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Paroles d'Actu
23 décembre 2022

Françoise Piazza : « Mieux qu'un poète, Barbara est une effleureuse d'âmes »

Barbara nous quittait il y a vingt-cinq ans, en novembre 1997, une disparition et surtout une œuvre, une vie déjà évoquées dans Paroles d’Actu ces dernières semaines : il y a eu l’interview avec Jean-Daniel Belfond, puis celle avec Alain Wodrascka. Pour compléter cette espèce de trilogie qui n’était pas prévue, et alors que l’année touche à sa fin, j’ai le plaisir de vous présenter, au travers de cet article, un ouvrage original, riche source d’infos et de témoignages inédits sur cette "longue dame brune" que chanta en son temps, en duo avec l’intéressée, Georges Moustaki.

La biographe Françoise Piazza a dirigé ce Barbara à livre ouvert produit de manière participative, avec à ses côtés le jeune Thomas Patey, grand amateur de chanson française qui avait déjà contribué à notre site, pour un hommage à Charles Aznavour (2019). Je les remercie tous deux pour les réponses qu’ils ont bien voulu me faire, je remercie aussi Frédéric Quinonero pour le tuyau. L’ouvrage mériterait bien d’être lu par toute personne aimant Barbara. Lisez, écoutez de la musique, évadez-vous... Joyeux Noël à toutes et tous ! Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Barbara à livre ouvert

Barbara à livre ouvert

https://helloasso.com/associations/la-saisonneraie/paiements/barbaraalivreouvert

ou

La Saisonneraie - 32 rue du Russon- 60350 Cuise la Motte (chèque).

29 euros, frais denvoi inclus.

 

 

I. Françoise Piazza, interview 

Françoise Piazza bonjour. Quelle a été l’histoire de cet ouvrage Barbara à livre ouvert, qui est riche en informations biographiques et en témoignages inédits, alors qu’on commémore en ce moment les 25 ans de la disparition de Barbara ? Publier quelque chose pour cette occasion, c’était comme une évidence pour vous ?

Il y a quelques années, "les Oiseaux" évoqués dans cet ouvrage (un groupe de fans de Barbara, ndlr) m’ont confié un dossier avec des lettres écrites à Barbara au lendemain de sa disparition, et quelques dessins, me demandant si "on pouvait en faire quelque chose". C’était très inabouti, très brouillon, je l’ai laissé dans un tiroir. Et le temps a passé.

Le 9 juin, jour de naissance de Barbara, j’ai recherché ce dossier et presque tout éliminé, avec l’envie soudaine d’écrire sur elle, un petit signe 25 ans après sa disparition. Trop tard sur le plan du calendrier de mon éditeur ! J’ai donc élaboré seule le fil conducteur, puis contacté Thomas Patey, dont j’aime la plume, et qui avait écrit l’avant-dernier chapitre de mon livre Cora Vaucaire en clair-obscur, en 2021. En laissant à Thomas toute liberté.

 

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez eu le livre terminé entre les mains ? L’aboutissement d’une belle aventure, longue, parfois difficile aussi ?

Un vague à l’âme, comme toujours quand le livre s’en va vivre sa vie, une certaine mélancolie...

 

Vous l’évoquiez à l’instant : racontez-nous la rencontre avec Thomas Patey, tout jeune amateur de chanson française que j’avais eu moi-même la chance d’interviewer un an après la mort de Charles Aznavour ? Comment vous êtes-vous "trouvés" autour de Barbara, et autour de ce projet ?

Lorsque j’ai publié Juliette Gréco - Entrer dans la lumière en janvier 2020, aux Éditions de l’Archipel, Thomas avait 20 ans. Il s’est passionné pour mon livre (la chanson est sa passion vous l’avez dit) et m’a écrit sur les réseaux sociaux. Une correspondance s’est établie au fil des semaines. Juliette est partie. Elle était ma soeur d’élection depuis notre rencontre, en 1968. J’avais 19 ans, et elle 41. Thomas m’a demandé si je pouvais l’aider à entrer à l’église de Saint-Germain-des-Prés , la cérémonie était sur invitation. Nous nous sommes donné rendez-vous là. Après, tout s’est enchaîné, nos rencontres, nos échanges écrits, nos passions communes...

 

Parmi les témoignages recueillis, ceux d’artistes illustres comme Anny Duperey ou Béatrice Agenin, ceux de proches collaborateurs, et aussi d’anonymes, ces "Oiseaux" donc, restés fidèles à Barbara. Comment les uns et les autres ont-ils reçu votre démarche ? Ça a été compliqué parfois d’en faire convaincre certains, peut-être parce que l’exercice peut supposer de toucher une corde sensible, de retirer un voile de pudeur ?

Je n’ai rencontré aucune difficulté . J’en ai d’abord parlé à Martine Chevallier et Anne Delbée qui sont des amies. J’ai écrit à Anny Duperey et à Béatrice Agenin, toutes les deux très touchées qu’on pense à elle. J’ai envoyé Thomas rencontrer Mine Verges que je connais bien pour être allée parfois chercher les robes de Juliette dans son atelier, et Marie-Thérèse Orain, que je connaissais par Cora Vaucaire. Pour les "Oiseaux", j’ai gardé les lettres les plus marquantes, dont celle de Marie-Claude Semel, illustratrice aussi, que je connais depuis Mogador (1991). Jack Gabriel Le Gall, que je connaissais aussi, m’a offert un dessin pour la couverture. Jean-François Fontana ne devait, au départ, que vérifier les dates et les lieux (Barbara l’appelait "ma mémoire") et il a eu envie d’"écrire quelques "Je me souviens", jusqu’à en écrire 50 ! En fait 100, mais il a élagué ! Les témoignages des "Oiseaux" et de Jean-François Fontana, essentiels, apportent un éclairage nouveau à ce portrait à quatre mains.

 

 

Dans ce livre, vous évoquez parmi d’autres vos moments partagés avec Barbara, les émotions qu’elle vous a inspirées et qu’elle inspire encore. Comment qualifieriez-vous la place particulière qu’elle tient dans votre vie, et qu’est-ce qui la rend aussi chère à votre cœur ? Barbara c’est aussi, une source d’inspiration ?

J’ai rencontré Barbara lorsque j’avais 16 ans et, sans avoir jamais été de ses intimes, je l’ai toujours connue. Ses chansons ont bercé mes nuits adolescentes et guéri mes premiers chagrins d’amour. Ma mère lui a demandé si elle pouvait donner à sa maison le nom de La Saisonneraie, titre de l’une de ses chansons. J’habite à mon tour une Saisonneraie, dans l’Oise, et c’est le nom que nous avons choisi pour l’association qui a publié ce livre... Sa mort a été un déchirement, ma mère a versé à sa disparition toutes les larmes retenues à a disparition de ses proches au fil du temps.

 

Touchant témoignage... Nous évoquions Thomas Patey tout à l’heure, il y a une section du livre qu’il a écrite et qui s’appelle "Le bel âge", recueil de témoignages de très jeunes amateurs de Barbara, tous nés après le grand départ de la dame en noir. Comment expliquez-vous, notamment après avoir dirigé ce livre et recueilli toute cette parole, qu’elle nous "parle" toujours autant, aux anciens qui l’ont aimée "avant" comme aux jeunes qui ne l’ont pas connue, contrairement par exemple à une Juliette Greco ?

Elle seule a su - par quel miracle ? -, trouver les mots qui bouleversent, qui consolent, qui guérissent, qui font chavirer Thomas quand il avait 7 ans, la lycéenne que j’étais alors, et les jeunes gens d’aujourd’hui. Juliette, dont j’étais bien plus proche, n’écrivait pas ses textes et on a parfois donné d’elle une image tantôt lointaine , tantôt sulfureuse, elle qui n’était que douceur, rires et tendresse. Juliette était plus discrète, éteignait les applaudissements en glissant sur la chanson suivante, alors que Barbara les entretenait par une frénésie qui électrisait son public et ça devenait la messe !

Juliette Gréco

Impossible de comparer ces deux univers. J’ai écrit trois livres sur Juliette : De Juliette à Gréco, en collaboration avec Bruno Blanckeman, à présent spécialiste de la littérature contemporaine à la Sorbonne (Éditions Christian de Bartillat, 1994), Juliette Gréco, merci !, illustré de centaines de photos, un livre qu’elle a défendu et adoré (Éditions Didier Carpentier. 2009 ). Elle disait "Ce n’est pas un livre pour un livre, c’est un livre pour dire Je t’aime, et c’est bouleversant", et le dernier, à l’Archipel, en 2020. On lui a lu , car elle ne pouvait plus lire ; Ce ne sont pas des biographies, même s’il y a un fil conducteur, ce sont des portraits littéraires et des reflets de vie.

 

Je sais qu’on n’aime pas trop ce genre de question en général quand on aime un artiste, mais je vous la pose quand même : pas vos chansons préférées, non, mais disons, si vous deviez recommander des chansons de Barbara qui vous touchent particulièrement à quelqu’un qui serait curieux de la découvrir, quel serait votre choix ?

Chapeau bas. La Saisonneraie. Coline. Gauguin. La solitude. Il automne. L’île aux mimosas...

 

 

Sa place au panthéon des grands de la culture française, peut-être même de nos poètes authentiques, elle l’a à votre avis ?
Elle n’aimait pas que l’on dise d’elle qu’elle était un poète, elle parlait volontiers de ses "petits zinzins"... Elle est mieux qu’un poète, elle est une effleureuse d’âmes.

 

Trois adjectifs pour qualifier Barbara telle que vous croyez l’avoir comprise ?

Solitaire. Excessive. Imprévisible.

 

Les idées reçues que vous voudriez casser pour de bon avec ce livre ?

Que ses chansons sont noires et désespérées, et qu’elles foutent le bourdon !

 

Si vous aviez pu lui poser une dernière question, savez-vous ce que vous lui auriez demandé ?
Voulez-vous venir fleurir mon jardin ?

 

Vos projets, surtout vos envies pour la suite Françoise Piazza ?

J ’aimerais écrire sur Serge Reggiani !

 

Un dernier mot ?

J’aimerais la croiser dans l’au-delà, et lui dire à quel point je l’ai aimée.

 

Françoise Piazza

Réponses datées du 8 décembre.

 

 

II. Thomas Patey, interview

 

Bonjour Thomas et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Comment t’es-tu retrouvé dans cette aventure Barbara, à livre ouvert ? Vous vous connaissiez auparavant, avec Françoise Piazza ?

J’ai écrit à Françoise pour la première fois il y a trois ans. Elle venait de publier un ouvrage sur Juliette Gréco et j’avais voulu discuter avec elle à ce sujet. C’est d’ailleurs lors des obsèques de Gréco que nous nous sommes rencontrés physiquement, quelques mois plus tard, à Saint-Germain-des-Près sous un ciel de pluie. Au fil du temps une amitié est née et rares sont les jours où nous ne discutons pas ensemble. J’ai beaucoup de chance d’avoir rencontré Françoise, elle m’a beaucoup aidé à mon arrivée à Paris, sans pour autant qu’elle y habite. Nous partageons elle et moi, la même passion pour la chanson française, à la différence que Françoise a eu pour amis d’immenses noms de la chanson et du théâtre.

Cette aventure Barbara, à livre ouvert nous est venue au printemps. Nous avons eu envie de rendre hommage à Barbara, disparue il y a vingt-cinq ans. Françoise m’avait déjà demandé d’écrire modestement un texte pour son livre Cora Vaucaire, en clair-obscur et un chapitre dans Francesca Solleville, contre vents et marées, mais là, et je le dis avec un profond sentiment de gratitude, elle a souhaité que nous signions ensemble le livre, en me désignant auteur de plusieurs chapitres. Ça m’a beaucoup touché, et rapidement j’ai eu très envie de le faire. C’était un peu inconscient parce les études me prennent déjà du temps, mais l’idée de rendre hommage à Barbara était importante pour moi. Et donc nous l’avons fait. Quand je pense à ça, je suis assez fier, et je me revois à Calais, acheter l’ouvrage de Françoise consacré à Juliette Gréco, et je me dis que la vie, et les rencontres, ça réserve de jolies surprises.

 

 

Le chapitre "Le Bel Âge", qui reprend le titre d’une chanson de Barbara, est écrit par toi et rendu vivant par la multitude de témoignages de jeunes que tu as recueillis. Il y a le tien, celui de ta sœur aussi d’ailleurs. Je sais déjà ton amour pour la chanson française ancienne époque : Barbara, ça a vraiment été, parmi tous ces artistes, une révélation, un choc particuliers pour toi ?

Ce chapitre est l’un des petits bijoux de ce livre, j’ose le dire. Il rassemble en effet des textes écrits par d’étudiants tous nés après la disparition de Barbara. Je voulais montrer que Barbara continuait sa route auprès de la jeune génération, j’espère avoir réussi. C’était en tout cas très émouvant de recevoir ces témoignages – tous remarquablement écrits d’ailleurs – de jeunes d’horizons très divers. J’ai quand même reçu le texte d’une élève du conservatoire de Montréal, c’est incroyable.

Pour répondre à ta question, oui. Je ne me souviens plus de comment j’ai découvert Aznavour par exemple. Barbara oui, avec la chanson Nantes, j’avais sept ans. C’est un souvenir ancré au plus profond de moi, presque douloureux, mais je suis persuadé que ce moment précis a déterminé tout le restant de ma vie. Ce jour là, j’ai compris, je ne saurais pas te dire quoi, mais j’ai compris... Avant, je n’avais que Piaf pour idole, puis Barbara est venue déposer son piano noir auprès de moi. Crois-moi, quand enfant on a Barbara auprès de soi, on grandit plus vite que les autres camarades de la cour de récréation...

 

Barbara a à ton avis une place à part dans le patrimoine de la chanson française ? Qu’est-ce qui la rend différente à cet égard ?

L’œuvre de Barbara n’est pas immense quand on se penche sur le nombre de chansons, et pourtant, elle incarne à elle seule une certaine idée de la chanson française. Elle est je crois la seule à se livrer à ce point dans ses textes. Là est la différence entre elle et les autres à mon avis  : son œuvre est essentiellement autobiographique là où Ferré, Brel ou Brassens chantent leur vision du monde. C’est évidemment à nuancer mais il faut savoir que Barbara ne pouvait pas écrire sans que quelque chose ne lui soit arrivé, comme si elle prenait son cœur pour l’étaler sur le piano. Elle est ainsi plus qu’une immense interprète, elle est cette femme qui chante en nous offrant le plus profond d’elle-même. C’est pour ça qu’elle nous touche autant. C’est pour cette même raison sans doute que son œuvre est à ce point homogène.

 

Comment expliques-tu, tête froide, que Barbara "parle" autant à tant de jeunes, bien plus sans doute que nombre d’artistes, même auteurs-compositeurs-interprètes, de sa génération ? Qu’avait-elle en plus, et comment ont réagi la plupart des jeunes dont tu as sollicité le témoignage ?

C’est une question très difficile, c’est le mystère et la magie de Barbara. Elle est en effet une des rares de sa génération dont la carrière se poursuit aujourd’hui, malgré son absence. Alors pourquoi  ? Son "mal de vivre" y est sans doute pour quelque chose, il est vécu par de nombreux jeunes, et de plus en plus par les temps qui courent. Tous ces étudiants qui m’ont écrit répètent à quel point la sincérité de Barbara les a bouleversés. C’est vraiment troublant et je ne sais pas si cela demande une explication. C’est un fait, cela existe... Barbara est toujours écoutée, et c’est trop beau pour en chercher la cause.

 

Parmi cet emballant patchwork d’articles, il y a les récits de tes entretiens avec des gens ayant côtoyé Barbara, notamment "Mine" sa costumière, et la chanteuse Marie-Thérèse Orain. Que gardes-tu de ces rencontres ? De tous, c’est encore l’exercice que tu préfères ?

Oui, on est dans le vrai lors de ces entretiens. C’est un véritable travail de journaliste auquel je me prêté pour la première fois... et je me suis beaucoup amusé. C’était passionnant. Avec Mine notamment, j’ai passé un moment hors du temps dans les jardins du Palais-Royal. C’était délicieux de drôlerie et tellement émouvant de l’écouter me raconter ses souvenirs avec Barbara. Ce genre d’exercice, comme tu le dis si bien, m’a permis, à travers la voix des autres, d’être au plus proche de Barbara. Je ne pensais pas rire autant. Je remercie vraiment Mine et Marie-Thérèse pour ces souvenirs magnifiques et leur amitié. Vous verrez en lisant nos échanges que Barbara était un vrai clown.

 

T

Thomas Patey avec Mine.

 

Parmi les artistes d’aujourd’hui, ceux que les jeunes de ton âge écoutent plus volontiers, quels sont ceux qui arrivent à trouver grâce à tes yeux ? Des coups de cœur récents ?

En arrivant à Paris, j’ai découvert de jeunes artistes débordants de talent. À titre d’exemple, un garçon nommé Samuel Devin mérite bien un peu de lumière. J’espère que ça va décoller pour lui. Il écrit magnifiquement, dans la pure tradition de la chanson française tout en osant la moderniser. Si vous aimez la chanson, courez l’écouter, vous ne serez pas déçus. Puis en vous promenant dans les rues de la capitale le soir, vous pouvez rencontrer dans quelques cabarets ou restaurants des chanteuses ravissantes comme Angelina Wismes, qui a d’ailleurs enregistré un album hommage à Barbara, ou Donamaria à la voix envoûtante.

J’essaye de suivre l’actualité des nouvelles têtes d’affiche, mais je ne m’intéresse qu’aux artistes ayant une véritable singularité. Beaucoup de chanteurs de la nouvelle génération se ressemblent encore trop les uns les autres et proposent un art similaire, je trouve cela dommage. Après, parmi ceux qui ont véritablement percé ces dernières années, je dois avouer mon petit faible pour Clara Luciani.

 

Si un savant un peu fou te proposait un voyage dans le temps, aller-retour ou aller simple, pour aller vivre ta jeunesse dans les années 50, ou 60, ou 70, tu signerais ? Où et quand voudrais-tu aller passer tes 20 ans ?

J’ai longtemps souffert de ce que Woody Allen appelle le «  syndrome de l’âge d’or  », moins aujourd’hui. Cependant, je ne pense pas que je refuserais un voyage dans le Paris des Années Folles aux côtés de Joséphine Baker, Ernest Hemingway, Kiki de Montparnasse ou Maurice Chevalier, tout comme je ne pourrais pas résister à une nuit dans un cabaret de la Rive Gauche dans les années 50. Je suis de ceux qui regrettent de ne pas avoir pu fréquenter ou voir sur scène les légendes du music-hall. La mémoire a le défaut sans doute de mystifier un peu ces époques, ça ne me dérange pas... on a le droit de rêver un peu  !

 

 

Si tu devais faire découvrir Barbara à quelqu’un de vingt ans qui aurait cette curiosité, sur la base de ton ressenti et de tes préférences à toi, quelles sont, disons, les cinq chansons que tu lui recommanderais d’écouter ?

À mon sens, la chanson la plus adéquate pour découvrir Barbara c’est Mon Enfance. C’est peut-être la plus belle de son répertoire. Je laisse le soin à nos lecteurs de l’écouter pour qu’ils comprennent.

Ensuite je réponds rapidement sinon je ne saurai plus te répondre tant de titres se bousculent dans ma tête. Gueule de nuit est un de mes préférées, tout comme Parce que je t’aime. Puis, pour prouver que Barbara est une femme délicieusement drôle, je dirais la chanson Hop là !, mais à écouter lorsque Barbara la chante en public en introduisant le texte d’une façon magistrale. Enfin Gauguin chanson rarement évoquée dans l’œuvre de Barbara. Tout d’abord parce que pour l’étudiant au Louvre que je suis, c’est un titre sublime, parce c’est un des textes les mieux écrits de Barbara et qu’il est dédié à Jacques Brel. C’est quand même pas mal d’imaginer Gauguin peindre Amsterdam non  ?

 

 

Si tu avais pu rencontrer Barbara (pas de regret, vous vous êtes ratés de loin), et si tu avais pu lui poser une question, sais-tu ce que tu lui aurais demandé ?

Je lui aurais demandé son numéro de téléphone pour pouvoir la rappeler, tout simplement...

 

Trois adjectifs pour la qualifier au mieux par rapport à ce que tu crois avoir compris d’elle ?

Barbara était une femme généreuse, cela ne fait absolument aucun doute. C’est le sentiment qui est le plus apparent lorsque l’on discute avec ses proches. Roland Romanelli raconte souvent cette anecdote de Barbara offrant une girafe en peluche géante à un petit garçon qui la regardait derrière une vitrine. Son engagement contre le SIDA, ses récitals en prison sont aussi indissociables de cette générosité exceptionnelle. Je pense que Barbara était très drôle, on devait beaucoup s’amuser avec elle. Marie-Thérèse Orain présente Barbara comme une femme intelligente, en y réfléchissant je pense qu’elle a raison. L’intelligence à la fois de réussir une telle carrière, en se créant elle-même, puis cette intelligence dans l’écriture que personne ne peut lui contester.

 

Tes projets, et surtout tes envies pour la suite ?

C’est une aventure formidable d’écrire un ouvrage, je ne serais pas contre en écrire de nouveaux dans les années à venir... tu en seras informé  ! J’ai de nombreuses idées en tête, je pense même que tenir une émission radiophonique ou télévisée pour discuter musique, peinture, littérature, avec des cinéastes, des écrivains, des danseurs, ça me plairait beaucoup.

En ce qui concerne ma passion pour la chanson, là aussi un projet plus concret est en train de se construire. Avec Carla Scalisi, ancienne étudiante à Science-Po, nous mettons en œuvre une initiative de protection et de sauvegarde du patrimoine musical français avec la création du Panthéon de la Chanson, un projet porté par des institutions, ayants-droits et descendants d’artistes qui, nous l’espérons, deviendra le lieu de mémoire de la chanson française, telle que nous la définissons. Nous espérons que notre projet séduira du monde et aboutira à deux choses, l’ouverture d’un «  Musée de la chanson française  », et élever la chanson française au rang du Patrimoine immatériel de l’UNESCO.

 

Un dernier mot ?

Je tiens vraiment à remercier Françoise Piazza de m’avoir cru capable d’écrire à ses côtés, et de son amitié. Il ne me reste plus qu’à te remercier toi, à souhaiter à tous ceux qui nous lisent de très belles fêtes de fin d’année... avec Barbara qui chante si joliment «  Il s’en allait chez Madeleine près du Pont d’l’Alma / Elle aurait eu tant de peine qu’il ne vienne pas / Fêter Noël, fêter Noël  ». À très bientôt pour la suite des aventures  !

 

Thomas Patey 2022

Réponses datées du 21 décembre.

 

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16 décembre 2022

Didier Le Fur : « Les guerres d'Italie voulues par la France ont surtout provoqué de grandes souffrances »

En cette fin d’année, je vous propose un article grand format, fruit d’une lecture enrichissante - Les guerres d’Italie, un conflit européen (Passés/Composés, septembre 2022) - et d’une rencontre avec un passionné passionnant, l’historien Didier Le Fur, un des plus grands spécialistes français du XVIème siècle. M. Le Fur a dirigé la conception de cet ouvrage rassemblant quelques uns des meilleurs connaisseurs français et européens de ces guerres d’Italie finalement méconnues et qui pourtant ont été lourdes de conséquences quand aux cohésions nationales (les guerres de religion en découlent en partie, en France et dans l’espace germanique) et aux équilibres de l’Europe (à l’issue de cette période, les Habsbourg domineront l’Allemagne et l’Italie trois siècles durant).

Après lecture, nous avons échangé pendant près de 2h30, par téléphone, avec Didier Le Fur, à la mi-octobre. La retranscription fut longue, parfois laborieuse, il a fallu faire des choix pour une longueur d’article raisonnable - exit, une question sur Catherine de Médicis et des éléments de discussion relatifs à l’Histoire et à la politique - mais pour un résultat, je crois, qui intéressera celles et ceux qui viendront à bout de cette lecture. Je remercie en tout cas Didier Le Fur pour cet échange, l’ouvrage mérite réellement d’être lu, et j’en profite également, alors que 2022 touche à sa fin, pour remercier Amandine Dumas, qui fut précieuse pour la réalisation de cet article, et à travers elle, toutes et tous les attaché(e)s de presse. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Didier Le Fur : « Les guerres d'Italie

voulues par la France ont surtout provoqué

de grandes souffrances... »

Les guerres d'Italie

Les guerres d’Italie, un conflit européen (Passés/Composés, septembre 2022).

 

Didier Le Fur bonjour. Il est beaucoup question, pour justifier les aventures des rois de France en Italie à partir de 1494, entre Naples et Milan, de prétentions dynastiques. Dans quel cadre européen s’inscrivent ces débuts des guerres d’Italie ?

la fin du XVè en Europe

Le contexte est assez simple. La guerre dite de Cent Ans, qu’en France on a longtemps appelée guerre "contre les Anglais", s’est achevée sous Charles VII (1453). Il y a, dès lors, une reconstruction incontestable du pouvoir monarchique, avec également une réflexion sérieuse sur la pensée de l’État. Il y a eu une vraie possibilité, durant les XIVème et XVème siècles, de voir la France évoluer vers un modèle plus fédéral, mais l’option retenue fut celle de la centralisation, choix qui s’est par la suite constamment poursuivi. Après la guerre de Cent Ans donc, conflit qui a objectivement ruiné les finances royales, choix fut fait on l’a dit de recentraliser le pouvoir, et de reprendre l’État en main.

Parallèlement à cela fut signée, en Italie, la paix de Lodi (1454) qui était censée pacifier toute la péninsule. Elle intervient à peu près en même temps que la fin de la guerre de Cent Ans, et la prise de Constantinople par les Turcs (1453 dans les deux cas). Certes, la paix de Lodi va chavirer relativement vite  : au bout d’une vingtaine d’années il n’en sera plus vraiment question. En France, le travail d’unification du domaine royal avec les frontières du royaume s’accentue, un travail que l’on retrouve sous les règnes de Louis XI (1461-1483), Charles VIII (1483-1498) et Louis XII (1498-1515), jusqu’à François Ier (1515-1547), de l’annexion de la Provence à celle  de la Bretagne au domaine royal. Centralisation et accroissement de la puissance territoriale vont de pair dans le cas de la France. Et cette puissance-là, qui est incontestable, va donner d’autres ambitions aux rois de France pour revendiquer des droits, notamment ceux échus après la mort de René d’Anjou et de Charles du Maine à Louis XI. Des droits sur des terres plus lointaines, dans la péninsule italienne, désignées sous l’appellation de royaume des Deux-Siciles, et qui devint le royaume de Naples, pour ces mêmes Français après 1496. La revendication d’un territoire par le droit est coutumière, c’est en grande partie comme cela que le royaume de France s’est augmenté. Ce sont ces droits-là qui vont amener à la fin du XVème siècle les rois de France en Italie...

 

Merci... Cadre intéressant, avec ce lien fait avec la guerre de Cent Ans...

C’est une suite, forcément. Et ces guerres d’Italie vont s’arrêter à la fois en raison des problèmes économiques, puis des guerres civiles en France. Sinon on aurait continué, je crois que c’est une évidence... La paix du Cateau-Cambrésis de 1559, fut regardée comme une pause : il n’y a plus d’argent nulle part,  autant du côté français que du côté hispano-impérial. Cette légende des richesses d’Amérique, pour les Espagnols, a envahi l’historiographie au XXème siècle, mais dans les faits Charles Quint, et même Philippe II (son fils, roi des Espagnes de 1556 à 1598, ndlr), avaient de gros problèmes d’argent... Et la seule qui va en profiter réellement, ce fut Gênes... Si les guerres de religion - vous aurez remarqué que contrairement à leurs voisins les Français ne font jamais de "guerres civiles", des "révoltes", des "jacqueries" ou "des révolutions" oui, mais pas de "guerres civiles" - n’étaient pas intervenues, celles d’Italie se seraient poursuivies.

 

Avec cette question on fait un bond dans le temps : François Ier a-t-il perdu cette si importante élection impériale de 1519 aussi par la crainte qu’inspirait alors la France, puissance agressive, aux princes et aux prélats européens ?

le duel Charles/François

D’abord, il y a une différence d’âge. D’un côté, un jeune homme de 19 ans qui jusque là n’a jamais fait la guerre. Charles Quint est devenu ce qu’il est devenu parce qu’il était né Habsbourg, autant pour l’Espagne que pour le titre de roi des Romains, qui va lui conférer la charge impériale. De l’autre côté était François Ier, 25 ans, avec déjà un passé militaire glorieux : il avait Marignan (1515) derrière lui, bataille qui lui permit la conquête du duché de Milan  ; elle affirmait une capacité militaire incontestable, et c’est d’ailleurs à cette occasion que cette bataille fut racontée puisque jusque là, cela n’avait pas été fait.

Dans la propagande que les Français vont développer pour justifier cette candidature française, il était impératif de démontrer la capacité de François Ier à assumer la protection de l’espace germanique  en plus de la protection du royaume de France. Cette victoire de Marignan et la conquête de Milan en étaient les preuves. Un élément important, car la puissance ottomane était proche des frontières impériales et tentait de grappiller des territoires vers la Hongrie  ; elle avait déjà conquis la Croatie...

Il y avait cette idée, toujours, de montrer qu’un prince se devait être un prince guerrier capable de conduire des armées et de les mener à la victoire. Et ce point-là fut l’atout de François Ier sur Charles Quint. Reste que la défense des frontières ne fut pas le seul argument retenu par les Français, il y a eu aussi tout un discours autour des liens communs entre Français et Germains que l’on fit remonter jusqu’aux origines gauloises, avec cette idée qu’un roi de France pouvait donc gouverner des Allemands puisque français et allemands auraient été à l’origine un seul et même peuple.

Le plus gros problème pour François Ier fut de briser ce courant déjà bien en place où les identités nationales se renforcent, il n’y parvint pas : le fait d’être gouverné par un étranger était devenu de moins en moins supportable à beaucoup. Alors certes, le Habsbourg était autrichien, il n’était pas totalement allemand, mais de par ses liens avec de précédents empereurs  : Maximilien Ier (son grand-père Habsbourg, ndlr), et Frédéric V, son arrière-grand-père, il correspondait davantage à l’imaginaire allemand qu’un Français qui lui avait une toute autre conception du pouvoir et de l’organisation politique.

Il faut ici reparler de la centralisation de l’autorité royale, étrangère à la plupart des États allemands dans l’Empire. La définition même de cette Allemagne qu’on connaît aujourd’hui, fédérale, est un peu une résurgence de ce Saint-Empire germanique. Certains territoires ont été absorbés par les uns et par les autres, mais finalement l’idée des Länder, de cette construction régionale, existait déjà au début du XVIème siècle. C’était d’ailleurs un peu compliqué de pouvoir imaginer qu’un roi de France, avec cette politique de centralisation qu’ils connaissaient et pouvaient critiquer, puisse être leur chef...

 

Intéressante perspective, opposant déjà les libertés germaniques au centralisme français...

Oui exactement. Mais le même problème se présente avec l’Italie.  Et c’est pourquoi Charles Quint va être mieux accepté que les rois de France. Même si la position française, avec cette autorité, et principalement sous Louis XII, calmera aussi les factions internes qui mettaient à feu certains territoires.

 

L’alliance de la France de François Ier avec l’Empire ottoman, autant dire le grand épouvantail pour le monde chrétien, a-t-elle provoqué des remous au sein de la société française ?

l’alliance avec l’épouvantail ottoman

Disons qu’ils ont été très astucieux, ils ont présenté cela comme une alliance commerciale, qui n’est pas une alliance politique. On a le droit de s’associer pour faire de l’argent. Notons que Venise était l’état chrétien le plus puissant dans le monde oriental à la fin du XVème siècle, et une des volontés de Louis XII fut de réduire cette influence. Un traité commercial fut d’ailleurs signé avec le pacha d’Égypte, au tout début des années 1510 qui impliquait des facilités pour les marchands français sur les routes de Marseille ou de Gênes, via Alexandrie. Au même moment, il y avait aussi le chah de Perse, Ismaël Ier (1501-1524), qui commençait à faire parler de lui parmi les chrétiens  ; l’organisation de la Perse rassurait parce que les chiites ont un clergé  - c’est savoureux quand on songe à la manière dont on considère, maintenant, la religion en Iran. Dans leur imaginaire et dans leurs croyances, ils étaient regardés plus proches des chrétiens que les Turcs. On se disait alors qu’une alliance pouvait être possible dans la perspective d’une croisade, y compris pour se protéger des prétentions ottomanes dans les Balkans, en Hongrie, et en Italie. Dès le règne de Louis XII, l’idée d’un relationnel économique certes, mais peut-être aussi politique, était déjà dans l’air. La puissance incontestable de Bajazet II (1481-1512) et de Selim Ier (1512-1520) rompit cette idée, tout simplement parce que la Perse fut conquise par les Turcs tout comme l’Égypte. Dans les années 1520, tout ce qui fut imaginé par Louis XII était devenu obsolète.

Il faut repenser les rapports avec l’Orient. Dans les années 1520, on songeait en France à développer un nouveau relationnel économique, et potentiellement une alliance, pas forcément militaire, pas forcément politique, mais qui correspondrait à une forme de soutien avec les Turcs, un lien que s’apporteraient deux ennemis face à un ennemi commun bien identifié. Un peu comme Staline et Roosevelt s’associant contre Hitler à partir de 1941. Mais il était hors de question de mettre cela à découvert, tout simplement parce qu’un roi très-chrétien ne peut pas s’associer dans une alliance politique avec un prince ottoman, et inversement l’Ottoman n’eut pas non plus envie de s’allier avec un chrétien. On oublie souvent ce point, mais le sultan qui était plus puissant que le roi de France, n’avait pas intérêt à afficher au grand jour une telle association. Cette ambivalence, des deux côtés, va être respectée. Il y aura toutefois des relations, des ambassades, et un rapprochement réel après la défaite française de Pavie (1525) entre la France et l’empire de Soliman, et plus encore après 1530 : à partir de cette date, l’alliance politique fut effective, même si elle ne fut pas déclarée. Lorsque l’armée de Soliman, et surtout de Barberousse (le fameux corsaire ottoman, ndlr), va arriver à Toulon et y camper pour préparer le siège de Nice, la propagande royale trouva un stratagème assez extraordinaire : alors qu’officiellement il n’y avait pas de musulmans dans le pays, la propagande de François Ier annonça à une population peu au fait des affaires mondiales que Soliman souhaitait devenir chrétien. L’annonce de la conversion prochaine du sultan, qui justifiait l’accueil de ces soldats qui à la suite de leur souverain allaient devenir chrétiens eux aussi, ne manque pas de sel.

 

Beaucoup d’habileté dans la politique royale en effet...

Oui, c’est intéressant : au moment où des Turcs vont poser le pied en France, la royauté va se retrouver coincée et devoir justifier ce que, des années durant, elle n’a pas assumé. Soliman devenu chrétien, cette alliance devenait concevable. Mais l’entente avec Soliman rentre dans une politique plus vaste  que François Ier entreprit au début des années 1530: la recherche des soutiens de tous les opposants à Charles Quint, dont les princes protestants allemands, les cantons suisses protestants, et bien sûr l’Angleterre... Même si cette dernière alliance tiendra surtout du vivant de Catherine d’Aragon (la première épouse déchue d’Henri VIII, elle était également la tante de l’empereur, ndlr) : sa disparition éteindra une grande partie les griefs nés entre Henri VIII et Charles Quint après son divorce, ce qui provoquera des renversements d’alliances.

Mais Henri VIII, finalement, est un prince secondaire dans ce jeu. À l’époque Soliman est bien plus puissant que tous les autres, à l’exception de Charles Quint. On a tendance, aujourd’hui, à considérer ce sultan comme négligeable dans ce conflit, voire anecdotique, et à donner à Henri VIII la même place qu’un François Ier ou qu’un Charles Quint. Considérez, aujourd’hui, une guerre entre Poutine et Biden, et mettez Macron au milieu.  Ça ressemble à ça : il existait une puissance anglaise politique, financière et militaire certes, mais son influence était réduite. Cet oubli parce que, par la suite, l’Angleterre devint une puissance énorme, et tint tête au royaume de France, comme pendant la guerre de Cent ans, et lui infligea plusieurs défaites successives, je pense notamment au temps  napoléonien. Au début du XVIème siècle, l’Angleterre, c’est 5-6 millions d’habitants et un État qui sort d’une longue période de guerres civiles, et si Henri VIII reprit place dans le concert européen, il ne put prétendre à autre chose qu’à une place d’arbitre. Certainement pas celle d’un belligérant à part entière, et à cette époque, la puissance d’un souverain et d’une nation tient essentiellement à leur capacité à être belligérant à part entière.

 

La France a-t-elle manqué en cette époque, par ses méthodes plutôt brutales de domination, des occasions de s’attacher des alliances équilibrées, solides et durables en Italie ? On songe aussi à Napoléon qui n’a vu ses alliances avec les États de la tierce Allemagne que comme un moyen d’assoir la puissance française...

Italie et centralisme français

Longtemps les dirigeants français ont cru que la puissance armée suffisait, avec un peu de diplomatie par-ci par-là.

C’est une vraie question : comment faire coïncider les principes d’unification, d’autorité et de puissance avec le vivre ensemble. La France fut sous le règne de Louis XII la première puissance européenne, riche par l’étendue de son territoire, la qualité de son sol et sa population nombreuse. Certes, il y avait parfois des famines à cause de mauvaises saisons, mais c’est peu par rapport à d’autres États qui n’avaient pas de quoi nourrir leur population en raison de l’étroitesse de leur territoire, du relief de celui-ci, et devaient recourir à l’importation de blé, etc... Cette puissance française a su conquérir des territoires limitrophes, de langue française et avec des habitudes françaises, mais pas les autres. Pour Charles VIII, on a pu parler d’inexpérience pour Naples. Pour Louis XII, le problème fut presque le même dans le même royaume. À Milan et à Gênes, en revanche, cela fonctionna mieux, si l’on se place d’un point de vue impérialiste, malgré l’autoritarisme des Français. Il est intéressant de voir que Louis XII n’a jamais été critiqué directement ni à Gênes, ni à Milan  ; il y avait un vrai respect pour le personnage mais aussi une vraie opposition envers les Français sur le terrain : leur violence, leur grossièreté, et cette manière de se comporter avec un rapport de dominant à dominé...

Le fonctionnement très hiérarchisé de la société française ne pouvait être accepté dans des cités qui, malgré leur imperfection, avaient tout de même installé une forme de régime avec des pouvoirs partagés. Ce système français, qui prévalait partout sur le territoire national, va être imposé avec peu de finesse dans les territoires conquis, parce qu’il était considéré, par ces mêmes Français, comme le meilleur. Mais, comme je vous le disais tout à l’heure, ce qui peut fonctionner pour supprimer des factions dissidentes au sein d’un État montre aussi ses limites, parce que cela coûte cher d’entretenir une armée d’occupation, et qu’on n’impose pas impunément une domination extérieure à des peuples habitués à des formes de liberté où ils trouvent leur compte...

 

De ce point de vue, c’est bien expliqué dans le livre, Charles Quint et les Habsbourg ont fait preuve de davantage de compréhension, et de finesse...

Parce qu’eux vivaient avec cet empire aux pouvoirs partagés. Regardez Maximilien Ier, souvent il ne put monter une armée conséquente parce que la Diète (assemblée réunissant les États et cités membres du Saint-Empire, ndlr), lui refusait l’argent. Pourtant la puissance de l’empire germanique à cette époque est réelle. L’empire est aussi grand que la France démographiquement parlant, il est relativement riche aussi, il y a du commerce, de quoi nourrir la population... Si son fonctionnement avait été à l’égal de la monarchie française, il y aurait largement eu de quoi concurrencer le roi de France, voire l’empêcher sérieusement dans ses ambitions expansionnistes. Mais privé du soutien financier de la Diète et des revenus  personnels insuffisants pour mener une guerre sur le long terme, les tentatives  de Maximilien Ier ont rapidement tourné court. Les hispano-impériaux ont eu cette intelligence pragmatique consistant à respecter les libertés, notamment la liberté de commerce en Italie. Ils n’ont pas imposé une autorité politique sévère.

 

Quand on regarde l’état de l’Europe à la fin des guerres d’Italie on se dit : tout ça pour ça ? La France n’aurait-elle pas eu meilleur compte à pacifier et à développer son domaine plutôt que de chercher querelle à d’autres ?

(Rires) C’est ce qu’on a répété cent fois à Charles VIII, à Louis XII, à François Ier, à Henri II... Il y a une jolie phrase qui avait été adressée à ce dernier, quelque temps avant qu’il ne signe la paix du Cateau-Cambrésis (1559) et qui disait en substance : "Vous allez avoir 40 ans, vous commencez à avoir des cheveux blancs, occupez-vous de vos châteaux, occupez-vous de vos affaires et de votre famille, ces guerres ne servent à rien..."

 

D’autant que les gains semblent avoir été très faibles...

bilan globalement...

Sur le plan territorial, et toujours si l’on se place d’un point de vue impérialiste, le bilan fut pratiquement nul. Sauf les cités de Toul, Verdun et Metz qui ont été conservées après le traité du Cateau-Cambrésis, parce que la paix s’est faite avec l’Espagne, non avec l’empire. Calais et Thionville furent, quant à elles des villes reprisent à l’Angleterre. Mais il faut considérer toutes les souffrances endurées par la population pendant ces années. Songez à Alexandrie, ville du duché de Milan ravagée à chaque fois que les Français franchissaient les monts, songez aux sièges et aux pillages de Milan, Pavie, et bien d’autres villes encore en Toscane ou dans le royaume de Naples, à ces hommes et ces femmes qui payèrent de leur vie les ambitions de quelques uns. Cette violence française, ces destructions, ont été zappées de notre imaginaire et de nos souvenirs. Alors que ce fut terrible. Et je ne parle même pas des épidémies, des problèmes alimentaires, de la destruction de terres agricoles qui s’y ajoutèrent... Ce fut là un appauvrissement incontestable de la péninsule, que les Italiens mirent des années à relever.

De tout cela, les Français furent responsables parce que conquérants, d’ailleurs cela faisait partie de leur stratégie. Avancer en force, semer la terreur pour que les autres villes ensuite obéissent et se rendent. Ils n’ont pas vu les conséquences d’une telle stratégie, mais sans doute aussi, à leur corps défendant, savaient-ils qu’une conquête éclair, une bataille victorieuse et un traité de paix imposé rapidement pouvaient tout changer. C’était tellement vulnérable, tout ça...

Ce qui est intéressant, c’est ce qui se construisit alors : de plus en plus, des nations vont s’entendre pour lutter contre un ennemi commun. Auparavant l’ennemi commun, c’était le Turc. L’idée d’union de pays chrétiens contre un ennemi de la Foi était une évidence depuis des siècles. Mais que des États chrétiens s’unissent contre un autre État chrétien pour le détruire, ou pour l’empêcher de nuire, ça c’était nouveau. C’est Louis XII qui va contribuer à faire de ces conflits italiens un conflit européen, notamment dès les problèmes avec Naples et Ferdinand II, en essayant de monter une armée sur les Pyrénées et la côte de Barcelone. Il va échouer mais l’idée resta. L’union qu’il établit en 1508 contre Venise avec Maximilien Ier et Jules II en est la preuve. Reste que cette stratégie se retourna bientôt contre lui et la France. Sous François Ier, peu à peu, les conflits vont se déplacer de la péninsule - où les Français pourront de moins en moins rentrer - vers les territoires de France. Cette guerre de François Ier avec Charles Quint passe pour une guerre dont l’enjeu serait le contrôle du territoire de l’autre, or, ce n’est qu’un déplacement des conflits, dont l’origine reste l’Italie. Si François Ier n’avait pas été obsédé par l’idée de conserver Milan, pour lui ou pour l’un de ses fils, tout se serait arrangé après 1525.

Il faut observer aussi qu’alors, la querelle d’un prince, si elle n’était pas conclue, se transmettait à son successeur. Et finalement, entretenir les querelles faisait partie du devoir des souverains. C’est un élément important dans cette idée de continuité, dans cette lenteur et dans cette langueur de ces guerres.

 

Et comme vous le suggérez, la France s’est abîmée moralement à force de chercher querelle à ses voisins, avec qui elle aurait pu établir d’autres types de relation...

Oui, c’est sûr et certain. Les frontières n’ont quasiment pas bougé, pour de folles sommes d’argent dépensées, surtout pour de grandes souffrances humaines et des ravages territoriaux. Pour rien comme vous le dites, ou pour si peu. Mais quand on regarde, aussi, le bilan de toutes les prétentions napoléoniennes, hitlériennes ou autres, finalement on en arrive toujours un peu au même résultat  : le pouvoir de la nation, de la frontière. Ce sont des sujets sur lesquels on avait pas mal travaillé dans les années 1970. Puis ces sujets ont été délaissé été, peut-être parce que l’union Européenne avait abattu la puissance de l’idée de nation et muée la symbolique de la frontière. On ne faisait plus la guerre en Europe, on pensait être protégé, donc travailler ces questions ne servait plus à grand-chose, avait même des relents nationalistes pas très heureux. Or, ce problème nous revient là comme un boomerang, en pleine figure avec la guerre russo-ukrainienne. Songez aussi au discours du président chinois il y a quelques semaines en direction de Taïwan. Cette fragilité du monde, on était convaincu d’en être protégé, nous européens. Les rapports indirects d’un conflit russo-ukrainien  voire d’une asiatique nous touchent aussi, financièrement et économiquement certes, mais peut-être aussi politiquement un jour.

 

À la fin des guerres d’Italie, l’empire Habsbourg a l’ascendant sur les royaumes ibériques et sur une bonne partie de l’Europe allemande, tandis que l’Angleterre commence à regarder sérieusement du côté des mers qui feront sa gloire - Elizabeth I n’est pas loin. La France a-t-elle repensé son positionnement européen et mondial à ce moment-là, et n’a-t-elle pas raté une entente qui, dans un esprit de revers, eût été naturelle, soit avec les impériaux, soit avec les Anglais ?

les yeux tournés vers les mers

La concurrence, la haine même avec les Habsbourg était tellement énorme qu’il était compliqué d’envisager une entente. Si la paix des Dames (1529) a existé (elle mit fin à la septième guerre d’Italie et fut signée par la mère du roi de France et la tante de l’empereur, ndlr), c’est parce que François Ier et Charles Quint étaient incapables de se retrouver l’un l’autre en face à face. Évidemment que dans les faits, les souverains étaient à la manoeuvre, la paix est une question trop importante qui implique des territoires, il était inconcevable de laisser une paix se faire entre personnes n’ayant pas officiellement de pouvoir.

Il est évident que, jusque dans les années 1530, ce qui se passait de l’autre côté de l’Atlantique n’était pas la chose la plus importante, tant pour les Français que pour la très grande majorité des autres États d’Europe : dominer l’Europe c’était dominer le monde. Ces conquêtes étaient vues comme subsidiaires  ; en France, on ne savait pas trop d’ailleurs ce que ça rapportait. Par ailleurs, le royaume avait été exclu du partage des terres nouvelles du continent américain par la papauté d’Alexandre VI  ; certes, depuis Louis XII, il y avait bien des armateurs privés qui s’y aventuraient, quelques voyages réguliers furent même entrepris par des armateurs rouennais notamment, mais cela restait marginal. D’ailleurs, à cette époque les côtes africaines restaient souvent plus attractives pour les Français, tout simplement parce qu’avec le cabotage on a moins besoin de navires. Il ne faut pas oublier que la France n’était pas encore un pays maritime. Preuve en est que, pour la campagne de Naples de Charles VIII, celui-ci fut obligé de construire en vitesse des bateaux, d’en louer au Portugal et à la république de Gênes. La France n’avait pas le matériel pour faire de grandes expéditions, et pour tout dire elle n’en avait pas l’ambition. La France regardait vers les terres, pas encore vers la mer.

À partir des années 1530, il y eut ces voyages de Jacques Cartier, qui honnêtement ont été largement magnifiés par les historiens français, et notamment après 1830, parce qu’il fallait bien qu’on ait nous aussi un découvreur comme les Portugais, les Italiens et les Espagnols, mais l’homme prit une route connue des pêcheurs de morue depuis longtemps. Rien de vraiment exceptionnel. D’autre part, il n’était pas noble. Or, pour faire une conquête et prendre le pouvoir sur un territoire au nom du roi, la personne se devait d’être noble pour pouvoir réunir le ban et l’arrière-ban (convoquer les vassaux et arrières vassaux, ndlr) et exercer la justice royale. Jacques Cartier fut financé, certes, encouragé, bien sûr, mais il fut surtout un éclaireur. L’aventure canadienne fut un fiasco. L’expérience brésilienne dont on parle bien moins, eut plus d’ampleur. Elle fut encouragée par les marchands rouennais dont on a déjà parlé qui avaient développé un commerce avec l’Amérique du sud, et qui incitèrent Henri II à tenter l’aventure. C’est l’épisode de la baie de Rio. Un projet politique aussi, puisqu’il fut envisagé d’y envoyer les protestants. Mais les rivalités, les ignorances, là encore à faire une conquête loin du territoire national s’avérèrent désastreuses. Quant la tentative de colonisation de la Floride, elle s’acheva piteusement en 1565, sous Charles IX (1560-1574). Des expériences qui pouvaient être utiles à l’idée de monarchie universelle que les rois de France entretenaient par ailleurs pour justifier leurs combats en Italie, mais dans lesquelles ils ne s’investirent jamais autant que pour les territoires de la péninsule. Ce ne fut que sous le règne d’Henri IV (1589-1610), qu’il fut reparlé plus sérieusement de nouvelles aventures vers le Canada...

 

J’avais lu d’ailleurs quelque chose de très intéressant à propos des Français qui, contrairement à d’autres peuples, ne s’expatriaient pas, et que cela avait beaucoup joué dans l’échec de ces colonies : contrairement notamment aux Anglais ou aux Hollandais, les Français ne s’installaient pas massivement outre-océan.

Oui, furent embarqués d’abord les plus pauvres. Ceux qui firent le voyage au début du XVIIème siècle étaient des paysans du Poitou, de la Charente, et des régions montagneuses sans guère de revenus. Ceux qui vivaient en ville, dans les plaines fertiles, qui avaient de l’argent où seulement de quoi se nourrir avec leur lopin de terre et leurs animaux n’étaient pas franchement intéressés par ce type d’aventure. L’intérêt de la bourgeoisie et d’une partie de la noblesse désargentée pour les colonies n’apparut réellement qu’au XVIIIème, lorsqu’ils se rendirent compte des profits qu’ils pouvaient tirer.

 

Nous commémorons cette année, à l’occasion de son 450e anniversaire, le massacre de la Saint Barthélémy. Peut-on établir des liens évidents entre ces guerres d’Italie et l’explosion des conflits religieux en Europe ?

après les guerres d’Italie, la guerre civile ?

Justement, en mettant ces guerres d’Italie de côté, on a oublié quelque chose d’important  dans l’explication du développement du calvinisme, de loin la religion réformée la plus répandue en France - le luthéranisme n’a pas vraiment marché dans le royaume au XVIe siècle, sauf en Normandie. On a souvent expliqué ce phénomène - c’est en tout cas l’explication qu’on m’avait apportée à l’école, et longtemps après aussi - par l’influence des commerçants, notamment allemands et suisses, qui venaient aux foires de Lyon et qui avaient peu à peu converti, par leurs ouvrages et les liens d’amitié sceller avec la population française, de plus en plus de monde, notamment tout long de ce croissant qui de Provence, passe par le Languedoc, se prolonge en Guyenne, et s’achève aux limites de la Normandie. Or, c’était oublier que la plupart des soldats de l’armée royale d’origine française était de ces régions, et que, quand on est en guerre, le commerce s’appauvrit considérablement, que les échanges avec les États avec lesquels on se bat sont stoppés. Par ailleurs, les personnes de nationalité étrangère vivant en France, et alors que leur pays étaient en guerre contre le royaume étaient expulsés  ; il fallait attendre un, deux, trois ans parfois pour pouvoir recréer les liens. C’était bien trop irrégulier pour engendrer ce courant qui ne cessa de se développer à partir des années 1540, et plus encore après 1550.

À la fin du règne d’Henri II, près de 20% de la population française était susceptible d’avoir adhéré à la Réforme, ce qui est beaucoup quand on voit le système d’information, le temps mis pour le courrier, la faible diffusion des textes, etc. Et ça a touché toutes les classes de la société, notamment la noblesse. Or parmi cette dernière, beaucoup ont participé aux guerres de François Ier et d’Henri II : c’est un point qu’on a oublié, et qui pourtant est très clair dans des tas de récits, notamment italiens, dont on à pas fait cas. 6000 Suisses des cantons protestants, 6, 9 ou 12000 lansquenets ou reîtres allemands, protestants eux aussi, étaient avec les armées françaises, en Champagne, en Picardie, pendant des mois. En Savoie ils ont été là pratiquement tous les jours pendant près de 20 ans. Tout cela a incontestablement eu une influence. Ces protestants qui vivaient avec leurs pasteurs, à proximité de catholiques, même séparés par nations, échangeaient, forcément. Y compris bien sûr entre officiers. À la fin de ces guerres d’Italie, une grande partie de la noblesse française s’était convertie. Si cela n’avait été que le fait de commerçants ou de paysans, voire même de simples soldats, ça n’aurait jamais marché. Il aurait été facile de circonscrire, comme le pouvoir royal avait pensé le faire, les mouvements réformés  par des punitions violentes, des expulsions... À partir du moment où des gens de pouvoir ont mêlé la religion à la politique, comme cela fut sous François II et Charles IX jusqu’à la Saint Barthélémy, la force de la réforme en fut décuplée, et la résistance royale mise à défaut, au moins au début. C’est vraiment un point important : je suis totalement convaincu que ce temps de guerre et les zones des conflits ont participé fortement à la diffusion du calvinisme en France.

 

On associe beaucoup ce seizième siècle à une Renaissance culturelle foisonnante, à des histoires de gentilshommes aussi. On n’a pas vraiment ce ressenti quand on vous lit. En ce temps-là, il y a eu à la fois de la violence, des pillages culturels, ou bien aussi de véritables patronages d’artistes par les grands princes ?

renaissance et récits politiques

Il y a beaucoup de questions dans votre question. On l’a dit, l’échec politique fut total, et jusqu’au XVIIIème siècle il a été entretenu par les historiens. Ces guerres furent considérées comme un ratage, une illusion, une chimère exorbitante pour aucun bénéfice. Ces jugements sont aussi à replacer dans le cadre de la lutte Bourbon-Valois : les Bourbon sont arrivés au pouvoir à la disparition des Valois, une succession qui fut justifiée comme étant un choix de Dieu, afin de mettre de meilleurs rois sur le trône. C’est toute la propagande du règne de Henri IV pour expliquer son avènement, et qui grosso modo va durer jusqu’à Louis XVI dans les livres d’histoire. Sous Napoléon Ier, les critiques des guerres d’Italie sont toujours là, sans doute, pour condamner indirectement les guerres de l’empereur. Dans son ouvrage, Anquetil, s’il ne critique pas ouvertement les campagnes napoléoniennes, il ne se retient nullement pour condamner celles menées trois siècles plus tôt par les rois de France, sous-entendant que l’on dépense beaucoup d’argent, que l’on ruine la vie de milliers d’hommes pour quelque chose qui sera probablement éphémère.

La monarchie restaurée, à partir de 1814-15, ne pourra évidemment pas reprendre à son compte l’imaginaire d’avant 1789. La monarchie de Louis XVIII se voulut comme un régime d’avant l’absolutisme. Pour cette raison, la propagande royale invoqua des figures royales populaires, dont la réputation fut toujours bonne, et dont le souvenir est marqué par une politique modérée, et aussi assez éloignées dans le temps. Si Louis XII a fait ses guerres d’Italie, pour lequel il était critiqué, sa politique intérieure était considérée depuis la seconde moitié du XVIème siècle comme exemplaire  ; outre qu’il aurait été un bon roi, économe et parcimonieux, il portait avec lui cette gloire d’avoir fait baisser la taille de manière significative, chose extrêmement rare. Cette image de bon gestionnaire, de roi père du peuple qu’il s’était construite pour expliquer de son vivant qu’il pouvait gérer sinon le monde au moins la chrétienté, dans son ambition impérialiste, avait traversé les siècles, et n’était plus regardé que par le prisme national. Une politique fiscale qui, par ailleurs avait été rendue possible seulement parce que les états italiens sous sa domination payaient le manque à gagner en France. Il fut donc une figure essentielle au règne de Louis XVIII, tout comme le fut Henri IV, autre père du peuple, autre roi modéré et qui plus est, père de la dynastie Bourbon. Il faut aussi avoir en tête qu’en 1815, la France était occupée et donc dans l’impossibilité de faire la guerre. La France de Louis XVIII, en son commencement, ne pouvait se regarder impérialiste. Par ailleurs, sa situation économique n’était pas brillante. Et parce qu’il fallait toujours espérer autant dans l’avenir que dans le nouveau régime et tenter de rassembler ces Français déchirés, la propagande royale misa sur un élement qui pouvait unir tout le monde, l’existence d’un «  génie français  ». Un génie qui se serait exprimé autant par la création artistique, que par les sciences, etc.. et qu’il était plus aisé de développer alors, voire même de perfectionner.. Des thèmes qui étaient à la base de l’idéologie du progrès, à laquelle tous les régimes politiques adhérèrent au XIXe siècle puisque fédérateurs, cultivant ainsi et toujours cette «  particularité française  ». Par ailleurs, au même moment on vidait le Louvre, par la restitution de plus de 6000  œuvres pillées, lors des guerres napoléoniennes.  Dans ce contexte, fut entreprit une véritable politique culturelle devant prouver l’existence antérieur de ce «  génie  ». Le Louvre servit de pierre angulaire à ce courant. Car en plus de rassembler les œuvres françaises au Louvre, qui devint par ce biais le temple de la création française, fut commandé par le pouvoir des peintures devant illustrer les grands moments de ce «  génie  ». Ce fabriqua ainsi, peu à peu, deux récits  : celui de la «  civilisation française  » née de toutes les autres «  civilisations  » et que le Louvre allait désormais protéger, et celui d’une histoire de France en peinture, figurant les grands moments qui firent la gloire de cet état depuis ses origines, récit qui sous Louis Philippe sera définitivement installé au château de Versailles.

Parallèlement à cela, la monarchie entendit préserver ses principes moraux, ses valeurs, qui restaient catholiques. Elle développa ainsi tout un imaginaire d’avant le temps des hérésies, des luttes diverses et variées entre Français pour faire oublier les guerres civiles et les autres. Par l’intermédiaire des valeurs chevaleresques qui correspondaient si bien à l’idéal monarchique, on exalta aussi ce qui fut nommé l’esprit français. Et pour illustrer cette idée, il fut recherché dans le passé des figures qui auraient rassemblé en elles toutes les valeurs humaines et spirituelles encouragées par le nouveau régime. On trouva certes des capitaines, mais il fallait un souverain pour mieux assoir l’idée. Le chevalier Bayard, dont la popularité avait été remarquable depuis le début du XVIIe siècle, n’avait jusque là jamais été attaché à François Ier  ; on préférait se souvenir de lui sous le règne de Louis XII. Quant à François Ier, il avait été déclaré mauvais roi depuis le règne d’Henri IV, pour ses guerres perdues en Italie, justement, mais aussi pour sa prétendue légèreté et sa soumission aux femmes. Reste que l’homme avait fait bâtir des châteaux toujours debout et que l’on commençait à les restaurer. C’est alors qu’on se souvint de l’épisode de l’adoubement du roi par Bayard inventé par Symphorien Champier en 1525, et qu’il situa au soir de la bataille de Marignan. La popularité de l’un aida à la réhabilitation de l’autre. Par ce qu’il avait laissé à la France comme bâtisseur, mais aussi par son esprit chevaleresque recréé qui impliquait bravoure toujours indispensable, et le souvenir du faste d’une cour qu’il avait considérablement augmenté, preuve d’un état prospère, il devint rapidement un excellent roi, digne de servir de modèle au nouveau régime, incarnant à lui seul ce génie français. Ses frasques sexuelles devinrent de la galanterie civilisée, et ses dépenses, de la magnificence. Son temps fut redécouvert, les artistes de son époque sortirent de l’oubli. Tout cette mythification de cette époque va littéralement faire oublier, ou au moins rendre secondaires, ses échecs politiques et impérialistes. L’idée fut continuée sous la monarchie de Juillet et les autres régimes ensuite. Et fut inventé, toujours en rapport avec cette idéologie du progrès, ce temps de "renaissance", celle d’une nouvelle prise de conscience de l’Homme par rapport à son destin. L’historien Jules Michelet fut celui qui constituera le mieux ce concept, qui vit toujours. Alors certes, les guerres d’Italie dans ces nouveaux livres d’histoire ne seront pas oubliées, mais elles ne seront plus expliquées, justifiées, elles deviendront un décor pour argumenter cette révolution. Elles ne seront considérées que comme l’étincelle qui fit naître la «  Renaissance  », un prétexte,  et vont peu à peu disparaître de l’imaginaire collectif au profit d’un temps d’élévation de l’homme vers sa perfection. Les Français, dans cette affaire étant bien évidemment supérieurs aux autres, d’où l’invention à la même époque de la notion de «  civilisation française  » dont nous avons parlé tout à l’heure. Ce temps de guerres, de violences et d’échecs, mué en une nouvelle naissance devint un moment crucial et positif de l’histoire de France et des Français.

 

Pour le coup c’est une construction de récit politique, mais vous, avec votre regard d’historien, dans quelle mesure pensez-vous que c’était une manipulation des faits, et dans quelle mesure y a-t-il eu du vrai là-dedans ?

Il y a du vrai. Quand Louis XII arrive en Italie, il récupère toute la bibliothèque de Pavie. Les bibliothèques Sforza et Visconti sont à Paris, il faut le savoir... Il y a aussi tout l’imaginaire antique qui avait été délaissé et qui renait non pas seulement parce que les rois de France partent en Italie, mais aussi parce que cela convient parfaitement à leur propagande impériale, et peut illustrer visuellement la théorie des transferts des empires. Par ailleurs, la découverte des jardins, d’une autre forme d’architecture à influencée une forme de création en France, c’est incontestable. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’Italie était ravagée, et tout peintre, architecte, jardinier avaient besoin de commanditaire ou de mécène pour vivre. La France était un pays vaste et riche,  certains italiens ont été appelés, d’autres sont venus tenter leur chance.  Mais cette vague n’est pas si importante. Par ailleurs, l’idée de la collection a toujours existé. Elle était la preuve soit d’une érudition, soit d’un haut niveau de vie ou d’une élévation sociale.  Des Français ont enrichis leurs collections, certes, mais essentiellement des nobles, et souvent par le pillage, plus rarement par la commande ou l’achat. Mais ce sont des choses, je le répète extrêmement secondaires au regard de l’action politique.

 

Charles Quint a-t-il été un prince plus intelligent que la plupart des rois de France de cette époque ? Doit-on d’abord à son caractère l’échec de ses ambitions de constituer un empire chrétien universel et durable, à supposer qu’il l’ait eue ?

le mystère Charles Quint

"À supposer", comme vous dites en effet. Entre des thèmes de propagande qui justifient des levées d’impôts, des guerres et des conquêtes, et la réalité il y a parfois un monde. Mais ce fut pareil pour les Français : les rois qui se voulaient-ils eux aussi empereurs universels, y croyaient-ils vraiment ? Je ne sais pas et ne faisons pas de politique fiction...

Charles Quint était-il intelligent ? Je n’en sais strictement rien. Il se trouve qu’il a bénéficié dans sa vie de jeune homme d’une chance immense. En héritant de l’Espagne, puis en se faisant élire roi des Romains, il a presque sans rien faire acquis une puissance colossale, en Europe et de l’autre côté de l’Atlantique. Je pense qu’il était très bien conseillé. Comme je l’ai dit précédemment, les Allemands savent vivre dans des États composites alors qu’en France, avec cette idée d’unité territoriale et de centralisation du pouvoir monarchique l’imaginaire n’est pas le même. Les conquêtes impériales n’étaient pas moins autoritaires que les conquêtes françaises, mais les compromis que Charles Quint accepta pour conserver ses conquêtes furent bien plus grands que ceux envisagés par les Français.

Quant à cette idée de monarchie universelle, la propagande tant en France que dans l’empire, elle l’a entretenue dès le départ. Pour Charles Quint, elle se développa après son élection de 1519, puis après sa victoire à Pavie et la défaite de François Ier (1525), et le sac de Rome (1527) et d’avantage encore jusqu’à son couronnement comme empereur. N’oublions pas que coup sur coup Charles Quint était parvenu à mettre à genoux ses principaux rivaux chrétiens François Ier et Clément VII. Ces deux là vont ensuite, par un réflexe de survie, s’allier (la ligue de Cognac, etc...) sans plus de résultat. Il est un fait incontestable, en 1530, lorsqu’il se fait couronner empereur, Charles Quint est l’homme chrétien le plus puissant du monde et le rêve de la monarchie universelle sous son contrôle, une possibilité avec laquelle ses publicistes ont su jouer alors très intensément. Mais, dès 1531, il fera de son frère Ferdinand un roi des Romains. Dans le même temps, il donnera à sa sœur, Marie de Hongrie la régence des Flandres, en remplacement de leur tante Marguerite d’Autriche, décédée. Puis, dès qu’il en aura l’âge donnera à son fils Philippe II les Flandres et l’Espagne. Finalement, il n’y aura pas d’empire universel sous un seul homme. Politiquement et sur le plan matériel, ce n’est pas tenable. En revanche, le partage de cet immense territoire entre une même famille fonctionna. En fin de compte, le résultat de ces guerres d’Italie est bien là : c’est maintenant une famille, les Habsbourg, qui domine l’Europe chrétienne, avec à sa tête Charles Quint, soutenu par son frère, sa sœur et son  fils ; une domination qui va durer plus d’un siècle.

 

Mais donc, je reviens là-dessus, face à cette rivalité amère, et alors que les Tudor n’avaient plus vraiment d’ambition territoriale en France, on ne pouvait pas s’entendre avec les Anglais, même si de puissance moindre ?

Tout de même, dans les années 1520, Henri VIII rêve toujours de revenir en France. C’était sans doute impossible à faire, mais il pouvait y croire. La reprise de Calais par les Français en 1558 est restée dans le coin de la gorge de Mary Ière  puis d’Elizabeth Ière. Les ententes quand elles ont eu lieu ont toujours été ponctuelles, encore une fois parce que la puissance anglaise d’alors était secondaire. L’historiographie récente  a mis Henri VIII au même niveau que les autres, un peu comme on a fait pour certains intellectuels de ces temps.  Par ailleurs, Henri VIII, François Ier et Charles Quint ont tous eu de très longs règnes. Mais je le redis, l’Angleterre ne peut alors, par ses moyens et par ses hommes, qu’être un soutien. Elle a très bien joué ce rôle du reste, et  fit capoter à chaque fois les ambitions de l’un et de l’autre, un peu comme la papauté au même moment. Mais elle n’a rien gagné non plus. Ce n’est qu’avec la guerre contre l’Écosse, sous Elizabeth Iere que ce royaume prit une autre dimension. Notez qu’à la fin de sa vie (une fin de vie qui n’était pas prévue) Henri II envisageait très sérieusement une invasion de l’Angleterre et placer Marie Stuart à la place d’Elizabeth... Mais voir les rois de France quitter l’Italie pour mettre la main sur l’Angleterre et l’Écosse n’était pas du tout, non plus, dans l’intérêt de Philippe II...

 

La guerre de Cent-Ans n’était pas encore complètement terminée donc...

Tout cet imaginaire fait de rancunes et de rivalités va durer jusqu’au XXème siècle.

  

L’Italie n’a pas été unie sous bannière italienne avant la moitié du XIXe siècle. Les plus grandes occasions manquées en la matière sont-elles à rechercher du côté de l’État pontifical ?

le pouvoir temporel du pape

Non parce que les papes de l’époque, Jules II et Léon X, ont tous caressé cette idée d’une possibilité d’unification de l’Italie sous la papauté. Elle avait pour elle ce pouvoir spirituel grâce auquel elle a pu menacer ces rois français qui cherchaient à la déstabiliser. Quand Charles Quint prendra en main, soit sur le plan militaire, soit sur le plan diplomatique, cette péninsule italienne, son souci sera aussi de limiter cette puissance pontificale. Non pas en cherchant à amoindrir le pouvoir spirituel du pape, dont il eut besoin pour se faire couronner empereur, mais en lui interdisant ses prétentions expansionnistes.

Nous évoquions tout à l’heure l’Angleterre qui avait empêché l’un et l’autre en tant qu’arbitre ou soutien temporaire à une des deux puissances, et bien la papauté a fait la même chose. Elle a entravé les ambitions de Louis XII qui, sans cela, aurait bien pu réussir son pari. Et par ce pouvoir spirituel, elle a aussi empêché Charles Quint de dominer complètement l’Italie. Mais là encore, ce dernier a été plus habile que les Français, qui se sont risqués à invoquer la validité même du pouvoir spirituel du pape, principalement sous Jules II, en envisageant de le déposer par un concile. L’empereur a lui mis le doigt sur le pouvoir temporel qui était toujours discutable : tout le monde savait alors que la donation de Constantin (en vertu de laquelle Constantin Ier était censé avoir donné l’imperium sur l’Occident, ndlr) était un faux, et les dons territoriaux faits à la papauté dataient essentiellement de Charlemagne, donc de l’Empire. Si Charles Quint a laissé à la papauté son territoire, il a également circonscrit les prétentions temporelles de la papauté. L’erreur française, celle de Louis XII en particulier, fut de vouloir jouer avec le feu du pouvoir spirituel : on prétendait pouvoir changer de pape à sa convenance. Il faut dire aussi que Charles Quint eut des papes bien plus souvent favorables à l’Empire qu’à la France dont ils limitèrent, même alliés les possibilités dans la péninsule. Les Français n’étaient acceptés que comme libérateurs, non comme conquérants.

 

Et donc, on peut considérer que, jusqu’au milieu du XIXè siècle, c’est en grande partie l’Empire, et notamment la Maison d’Autriche, qui va tenir l’Italie...

Incontestablement. Jusqu’à son unification, ce sont bien en effet les Habsbourg de la Maison d’Autriche qui vont dominer l’Italie.  Avec quelques nuances parenthèses toutefois : il y a eu l’époque napoléonienne,...

 

Cette question-là sera un peu plus fantaisiste. Dans une série de jeux vidéo, Assassin’s Creed, on déambule dans l’Italie de ce XVIè siècle et on peut rencontrer des personnages de l’époque, interagir avec eux : De Vinci, Machiavel, César Borgia, etc... Si vous pouviez faire un tour en ce temps-là, quelle question poseriez-vous à l’un des personnages de ce temps, quel conseil lui donneriez-vous ?

fantaisie historique

J’avoue que je serais très curieux d’aller voir Louis XII ! Parce que finalement, il a été le plus malin et le plus brillant. Il s’est conduit de manière très autoritaire, personne ne le conteste, mais il a eu une vraie intelligence  ; avec des publicistes, il s’est forgé une image de roi idéal, qui perdurera longtemps. J’aimerais essayer de comprendre ce temps que j’ai toujours eu du mal à concevoir, et qui détermina le début de la fin, pour l’historien, de la réussite de l’aventure impérialiste dans la péninsule. Ce temps où il s’attaqua au pouvoir spirituel du pape, en essayant de le faire déposer par un concile, emportant avec lui un Maximilien Ier qui rêva alors de porter la tiare. Parce que fut un échec, tant en France qu’en Allemagne, il n’en fut guère parlé de cette union franco-allemande où l’un le Français se ferait empereur, et l’autre, le Germain se ferait pape. C’est comme un trou noir dans l’Histoire de cette époque, qui pourtant fut essentiel. Là serait ma curiosité. Les autres ? Pas vraiment...

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite ?

Le projet est déjà bien entamé, c’est un travail sur Charles IX qui permettra définitivement de conclure les guerres d’Italie. En 1559, les Italiens croient que les Français vont revenir, ils le croiront longtemps d’ailleurs. On va finalement passer d’une succession de guerres expansionnistes à une succession de guerres civiles. Je voulais travailler sur Charles IX depuis longtemps, parce que sans lui, on ne peut pas travailler sur d’autres personnages, notamment les Guise. Après, je travaillerai sur d’autres sujets. Et comme je vous l’ai dit, j’ai aussi envie de me pencher sur ces notions si actuelles de nation, et d’empire...

 

J’espère bien évoquer ces sujets avec vous en temps voulu ! Un mot pour conclure ?

Je n’ai jamais su faire de conclusion de ma vie, ça va être difficile (rire). Je vous laisse libre de la faire !

 

Didier Le Fur

 

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6 décembre 2022

Vincent Delareux : « Aujourd'hui, ma plume est publique, c'est ma victoire ! »

Alors qu’on entre, doucement mais sûrement, dans cette période des fêtes propice à se poser un peu, peut-être à lire de la littérature (jamais une mauvaise idée !), je souhaite vous faire découvrir aujourd’hui un roman, Le Cas Victor Sommer (Éd. de l’Archipel), et tout autant son auteur, le jeune Vincent Delareux. Dans cet ouvrage, vous allez rencontrer Victor Sommer, la trentaine, paumé, le suivre dans une intimité qu’il partage bien peu, et découvrir un peu des méandres d’un esprit torturé. Il y a du Norman Bates, de Psychose, dans le personnage, à l’évidence, mais ce qui est raconté surtout, et c’est là que l’auteur est fort, c’est un glissement presque universellement transposable, d’une stabilité précaire, illusoire, vers une implosion, voire une explosion aux effets catastrophiques. Quand Vincent Delareux nous parle de Victor Sommer, il parle aussi de lui, assumant la part d’autobiographie (limitée, ouf) du roman, et il parle à chacun de nous, parce qu’on peut tous, un jour, perdre pied. Je remercie l’auteur pour l’interview qu’il m’a accordée, pour ses confidences, et je recommande cet ouvrage : la plume est agréable, et le propos, riche, ne manque pas de maturité, et il ne manquera pas de faire réfléchir. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Vincent Delareux : « Aujourd’hui,

ma plume est publique, c’est ma victoire. »

Le Cas Victor Sommer

Le Cas Victor Sommer (L’Archipel).

 

Vincent Delareux bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Avant de nous parler de Victor, raconte-nous un peu Vincent. Est-ce aussi facile de le mettre à nu lui plutôt que ce M. Sommer qui finalement n’a rien demandé à personne ?

Je n’ai pas de mal à me dévêtir. En fait, je le fais volontiers. Je ne suis pas pudique en matière de sentiments et j’exhibe à chaque coin de rue ce qui m’habite au quotidien  : tiraillements, colère, culpabilité… mais pas que  ! Je ne suis pas un monstre accompli, il me reste encore un peu de vertu (je crois).

 

Ce qui nous réunit au premier chef aujourd’hui, nos lecteurs l’auront compris, c’est ton roman, Le Cas Victor Sommer (L’Archipel). On peut dire qu’il a déjà un peu fait parler de lui, même Amélie Nothomb en a dit du bien ! Ça a été quoi l’histoire de ce roman, de la première idée jusqu’à la dernière touche, je crois d’ailleurs  qu’il a eu un parcours d’édition un peu particulier ?

J’ai commencé l’écriture du roman à l’été  2019 sur mon portable. Nous étions en voiture, de retour d’une course dans la boue. J’étais souillé de la tête aux pieds. Ça tombait bien  : je m’attaquais à écrire la vie d’un pauvre bonhomme englué dans le vice, dépravé malgré lui.

Je l’ai rédigé en six mois, l’ai relu et retravaillé plusieurs fois, avant de l’envoyer à une cinquantaine de maisons d’édition. N’essuyant que des échecs (agrémentés quelquefois de mots très encourageants), je me suis auto-édité chez Librinova à l’été 2020. Puis, en février 2021, surprise : je décroche le Prix des Étoiles (prix organisé par Librinova). Nous étions 1 666 en lice. Je n’en suis toujours pas revenu.

Puis Virginie Fuertes des Éditions de l’Archipel m’a repéré. Nous avons signé le contrat fin 2021, pour une publication en mai 2022. Depuis, mon éditrice est devenue une personne centrale dans ma vie.

 

À la lecture, on note la richesse de ta plume. Écrire, c’est quelque chose qui t’est naturel depuis longtemps ? Qu’est-ce que cet exercice t’apporte : est-ce qu’au delà de te plaire c’est quelque chose qui te fait du bien  ?

Le compliment sur ma plume me touche. Je ne m’attendais pas vraiment à ce que les lecteurs relèvent une telle qualité. D’ailleurs, j’étais persuadé que le roman ne parlerait à personne, ou presque. Heureusement, je me suis trompé. J’en suis le premier surpris.

Disons les choses comme elles sont : j’ai commencé à écrire pour les autres. Ou plutôt contre les autres. J’ai grandi dans un environnement où l’on taisait beaucoup de choses et où le fameux «  vivons cachés, vivons heureux  » était une ligne de conduite. Ne pas faire de vague, ne pas parler de soi. À la fin de l’adolescence, j’ai rejeté cet impératif. Aujourd’hui, ma plume est publique : c’est ma victoire.

Je n’ai pas de mal à exprimer mes sentiments, à les coucher sur le papier. Cela m’est naturel et même indispensable. Je ne suis pas de ceux qui se taisent – malheureusement pour mon compagnon, qui subit ma loquacité avec beaucoup de courage.

 

Je ne raconte pas l’histoire du roman, mais quelques bribes. En gros, quatre personnages, Victor la trentaine qui habite seul avec maman dans… une vieille maison  ; la maman de Victor donc  ; le psy de Victor qui est peut-être un peu plus que juste son psy  ; et cette fille que Victor va retrouver après des années de parfaite indifférence. Bon, ça ne s’invente pas tout ça, est-ce qu’il y a une part de toi dans tout ce récit  ? Pas trop de toi dans Victor quand même, enfin on espère… Et sinon, tout va bien avec ta maman... ?

Les lecteurs s’inquiètent beaucoup pour ma mère, c’est vrai. Disons que Victor, c’est moi – ou plutôt, c’est ce qu’il y a de pire en moi. J’ai extrait mes vices les plus profonds et en ai fait un personnage. Pour autant, je ne suis pas coupable de ses méfaits, rassurez-vous.

 

La psychothérapie tient une place importante dans la vie de Victor, pour essayer de lui faire retrouver comme un semblant d’équilibre. Cette démarche-là c’est quelque chose qui te parle  ?

Je suis en analyse depuis quatre ans et cette thérapie m’a appris une tonne de choses sur ma famille et moi. Je suis très investi dans ce travail et ai beaucoup avancé. Guérit-on pour autant de ses névroses ? Probablement pas. Le simple fait de conscientiser nos souvenirs refoulés ne suffit pas à guérir d’un coup. Mais on apprend beaucoup lorsqu’on est impliqué dans ce type de thérapie. La psychanalyse et l’écriture sont les deux démarches qui m’ont le plus apporté, à ce jour.

 

La question de la quête des origines est très présente dans le roman, pourquoi  ?

Parce que c’est la question suprême et universelle. Tous les peuples sous toutes les latitudes et à toutes les époques se la sont posée. L’angoisse de nos débuts est au moins aussi pesante que celle de notre fin. J’ai fait plusieurs dépressions profondes à cause de ces questionnements existentiels, car je les savais insolubles et ne pouvais me résoudre à ne pas savoir. Puis j’ai fini par accepter d’être ignorant. L’apaisement a suivi, et cette paix, quand vous l’atteignez, est puissante.

 

Là encore j’essaie de ne pas trop en dévoiler, mais on peut découper à mon avis le récit en trois parties, trois tranches du parcours de notre héros si on peut l’appeler comme ça : la routine calfeutrée dans l’ombre, le difficile apprentissage de la lumière, puis l’abîme sans nuance. De quoi ton histoire est-elle le récit ? Ils sont nombreux à ton avis les Victor, ces gentils paumés de la société pouvant péter un câble sans crier gare ?

Ce découpage en trois parties était en effet mon idée. On commence par l’ombre du néant et l’on finit dans l’abîme. C’est peut-être pour cela qu’Amélie Nothomb rapproche le roman de la Bible. Sauf que Victor n’est pas un Christ, même s’il aimerait l’être. (N’est pas Messie qui veut !)

Bien sûr qu’il y a un tas de gens paumés, et j’en suis. Bien sûr que beaucoup peuvent dérailler. D’ailleurs, tout le monde le peut. La psychanalyse ne dit pas autre chose, je crois. Nous refoulons notre bestialité depuis que nous vivons en société. Je ne dis pas que c’est mal, évidemment ; je constate simplement. Quelquefois, l’instinct reprend le dessus et la violence resurgit. C’est fâcheux, parfois désastreux, mais cruellement naturel.

 

Il y a dans le livre ce running gag qui n’en est pas un, tous les matins Victor suit la même routine, il va chercher le journal pour sa mère et se voit toujours accueilli par un vendeur froid qui lui donne invariablement un "Bonjour, Monsieur" des plus impersonnels. C’est un ressenti bien ancré en toi  : aujourd’hui peut-être davantage que par le passé, la plupart du temps, pour peu qu’on ne soit pas doté de qualités particulièrement notables, on est ombre parmi les ombres  ?

Tout le monde ou presque rêve de s’élever en société. Il y a ce fantasme de monter pour briller. Ce fantasme est le mien, je ne m’en cache pas (quitte à vous dire des vérités, autant étaler les plus crasseuses). On rêve de réussite, de gloire, de reconnaissance, d’approbation. Hier, on allait au bal avec de beaux bijoux  ; aujourd’hui, on a toujours de beaux bijoux, mais on les poste en stories Instagram. C’est plus commode et ça demande moins de temps, vous me direz. On fait ce qu’on peut pour s’extirper de l’ombre, pour être plus qu’un «  monsieur  » fade et sans intérêt.

Je ne crois pas que cette envie soit absolument mauvaise. On peut s’élever sans trop nuire. Il me semble que la littérature est un bon moyen de tenter une échappée : on fait porter sa voix tout en nourrissant nos lecteurs du meilleur texte possible. C’est donnant-donnant.

 

Quel regard portes-tu sur ce personnage autour duquel tout tourne et qui quand même, est assez fascinant, à sa manière…  ?

Victor est misérable. C’est un rat. Non, moins que ça  : l’ombre d’un rat – qui, pourtant, se rêve en Dieu. Je ne crois pas qu’il soit si méchant, cependant. C’est un prisonnier avant tout. Son plus grand tort est de ne pas avoir su s’affranchir de l’autorité maternelle. Être sous le joug d’une mère tyrannique, ça finit par aigrir. On ne peut pas sortir indemne d’une telle relation.

 

Amélie Nothomb parle d’un mix entre Psychose et les Évangiles, c’est justement vu, il y a aussi on l’a dit  En thérapie qui n’est pas loin. Qu’est-ce qui, pour ce roman en particulier, a pu t’inspirer, que ce soit dans la culture ou même dans l’actu  ?

L’Étranger d’Albert Camus m’a marqué par son narrateur marginal, coupé des usages de la société et condamné pour cette raison. On notera que «  Sommer  » est l’inverse de «  Meursault  » à l’oral.

Psychose m’a forcément influencé, mais en toute sincérité, je ne le savais pas. Ça peut paraître fou, mais j’avais complètement occulté ce film de bout en bout. Je ne me rappelai même pas le dénouement. La plupart de mes influences sont inconscientes, quand j’écris.

 

Si tu pouvais intervenir à un moment de l’histoire, n’importe lequel, quelle interaction essaierais-tu d’avoir, quel conseil donnerais-tu à Victor ?

Je ne lui donnerais pas de conseil. Sa mère lui en a suffisamment donné. La moindre parole de ma part ne ferait qu’empirer son infantilisation.

 

On en parlait tout à l’heure, à un moment du récit, dans sa phase d’ouverture à la lumière, Victor retrouve une fille camarade de cours qu’il n’avait pas vue depuis des années  : elle avait alors un physique ingrat et est devenue jolie mais toujours aussi peu sûre d’elle… Je voulais te demander pourquoi, alors que tu aimes les garçons, tu n’as pas choisi de lui faire rencontrer (assumons le jeu avec la chanson d’Aznavour jusqu’au bout) un Eugène en lieu et place d’une Eugénie ? Est-ce que ça tient au fait qu’une femme, ça créait une rivalité avec sa mère et un cas de conscience plus intense pour Victor  ?

Je n’ai pas envisagé de lui faire rencontrer un homme. Ça ne m’a pas effleuré l’esprit. Je cherchais peut-être à me distancier de Victor, car il m’aurait alors trop ressemblé. Mais dans le fond, aime-t-il vraiment les filles, ou son attirance pour Eugénie découlerait-elle d’une simple envie d’outrager Maman  ? Eugénie ne serait-elle pas qu’un objet de transgression  ? Un moyen d’écarter une mère encombrante…  ?

 

Avec le recul des mois qui se sont écoulés depuis la parution de ce livre, quel bilan en tires-tu, et qu’as-tu retenu des retours que tu as pu en avoir  ?

J’en tire de la joie. Les lecteurs aiment le roman, le recommandent et l’offrent. Mieux encore : ils attendent la suite avec impatience. Une remarque revient dans presque tous les avis : il y a dans Le Cas Victor Sommer une véritable «  atmosphère  », épaisse et pesante. C’est ce que je voulais et visiblement, c’est réussi. Je ne demandais pas mieux !

 

Quel post-it de libraire ferais-tu pour vanter les mérites de ton roman, en essayant d’être aussi objectif que possible ?

 

Post it Delareux

 

Tes coups de cœur littérature (ou culture tout court, tiens) récents ?

J’ai adoré Gabrielle ou les infortunes de la vertu de Catherine Delors. Cette auteure est une véritable femme de lettres, très calée en histoire et brillante de manière générale.

 

Gabrielle ou les infortunes de la vertu

 

Les livres que tu aimerais inciter tous ceux de ton âge à lire au moins une fois ?

Dix petits nègres (désormais Ils étaient dix) d’Agatha Christie car c’est un roman qui plaît et parle à tous : il y a l’action, le suspense et une réflexion morale très intéressante dans ce livre. Cet ouvrage ne prend pas la poussière : on l’aime aujourd’hui comme on l’aimait au siècle dernier. Agatha Christie, de manière générale, apporte réconfort et douceur sans pour autant masquer la brutalité du monde. Elle m’a plus d’une fois sauvé de l’angoisse.

 

Notre époque est-elle à ton avis plutôt plus favorable que les précédentes pour un jeune auteur qui voudrait percer, ou bien au contraire serait-ce plus compliqué d’émerger et de se distinguer dans une marée de publications ?

Il y a du pour et du contre. L’auto-édition est un bel atout pour nous autres, jeunes auteurs d’aujourd’hui. J’ai choisi cette voie dans un premier temps, et je n’ai même pas fait mes preuves par les ventes, car avant de gagner le Prix des Étoiles, j’avais vendu 16 exemplaires numériques seulement. Il est rassurant de constater que la qualité d’un texte est encore valorisée de nos jours et que l’on ne mise pas uniquement sur la quantité d’exemplaires vendus.

 

Quels sont tes projets, et surtout tes envies pour la suite Vincent ? Un nouveau roman en route ?

Mes deux prochains romans sont prêts, et beaucoup d’autres projets grouillent dans mon crâne. Jusqu’à 2024, nous continuerons dans la lignée des Sommer. Chaque roman sera autonome (pas besoin de lire l’un pour lire l’autre) mais les livres se compléteront. J’envisage mes livres comme les membres d’une famille.

 

Comment te vois-tu dans 10 ans ?

Sur le plateau de La Grande Librairie. Après tout, il faut avoir de l’ambition !

 

Augustin, si vous nous lisez... On te le souhaite avant dix ans ! Un dernier mot ?

Maman va bien.

 

Vincent Delareux

 

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