Jean Marcou : « Les moyens médiatiques d'opposition sont désormais marginaux en Turquie »
Jean Marcou est enseignant-chercheur et titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble. Ce spécialiste de la Turquie a d’ailleurs fondé il y a une dizaine d’années l’Observatoire de la Vie politique turque (OVIPOT), une structure de réflexion et de documentation qu’il s’attache à faire vivre. Deux ans après une première interview, qui tombait peu après un coup d’état raté contre l’appareil Erdoğan, il a accepté une nouvelle fois, cette fois dans un contexte de reconduction triomphale et de renforcement du pouvoir actuel, mais aussi de troubles économiques croissants, de répondre à mes questions. Je l’en remercie et vous invite à suivre ses travaux. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU
« Les moyens médiatiques d’opposition
sont désormais marginaux en Turquie... »
Interview de Jean Marcou
Q. : 25/06/18 ; R. : 16/09/18
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan, le soir de sa victoire. Crédits photo : Anadolu Agency.
M. Erdoğan vient d’être réélu à la présidence de la République turque et, référendum de 2017 oblige, il assumera la totalité du pouvoir exécutif durant les prochaines années, tandis que son parti a dans le même temps remporté les élections législatives. Est-ce qu’une transformation en profondeur de la Turquie, de ses institutions et de la manière dont l’État influe sur la société, est aujourd’hui en marche ?
Oui, c’est effectivement un tournant qui consacre les évolutions en cours depuis plusieurs années, notamment : depuis de 2010-2011, avec les premières atteintes graves à la liberté d’expression ; depuis 2013, avec la répression des événements de Gezi et la rupture de l’AKP avec le mouvement Gülen ; depuis 2014, avec la première élection de Recep Tayyip Erdoğan à la présidence au suffrage universel ; et surtout depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016. Cette dernière a favorisé une accélération irrésistible du processus de présidentialisation autoritaire amorcée antérieurement, parce qu’elle a permis de légitimer le recours à la législation d’exception et la "nécessité" de transformer du régime. Il ne faut pas oublier que la Turquie était alors en outre dans une situation instable (fin du processus de paix avec les Kurdes, attentats spectaculaires de Daech dans les grandes villes turques, proximité du conflit syrien...).
« La Turquie est entrée indiscutablement
dans "une nouvelle ère politique"... »
En deux ans, le régime a été complètement restructuré. Sur le plan partisan, tout d’abord avec une épuration interne de l’AKP (en particulier une élimination politique des premières générations de cadres Abdullah Gül, Ahmet Davutoğlu, Bülent Arınç, Melih Gökçek, Kadir Topbaş...) et par une alliance du parti au pouvoir avec le MHP, c’est à dire avec l’extrême-droite nationaliste. Sur le plan constitutionnel, avec une réforme des institutions adoptée, grâce au MHP, par le référendum d’avril 2017 mettant un terme au régime parlementaire qui avait toujours gouverné la Turquie depuis son passage au pluralisme et à la démocratie. Enfin, sur le plan politique et administratif, avec avant et après les élections anticipées du 24 juin 2018, des purges drastiques conduites dans tous les secteurs de l’appareil d’État, une restructuration de l’ensemble de l’exécutif, c’est-à-dire du pouvoir de décision et des moyens logistiques autour de la personne même du président. Comme l’a affirmé Recep Tayyip Erdoğan lui-même, la Turquie est ainsi entrée indiscutablement dans "une nouvelle ère politique".
L’opposition à M. Erdoğan a-t-elle gagné en organisation et en cohérence ces dernières années ? Les résultats proclamés de ces élections sont-ils conformes à ce qui était anticipé au niveau des rapports de forces ?
Il y a une opposition forte à Recep Tayyip Erdoğan et aux transformations politiques précédemment décrites. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs, l’AKP a dû s’allier avec le MHP de Devlet Bahçeli. Sans cette alliance, Recep Tayyip Erdoğan aurait eu du mal à remporter le référendum de 2017 et même les élections de juin 2018. Mais le problème de cette opposition est qu’elle est trop hétérogène, rassemblant outre les kémalistes du CHP (qui en constitue le noyau central), les Kurdes du HDP et les nationalistes dissidents du "Bon Parti"... Ces formations disparates ont pu créer la surprise en 2015, en privant l’AKP de sa majorité absolue. Elles pouvaient espérer empêcher Recep Tayyip Erdoğan de l’emporter dès le premier tour à la présidentielle anticipée de juin 2018. Mais elles ne constituent pas une alternative crédible à l’AKP triomphant. L’opposition sort ainsi, des dernières élections, plus affaiblie que jamais. Au sein du CHP, le candidat du parti à la dernière élection présidentielle, Muharrem Ince conteste la légitimité du leader actuel, Kemal Kılıçdaroğlu, et demande un congrès extraordinaire. Après son résultat décevant, Meral Akşener, semble vouloir se retirer de la vie politique. Enfin, les Kurdes du HDP ont confirmé, même dans une situation extrêmement défavorable, la réalité de leur audience politique, en restant troisième formation politique au parlement, mais ils sont marginalisés et réprimés, une partie de leurs cadres étant en prison ou l’objet de poursuites judiciaires. De surcroit, ni le CHP, ni le "Bon Parti", n’imaginent actuellement une possible alliance avec eux. Dans ces conditions, on voit mal quel peut être l’avenir de l’opposition en Turquie actuellement.
Il est probable néanmoins qu’un autre type d’opposition risque de se développer sur le terrain, en lien avec des revendications concrètes : respect voire développement des droits des femmes, défense de l’environnement, ou encore, comme il y a quelques jours, manifestations (contre le non-respect des règles de sécurité) des ouvriers construisant le nouvel aéroport d’Istanbul, qui doit ouvrir le 29 octobre prochain. Mais là encore la voie est étroite et le régime veille... Depuis fin août dernier, le sit-in des mères kurdes, qui se tenait chaque semaine sur İstiklâl Caddesi, à Istanbul, sur le modèle du rassemblement des "mères de la place de Mai" en Argentine" est interdit et, le cas échéant, dispersé par la police...
Plusieurs incidents se sont produits en France autour des élections en Turquie, du fait notamment de soutiens de M. Erdoğan qui ont exprimé violemment leur désapprobation face entre autres à des articles de presse mettant en cause leur champion. La diaspora turque est-elle plus ou moins pro-Erdoğan que les Turcs qui vivent au pays ? Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous inquiète dans ces débordements ?
Depuis 2014 (date à laquelle les Turcs vivant à l’étranger ont pu voter), les résultats des élections montrent que la diaspora turque des pays occidentaux vote majoritairement en faveur de Recep Tayyip Erdoğan (plus de 60% en France). Cela tient au fait que les communautés turques qui vivent en Europe occidentale se sentent ostracisées, marginalisées, notamment en raison de leur appartenance religieuse. Dès lors, un président turc qui parle haut aux gouvernements européens, dénonçant notamment leur réticence à accueillir des réfugiés et leur refus de voir la Turquie entrer dans l’Union européenne (UE), a toutes les chances de recevoir un accueil favorable des Turcs vivant en Europe. Et ce d’autant plus qu’à la différence de ses prédécesseurs, ce président n’hésite pas à s’adresser à ses compatriotes expatriés, en leur recommandant de s’impliquer dans la vie politique de leur pays d’accueil. L’approche des dernières élections par la presse occidentale, et surtout la une du magazine Le Point qualifiant Erdoğan de "dictateur", ont été ressentis par nombre de Turcs vivant en France, comme une sorte d’agression à leur égard. Si on ajoute à cela, la propagande d’associations liées à l’AKP et au gouvernement turc, on comprend comment certains ont pu aller jusqu’à s’en prendre directement au magazine lui-même et à ses publicités sur le mobilier urbain.
Le Point, le canard de la colère.
Toutefois, la démographie turque en France, comme dans d’autres pays voisins d’Europe, n’est pas monolithique. Outre les sympathisants de l’AKP, elle est composée aussi d’opposants : Kurdes proches du HDP, voire du PKK, membres du mouvement Gülen, nouveaux opposants politiques en exil... Les développements du conflit syrien ou la tentative de coup d’État de 2016 ont montré que les différends existants en Turquie ou à aux frontières de celle-ci pouvaient s’exporter et diviser les diasporas turques en Europe.
On a souvent pu lire, ici ou là, que la démocratie était en danger en Turquie, et quelques faits d’actualité, comme le traitement réservé à des journalistes d’opposition, ne sont pas pour rassurer en la matière. Quel est votre sentiment : y a-t-il une dérive autoritaire objective en Turquie ?
Comme je le disais précédemment la démocratie et plus spécifiquement la liberté d’expression est en recul depuis le début de cette décennie. Ce sont des atteintes à la liberté de la presse en 2010-2011, à une époque où l’AKP était encore allié au mouvement Gülen, notamment l’arrestation des journalistes Ahmet Şık et Nedim Şener, qui ont constitué la première alerte sérieuse en la matière. Depuis, la situation n’a fait qu’empirer avec le développement d’une logique d’intimidation permanente des médias. Les poursuites pour insulte au président ont ainsi souvent frappé des journalistes, au cours des dernières années, et amènent ces derniers à s’auto-censurer. Un journaliste, au demeurant député du CHP, Enis Berberoğlu, a été condamné à 25 ans de prison, accusé d’espionnage, pour avoir révélé des livraisons d’armes suspectes des services de renseignement turcs, en Syrie. Mais, surtout, il faut voir que le paysage médiatique turc a profondément changé, au cours des dernières années, voire au cours des derniers mois. Depuis 2013, les médias gülenistes qui étaient très importants ont été démantelés ou "récupérés" par l’AKP, et en mars 2018, le seul groupe médiatique important réputé d’opposition qui restait (le Holding Doğan) a été vendu au groupe Demirören, proche du pouvoir. Les moyens médiatiques d’opposition sont donc désormais marginaux. Difficile dans ces conditions de ne pas parler de tournant autoritaire comme nous l’avons fait récemment dans un numéro du magazine Moyen-Orient ("Turquie, le tournant autoritaire", Moyen-Orient N°37, janvier-mars 2018). C’est d’ailleurs bien ce qui a été relevé par les observateurs internationaux, lors des dernières élections (Conseil de l’Europe, OSCE...). Bien que ces élections aient pu se tenir dans l’ensemble librement, notamment pour ce qui est de la procédure de vote, la situation médiatique pendant la campagne était en revanche particulièrement déséquilibrée en faveur du pouvoir en place.
Est-ce que, s’agissant de la manière dont sont pensées les politiques intérieure et étrangère de la coalition conservatrice de M. Erdogan, l’on peut dire que l’ottomanisme y tient une place déterminante ? Peut-être plus forte qu’à aucun moment de l’histoire turque récente ?
Le néo-ottomanisme de l’AKP a été maintes fois observé en matière de politique extérieure et de politique intérieure, car il constitue le terreau d’une sorte de néonationalisme très significatif de ce qu’est devenu aujourd’hui l’AKP et le régime que Recep Tayyip Erdoğan entend promouvoir. L’exaltation de l’Empire ottoman permet, en effet, au régime actuel de renouer avec le passé musulman des Turcs que le nationalisme kémaliste avait effacé pour des raisons religieuses et "progressistes".
« La crise économique est devenue aujourd’hui le premier défi
que doit relever le nouveau régime de Recep Tayyip Erdoğan. »
Lorsque l’AKP a pris le pouvoir, les scénarios dominants étaient celui des "musulmans démocrates" (qui allaient sortir la Turquie du cercle-vicieux de la démocratie interrompue par des coups d’État) ou celui de "l’agenda caché islamiste" (qui allait transformer ce pays en république islamique). En fait, force est de constater que c’est un troisième scénario qui se noue sous nos yeux, celui d’un populisme nationaliste, soutenu par le développement de classes moyennes néo-urbaines conservatrices et par l’exaltation du passé ou de l’avenir transcendantal des Turcs. Dans ce cadre-là, le néo-ottomanisme joue un rôle important, mais il n’est pas la seule instrumentalisation de l’Histoire.... Lors de ses meetings, Recep Tayyip Erdoğan a pris pour habitude de faire référence à trois dates clefs: 1453, la prise de Constantinople, un moment majeur de l’histoire ottomane par excellence ; mais aussi antérieurement 1071, la bataille de Manzikert, une victoire du sultan seldjoukide Alparslan sur les Byzantins, qui vit les Turcs prendre pied en Anatolie, leur territoire d’aujourd’hui ; et enfin postérieurement 1923, la proclamation de la République de Turquie par Mustafa Kemal après sa victoire sur les Grecs, à l’issue de la Première Guerre mondiale. C’est dire si le régime actuel récupère et instrumentalise l’ensemble de l’histoire des Turcs pour leur construire une destinée contemporaine et donner du sens à ses politiques et objectifs en cours : grands travaux, ambition de faire entrer l’économie turque dans les dix premières du monde, développement du rayonnement diplomatique international et régional de la Turquie. Mais cet appareillage idéologique risque de perdre de son efficacité, si le régime de l’AKP n’est pas en mesure de surmonter les difficultés économiques que traverse aujourd’hui le pays. Il est certain que l’affaiblissement de la monnaie et l’accélération de l’inflation ont été accentués par la crise en cours avec les États-Unis, mais ces signaux viennent également confirmer plusieurs années de dépréciation monétaire régulière, d’augmentation de l’inflation et d’accroissement spectaculaire du déficit du compte courant de la Turquie. La crise économique est devenue aujourd’hui le premier défi que doit relever le nouveau régime de Recep Tayyip Erdoğan.
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