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Paroles d'Actu
8 août 2016

« Du salafisme et du djihadisme en France », par Pascal Le Pautremat

Il est beaucoup question, dans l’actualité aujourd’hui en France, de la manière dont il serait opportun de mieux contrôler ou en tout cas surveiller l’Islam qui se pratique sur le territoire national, les messages qui sont prodigués et les sources de financement notamment - des interrogations légitimes au vu du choc provoqué par les attentats récents perpétrés au nom et à la gloire du dieu des musulmans. « Pas d’amalgame », dit-on, et c’est en effet un point essentiel, fondamental : l’omettre reviendrait avant toute chose à oublier que numériquement parlant, et de loin, les premières victimes du djihadisme au niveau global sont des musulmans. « Djihadisme », « salafisme »... autant de termes qu’on ne maîtrise pas forcément toujours ou toujours bien.

En soi, le réflexe du « Pas d’amalgame » est noble mais il ne suffit plus : pour que puisse se tenir un débat en connaissance et intelligence de cause, loin des raccourcis insinués souvent à des fins politiques, il faut savoir de quoi on parle, définir les termes et les concepts. C’est ce qui a guidé la démarche qui m’a fait contacter le géopoliticien et docteur en histoire contemporaine Pascal Le Pautremat : à la mi-juin, je l’ai invité à écrire quelque chose autour de la thématique, « D’hier à aujourd’hui : le salafisme djihadiste en France ». Il n’était pas prévu que l’article se fasse avant septembre ; c’était sans compter sur les derniers développements, tragiques et sanglants, au premier chef desquels l’attentat de Nice, le 14 juillet. L’entretien, composé d’un long et passionnant propos introductif et de questions-réponses éclairantes, a été réalisé entre le 31 juillet et le 4 août. Je le remercie pour ce document, important ; un élément précieux à ajouter aux pièces du débat qui, à défaut de pouvoir être serein, doit au moins être réfléchi. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« De peur d’être taxé d’islamophobie, on a trop longtemps

refusé d’admettre qu’il y avait un Islam pluriel »

Du salafisme et du djihadisme en France.

Interview de Pascal Le Pautremat

Front al-Nosra

Des membres du groupe djihadiste Front al-Nosra près d’Alep, Syrie. Crédits photo : AFP.

 

Depuis les années 90 et, de surcroît, depuis le début des années 2000, la France est durement frappée par un terrorisme islamique colporté par des courants djihadistes plus ou moins occultes et dormants, également financés en partie par des mécènes en provenance de pétromonarchies. Le problème est aujourd’hui aigu avec un nombre de victimes qui s’amplifie tragiquement, contribuant à créer une atmosphère assez délétère en France sur fond de décrédibilisation de la classe politique, toutes tendances confondues, tant l’opinion publique a le sentiment que les moyens annoncés et les mesures édictées n’endiguent en rien cette menace constante, ce qui témoigne d’une nouvelle forme de guerre au cours de ce début du XXIème siècle.

Il existe pourtant de nombreuses expertises, de nombreuses analyses qui ont mis en avant, depuis plus de vingt ans, la dangereuse montée en puissance d’une communauté fondamentaliste musulmane, tant en France qu’en Europe ; une communauté islamique en relations étroites avec les mouvements les plus conservateurs qui émanent des pétromonarchies historiquement connues pour leur rigorisme religieux, à l’instar de l’Arabie Saoudite et du Qatar.

« Longtemps, le fait de pointer l’ascension

d’un Islam radical en France a valu d’être

catalogué complice ou partisan de l’extrême-droite »

Dénoncer la réalité de cet état de fait était souvent considéré comme faire le jeu d’une extrême-droite en embuscade, à l’affût de la moindre faiblesse des partis classiques pour, justement, légitimer ses états d’alerte répétés. Aujourd’hui, après l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, qui a fait 85 morts et plusieurs centaines de blessés, qui vient s’ajouter aux attentats de 2015, le ton a changé*. L’approche de la situation vis-à-vis de la communauté radicale musulmane de France a changé.

* Entre juin 1995 et l’été 2016, les attentats islamiques ont fait 250 tués et près d’un millier de blessés.

Reste à savoir si l’État français sera en mesure, sans être accusé par ses détracteurs de violer les droits constitutionnels et les principes de libertés et de droits de l’Homme, de mettre hors d’état de nuire tous ces différents réseaux qui, sous couvert de la communauté musulmane de France, ne font qu’attiser en sous-main les tensions et instrumentaliser des hommes et des femmes plus ou moins perdus pour des raisons socio-économiques ou pour des raisons psychologiques ou inhérentes à leur propre parcours de vie, fait de souffrances non digérées, d’amertume, de frustration ou vexations profondes... Des êtres humains, pourtant intrinsèquement sources de vie, qui deviennent instruments de mort, au nom de concepts dits religieux destinés à légitimer l’inacceptable.

En tout cas, les structures comme l’Union des Organisations islamiques de France (UOIF), dont il ne faut pas sous-estimer la duplicité, les Frères musulmans, représentés notamment par Tariq Ramadan, depuis la Suisse, avec son frère Hani Ramadan, directeur du Centre islamique de Genève, et bien d’autres encore, sous couvert du salafisme, sous couvert de réseaux opérant en parfaite discrétion aux quatre coins du pays, sont clairement là pour faire avancer leurs principes rigoristes, en faveur de l’instauration de la loi islamique, la Charia, selon la fameuse « stratégie des étapes ».

Face à cette situation d’un Islam pluriel, en France, se pose à nouveau la question récurrente quant à l’opportunité ou non de promouvoir un « Islam de France », à savoir reposant sur une organisation et un financement clairs et transparents, tant en matière de formations et profils des imams que de lieux de culte focalisés sur une approche sereine, apaisée d’un Islam loin de tout prosélytisme communautariste et irascible. La création du Conseil français du Culte musulman (CFCM) en soi, présentée comme l’œuvre de Nicolas Sarkozy – c’est lui qui l’a rendu possible en s’impliquant personnellement même si le projet était « dans les cartons » du ministère de l’Intérieur depuis près de vingt ans – s’inscrit déjà dans cette approche conceptuelle.

« Nos politiques semblent découvrir à peine une réalité

ancienne: une part des financements provient du Maghreb »

On est en train de voir surgir plusieurs constats quant à ces financements, dont il ressort qu’ils proviennent non seulement de l’Arabie Saoudite et du Qatar mais aussi de la Turquie et des pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). Je citerai, sans les nommer, les propos de députés en charge de la commission d’enquête sur ces questions-là, qui se sont dit choqués à la découverte des taux de financement importants imputables aux pays du Maghreb. Les bras nous en tombent, nous, experts - dont je pense faire partie, travaillant sur ces questions depuis pas mal d’années - face à ces réactions : il n’y a rien de nouveau sous le soleil, cette réalité-là remonte à plusieurs décennies. Je suis stupéfait de voir combien nous sommes dans une époque où nombre d’hommes et de femmes politiques semblent avoir la mémoire courte, semblent découvrir des situations qui ne sont pas nouvelles. Ce qui témoigne du manque de travail de fond sur le long terme, de manière continue sur ces questions. Tout est vu de manière épidermique, au gré de l’actualité dramatique de ces dernières années. Certains semblent se réveiller, sous les effets de l’appréhension collective, de la peur, de la hantise, du traumatisme inhérent aux attentats passés et de l’appréhension des prochains.

« La représentation actuelle de l’Islam en France

n’est ni stable, ni sereine »

L’autre vrai problème qui se pose par rapport à l’organisation de l’Islam en France et à la cohabitation des différentes tendances en son sein, qu’elles soient plus ou moins modérées, ou clairement fondamentalistes, à l’instar de celles qui sont dans le sillage de l’Union des Organisations islamiques de France, c’est celui des égos des uns et des autres. On y trouve des luttes de tendances, d’influences étatiques : ceux qui représentent l’Algérie veulent avoir l’ascendant sur ceux qui représentent le Maroc ou la Tunisie, et en marge de cela, ceux qui sont pour un Islam plus rigoriste et fondamentaliste, dans le sillage de ce qui émane du wahhabisme saoudien, etc. C’est là une situation de crise à laquelle nous sommes confrontés depuis des décennies et de laquelle l’État français ne parvient pas à s’extirper aisément : il suffit de refaire l’historique du Conseil français du Culte musulman pour constater combien il est difficile de concilier toutes les tendances sans contrarier les uns et les autres, combien l’UOIF s’est estimée lésée et a contribué, à plusieurs reprises, à des tensions en interne. On aborde en tout cas ici un point qu’il faut absolument garder à l’esprit : le manque de stabilité et de sérénité des représentants eux-mêmes de l’Islam en France. Cela reflète finalement la réalité de l’Islam dans le monde qui n’est pas apaisé, est toujours meurtri par une guerre « intraconfessionnelle », entre sunnites et chiites… depuis le VIIe siècle. Quel drame planétaire !

On en arrive maintenant à la question du salafisme. Quelques considérations générales, avant de répondre de manière plus précise à vos questions...

Déjà, et c’est un fait, les fondamentalistes, dans la logique du wahhabisme, ont tous la même finalité : appliquer la charia (ou loi islamique, ndlr) et l’étendre même. Seules les méthodes varient en fonction des tendances. Si vous prenez, par exemple, les Frères musulmans, qui ne sont pas tous pour l’application du djihad stricto sensu, il faut plutôt respecter le régime politique en place, ses institutions ; il faut même profiter des logiques mêmes du multipartisme et des conceptions démocratiques pour gagner un assise de représentativité jusqu’à parvenir à participer à la vie politique puis à changer fondamentalement le système politique une fois au pouvoir.

« Les Frères musulmans entendent instaurer la charia

en jouant le jeu de nos systèmes démocratiques »

C’est cela qu’il faut absolument comprendre : les Frères musulmans souhaitent profiter des systèmes et politiques de communication en place, de l’importance des médias, de la séparation des pouvoirs de nos pays, etc. Ils veulent jouer de tout cela pour faire avancer leurs idées, leur concept de société. À terme, à la faveur de cette fameuse stratégie des étapes, ce qu’ils veulent faire émerger, notamment en France et dans les pays européens via l’Union des Organisations islamiques d’Europe (UOIE), c’est l’affirmation totale, pleine et entière de la charia. Cela ne passerait pas par des révolutions ; pas nécessairement par la violence.

Cette stratégie des étapes, ne satisfait guère certains qui, amers ou vindicatifs, ou en rupture avec la société qu’ils accusent de tous les maux, trouvent que, finalement, les idées développées par l’organisation État islamique en Irak et au Levant (EIIL), devenue État islamique puis maintenant Daech pour nous Français, ont quelque chose de très attractif. Ce qu’ils veulent, c’est mettre à terre les régimes occidentaux le plus vite possible, en y déstabilisant profondément les sociétés, en faisant éclater les tensions communautaristes et en instaurant, in fine, la charia. Donc effectivement, tout cela a eu un écho auprès de jeunes en totale rupture avec nos systèmes traditionnels, ou même un peu en marge sociologiquement parlant. D’autant plus qu’il y a maintenant toutes les nouvelles techniques d’information et de communication, via Internet et même le Darknet (voir à ce propos, l’interview de Vincent Joubert sur Paroles d’Actu, ndlr) notamment, qui contribuent, on le sait très bien, à favoriser, consolider, élargir des campagnes de communication extrêmement bien maîtrisées de la part de Daech.

« L’UOIF a organisé des conférences auxquelles ont été

conviés des prédicateurs légitimant le djihad en Syrie »

Il y a donc cette question majeure des jeunes sociologiquement déviants. Avec notamment les convertis des zones périphériques ou périurbaines, souvent au contact de jeunes maghrébins qui pour certains fréquentent assidûment la mosquée ou des groupes de pratiquants se voulant « puristes », et donc sectaires, avec des imams plus ou moins autoproclamés, qui prêchent des idées parfois déstabilisantes pour nos sociétés mais très attractives pour leur auditoire, notamment donc des jeunes voulant en découdre. Les jeunes convertis, pour certains, se projettent dans ce modèle d’un État islamique à venir. On a d’ailleurs vu l’UOIF organiser des conférences discrètes, au cours de ces dernières années, et faire venir des imams, des prédicateurs venant pour certains d’Arabie Saoudite, pour y promouvoir des concepts extrémistes, légitimant de manière détournée le fait de vouloir se rendre dans l’arc syro-irakien pour participer au djihad (exemple du Syrien Mohamad Ratib Al-Nabulsi ou du Saoudien Abdellah Sana'an, imam de Médine).

« Combien de journalistes se sont accrochés, au moment de

l’affaire Merah, à la thèse du "loup solitaire"... »

On voit donc que l’UOIF, tout comme l’UOIE, ont prôné leur propre logique de promotion d’un rigorisme fondamentaliste et que leurs franges les plus radicales sont dorénavant entrées dans une logique guerrière de manière très concrète. Ces jeunes trouvent plus attractif d’aller se battre en Syrie mais ils ont maintenant tendance à revenir en France et en Europe, contribuant en somme à déstabiliser les territoires occidentaux en question, comme on le sait. Il y a, outre les attentats, les réseaux dormants, les cellules en sommeil, toutes les filières de soutien logistique que l’on connaît ou que l’on subodore... Sur ces points, nombre de journalistes sont dans le déni. Je me souviens combien, au moment de l’affaire Merah, la thèse du «loup solitaire » était l’une des convictions essentielles des médias, et combien il a été compliqué de faire comprendre à certains que la réalité était totalement inverse... La donne a bien changé depuis. La réalité a éclaté au grand jour. Mais il aura fallu ces attentats, ces crimes effroyables et les enquêtes et états des lieux pour que beaucoup ouvrent les yeux… loin des dogmes, des convictions partisanes.

Aujourd’hui, donc, les traditionnalistes qui ne veulent pas nécessairement mettre à bas les régimes occidentaux se font dépasser par ces franges radicales salafistes ; loin du salafisme piétiste. Ces gens-là sont pour un salafisme qui prône le djihad, et il n’est pas question ici de travail sur soi ou de lutte contre soi-même mais bien de lutte contre ceux qu’ils estiment être des mécréants, les kâfir, les non-croyants comme ceux qu’ils estiment adeptes de religion autre que la leur.

Il y a actuellement une espèce d’agitation dans tous les sens de l’establishment politique français puisqu’il y a désormais une vraie prise de conscience de la menace alors que tout était pré-établi, affiché et annoncé depuis, je le répète, plus de vingt ans... Mais il y avait ce refus net de regarder les choses en face : de peur d’être taxé d’islamophobie, on a trop longtemps refusé d’admettre qu’il y avait un Islam pluriel.

« 3 à 400 000 fondamentalistes islamiques en France,

dont 15 000 sur une ligne dure... et plus de 2000 prêts à tout »

Un Islam pluriel qui fait qu’on a, aujourd’hui en France, une communauté de fondamentalistes estimée à entre 300 000 et 400 000, dont 15 000 qui sont viscéralement inscrits dans un fondamentalisme extrêmement rigoureux et véritablement enclin à briser les libertés individuelles, notamment celles de la femme. Et vous y trouvez un noyau dur, estimé, vers la fin des années 2000, à 2000 personnes environ réellement prêtes à tout : actes paramilitaires, propagande et prosélytisme jusqu’au-boutistes et sans nuance...

Depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie en 2011, il est très compliqué de connaître le nombre exact d’activistes ou de personnes potentiellement dangereux : il y a des allers-retours ; ceux qui ont quitté l’arc syro-irakien, qui vont transiter par l’espace pan-sahélien, remonter vers l’Europe puis rejoindre des cellules dormantes. C’est donc très compliqué de connaître la réalité des chiffres. Mais en tout cas, il y a urgence maintenant à agir.

« La solution ne viendra que des musulmans eux-mêmes »

En somme, la solution ne viendra réellement que des musulmans eux-mêmes, même si, bien sûr, il faut que les pouvoirs publics, de France, comme des différents pays européens notamment la Grande-Bretagne, soient à leurs côtés et soutiennent de façon très ferme une politique qui vise à éradiquer et interdire intégralement, sans concession aucune, l’enseignement d’un Islam rigoriste tel qu’on le voit pratiqué dans les institutions universitaires et scolaires financées par l’UOIF – ce qui est en soi est une contradiction stratégique monumentale puisque l’on cherche, conjointement, à tarir la source des dérives salafistes et djihadistes…

 

Quels sont les grands traits caractéristiques de la doctrine salafiste ? Est-elle nécessairement porteuse du concept de djihad en tant que devoir pour les fidèles ?

Pour être synthétique, il faut bien s’inscrire dans cette idée que le salafisme décline du wahhabisme. Le wahhabisme est apparu au XVIIIème siècle, avec le prédicateur et théologien Mohammed ben Abdelwahhab (1703-1792). L’idée est bien d’arriver à un système où il y a mise en place de la charia, qui doit être vraiment le maître-mot, la ligne de conduite politique, économique, sociale, sociétale, etc.

« Les salafistes croient être au plus près de l’Islam originel »

Les salafistes en tant que tels s’affirment davantage au XXème siècle. Parmi eux, il y a ceux qui sont dans une démarche dite piétiste – même s’ils sont très opposés aux soufistes -, ceux-là sont plutôt dans la réflexion intellectuelle, en faveur justement de la mise en place d’un système basé sur la charia, qui doit être vraiment le code de conduite à la fois personnel et collectif. Les salafistes, loin de toute humilité, s’estiment être les plus proches de l’Islam originel, ceux qui pratiquent le plus fidèlement l’Islam tel qu’il a été prodigué par le premier cercle des fidèles de Mahomet. Ils se disent puristes et considèrent que personne ne peut les concurrencer sur ce point.

Ils estiment que pour faire avancer cet Islam originel, il faut passer par le prosélytisme, l’éducation, etc. C’est d’ailleurs ce qu’à bien des égards on voit en France, avec des structures proches du salafisme et du wahhabisme qui pratiquent les mêmes démarches c’est-à-dire enseigner un Islam dit originel et refusant toute interprétation personnelle, toute mise en perspective liée à notre époque. Eux restent attachés à la lettre, mot pour mot, aux principes du Coran qui sont eux-mêmes d’ailleurs, pour certains, décriés, critiqués, par des pratiquants et intellectuels musulmans qui vivent avec leur temps et considèrent qu’il est grand temps de remettre à plat le Coran et de le réactualiser à notre époque.

« Les salafistes djihadistes, eux, veulent à tout prix

la restauration dans l’Oumma d’un califat »

À côté de ce salafisme plus intellectuel, axé sur le prosélytisme et la prospective via l’éducation, etc., il y a les salafistes djihadistes qui, eux, estiment que, de toute façon, à terme il faut absolument restaurer dans la Oumma (la communauté mondiale des musulmans) un califat qui n’existe plus depuis la fin de l’Empire ottoman, on le sait. Pour eux, tous les systèmes politiques autres, même dans le monde musulman, ne sont pas viables. Il faut absolument s’arquebouter sur la mise en place d’un califat en annihilant tous les autres systèmes politiques.

 

Quelles ont été les grandes étapes et causes décelables de l’installation du salafisme en tant que lecture de l’Islam en France, et dans quelle mesure peut-on l’imputer à l’immixtion de puissances étrangères comme l’Arabie Saoudite ?

Originellement, le salafisme est né du sunnisme, le Sunna, la tradition. Il s’inscrit dans la continuité du wahhabisme, qui est à la base strictement saoudien.

« Le salafisme djihadiste a explosé dans les années 80,

pendant la guerre russo-afghane »

Le salafisme djihadiste, celui qui nous inquiète aujourd’hui en France, a véritablement explosé dans les anneés 1980, pendant la guerre russo-afghane (1979-1989). Les États-Unis ont soutenu des mouvements islamistes de combattants, de volontaires musulmans venant du Proche et Moyen-Orient. Oussama ben Laden a été de ceux qui étaient à la tête d’un réseau sollicité par la CIA pour envoyer des combattants se battre auprès des moudjahidines afghans contre les troupes soviétiques.

Mais à terme, à la fin de la guerre en 1989, le problème s’est reposé : les Américains voulant prendre la place des Soviétiques, cela a été jugé comme étant irrecevable de la part des Afghans eux-mêmes, les moudjahidines. Ils vont ensuite entrer comme vous le savez peut-être dans des guerres entre différents groupes ethnies (Tadjiks, Pachtounes) sur fond d’arrivée de l’influence de l’idéologie talibane depuis le Pakistan…

C’est à partir de là qu’on va voir émerger des réseaux, via Al Qaïda, qui vont se retourner contre les Occidentaux qui sont entrés en butte avec eux. La suite, on la connaît : recrudescence, à partir des années 1990, des attentats, avec notamment ceux visant les intérêts américains en Afrique (en 1998 contre les ambassades américaines de Nairobi, au Kenya, et de Dar es Salaam, en Tanzanie), la montée conflictuelle dans la Corne de l’Afrique, en Somalie, etc. Petit à petit des réseaux djihadistes ont malgré tout prospéré, sur fond de prosélytisme, avec des financements venant de mécènes saoudiens et même qataris.

Depuis les attentats du 11 septembre 2001, point d’ancrage majeur dans cette période tumultueuse qu’est notre ère contemporaine, il est clair qu’on a maintenant des financements très importants en faveur d’un salafisme qui n’est pas seulement en France mais est aussi implanté dans différents pays européens, avec un maillage des réseaux polymorphes.

 

Que peut-on dire de la structuration du salafisme en France aujourd’hui : est-ce que, pour une large mesure, il se pratique, se prêche de manière clandestine et, peut-être, de manière structurée, coordonnée ?

Les deux aspects sont présents, c’est le vrai problème : il y a un certain nombre de mosquées, même créées récemment en France, qui l’ont été avec des fonds saoudiens, qataris, turcs. Ces trois tendances, ce tryptique originel au niveau des financements, est loin d’être en faveur d’un Islam apaisé et apaisant. Il y a certes, un wahhabisme salafiste piétiste, prosélyte... mais il y a aussi la facette plus véhémente qui séduit ceux qui veulent aller encore plus loin et souhaitent passer à l’action.

Ceux qui veulent passer à l’action jouent la carte des réseaux dormants, font du relationnel d’homme à homme sans nécessairement passer par les systèmes de communication immatériels pour être moins repérés, moins repérables. Un peu comme faisaient, dans notre histoire, les résistants face à l’occupant allemand durant la Seconde Guerre mondiale. On privilégiait le contact humain, direct, pour éviter d’être trop repérable. C’est un maillage de salafistes qui est dilué au cœur d’une communauté musulmane de France qui est plurielle et qu’on connaît quand même très mal. On le sait très bien, on ne fait pas de recensement sur des données religieuses. Il suffit de voir le flou artistique permanent quant au nombre exact de musulmans en France : personne n’est en mesure de donner des chiffres exacts. On donne des fourchettes. Les estimations basses vont de 3 à 3,5 millions, les estimations hautes jusqu’à 6 millions. On est dans un flou assez stupéfiant.

« Les salafistes savent parfaitement jouer de nos lois, de nos

principes de liberté d’expression et de démocratie »

Les salafistes, eux, profitent pleinement de cette situation globale. Ils savent parfaitement jouer de nos lois, de nos principes de liberté d’expression et de démocratie, où tout peut être dit et pensé. Ils vont toujours avoir des moyens de se préserver, de se protéger. Ils attaquent tout de suite en justice quand il y a un journal, une revue, un livre, un expert qui s’exprime et développe une thématique qui va à leur dépens, pour intenter des procès aux rédactions de revues un peu trop critiques.

Ceux qui ont été un peu étrillés ces derniers temps sont les Frères musulmans, notamment Tariq Ramadan. Il fait partie de tous ces intellectuels – ce n’est pas un idiot, loin de là – qui ont un égo surdimensionné et défendent des approches de l’Islam, fort d’un double langage.

« En France, par souci d’économies notamment, on a

dramatiquement négligé le renseignement humain... »

Pour en revenir à la question de la structuration et de la clandestinité des réseaux : il s’agit d’infiltrer les réseaux pour savoir ce qu’il en est. De visu, de l’extérieur, c’est très difficile. C’est ce qu’on a manqué de faire suffisamment tôt. Les États occidentaux ont négligé le renseignement humain (HumInt pour Human Intelligence) et ont privilégié le renseignement électronique (Signal Intelligence). C’est un défaut qui a été remis à plat et reconnu par les Américains eux-mêmes suite au 11 septembre, donc ça ne date pas d’aujourd’hui... On a pris conscience du problème depuis le début des années 2000. En France on a vraiment péché par négligence, arqueboutés sur les questions de déficit budgétaire. Depuis au moins deux mandats présidentiels, jusqu’aux tragiques évènements récents, le mort d’ordre était à la réduction des effectifs dans les forces de polices et les services de sécurité intérieure, sans parler de ceux des forces armées.

 

Le mouvement djihadiste est-il plutôt en progression aujourd’hui ?

Oui. Le problème, c’est qu’on ne connaît pas le nombre de ses adeptes. D’autant plus qu’on a des petits nouveaux qui viennent de nulle part, des convertis ou des gens qui sont dans un mal-être et qui en ont marre de cette société qui s’effondre sur elle-même pour des raisons multiples. Ils sont capables de passer à l’acte en bénéficiant de complicités plus ou moins structurées, affimées, pour disposer de moyens logistiques, matériels. Les attentats de l’été 2016 comme de ces dernières années en témoignent. Ceux qui ont commis les attentats étaient loin d’être des loups solitaires...

« Notre système de médiatisation à outrance

est une entrave à la lutte contre les djihadistes »

L’un des soucis dans cette lutte contre les djihadistes, c’est notre système de médiatisation à outrance. Il faudrait absolument plus de discrétion de la part des médias et même de la justice, qui fait des conférences de presse donnant tous les détails sur la progression des enquêtes pas à pas, etc... Je trouve cela contre-productif. On ferait mieux de faire prendre conscience à tout le monde qu’on est dans une situation de guerre et qu’il faut garder son sang froid, et faire preuve de discrétion. S’il faut prévenir les familles, on le fait en catimini, mais on ne sort pas cela sur les chaînes d’info, en déclinant le profil des criminels à longueur de journée, etc...

 

Quelles dissensions entre l’organisation État islamique et Al Qaïda ?

On peut en trouver. Al Qaïda n’est pas pour démultiplier les exécutions publiques d’otages ou d’adversaires en grand nombre, etc. pour diffusion ensuite sur les chaînes de télévision. On se souvient du cas d’Abou Moussab al-Zarqaoui qui, jugé trop sanguinaire, avait été désavoué par Al Qaïda. L’Organisation avait même tenté de l’éliminer en vain… avant que les Américains ne le neutralisent en juin 2006, après maintes tentatives.

Al Qaïda est aujourd’hui davantage recentrée sur l’Asie du sud-est, globalement. L’EI se répand maintenant de l’arc syro-irakien - où il se trouve actuellement en difficulté tactique - vers l’Afrique pan-saélienne et vers l’Europe voire les États-Unis même si, s’agissant de l’Occident, c’est l’Europe qu’il privilégie.

 

Comment faudrait-il opérer pour prendre à bras le corps la question de l’Islam radical en France ? Quelles politiques sur notre territoire et à l’extérieur de nos frontières ?

« Il faut absolument fermer les pôles d’éducation liés à

des instituts qui prônent un Islam radical... »

Je le dis et je le répète : il faudrait absolument fermer tous les pôles d’éducation (niveaux primaire, secondaire et supérieur) qui sont liés à des instituts qui prônent un Islam radical. Il faut être franc et clair. Mais il est déjà presque trop tard. Si, en France, des hommes ou des femmes politiques ont le courage de la faire, comme cela s’effectue en Australie d’ailleurs, ils recevront évidemment des volée de bois vert, seront confrontés à une levée de boucliers de la part d’associations diverses et variées, qui s’arrêteront juste à l’idée d’atteinte au droit et à la liberté d’expression, etc...

Quand on voit la capacité de nuisance de l’Islam radical en France et en Europe, et même pour les musulmans eux-mêmes à travers le monde, vraiment nous sommes en train d’assister à la consolidation de toutes les mobiles propices à l’implosion de notre système éducatif global, de nos systèmes sociaux-culturels, de nos systèmes politiques multipartites, axés sur le parlementarisme.

 

Pascal Le Pautremat

 

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8 août 2016

« Les compétitions sportives internationales, lieux d'expression du nationalisme », par Carole Gomez

Les Jeux olympiques de Rio, qui viennent de débuter, apporteront à quelques uns des athlètes qui y prendront part, des déceptions amères pour ceux-ci ; pour ceux-là des joies immenses. Mais au-delà des performances collectives et individuelles, peut-on encore dire, sans parler même des aspects financier et économique, qui sont considérables, qu’il est ici « uniquement » question de sport ? Non, à l’évidence : on est forcément dans un peu autre chose s’agissant d’une compétition dont on estime qu’elle sera suivie, au moins en partie, par plus de la moitié des habitants de la planète ; l’histoire des Olympiades regorge d’ailleurs de moments chargés intensément politiquement parlant - questions intérieures ou tensions internationales. Les tensions sont là, elles sont multiples ; chargé et incertain, le contexte lest assurément : ces JO 2016 seront eux aussi, comme chacun de leurs prédécesseurs, au moins pour partie, « politiques ».

Le 30 juin dernier, alors que l’Euro de football battait encore son plein, j’ai pris l’initiative de proposer à Carole Gomez, chercheure à l’IRIS spécialiste des questions liées à l’impact du sport sur les relations internationales, de plancher sur la thématique suivante : « Les compétitions sportives internationales, un exutoire aux nationalismes ? ». Je la remercie pour son texte, qui m’est parvenu le 8 août : il est riche et, à bien des égards, instructif. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Jesse Owens

Jesse Owens, grand champion afro-américain (de cette Amérique qui n’était certes pas alors un modèle

de totales égalité et concorde entre les races) et meilleur athlète lors des Jeux olympiques de Berlin, en 1936 ;

Adolf Hitler les avait voulus une vitrine exposée aux yeux du monde de la supériorité

de la « race aryenne blanche ». Source de l’illustration : CNN.com

 

« Les compétitions sportives internationales,

lieux d’expression du nationalisme »

par Carole Gomez, le 8 août 2016

Alors que l’actualité internationale est pour le moins morose et complexe, certains commentateurs s’interrogent sur la parenthèse dorée que les Jeux olympiques de Rio vont pouvoir apporter. Place désormais au sport, aux records, aux victoires éclatantes, le tout grâce à la trêve olympique… Vraiment ? À l’heure où le sport est devenu un enjeu économique considérable, où les sportifs deviennent de véritables ambassadeurs, où les diplomaties sportives se multiplient et se diversifient, force est de constater que le mythe de l’apolitisme du sport reste toujours aussi présent et qu’il est brandi, comme un étendard à l’occasion de chaque grand évènement sportif. Qu’en est-il vraiment ? Ne peut-on pas, au contraire, considérer que le sport, loin d’être apolitique, est, au contraire, utilisé par les États comme vecteur de rayonnement et de puissance ? Les compétitions ne peuvent-elles pas être considérées comme un terrain d’expression du nationalisme ?

Le tenace mythe de l’apolitisme du sport

Présent dans la charte olympique depuis 1949 comme dans chaque règlement des fédérations internationales comme nationales, le principe de l’autonomie du sport est affirmé et revendiqué. Pour le comprendre, il s’agira de s’intéresser aux origines du sport moderne. Pierre de Coubertin, alors que le rêve olympique était encore loin, s’intéressa aux modèles anglo-saxons de sport, et y découvrit une liberté et une philosophie qu’il entendit reproduire pas seulement au seul hexagone, mais surtout au niveau mondial. Aussi, afin d’assurer la survie et le développement de son idée, Pierre de Coubertin fait de l’autonomie du sport un concept clé, lui permettant ainsi de ne pas en faire un sujet de débat politique et renforçant, in fine¸ son universalisme.

Plus d’un siècle après, alors que les conditions ne sont guère les mêmes et que le sport a obtenu une importance croissante, ce mythe perdure, envers et contre tout, en dépit de sa politisation galopante.

Une expression du nationalisme

Clausewitz considérait que la guerre était la continuation de la politique par d’autres moyens. Compte tenu de l’importance économique, sociale ou encore symbolique qu’a pu prendre le sport, cette comparaison apparait tout à fait pertinente dans le cas du sport. Ce dernier, et plus particulièrement dans le cas des compétitions sportives, est un terrain d’expression et d’affrontement pacifique entre deux équipes, deux pays. Le vocabulaire utilisé lors des rencontres est lui-même évocateur : « transpercer une défense », « déployer une attaque », « remporter une victoire », etc.

Comment dès lors expliquer cette importance politique croissante du sport ? Il convient dès à présent de rappeler que des organisations sportives internationales comme la FIFA ou le CIO comptent plus d’États membres que l’ONU. Appartenir à une fédération sportive internationale, c’est l’assurance d’avoir une représentation sur la scène internationale, ne serait ce que sportive. C’est aussi l’occasion d’entretenir des relations avec d’autres pays, de faire éventuellement des programmes de formation communs. En d’autres termes, cela permet à un État d’apparaitre indéniablement sur la carte du monde. La récente médaille d’or d’une judokate kosovare, la première de ce pays dans des Jeux olympiques, le démontre. Cette récompense olympique est un symbole fort envoyé à la communauté internationale sportive comme politique.

« Avec l’émergence du "sport power", le sport est devenu

un vecteur de reconnaissance sur la scène mondiale »

L’utilisation politique des grands évènements sportifs n’est pourtant pas nouvelle et les exemples des Jeux de Berlin de 1936 ou de la Coupe du monde de football en Argentine en 1978 sont mondialement connus. Si la Guerre froide nous a aussi offert un certain nombre d’exemples de confrontation pacifique entre les deux blocs et plus particulièrement entre les États-Unis et l’URSS, par le biais de matchs, mais aussi d’organisation de boycott, force est de constater que cette politisation du sport continue encore aujourd’hui. Avec l’émergence d’un « sport power » développé par différents pays, le sport est devenu un vecteur de reconnaissance sur la scène internationale. Par l’accueil de compétitions sportives, par les performances sportives, par la mise en valeur d’une formation, les États souhaitent se mettre en avant et démontrer leur dynamisme, voire leur supériorité dans certains domaines.

À ce titre, l’importance accordée au tableau des médailles et au classement des nations est évocatrice. Chaque pays jauge sa performance à la lumière de celle de ses concurrentes. Souvenons-nous de la réaction du Général de Gaulle en 1960, suite aux Jeux de Rome, où la France avait terminé à la 25ème place avec seulement 5 médailles. Considérée comme un résultat insuffisant, voire pour certains humiliant – le député Hervé Laudrin déclarera à l’Assemblée nationale que « Les Jeux olympiques de Rome ont humilié notre jeunesse à la face du monde » -, un grand nombre d’initiatives, de politiques seront dès lors mises en place pour instituer une véritable politique sportive française, performante, et permettant d’assurer à notre pays son rayonnement. Ainsi, le Général déclarera  : « Si la France brille à l'étranger par ses penseurs, ses savants, ses artistes, elle doit aussi rayonner par ses sportifs. Un pays doit être grand par la qualité de sa jeunesse et on ne saurait concevoir cette jeunesse sans un idéal sportif ».

De plus, l’exemple des Jeux de Pékin 2008 est en ce sens assez évocateur. Alors que les Olympiades venaient de se terminer, les États Unis et la Chine revendiquèrent tous deux la première place de cette quinzaine, l’une au nombre total de médailles, la seconde au nombre total de médailles d’or. Si cet évènement peut paraitre anecdotique, il n’en demeure pas moins que chacun de ces deux États entendaient fermement remporter cette ultime compétition.

« Quand les États s’en mêlent, on est loin,

bien loin de l’idéal olympique... »

En se plaçant sur le terrain du sport, les Etats ne se heurtent pas frontalement aux codes de la politique et disposent de la sorte d’un nouveau terrain d’expression de leur politique, de leur nationalisme, loin, bien loin pourtant de l’idéal olympique...

 

Carole Gomez

 

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5 août 2016

Michel Goya : « Daech se prépare déjà à sa déterritorialisation »

Alors qu’on n’en finit plus de recenser, dans nos contrées, les actes de type terroriste imputables à l’organisation État islamique, alors qu’on n’en finit plus de comptabiliser les morts tombés au cours de ces lâches attaques, il semblerait qu’on perde un peu de vue ce qu’ont été les terres et les terreaux originels qui ont vu émerger et prospérer l’EI, nouvel avatar spectaculaire de l’islamisme radical, à savoir, pour le premier point : l’Irak et, plus récemment la Syrie (de loin les premiers théâtres des exactions du groupe djihadiste) ; pour le second : la violence et la persistance des sectarismes au cœur des États du « croissant chiite »

Je suis ravi et honoré de pouvoir accueillir de nouveau dans ces colonnes, pour la troisième fois après nos interviews datées d’octobre 2014 et de mars 2015, le colonel à la retraite Michel Goya, grand connaisseur de ces questions. Sa parole experte est de plus en plus prisée par les médias et son blog, La Voie de l’épée, constitue une lecture essentielle sur les affaires militaires. La présente interview, qui mériterait comme les deux précédentes d’être lue attentivement pour une bonne compréhension des enjeux - si vous n’avez pas lu les précédentes, faites-le ! -, a été réalisée dans un contexte de complication apparente de la situation de l’EI sur ses terres historiques. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« LÉtat islamique se prépare déjà

à sa déterritorialisation »

Interview de Michel Goya

Q. : 17/07/16 ; R. : 05/08/16

Drapeau EI

Un militant de l’EI à Raqqa, Syrie. Crédits photo : Reuters.

 

L’organisation État islamique est-elle réellement en train de perdre sa guerre sur les terres d’Irak et de Syrie ?

L’EI perd effectivement du terrain. En Syrie, le lien avec la Turquie, essentiel pour la logistique de l’organisation, est de plus en plus difficile à maintenir et Palmyre, au cœur du désert, a été perdue. Les forces démocratiques syriennes (FDS) kurdo-arabes exercent une pression croissante sur Raqqa (la soi-disant capitale du califat autoproclamé, ndlr). En Irak, les villes de Ramadi et Falloujah ont été reprises par les forces irakiennes sur l’Euphrate. De manière moins visible, les flux humains de volontaires étrangers se tarissent ainsi que les approvisionnements extérieurs. Des dizaines de cadres de l’organisation ont été tuées et une forte pression s’exerce sur les autres. Les désertions semblent augmenter ainsi que les actions de résistance à l’intérieur de la zone contrôlée par l’EI, contrôle qui s’exerce de plus en plus par la force. Significativement, le discours officiel de l’organisation change et se « dé-territorialise ». La défense et le contrôle d’un territoire ne sont plus considérés comme essentiels, reconnaissant ainsi le recul et la perspective d’une transformation.

« La perte des territoires qu’elle contrôle ne conduira pas

nécessairement à la disparition de Daech »

Pour autant, l’EI est encore loin d’être abattu. Il aura fallu sept mois d’efforts aux forces irakiennes proches de leurs bases et appuyées par la coalition pour reprendre le contrôle de 100 km sur le fleuve Euphrate. Au nord, les forces kurdes, divisées et peu motivées dès lors qu’il ne s’agit plus de défendre leur propre territoire, piétinent. On ne peut exclure un effondrement rapide de l’EI à la suite de révoltes et/ou de dissensions internes, ou inversement des retours offensifs plus puissants que ceux, limités, de Deir-el-Zor ou Hit sur l’Euphrate. Il ne faut pas oublier que la prise-éclair de Ramadi par l’EI en mai 2015 est survenue quelque temps après plusieurs discours décrivant le repli et la fin de l’EI comme inéluctables. Le plus probable reste cependant une conquête difficile du Tigre et sans doute de Raqqa en fin d’année ou au début de 2017, ce qui ne signifiera pas pour autant la fin de Daech. L’État islamique a survécu à la mort en 2006 d’Abou Moussab al-Zarkaoui, son inspirateur, et même à son exclusion de Bagdad et des provinces sunnites en 2008. L’organisation peut retourner à la clandestinité.

 

Les reculs de l’organisation sur ses terres de base historiques peuvent-ils annoncer une mutation de ses stratégies (s’il en est encore) de frappes terroristes ?

Les campagnes terroristes peuvent être corrélées aux opérations en cours notamment lorsque Daech est sur la défensive. C’est une manière d’obliger les gouvernements, qui peuvent être mis en cause pour leur incapacité à assurer la sécurité, de détourner des forces du front vers la protection de la population. Cela a été le cas à plusieurs reprises à Bagdad, et particulièrement en mai dernier, ou en Syrie, le 27 juillet dernier à Kamichli, ville kurde près de la frontière turque.

« Il n’y a pas de raison pour que les attentats

diminuent à court terme, au contraire... »

Elles peuvent aussi en être indépendantes, hors du Proche-Orient en particulier, ne serait-ce que parce cela demande généralement des mois de préparation. Elles peuvent aussi être « inspirées » au sein de petits réseaux. Le but est peut-être parfois de modifier des politiques, et l’opération Sentinelle, en fixant et usant 10 000 soldats, est à cet égard un grand succès, mais l’objectif est plutôt d’agir sur la société. Il n’y a pas fondamentalement de raison pour ces attaques diminuent à court terme, au contraire.

 

Que sait-on de l’état de structuration, des forces et moyens de l’organisation État islamique aujourd’hui ?

Pour défendre l’ensemble de son territoire, l’État islamique disposait à la fin de 2015 de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, les estimations les plus fiables évoquant 30 000 combattants permanents, dont 40% d’étrangers à l’Irak et à la Syrie, auxquels il faut ajouter environ 70 000 auxiliaires des milices locales, services de police (Hisbah) ou de renseignement (Moukhabarat), soutien logistique ou en formation. C’est, en dépit de quelques matériels lourds, fondamentalement une force d’infanterie équipée de véhicules légers et d’armements soviétiques anciens, par ailleurs disponibles en grande quantité.

« Les combattants de l’EI sont bien moins nombreux

que ceux de l’ex-armée de Saddam Hussein mais

ils sont plus compétents et surtout très motivés... »

En soi, il n’y a là rien de très puissant, une très faible fraction par exemple des armées de Saddam Hussein détruites par les coalitions menées par les Américains. La différence est que les combattants de l’armée de l’EI sont plutôt compétents tactiquement et surtout très motivés. Ce dernier point fait toute la différence. En 2003, l’armée irakienne n’avait pas pu empêcher les divisions américaines de s’emparer de Bagdad en moins d’un mois depuis le Koweït. Un an plus tard, la prise de la seule ville de Falloujah, tenue par quelques milliers de combattants légèrement équipés mais très motivés, a nécessité neuf mois d’efforts.

L’État islamique, dont les forces sont nécessairement dispersées sur un vaste espace (un combattant permanent pour 250 km²), ne peut guère déployer plus de quelques brigades (une brigade représente environ un millier d’hommes et 150 véhicules) pour défendre une seule ville, sans doute dix au maximum pour une objectif important, comme Mossoul. Sa méthode consiste pour l’instant à maintenir seulement une brigade dans les villes qu’elle défend avec comme mission d’en retarder autant que possible sa prise. Aussi les pertes consécutives des combats récents ne représentent-ils pas un pourcentage très important des effectifs totaux.

Quant à l’action directe de la coalition, elle est en réalité très difficile à estimer. Au bilan, on peut estimer que l’État islamique a perdu un tiers de ses effectifs depuis son maximum il y a un an. Ce n’est pas rien, le haut-commandement a été durement frappé et il semble de plus en plus difficile de recruter.

 

Y a-t-il quelque matière à optimisme quant à la question, fondamentale pour la suite, de l’inclusion pleine et véritable des sunnites dans les sociétés irakienne et syrienne ?

C’est sans doute la question essentielle. L’État islamique est revenu du néant en opposition à la politique sectaire de Nouri al-Maliki, toujours présent dans la vie politique irakienne. Une des raisons principales de l’hésitation du gouvernement irakien pour attaquer est d’ailleurs celle de la gestion de l’après. Beaucoup d’Arabes sunnites irakiens n’adhérent pas forcément au projet de l’État islamique mais ils adhérent sans doute encore moins à celui d’un retour à la situation d’avant 2013. Autrement dit, si la conquête des territoires actuellement tenus en Irak par l’EI est possible après beaucoup d’efforts, leur contrôle par des forces de sécurité, et pire encore, des milices, toutes presque entièrement chiite, ne mettrait certainement pas fin à la guerre. Il est probable que dans une telle configuration l’État islamique, qui pourrait éventuellement bénéficier d’une base arrière en Syrie comme lors de la présence américaine, passerait simplement à la clandestinité et à la guérilla. Lors de cette même présence américaine, les mouvements rebelles oscillaient entre contrôle, plus ou moins ouvert, des villes lorsque les forces de sécurité irakiennes et/ou américaines étaient faibles et guérilla clandestine, lorsque celles-ci revenaient en force.

Contrôler militairement les provinces sunnites irakiennes après leur reconquête nécessiterait donc, si on s’appuie sur les abaques habituels (1 militaire ou policier pour 20 à 40 habitants selon le degré d’hostilité de la zone), une présence permanente d’au moins 100 000 hommes soumis à une guérilla constante. Cette guérilla sera menée par l’EI mais aussi sans doute, la clandestinité entraînant plutôt une fragmentation, par beaucoup d’autres mouvements locaux, anciens ou nouveaux. On ne peut exclure à cette occasion l’apparition d’une nouvelle tendance et d’un nouveau projet qui supplanterait même celui de l’État islamique. Ajoutons, que dans ce contexte, l’attitude des forces, qui apparaîtront comme des forces d’occupation, vis-à-vis de la population sera également un facteur important dans le niveau de violence qui régnera alors dans les provinces sunnites.

« Sur le front politique, fondamental pour la suite,

s’agissant de l’Irak comme de la Syrie, rien n’est réglé... »

L’État irakien dispose-t-il, quantitativement et qualitativement, d’une telle force de maintien de l’ordre ? Assurément non en l’état actuel des choses et sa constitution est, là encore, une œuvre de longue haleine. Cela ne suffirait sans doute pas, par ailleurs, à assurer la paix. En réalité, en l’absence de réels changements politiques en Irak, prenant en particulier en compte les aspirations des Arabes sunnites, et une transformation de la gouvernance, on ne voit pas très bien comment cette paix pourrait survenir. Le remplacement de Nouri al-Maliki par Haydar al-Abadi, en septembre 2014, n’a pour l’instant guère changé la donne à cet égard.

Du côté de la Syrie, la situation est encore plus complexe. On peut espérer la conquête de l’Euphrate syrien par les FDS mais quid de la suite ? Qui contrôlera la région ? Les Kurdes ? C’est peu probable. Leurs alliés arabes sans doute, mais sont-ils assez forts pour cela ? De toute manière leur lutte continuera contre le régime d’Assad. Personne n’a en réalité la moindre idée de ce que pourra être la Syrie dans quelques années.

 

Michel Goya F5

Source de l’illustration : www.france5.fr

 

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3 août 2016

Philippe Tarillon : « La République est forte quand elle est une promesse... »

Philippe Tarillon a été le maire socialiste de Florange, en Moselle, de 2001 à 2014. Il y a près de quatre ans, en novembre 2012, et alors que sa ville était au cœur d’une actualité socio-économique brûlante, il avait accepté de répondre à mes questions. Récemment, je l’ai invité, comme d’autres, à composer sa propre partition autour des institutions, de la thématique « Si la Constitution m’était confiée... ». Rapidement, j’ai eu en poche son accord de principe. Plusieurs semaines ont passé, les attentats meurtriers, malheureusement, se sont succédé, à l’étranger comme sur le sol français ; Philippe Tarillon a finalement décidé d’adapter un peu le sujet traité à l’actualité brûlante du moment, ce que j’ai accepté. Ce texte reflète ce que peuvent être, clichés et caricatures laissés de côté, les questionnements d’un homme de gauche en pareilles circonstances. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

« La République est forte quand elle est une promesse... »

par Philippe Tarillon, le 31 juillet 2016

Notre pays connaît, depuis janvier 2015, une terrible série d’attentats terroristes organisés ou inspirés par l’organisation de l’État islamique, ou Daech. Certains ont dit que notre pays, qui compte plus de soixante millions de sélectionneurs au moment des grandes compétitions de football, avait également autant de ministres de l’Intérieur après un attentat. Loin de moi cette prétention, seulement l’envie de dire ce que je ressens, fort de mon expérience d’élu local.

Dans le passé, la France a été touchée par des vagues d’attentats, dans les années 80 notamment, qui étaient souvent liées à des puissances étrangères (Libye, Syrie...) ou des conflits extérieurs, comme la terrible guerre civile algérienne ou encore le conflit israélo-palestinien.

Ce qui est nouveau dans cette nouvelle vague terroriste, c’est la diversité des cibles, des lieux, des méthodes employées et des hommes de main, le caractère difficilement prévisible des actions ; tout cela donne à penser que la menace peut être partout.

En créant ainsi un climat légitime de psychose, Daech a ainsi atteint son premier objectif.

Force est de constater qu’il est en passe d’atteindre son second objectif, au vu de la division des forces politiques républicaines, loin du consensus au moins provisoire, ce qu’on pourrait appeler le délai de décence, qui avait pourtant suivi les attentats de janvier et de novembre 2015.

Au-delà de la réprobation et de la nausée que suscitent chez moi ces minables tentatives de récupération politique, et au-delà de mes engagements connus, je ne suis ni de ceux qui prétendent que rien n’est fait ni de ceux qui affirment que tout a été fait pour protéger les Français de cette sourde menace. Sans pour autant oublier la responsabilité de ceux qui, au cours de la gestion précédente, ont drastiquement diminué les effectifs et les moyens des forces de l’ordre et de la justice.

« Ne revenons pas à la "loi des suspects" de 1792 »

Le caractère multiforme et sournois de la menace a ouvert un débat qui est légitime sur le degré de restrictions que nous sommes prêts à accepter pour nos libertés afin de lutter contre le terrorisme, à l’instar du « Patriot Act » américain adopté après les attentats du 11 septembre 2001. Certains réclament un « Guantanamo à la française » pour les personnes fichées « S » à la suite de leur radicalisation. Il ne s’agit pas de revenir à la « loi des suspects » qu’avait mise en place la Convention nationale en 1792 et qui avait été à l’origine de la Terreur.

Je veux d’abord rappeler que nous avons tous les outils juridiques nécessaires pour répondre à la menace. L’état d’urgence, dans le cadre de la loi-cadre de 1955, permet des perquisitions administratives, en-dehors des heures habituelles. Elle autorise des mesures de rétention administrative et a aussi permis la fermeture de lieux de culte où la radicalisation était avérée. Faut-il rappeler que nous vivons sous le régime de l’état d’urgence depuis le lendemain des attentats du 13 novembre 2015, soit la plus longue période de notre histoire, y compris au moment de la guerre d’Algérie. Ce régime, qui étend les pouvoirs de l’État, sous le contrôle du juge administratif et judiciaire, est une réponse forte.

Je ne vois pas ce qu’apporteraient les autres dispositifs dont dispose l’État, à commencer par l’état de siège, instauré par une loi de 1878 et qui transfère le maintien de l’ordre à l’autorité militaire. De même, le recours aux pleins pouvoirs qu’attribue au président de la République l’Article 16 de la Constitution ne serait pas justifié car jusqu’à preuve du contraire, il n’est porté atteinte ni à « l’intégrité du territoire » ni au « fonctionnement régulier des pouvoirs publics » sur tout ou partie du territoire, comme ce fut le cas en 1961, au moment du putsch des généraux d’Alger.

Ceux qui préconisent des changements constitutionnels doivent dire précisément à quoi ils pensent. Remettent-ils en cause les fondements de notre ordre constitutionnel, à savoir le préambule de la Constitution et notamment la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ? Ce serait à la fois dangereux, car durable, risqué, si d’aventure des pouvoirs étendus étaient confiés à des gens dont les intentions seraient « non-démocratiques », pour prendre un terme neutre, et parfaitement inutile au regard des caractéristiques de la menace, face à des gens fanatisés qui n’ont pas peur du « martyr ».

La réponse est plus complexe et multiforme. Elle a déjà été en partie engagée et doit être poursuivie.

« Il faut rétablir, renforcer les forces de sécurité et de justice »

Elle passe naturellement par le rétablissement et le renforcement de toutes les forces de sécurité et de justice. Cela concerne également  :

  • La douane, pour que les contrôles aux frontières soient effectifs ;

  • L’administration pénitentiaire, car il est essentiel de limiter au maximum l’endoctrinement au sein des prisons ;

  • Les services de renseignement, qui furent désorganisés il y a quelques années. L’enjeu, pour ce qui les concerne, est à la fois de relever le défi technologique pour traquer les terroristes potentiels et leur propagande insidieuse sur internet et les réseaux sociaux, mais aussi d’être au plus proche du terrain, comme c’était le cas à l’époque des « Renseignements généraux ».

La « cure d’amincissement » de l’armée française, qui a été considérable depuis plusieurs années, au nom des actions extérieures, a enfin été interrompue. Le recours à l’armée, pour des opérations de sécurisation dans le cadre de « Sentinelle », montre à quel point cette politique a été une erreur, en détricotant le maillage territorial de notre armée.

Les décisions prises en matière d’effectifs, qui ne font que compenser partiellement les réductions antérieures, n’auront pas d’effets immédiats, au regard des délais nécessaires au recrutement et à la formation. C’est d’autant plus délicat que le niveau d’emploi des forces, depuis de nombreux mois, est très élevé et que, bien souvent, les personnels sont au bord de la rupture. Le recours aux réservistes ou à des dispositifs comme la réserve citoyenne, l’idée d’une garde nationale, sont des réponses intéressantes, mais partielles. Les personnes concernées doivent en effet avoir un minimum de formation, y compris quand l’objectif est de rassurer par des opérations de sécurisation.

Il faut en fait dire la vérité aux Français. Que la menace est de longue durée. Que, si tout doit être fait pour le meilleur niveau de sécurité possible, c’est mentir que de prétendre que quiconque détient les solutions miracles et puisse garantir qu’il n’y aura pas de récidive sanglante. Si guerre il y a, elle sera de longue haleine et, je le répète multiforme.

Elle passe aussi par l’éradication des bases arrière de Daech, l’intensification des frappes aériennes ne suffira pas. Reste à trouver les alliés crédibles capables de reconquérir le terrain sur l’EI. De ce point de vue, il faut dénoncer la stratégie à géométrie variable des monarchies du Golfe, qui ont soutenu le fondamentalisme, mais aussi de la Turquie, qui se préoccupe d’abord de combattre les Kurdes et a des rapports plus qu’ambigus avec Daech. Il faut aussi mener, à l’échelle internationale une guerre économique sans pitié contre Daech, empêcher le trafic du pétrole ou des antiquités. Nous aurions enfin besoin d’un Interpol du net, pour couper les accès des djihadistes et combattre la diffusion de la propagande de haine sur les réseaux sociaux. À cet égard, nos amis américains ont une remise en cause à faire, par rapport au fonctionnement des réseaux sociaux où actuellement le tableau de Courbet, L’Origine du monde est immédiatement censuré, alors que les appels au meurtre ne font que rarement l’objet de réactions

En réalité, le combat n’est pas que sécuritaire, il est global. Il concerne tout le monde, y compris les élus locaux, dans l’organisation d’événements publics ou le rôle des polices municipales, compte tenu de leur proximité du terrain.

« Le combat doit être culturel autant que sécuritaire »

Le combat doit être aussi culturel. Il s’agit d’éviter les amalgames et les stigmatisations, et les réactions récentes des différents cultes, à la suite de l’attentat de Saint-Étienne de Rouvray, vont dans le bon sens. Pour autant, la République, l’État comme les élus locaux, tout en restant fidèle à la vocation laïque, ne passera pas à côté des réponses qui doivent être apportés avec les intéressés sur des sujets importants comme l’origine et la formation des imams ou le financement des lieux de culte. De même, les valeurs républicaines doivent s’inculquer dès le plus jeune âge, à l’école. Cessons de parler d’instruction publique, faisons-la !

Le combat passe enfin par l’intégration, la résorption des ghettos, l’accès à l’emploi. Vaste programme, mais il est, à mon sens, le seul qui puisse garantir un succès durable contre ce qui apparaît de plus en plus comme une fatalité.

Oui, la République est forte quand elle est une promesse. Cela implique une action de longue haleine, la mobilisation et la responsabilité de tous. À commencer par ceux qui prétendent nous représenter. Faute de quoi d’autres viendront aux discours trompeurs et faciles, et nous feront vivre dans une autre société, tournant le dos à des efforts séculaires de liberté, d’égalité et de fraternité.

 

Philippe Tarillon

 

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2 août 2016

« Paroles de passionnés : Lucas Fernandez et le club Full Contact Gym Boxe de Vienne »

Cet article-ci n’a pas grand chose à voir avec la plupart de mes publications habituelles, qui bien souvent portent sur des points assez lourds - y’en a-t-il qui soient réellement légers, surtout en ce moment ? - d’actu. Cet article est d’abord né d’un vrai coup de cœur perso. J’ai eu envie d’offrir cet espace d’expression à Lucas Fernandez, un garçon de qualité, de talent(s), un jeune au potentiel élevé. Lorsqu’il m’a parlé pour la première fois de sa pratique de la boxe, discipline que je ne connais pour ainsi dire pas du tout, il l’a fait avec une telle passion, un enthousiasme tel qu’il a réussi à m’intéresser vraiment. Il aurait sa place dans les colonnes de Paroles d’Actu. Forcément.

Depuis la première proposition, il y a eu sur ce blog, en matière de sport, une tribune libre offerte au champion du monde de boxe Mahyar Monshipour et que j’ai, justement, spécial-dédicacée à Lucas, et l’interview fleuve réalisée avec Julien et Gérard Holtz au début du mois de juillet. L’échange qui nous concerne aujourd’hui, après avoir failli tomber à l’eau à plusieurs reprises, s’est finalement fait le 26 juillet. En live intégral, une première dans l’histoire de Paroles d’Actu. Les confidences cash, sans fard ni filet d’un jeune mec de 19 ans, parfois drôles, souvent touchantes et qui en tout cas sonnent à chaque fois justes et vraies. L’occasion également d’évoquer le trente-cinquième anniversaire du club Full Contact Gym Boxe qu’a fondé son grand-père Carlos Fernandez à Vienne (Isère). Un article à découvrir en texte (entièrement retranscrit à la main, ouch !) et en audio, parfois en vidéo, étape par étape, au fil des surprises, jusqu’au petit clin d’œil final. Je ne sais pas si, voyant passer cette publication, Google News décidera de me sucrer son référencement ; tant pis, je prends le risque : c’est et ce sera un bel article, et il en vaut la peine... Merci beaucoup à vous qui y avez participé. Heureux 35 ans au club... et bonne route, Lucas... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Paroles de passionnés : Lucas Fernandez

et le club Full Contact Gym Boxe de Vienne »

 

Partie I: l’interview de Lucas Fernandez

réalisée le 26 juillet 2016

L

 

Tu te présentes ?

Je m’appelle Lucas Fernandez, j’ai 19 ans. Je suis né le 14 janvier 1997 à Sainte-Colombe (Rhône). Je viens d’avoir mon Bac professionnel en alternance Commerce section Européenne. Je vais partir un an dans les écoles EF à Brighton (Angleterre) pour étudier la langue. Je travaille actuellement en job étudiant à Easydis, Grigny.

Niveau sport, je ne fais rien actuellement. Je vais reprendre la boxe en Angleterre après l’avoir pratiquée pendant dix ans.

 

Ta découverte de la boxe : les premières

impressions et sensations

Au départ, j’ai commencé par le foot, comme je pense beaucoup de Français, beaucoup de jeunes. Le foot, parce que tous les copains de l’école jouaient du foot. On y jouait déjà dans la cour. D’abord le foot, donc. Mais comme mon grand-père avait son club de boxe c’était un peu une obligation d’en faire. Les premières fois, j’allais à la salle et je donnais des cours de gym aux grands-mères, avec mon grand-père, je devais avoir entre 6 et 8 ans... Avec les petits poids, etc... Mes plus vagues souvenirs. Je voyais déjà les anciens boxeurs, parce qu’à l’époque il y avait des professionnels, comme Abdel Jebahi, qui a été champion d’Europe. Pas mal de bons boxeurs du coin comme Bouzidi Belouettar... des jeunes et bons boxeurs.

J’ai commencé la boxe à 7-8 ans. À part les cours, j’ai commencé par l’éducative. J’aimais pas, déjà parce que c’était une obligation. Mes potes faisaient du foot, j’avais aussi essayé le basket, etc. Moi je voulais rester dans le foot. Mon grand-père me disait que les sports de combat, ça allait m’aider, surtout qu’à l’époque, j’étais plus timide, très gentil. Je me laissais plus marcher dessus quand j’étais petit. Ça m’a aidé à m’endurcir, à m’affirmer. La sociabilité je l’ai toujours eue. Le caractère, c’est venu après. Par la boxe et aussi par les hauts, les bas de la vie. Je retiens bien les choses, du coup, j’analyse beaucoup. Je garde beaucoup les choses pour moi, surtout avec ma famille, où c’est quand même un peu plus bridé. On est très sociable, on rigole bien mais il y a une vraie pudeur.

Ce que j’ai aimé, c’est la compétition. Dès que j’ai commencé la compétition, à ce moment-là j’ai vraiment commencé à aimer la boxe.

 

Ton style de boxe ?

Les premières années avant la compétition il y a eu l’éducative, j’ai dû en faire deux ans. On apprend les bases. La corde, déjà, rien que la corde. Trois années au moins avant de maîtriser. On croit que c’est facile, que c’est un truc de fille, mais en fait c’est pas si facile. Ce qui est dur déjà avec la corde, c’est de ne pas s’emmêler les pieds. De trouver son rythme. Après, avec l’expérience, on se débrouille un peu, on fait des accélérations, doublées, croisées... On prend un peu un style, style parfois à l’américaine. On essaie de nouvelles choses qu’on peut voir à la télé... La corde à sauter c’est très bon pour le cardio, ça aide pas mal.

On travaille aussi le déplacement, la garde. Quand j’ai commencé, j’avais la garde haute. Toujours, parce qu’on commence toujours en apprenant les gardes de base. D’année en année, j’ai adopté un peu plus la garde basse, à part dans les contacts, un peu à la Muhammad Ali ou comme les boxeurs colombiens. On a boxé aussi sur les deux gardes, comme beaucoup de boxeurs colombiens - ça c’est un style que j’aime beaucoup. Les mecs sont vifs, et quand tu sais boxer sur les deux gardes, tu peux boxer aussi facilement contre un gaucher que contre un droitier. Et ça déstabilise, puisque ça n’est pas les mêmes attaques. Mon style : « vif ».

 

On souffre quand on est boxeur ?

Oui ! J’ai deux-trois souvenirs... Pour moi, le truc qui était un peu compliqué, c’est que c’était mon grand-père, l’entraîneur à l’époque où j’ai commencé. Jusqu’à ma dernière année de compétition en éducative, c’était lui. Et mon grand-père, il est, comment dire... pas comme un militaire, mais quand même assez froid. Et comme c’était moi, il fallait que je sois le meilleur. Ce qui me faisait de la peine, c’est qu’il félicitait tout le temps les autres, alors qu’il était plus dur avec moi. Mais après, ça m’a beaucoup aidé. Surtout en éducative : à la fin, je boxais contre des amateurs et des pro ou semi-pro.

Le vendredi soir. Je m’entraînais à cette époque avec Paul Omba Biongolo, qui sera aux Jeux olympiques à Rio. Notre point commun, c’est qu’on était doué. Lui, c’est un mec qui a la technique, il a de la frappe, c’est un puncheur. Il est dans les poids lourds, et il fait mal. Depuis tout petits qu’on était ensemble, ça a toujours été une « brute ». Il y a surement des gênes, puisque son père avait été champion d’Afrique - c’était mon grand-père l’entraîneur. Lui, il avait ça, et moi, comme me disait mon grand-père, j’avais la malice. J’avais beaucoup de cardio, j’avais de la technique. J’apprenais à bien et vite m’adapter aux boxeurs. Il y a aussi le mental : sans mental tu ne montes pas sur le ring. Tout le monde croit que c’est facile, mais c’est pas le cas. C’est des rounds de trois minutes. Il faut avoir l’endurance, la niaque. Savoir encaisser. Si tu te fais mal, ne pas te plaindre. Il y en a beaucoup que j’ai vu pleurer après avoir perdu. Après, c’est une question de fierté : moi, j’ai jamais pleuré. Même après une défaite, j’ai toujours serré la main de mon adversaire. Jamais fait de manière, à dire que c’est l’arbitre, etc... J’ai déjà eu les boules, surtout les dernières années, où je me suis fait voler. Mais c’est le sport : il y a toujours eu du vol, il y en aura toujours.

(...) Pleurer aux entraînements ça m’est peut-être arrivé deux fois, parce que moi je pleure pas beaucoup. Je me rappelle d’un entraînement, c’était ma dernière année. Il y avait ma petite copine de l’époque qui était venue. Comme dit mon grand-père, certaines semaines ça va, d’autres quoi que tu fasses, t’arrives à rien. On rentrait de l’entraînement. Je parlais pas dans la voiture. Je sentais que ça venait... Je sentais qu’il y avait la mort, parce que j’avais ramassé, ce soir-là. Y’avait Marvin Falck, qui avait fait champion d’Europe cette année-là, qui était dans mon club, en full contact. J’avais fait deux-trois rounds contre lui. Moi je boxais. On avait fait des sparring. J’était toujours le même boxeur, et je tournais contre trois mecs. Du coup, à chaque fois qu’ils rentraient sur le ring, ils étaient frais. Toi, t’as déjà enchaîné un ou deux rounds. Surtout contre des mecs comme Marvin et d’autres bons sportifs. Quand t’y arrives pas, t’as les nerfs. Tu te bas. En plus il y avait ma copine, alors t’as encore une fierté, une pression en plus. Et j’ai craqué. En bas de chez moi, je me rappelle... J’ai pleuré pendant au moins une heure, dans la douche. C’était il y a trois ans.

 

Des moments, des combats marquants ?

Quelques uns, oui. Là j’en ai un en tête. C’était dans la Loire. Je boxais contre un Algérien, une racaille un peu. Je l’ai pas montré, mais il était venu avec ses potes de quartier. Moi, je suis toujours resté le mec à rigoler dans les vestiaires, etc. On se voit tous, on se connaît, c’est un petit monde. Surtout quand tu fais les championnats de France, etc. Ce jour-là donc, j’avais une plus grosse pression, parce que je m’étais laissé impressionner par l’image du mec. Comme beaucoup dans la rue, quand on voit la racaille on baisse les yeux. C’est des mecs qui sont tellement dans leur film, je pense, tellement dans leur image, ils montrent une telle confiance que toi, ça te remet en question. Dans la rue, certaines personnes vont prendre peur quand on va leur demander l’heure. Avec l’effet de groupe, etc. C’est une question d’image avant tout.

Je me rappelle, donc, de ce combat. Pendant le premier round, je me laissais dépasser par cette peur. La peur on l’a toujours, ou en tout cas le stress, même quand on est sûr de gagner. Tout le monde l’a. Moi, mon truc, c’est que j’avais tout le temps envie de pisser, je le faisais au moins quinze fois... Pour ce combat, mon grand-père me disait, dans le ring, que quand il était jeune, quand il voyait un Arabe ou un noir, ça lui mettait encore plus la niaque, pas par racisme mais parce que souvent ces mecs-là se croient dans leur film, avec leurs préjugés sur les blancs, etc. Ils se croient à part alors que tout le monde est pareil. Et les deux rounds suivants, je l’ai mené, facile. Tous ses potes de quartier étaient un peu choqué et m’ont félicité à la fin du combat.

Autre bon souvenir : la première année où j’ai fait champion de France. La première fois que j’y allais, c’était à Angers, en éducative. Toute la France était là : des Corses, des Réunionnais, etc... C'était super bien. J’y suis allé trois années de suite. La première année, j’ai eu la médaille de bronze après avoir perdu en demie. Une bonne expérience, vraiment. Les deux années suivantes, j’ai fait champion de France.

En fait, plus j’ai passé des échelons, plus j’ai apprécié. Les dernières années j’ai un peu baissé les bras. J’ai eu des frustrations par rapport au fait de m’être fait voler, mais aussi je dois le dire, je travaillais moins. Mon problème, c’est que j’étais doué - quand j’étais à l’entraînement je travaillais beaucoup - mais j’étais feignant à y aller. Comme mon grand-père, encore lui, m’a toujours dit, quand tu es champion, tu as passé un cap, mais le plus dur c’est de rester à ce niveau. Aujourd’hui son idole c’est Teddy Riner : depuis ses 17 ans il est champion du monde, et le mec il est toujours là. Il s’est toujours remis en question et toujours imposé. D’autres qui ont son âge et qui ont commencé quand lui a commencé le voient comme l’homme à battre absolument. Tu te dis, arrivé là, que des mecs s’entraînent uniquement dans le but de te battre, de te détruire, de prendre ton titre. La roue tourne, il ne faut pas prendre la grosse tête. Mais parfois, malheureusement, il y en a qui tombent là-dedans... Moi j’ai pas vraiment eu la grosse tête, mais était tombé dans l’adolescence, il y a eu les soirées, etc... Maintenant je regrette un peu. Je vais peut-être reprendre un jour mais... Après, moi j’ai fait l’amateur, et c’était très bien. Les dernières années surtout j’avais envie de me lâcher un peu sur les coups. En amateur, tu as droit au KO. C’est une autre expérience. De vrais coups, l’arbitre laisse plus le contact, le cardio c’est pas le même, etc.

Je cite beaucoup mon grand-père parce qu’il est un modèle pour moi et que beaucoup des choses qu’il m’a dites ou des conseils qu’il m’a donnés ont été justes.

 

Tes grosses déceptions ?

J’ai toujours essayé de tout faire sans regret. Peut-être d’avoir un peu lâché les dernières années, de m’être moins entraîné. Parce que là, quand j’ai remis les gants les derniers temps, les mecs qu’à l’époque je battais ont pris du niveau. Comme mon grand-père dit souvent, c’est les mecs qui bossent plutôt que ceux qui sont doués à la base qui s’en sortent. Le talent sans travail ça ne marche qu’un temps. Abdel Jebahi me racontait que, quand il était gamin, ses frères étaient tous meilleurs que lui. Lui n’était pas costaud. Il venait quand même, mais n’a jamais rien lâché. C’est devenu le meilleur. C’est comme un pote à moi, Quentin Drevon, poids léger, tout mince. Lui, tous les ans, nous on avançait aux championnats du Lyonnais et lui se faisait éliminer dès les premiers tours. Je crois qu’il a dû mettre cinq ou six ans avant de faire ses premiers titres. Ce mec est toujours venu aux entraînements, sauf pour des enterrements, etc. Il ne lâchait rien. Là, il a arrêté pour les études, mais c’est le genre de mec qui ne sont pas bien quand ils arrêtent. Moi j’étais doué. C’est comme mon grand-père, quand il a commencé les sports de combat, il se battait beaucoup dehors, du coup il y a déjà une appréhension. Moi je suis né comme ça. Ça te vient tout seul. Je me la racle pas, je me la suis jamais raclé : y’a très peu de gens qui savent que j’ai fait des titres en champion de France, des compétitions, etc. Je l’ai jamais dit, parce que je trouve que ça ne sert à rien, il y a toujours meilleur que soi et pire que soi. On en parle en club, mais j’ai jamais jalousé les gens.

Quand on était en éducative, avec mon pote Valentin Armada, aux championnats du Lyonnais, on était dans la même catégorie. Du coup on devait s’affronter. Moi j’ai eu le choix, ou de monter d’une catégorie, ou de l’affronter. J’ai pensé au côté amical, du coup j’ai changé de catégorie, et c’est lui qui a fait champion de France, deux années d’affilée, alors que j’avais un niveau largement supérieur à lui. Je me suis fait voler à Marseille, après j’ai arrêté. Récemment j’ai remis les gants avec lui... et je le tiens toujours. Il a fait ses titres, c’est bien. J’ai fait un choix, je le regrette pas. Lui n’avait jamais fait de titre avant. Au moins, il a eu son heure. J’ai été content quand il a été champion. Après, tu te poses toujours des questions...

Parfois, il y a des mecs qui ne font jamais de compétition, ils sont dans les salles avec un niveau supérieur à des gens qui font des titres. Ce qui est bien, c’est que la boxe c’est un sport d’individualité, mais aussi collectif. Sans les collègues du club, tu n’évolues pas. Tu as besoin d’eux parce que tu apprends à chaque combat, tu ne peux pas affronter uniquement un sac ou une vitre, faire du shadow contre toi-même. Il faut se battre avec des gens qui ont du niveau et ne pas toujours avoir les mêmes adversaires ou des adversaires faciles. Tu t’habitues trop quand c’est des collègues. Quand il y a un challenge, tu apprends plus.

 

Des modèles, des figures qui t’inspirent ?

Déjà il y a les grandes stars, Tyson, Ali... Ils ont créé leur style, à leur époque. Après, j’aime beaucoup les Mexicains, qui ont un mental de taré, ils ne lâchent rien, ou même les Thaïlandais - je fais un peu de boxe thaï. J’ai eu la chance d’aller en Thaïlande. Je voyais des gamins de 8 ans blessés ; les mecs ils ne pleurent pas, il n’y a pas papa-maman derrière. Chez nous, il y en a un qui saigne du nez, ça y est, c’est la fin... Ils jouent un peu leur vie et ils ne naissent pas dans les mêmes conditions que nous. Ils savent bien se battre, mais j’ai pas ressenti d’agressivité dans la rue là-bas. Alors que chez nous, les gens ne savent pas se battre, mais on se sent plus menacé... Alors que c’est qu’une image. Parmi les gens que j’admire aussi, il y a Mayweather, même si c’est un businessman et qu’il se la racle... c’est une légende.

 

Rocky ?

Oui c’est une inspiration, je pense qu’il a poussé beaucoup de monde a faire de la boxe et des sports de combat. Quand je regardais ces films, j’avais toujours envie d’aller à l’entraînement après. Ça a quelque chose d’inspirant. Il y a beaucoup de films comme ça : tu sors du cinéma et tu te dis, « J’ai envie de faire ça ». Parce que ça fait rêver, c’est inspiré d’une réalité. Tu regardes les premiers Rocky, parfois c’est abusé, mais quand tu vois le dernier, Creed, c’est inspirant et c’est souvent juste et vrai. Des films avec beaucoup à la fois d’adrénaline et d’émotion. Il y a la mort, la maladie... On voit aussi que le sport de combat évolue, il y a les MMA (arts martiaux mixtes, ndlr) maintenant, et ça c’est bien. Ces mecs-là sont complets et pour moi ils sont des idoles parce que, souvent, c’est des machines. Des bêtes, des tueurs. Ils sont dans une cage, c’est des combats libres. Le mec, tu le croises dehors, il te tue.

 

C’est quoi un bon boxeur ?

Dure cette question. Il ne doit pas y avoir que le résultat, il y a la personne aussi. C’est comme pour tout sport. Il y en a qui vont être de gros connards de la vie et qui vont réussir et d’autres, des pauvres mecs qui vont s’acharner sans jamais réussir. Pour moi un bon boxeur doit être complet. Il soit savoir se remettre toujours en question, être humble et travailler. Tu peux peut-être plus te lâcher en fin de carrière, quand tu as fait tes preuves. Et même là, tu as toujours à prouver, parce qu’il y a toujours meilleur que soi quelque part. Et quand tu vieillis, il y a les jeunes qui arrivent, tout frais...

C’est comme avec mon pote Paul, qui fait les JO ; tous les mecs du quartier de l’Isle (Vienne, Isère, ndlr) sont derrière lui. Ils lui jettent un peu des fleurs alors qu’il y a des années, c’était pas la même. Là il y a le côté un peu people : il est passé sur beIN, il est passé sur France 3, ils sont sponsorisés par Lacoste... Quand tu es populaire, je pense qu’il faut savoir trier un peu. L’entourage. Écouter les bonnes personnes parce qu’il y a de mauvaises personnes qui sont là pour de mauvaises raisons, pour le pognon... Comme disait un de mes entraîneurs, Olivier Perrotin, il ne faut pas oublier que la boxe, c’est pas comme footballeur où tu peux gagner des millions. La boxe, il y en a qui meurent en Afrique pour des 150€. Ils sont lâchés, les mecs, pour des 150 balles ils se mettent sur la gueule jusqu’à crever... Les professionnels eux ont des séquelles. Ali est mort il y a pas longtemps, il avait Parkinson... ils sont ravagés, souvent, les pro. Mais comme plein de sport : les rugbymen, le foot américain, les sports d’impact. On dirait pas, mais quand tu reçois des coups de poing... Et encore, ça a évolué, les gants...

 

Que t’inspirent les gens dont la boxe est le métier ?

Je me dis qu’ils ont de la chance. Vivre de sa passion, c’est le meilleur métier du monde. Pas que dans le sport : les artistes, etc... Les mecs, ils se lèvent le matin, et vraiment ils kiffent. Ils montrent ce qu’ils aiment ; leur trip, leur vie, c’est ça. Mais il faut du courage aussi parce que c’est pas toujours facile. Même le foot. Je pense à un pote à moi qui est à Évian, en centre de formation. Dans le foot il y a du bling bling mais faut pas voir que ça : souvent, ils n’ont pas trop d’adolescence et doivent faire des sacrifices.

 

Que représente la boxe pour toi aujourd’hui ?

Pour l’instant, je suis un peu en retrait mais ça restera une passion. J’ai grandi avec, donc ça restera. La boxe m’a appris beaucoup de choses. La boxe, ça forge en tout. Les difficultés, comme ma famille m’a toujours dit, tu en as tous les jours. La jalousie, il y en aura tout le temps. Dans le sport c’est pareil. C’est un affrontement. Aujourd’hui, tu affrontes un boxeur mais demain tu affronteras peut-être la misère. Sans compter qu’il y a toujours un combat contre soi-même. Tout est combat : le combat du chef d’entreprise qui va devoir affronter son travail tous les jours, il a une pression...

Quand tu es champion, tu as cette pression. Et quand tu es en haut, dans la lumière, tu as plus une pression parce que tu n’as pas droit à l’erreur. Tout le monde croit en toi, et parfois c’est lourd à porter, pas facile à assumer. C’est encore plus compliqué aujourd’hui, avec l’omniprésence des médias, etc. Pendant l’Euro, un joueur pouvait être traité en roi l’espace d’un match avant d’être descendu celui d’après... Pour la famille aussi, ça doit être dur. Être dans la lumière, c’est loin d’être bon tout le temps. Par rapport à ça, ce qui est bien, c’est les gens, sportifs ou autres, qui se créent une image, un personnage pour le public. Tu joues un rôle en public, et je pense que ça peut les protéger. Moi je pense que je ferais ça. Renvoyer une image... pour continuer de faire rêver un peu les gens, c’est ça qu’ils attendent...

 

Qu’as-tu appris sur l’aspect gestion d’un club ?

Ça va faire 35 ans à la rentrée que le club existe. Mon grand-père, je précise, c’est Carlos Fernandez. L’aspect business, je l’ai jamais trop approché. D’après mon grand-père, c’est beaucoup d’investissement personnel. Il m’a toujours dit qu’un jour il avait été touché par ce que lui avaient dit ma mère et mon oncle, qu’il était plus avec ses boxeurs qu’avec ses enfants. Ça lui avait fait mal. Mais les vrais entraîneurs, les vrais passionnés, en général ils ne font pas gaffe. Même sans vouloir blesser. C’est vraiment beaucoup d’investissement personnel et de sacrifices.

Pour l’aspect business, les déplacements, il faut les payer, la salle et le matériel il faut les payer... après, même si c’est une association, il faut trouver les fonds, etc. Mon grand-père a organisé beaucoup de galas. Il faut trouver les sponsors. Il a beaucoup de connaissances, donc ça l’a beaucoup aidé. C’est bien qu’il y ait des gens comme ça. C’est des passionnés et s’il n’y avait pas de gens comme ça, il n’y aurait pas d’évènements. Je pense que parfois il a pris des risques mais il faut ça, avoir les « couilles » de prendre des risques. Après, ça passe ou ça casse... la vie, il y a des hauts et des bas.

 

Comment se porte la boxe en France ?

Les choses sont beaucoup bridées en France. Ça se développe, mais pas comme aux États-Unis, en Russie, etc. C’est pas la même mentalité, pas le même esprit... Je parlais tout à l'heure du MMA, en France c’est interdit. Du coup, les combattants français vont boxer à l’étranger. Beaucoup de choses changent chaque année, les règles etc... C’est plus en haut que ça se passe, comme avec la FIFA pour le foot...

 

Tu te verrais prendre la suite du club un jour... ?

Je sais que ça rendrait fier mon grand-père, il me l’a toujours dit. Il est content quand je vais à la salle. Aussi parce qu’il faut parfois retirer les mauvaises plantes. Il a toujours dit que quand il y a une mauvaise plante dans un groupe, il faut l’enlever, parce qu’elle peut contaminer l’ensemble. C’est vrai pour tous les sports.

Après, reprendre le club, oui et non. Faire quelque chose de bien, si j’en ai les moyens un jour, oui, franchement oui... Il y a un vrai potentiel. Et c’est bien parce que c’est dans un quartier. Peut-être pas forcément à Vienne, peut-être ouvrir quelque chose ailleurs... mais déjà, ouvrir quelque chose dans un quartier, c’est bien. Parce que ça fait venir tous types de populations, et les gens se mélangent. Saint-Fons, Saint-Priest, etc... c’est bien parce qu’il y a de la racaille mais aussi des parents, etc. Dans mon club aussi il y a des mecs de quartiers, mais il y en a moins, parce que quand ils ne sont pas dans leur élément, ils restent pas. Beaucoup de bla-bla et quand les difficultés arrivent, ils s’en vont. Ils sont dans leur film. Dans mon club, il y a eu deux boxeurs qui sont au GIGN, des mecs de la police, etc. Et il y a des blancs, des noirs, des Arabes... pas de frontière, on est tous là pour la même chose, pour apprendre le combat. C’est bien, surtout pour les jeunes, surtout maintenant.

Tout le monde devrait avoir comme moi j’ai eu l’exemple de ce grand-père. Ça te fait capter les choses. Après, des conneries, on en fait tous. Mais tout le monde aurait besoin de ça, de cette école de la vie pour prendre de bonnes bases. Je suis déconneur, je mange la vie mais je sais me remettre en question. C’est déjà beaucoup. Beaucoup de gens n’y arrivent pas. Et il y en a qui coulent. Certains qui fuient parfois jusqu’au suicide. Mais c’est pareil, fuir et avoir les couilles : il en faut pour se tirer une balle dans la tête ou pour se pendre... Il faut toujours se rappeler que du jour au lendemain tout peut partir, et parfois c’est dur à supporter...

 

Où, comment te vois-tu dans 5 ans ?

Dans 10 ans... ?

J’espère être au mieux. Pas malade, etc. La pêche, toujours. Où je me vois ? Déjà, j’espère avoir fini mes études. Avoir passé les caps que je veux, niveau études, niveau investissements, dans la vie, etc. Même si j’ai 19 ans, malheureusement maintenant il faut penser à l’avenir jeune. Comme ma mère dit, il faut profiter de sa jeunesse parce que ça passe vite, mon père me le dit aussi... mais il ne faut pas oublier que maintenant c’est dur, c’est dur en France, ailleurs aussi. Il faut voir loin. Pas forcément faire le gourmand, il faut avancer étape par étape, mais voir loin. J’espère être au plus loin que je veux et atteindre les objectifs que je veux.

Dans dix ans... je serai peut-être posé, on verra. Surtout, ne pas se faire de film. Rester moi-même. Se fixer des objectifs et avancer dans la vie correctement.

 

Un message pour quelqu’un ?

Déjà, c’était un plaisir de faire cette expérience, que j’avais jamais faite auparavant. Je me rends un peu plus compte de comment ça se passe, les YouTubeurs, etc... Être derrière et devant une caméra, confier ses pensées... et franchement c’est cool ! Parfois il y a des choses qu’on pense mais qu’on n’ose pas dire. Et là on se livre. Le truc, c’est que moi je parle pas sérieux avec tout le monde. J’ai toujours été un peu le déconneur, le fou du groupe, avec mes potes. Mais on peut pas parler de choses sérieuses avec tout le monde. Tout le monde n’est pas ouvert sur tout. C’est malheureux parce que normalement tout le monde devrait parler de tout. Mais le problème c’est que souvent les gens ont une pudeur, ils se mettent des barrières.

Passer un message, oui à ceux qui se reconnaîtront dans ce que je dis. Merci à mon grand-père qui m’a appris la boxe, à mon père et ma mère qui m’ont appris pas mal de choses. Les paroles que normalement tout parent devrait avoir pour ses enfants. Voilà... globalement, un merci collectif.

 

Que peut-on te souhaiter ?

Pas facile comme question... me souhaiter le meilleur. Le meilleur sans prendre la grosse tête. Rester humble. Et si un jour j’ai la chance d’évoluer vers le haut, jamais oublier d’où je viens, je pense que c’est important... Moi, je suis un peu fainéant parfois, malheureusement je reste sur mes acquis, mes capacités... mais c’est un défi que je me lance aussi. Toujours me remettre en question et avancer comme ça.

 

Un dernier mot ?

Gardez la pêche ! La forme, le sourire... profitez de la vie et évoluez !

 

* * *

 

Partie II: l’interview d’Olivier Perrotin

réalisée le 31 juillet 2016

O. Perrotin, entraîneur au Full Contact Gym Boxe de Vienne depuis de nombreuses années, est aussi l’auteur de deux ouvrages sur la boxe : Drôle d’endroit pour un ring... et Le Rose vous va si bien (Édition 7).

 

Le Rose vous va si bien

 

C’est quoi un bon boxeur ?

C'est quelqu’un qui boxe pour lui et non pas pour son père, ses potes, sa réputation... Qui est capable de se créer un objectif et de trouver la motivation, et de s’y tenir. Du point de vue physique, il faut qu’il soit un travailleur acharné pour compenser ses faiblesses et accroître ses qualités. L’idéal, c’est un boxeur possédant une bonne coordination jambes/bras, avec un bon coup d’oeil qui arrive à « lire » la boxe adverse et anticiper, capable d'allier relâchement, contraction musculaire et précision - le punch - et qui accepte de recevoir des coups...

Quels conseils pour quelqu’un qui aimerait boxer ?

Qu’il choisisse bien son club. Qu’il prenne le temps de discuter avec les professeurs et qu’il regarde les séances. S’il existe des groupes de niveau, d’âge et de pratique, que les exercices sont avec des thèmes, que les groupes sont multi-culturels et qu’on ne lui demande pas tout de suite son poids, alors là, il peut y aller !

Quel regard sur le monde de la boxe et sur la boxe pro ?

La boxe pro ne m’intéresse plus vraiment. Je préfère l’aspect formation de la boxe amateur et de la boxe loisir. Je mets l’accent sur la boxe « éducative » destinée aux plus jeunes. Les amener à prendre confiance en eux et à mieux se connaître afin d’être à même de côtoyer les autres et d’apprendre à les apprécier. L’aspect éducatif à base de jeux de rôles (arbitre, juge, boxeur) avec ses règles précises aident à la socialisation et le brassage culturel participe au « mieux-vivre ensemble ».

La boxe a perdu sa médiatisation à l’époque où les promoteurs ont remplacé les entraîneurs dans la gestion de carrière et monté des combats « bidons » pour faire « monter » les boxeurs qu’ils avaient sous contrat. Les spectateurs et les diffuseurs n’étant pas tous des pigeons s’en sont rendu compte et ont cessé, les uns de regarder les matchs à la télé, et les autres de financer.

Quelques mots sur le club, qui fête ses 35 ans ?

La politique du club reste la formation – amener les jeunes boxeurs à leur plus haut niveau personnel, c’est-à-dire « champions d’eux-mêmes » – ; la pratique loisir, pour que le plus grand nombre de personnes connaissent et apprécient la pratique des sports de combat, et en parlent en bien – cette saison, près de deux cents adhérents ont été initiés – ; la convivialité : dans ce monde ou l’égoïsme, la violence, les dogmes religieux reviennent en force, le Full Contact Gym Boxe de Vienne est un lieu ou il fait bon se retrouver autour d’un projet commun.

Lucas

Né au club, il y a fait ses premiers pas : il entre à l’école de boxe à 8 ans et suit notre enseignement jusqu’à ses 18 ans... Il fait partie, en dehors de ses titres sportifs, de ce qui fait notre fierté. Des jeunes garçons et filles que l’on a aidés à grandir, à être sûrs d’eux et de leur capacité à relever tous les défis de la vie.

 

* * *

 

Partie III: l’interview de Carlos Fernandez...

réalisée le 1er août 2016

Le club a 35 ans... quels souvenirs ?

Après neuf mois de travaux et beaucoup de difficultés à surmonter (car j’ai pratiquement tout fait par moi-même pour créer ce lieu réservé aux sports de combat), la naissance de mon club a été pour moi un grand bonheur me permettant de donner aux autres ce que je n’avais pas eu, c'est-à-dire, une salle multi-boxe.

Si c'était à refaire, ce serait plus ou moins dur qu’en 1981 ?

Si c’était à refaire, je pense que ce serait plus simple car, grâce à l’expérience acquise et aux connaissances humaines que j’ai aujourd’hui, j’ai appris et compris beaucoup de choses. Je procéderais différemment, en faisant appel aux organismes d’État pour m’aider à monter ce projet.

Ce qui vous rend fier...

Ce qui me rend fier, ce sont tous les résultats acquis pendant 35 ans et les satisfactions que cela apporte ; l’ambiance familiale que j’ai pu créer dans ce club et, pour couronner le tout, le double titre de champion de France de mon petit-fils Lucas. 

Quelques mots sur lui ?

À part la satisfaction personnelle qu’il m’a apportée, Lucas est un garçon intelligent, malin et très humain. En boxe, il savait s’adapter à ses adversaires et trouver les failles pour remporter la victoire.

Je souhaite tout simplement qu’il réussisse dans la vie comme il a réussi en boxe et qu’il continue à être le petit-fils adorable que j’aime !

Ce qui vous donne des regrets...

L’ingratitude humaine...

Vos projets et envies pour la suite ?

Je tire ma révérence progressivement (tout en gardant un oeil bienveillant sur le club) en mettant en place une équipe qui assurera la continuité de cette belle aventure. J’espère quant-à-moi profiter d’une paisible retraite.

 

...et l’album photo qu’il nous fait partager !

 

26 - National La Pommeraye - 17 au 19 Lucas Champion France N°1

« Deux photos de Lucas lorsqu’il est devenu champion de France à La Pommeraye, près d’Angers, en 2012. »

 

Boxe Camp de boxe photo avec l'entraîneur

« Deux photos prises dans un camp de boxe en Thaïlande en août 2008, avec deux

entraîneurs thaïlandais. Je suis avec mes deux petits-fils (Lucas et son frère Enzo),

et nous venions de faire ensemble un entraînement de boxe. »

 

* * *

 

Partie IV: petite surprise, pour les 35 ans... 

réalisée le 1er août 2016

 

Le lien du club FCGBhttp://www.vienneboxe.fr

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2 août 2016

Thomas Snegaroff : « Trump propose de rompre avec le "Siècle américain" »

Thomas Snegaroff, historien spécialiste des États-Unis, auxquels il a consacré de nombreux ouvrages, a accepté de répondre aux quatre questions que je lui ai proposées peu après la conclusion de la Convention démocrate. L’échange s’est réalisé oralement, le 1er août ; j’en ai retranscrit ici l’essentiel. Je le remercie pour ces quelques éléments précieux d’analyse, fort utiles pour une bonne compréhension de la politique américaine et des enjeux de cette présidentielle 2016 qui, à bien des égards, sera hors norme. À lire ou relire également, toujours sur Paroles d’Actu, l’interview que m’a accordée Nicole Bacharan au mois de janvier. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Donald Trump propose de rompre

avec le "Siècle américain" »

Interview de Thomas Snegaroff

Trump Clinton

Source de l’illustration : http://www.atlasinfo.fr

 

Le match Trump/Clinton sera-t-il le match du « peuple » contre les « élites » ?

Non, c’est plus complexe que cela. Donald Trump n’est pas franchement un « homme du peuple » et Hillary Clinton n’est pas uniquement une personne de « l’élite ». Mais il y a de cela, dans la mesure où il y a en ce moment, aux États-Unis, et Donald Trump en est l’émanation, un rejet des élites, non d’ailleurs de toutes les élites, on parle essentiellement ici des élites politiques. Et par « élites politiques », il faut entendre « insiders », à savoir « establishment » ou « système » comme on dit en France. C’est un rejet réel, qui se manifeste notamment par la désaffection profonde qui frappe le Congrès - moins de 15% d’opinions favorables pour le travail du Congrès. « Washington » est devenu un gros mot aux États-Unis parce qu’il symbolise, outre la Maison-Blanche, avant tout ce Congrès honni.

Si les élites politiques font clairement l’objet d’un rejet, tel n’est pas le cas des élites économiques. D’ailleurs, Donald Trump s’attache à mettre en avant sa réussite économique, qui passe pour positive et est un atout en sa faveur. Toutes les élites ne sont donc pas rejetées, mais encore une fois le phénomène est parfaitement clair s’agissant des élites politiques et du « système » qu’elles représentent. Ce n’est pas nouveau aux États-Unis : ce rejet a des racines profondes et anciennes, mais on est certainement à l’heure actuelle à un point haut du phénomène, qui se traduit, à droite comme à gauche d’ailleurs, par la résonnance des milices, par exemple suprématistes blanches à l’extrême droite, ou encore de l’autre côté de l’échiquier, « Occupy Wall Street », il y a quelques années. Le succès de Bernie Sanders procède de la même logique : il traduit cette volonté de reprendre le pouvoir, prétendument confisqué des mains du peuple par une élite. Même si, pour ce qui la concerne, « Occupy Wall Street » rejetait davantage les élites économiques plutôt que politiques.

 

Trump président, ce serait vraiment le retour à une certaine forme d’isolationnisme, de retrait relatif de l’Amérique par rapport aux affaires du monde ?

Il y a effectivement un vrai fond isolationniste dans la politique qu’entend mener Donald Trump. Sur la politique étrangère, c’est assez clair, au moins en apparence. Il y a l’idée qu’il faut désormais faire payer les alliés de l’OTAN pour la préservation des bases américaines - la logique est très comptable et très peu « géopolitique » mais c’est ainsi qu’il voit les choses. L’idée également de passer par des alliances, y compris contre-nature, pour ne pas avoir à s’engager sur des terrains d’affrontement trop éloignés et mal maîtrisés.

America First

Logo du puissant comité isolationniste America First qui s’opposa avec véhémence à l’implication

souhaitée par le Président Roosevelt de l’Amérique dans la guerre contre l’Allemagne nazie, ce jusqu’à

l’attaque japonaise contre la base navale de Pearl Harbor, en décembre 1941.

Tout cela dessine effectivement les contours d’un isolationnisme. Avec tout de même, à mon sens, plusieurs choses à préciser. Ce qui est intéressant surtout en matière de politique étrangère avec Donald Trump, c’est qu’il est en train de proposer de clore ce qu’on appelle le « Siècle américain » né en 1941 sous la plume d’Henry Luce (influent magnat de la presse, il fonda et façonna notamment les magazines Time et Life, ndlr). En vertu de cet « American Century », l’idée était d’intervenir partout dans le monde pour diffuser les valeurs américaines, assurer la sécurité nationale. Désormais, l’idée, c’est qu’au contraire l’interventionnisme américain crée des insécurités sur le sol américain - ce qui n’est pas faux - et que finalement, c’est le message de Trump, les Américains ont plus intérêt à s’occuper de leurs problèmes chez eux plutôt que d’essayer de diffuser leurs valeurs. Ce qui signifierait aussi, au passage, que les valeurs américaines n’ont pas nécessairement à être diffusées partout et à tout moment, ce qui en soi constitue une vraie rupture historique, idéologique voire même philosophique.

Et puis, clore le « Siècle américain » c’est aussi, finalement, clore la Guerre froide. Avec à cet égard des propos très ambivalents sur l’OTAN, sur un rapprochement avec la Russie. Vraiment, on change là de logiciel, de grille de lecture. Le clivage avec Hillary Clinton est net : la candidate démocrate demeure elle très accrochée à l’actuelle grille de lecture, née il y a 70 ans voire davantage aux États-Unis.

 

L’Ohio se colorera-t-il du rouge des Républicains ou de bleu des Démocrates en novembre ? Quid de la Floride, à votre avis ?

Ohio

L’Ohio, c’est effectivement un État qui hésite souvent : 2012, 2008 il vote pour le Démocrate ; 2004, 2000 pour le Républicain ; 1996, 1992 pour le Démocrate ; 1988, 1984, 1980 pour le Républicain ; 1976 pour le Démocrate... On se rend compte assez vite que, quand l’Ohio se choisit un camp, c’est ce camp qui l’emporte à l’échelle nationale. Donc oui vous avez raison, cette question de l’Ohio est utile et nécessaire à analyser. Très souvent, on l’a vu, l’Ohio donne le vainqueur de la présidentielle.

En l’occurrence, cette année, on s’est imaginé que l’Ohio était promis à Hillary Clinton. D’abord parce que Donald Trump est fâché avec le gouverneur de l’État, John Kasich, avec le parti républicain de l’Ohio, on l’a vu à Cleveland lors de la Convention. Tout cela effectivement dessine un État qui pourrait paraître à la portée d’Hillary Clinton. Mais ce qu’on voit aussi, sachant qu’il y a eu beaucoup d’études sur l’Ohio récemment, c’est que l’Ohio pourrait finalement, et contrairement aux attentes - cela tient aussi au rejet de l’establishment que j’évoquais tout à l’heure - tomber dans l’escarcelle de Donald Trump. Celui-ci pourrait même convaincre des électeurs traditionnellement démocrates - des ouvriers en particulier. Un peu comme au temps de Reagan, on pourrait avoir, après les Reagan Democrats, les Trump Democrats.

À cette heure, les sondages restent très serrés. C’est forcément l’un des États qui seront le plus scrutés et analysés. Il représente 18 grands électeurs. On est en tout cas dans l’expectative... mais il n’est pas du tout impossible que Trump l’emporte et même que ce soit un peu à front renversé. En effet, on a vu récemment dans les sondages que les districts et les comtés qui étaient les plus acquis aux Républicains (et qui souvent sont très peuplés), les quartiers d’affaires et les quartiers plutôt chics, étaient plutôt du côté d’Hillary Clinton. Il y a donc une espèce d’inversion des valeurs. On pourrait avoir une inversion totale par rapport à 2008 ou 2012. En tout cas ce sera un État essentiel.

Floride

Source des cartes : http://www.50states.com

La Floride aussi sera un État crucial. Là, le vote latino sera nécessaire, essentiel pour Donald Trump, et aujourd’hui il se situe entre 18 et 23% du vote latino à l’échelle nationale, c’est insuffisant pour gagner la Floride : il doit faire mieux que Mitt Romney (le candidat républicain lors de la présidentielle de 2012, ndlr)... pour l’instant ça n’est pas le cas. D’autant que le candidat démocrate à la vice-présidence, Tim Kaine, est très apprécié des Latinos, et pas simplement parce qu’il est parfaitement bilingue. Aujourd’hui, Trump est un repoussoir pour le vote latino. Ce sera difficile pour lui en Floride... un enjeu forcément important en tout cas (29 grands électeurs, ndlr).

 

Trump président en janvier 2017 : quelle probabilité, à ce jour ?

Clairement, aujourd’hui, c’est une possibilité qui existe. Si je me fie aux analyses de Nate Silver, dont le site fivethirtyeight.com, qui est peut-être le meilleur site d’agrégats de sondages, d’enquêtes et opinions, etc., il considère, avec beaucoup d’honnêteté, que son modèle d’analyse des élections est absolument inopérant pour comprendre Trump. On se trompe souvent sur Trump, mais la probabilité est réelle. Il est aujourd’hui quasiment au coude-à-coude avec Hillary Clinton. Mais on hésite encore à le créditer d’une probabilité de victoire, tant elle semblerait tout même surprenante. Mais, effectivement, comme je l’évoquais sur l’Ohio, Trump parvient à séduire des démocrates, il parvient à séduire des indécis...

Cela dit, les derniers développements autour de ses propos sur la famille d’un vétéran musulman tué sur le front sont de nature à décrédibiliser le personnage, mais on a l’impression que tout lui glisse sur la peau, qu’il est une sorte de « Teflon candidate », un peu comme Reagan en son temps. Que quoi qu’il fasse, rien n’a de conséquence. Lui-même commentait cela il y a quelques mois, prédisant que s’il se positionnait sur la Cinquième Avenue et tirait sur quelqu’un, il ne perdrait aucun point dans les sondages. On a un peu cette impression effectivement. Mais la campagne est encore longue. Il y a des meetings tous les jours, l’argent va manquer... On a vu que les frères Koch (de gros financeurs de causes et candidats conservateurs, ndlr) étaient plutôt voire même totalement réticents à l’idée de soutenir sa campagne. D’autres, comme un Robert Mercer, pourraient le faire ; des fonds il y en aura mais peut-être un peu moins que pour Hillary Clinton, et on sait que c’est le nerf de la guerre.

On sait aussi que l’un des enjeux, ce sera les débats, il y en aura trois, en septembre et en octobre. On n’est pas à l’abri d’une nouvelle gaffe de Trump mais, encore une fois, on a l’impression que, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, rien ne l’affecte. On attend également les derniers chiffres du « rebond » Clinton après la Convention ; il ne faut en général pas en faire trop là-dessus mais, tout de même, il semblerait qu’elle ait gagné pas mal de points après la Convention - l’impact d’Obama, l’impact de Michelle, l’impact de Bill Clinton... Tout cela a des conséquences. (Note : les premiers sondages publiés dès le lundi 1er août confirment en effet cette tendance, ndlr)

 

Thomas Snegaroff

 

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