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Paroles d'Actu
19 décembre 2015

Fariba Adelkhah : « L'Islam n'est pas le passé de l'Iran mais bel et bien son avenir »

Fariba Adelkhah a vu le jour dans ce grand pays qu’est l’Iran ; c’était encore, pour ce qui la concerne, l’Iran d’avant la révolution qui entraîna la chute de la monarchie Pahlavi, l’Iran d’avant la République islamique proclamée en 1979. Docteur en anthropologie (EHESS, 1989), elle est membre des comités scientifiques de Iranian Studies et de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. Nombre de ses travaux portent sur une conjugaison de ses deux grands pôles d’expertise, l’anthropologie politique et sociale et l’Iran ; on lui doit notamment, pour ne citer que deux de ses écrits récents, Les mille et une frontières de lIran (Karthala, 2012) et Les Paradoxes de lIran (Le Cavalier bleu, 2013). Je la remercie vivement, d’abord pour sa bonté à mon égard, ensuite d’avoir accepté de répondre (17/12) aux questions que je lui avais préparées (01/12). Ses réponses apportent des éclairages précieux sur des points souvent méconnus, des précisions qui peuvent aider à faire tomber quelques idées reçues - et c’est très bien ainsi. Nicolas Roche

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« L’Islam n’est pas le passé de l’Iran

mais bel et bien son avenir »

Interview de Fariba Adelkhah

 

Iran leaders

Le Guide suprême Ali Khamenei et le président Hassan Rohani. En fond, un portrait

de Rouhollah Mousavi Khomeini, père de la République islamique d’Iran. Source de l’illustration : presstv.ir.

 

Paroles d’Actu : Bonjour Fariba Adelkhah, merci de m’accorder cet entretien. On le sait, si Daesh a pu prospérer et se développer sur de larges pans de terres sunnites d’Irak et de Syrie, c’est en partie le résultat de l’affaiblissement dramatique de l’État irakien et, au moins autant, de politiques discriminatoires (ou en tout cas pas suffisamment inclusives) menées par les gouvernements chiites de Bagdad et de Damas à l’encontre des populations sunnites (minoritaires dans le premier cas, majoritaires dans le second).

La première question que j’aimerais vous poser, je me la pose depuis un moment : la fracture sunnite/chiite au sein de l’Islam, élément majeur de la géopolitique moyen-orientale, est-elle cantonnée dans ses concrétisations aux prêches de quelques religieux, aux agissements de certaines de leurs ouailles et, évidemment, aux mouvements que sous-tendent des considérations (géo)politiques ou bien sont-elles prégnantes dans l’esprit de la plupart des croyants ? Posé autrement : cette opposition qu’on voit de l’extérieur est elle ancrée dans la culture des uns et des autres ou bien, in fine, ne vit-elle que par les manipulations politiques qui en sont faites ?

 

Fariba Adelkhah : Je souhaiterais ici, sans sous-estimer la violence et son coût, mettre en avant quelques éléments anthropologiques. C’est aux expert(e)s de la question de savoir comment les intégrer à leurs analyses. La fracture chiites-sunnites est d’abord politique. Elle tient notamment à la compétition entre les États, à la forme de gestion des régions et des populations récalcitrantes tout au long du siècle dernier, ou encore aux politiques discriminatoires et sectaires liées au partage des ressources et au nationalisme.

 

Elle est également religieuse, bien sûr. Par exemple quand les sunnites considèrent les chiites comme « indignes » parce que trop liés aux rituels zoroastriens, et déviants dans certaines de leurs pratiques, telles que le recours au saints (tavassol ou shefa’at). Réciproquement, les chiites qui considèrent un peu rapidement que les sunnites sont irrespectueux à l’égard de la famille du Prophète et, par extension, de ses petits-enfants, au point d’avoir causé leur martyre. La vénération, assez exagérée, pour la famille du Prophète est à l’origine de la fracture religieuse. Mais il y a plus, et cela tient au statut du clergé dans la tradition chiite, qui se fonde entre autres sur le renforcement de la différence avec les autres courants juridiques. Certains courants chiites se sont radicalisés, comme le mahdisme. D’autres formes de pratiques telles que le chant dans les réunions religieuses, des pèlerinages sur des lieux saints dont l’origine est incertaine, ou encore la publication de livres de prières qui ne sont pas directement issus du Coran peuvent faire problème aux yeux d’autres croyants.

 

Enfin, la tension entre chiites et sunnites est historique et ancrée dans certaines régions fertiles, comme à Parachinar, au sud de l’Afghanistan, sur la frontière pakistanaise, où les chiites ont cohabité de tout temps, sur la route menant vers l’Inde, avec les sunnites, non sans conflits. Le fond du problème n’a alors pas grand-chose à voir avec la religion. Il porte plutôt sur le partage du pouvoir, dans une région prospère, entre deux groupes ethniques et confessionnels qui la dominent ou y sont influents. Ce genre de tension ne se cantonne pas à la différence confessionnelle, et on peut le retrouver dans d’autres régions, où s’opposent des familles appartenant pourtant à la même confession, voire des fratries au sein d’une même famille.

 

Toutefois, on ne peut pas parler d’une fracture au quotidien. On ne retrouve pas la fracture dans la vie de tous les jours ! Les familles chiites et sunnites n’ont pas cessé d’échanger au travers des alliances matrimoniales et dans les affaires. Aujourd’hui plus que jamais, car le développement des universités, des zones franches ou encore des modes de communication modernes, le tourisme, y compris religieux, sous forme de pèlerinage, ont facilité autant la mixité confessionnelle que la radicalisation ethnique. Que ce soit en Iran ou en Afghanistan, il n’est pas étrange, ni d’ailleurs rare, de se trouver dans des groupes mixtes confessionnellement, en pleine région sunnite.

 

Et Daesh, après tout, n’assassine pas que des chiites, même si son discours est délibérément violent à l’encontre des non sunnites, notamment à l’encontre du voisin iranien qui monte en puissance. Aussi ne faudrait-il pas oublier que le quarantième jour du deuil de l’Imam Hossein, le troisième Imam chiite, a été l’occasion, pour vingt millions de pèlerins, dont quatre venus de l’étranger, notamment de l’Iran, de se recueillir, le 22 novembre dernier. sur sa tombe pendant trois jours à Karbala, au cœur de la région la plus sous tension, en Irak. Les chiites disent avec une certaine fierté que « le sang n’a coulé du nez de personne », alors que l’entraide et les offrandes prodiguées aux pèlerins par les habitants s’observaient tout au long de la route.

 

« Les rapports entre États de la région ne suivent pas 

strictement les lignes confessionnelles »

 

En outre, si on y regarde bien, la politique des États n’est pas strictement confessionnelle. L’Arabie saoudite ne ferme ses frontières ni aux Ismaélites, ni aux chiites. Il ne faut pas non plus sous-estimer le nombre des sunnites qui font des études religieuses dans la ville sainte chiite de Qom. Si l’Iran ne voulait entretenir des relations qu’avec des pays chiites, il n’aurait guère d’interlocuteurs ! Pendant la guerre contre les Soviétiques, dans les années 1980, l’Iran a servi de terre d’asile non pas au clergé chiite, mais aux djihadistes sunnites afghans les plus radicaux, ceux d’Hekmatyar.

 

La radicalisation religieuse va de pair avec le développement des pratiques touristiques, y compris des pèlerinages, des échanges commerciaux et de l’économie informelle, dans lesquelles les femmes s’impliquent autant que les hommes. Et il faudrait réfléchir à la place des femmes dans les mouvements djihadistes.

 

Évidemment, on peut toujours parler de leur manipulation ou de leur instrumentalisation. Mais ces phénomènes sont trop massifs pour qu’on les réduise à cette logique instrumentale, et il est de toute façon difficile de savoir qui manipule qui. Les arroseurs sont souvent arrosés. Il s’agit plutôt d’un jeu de tactiques disséminées, de stratégies complexes, difficilement réductibles à la guerre factionnelle entre chiites et sunnites.

 

PdA : Il est difficile de sonder l’âme d’un peuple auquel on ne donne pas souvent la parole. Que savons-nous de la manière dont la population iranienne observe les évènements qui ont cours chez les voisins d’Irak, de Syrie, du Yémen ? Que savons-nous de l’état de l’opinion iranienne à l’égard de l’alliance entre la République islamique et le régime Assad ? Plus globalement, qu’est-ce qui, en matière d’affaires extérieures, est un objet de préoccupation dans la population iranienne, hormis la nécessité d’un rétablissement effectif de rapports diplomatiques, commerciaux et financiers normalisés avec le reste du monde ? 

 

F.A. : C’est la peur. On en parle avec beaucoup d’inquiétude. Cela relève de l’imprévisible qui angoisse et qui tourmente au quotidien, dans un pays qui a connu une révolution, en 1979, et huit ans de guerre.

 

Déjà, quand « tout allait bien en Syrie » et que quelques centaines de milliers de pèlerins visitaient ce pays chaque année, on les entendait dire que l’Iran était décidément un pays inégalable. Qu’entendrions-nous aujourd’hui ! « Il y a de la crise partout sauf chez nous, en Iran, que Dieu nous protège », répète-t-on souvent. Ou encore : « Dieu a eu pitié de nous »… L’Iranien, même lambda, a regardé les Printemps arabes, notamment en Egypte, avec beaucoup plus de scepticisme que les analystes en Occident. Et pour cause ! Car la génération qui a fait la révolution de 1979 est toujours au pouvoir : « Ils ne savent pas ce qui les attend ! », disait une femme âgée de 75 ans. Et de continuer : « Nous ne savions pas non plus, quand nous avons fait notre Révolution ». Les Iraniens s’identifient à la population de la région. L’analyse politique voit d’ailleurs dans le repli des Iraniens sur eux-mêmes, ou encore dans leur soutien à l’État, malgré les problèmes politiques, le signe que les événements des Printemps arabes n’avaient rien de rassurant et qu’il fallait à tout prix en éviter de similaires en Iran même, tant l’expérience des troubles au début de la révolution semble ineffaçable, et toujours traumatisante dans la mémoire populaire ou nationale. Leur nationalisme indécrottable fait certes que les Iraniens se sentent différents des autres, mais ils se sentent aussi concernés par les problèmes que vivent les gens de la région, et bon an mal an ils s’identifient à eux, en dépit de leur sentiment de supériorité culturelle. C’est la proximité géographique qui créé le sentiment de vulnérabilité. La pratique massive de la contrebande, du commerce informel, du pèlerinage démontre à elle seule la porosité des frontières nationales, et la contiguïté du danger.

 

« Le discours sécuritaire du régime est porteur auprès d’une

population qui regarde avec angoisse les troubles extérieurs »

 

Néanmoins, dans l’angoisse et la peur qui dominent les esprits, il y a sans doute plus que l’expérience d’un passé dont on ne veut pas la réédition. Il ne faudrait pas oublier que les grands perdants de la guerre Iran-Irak, les Gardiens de la Révolution, qui s’étaient vus obligés de se lancer dans les affaires pour survivre après le cessez-le-feu de 1988, trouvent, dans la crise régionale, une opportunité pour revenir sur scène et pour se refaire une peau neuve. Leur discours sécuritaire entretient ce climat de peur en mettant en avant l’impératif de la Défense nationale et de la protection de la République islamique. Il leur permet d’obtenir de nouveaux moyens financiers et un regain de légitimité, voire de sympathie dans l’opinion, ce à quoi s’emploient les médias. La soudaine popularité du « Sardar » – entendre Sardar Ghasemi, le commandant de l’unité Qods, la branche opérationnelle des Gardiens de la Révolution à létranger, omniprésente en Irak et en Syrie – est de ce point de vue révélatrice.

 

La gestion des conflits régionaux n’a rien de simple. Il est inévitable que le danger qu’ils représentent ait des répercussions sur le climat politique en Iran, et que la thématique de la sécurité monte en puissance. Ces répercussions sont d’autant plus évidentes que jamais l’Iran n’a été autant en symbiose avec le Moyen et le Proche-Orient, par le biais du commerce, du pèlerinage, de l’investissement, de la diplomatie… et de la guerre. Pour autant, la peur n’a pas fait fuir les Iraniens de La Mecque, de Nadjaf, de Kerbela. Et les responsables du waqf – de la fondation religieuse – en charge du pèlerinage en Syrie attendent avec impatience la paix pour pouvoir y emmener à nouveau les pèlerins, sur les lieux saints du chiisme qui sont situés notamment à Damas.

 

PdA : L’accord sur le nucléaire iranien daté de juillet dernier a propulsé le nouveau président de la République islamique Hassan Rohani, apparemment un pragmatique, au cœur du jeu diplomatique. Mais, dans le même temps, les signaux, disons, moins accommodants qui ont été envoyés par Ali Khamenei, guide suprême de la Révolution et numéro un du régime, n’ont échappé à personne. Pouvez-vous nous rappeler comment s’articule, pour l’heure en tout cas, le partage de l’autorité entre ces deux fonctions s’agissant en particulier de la conduite de la diplomatie et de la défense nationales ?

 

F.A. : Le Guide de la Révolution a joué son rôle, non sans méfiance à l’encontre d’une négociation qui mettait côte à côte la République islamique et le vieil ennemi américain, sans que l’on ait de certitude sur l’issue du processus.

 

Le Guide veille à ce que personne ne soit exclu de sa « nappe », pour reprendre la métaphore habituelle du repas. Autrement dit, il doit y avoir une assiette pour tout le monde. On se le représente, sans doute de façon un peu tribale, comme le pilier central de la tente. Et si la tente est plus que le pilier, elle n’existe pas sans celui-ci.

 

Hassan Rohani, et donc son ministre des Affaires étrangères Zarif, n’auraient pas pu avancer d’un pas sans le soutien du Guide. Ils avaient le feu vert dès le départ, mais les adversaires du président de la République ne se sont pas résignés au silence. Ils continuent à critiquer, encore aujourd’hui. C’est qu’ils ont aussi un appui à l’intérieur du système. Et on ne rompt l’équilibre de celui-ci qu’à ses propres dépens. Nul n’a intérêt à afficher ses gains au détriment des autres.

 

Cela dit, les choses ont un peu changé dans les dix dernières années. L’ampleur de l’économie informelle, et l’opportunité d’enrichissement qu’a fournie à certains groupes d’intérêt la nécessité de contourner les sanctions internationales, ont conféré à des acteurs impliqués dans ces flux économiques une autonomie considérable par rapport au pouvoir politique.

 

« Point méconnu à ne pas négliger : l’exercice du pouvoir au

sein de la République islamique est profondément collégial »

 

Tel est le véritable enjeu aujourd’hui. Même si la rente pétrolière demeure importante, elle ne constitue plus la seule source d’enrichissement. L’économie informelle en représente une autre, plus difficile à contrôler par l’État, bien que ses acteurs soient eux-mêmes parties prenantes à ces échanges. La question est d’autant plus complexe que l’exercice du pouvoir, en République islamique, est profondément collégial et que – hormis quelques purges, ou mises à l’écart, durant la guerre ou après la crise électorale de 2009 – l’ensemble de la classe politique révolutionnaire y demeure associée par le biais de différentes instances d’arbitrage. Tous ces gens se tiennent un peu par la barbichette, si vous me passez l’expression. C’est bien l’extraordinaire longévité et stabilité de la classe politique iranienne depuis 1979 qu’il faut souligner.

 

PdA : Les fondations de l’édifice étatique qu’avait bâti l’ayatollah Khomeini sont-elles solides pour autant ? Quelle évolution vous risqueriez-vous à prédire au régime de Téhéran pour l’après-Khamenei et pour la suite au regard des factions en présence et, bien sûr, de ce que sont les aspirations profondes du peuple iranien ?

 

F.A. : Cela pourrait vous paraître surprenant, mais l’après-Khamenei est aussi pensé, aujourd’hui, en Iran. On reste plus ou moins dans le même débat qui a préoccupé le clergé iranien dans les années 1960. Seulement, à l’époque, le clergé n’était pas au pouvoir. On soulignait déjà l’impossibilité de s’appuyer sur une seule « source d’imitation » théologique, et on réfléchissait à la possibilité de créer un conseil composé de quelques-uns des grands ténors religieux de l’époque, auxquels seraient associés des intellectuels islamiques recrutés dans le cercle du Mouvement de la Libération nationale. La Révolution, l’aura de l’Imam Khomeyni, la difficulté de sa succession dans le contexte troublé de l’après-guerre en ont décidé autrement. Il fut choisi, en 1989, de remplacer l’Imam Khomeyni par le président de la République, Ali Khamenei, alors que celui-ci était lui-même partisan d’une instance collégiale, tout comme Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, le président du Parlement, qui deviendra alors président de la République. Mais ces débats sont toujours d’actualité, même si l’enjeu en est autre aujourd’hui. L’arrivée au pouvoir du clergé a changé la donne. La fondation de la République islamique a métamorphosé le rapport au transcendant et la dimension islamique. Prévaut un véritable pluralisme de l’expression religieuse, qui n’est pas sans répercussions sur les dynamiques sociales, politiques, mais aussi économiques ou médiatiques. C’est dans ce contexte que Rafsandjani vient de soulever, à ses risques et périls, la question de l’intérim du Guide de la Révolution si celui-ci venait à être empêché, et qu’il a ouvert ce débat houleux dans des termes désacralisés et strictement institutionnels.

 

Une page est bien tournée avec ce pluralisme religieux. Ce qui me fait dire que l’islam n’est pas le passé de l’Iran, mais bel et bien son avenir. Le respect de cette expérience historique, laquelle ne se cantonne ni à l’allégeance à la République islamique ni à son autoritarisme, sera le critère d’évaluation et de légitimité de toute alternative au régime, ou de sa recomposition politique.

 

Fariba Adelkhah

 

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15 décembre 2015

Bruno Birolli : « Le Japon, c'est aussi bien la beauté de Kyoto que la dérive militariste »

Le grand reporter Bruno Birolli fut, vingt-trois années durant, correspondant Asie du Nouvel Obs. Il compte parmi les meilleurs connaisseurs français du Japon, de son histoire, de sa psychologie. Il y a trois ans paraissait sa biographie d’Ishiwara Kanji, ultra-nationaliste japonais dont le nom est largement ignoré dans nos contrées mais dont les actions ont eu, en Asie et au-delà, des retombées cataclysmiques dans les années 1930 et 40 (Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre, Armand Colin-Arte Éditions, 2012). Plus récemment, il a apporté sa pierre à la collection que les éditions Economica ont consacrée aux grandes batailles, celle de Port-Arthur pour ce qui le concerne, ce qui nous renvoie à la guerre russo-japonaise de 1904-5, précurseuse par bien des aspects de la boucherie qui embrasera le monde dix années après elle (Port-Arthur, Economica, 2015). Bruno Birolli a bien voulu répondre (12/12) à mes questions (08/12), nous offrant par là même une évocation passionnante de quelques pans de l’histoire récente du Japon et quelques réflexions quant à un passé pas nécessairement toujours exorcisé. Je le remercie mille fois pour ces échanges, pour sa patience et la bienveillance qu’il m’a témoignées; je remercie également les éditions Economica et Armand Colin et ne puis que vous engager, après lecture de cet article, à vous emparer des écrits de M. Birolli. Nicolas Roche

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Bruno Birolli: « Le Japon, c’est aussi bien

la beauté de Kyoto que la dérive militariste »

 

IshiwaraPort-Arthur

 

Paroles d’Actu : Bruno Birolli, bonjour. Vous êtes grand reporter spécialiste du Japon et de la Chine et avez notamment signé les ouvrages Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre (Armand Colin, 2012) et Port-Arthur (Economica, 2015). Je tiens, avant tout, à vous remercier pour ces échanges. La première question que j’ai envie de vous poser touche, comme l’essentiel de cet entretien, au premier livre cité : pourquoi vous êtes-vous intéressé, au point de vouloir lui consacrer une étude, à Ishiwara Kanji, personnage finalement assez peu connu ?

 

Bruno Birolli : Le général Ishiwara est connu au Japon à cause de sa participation à l’attentat de Moukden (septembre 1931). En revanche, une seule étude a été publiée sur sa vie à l’étranger, c’était une thèse universitaire américaine en 1975. Outre sa responsabilité dans cet attentat qui entraîne le Japon dans quatorze ans de guerre et conduisent à l’humiliante défaite de 1945, il a l’intérêt de laisser une foultitude de texte (journaux intimes, lettres, brochures de propagande…) qui permettent de pénétrer à l’intérieur de l’univers mental des officiers japonais. On peut donc suivre son cheminement intellectuel grâce à ses œuvres complètes réunies en sept volumes. Enfin, il était fasciné par la photographie et le film, ce qui fait qu’il a tourné deux heures de pellicules qui n’avaient jamais été montrées sauf une fois au Japon, à l’occasion d’un festival de films d’amateur dans sa région natale. On a ainsi un matériel d’une grande richesse pour dessiner le portrait psychologique et idéologique d’un homme clé des années 1930.

 

Un des problèmes auxquels on se confronte lorsqu’on se penche sur l’univers des officiers japonais est que si la plupart ont beaucoup écrit, leurs textes ont disparu dans les bombardements ou ont été détruits par leurs auteurs à la fin de la guerre. Ishiwara vivait dans une petite ville qui a échappé aux raids américains et son frère cadet a consacré sa vie à protéger et à défendre la réputation de son aîné. Ce qui fait que la totalité des écrits d’Ishiwara ont été préservés. De plus, sa bibliothèque personnelle, elle aussi entreposée dans les archives municipales de Sakata, permet de saisir les influences intellectuelles qui l’ont formé. Et celles sont essentiellement prussiennes et liées à la guerre. De plus il était un admirateur de Napoléon. Il n’y a par contre presque aucun livre de littérature (romans ou poésie).

 

En résumé, Ishiwara était à la fois un acteur et un témoin essentiel pour comprendre les guerres de l’ère Shôwa – ces conflits qui commencent en 1931 et se poursuivent jusqu’en 1945.

 

PdA : Quel a été, si je puis m’exprimer ainsi en ce qui concerne Ishiwara, votre « angle d’attaque » pour cette étude - et qu’a-t-elle supposé en terme de recherche ?

 

B.B. : Mon « angle d’attaque » comme vous dites est assez particulier. Au lieu d’avoir écrit une biographie de type universitaire – c’est-à-dire porter un regard à posteriori sur Ishiwara et les évènements qui entourent sa vie – j’ai opté pour une approche journalistique. Le texte est écrit au présent avant de donner au lecteur le sentiment quil suit au jour le jour la marche de l’histoire s’il en connaît le dénouement. Le texte fait largement appel à des citations tirées de sources de première main (dépêche de presse, déclarations officielles…). Ce choix permet de restituer la voix des participants et des réactions sur le moment des témoins. Cela nous éclaire sur la façon dont étaient alors perçus les évènements, avec clairvoyance parfois ou, au contraire, avec un aveuglement stupéfiant.

 

Ce qui m’a intéressé, cest redonner son mouvement, rendre son dynamisme à l’Histoire. J’ai utilisé la même approche pour mon livre sur Port-Arthur. On comprend ainsi très vite que la guerre du Pacifique n’est pas un accident mais le résultat d’une volonté remontant aux années 1920.

 

PdA : Ishiwara naît en 1889 (pas un bon millésime pour la concorde universelle des peuples...) d’une famille de samouraïs proche du shogunat Tokugawa, gouvernement féodal qui dirigea l’archipel japonais jusqu’à la Restauration de Meiji en 1868 : à cette date, qui suivit l’humiliante ouverture forcée du pays par les États-Unis et une révolte massive qui mit fin à 265 années d’« ère Edo », l’empereur recouvra son autorité et sa place au sommet de l’imaginaire japonais. Dans quelle mesure peut-on dire d’Ishiwara qu’il est le fruit de ces deux traditions - et qu’elles vont contribuer à le « forger » ?

 

B.B. : D’une certaine façon Ishiwara – comme bon nombre des officiers de sa génération – est un déclassé. Le clan auxquel appartenait son grand-père a été un des grands perdants des guerres civiles qui ont conduit à la victoire des rénovateurs de l’ère Meiji. Cependant il y a très peu de références explicites dans les écrits d’Ishiwara au monde des samouraïs. Sa nostalgie – si on peut parler de nostalgie – n’allait pas au rituel des samouraïs mais à l’ordre dictatorial qu’ils représentaient. Il emploie d’ailleurs rarement le mot « samouraï » et exclusivement en référence à la période d’avant-Meiji. Ishiwara était un moderniste comme la plupart des officiers des années 1930. Le mythe des officiers japonais héritiers des samouraïs a pris son envol durant les années 1930, cela souvent à cause des étrangers qui avaient recours au culturalisme pour essayer de comprendre le Japon et mettaient les samouraïs à toutes les sauces. À titre d’exemple, jusque dans le milieu des années 1930, les officiers japonais portaient une épée occidentale ; ce nest que vers 1935 qu’ils se sont dotés d’un katana, sabre traditionnel des samouraïs.

 

Cela ne signifie pas que le Japon a fait table rase de son passé avec Meiji. Il a cherché à rompre avec lui mais l’héritage est resté, d’une façon peu consciente - en tout cas moins affirmée que dans les années 1930.

 

PdA : 1904-1905 : la guerre russo-japonaise. Elle a pour objet, dans un contexte d’affaissement du pouvoir chinois, le contrôle de la Mandchourie et de la Corée, une priorité vue comme vitale par Tokyo à l’heure de l’affirmation des grands empires mondiaux d’Europe. Elle démarre à l’attaque qu’ont lancée par surprise, le 8 février 1904, des torpilleurs japonais contre la flotte russe stationnée à Port-Arthur. Port-Arthur... un siège qui durera plus de sept mois... et un conflit qui, à bien des égards, préfigurera la Première Guerre mondiale. On apprend dans vos deux livres que, si l’ensemble de ses outils n’y sont pas encore déployés, la réalité de la guerre industrielle apparaît déjà dans toute sa brutalité, dans toute son horreur à Port-Arthur... Que le Japon, fort de sa victoire retentissante et pétri de certitudes, négligera de ces leçons jusqu’au second cataclysme planétaire. Comment les grandes puissances occidentales ont-elles réagi à cette guerre, sur le plan non de la diplomatie mais de la pensée, de la stratégie militaire ?

 

B.B. : Aucun enseignement n’est tiré de la guerre russo-japonaise qui pourtant a été le premier conflit opposant des armées modernes depuis la guerre franco-prussienne de 1870. Pourtant les observateurs sur le terrain ont été témoin de la terrifiante puissance de feu qu’offraient les armements modernes (canons à tir rapide, obus à fragmentations, mitrailleuse…) De nombreuses études ont été publiées, souvent très pertinentes et alarmistes avant 1914. Mais comme on dit les militaires rejouent la guerre précédente et pas celle du moment et c’est bien ce qui se passe en 1914. Il faut l’effrayante saignée de l’automne 1914 - rappelons qu’un tiers des pertes françaises de 1914-1918 ont eu lieu au cours des premiers mois de la guerre - pour que l’état-major français  commence à reconsidérer ses tactiques mais il le fait empiriquement sans tenir compte de la guerre russo-japonaise. Idem chez les Anglais qui pourtant avaient le plus gros contingent d’observateurs du côté japonais pendant le siège de Port-Arthur. On peut dire que ce point de vue, la guerre russo-japonaise a été un coup pour rien.

 

PdA : Comme de logique, Ishiwara rejoint les rangs de l’armée. Esprit supérieur, il se veut du côté des penseurs, des théoriciens. Parmi ses influences : Erich Ludendorff, ex-général en chef des armées allemandes durant la Première Guerre mondiale. Celui-là même qui, partisan de la guerre à outrance, reproche aux politiques d’avoir cédé, pire, trahi en n’allant pas jusqu’au bout de ce qui était possible en termes de combats en et après 1918. On remarque au passage, avant d’aller au fond de l’idéologie complexe - et mouvante - d’Ishiwara, qu’il est fasciné par l’État-caserne de la Prusse des deux Frédéric, lui-même inspiré par Lacédémone. C’est le cas de nombreux militaires japonais, à cette époque ?

 

B.B. : L’Allemagne est le modèle des militaires japonais à partir de 1870. C’est une Allemagne d’ailleurs mythifiée mais qu’importe c’est du côté de l’Allemagne que regardent, jusqu’en 1945, les Japonais, faisant l’impasse sur l’expérience des démocraties. L’Allemagne avant 1914 leur semble un pays idéal parce qu’elle a un régime autoritaire - impérial - et une armée forte. L’Armée impériale japonaise se calque sur l’organisation prussienne dès 1870.

 

Il y a cependant une différence essentielle qui échappe aux officiers japonais : la noblesse prussienne avait plusieurs cordes à son arc. Un frère pouvait être général, et les autres rejoindre le monde des affaires ou faire une carrière universitaire. Ce n’est pas le cas au Japon où, recrutés essentiellement dans le nord du Japon ou dans l’île Kyushu, le corps des officiers japonais forme une caste fermée sans ouverture sur le reste de la société. Ce qui a bien sûr des conséquences sur la mentalité des officiers japonais - ils ont une vision du monde très étroite.

 

PdA : Ishiwara se forge un corpus idéologique empreint d’un mysticisme eschatologique. La religion d’État qui place le Japon au-dessus des nations se voit au fil du temps mâtinée de nichirenisme, une branche du bouddhisme qui, contrairement aux idées reçues, peut fort bien être guerrier. Il en est persuadé, le Japon a une mission sacrée : il a vocation à dominer le monde pour lui restaurer son harmonie naturelle d’après un ordre divin des choses. Par une guerre cataclysmique s’il le faut. L’adversaire majeur, ce sera les États-Unis, corrupteur universel car premier porteur de ces valeurs occidentales qu’il exècre. Pour commencer, il faudra renforcer la puissance de l’Empire. On regarde à nouveau du côté de la Mandchourie. De la Chine, éclatée et humiliée par les multiples interférences venues de l’ouest ; on verrait bien Tokyo la prendre sous son aile pour mieux la « régénérer »... Sait-on estimer combien ils sont, à ce moment-là, à penser peu ou prou comme lui ?

 

B.B. : La pensée d’Ishiwara est un fourre-tout assez incohérent par certains aspects et très évolutif. Sa seule logique est un rejet violent de l’Occident symbolisé par les États-Unis. C’est la ligne de force qui structure sa pensée, le reste est un habillage fait d’emprunts qui justifient ce rejet. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre ce que dit Ishiwara. Il se contredit souvent, dit une chose à certains moments et son contraire quelques années plus tard. Il faut examiner comment son idéologie se structure, l’architecture interne sous-jacente, sinon on ne comprend pas et on se laisse mener en bateau - si je peux me permettre cette expression.

 

Dès la fin du 19e siècle, il y a un lobby mandchourien au Japon partisan d’annexer cette région. Toute une justification a été développée : la Mandchourie n’est pas racialement chinoise mais peuplée d’ethnies liés par le sang au Japon… À partir de 1905, de la victoire contre la Russie vont se greffer sur des considérations géopolitiques (faire barrage à la Russie) des intérêts économiques incarnés par la Compagnie des Chemins de fer sud-mandchouriens (Mantetsu en japonais) pour prôner la conquête de cette partie du continent asiatique. La Mandchourie est vue comme une terre vierge, une sorte de Middle-West asiatique que les Japonais doivent mettre en valeur.

 

Rappelons que la Compagnie des Chemins de fer sud-mandchouriens était une puissance économique. Son principal actionnaire était la Couronne, ce qui en faisait la propriété personnelle de l’Empereur. Outre la gestion des voies ferrées récupérées sur la Russie en 1905, elle avait des mines, des usines, des hôtels et était si puissante qu’elle avait ouvert des bureaux de représentation pour défendre sa politique en Mandchourie à Paris, New York et d’autres grandes cités à travers le monde. C’était un État dans l’État, un conglomérat industriel et financier qui menait sa barque hors du contrôle du gouvernement de Tokyo.

 

« La volonté de faire passer la Mandchourie sous contrôle

japonais faisait consensus dans l’Armée impériale »

 

Il y a des différences de nuances entre les acteurs impliqués dans la conquête de la Mandchourie à quoi s’ajoutent des querelles de personnes. Mais ces rivalités ou divergences sont superficielles et on peut dire sans risque de se tromper qu’il y avait un consensus pour faire passer la Mandchourie dans l’orbe de l’Armée impériale japonaise.

 

PdA : Septembre 1931, un attentat est perpétré contre une section de voie ferrée appartenant à la Compagnie. On pointe immédiatement, du côté des garnisons japonaises sur place, la responsabilité chinoise. L’attaque est en fait l’œuvre d’une bande de conjurés voulant précipiter une guerre sino-japonaise sous prétexte chinois dans un contexte de renforcement de l’influence du Kuomintang de Chiang Kaï-chek. Ishiwara est coauteur de l’action. Ce qui sidère, à la lecture de cette partie de votre livre, c’est la manière dont à peu près tout le monde au Japon (état-major, proches de l’empereur, presse...) s’est laissé prendre dans l’engrenage...

 

B.B. : L’invasion de la Mandchoucie était annoncée, presque inévitable vu la volonté à l’intérieur de l’Armée impériale de la mener à bien. La vraie question est la faiblesse des institutions mise en place au Japon sous Meiji. En fait, la Cour, l’Armée impériale ou des entreprises capitalistes comme la Compagnie du sud-mandchourien échappent aux contrôles du gouvernement et du parlement. On a donc jusqu’en 1945, un état semi-moderne, fragile et faible qui se soumet à chaque fois devant les coups de force des militaires. C’est le principal problème objectif qui explique que tous savaient et nul n’a agit. S’ajoute un facteur  subjectif, difficilement quantifiable : la psychologie des acteurs de ce drame. Si Hirohito avait eu le cran de limoger, voire de traduire en cour martiale, Ishiwara et les autres conjurés de l’attentat de Moukden, le Japon aurait connu un autre destin.

 

PdA : Le déroulé des évènements est complexe. Qu’il me soit permis, ici, de griller quelques étapes, en espérant que je ne verserai pas trop dans le raccourci. L’escalade, donc, va devenir générale. Une large part de la Mandchourie sera conquise. On instaure un État fantoche, le Mandchoukouo, avec à sa tête un leader non moins fantoche, l’ex-empereur de Chine Puyi. Comment les chancelleries du monde réagissent-elles à ces développements ?

 

B.B. : L’invasion de la Mandchourie a un retentissement mondial qui est oublié aujourd’hui. Pendant mes recherches, je me suis aperçu qu’elle avait occupé la une des journaux du monde entier pendant des semaines. Les contemporains perçoivent clairement que les illusions d’un monde où la guerre serait bannie – comme on le rêvait après la Première Guerre mondiale - s’effondrent : la guerre revient. Et sous les yeux de l’opinion internationale puisque fin janvier 1932 les Japonais attaquent les quartiers de Shanghai administrés par la Chine. Ces combats qui durent plus d’un mois jusqu’au 4 mars 1932 font environ 20 000 victimes civils et militaires.

 

« Le départ du Japon de la SDN annonce la faillite

du système de sécurité collective de l’entre-deux Guerres »

 

Comparée au bilan humain de la Seconde Guerre mondiale, l’invasion de la Mandchourie reste en terme de violence une petite opération. Mais le symbole est là. Le Japon est un des membres fondateurs de la Société des Nations et la Chine appartient à cette organisation internationale qui est l’ancêtre des Nations unies. Le conflit entre le Japon et la Chine à cause de la Mandchourie et de l’incident de Shanghai est le premier véritable dossier que doit régler la SDN. Et elle sera incapable de préserver la paix menacée par le fascisme. De plus, le départ du Japon de la SDN en mars 1933 - événement auquel participe Ishiwara puisqu’il est membre de la délégation japonaise à Genève - est un coup de tonnerre. C’est la fin de la possibilité de régler par le droit international, sans avoir recours à la guerre, les différends entre nations.

 

Le gouvernement français est parfaitement informé que l’attentat de Moukden a été orchestré par des officiers japonais. J’ai retrouvé les rapports du 2e Bureau français basé en Chine et qui de façon incontestable mettent en avant la responsabilité japonaise. Les Anglais aussi le savent, comme les Américains. Les Américains sont les seuls à réagir mais sans grande conviction. La France et l’Angleterre pensent d’abord à préserver leurs intérêts en Chine. Et puis pour reprendre une expression concernant Dantzig dans les années 1930, « personne ne veut mourir pour Moukden ».

 

Cartoon Moukden

Dessin satirique d’actualité paru dans un journal britannique. Signé Low, en 1933.

 

La passivité des Occidentaux face au Japon n’échappe à Mussolini, ni à Hitler. On peut donc dire que l’entre-deux-guerres meurt en 1931 et que la Deuxième Guerre mondiale commence par l’explosion d’une petite charge sous des rails en Mandchourie orchestrée par Ishiwara en septembre 1931 même si elle ne devient véritablement mondiale qu’en décembre 1941.

 

PdA : Les années suivantes, de nombreux troubles émaillent, au-dedans comme au-dehors, la vie du Japon impérial : assassinats politiques, tentatives de putschs... signés par des anti-démocrates et militaristes radicaux. À un point du récit, Ishiwara, troublé, joue la carte du loyalisme face à un coup de force de gens dont il partage par ailleurs le gros des idées. De fait, l’insubordination est de plus en plus répandue. On le remarque de manière évidente lors d’une tentative d’invasion de la Mongolie. Dans quelle mesure peut-on dire d’Ishiwara qu’il a, avec l’attentat de Moukden, contribué à planter les graines de ce mal ?

 

B.B. : Un des aspects essentiels des écrits d’Ishiwara – et j’espère que c’est clair dans mon livre, en tout cas Ishiwara est très clair sur ce point – est la dimension en politique intérieure du complot qui a conduit à l’attentat de Moukden. L’invasion de la Mandchourie est conçue non pas comme une fin en soi mais comme une étape pour instaurer une dictature militaire au Japon en vue de préparer la guerre contre les États-Unis. Il s’agit, en prétextant l’isolement international du Japon de militariser la société japonaise, de balayer les progrès démocratiques qu’a connu le Japon à partir de la mort de Meiji en 1912. Ces progrès sont spectaculaires et très rapides durant les années 1920 : légalisation des syndicats ouvriers, instauration du suffrage universel masculin avec en préparation accorder le droit de vote aux femmes, entrée de députés socialistes au parlement…

 

D’autre part, l’exemple d’Ishiwara victorieux en Mandchourie et défiant en toute impunité les autorités politiques incitent les autres officiers à l’imiter. Aussi étonnant que cela puisse paraître, une véritable culture de l’indiscipline s’enracine chez les officiers japonais - qu’on imagine d’ordinaire rigidement obéissants et non comme des rebelles factieux.

 

PdA : La fuite en avant continue. 1937 : la guerre entre le Japon et la Chine devient générale. Des atrocités sans nom sont commises par les troupes nippones au vu et au su d’une communauté internationale de plus en plus préoccupée. La société japonaise, qui avait élu il n’y a pas si longtemps des modérés relatifs au gouvernement, voit la guerre totale se profiler. Comment vit-on ces évènements dans la population ?

 

B.B. : Les élections législatives de 1936 donnent la majorité aux libéraux et aux socialistes ; quelques jours plus tard, c’est le coup d’État militaire du 26 février. Ces élections sont le chant du cygne du centre et de la gauche. L’extension de la guerre en Chine à partir de juillet 1937 sert de prétexte à la mise en place d’un régime autoritaire qui va se révéler très vite un totalitarisme. La population subit ce durcissement assez passivement, l’esprit contestataire des années 1920 est étouffé par la propagande nationaliste.

 

PdA : Que sait-on des pensées d’Hirohito en son for intérieur s’agissant de cette funeste fuite en avant qui durera jusqu’en 1945 ? A-t-il approuvé l’expansionnisme forcené, ou s’y est-il simplement résigné ?

 

B.B. : Hirohito fait comme l’élite japonaise, il évolue au gré des circonstances. En 1931, il est opposé au coup de force en Mandchourie mais reste passif. En 1936, il fait fusiller les meneurs du coup d’État de février. En 1937, il approuve l’invasion de la Chine ; en 1941 l’attaque contre Pearl Harbor. Ce qu’il pense en son for intérieur reste assez flou, la Cour ayant détruit les documents les plus compromettants. 

 

PdA : Le caractère spécifique de la société traditionnelle japonaise a-t-il empêché que ne soit instauré un régime de fascisme authentique dans le pays ?

 

B.B. : Le fascisme pose un problème de catégorisation. Quels critères doit-on retenir ? Quels sont les points communs avec le nazisme ou le fascisme italien ? Quels points le séparent de ces deux courants ? Etc. On entre alors dans des polémiques sans fin, des débats de clerc. C’est oublier que le fascisme n’a pas de doctrine : c’est une thématique. Or, considérés sous cet angle, les grands thèmes qui fondent une idéologie fasciste sont présents au Japon : guerre des races, détournement de la notion de nation pour en faire une entité où un peuple est enchaîné à ses dirigeants, soumission à l’autorité considérée comme fondement de l’identité nationale, rejet de toutes formes d’égalité entre les individus, les sexes, les peuples pour privilégier une organisation hiérarchique, négation des Lumières, jusqu’au pillage de la rhétorique anti-capitaliste du marxisme…

 

« L’organisation étatique qui émerge dans le Japon

des années 30 a tout du fascisme »

 

Il s’agit donc à mes yeux bien d’un fascisme, assez particulier, avec son folklore bien à lui, doté d’une religiosité encore plus poussée que dans le nazisme et le fascisme italien. La différence majeure est que l’empereur divinisé empêchait l’émergence d’un leader charismatique comme Hitler ou Mussolini. Mais est-ce suffisant pour ne pas parler de fascisme au Japon ? À mes yeux non, pour d’autres oui. Le débat reste donc ouvert.

 

Il faut noter qu’Ishiwara prenait comme modèle la militarisation qu’avait connu la société allemande pendant la Première Guerre mondiale et qu’il s’est mis très tôt - dès 1935 - à admirer la capacité du national-socialisme à mobiliser la population allemande en vue de préparer la guerre. Dès 1936, alors qu’il est le chef des opérations à l’état-major central, un des postes les plus haut dans la hiérarchie, il milite pour l’instauration du « totalitarisme » - un terme nouveau inventé par Mussolini - en s’inspirant du premier plan quinquennal de Staline. Ce qui est curieux est que, comme un écho, Ludendorff, une des sources d’inspiration d’Ishiwara, loue lui dans son livre La guerre totale la religion impériale comme un avantage dont bénéficie l’Armée impériale pour mobiliser la population et faire la guerre. On voit ici une fascination mutuelle entre militaires japonais et allemands.

 

PdA : Ishiwara est de plus en plus mal à l’aise face à une folle marche qu’il ne maîtrise plus du tout. Non sur le fond de la politique expansionniste mais sur la stratégie : avec les années il s’est converti à un pan-asiatisme qui lui fait désormais considérer la Chine comme une partenaire ; il est davantage favorable à une politique active contre l’URSS. Un point intéressant : il plaide avec d’autres pour l’émergence d’une industrie de guerre qui soit à la mesure des enjeux et des ambitions. Quel sera le bilan de ce point de vue ?

 

B.B. : Les résultats seront en fait médiocres : en 1941, le Japon n’est pas prêt à faire face aux États-Unis et ne le sera jamais. Les succès du début 1942 font oublier une réalité : le Japon n’a personne en face de lui. Les Anglais sont occupés en Europe et leurs meilleures unités sont immobilisées en Libye, la Hollande est occupée par les Allemands, l’US Army compte à peine plus d’hommes que les armées grecques ou portugaises. Mais il faut six mois aux Américains pour renverser la tendance, d’abord à Midway puis à Guadalcanal. Que les Japonais préfèrent la mort à la reddition ne saurait cacher qu’ils sont sous-équipés et largement surclassés face aux Américains dans quasiment tous les domaines.

 

PdA : 7 décembre 1941 : l’attaque spectaculaire contre la base navale américaine de Pearl Harbor. Comment Ishiwara vit-il ce jour d’histoire ? Prévoit-il déjà la défaite contre l’Amérique, dont il considère qu’elle aura pour bénéfice de purger le Japon de ses éléments vecteurs de désordre ?

 

B.B. : Ishiwara a assez de lucidité pour comprendre que la victoire à Pearl Harbor est éphémère. Selon ses calculs, d’ailleurs assez fantaisistes, il considérait que le Japon ne pourrait être à parité avec les États-Unis - et donc les vaincre - que vers 1970.

 

PdA : Un mot autour de Pearl Harbor, en aparté : croyez-vous dans la théorie reprise par certains selon laquelle Franklin D. Roosevelt aurait « poussé » le Japon à l’attaquer d’une manière ou d’une autre pour valider l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Alliés ?

 

B.B. : Les écrits d’Ishiwara datant du début des années 1920 montre clairement qu’il existait dès cette époque une volonté farouche de faire la guerre aux États-Unis parmi les officiers japonais. Cette thèse d’une ruse de Roosevelt est sans fondement, une sorte de théorie du complot futile comme toutes les théories du complot. Il est certain que les États-Unis seraient entrés en guerre, mais contre l’Allemagne. Le Pacifique était un théâtre secondaire pour Washington malgré les liens étroits qui unissaient les États-Unis à la Chine. La priorité de Roosevelt était la défense du Royaume-Uni. En décembre 1941, l’US Navy escortait déjà les convois britanniques dans l’Atlantique sur la moitié du trajet. Tôt ou tard, comme en 1917 il y aurait eu un incident avec les U-Boat allemands qui aurait précipité la guerre contre l’Allemagne. Les Japonais fournissent l’occasion à Roosevelt, d’autant que quatre jours plus tard, Hitler déclare la guerre aux États-Unis. Les jeux sont faits.

 

Les mythes de la Seconde Guerre mondiale

B. Birolli a également contribué à l’ouvrage collectif Les Mythes de la Seconde Guerre mondiale (Perrin, 2015),

il a écrit un article sur Tempête d’août, l’invasion soviétique de la Mandchourie en août 1945.

 

PdA : L’inclusion de l’Empire du Japon à l’Axe hitléro-mussolinien a-t-elle été le fruit des circonstances (de facto les ennemis étaient les mêmes) ou bien quelque chose de plus réfléchi voire théorisé ?

 

B.B. : L’alliance avec l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste était voulue, volontaire, il n’y aucun doute là-dessus. Cependant, il n’y a pas eu de concertations ou de coopération. Les Japonais laissent Hitler seul face à Staline. Si les Japonais avaient entrepris quelque chose contre l’URSS, l’Armée rouge aurait dû combattre sur deux fronts et aurait de toute évidence eu plus de mal à vaincre les Allemands. Les choix stratégiques japonais condamnent ainsi, indirectement et involontairement, l’Axe à la défaite.

 

PdA : Est-ce qu’il n’y a pas dans les yeux d’Ishiwara comme une espèce de sentiment ambivalent à l’égard des États-Unis, ce pays dont la « destinée manifeste » peut évoquer ce qu’il croit être la mission universelle du Japon ? Quelque chose qui relèverait d’une gémellité, d’une relation amour-haine ?

 

B.B. : C’est un vaste sujet qui a fait beaucoup couler d’encre et relève du subjectif de chacun. Je me contenterai de dire simplement que, les États-Unis étant la puissance dominante, ils suscitent autant d’admiration que de répulsion, au Japon comme en France ou dans d’autres pays.

 

PdA : Moukden / Pearl Harbor / Hiroshima. Ces trois étapes cruciales et dramatiques de l’Histoire sont-elles dans votre esprit pleinement liées ?

 

B.B. : Il ne faut pas voir l’Histoire comme un mécanisme qui ne laisse aucune place au hasard mais comme un enchaînement ayant sa part de hasards. C’est le recul qui donne l’impression d’une fatalité. Si Ishiwara avait été puni pour insubordination en 1931, l’Histoire aurait probablement bifurqué vers une autre direction. Mais ce n’est pas le cas. L’Armée impériale s’est mise elle-même dans une impasse en envahissant la Mandchourie, elle ne pouvait plus reculer sans perdre son prestige et ses chances de soumettre le Japon à sa volonté et au pouvoir des officiers. Il ne restait plus que la fuite en avant, multiplier les coups de poker désastreux.

 

PdA : Vous le suggérez dans vos deux ouvrages, je le rappelais en début d’entretien : les forces japonaises qui combattent durant la Guerre du Pacifique n’auraient finalement rien appris, ou en tout cas pas grand chose, de et depuis Port-Arthur. C’est vraiment le cas ?

 

B.B. : La tactique va se fossiliser, d’autant que le Japon, bien qu’allié, ne participe pas aux combats en Europe contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie pendant la Première Guerre mondiale. Le Japon rate un retour d’expériences, si lon peut dire. Autre facteur qui explique cette sclérose, l’Armée impériale se prépare en priorité à faire la guerre en Mandchourie. Or  c’est un terrain très particulier différent des îles du Pacifique ou du sud de la Chine, régions qui sont confiées à la Marine. À quoi s’ajoute le syndrome de la victoire de 1905 : les recettes utilisées contre la Russie ont marché. Pourquoi dans ces conditions en changer ? Le monde militaire est par définition conformiste, on l’a vu sous d’autres cieux. Les Français en 1940, les Américains qui rejouent au Vietnam la guerre de Corée… la liste est longue. 

 

PdA : Le récit que vous faites de la guerre russo-japonaise est très détaillé sur tous les types de terrains d’opération. Cela m’a inspiré l’interrogation suivante, que je vous soumets : avez-vous la connaissance, le goût des affaires militaires ?

 

B.B. : En vérité, ce qui m’intéresse est l’histoire des idées bien plus que l’histoire militaire. Or la guerre est la traduction en actes d’idées, la guerre est une praxie, la traduction en action d’une weltanchauung (vision du monde) pour reprendre deux termes très pédants et c’est cette vision du monde que je cherche à comprendre à travers ces deux récits. Davantage avec Ishiwara que dans mon livre sur le siège de Port-Arthur, qui est le récit d’une bataille.

 

PdA : Le retour d’Ishiwara, vers la fin de sa vie, à la terre, et cette espèce de foi nouvelle qu’on lui découvre dans des valeurs de paix, disons, plus pures, tout cela procède-t-il, de votre point de vue, d’une continuation de son mûrissement, déjà perceptible auparavant ? peut-être d’une sorte de « rédemption » si tant est qu’on puisse utiliser ce terme ?

 

B.B. : C’est une question difficile qui relève de l’interprétation personnelle. Je crois qu’Ishiwara est assez dégoûte des affaires militaires, son penchant mystique prend le dessus d’où sa conversion inattendue au pacifisme intégral. Il voudrait jouer un rôle dans le Japon d’après 1945 et il y a une chose à laquelle il n’a pas renoncé : ses rêves de créer une utopie à ses goûts. En Mandchourie, c’était faire un État totalitaire de type nouveau. Après 1945, plus modestement, il s’active à constituer une petite communauté agraire, une sorte de kibboutz, en marge de la société.

 

PdA : Quel regard portez-vous finalement sur Ishiwara Kanji pour l’avoir ainsi étudié et donc, quelque part, côtoyé ? Réussissez-vous, malgré toute la noirceur qu’il a engendrée directement ou indirectement, à éprouver quelque empathie pour cet homme ?

 

B.B. : Si empathie signifie essayer de se mettre à la place, dans la tête d’un autre pour comprendre ce qui l’amène à agir, oui j’essaye d’éprouver de l’empathie pour Ishiwara. Si ce mot est compris comme un synonyme de sympathie, non ! Je ne juge pas Ishiwara, je me contente d’exposer les faits et de me servir de ses textes tout en resituant ses actes dans une contexte plus général. Je ne l’excuse pas non plus. Un historien n’est pas un justicier. Sa tâche est de réunir le maximum d’éléments pour qu’ensuite le lecteur se détermine de lui-même.

 

« Ishiwara n’était pas tant un salaud

que le fruit d’une époque particulière »

 

Je dirais que les actes d’Ishiwara ont eu des conséquences tragiques, cependant il n’était pas - à mon avis - un salaud. Je pense qu’Ishiwara est d’une certaine manière la victime de l’époque pendant laquelle il vivait et qu’il a puissamment contribué à façonner. Mais ne peut-on pas dire cela de beaucoup de personnages historiques ?

 

PdA : Les atrocités commises par le Japon impérial contre nombre de ses voisins asiatiques pèsent-elles encore d’un poids important dans la diplomatie régionale ?

 

B.B. : La mémoire reste vivace et a tendance à remonter à la surface. On oublie trop que dès après 1945, le Japon à cause de la guerre en Asie a été régulièrement l’objet de condamnations en Asie et ces condamnations ont parfois pris la forme de manifestations violentes. Aujourd’hui on oublie la Thaïlande où il y a eu des mouvements anti-japonais après la guerre, la Corée, etc. pour se focaliser sur la Chine. Rappelons que le Japon a des conflits territoriaux avec tous ses voisins : Russie, Corée, Chine, Taiwan… que ces conflits sont l’héritage de son empire démantelé en 1945 et que Tokyo a raté toutes les occasions de régler ces litiges à chaque fois qu’elles se sont présentées. 

 

PdA : Quel est votre avis sur ce vieux serpent de mer qu’est le débat sur la normalisation du Japon au plan militaire, d’autant plus d’actualité aujourd’hui que la République populaire de Chine ne cesse de renforcer ses positions ?

 

B.B. : La véritable question n’est pas la remilitarisation du Japon qui est déjà effectuée. Le Japon a déjà la deuxième plus puissante marine de guerre du monde. La question est la révision constitutionnelle sous prétexte de renforcer face à la Chine la défense du Japon. Et là on aborde la question du type de société que l’on veut. Et j’ai le regret de dire que les propositions de révision de la droite japonaise ramènent à l’ère Meiji et gomment d’un trait de plume les conquêtes démocratiques que protège la constitution actuelle née de l’imagination de jeunes juristes américains libéraux et empreints de l’esprit du New Deal.

 

PdA : Quel est le poids des ultra-nationalistes dans le Japon de 2015 ?

 

B.B. : C’est très compliqué à déterminer de façon précise. La société japonaise est profondément divisée sur la question de la mémoire. J’ai été assez souvent en contact avec ce qu’on appelle les nationalistes japonais pour affirmer qu’il existe un vieux fond revanchard et qu’ils n’ont toujours pas digéré la défaite de 1945. De ce point de vue, le Japon ressemble assez à la France après 1870 ou au monde arabe obsédé par ses défaites répétées face à Israël.

 

PdA : Allez... on quitte cette histoire du 20e siècle, finalement bien lourde et par trop tragique. Parlez-nous, Bruno Birolli, de « votre » Japon, celui que vous connaissez intimement, que vous aimez et aimeriez peut-être nous inviter à découvrir ? Quelle image vous êtes-vous forgée de ce pays unique à bien des égards ?

 

B.B. : J’ai pas mal fréquenté le Japon, je ne suis pas de ceux qui s’intéressent parce qu’ils aiment, je m’intéresse au Japon parce que son histoire moderne nous dit beaucoup sur ce qu’est la modernité et les problèmes qu’elle pose. Au même titre que je suis curieux de l’histoire des idées, je suis assez partisan d’une histoire universelle. Je ne traite pas le Japon comme un cas unique, mystérieux ou comme un objet exotique source de ravissements mais comme un membre à part entière de la communauté des hommes et qui a beaucoup à nous dire sur comment marche le monde. De la même façon, le cas Ishiwara a beaucoup à nous dire sur les années 1930 et plus largement sur les hommes de cette époque.

 

Personnellement, le Japon c’est aussi bien la beauté de Kyoto que la dérive militariste. On ne peut ignorer un aspect, ce sont deux aspects du Japon que l’impartialité nous interdit de séparer. Mais c’est aussi l’expérience démocratique des années 1920, la reconstruction de l’après-guerre…

 

PdA : Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ?

 

B.B. : Dans l’immédiat, c’est-à-dire en mars, sort mon premier roman. Son titre est Le magicien de Shanghai. C’est un roman historique qui se déroule dans le milieu des services secrets à Shanghai entre juin 1930 et mai 1932. Ce sera le premier d’une suite qui j’espère ira jusqu’à 1949.

 

Bruno Birolli

Collection personnelle B. Birolli. Photo prise au Japon en mai 2010.

 

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8 décembre 2015

« La sécurité et la défense collectives après les attentats de Paris », par Delphine Deschaux-Dutard

Après les attentats meurtriers perpétrés par des criminels proches de Daech à Paris le 13 novembre dernier, des manifestations de sympathie et de soutien à l’égard des victimes, de la France et de sa capitale sont intervenues des quatre coins du monde - citoyens, organisations non-gouvernementales et États compris. Quid dans ce contexte, au-delà de cette émotion partagée, de l’applicabilité des mécanismes internationaux qui œuvrent au maintien de la paix et promettent une réplique collective en cas d’agression d’un pays membre de telle ou telle structure?

Le 18 novembre, j’ai proposé à Mme Delphine Deschaux-Dutard, maître de conférences en science-politique à l’université Pierre-Mendès-France de Grenoble, spécialiste des organisations, de la sécurité internationales d’écrire pour Paroles d’Actu un texte autour de la thématique suivante : « ONU, OTAN, UE : implications et perspectives de la sécurité et de la défense collectives après les attentats de Paris. » Son article, très précis et qui constitue un riche élément de réflexion, m’est parvenu le 7 décembre. Je l’en remercie. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« ONU, OTAN, UE : implications et perspectives de la sécurité

et de la défense collectives après les attentats de Paris »

par Delphine Deschaux-Dutard

 

Conseil de sécurité

Illustration : Vote au Conseil de sécurité de l’ONU ; src. : Bebeto Matthews/AP

 

Les attentats du 13 novembre 2015 sont venus réactiver une réflexion déjà entreprise sous les auspices du 11 septembre 2001 autour de la sécurité collective face au défi du terrorisme contemporain. Comment la communauté internationale, entendue ici au sens de communauté des États, peut-elle faire face à cette menace protéiforme ? Quelles sont les perspectives qui semblent s’ouvrir pour l’avenir ? L’objectif de cette courte contribution est d’inviter à la réflexion sur la sécurité collective dans trois cadres précis (l’Organisation des Nations unies, l’OTAN et l’Union européenne) afin de clarifier les compétences de la communauté internationale et des organisations régionales de sécurité en matière de lutte contre le terrorisme.

 

Pour commencer avec une idée empruntée à l’amiral Dufourq, la communauté internationale fait face à un puissant paradoxe depuis la fin de la guerre froide : si les États sont, jusqu’à présent en tout cas, en sécurité entre eux et ont éliminé la guerre interétatique comme mode de gestion des différends (idée que l’on retrouve aussi chez Dario Battistella qui parle de « paix systémique »), les sociétés de ces États, dans les pays occidentaux mais pas seulement, se trouvent en revanche fragilisées par l’insécurité et le terrorisme qui invitent à repenser la question du rôle et de la place des forces armées aujourd’hui. Le meilleur exemple récent semble ici l’opération Sentinelle en France, qui mobilise près de 10 000 hommes sur le territoire hexagonal, soit bien davantage que le nombre de soldats déployés en opérations extérieures. Or, comme je vais tenter de le montrer ici, l’action de l’ONU et d’organisations régionales comme l’OTAN et l’UE s’avère ainsi limitée à la question des menaces qui pèsent sur les États tant par le droit international que par les compétences qui sont les leurs.

 

Au niveau universel tout d’abord, au cours du XXème siècle, la communauté internationale a pris conscience que la paix ne se décrète pas par des traités, mais qu’elle dépend au contraire de l’instauration d’une communauté internationale capable d’agir comme un acteur collectif. En effet, la création des organisations internationales a introduit une idée nouvelle : la guerre, et l’équilibre des puissances entre les États, ne constituent plus des instruments permettant de garantir une sécurité durable sur la scène internationale. Pour autant, cette communauté internationale reste fragile et fluctuante, comme le démontre l’absence de solution décisive et commune en vue du règlement de la crise syrienne depuis 2011. Il importe ainsi de revenir d’abord sur la notion de sécurité collective. La notion de sécurité collective n’est pas née de la fin de la guerre froide et de la logique des blocs. Existante dès le début du XXème siècle, la sécurité collective acquiert son sens moderne sous l’influence du Président Wilson après la Première Guerre mondiale. Il refusa, par ses Quatorze Points proclamés en janvier 1918, de cautionner la nature des pratiques diplomatiques du Concert européen d’avant 1914, qui reposait sur un système de concertation entre grandes puissances, une diplomatie secrète, et une politique d’alliances aux clauses ambiguës. Ainsi, la sécurité collective contemporaine trouva sa première définition dans l’article 10 du Pacte de la Société des Nations qui disposait que « les membres de la Société s’engagent à respecter et à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de tous les Membres de la Société ». La Société des Nations (SDN) et l’Organisation des Nations unies (ONU) sont les manifestations successives du même espoir de soumettre au droit les relations entre États, la première en bannissant le recours à la force, la seconde en mettant l’usage de la force sous la coupe du Conseil de sécurité. Que ce soit dans le cadre universel de l’ONU, ou dans le cadre régional de l’OTAN ou de l’Union européenne, la sécurité collective peut donc être définie de façon simple comme un mécanisme juridique, politique et militaire qui fait reposer la sécurité globale de la collectivité des États sur la sécurité de chacun des États. Cette idée va de pair avec la notion d’assistance mutuelle en cas d’agression (article V du Traité de Washington dans le cadre de l’OTAN, clause de solidarité mutuelle dans le cadre de l’Union Européenne, principe de légitime défense individuelle et collective à l’article 51 de la Charte des Nations unies). Or comment faire coïncider cette sécurité collective avec le principe de non-ingérence dans les affaires internes des États en matière de lutte contre le terrorisme ? C’est là un réel dilemme pour l’action internationale.

 

Commençons d’abord par regarder comment l’ONU envisage la lutte contre le terrorisme. L’Organisation née des cendres de la Seconde Guerre mondiale fait face aujourd’hui à des difficultés liées tant aux fondements du droit international reposant sur les États (héritage des Traités de Westphalie de 1648 qui constituent le fondement de l’édifice de la souveraineté des États dans les relations internationales contemporaines) qu’à la difficile émergence d’une définition commune du terrorisme. D’une part, le droit international contemporain repose sur un principe clef de souveraineté étatique, qui se retrouve dans la Charte des Nations unies adossée au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État (art. 2§4). Dans le cas actuel des frappes conduites en Irak et en Syrie par la coalition internationale contre Daech, le Conseil de sécurité légitime ces interventions par le biais du vote de résolutions adossées au Chapitre VII de la Charte, qui indique les exceptions possibles à la norme du règlement pacifique des différends. En clair, en cas de menace contre la paix et la sécurité internationale, de rupture de la paix ou d’acte d’agression (Chapitre VII), le Conseil de sécurité de l’ONU peut autoriser des actions allant jusqu’au recours à la force. C’est le cas de la résolution 2249 du 20 novembre 2015 qui incite les États à combattre le terrorisme en Syrie en redoublant « d’efforts et de coordonner leur action en vue de prévenir et de faire cesser les actes de terrorisme commis en particulier par l’EIIL, également connu sous le nom de Daech ». C’est sur ce fondement juridique que s’adossent les actuelles frappes françaises, britanniques et américaines entre autres. En revanche, en dehors des résolutions du Conseil de sécurité en cas de menace contre la paix et la sécurité internationale, l’ONU en tant qu’organisation de sécurité collective est encore assez limitée dans ses capacités de lutte contre le terrorisme, pour des raisons qu’il convient de rappeler à présent.

 

La lutte contre le terrorisme est devenue une priorité sur l’agenda de la communauté internationale depuis la fin de la guerre froide, et surtout depuis le 11 septembre 2001, tandis que la période bipolaire antérieure se caractérisait plutôt par une quasi absence de réaction collective de la communauté internationale face au terrorisme. Cette faiblesse de la lutte contre le terrorisme dans le cadre de l’ONU jusque dans les années 1990 s’explique largement par de profondes divergences entre pays du Nord et pays du Sud, par un corpus de textes nombreux mais sans réelle portée contraignante, et par le soutien apporté notamment par l’URSS au terrorisme anti-occidental et vice-versa (cf. la CIA et les moudjahidines afghans par exemple). Ainsi, pendant la guerre froide, si les États dans leur ensemble approuvent l’idée qu’il faut condamner le terrorisme, il n’existe pas d’accord entre eux sur la définition de ce même terrorisme. Schématiquement, deux conceptions s’opposent :

- Pour les pays occidentaux, qui sont les principales victimes du terrorisme pendant la période bipolaire, le terrorisme se caractérise par ses méthodes odieuses (chantage, violence aveugle, meurtre d’innocents). Il s’agit donc d’arrêter et juger tous ceux qui emploient ces méthodes, quelles que soient leur façon de justifier leurs actes.

- D’autres États, et notamment l’URSS et les pays du tiers-monde, considèrent que si de tels actes sont commis et sont bien sûr regrettables, il faut d’abord s’intéresser aux causes sous-jacentes, aux buts de ces terroristes : misère, injustice, désespoir. Ce sont ces causes qu’il faut d’abord résoudre, si on veut résoudre le problème terroriste. L’enjeu est ici, pour ces pays, la justification de mouvements de libération nationale face à des pays colonialistes et impérialistes.

Cette absence de consensus sur une définition internationale du terrorisme va de pair avec un foisonnement de textes internationaux sans réelle portée contraignante pour les États. Le 11 septembre 2001 a remis à l’ordre du jour la question de savoir s’il n’existait aucune loi internationale rendant impossible ce type d’attentat. En réalité, nombre de conventions anti-terroristes ont vu le jour entre 1960 et les années 1980 (comme par exemple la Convention de La Haye en 1970 réprimant la capture illicite d’aéronefs ou celle de New York de 1979 réprimant les prises d’otages) mais sans offrir une portée juridique globale et contraignante pour les États. Ainsi, si ces conventions internationales visent toutes un même objectif (condamner et réprimer le terrorisme), leur foisonnement de textes montre bien néanmoins la difficulté d’une définition commune de la réponse à apporter au terrorisme. Quant à l’Assemblée générale de l’ONU, si le terrorisme est fréquemment évoqué à partir des actes terroristes des jeux olympiques de Munich en 1972, aucune avancée significative ne voit pourtant le jour. Le problème est que les démocraties libérales semblent par nature, par le fonctionnement même et la philosophie qui les sous-tend, peu aptes à lutter contre le terrorisme en raison de leur tradition de protection des libertés établies et du cadre fort de l’État de droit. Et les réactions législatives des démocraties tant américaine (Patriot Act en 2001) que française (loi sur le renseignement, état d’urgence et question de sa constitutionnalisation en 2015) semblent bien mettre le doigt sur une limite à ces libertés au nom de l’enjeu de protection des citoyens (du moins en est-ce la légitimation politique, mais il s’agit là d’un autre débat dans lequel nous n’entrerons pas ici).

 

Ainsi jusqu’au début des années 1990, le problème crucial en matière de lutte internationale contre le terrorisme reste la divergence de fond sur la conception du terrorisme, dans la mesure où pour les partisans de la décolonisation par exemple, les États coloniaux sont des puissances terroristes. Cette accusation a souvent été lancée à l’encontre également d’Israël ou des États-Unis. Tandis que pour les États occidentaux, il existe une liste d’États terroristes différente : Iran, Libye de Kadhafi, Syrie… Ainsi dans la conception tiers-mondiste, l’idée de terrorisme d’État confond la répression exercée par l’État qui revendique sa puissance coloniale, et la violation du principe d’interdiction du recours à la violence contre les populations coloniales. Au contraire dans la perception occidentale, le terrorisme d’État se rattache plutôt au terrorisme individuel ou collectif qui s’attaque à l’État et à ses fondations, physiques ou symboliques. Donc le but est à la fois de prévenir les agissements individuels et de punir et juger les coupables, tout en cherchant à trouver le commanditaire de l’action terroriste derrière les coupables ponctuels.

 

« Depuis la fin de la guerre froide, la menace terroriste

est plus diffuse, plus éclatée »

 

La fin de la guerre froide a eu pour effet de modifier le phénomène terroriste en modifiant l’univers des menaces, désormais diffuses, globales, et largement non conventionnelles. Après l’effondrement soviétique en effet, les terroristes ont été privés du soutien accordé par l’URSS d’un côté, et les USA de l’autre, au nom de la lutté idéologique Est-Ouest. Cela a ainsi conduit à un morcellement du terrorisme du fait de la fragmentation des soutiens apportés aux groupes terroristes. Ce morcellement s’est accompagné d’un recul de la professionnalisation des terroristes, et de la montée de groupuscules plus mobiles, fanatisés et prêts à perpétrer des actes de violence aveugle y compris contre des populations civiles. Les terroristes n’hésitent plus dans les années 1990 à employer des armes de destruction massive, et la question devient non plus : les actions terroristes sont-elles possibles ? Mais bien plus : quand risquent-elles de se produire ?

 

Face aux mutations de la menace terroriste, les États ont saisi l’opportunité de renforcer la lutte contre le terrorisme au niveau international, puisque la menace terroriste est devenue très importante pour de nombreux États et constitue aujourd’hui un intérêt commun aux grandes puissances mais aussi aux plus petits États. Neuf conventions internationales ont ainsi émergé dans les années 1990 sous l’égide du système onusien. De la même façon, le terrorisme est entré dans le champ des menaces contre la paix reconnues par le Conseil de sécurité de l’ONU, ce qui l’a conduit à décider des sanctions contre la Libye, le Soudan et l’Afghanistan à la fin des années 1990. En septembre 2006, afin de renforcer et d’améliorer ces activités, les États membres ont ouvert un nouveau chapitre de la lutte antiterroriste en convenant d’une Stratégie antiterroriste mondiale. Il s’agit de la première approche stratégique et opérationnelle commune à l’ensemble des États membres des Nations unies dans ce domaine de la lutte contre le terrorisme. Cette stratégie mondiale s’appuie sur le consensus exceptionnel auquel sont parvenus les dirigeants mondiaux lors de leur Sommet de septembre 2005, qui visait à condamner le terrorisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Pour autant, ce texte n’a pas la force contraignante d’une résolution du Conseil de sécurité.

 

En matière de lutte contre le terrorisme à l’ONU, l’évolution la plus notable se situe au Conseil de sécurité suite aux attentats de 11 septembre : en effet, dès le 12 septembre 2001, celui-ci a reconnu à l’unanimité que les attentats du World Trade Center constituaient une menace à la paix et la sécurité internationale (résolution 1368), et ce faisant a franchi un pas par rapport à la guerre du Golfe de 1990 en abandonnant à la coalition ad hoc constituée autour de Washington les moyens d’employer la force armée pour faire la guerre au terrorisme (légalisation de l’usage de la force dans la guerre contre le terrorisme par les résolutions successives du Conseil de Sécurité de l’ONU). C’est à nouveau ce scénario qui apparaît suite aux attentats de Paris de novembre 2015. Ces résolutions finissent, de facto, par constituer une forme de convention mondiale de lutte contre le terrorisme que la communauté internationale n’avait jamais réussi à mettre en place jusque-là.

 

Autrement dit, par l’intermédiaire du Conseil de sécurité au sein duquel les cinq permanents pèsent de tout leur poids diplomatique, l’ONU s’est engagée dans la lutte contre le terrorisme alors même qu’une définition internationale et commune du terrorisme demeure encore inexistante, et que les intérêts des puissances permanentes demeurent à bien des égards divergents (le seul exemple du cas à faire de Bachar el-Assad en Syrie illustre ces divergences d’intérêt entre grands États qui donnent le « la » à l’organe exécutif des Nations unies).

 

Qu’en est-il à présent de la lutte contre le terrorisme au niveau régional européen, à travers l’OTAN et l’Union Européenne ? Dans le cas de l’OTAN, cette organisation régionale de sécurité, qui constitue à ce jour la plus grande organisation militaire du monde et totalise près de 70% du budget militaire mondial, il s’agit d’une alliance militaire née dans le contexte de la guerre froide, et qui a entrepris depuis les années 1990 une vaste réforme se traduisant par sa globalisation tant géographique (élargissement à l’est, partenariats de plus en plus divers avec des nombreux pays) que stratégique. Ainsi, l’OTAN a été amenée à s’engager dans la lutte contre le terrorisme suite aux attentats du 11 septembre 2001 puisque les États-Unis ont utilisé l’article 5 du Traité de Washington, traité fondateur de l’OTAN, qui prévoit une solidarité des Òtats-membres face à l’attaque armée de l’un d’entre eux dans le cadre de la légitime défense individuelle ou collective, elle-même reconnue par la Charte des Nations unies (art. 51). L’OTAN avait alors lancé entre septembre 2001 et mai 2002 la première opération antiterroriste de son histoire, la mission Eagle Assist, qui consistait en une surveillance de l’espace aérien américain. C’est également sur la base de cet article 5 que l’OTAN est intervenue en Afghanistan à travers la Force Internationale d’Assistance et de Stabilisation (FIAS) entre 2003 et 2014, et continue d’assurer une mission de formation des forces locales de sécurité afghanes dans le cadre de la mission Resolute Support depuis janvier 2015. En outre, l’OTAN a inclus la lutte contre le terrorisme dans son dernier concept stratégique en 2010. De même, l’opération Active Endeavour en Méditerranée vise depuis septembre 2001 à sillonner la Méditerranée en vue de prévenir les activités terroristes.

 

« Paris a choisi de ne pas recourir à l’article 5

du Traité Atlantique Nord pour ne pas froisser la Russie »

 

La question qui peut se poser au regard de la situation de la France en novembre 2015 est de savoir pourquoi le président Hollande n’a pas, comme le président Bush en septembre 2001, invoqué l’article 5 du Traité de Washington pour adosser sa riposte à l’encontre de l’Organisation Etat Islamique (OEI), puisque les attentats du 13 novembre pouvaient légitimement entrer dans le cadre des dispositions de légitime défense individuelle et collective prévues par cet article. En l’occurrence, la raison semble ici politique plutôt que juridique. Le choix français de s’appuyer sur l’autre clause de sécurité mutuelle, celle de l’Union européenne sur laquelle je vais revenir ci après, se justifie par la volonté de ne pas brandir l’épouvantail otanien dans la riposte contre l’OEI afin de ne pas s’exonérer de la participation russe à la lutte contre cette organisation. En outre, ce choix de ne pas recourir à l’Alliance atlantique s’inscrit également dans la volonté d’éviter de reproduire les gestions des conflits armés afghan et irakien en envoyant des troupes otaniennes au sol en Syrie. La stratégie actuelle reposant sur des frappes aériennes ciblées et intensifiées depuis les attentats de Paris vise, au moins jusqu’ici, à éviter le déploiement au sol. Nombreux sont pourtant les experts militaires qui incriminent cette stratégie timide et qui ne réglera pas la question de la menace terroriste sur le long terme. Là encore, il s’agit d’un débat dans lequel nous n’entrerons pas ici, mais qui est extrêmement documentés dans les médias français depuis quelques semaines (cf. notamment les nombreuses interventions médiatiques très pédagogiques et claires de Michel Goya). Pour résumer, si l’OTAN dispose juridiquement et matériellement d’importants moyens de lutte contre la menace terroriste posée notamment par Daech, encore faut-il que les États membres souhaitent faire usage de ces capacités, ce qui n’apparaît pas être le cas actuellement.

 

Dans le cadre de l’Union européenne enfin, la lutte contre le terrorisme est également, de facto, devenue une préoccupation importante, qui trouve sa première matérialisation à travers la Stratégie européenne de sécurité de 2003. L’Union européenne dispose entre autres d’instruments liés à l’espace de liberté et de justice (ex. troisième pilier du Traité de Maastricht) comme par exemple le coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme (Gilles de Kerchove, nommé en 2007), d’une capacité militaire opérationnelle dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et d’une clause de défense mutuelle figurant à l’article 42-7 du Traité sur l’Union européenne. C’est cette clause, introduite au corpus juridique des normes européennes par le biais du Traité de Lisbonne, que le président français a choisi d’utiliser en vue d’exhorter ses partenaires européens à se joindre à la lutte contre l’OEI. Cette invocation de l’article 42-7 le 17 novembre 2015 par le ministre de la Défense français Jean-Yves Le Drain auprès de ses partenaires européens est une première dans l’histoire de l’Union Européenne. La clause de défense mutuelle repose sur le même principe de défense individuelle et collective que celui de l’article 51 de la Charte des Nations unies et de l’article 5 du Traité de Washington. Mais là encore, si tous les Etats-membres doivent à l’Etat attaqué aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, aucun contrainte précise ne repose sur ces États quant à la forme de cette assistance. Le président français a d’ailleurs pris soin d’utiliser l’article 42-7, soit une solution intergouvernementale, plutôt que l’article 222 qui prévoit lui une clause de solidarité aux implications plus contraignantes pour les États européens et qui donnerait davantage de place aux institutions européennes. Cette solution intergouvernementale, dans laquelle les capitales gardent la haute main sur les décisions qu’elles prennent dans le cadre de la lutte anti terroriste, se traduit par des différences d’engagement notables. Par exemple dans le cas présent, si les parlements britannique et allemand ont bien donné leur feu vert à la participation de leurs institutions militaires à la lutte contre Daech en Syrie aux côtés de la France, cette participation ne revêt pas les mêmes costumes : frappes aériennes du côté britannique, envoie d’avions de reconnaissance mais qui n’effectueront aucune frappe du côté allemand. Ces différences de réponse doivent beaucoup à la culture politico-militaire encore très largement divergence dans les pays de l’Union européenne, divergence qu’aucun traité européen ne saurait réduire tant elle puise dans la construction historique de chaque État et dans la place que l’institution militaire a pu y occuper. Cette divergence explique également pourquoi il n’apparaît pas envisageable aujourd’hui de mobiliser les outils militaires développés par l’Union européenne (les groupements tactiques) qui requièrent l’approbation de tous les États participants à ces unités militaires multinationales. Là encore, ce ne sont pas tant les dispositions juridiques que les compétences et les stratégies politiques des États qui donnent le « la » et activent ou inhibent l’action européenne dans la lutte contre le terrorisme au Moyen-Orient.

 

Pour conclure, la lutte internationale contre le terrorisme pose à nouveau aujourd’hui la question cruciale de l’efficacité du dispositif juridique international existant d’une part, et de la volonté d’implication des États d’autre part. Il semble quoi qu’il arrive de plus en plus évident, et c’est notamment l’objet de l’approche globale ou holistique de la sécurité développée par nombre d’États et d’institutions depuis quelques années, que lutter contre le terrorisme consiste aussi à lutter contre ses causes profondes, notamment la pauvreté et l’absence d’instruction, la faiblesse des structures étatiques et la corruption, les failles de la cohésion sociale et les crises d’identités que traversent certains États. À négliger les causes profondes du terrorisme, le risque est de s’enliser dans une guerre sans fin contre celui-ci, dans la mesure où la répression ne suffit pas à enrayer le phénomène. Mais cette recherche d’une solution globale dépasse largement les dispositions du droit international contemporain, et ne peut passer que par un volontarisme politique de tous les États concernés, petits ou grands, occidentaux ou moyen-orientaux.

 

Delphine Deschaux-Dutard

 

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4 décembre 2015

« Affaires militaires : une révolution à l’oeuvre », par Alain Coldefy

L’amiral Alain Coldefy, retraité des armées depuis 2006 après une longue et riche carrière, compte parmi les spécialistes éminents des questions de défense - il est à ce jour, pour ne citer que ces deux fonctions, directeur de la Revue Défense Nationale et directeur de recherche à l’IRIS. Le 17 novembre, quatre jours après les attentats meurtriers de Paris et vingt-quatre heures après l’allocution du président de la République devant le Parlement réuni en Congrès, je lui transmis les questions que je venais de préparer à son attention suite à son sympathique accord de principe. Je le remercie pour ses réponses, datées du 3 décembre : elles ont le mérite essentiel de nous faire considérer de manière un peu plus concrète les préoccupations des militaires - plus, entre autres points, quelques questions de stratégie rarement abordées - face aux défis du moment. Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Affaires militaires : une

révolution à l’œuvre »

Interview d’Alain Coldefy

 

Congrès

Illustration : F. Hollande lors de son intervention devant le Congrès, le 16 novembre ; src. : Philippe Wojazer/AP

 

Paroles d’Actu : Bonjour Alain Coldefy, merci de m’accorder un peu de votre temps. Directeur de la Revue Défense Nationale, directeur de recherche à l’IRIS, vous avez occupé précédemment des positions d’importance sur les terrains d’opération et au sein de l’administration centrale des armées avant de conseiller sur les sujets de défense le président d’Airbus Group...

Les missions actuellement assignées aux forces de défense nationales (opérations extérieures « classiques », lutte contre Daech et le terrorisme en général et appui à la sauvegarde de la sécurité intérieure) sont-elles réalistes au regard de leurs capacités matérielles et, surtout, humaines ? Les annonces faites par le chef de l’État à Versailles le 16 novembre vont-elles de ce point de vue dans le bon sens ?

 

Alain Coldefy : Il faut regarder les choses en face. Les forces armées ont subi des restrictions budgétaires colossales depuis la chute du Mur (les tristement célèbres « dividendes de la paix » de politiques de tous bords), comprenant des suppressions considérables d’effectifs et des réductions de format capacitaire que l’on peut estimer à plus de 50% en volume dans le quart de siècle écoulé. Dans le domaine nucléaire, le seul dans lequel les « vrais » responsables civils et militaires sont écoutés et entendus, le maintien de la dissuasion a été assuré. Ce qui ne peut que rassurer.

 

Ces amputations ont été compensées qualitativement en partie par la modernisation à grande vitesse de l’appareil de défense au sens large, et réalisées grâce à un corps social civil et militaire d’une résilience inconnue dans la société française. Il s’agit d’une véritable « révolution à la française dans les affaires militaires » (à ne pas confondre avec la RMA ou Revolution in Military Affairs de nos alliés américains, essentiellement technologique) qui a permis de mener de front et « sans interruption de service » les opérations - sans fin - de notre époque et la professionnalisation, enfin, de nos armées modernes.

 

« La France dispose du meilleur outil militaire d’Europe »

 

Au résultat, et c’est cette excellence même qui a pu fausser le jugement, la France dispose au début 2016 de l’outil militaire le plus cohérent globalement et le plus efficace militairement d’Europe. En ayant, de fait, utilisé près de la totalité de ses capacités matérielles et humaines, qu’il faut régénérer désormais, tant la mollesse de nos partenaires est immense.

 

L’industrie, indispensable à notre défense, a dans cette perspective gagné les challenges d’une compétition mondiale dans laquelle, avec une obstination tout aussi aveugle qu’en 1991, les responsables jugeaient stériles, en pratique au fil des arbitrages budgétaires, les dépenses de défense. Ainsi, celles qui pouvaient avoir un rapport même ténu avec la défense étaient « sorties » ab initio du champ des grands emprunts, du crédit d’impôt recherche et dautres initiatives destinées à remonter la part de richesse nationale venant de la production manufacturière, part tombée à 12,5% du PIB là où tous nos voisins caracolent à plus de 20%. Les retournements de veste actuels ne doivent leurrer personne.

 

Cependant, les décisions du chef de l’État au lendemain des attentats marquent la fin de cette spirale suicidaire. Tout d’abord, elles stoppent la vertigineuse descente qui vient d’être détaillée, comme le skieur qui réussit à passer d’une piste noire à une bleue a temporairement une sensation de confort. Ensuite, et grâce à l’action des chefs militaires soutenus par le ministre actuel, il est désormais accepté qu’une mission nouvelle appelle des moyens nouveaux. Une vraie révolution que Bercy doit assimiler, mais le Président en appelant l’Union européenne au 42-7 (l’article du Traité sur l’Union européenne relatif à la solidarité des États membres en cas d’agression contre un des leurs, ndlr) a tracé le chemin politique. Enfin, notons que souvre une réflexion sur le rôle des forces armées, qui va pour une fois intéresser au sens propre une grande partie des citoyens, là où naguère le débat tournait entre spécialistes.

 

PdA : Dans quelle mesure peut-on dire de la lutte contre le terrorisme, qui par définition est asymétrique, qu’elle impose un rebattement des cartes en matière de doctrine militaire ? La France a-t-elle pris à temps la pleine mesure de ces mutations de la menace à travers, par exemple, la montée en puissance de formations spécifiques (quelles sont-elles d’ailleurs ?), la création de nouvelles lignes budgétaires ?

 

A.C. : La lutte contre le terrorisme est une expression d’usage courant qui ne veut rien dire car elle correspond à un mode d’action et on ne se bat pas contre un mode d’action mais contre un ennemi.

 

« La lutte contre l’État islamique n’est en rien asymétrique »

 

Cette lutte n’est en rien asymétrique. L’État islamique autoproclamé dispose de plus de chars d’assaut que l’armée française et dans le même temps commet ses attentats meurtriers avec quelques-unes seulement des 80 millions de Kalachnikov fabriquées à ce jour. Il s’agit donc d’un combat hybride, appelant de façon simultanée à utiliser des moyens militaires de haute intensité hors du territoire national et dans le respect de la légitimité internationale, et les outils banaux de la démocratie et des États de droit pour lutter contre le crime, à savoir la conjugaison du renseignement, de la police au sens large et de la justice. On sait que si l’un de ces piliers est faible, l’ensemble est bancal. Les deux premiers ont fait la preuve de leur efficacité.

 

Les Livres blancs analysent l’environnement stratégique en termes de menaces et de risques, nul besoin de l’expliquer ici. Le dernier d’entre eux pose la pérennité des « menaces de la force » et introduit les « risques de la faiblesse » (des États faillis, cela aurait dû être dit clairement). Le prochain mentionnera à l’évidence les « menaces de la faiblesse ».

 

La France, on parle ici de la défense et plus spécialement des armées, a évidemment pris la mesure de ces mutations : il n’est que voir la montée en puissance de la cyberdéfense, œuvre commencée il y a plus d’une décennie. Les autres axes d’effort ont été développés autour du renseignement, connaissance et anticipation au sens étendu. Cependant, le budget alloué par la France à sa défense n’a pas suivi et pour habiller l’un, l’autre a été privé de ressources.

 

Dans le même temps, ce budget, insuffisant, a conduit à réduire les capacités de faire porter le feu très loin. C’est évidemment un non-sens à l’heure de la globalisation de l’espace, de la cyberguerre et de la maritimisation des enjeux et des conflits, tous espaces stratégiques sans frontières et donc sans distance par rapport à Paris. Il n’est pas sûr que tout le monde l’ait compris, y compris au sein de l’appareil militaire.

 

PdA : Que sait-on, quantitativement et qualitativement, de l’état actuel des forces de l’État islamique sur les terres irakiennes et syriennes ? Représentent-elles en soi une menace réelle pour Damas et le régime de Bachar el-Assad ?

 

A.C. : Là encore, la question n’est pas de savoir si l’État islamique représente un danger pour tel ou tel mais bien pour la France. Les idéologues ont écrit il y a plus de dix ans que la France devait être détruite, non pas conquise ou soumise. Gilles Kepel rappelle à cet effet régulièrement : « Les textes d’Abou Moussab Al-Souri, mis en ligne dès janvier 2005 »... Cet État s’est proclamé notre ennemi, nous a déclaré la guerre, et nous devons avoir comme seul objectif son annihilation. Évitons, comme en 1925, de sauter les pages de Mein Kampf dans lesquelles Hitler annonçait sa volonté de nous détruire, comme le rappelle Renaud Girard.

 

Dans cette zone, nous savons que la situation est compliquée. Eric Dénécé souligne que trois États alliés majeurs des États-Unis et de l’Occident prônent un radicalisme religieux, l’un d’entre eux appartenant même à l’OTAN. Sans faire le panorama géopolitique de la région, on mesure tous les jours la difficulté de savoir qui est qui, au regard de nos intérêts, seule grille de lecture pertinente.

 

Techniquement, Damas ne risque rien depuis que Moscou donne une leçon de stratégie au reste du monde.

 

PdA : Quelle a été jusqu’à présent - c’est une question réelle que les opinions publiques des pays engagés se posent régulièrement - l’efficacité des frappes aériennes contre les positions de l’État islamique ? Quels changements en matières de montage de la coalition et de stratégie opérationnelle appelleriez-vous de vos vœux dans l’optique d’une lutte plus efficace contre l’EI ?

 

A.C. : L’efficacité des frappes aériennes est un sujet bateau qui revient comme un marronnier dans chaque opération. Et à chaque fois on répète la même chose. Ces frappes, du côté occidental, sont ultra-précises, ciblées avec attention et ne s’effectuent pas en cas de risque de dommage collatéral sur les populations civiles. Elles sont donc volontairement amputées d’une part de leur efficacité, mais qui le reprocherait, sachant que la désinformation fait rage.

 

Elles affaiblissent naturellement l’ennemi et ses capacités à commander et à agir de façon coordonnée et efficace. Elles vont le conduire à déplacer ses centres de décision et ainsi à les faire repérer. En s’attaquant au portefeuille (le pétrole en premier) elles commencent à exacerber l’ennemi. Elles ont d’autant plus de succès qu’elles accompagnent au plus près une campagne ou des opérations terrestres.

 

« Il faut parfois accepter, pour vaincre,

des alliances extra-ordinaires »

 

Nul ne peut prétendre avoir la solution. Les stratèges savent depuis Sun Tzu en passant par Churchill qu’il faut savoir qui l’on combat et accepter de faire alors des alliances extra-ordinaires pour vaincre... On n’en prend malheureusement pas le chemin, mais ce n’est pas le fait de la France.

 

PdA : Existe-t-il entre la société civile française et son armée une mare d’incompréhension, peut-être un fossé « culturel » dont vous estimeriez qu’ils faudrait les combler ?

 

A.C. : Pour moi, il n’a jamais existé – en tous cas depuis la fin de la fièvre de 1968 et, en 1991, de l’alimentation de l’antimilitarisme par les finances soviétiques – de fossé autre que celui de l’indifférence ou de la méconnaissance par la force même des choses, par le fait de préoccupations autres, etc... Permettez-moi de souligner que c’est le cas de la mer, qui apporte tous les jours 100% de notre pétrole, qui transporte 90% en volume et en valeur de nos matières et de notre commerce, etc... et qui est superbement ignorée des politiques publiques et des médias.

 

PdA : Un dernier mot ?

 

A.C. : La France EST EN GUERRE. Les mots du Président ont pu surprendre ; il sait ce qu’il dit et il a le devoir de nous alerter.

 

Alain Coldefy

Illustration : IRIS

 

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