, ma proposition de réaliser une interview ensemble. Pendant plusieurs mois, la proposition est restée vague, pas mal de choses à faire, je ne l’ai pas relancé tout de suite. Entre temps, de l’eau a coulé sous les ponts. Le 20 août décédait Gérard Chaliand. Ce fut un des sujets sur lesquels, évidemment, j’ai voulu l’interroger, et notre échange eut lieu à la mi-septembre. Je le remercie tout particulièrement pour ses réponses, desquelles transpire une grande humanité. À le lire, on désespère de l’Homme, et en même temps on se dit que tout le beau de cette planète mérite qu’on se batte ardemment pour lui (teasing : son histoire avec Divine et l’autre Philippe, et celle du silverback m’ont collé des frissons). Et qu’avec des gars comme ça sur Terre tout espoir n’est pas perdu ! Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (20/09/2025)

Philippe Pothon : « Les équilibres

 

terrestres et maritimes ne sont plus... »

 

Philippe Pothon lors dun donga du peuple Surma (Éthiopie).

 

 

Philippe Pothon bonjour. Je vous ai connu, au départ, par Gérard Chaliand, qui est décédé le 20 août dernier... Parlez-moi un peu de lui, de vos liens ?

 

Gérard était une encyclopédie, à cœur vécu, de l’histoire des guerres asymétriques depuis l’après guerre 39-45 jusqu’à nos jours et des guerres plus anciennes. Ce qui l’a amené à la connaissance, à l’analyse, à la création du métier de géostratège, qui n’existait pas à son époque. Tout cela est raconté par d’éminents spécialistes qui ont échangé avec lui sur les cinq continents et facilement trouvable sur internet, ou mieux en se plongeant dans ses livres, plus d’une cinquantaine me semble t-il.

 

Ce que j’ai à raconter sur lui est plus de l’ordre de l’humain. Nous avons partagé régulièrement, 26 ans de vie et d’histoire. Il est devenu une sorte de père adoptif, de père idéal avec qui on partage ses joies, ses peines, ses idées, sa vision de la vie.

 

J’ai rencontré Gérard à Singapour. Je venais de finir ma formation professionnelle de caméraman sous-marin à Marseille avec René Heuzey, connu pour ses magnifiques images de nuit du film Océans de Jacques Perrin. J’avais rencontré Patrice Franceschi par l’intermédiaire d’un ami plongeur qui m’a dit qu’il cherchait un jeune caméraman plongeur capable de filmer sur tous types de terrain. Attiré par l’esprit d’aventure, du documentaire et de la mer, je me suis présenté. Ma motivation m’a permis d’embarquer sur la jonque chinoise de haute mer en décembre 1999, à Singapour. Je n’ai quitté le bateau que 16 mois plus tard, lors du naufrage de La Boudeuse au large de Malte, à deux jours de rejoindre son port d’attache en Corse.

 

À bord, la discipline était de rigueur, même si on se marrait souvent. Patrice Franceschi avait dispatché les quarts en fonction de l’équipage. Je me suis retrouvé à partager celui de Gérard et de sa compagne, Sophie Mousset, de minuit à 4h et de midi à 16h. Ce qui était merveilleux avec ce quart, c’est qu’on était pratiquement les seuls éveillés la nuit et cela créait une atmosphère propice au partage, à la discussion sous les ciels étoilés ou sous les orages.

 

Nous avons passé des dizaines de nuits à échanger sur la vie, sur l’histoire. J’étais impressionné par le pédigrée de Gérard ! Plutôt proche des mouvements gauchistes dans ma jeunesse, je rencontrais une personne qui avait vécu l’histoire de l’indépendance des peuples du côté des indépendantistes, Algérie, Vietnam, etc… Gérard n’avait pas cette mauvaise manie de certains intellectuels qui pensent que, parce qu’ils ont vu, ils savent. Gérard avait cette faculté rarissime, lorsqu’il donnait sa confiance à quelqu’un, et son amitié, de l’écouter, de s’intéresser à son raisonnement et de s’enrichir tout en enrichissant l’autre de son immense expérience.

 

J’ai compris grâce à lui que le monde est bien plus complexe qu’il n’y paraît et que malgré, de belles idéologies d’égalité et de liberté, le pouvoir gagné par la force amène bien souvent à des formes de pouvoir sans liberté et sans égalité. La vie est toujours une lutte pour faire accepter ses idées. Il faut toujours se battre de manière pacifique de préférence, avec ses propres armes et surtout son intellect : sans cela, comme disait Gérard par une de ses phrases favorites  : «  Mort au vaincu ! ».

 

Gérard Chaliand, à Souleymanié avec Philippe Pothon, en 2019.

 

Bel hommage... Qu’est-ce qui, dans votre jeunesse, vous a fait aimer la mer et les océans, au point de vouloir leur consacrer une bonne partie de votre vie ?

 

Au départ j’étais plutôt attiré par la montagne. Mon père, instituteur et sportif, profitait des vacances pour diriger des colonies de ski l’hiver et d’escalade l’été. J’ai profité de mes niveaux pour encadrer le ski avec le CCAS (EDF). J’ai découvert la mer assez tard, lors d’une colonie de vacances organisée par les pompiers de Marseille en août 1992 à Carry-le-Rouet. J’étais animateur terrestre. Les animateurs qui le souhaitaient pouvaient accompagner les jeunes dans l’eau. Le Grand Bleu de Luc Besson venait de sortir, en 1988. J’avais adoré ce film pour sa musique, son rythme, son histoire, sa jeunesse de l’époque. Me retrouver sous l’eau a été une révélation. J’avais l’impression d’être sur une autre planète. Je pouvais voler en sautant d’une falaise et gonfler mon stabilisateur pour éviter de m’écraser au sol. C’était un nouveau monde à découvrir.

 

Vous avez fait des études de cinéma, qu’aviez-vous en tête au départ à cet égard ? Avez-vous su très vite que vous feriez du documentaire, et non de la fiction ?

 

J’ai quitté le domicile familial vers 16 ans pour squatter chez des amis soixante-huitards passionnés de cinéma et de musique. Ils avaient monté un collectif à la M.J.C. de Fresnes. Grâce à eux, je suis entré dans le monde du spectacle et de l’amour de la pellicule. Je passerais plus tard mon C.A.P. de projectionniste, qui m’a souvent permis de sortir de galère lorsque j’avais besoin d’argent pour financer mes formations de plongeur et mes premières caméras. J’ai fait l’E.S.E.C. (École supérieure d’Études cinématographiques de Paris) de 1995 à 1997. J’ai su rapidement que c’était le documentaire qui m’attirait, et non le film de fiction où les équipes sont plus grosses et où on attend longtemps avant d’être actif.

 

Le documentaire relate une perception d’une réalité vécue par son côté sensible et sensitif. Il donne la parole à l’autre. C’est pour cela que le documentaire n’a pas de commentaire. Ce sont les personnages du film qui racontent ce qu’ils vivent, pas de voix off. Cela demande un travail dingue pour concevoir un film de ce genre, et peu sont diffusés. Pour moi, la grande différence avec le reportage, c’est que le documentaire est politique, il donne la parole alors que le reportage la prend pour servir de prétexte à donner de l’information. Le documentaire répond au besoin d’un réalisateur de développer une idée. Le reportage est plus une commande d’une rédaction dans un besoin d’informer. Il n’y a pas de rivalité entre les deux genres audiovisuels. Il y a de superbes reportages et de médiocres documentaires. Généralement un documentaire demande plusieurs années de travail avant de voir le résultat.

 

Vous en avez un peu parlé tout à l’heure, mais que retenez-vous de vos aventures avec Patrice Franceschi, puis avec Jean Queyrat et ses équipes ? Diriez-vous qu’à leur contact vous avez véritablement eu l’occasion de connaître le monde ?

 

Les aventures avec Patrice étaient de l’ordre de l’aventure, de l’exploration, du dépassement de soi, de la rencontre des peuples. Patrice a cette faculté à pousser ses équipes dans la recherche de l’excellence et à s’ouvrir aux autres spécialités. Il a en lui cet esprit des Lumières, d’un mélange entre arts, sciences et aventures. Même s’il est important, le film en lui-même fait parti du package de l’aventure. Il s’écrit en fonction des évènements. Il faut être prêt à tout. Un beau matin, pas grand chose à faire. Patrice me demande si je ne voulais pas filmer en sous-marin le largage de l’ancre CQR en forme de cœur qui pouvait au contact de l’eau vous revenir en pleine figure. Je savais que ce plan était un test à passer mais que ce pouvait être aussi la fin de l’aventure. J’ai étudié la faisabilité avec le bosco (maître de manœuvre sur un navire, ndlr) de l’époque, Christophe Kerneau. Il m’a expliqué les risques du retour d’ancre et l’endroit où pour lui il fallait se positionner. Pour avoir une bonne lumière on a chercher le bon emplacement, fait des tests avec juste un masque et au final le plan était sublime. Comme souvent, chacun apporte un peu de ses connaissances. Avec Patrice, l’équipe de tournage était résumée à une personne. On pouvait se faire aider par un membre de l’équipage, mais généralement on se démerdait. J’ai appris à être autonome.

 

Avec Jean Queyrat de Zed Productions, c’était l’opposé. Le film est au centre de l’aventure. J’ai appris à tourner utile, aux meilleurs moments de la journée pour utiliser au mieux la lumière naturelle. J’ai commencé comme assistant et 2ème caméra. Au début de l’aventure en 2003, on était une grosse équipe. Un ingénieur son, Olivier Pioda, un régisseur, Christian Fleury, et Dany Cleyet-Marrel qui venait avec sa montgolfière faire les images aériennes. Les budgets étaient conséquents, merci M. Catteau. On est allé, quatre fois 1 mois en Éthiopie faire un film sur les Surmas en guerre contre les Bumis, sur quatre saisons. Les ambitions étaient hautes, la qualité et l’écriture primordiale. Il y avait même un écrivain qui est devenu un ami proche, Bernard Mathieu. On recherchait l’excellence filmique. On faisait du documentaire cinéma au niveau de l’image. 

 

Au contact de Patrice et de Jean, j’ai visité le monde dans des endroits parmi les plus reculés, où à l’époque, il y a moins de 30 ans, le tourisme était absent car inaccessibles. Ce que j’adore dans ce métier, c’est le partage entre deux cultures qui peuvent sembler éloignées mais qui au final partagent un besoin de se connaître, de se découvrir. C’est une ouverture au monde et aux esprits, des deux côtés.

 

Avec Patrice, j’ai rencontré les peuples de l’eau de l’Asie du Sud-Est, de l’île de Pâques aux îles françaises du Pacifique, de l’Océan Indien à Djibouti et la remontée de la mer Rouge, sur une quinzaine d’années. De 2003 à 2015, Jean Queyrat et Jérôme Ségur, son associé, m’ont entrainé en Afrique, dix fois en Éthiopie, chez les Boranas, les Hamers, les Mursis, chez les pygmées Baaka en Centrafrique, en Inde pour filmer le Kutiyattam, en Amérique du Sud chez les Kalawayas de Bolivie et dans les mines de Potosi, à 5000 mètres d’altitude, chez les Nenets de Sibérie et les Inuits du Canada, entre autres...

 

Quels sont les peuples, les visages qui, jusqu’à présent, vous ont le plus marqué ?

 

Chaque peuple que l’on rencontre renforce la diversité de l’humanité, par sa différence, par sa propre histoire qui l’a mené à survivre dans des milieux hostiles pour arriver jusqu’au XXIème siècle. Je pourrais parler des pygmées Baaka : je serais heureux de retourner, grâce au film, dans leur forêt primaire où n’importe quel occidental ne tiendrait pas trois jours. Les femmes, pour montrer leur bravoure, se taillent les dents en pointes. L’évolution du Centrafrique a amené le peuple Bantou à forcer la sédentarisation des pygmées, à les mettre en esclavage à leur service. Pour cultiver un lopin de terre dans la forêt, ils doivent demander l’autorisation sous peine de mort horrible, comme ça a été le cas pour le frère de notre cuistot. La joie du peuple Baaka se retrouve dans leurs magnifiques chants polyphoniques, une beauté ancestrale, une ode à la vie, qu’on avait tourné pour une série sur le patrimoine immatériel de l’Unesco.

 

Que dire du peuple Surma du sud de l’Éthiopie, avec qui nous avons eu le plaisir de filmer l’un des plus beaux donga (lutte traditionnelle éthiopienne avec des bâtons, ndlr), où plus d’une centaine de combattants s’affrontent à coups de longs bâtons de deux mètres. Le sang irrigue l’existence des Surmas. Le donga est la métaphore d’une existence de la lutte de nos ancêtres apparus il y a 195 000 ans sur ces terres, jusqu’à aujourd’hui. La vie au jour le jour pendant des mois tisse des liens étroits. Lorsque nous allions dans les zones de guerre en territoire Bumi, les regards étaient sombres, ténébreux. La mort rodait autour de nous. On sentait une grande crispation. Personne ne parlait.

 

Johnny était l’assistant de notre chaman Kallawaya en Bolivie. Il avait 12 ans. Il me suivait partout, s’intéressait au matériel, à notre grue. Tous les jours, il venait assister au dérushage des images. Il était prédestiné pour devenir un grand chaman dans les traces de son maitre. Ce qui nous rapprochait malgré les différences culturelles, c’est que l’on riait des mêmes scènes drôles, lorsqu’il y en avait.

 

L’histoire la plus marquante et la plus douloureuse a été en République démocratique du Congo, à l’hôpital de Rutshuru. Je suivais l’anesthésiste, Rémi Péru, qui faisait une mission avec M.S.F. Il était aux soins intensifs. Il y avait des adultes atteints de diverses pathologies, et une petite fille d’un an qui était dénutrie. Les jours passaient, et à force de patience elle semblait aller mieux. Sa maman venait la voir tous les jours, avec un bébé dans le dos. Puis un matin, je suis arrivé avec ma caméra, heureux de la revoir. Son lit était vide. J’étais perdu. Quelque chose venait de se briser en moi. Je n’arrivais plus à respirer. Elle était partie pendant la nuit. J’appris par la suite que le planning familial était mal vu des religions locales, et que les femmes enchainaient les grossesses. Quand deux enfants étaient trop proches, la femme devait choisir lequel nourrir, et souvent on gardait le garçon. Au début, suite à l’émotion, j’en ai voulu à la mère, mais que pouvait-elle faire ? Elle avait soutenu sa fille jusqu’aux derniers instants. Dans ce pays, c’était une preuve d’amour.

 

Sur le même tournage, j’ai suivi Divine, une femme dont c’était la dernière césarienne, car elle était allée voir le planning familial qui lui avait dit que si elle ne se faisait pas ligaturer les trompes, à la prochaine grossesse, elle courait un grand danger. Elle m’a laissé la filmer jusqu’à son accouchement avec bienveillance et gentillesse. Une fois le petit sorti, l’interne lui a demandé quel était le prénom du petit et elle a donné le mien. C’était un magnifique cadeau. Elle savait que MSF allait se retirer, car cela faisait 10 ans qu’il gérait l’hôpital et l’État ne prenait plus rien en charge. La vocation de MSF est de gérer l’urgence, pas de suppléer un État défaillant. Elle m’a offert une magnifique interview d’humanité et d’espoir. À sa sortie de l’hôpital, je devais attendre Divine dehors, sans chercher à la voir. J’avais posé mon trépied et j’attendais patiemment. Elle m’a fait la surprise de revêtir sa plus belle robe avec le petit Philippe dans ses bras. Une amie était venue la coiffer et la maquiller. Elle resplendissait. C’était une belle journée.

 

Touchant... Diriez-vous que toutes ces rencontres que vous avez faites vous ont donné foi en l’humanité ?

 

Lorsque l’on fait du documentaire, on prend le temps de vivre avec les gens, d’essayer de les comprendre, de vivre leurs quotidiens. Il y a souvent un échange, des cadeaux, la nourriture, le soutien financier. Avec Divine par exemple, elle m’avait demandé de payer la péridurale, ce qui était la moindre des choses. Cela me paraît normal de donner une contrepartie à toute forme de travail, même si cela peut biaiser les relations. Au fond, si la démarche est intègre et valorisante pour celui qui est filmé, la relation est souvent positive. Si l’une ou l’autre partie cherche à la déséquilibrer, alors les rapports et l’ambiance se compliquent. Il faut trouver le bon équilibre. Dans l’ensemble, dès que l’on s’intéresse aux personnes, la joie de vivre l’emporte. Nous avons tellement de connaissances positives à nous apporter que oui, les rencontres nous donnent foi en l’humanité.

 

Concernant ma foi. Je suis agnostique. Je crois en des forces supérieures à la connaissance humaine, qui dépassent ce que l’Homme peut imaginer. J’ai un certain recul par rapport à ces questions. Je n’oserais pas me mettre à la même hauteur qu’un Dieu hypothétique, contrairement à ceux qui prophétisent. Pour cette raison, on peut voir à travers l’Histoire depuis l’écriture et les Sumériens que les dieux changent suivant les époques. Comme le disait Gérard Chaliand, tant que l’on y croit, ils existent. Pour moi les religions sont des dogmes masculin qui s’affrontent pour le malheur des Hommes. La force de création, c’est la femme qui la possède en donnant naissance. C’est elle qui accouche de la vie. Le mâle a créé la religion pour prendre un pouvoir qui ne lui appartient pas en mettant la femme à sa botte et ça, ça m’est insupportable. On dirait que le mâle a eu besoin de soigner sa névrose d’infériorité créatrice.

 

Pour répondre à votre question, ça va être mon côté rebelle qui va prendre le dessus, mais j’ai eu beaucoup d’espoir dans les années 80-90 avec tous ces concerts pour la paix, la libération de Mandela, une espèce de concrétisation des décolonisations. Mais les grands financiers qui dirigent notre monde sont de sinistres crapules qui s’enrichissent du sang versé des peuples, en exploitant leurs ressources et en maintenant au pouvoir des systèmes dictatoriaux facilement manipulables. Regardez le nombre de dictatures à travers le monde, le nombre de personnes opprimées, les libertés de la presse muselée. Rien ne nous encourage à croire en un bien être de l’humanité, et l’actualité va dans ce sens...

 

 

Comment percevez-vous l’évolution des équilibres terrestres et maritimes depuis un quart de siècle ? Êtes-vous confiant quant à notre capacité collective à prendre conscience de leur fragilité, et à les préserver ?

 

Les équilibres terrestres et maritimes ne sont plus. Les scientifiques nous ont mis en alerte depuis les années 70. Il y a plus de 50 ans. La prise de conscience date du siècle dernier. Je constate juste une incapacité à préserver les équilibres. Pourquoi ? À cause de notre blocage à imaginer un autre processus de croissance économique. La croissance économique ne devrait pas être basée sur la quantité de produits, mais sur la quantité d’espèces vivantes sur Terre. Pour cela, il faudrait considérer l’espèce humaine comme une espèce invasive à réguler. Et là, comment réguler l’espèce humaine sans se détacher des religions... Je n’ai pas la réponse, car on peut vite tomber dans l’eugénisme ou le nazisme, mais de l’autre côté de l’Atlantique, certains s’en rapprochent avec leur idée de peuple élu supérieur. Notre planète va mal, et c’est de notre faute. Nous sommes trop nombreux pour que la Terre digère nos pollutions. Nos sols sont pourris, notre air est pourri, nos mers, nos océans. Les espèces disparaissent et que faisons-nous ? On trouve des milliards de dollars à mettre dans l’armement plutôt que dans l’épanouissement de l’espèce et de la planète. En y regardant bien, on s’aperçoit que ce ne sont que des mâles qui se prennent pour des dieux. Si Dieu existe, je le prie de bien vouloir les prendre en thérapie longue.

 

De quoi êtes vous le plus fier jusqu’à présent ?

 

Ce qui me rend le plus fier, c’est de ne pas sombrer dans la violence, mais de croire en l’esprit des Lumières, des arts, des sciences, de la recherche et la beauté de la nature.

 

Des regrets ?

 

Ne pas avoir pu dire adieu à ma mère qui a fait un A.V.C...

 

Vos projets et surtout, vos envies à venir ?

 

En 2024, on a refusé avec ma compagne Marie et mon fils Mahé de prendre des vacances touristiques. On voulait faire des vacances positives, être utiles, être créatifs. L’O.N.G. scientifique Lantuna, basée au Cap-Vert, nous a intéressé car son objectif est la protection de la biodiversité et la sensibilisation des populations locales aux problèmes de pollution. En période de nidification, l’archipel du Cap-Vert abrite la plus grande concentration de tortues Caouannes au monde. Lantuna a décidé de les protéger. Une vibration en moi me disait qu’on devait y aller.

 

Lantuna était intéressée par nos profils. Marie pouvait monter des ateliers artistiques et moi, avec Mahé qui fait des études de cinéma, pouvions alimenter leur site par des photos et des vidéos. Une première mission a concrétisé notre partenariat en 2024. Nous avons effectué des ateliers artistiques avec 300 enfants des communautés autour de Tarrafal. À partir des collectes de déchets plastiques sur les plages et dans les villages, nous avons réalisé des mobiles d’animaux marins.

 

Ce premier succès nous a encouragés à prolonger l’aventure et proposer, pour 2026, de nouvelles réalisations. Un visuel peint et gravé de 2m de hauteur par 4m de longueur, composé de 72 cartons toilés à base de packs de lait représentera de manière positive le besoin de limiter la pollution plastique pour que la biodiversité se développe à nouveau. Des pourparlers sont en cours avec l’aéroport de Praïa. La tortue, façonnée en utilisant des déchets plastiques et des filets de pêche usagés sur des supports métalliques mesurera 4m x 2m. La carapace de panneaux solaires en forme d’écailles alimentera une guirlande de LED aux couleurs rouges, entourant et dessinant dans la nuit les formes de la tortue sculptée. L’esprit des lumières alertera de la présence de ponte de tortues sur la plage. Des panneaux d’informations scientifiques encadreront la sculpture et valoriseront le travail de l’association Lantuna sur le site. Un accord avec la ville de Tarrafal est en cours.

 

Nous avons à cœur de montrer que la connaissance scientifique peut se mettre au service de la protection de l’environnement en impliquant les populations locales. Cette initiative se retrouve à Ribeira da Prata pour la protection des tortues marines, mais aussi à Porto Mosquito pour la protection des oiseaux marins et de la biodiversité marine. Une relation de confiance s’est installée entre Lantuna et les communautés. Ensemble nous espérons faire évoluer les mentalités. Notre mission viendra compléter les activités de Lantuna sur la plus grande île de l’archipel, Santiago. Nous proposons de collecter les déchets et de réaliser des créations artistiques originales. Les créations seront exposées comme des totems, symboles de la préservation de l’environnement. Un documentaire de 52’ témoignera de cette aventure humaine. Une bande annonce de présentation du projet pour 2026 est disponible  :  https://vimeo.com/1120126085. Je suis à la recherche de producteurs et diffuseurs...

 

Mes autres envies sont d’être à l’écoute du monde et des amis qui partagent mes idées pour développer des projets qui font avancer la pensée humaine sur des réflexions positives. Je travaille avec l’océanographe, Virginie Tilot sur un projet d’artiste Papou et amérindien sur leurs conceptions de la relation avec les esprits, divins et créatifs. Une plongée dans les ténèbres de l’histoire humaine. J’adore.

 

La fiction, ce n’est vraiment pas pour vous ?

 

J’adore aller au cinéma en salle. On a le son, l’image dans le noir et ça j’adore, c’est unique. On vit la magie du cinéma. C’est merveilleux, mais ce milieu ne m’attire pas. Trop de faux-semblants, de paraître, de bling bling. Je préfère le contact de la vie réelle, être confronté à la réalité. Peut-être juste par un besoin de garder les pieds sur Terre, ou de peur de me perdre...

 

Quel message auriez-vous envie d’adresser à un jeune pour le convaincre d’aller voir le monde dans ce qu’il a de sauvage et d’authentique, et d’œuvrer à le protéger ?

 

Lors du voyage chez les pygmées Baaka, nous sommes allés dans une saline, pour essayer de filmer un silverback (gorille au dos argenté). Après une journée à le pister nous n’avions rien dans notre besace. Il nous sentait et nous fuyait. On ne voyait que les femelles. Voyant notre échec, on retourne dans la saline pour filmer les éléphants qui s’abreuvaient. Endroit sublime, 16h, lumière qui tend doucement vers le rose. Et petit à petit, des guenons se mettent à sortir et à se chamailler. En un éclair, on entendit un craquement énorme et le silverback sortit du bois en hurlant. La saline s’est tue. Le roi était là, assis à 100m en train de mâchouiller une branche pour en récolter la moelle. Je demandais à notre garde si je pouvais me rapprocher. Notre garde s’était fait arraché une partie du crâne lors d’une rencontre qui avait mal tourné. Il me dit qu’on pouvait essayer, mais que si le gorille chargeait il fallait se jeter à terre et gratter le sol en regardant par terre, en signe de soumission.

 

Petit à petit on s’est rapproché, mètre par mètre avec un gros trépied et la grosse caméra dessus jusqu’à 10 mètres. Je sentais son étonnement, sa supériorité et en même temps sa curiosité pour ces bipèdes habillés. Nous ne faisions que des gestes lents, sans bruits, sans nervosité. Au plus près de lui, j’ai resserré au maximum pour n’avoir plus que les yeux et son regard fixe pénétrant était bouleversant. J’ai ressenti au fond de moi une sensation de tristesse et de douceur. Je n’arrivais plus à me défaire de son regard. J’étais hypnotisé. Le garde m’a tiré la manche pour me dire de repartir, en arrière, courbé face à lui en regardant le sol. Une fois éloignés, le silverback s’est levé en douceur et est reparti dans sa forêt. J’avais l’impression d’avoir été en contact avec un ancêtre.

 

Si ça ce n’est pas une histoire qui donne envie, je ne m’y connais pas... Merci. Un dernier mot ?

 

Lire Feu nomade de Gérard Chaliand. La poésie crue écrite à la pointe de son couteau...

 

Philippe Pothon.

 

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5 octobre 2025

Philippe Durant : « La volonté de qualité a toujours été essentielle chez Michel Blanc. »

Le rendez-vous était pris : quelques minutes après avoir échangé avec Richard Melloul au sujet de Michel Blanc (la retranscription de l’entretien est à retrouver ici), j’aurais un second appel téléphonique, avec son coauteur, l’historien du cinéma Philippe Durant, auteur d’un remarqué Alain Delon, un destin français, publié l’an dernier. L’occasion nous a été donnée d’évoquer leur ouvrage, Michel Blanc, Quand te reverrai-je... (Guy Trédaniel, octobre 2025), que je recommande toujours, pour le récit et pour ses photos. La disparition de l’acteur il y a un an, sa filmographie, sa personnalité et sa postérité. Delon, Depardieu et Woody Allen aussi. Quand te reverrai-je, Michel Blanc ? Tout le temps, partout, quand je voudrai, grâce à tes films. Même si, pour reprendre une phrase désormais célèbre, tu aurais pu vivre encore un peu... Merci, Philippe Durant, pour cet échange. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (25/09/2025)

Philippe Durant : « La volonté

 

de qualité a toujours été essentielle

 

chez Michel Blanc. »

Michel Blanc, Quand te reverrai-je... (Guy Trédaniel, octobre 2025)

 

Bonjour Philippe Durant. Comment est née cette bio sur Michel Blanc, et comment est-ce que vous vous êtes partagé le travail avec Richard Melloul ?

 

Alors comment est née la bio, c’est assez simple et compliqué à la fois. C’est une histoire d’édition comme toujours, c’est-à-dire qu’on a un ami commun, Richard, et moi. En fait, Richard voulait faire une bio, un hommage. Il ne savait pas trop comment s’y prendre et on m’a appelé à la rescousse. Et je suis rentré dans l’aventure parce que ça m’intéressait beaucoup, et j’ai surtout sympathisé avec Richard avec qui je m’entends très bien. Et c’est comme ça qu’on a construit le bouquin. Le bouquin, si vous voulez, l’écriture, c’est moi. Les informations, c’est un peu moi, c’est beaucoup Richard. Lui, il avait les photos, il avait ses souvenirs, donc on avait déjà une belle base. Et comme j’aimais beaucoup Michel Blanc, ça m’intéressait de le faire. On m’aurait proposé d’autres noms d’acteurs, que je ne vais pas citer, j’aurais dit non, mais là, oui, ça me touchait.

 

Est-ce que vous vous souvenez de quand vous avez découvert le Splendid pour la première fois ?

 

Je me souviens très bien. Je n’ai pas "découvert le Splendid", je n’en avais pas entendu parler parce que j’habitais en province, donc on ne savait pas très bien ce que c’était le Splendid. J’ai découvert les cafés-théâtres bien après, mais je me souviens très bien de la première fois où j’ai vu Les Bronzés. Ça m’avait beaucoup marqué. Moi j’étais ado, mais tous les gosses à l’école, on ne parlait que de ça, on se disait, qu’est-ce que c’est que ce truc ? C’est loufoque, c’est drôle, on n’avait jamais vu ça en fait. C’était plein d’humour, et ça m’avait beaucoup marqué. Comme ça avait marqué tous les copains à l’école. Et après, effectivement, en grandissant, si vous voulez, j’ai appris ce qu’était vraiment le Splendid. J’ai ensuite fait beaucoup de cafés-théâtres quand j’allais à Paris. Mais au départ, pour moi, c’était vraiment Les Bronzés.

 

Et justement, vous avez senti assez rapidement en regardant Les Bronzés que ces humoristes-là apportaient vraiment quelque chose de nouveau, y compris par rapport à ce qui se faisait avant, Les Charlots, etc. ?

 

On était dans une période de découvertes. Il faut se souvenir qu’avant, il y avait eu Les Valseuses, déjà, qui avait beaucoup bousculé les choses, notamment du point de vue de l’humour. Ils osaient vraiment des choses, jamais vues à l’écran, et juste après arrivent Les Bronzés, ou c’est un peu tout, n’importe quoi. C’était un peu le truc de potache. Mais nous, ça nous amusait beaucoup, parce qu’on n’avait jamais vu ça. Pour nous, l’humour, les films d’humour, il y avait De Funès, il y avait Belmondo, il y avait tout ça qu’on aimait beaucoup. Mais là, c’était autre chose. On avait l’impression que ça s’adressait à nous. On avait l’impression que les vieux, ça ne pouvait pas les intéresser.

 

Oui, c’était générationnel...

 

Voilà, c’était vraiment le truc des jeunes. Je ne sais pas du tout s’il y a des vieux qui sont allés le voir (rires). Mais à l’époque, pour nous, c’était notre film à nous.

 

Et je ne sais pas dans quelle mesure, à l’époque, quand vous l’avez découvert ce film, votre œil de cinéphile était déjà aiguisé. Mais est-ce que vous avez senti assez rapidement le potentiel talent collectif et surtout individuel de tous ces acteurs ?

 

On l’a vu assez vite. C’est-à-dire qu’à l’époque, je lisais beaucoup un magazine qui s’appelle Première et qui parlait beaucoup du Splendid. Donc moi, je les suivais d’abord à travers ce magazine. Et je les suivais aussi à travers certains films. Je ne dis pas que j’allais voir tous les films qu’ils ont faits à ce moment-là. Mais il y avait des films qui m’intéressaient, des films drôles. Et puis est arrivé, quelques temps après, pour moi, la plus grande explosion du cinéma français de mon époque, qui était Le Père Noël est une ordure. Il n’y avait pas Michel Blanc, c’est dommage. Mais c’était dans la lignée des Bronzés. Et là, on explosait tout. Je considère encore ça comme un excellent film, une excellente comédie qui est totalement délirante. Ils auraient très bien pu disparaître après avoir fait un film drôle. Eh bien non, ils continuent : en groupe, en faisant Le Père Noël. Puis ils continuent tout seuls. Arrive, quelques années plus tard, Marche à l’ombre. Là, on a été tous scotchés...

 

Un succès incroyable. 6 millions d’entrées !

 

Pour le coup, là, c’était vraiment notre génération. C’était hallucinant, ce film. Et puis, il y avait, pour moi la très grande qualité de Michel Blanc, à savoir les dialogues.

 

On va y revenir, sur les dialogues... J’ai appris beaucoup de choses dans votre livre, notamment qu’il était très mélomane. Très citadin, ce qui m’a fait marrer aussi, parce que j’ai compris à quel point il n’aimait pas la campagne. Je n’avais pas forcément ça en tête. Et qu’il était aussi très fan de Woody Allen...

 

Oui, c’est grâce à Woody Allen, je crois, qu’il a osé. Avec son physique un peu ingrat, sa timidité... Comment s’imposer dans le cinéma quand on n’a pas la personnalité d’un Louis de Funès, ou quelque chose comme ça. Eh bien non, il y avait quelqu’un d’autre qui correspondait, qui était Woody Allen. Alors, je ne dis pas qu’il a copié Woody Allen, mais il s’en est inspiré. Et surtout, ça l’a rassuré. Si Woody Allen y arrivait, peut-être le pourrait-il aussi...

 

Et justement, qu’est-ce que, dans sa filmographie, vous trouvez qui peut un peu être marqué par cette influence de Woody Allen ?

 

Je crois que ses premiers films, Viens chez moi, j’habite chez une copine, etc, ça correspond un peu aux premiers films de Woody Allen. C’est-à-dire les films où il était complètement à côté de la plaque. C’était le mec qui parlait pour ne rien dire, qui ne comprenait pas ce qui se passait autour de lui. Je crois qu’il y a vraiment, entre les premiers films de Woody Allen et les premiers films écrits par Michel Blanc, une correspondance, une liaison entre les deux.

 

Et d’ailleurs, je crois que vous n’en parlez pas forcément dans le livre, mais est-ce qu’il y a eu, de la part de l’un ou de l’autre, une espèce de volonté de rapprochement ou de travail ensemble ?

 

À ma connaissance, ils ne se sont jamais rencontrés. Probablement, Woody Allen était-il au courant des films de Michel Blanc, mais ce qui est sûr, c’est que Michel Blanc a suivi de très près la carrière de Woody Allen. Et quand Woody Allen fait des films un peu, voire très dramatiques, on retrouve Michel Blanc qui, tout d’un coup, fait lui aussi des films dramatiques, etc. Je ne dis pas du tout qu’il a copié, mais à chaque fois, ça lui ouvrait une nouvelle porte dans laquelle il pouvait s’engouffrer, en se disant : les Américains l’ont fait, je peux oser le faire en France, même si c’est beaucoup plus compliqué en France. Parce qu’on était vraiment dans des conditions très fermées - le cinéma français a toujours été très fermé. Et lui, grâce à Woody Allen, il dit : je peux y aller. C’est comme ça qu’il a écrit Grosse Fatigue, qu’il a écrit Embrassez qui vous voudrez, qui sont quelque part un peu inspirés de Woody Allen.

 

Et le portrait très détaillé que vous en faites nous donne l’impression de quelqu’un qui doutait énormément : même après le triomphe de Marche à l’ombre, on a l’impression que c’est plus l’inquiétude de l’après qui l’a étreint plutôt que l’enthousiasme.

 

C’était sans aucun doute un inquiet : un inquiet sur sa santé, un inquiet sur son avenir, un inquiet sur son physique, etc... Moi, je l’ai rencontré pas mal de fois, la première chose qui frappait, c’était son inquiétude. Quand il sortait un film, il était inquiet sur l’issue du film, sur les réactions. Il a été un inquiet total, de sa naissance à sa mort. Mais l’inquiétude, quelquefois, c’est un bon coup de fouet, parce que vous essayez à chaque fois d’être meilleur. Les gens qui sont sur leur derrière et qui sont convaincus d’être des grands comiques, acteurs ou scénaristes, se plantent en général à un moment ou à un autre. Lui a essayé à chaque fois d’avancer et de combattre justement la facilité et de montrer ce qu’il valait.

 

C’est sans doute celui de la troupe qui a pris le plus de risques ?

 

Oui, il a pris des gros risques. D’abord, il a pris le premier risque, de jouer seul, ce qui n’était pas évident parce que c’était une troupe. Lui, il ouvre la porte en disant, je m’en vais. Ça marche. Après suit Christian Clavier, suit Gérard Jugnot, suit Thierry Lhermitte, tout le monde suit. Mais c’est lui qui ouvre cette porte. Il prend des risques en jouant Monsieur Hire, des choses comme ça.

 

C’est un peu indiqué et suggéré dans le livre, Richard Melloul me l’a redit il y a une quinzaine de minutes : c’est bien de Josiane Balasko qu’il était le plus proche ?

 

Ah, totalement. Balasko aussi avait des douleurs en elle, son physique, ses origines, qui n’étaient pas du tout les mêmes que celles de Michel Blanc, mais qui étaient aussi des origines ouvrières. Le fait de pouvoir s’imposer en étant femme comique, ce qui était très difficile quand même, même dans les années 70, où les one-woman shows n’existaient pratiquement pas. Il y avait eu bien sûr de grandes actrices comiques, Jacqueline Maillan, Maria Pacôme, etc. Mais ça n’a pas été simple pour elle, et elle a trouvé un alter-ego, quelqu’un qui avait aussi des douleurs : ils ont partagé leurs douleurs, et ils ont surtout partagé leurs talents. Ils ont beaucoup travaillé ensemble. Quand Balasko me parlait de Michel Blanc, il y avait une émotion, il y avait quelque chose. On sentait qu’ils étaient liés par des liens autres que la déconnade du Splendid.

 

Ils étaient toujours un peu en retrait, de toute façon...

 

Tout à fait, oui. Ils ont tous les deux été, pas à l’écart, mais en retrait, assez vite. Elle avec ses pièces, parfois avec lui d’ailleurs, lui dans ses films, et voilà. Mais il ne faut pas croire non plus que la troupe du Splendid, c’était des joueurs de rugby. Ils étaient tous un peu indépendants. Clavier est un des premiers à le prouver, en connaissant un assez gros succès, très rapidement après le Splendid. Ils adoraient jouer ensemble, mais ils avaient conscience que pour continuer, il fallait qu’ils se séparent. Sinon, ils n’auraient pas duré. C’est la loi de la troupe : même les Branquignols, les potes de Robert Dhéry, pour ceux qui s’en souviennent, ont à un moment dû exploser pour continuer.

 

Vous évoquiez tout à l’heure, ses talents de dialoguiste dont vous parlez beaucoup dans le livre. Est-ce que vous pouvez m’en dire un peu plus ? Et je pose cette question d’autant plus facilement que je sais que vous avez aussi travaillé sur Michel Audiard. Qu’est-ce qui les distinguait dans leur talent de dialoguiste ? Qu’est-ce qui les rapprochait peut-être, tous les deux ?

 

Il y a une chose qui les rapprochait. Je vous dirais au passage que je suis très sensible aux dialogues, et que je regrette les dialogues du cinéma français actuel... Pour être un bon dialoguiste, il ne faut pas seulement avoir de l’imagination, il faut aussi avoir beaucoup lu. Or, souvenons-nous qu’au départ Michel Blanc envisage d’être prof de lettres, donc il lit beaucoup, il a toujours beaucoup lu. Et si vous n’avez pas en vous cette connaissance de la langue, cette connaissance des phrases, cette connaissance des mots, vos dialogues seront mauvais, pour être poli. Si vous l’avez en vous, Audiard l’avait de façon magnifique, Michel Blanc l’avait de façon magnifique, là, vous pouvez créer des dialogues qui sont splendides, sans jeu de mot !

 

Je me souviens très bien d’avoir dit à Michel Blanc, lors d’une conversation : vous êtes quand même, pour moi, l’un des deux plus grands dialoguistes vivants, le deuxième étant Bertrand Blier. Je lui ai posé la question : pourquoi ne faites vous pas plus souvent des dialogues de films dont vous n’êtes pas l’auteur, comme faisait Audiard ? Il m’a dit : parce qu’on ne me l’a jamais demandé. Moi je trouve ça concernant, parce que ça prouve que le cinéma français est d’une stupidité totale. Quand on a un Michel Blanc qui est capable de vous améliorer les dialogues, quand vous avez un Bertrand Blier qui est capable de vous donner des dialogues cinglants, vous ne restez pas avec un monsieur Du Genou qui a beaucoup d’imagination dans son scénario, mais dont les dialogues sont d’une platitude extrême.

 

Je n’avais pas forcément conscience, à ce point-là, de ses talents de dialoguiste.

 

Il y a les dialogues d’Audiard, ça claque. Mais les bons dialogues, ce ne sont pas forcément des trucs extraordinaires. Ça va tellement bien, ça roule tellement bien, ça enjolive tellement bien la scène... On ne s’en rend pas compte, mais c’est très important. Et Michel Blanc avait très bien compris ça. Et si on reprend tous les dialogues de ses films, on va trouver des phrases qui font mouche, qui sont magnifiques. Mais effectivement, on ne parle jamais du dialogue dans le cinéma français... Pourquoi, c’est tabou ?

 

On le fait davantage dans le cinéma anglo-saxon ?

 

Beaucoup plus. Ils s’attachent aux dialogues parce qu’ils savent que ça peut être important. Les Américains ne sont pas très forts là-dessus. Les Anglais sont très à cheval sur les dialogues... Un film, c’est un tout. C’est surtout quand on a des bons dialoguistes. J’ai encore en mémoire cette conversation, je vois Michel encore un peu bouche bée qui me dit, comme un petit gosse, oui, mais on ne fait pas appel à moi...C’est lamentable. Et il n’allait pas non plus prendre son téléphone en disant : je peux vous dialoguer tel film. C’est regrettable. Le cinéma français a été aveugle sur les talents qui étaient là, présents. Blier était beaucoup plus cinglant, mais il écrivait de très beaux dialogues...

 

On va parler un peu de Tenue de soirée justement, qui a été un point de bascule dans sa carrière. Il y a cette anecdote : Depardieu dit à Michel Blanc qu’il devrait conduire une Porsche, il lui prête la sienne et ça brise la glace...

 

Oui ! Tenue de soirée, c’est un film qui a été marquant. Je crois que Richard est beaucoup mieux placé que moi pour en parler, parce qu’il était sur le tournage, et qu’il a suivi ça de très près. Là, on tombe encore une fois dans les dialogues et dans le culot de Bertrand Blier. On a droit à une association de grandes personnalités, sans parler de Depardieu bien sûr, mais d’un auteur et d’un acteur qui est capable de jouer Blier. Ce n’est pas facile de jouer du Blier ! Il y en a beaucoup qui se sont plantés. Non seulement Michel Blanc le fait avec gourmandise, mais en plus le sujet n’est pas d’une facilité extrême...

 

Ce n’est pas simple à assumer !

 

Non, ce n’est pas simple du tout à assumer. C’est même très dangereux. Ça passe ou s’en casse.

 

Vous diriez qu’à partir de là, il a été vraiment considéré et respecté différemment en tant que comédien ?

 

Oui. Déjà, il a eu un prix à Cannes, ça vous marque un homme, comme dirait Michel Audiard. C’est quelque chose qui frappe. Tous les gens du cinéma, parmi ceux qui sont un peu intelligents, ont vu la prestation, ont vu le talent. C’est difficile de dénigrer ce genre de chose. On est passé de Michel Blanc alias Jean-Claude Duce des Bronzés, à Michel Blanc acteur. Il est tellement acteur, ça devient un problème, que personne n’ose lui proposer un rôle. Qu’est-ce qu’on peut lui proposer maintenant qu’il a fait ça ? Il tourne un peu en rond ensuite, ce qui est incroyable. Alors qu’avec les Américains, vous faites un film comme ça, vous avez 40 producteurs qui viennent vous signer un contrat, tout de suite. On a besoin de vous. En France, c’est « qu’est-ce qu’on va faire après ça, qu’est-ce qu’on peut lui proposer ? »

 

Petit aparté, à ce stade de l’échange. Dans l’ouvrage, le patronyme du fameux

Jean-Claude est écrit DUCE, et non DUSSE. Moi, spontanément, j’aurais écrit DUSSE,

et la plupart des occurrences sur internet ont privilégié les deux S.

J’ai demandé à M. Durant d’où il tenait cette certitude pour le C, il m’a envoyé

ce document sans appel, une capture d’écran issue des Bronzés 3. Plus de malentendu. ;)

Merci à lui. Nicolas, le 7 octobre 2025.

 

Et est-ce que vous diriez qu’au-delà de la chance inouïe pour un comédien d’être reconnu par tous pour un personnage, en l’occurrence Jean-Claude Duce donc, malgré tout, il a souffert d’être presque systématiquement identifié à lui par le grand public après avoir joué des choses comme Monsieur Hire, par exemple ?

 

Bien sûr qu’il en a souffert. D’un côté, il en a profité, parce que quand il joue Viens chez moi, j’habite chez une copine, etc, c’est un prolongement de Jean-Claude Duce. Ensuite il arrête, mais même s’il lui arrête, ça ne veut pas dire que les spectateurs arrêtent de regarder ces films. Ils continuent d’apprécier Jean-Claude Duce et de voir en lui Jean-Claude Duce, même s’il joue Monsieur Hire, même s’il joue un flic, etc. C’est quelque chose qui vous colle à la peau. C’est la fameuse anecdote avec Robert Mitchum et je ne sais plus quel acteur : ce dernier lui dit : « Moi, on n’arrête pas de me parler de tel rôle, tout le temps. J’ai l’impression de n’en avoir fait qu’un. » Et Robert Mitchum lui répond : « Mais moi aussi, j’ai fait 180 films, on ne me parle que de La Nuit du chasseur. » Et il ajoute : « Rassurez-vous, vous avez au moins un film. C’est rare dans le cinéma.

 

Et d’ailleurs, comme vous le dites très bien dans le livre, Jean-Claude Duce, c’est le seul personnage dont on se souvient du prénom, et a fortiori du nom, parmi tous ceux des Bronzés.

 

Tout à fait, c’est ça qui est extraordinaire. Ça ne tient rien, à des détails, mais ça a marqué, et ça marque encore.

 

Il est devenu presque un archétype de personnage, un peu loser et super sympathique...

 

Exactement. Si vous voyez un type en tongs, à moitié chauve et avec une moustache sur une plage, vous allez dire : « Tiens, Jean-Claude Duce. » C’est automatique. Et si vous êtes sur un tire-fesse dans la montagne et que ça s’arrête, automatiquement vous chantez Quand tu reverrai-je. C’est programmé. Maintenant, c’est l’ADN de tous les Français. Alors oui quelque part c’est lourd à porter. Et d’un autre côté, c’est magnifique d’avoir ça dans sa vie... Les autres n’ont pas cela. On a le « Okay » de Christian Clavier dans Les Visiteurs, des petites touches comme ça. Mais au niveau de Jean-Claude Duce, c’est rare... Dans le cinéma français, ils ne sont pas nombreux, les personnages dont on se souvient.

 

Et c’est quelqu’un dont on sent aussi les doutes. Il a eu l’humilité de comprendre que certaines activités n’étaient pas forcément pour lui. Est-ce qu’on peut dire qu’il a privilégié une forme de prise de risque, mais aussi de plaisir dans le travail ?

 

Je pense que s’il n’avait pas de plaisir, il ne le faisait pas. Ce n’était pas un masochiste. D’abord, il avait besoin de découverte. Il était fier à cet égard des films anglais ou italiens qu’il a pu faire. Il adorait son métier. Même s’il a eu du mal, il rentrait, et après, il ne voulait plus en sortir. Il adorait voir les gens jouer. Il adorait une certaine qualité. Vous ne l’auriez pas mis dans Le Facteur de Saint-Tropez, par exemple. Je ne pense pas qu’il aurait accepté de jouer dans ce genre de chose. Mais il avait l’envie de faire des découvertes, avec des prises de risque. Quelquefois, il était déçu. C’était quelqu’un de curieux. Dans tous les domaines. Il disait qu’il aimait beaucoup la musique classique, ce qui était exact. Si vous grattiez un peu, vous vous rendiez compte qu’il aimait beaucoup le jazz. Le cinéma, on l’a dit, il vous parlait de Woody Allen... Si vous grattiez un peu, il vous parlait de Comencini. Il avait l’envie, le besoin de changer, de savoir.

 

Alors que c’est vrai que, sans attaquer le grand comédien qu’il est, dans les dernières années, j’ai l’impression que Clavier a joué toujours un peu le même rôle de bourgeois un peu égoïste...

 

C’est-à-dire qu’ils se sont tous un peu sclérosés, les bons amis du Splendid. Je me suis le premier à en être attristé. Ils ont tourné en rond. Je ne sais pas pourquoi... Le plus intéressant, je dirais, c’est Jugnot, qui s’est lancée dans des films grandiloquents, ce qui n’avait strictement aucun intérêt. Mais qui, à côté, a fait de très bons films. C’est difficile à gérer, une carrière. Je ne dis pas que celle de Michel Blanc est exemplaire, mais il y a des moments où il a su se retenir, où il a su dire non.

 

Il a eu le prix d’interprétation pour Tenue de soirée et aussi pour L’Exercice du pouvoir. Quels sont, au-delà de ces deux rôles, ceux dans lesquels, pour vous, il mériterait d’être découvert ou redécouvert, notamment par nos lecteurs ?

 

Alors, dans quels rôles le découvrir ? Moi, mon film préféré, ça restera toujours Marche à l’ombre. J’ai le souvenir de quand je l’ai vu pour la première fois. Et quand je le revois, c’est toujours très fort. Et ça parle vraiment d’un temps, d’une société. Sinon, quels films ? Monsieur Hire, quand même, c’est un peu indispensable, pour qu’on comprenne la qualité du jeu de Michel Blanc. Forcément Tenue de soirée, Les Bronzés toujours, beaucoup d’autres...

 

J’ai bien envie de voir, justement, par rapport à ce qu’on disait, le film qu’il a fait avec Balasko assez récemment, Demi-soeur...

 

Non, ça a quelques années, mais c’est très émouvant. Et ça l’est d’autant plus émouvant que le film se voit à deux niveaux. Vous voyez des gens, mais vous savez au fond de vous, que ces gens, ces deux acteurs, se connaissent bien. Et ça vous travaille en même temps que vous regardez le film. C’est normal que ça les touche, parce qu’on sait qu’ils ont des influences ensemble, qu’ils ont un parcours commun. Ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est émouvant. Josiane et Michel ont osé jouer l’émotion.

 

Très bien. Quelques questions maintenant sur l’univers plus large du cinéma. Quelle réaction vous inspire la disparition (annoncée la veille de l’entretien, ndlr) de Claudia Cardinale ?

 

Ah... Moi, ça me fait du mal, parce que Robert Redford (décédé une semaine plus tôt, ndlr), Claudia Cardinale... C’est toute ma jeunesse, quoi. Quand j’allais au cinéma, je voyais tous ces gens-là, comme je voyais Belmondo, Delon, et je me rends compte que je deviens un vieux monsieur. Que le passé commence à se refermer, et ça fait du mal. Moi, il y a une question que je me pose : les jeunes d’aujourd’hui, de qui se souviendront-ils dans 40 ans ? Et là, je ne suis pas certain qu’ils aient un Robert Redford à se mettre sous la dent, ou une Claudia Cardinale...

 

Justement, vous avez consacré, il y a un an, je crois, une bio à Alain Delon. On imagine, a priori, assez peu de points communs et de ressemblances entre Michel Blanc et Delon, mais malgré tout, est-ce qu’il y en avait ?

 

Il y en avait au moins une qu’on oublie, et pourtant qui est évidente, c’était tous les deux des professionnels. Ce n’est pas aussi fréquent que ça en a l’air dans le cinéma. Et quand tu es professionnel, tu as des gens qui sont capables d’une grande générosité, et aussi des gens qui sont capables, non pas de se fâcher, mais d’être un peu soupe au lait, quand ça ne va pas dans la bonne direction, ou quand la compétence n’est pas forcément toujours au rendez-vous autour de soi...

 

Et sans doute que, de manière consciente ou pas, de manière volontaire ou pas, l’un suscitait beaucoup plus la sympathie du public que l’autre...

 

L’un, c’était naturel, qu’il cherche la sympathie, parce qu’il était naturel et sympathique Michel. Il était vraiment très chaleureux. Quand je le voyais, c’était toujours un grand sourire, etc. Delon était toujours sur la défensive. On n’avait pas forcément envie, quand on croisait dans la rue, de lui taper dans le dos, de tenter une familiarité avec lui comme souvent on l’a fait avec Michel Blanc. Ce sont des caractères très différents. Mais ce sont aussi des parcours très différents...

 

Vous évoquiez à l’instant les jeunes : dans 40 ans qui des années 2020 auront-ils encore en tête ? Qu’est-ce que l’historien du cinéma retient de Michel Blanc, et qu’est-ce qu’on en dira dans 20 ans, à votre avis ?

 

Il retient de Michel Blanc un humour caustique, correspondant à son époque, sans être vulgaire. Ce qui est assez difficile, contrairement à ce qu’on croit. Nombre de comédies depuis la fin de la guerre, ont été un peu bas de plafond. Lui, jamais. Il y a une une volonté de qualité. Dans les personnages, dans la façon de présenter les choses, dans les dialogues, bien sûr. Et ça, ça restera. Comme disait Michel Audiard, le prix s’oublie, la qualité reste. Encore une fois, je ne veux pas être méchant avec le cinéma français actuel, mais je ne suis pas certain que 90% des films qu’on voit en ce moment resteront dans 20 ans... Non pas parce qu’ils sont mauvais, mais parce qu’ils n’ont pas forcément la bonne qualité. Michel Blanc avait un soin presque de musicien, de trouver la bonne note. Et de créer une belle musique... Les Bronzés resteront, parce que c’est une symphonie de sons très différents mais qui finalement s’accordent bien. Ils ont été copiés ensuite, mais personne ne s’en souvient...

 

Question sur un sujet un peu compliqué, je viens de la poser aussi à Richard Melloul : croyez-vous qu’on reverra Depardieu à l’écran un jour ?

 

Je l’espère... L’homme parfait n’existe pas. Il faudra peut-être qu’un jour on s’en rende compte... En disant cela je ne dédouane pas du tout Gérard Depardieu. Ce qu’il a fait, ce sera à la justice de trancher. Simplement, n’oublions jamais l’acteur qu’il a été, ce qu’il a apporté au cinéma français et au cinéma mondial. Il y a eu des acteurs "parfaits", de grande qualité morale, etc, mais que souvent on a complètement oubliés, parce qu’on s’ennuyait déjà à l’époque alors maintenant... Quoi qu’il arrive, que la justice se fasse, mais l’acteur Depardieu restera. On ne pourra pas gommer Les Valseuses.

 

Pour conclure sur Michel Blanc, celui que vous croyez avoir compris, trois qualificatifs pour mieux le décrire ?

 

Culture. Émotion. Talent. Et en plus quelqu’un de très chaleureux.

 

Encore une fois, sa disparition a peiné beaucoup de monde. Moi j’ai 40 ans cette année, ça a touché pas mal de gens de ma génération, et même parmi les plus jeunes...

 

Ça a été un choc, parce qu’on ne s’y attendait pas. J’ai dit à l’occasion de plusieurs émissions faites au moment de sa mort qu’on avait perdu un membre de notre famille. Celle du cinéphile, ou simplement de l’amateur de films. Mais on ne s’en rendait pas forcément compte. Quand Delon est mort, un mur s’est écroulé. Et quand Michel Blanc meurt, l’air de rien, ce n’est pas le mur qui s’écroule, mais carrément toute la maison...

 

On pensait l’avoir plus longtemps parmi nous.

 

Oui, et je crois qu’on s’est rendu compte, au moment de sa mort, à quel point il était important pour nous, et à quel point il était en nous. On était attaché à lui, mais c'était tellement évident que personne n’en parlait. Sa disparition a désarçonné... Je n’avais pas sa photo dans ma chambre, quand j’étais jeune, j’avais plutôt celle de Redford. Mais il était là.

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Philippe Durant ?

 

J’ai la chance d’aimer toujours le cinéma, pas forcément celui d’aujourd’hui mais celui de mon enfance. C’est bête à dire, mais le cinéma des années 70 était extraordinaire, et quand on a grandi là-dedans, ça vous marque. J’ai la chance, pour mes travaux, de souvent m’y replonger. C’est très agréable.

 

Après Delon, Blanc, vous vous verriez écrire maintenant une bio de Depardieu ?

 

Non, parce que ce sera comme pour mon Delon : si je pars pour une bio de Depardieu, ça va me prendre huit ans pour la faire. Je ne suis pas sûr d’en avoir le courage. Et je ne dis pas cela contre Depardieu. Bien comprendre le personnage serait passionnant. Mais plonger dans sa vie serait plus compliqué encore que dans celle de Delon. Je crois que je ne le pourrai pas. Et je le regrette, parce que ce serait passionnant. Et j’espère que quelqu’un le fera de manière objective. Le bonhomme est passionnant. Le nombre de sujets qu’il peut aborder dans une seule phrase !

 

Avez-vous un dernier mot ?

 

Quand te reverrai-je, par Michel Blanc...

 

Philippe Durant.

 

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1 octobre 2025

Bertrand Mathieu : « Il est vital que le politique reprenne la main sur les contre-pouvoirs »

Dans son ouvrage paru en mars dernier, Europe : lUnion fait la force… dans la diversité (LGDJ), Bertrand Mathieu, professeur émérite de l’Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne et membre de la Commission de Venise du Conseil de l’Europe, s’interroge longuement sur l’état de la démocratie au sein de l’espace européen. L’Union européenne, et nos états de droit eux-mêmes, martèle-t-il, courent à la catastrophe si le politique, en tant qu’expression d’une volonté populaire clairement exprimée, ne reprend pas la main face à des autorités à la légitimité contestable (la Commission européenne par exemple) ou à des contre-pouvoirs qui, d’après lui, vont au-delà de leur rôle (les juridictions de contrôle, les ONG...), jusqu’à mettre en péril les équilibres dont ils sont pourtant les garants. Il établit un lien direct entre ce sentiment - et souvent cette réalité - de dépossession par les peuples de leur voix en tant qu’exercice de la souveraineté, et la poussée préoccupante, aux deux extrêmes des échiquiers politiques, des partis qui visent à renverser le système.

 

Je remercie M. Mathieu, qui avait déjà rédigé en 2016 pour Paroles d’Actu, un texte éclairant sur le référendum, pour les réponses qu’il a bien voulu m’apporter. Je précise, à toutes fins utiles, que notre échange s’est tenu avant les récents développements autour de la dernière condamnation de Nicolas Sarkozy. Je ne puis qu’inviter le lecteur attentif, et curieux d’aller au bout des choses, à s’emparer du texte de M. Mathieu : ce qu’il y développe ne fera forcément pas l’unanimité, mais les questions qu’il y pose le sont rigoureusement, en tant que praticien du droit, non comme tant de polémistes de comptoir. Comme lui-même l’indique, à la fin de notre entretien : son livre n’a d’autre prétention que d’alimenter les débats, de faire appel à l’esprit critique de chacun. Les confrontations d’idées, réfléchies, respectueuses, sont-elles encore de saison... ? Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU (25/09/2025)

Bertrand Mathieu : « Il est vital

pour nos démocraties

que le politique reprenne la main

sur les contre-pouvoirs »

Europe : l'Union fait la force… dans la diversité (LGDJ, mars 2025)

 

Bertrand Mathieu bonjour. La première question que j’ai envie de vous poser est la suivante : en dépit de toutes les défaillances que vous exposez fort bien, quelle a été votre propre histoire, jalonnée peut-être de moments d’exaltation et de désenchantement, s’agissant du processus de construction européenne ?

cheminement européen

N’ayant jamais été ni un militant pro-européen, ni un adversaire résolu de l’Europe, ce sont plutôt des interrogations que je me suis posé en tant que constitutionnaliste (mais le citoyen n’est jamais loin). Lors du premier septennat de Jacques Chirac, l’un de ses conseillers les plus proches, qui m’avait consulté sur une question constitutionnelle n’ayant rien à voir avec l’Europe, me demande à la fin de l’entretien mon opinion sur les questions que posent l’articulation entre la Constitution et la souveraineté nationale d’une part, et la construction de ce qui ne s’appelait pas encore l’Union européenne d’autre part. Je dois avouer que je n’ai pas su répondre au-delà de banalités. Alors que les constitutionnalistes laissaient aux européanistes, c’est-à-dire aux spécialistes du droit international, les questions relatives aux traités européens, il m’a rapidement semblé que l’articulation entre la Constitution et le droit européen devenait une question fondamentale et un défi pour les spécialistes du droit constitutionnel. Cet ouvrage est le fruit d’une réflexion assez longuement murie. Je ne dirai pas qu’il traduit un moment de désenchantement mais un sentiment d’inquiétude face à des dangers ou à des défis auxquels l’Europe peut apporter une réponse, qu’elle se montre aujourd’hui incapable d’apporter.

 

Pourquoi, alors que les vents mauvais et la résurgence des empires menacent, estimez-vous toujours essentiel que, divers autant qu’ils sont, les Européens soient unis, porteurs de quelque chose qui dépasse l’addition de leurs singularités ?

de la nécessité d’une Europe puissance

Le monde change et l’Europe est donc plus que jamais nécessaire. Deux phénomènes relevant l’un et l’autre de la géopolitique sont à l’œuvre : la renaissance de logiques impériales - le retour des empires russe, chinois, ottoman… et la substitution des rapports de force aux règles juridiques pour réguler les rapports internationaux. Si l’Europe n’a jamais été durablement le terrain d’empires puissants, elle a une véritable identité. Héritière des traditions grecque, latine, chrétienne et des Lumières, elle est incontestablement porteuse de valeurs humanistes, philosophiques et politiques. Il existe une identité et des valeurs communes européennes. En outre les Européens, dans ce monde qui se transforme, ont des intérêts communs à défendre, d’ordres économique, financier, militaire. En un mot, appuyée sur son identité l’Europe doit aspirer à être une puissance dans ce nouveau monde. 

 

La force de votre ouvrage c’est, je crois, de démontrer comme vous le faites, comme un juriste et non comme un polémiste, combien la construction européenne s’est développée comme un appareil de moins en moins démocratique, qui tend à faire accroître ses prérogatives (la Cour de Justice et la Commission notamment) au détriment des États, et souvent à faire la morale. Est-ce que vous sentez, alors qu’on observe partout la montée des populismes et tentations illibérales, que le mal est fait pour de bon, ou bien l’Europe en tant que projet a-t-elle encore une chance de récolter l’adhésion des Européens ?

entre l’appareil et le peuple, la rupture ?

La montée du populisme est un phénomène qu’il ne suffit pas de condamner, mais qu’il convient surtout de tenter d’expliquer si on veut le surmonter. Le populisme n’est pas une réponse, le rejet des élites ne peut constituer un projet politique, il peut aussi dégénérer vers des pouvoirs autoritaires, voire dictatoriaux. La relative démission des élites et la colère des peuples créent un vide dans lequel un aventurier peut trouver sa voie. Mais le populisme est une réaction parfaitement compréhensible à une situation où la démocratie n’est plus qu’une incantation. Le pouvoir n’appartient plus aux élus du peuple, les dirigeants se refusent à interroger le peuple par référendum par peur de la réponse et du désaveu. Prenez le cas de la France. Lors d’une élection, les candidats se présentent sur un programme. Mais il s’agit le plus souvent d’un leurre, non pas parce que les politiques mentent, mais parce qu’ils ne pourront pas appliquer leur programme, nombre des décisions qui ne s’inscrivent pas dans un consensus prudent étant susceptibles d’être empêchées par un juge constitutionnel ou européen ou remises en cause par l’Union européenne, les pouvoirs financiers, les agences de notation… Le pouvoir s’est déplacé du peuple vers les juges, les autorités indépendantes, les ONG… toutes des institutions nécessaires en démocratie, mais qui tendent à sortir de leur fonction de contrôle pour exercer un pouvoir de décision.

 

Le débat sur le gouvernement des juges ou l’état de droit tend en réalité à disqualifier de vraies questions. Oui, les juges sont un contrepoids vital pour une démocratie et leur indépendance est une exigence fondamentale ; oui l’état de droit, en ce qu’il représente un antidote à l’arbitraire, est une garantie fondamentale pour les citoyens. Mais un juge constitutionnel qui décide qu’il est interdit d’interdire l’aide aux étrangers en situation irrégulière, au nom d’un principe aussi vague que la fraternité, un juge européen qui impose à un État l’enseignement de la théorie du genre dans les écoles, au nom d’une principe aussi général que la non-discrimination, sortent incontestablement de leur mission pour empiéter sur celle du politique. Or, pour revenir à l’Union européenne, les deux organes les plus puissants, qui modèlent en quelque sorte les institutions européennes et déterminent leur compétence, la Commission et la Cour de Justice, n’ont aucune assise démocratique. Quant au Parlement européen, composé de députés très éloignés de leurs mandants, il se perd souvent dans des querelles picrocholines qui me font songer aux débats sur le sexe des anges qui animait Byzance, alors que les conquérants ottomans étaient à ses portes. C’est pourquoi l’une des pistes que je propose est de redonner du pouvoir au Conseil européen qui réunit les représentants des États, et qui peut s’appuyer sur une légitimité démocratique plus directe.

 

Vous évoquez longuement dans votre ouvrage l’importance des identités nationales, dont la préservation constitue pour de très nombreux citoyens un enjeu vital. Est-ce qu’il existe vraiment à votre sens, au-delà des élites mondialisées (terme que j’utilise ici sans connotation péjorative, cela peut concerner ceux qui ont fait Erasmus par exemple), un sentiment large, diffus peut-être, d’appartenance à une communauté de destin européenne ?

une communauté de destin européenne ?

La volonté de l’Union européenne, comme du Conseil de l’Europe, de gommer les identités nationales au profit d’une uniformisation est un facteur de rejet de l’Europe par de nombreux peuples. L’Union européenne s’écarte ainsi des objectifs qui devraient être les siens pour remplir une fonction idéologique pour laquelle elle n’a aucune légitimité. La laïcité est une valeur fondamentale de la République française, elle n’occupe surement pas la même place en Italie ou en Grèce, faut-il le regretter ? Un système est-il préférable aux autres ? La famille traditionnelle, le respect de la distinction entre les sexes font partie des valeurs fondamentales de certains États, à tel point que la Hongrie ou la Slovaquie les inscrivent dans leur Constitution. Faut-il les en blâmer, ou plus encore les sanctionner sur ce motif ? Ce que la Cour de Justice de l’Union européenne s’apprête probablement à faire à l’encontre de la Hongrie...

 

Les élites mondialisées n’ont probablement pas un véritable sentiment d’appartenance à l’Europe, elle sont plutôt « hors sol ». L’exemple d’Erasmus, que vous citez, est un excellent exemple de réussite européenne. Appartenir à une communauté de destin, c’est d’abord apprendre à se connaître. Mais pourquoi faudrait-il que le sentiment d’appartenance à une communauté européenne soit exclusif de l’appartenance à une communauté nationale ? On peut partager des valeurs communes et défendre des valeurs relevant de l’identité nationale. Mais aujourd’hui, par la croisade idéologique que mène l’Europe et qui consiste à porter les valeurs de minorités et à les soutenir contre celles des majorités, (les minorités doivent être défendues, mais on ne peut leur reconnaître une légitimité supérieure à celle de la majorité), l’Europe divise plus qu’elle n’unit.

 

Nous évoquions tout à l’heure les régimes illibéraux, que vous définissez bien dans le livre comme étant quelque chose de réversible par les urnes, là où la dictature ne l’est plus. Est-ce que vous restez en tant que juriste, globalement optimiste quant à la capacité de nos états de droit à résister à de telles évolutions, qui paraissent de moins en moins improbables ?

face aux tentations illibérales

Ce que l’on appelle les démocraties illibérales sont des régimes démocratiques en ce que le pouvoir fonde sa légitimité sur la victoire à des élections, le soutien d’une majorité. Le caractère illibéral du pouvoir tient à la lutte qu’il mène contre les représentants du contrepoids libéral du pouvoir, les juges, mais aussi les ONG par exemple. La démocratie libérale traduit un équilibre aussi précieux que précaire entre l’existence d’un pouvoir légitimé par l’élection et l’existence d’organes chargés de limiter et de contrôler l’exercice du pouvoir. Or le renforcement considérable du pouvoir des autorités de contrôle vis-à-vis du pouvoir politique a créé en réaction une volonté du pouvoir politique de s’affranchir partiellement de ce contrôle. De mon point de vue, la résistance de nos États à une telle évolution, qui peut s’avérer dangereuse pour les libertés et pour la démocratie elle-même, consiste non pas à renforcer ces contre-pouvoirs, mais à redonner au politique plus d’espace. À défaut, l’illibéralisme deviendra la norme en Europe, au risque d’ouvrir la porte à des régimes réellement autoritaires, lorsque ces contre-pouvoirs auront été réduits au-delà ce que leur mission impose, pour la stabilité même des régimes démocratiques.

 

Nos démocraties sont malades de n’être plus vraiment des démocraties, sont devenues des oligarchies et risquent de mourir de devenir des régimes réellement autoritaires. Il n’est qu’à mesurer le succès des partis « hors système » dans tous les États européens et leur capacité à rentrer dans le système. On ne pourra pas continuer à gouverner contre une majorité d’électeurs. Les institutions juridictionnelles, dont je considère, et j’insiste, qu’elles doivent jouer un rôle fondamental pour la protection de nos libertés et de la démocratie, devraient comprendre qu’elles ont tout à perdre à se réfugier dans un isolement hautain, à soutenir la défense de leurs pouvoirs, parfois exorbitants, derrière des incantations comme celle de l’état de droit dont elles définissent le sens et garantissent le respect. Je crains que la justice, la démocratie et l’état de droit, au sens premier, soient emportés dans la réaction qui pourrait se manifester.

 

L’actuelle situation de blocage politique en France, inédite sans doute depuis l’avènement de la constitution gaullienne, se manifeste par une incapacité - ou une absence manifeste de volonté - de la part des trois grands blocs bien identifiés à s’entendre sur une conception du bien commun qu’entend porter un exécutif historiquement impopulaire. Est-on à votre avis dans une période où le parlement devrait retrouver la prééminence qui fut la sienne, et n’a-t-on pas jeté un peu vite aux oubliettes toute la "jurisprudence" de la culture du compromis parlementaire des régimes précédents ?

du "bien commun" dans la France de 2025

La situation politique française est le résultat de plusieurs facteurs. Profondément d’abord, l’absence de véritables valeurs partagées, une déliquescence du sentiment national auquel se substituent individualisme, communautarisme et corporatisme. Est-il possible dans ce contexte de définir un « bien commun » ? Ce qui est pourtant la fonction essentielle d’un monde politique éclaté à l’image de la Nation. De manière plus immédiate, en détruisant les deux partis d’alternance (les Républicains et les Socialistes), le président Macron a créé un champ de ruines sur lequel rien ne s’est construit. On parle de trois blocs, mais le bloc central est lui-même bien divisé, la gauche également. En réalité l’absence de majorité soutenant le président de la République aurait pu renforcer le rôle du parlement. Bien au contraire celui-ci, tout du moins l’Assemblée nationale, n’a jamais été aussi faible et déconsidéré.

 

La culture du compromis des Républiques précédentes est à relativiser. Par ailleurs c’est une question de culture politique avant d’être une question institutionnelle. Faut-il, par exemple par le recours à la proportionnelle, institutionnaliser la fragmentation de la représentation politique telle qu’elle existe aujourd’hui et renvoyer la constitution des majorités et des gouvernements à des accords d’appareils dans lesquels les partis minoritaires jouent un rôle majeur ? La question mérite d’être posée, mais elle est ouverte. En réalité le jeu politique c’est d’attendre que l’élection présidentielle désigne un nouveau leader, que les élections législatives qui suivront lui donnent une majorité pour appliquer son programme. Dans le temps qui nous sépare de cette élection, le pays peut bien couler, en caricaturant on pourrait dire que chacun des postulants potentiels ne s’intéresse qu’au profit qu’il pourrait en tirer.

 

Dernière question, là encore d’une actualité brûlante : vous évoquez dans le livre, lors d’un développement, la caractérisation juridique de l’État, qui doit rassembler un peuple, un territoire et une organisation politique bien définis. Est-ce qu’à cet égard la reconnaissance, ces tout derniers jours, de l’État de Palestine par la France, juste après le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie, peut avoir une portée non pas simplement symbolique, mais aussi juridique ?

État palestinien : une réalité juridique ?

Je ne me prononcerai pas sur l’opportunité de cette reconnaissance et sur le moment choisi. La reconnaissance est symbolique, elle a bien sûr une portée juridique. Concrètement, c’est autre chose. Il y existe incontestablement un peuple palestinien, Israël fait en sorte qu’il n’y ait pas de territoire, il n’y a pas véritablement d’organisation politique palestinienne stable, pour reprendre les critères auxquels vous faites référence. En tous cas la situation est inextricable, s’y mêlent trop d’histoire, de passions et de haine. Je dirai simplement que si le peuple palestinien a droit à un État, Israël a un droit à être reconnu comme un État par les autres États de la région. Les deux questions auraient pu être liées, et assorties de garanties de sécurité.

 

Un dernier mot ?

pour un débat apaisé

Un regret : le débat est aujourd’hui de plus en plus difficile. Les attaches politiques, les réseaux sociaux enferment chacun dans des bulles qui ne communiquent pas, sinon par l’invective. La liberté d’expression se réduit comme peau de chagrin, assortie d’interdits juridiques ou d’excommunications idéologiques de plus en plus nombreux. Les analyses que je développe sommairement ici n’ont pas vocation à soutenir tel ou tel courant politique ou idéologique. Elles sont le fruit d’analyses juridiques, mais aussi de convictions. Elle se prêtent, et même invitent à la discussion. Je souhaiterais, probablement naïvement, qu’on leur épargne l’anathème. Comprendre le populisme n’est pas le défendre, lutter contre les dérives de l’Union européenne n’est pas être anti-européen…

 

 

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