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Paroles d'Actu
21 mars 2022

Jean Lopez : « La Grande Guerre patriotique a refondé l'Union soviétique »

Il y a quelques mois, après avoir lu Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019), ouvrage monumental et multi-récompensé qu’il a cosigné avec Lasha Otkhmezuri, j’ai souhaité proposer une interview à Jean Lopez. J’ai vite compris qu’elle serait difficile à caser dans ses agendas très chargés : M. Lopez, historien prolifique et respecté, est aussi un journaliste fort occupé, à la tête notamment de Guerres et Histoire, le bimestriel qu’il a fondé en 2011. Je m’étais d’ailleurs fait à l’idée que cette interview ne se ferait pas. Mais il m’a recontacté il y a quelques jours, alors que la guerre en Ukraine faisait rage. L’échange a eu lieu par téléphone le 14 mars, dans ce contexte chargé qui a évidemment été abordé parce que, s’agissant notamment de l’ancien espace soviétique, ce passé-là n’est jamais bien loin. Un grand merci à M. Lopez pour m’avoir accordé de son temps. Et je ne puis que vous recommander, avec conviction, de vous emparer de l’ouvrage cité plus haut : les dessous et les faits de la colossale et monstrueuse campagne Barbarossa, déclenchée il y a 80 ans et neuf mois, y sont relatés avec une grande précision qui rend le tout plus glaçant encore. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Jean Lopez : « La "Grande Guerre

patriotique" a refondé l’Union soviétique... »

Barbarossa

Barbarossa : 1941, la guerre absolue (Passés/Composés, août 2019).

 

Jean Lopez bonjour. La Russie de Vladimir Poutine a enclenché il y a trois semaines une invasion de l’Ukraine. Faut-il rechercher dans ces développements tragiques, et dans les relations entre les deux pays, des points de tension pouvant aussi remonter à la "Grande Guerre patriotique" (l’appellation donnée dans l’ex espace soviétique à la guerre contre les Allemands entre 1941-45, ndlr) ?

Poutine : la rhétorique décryptée

Jusqu’à preuve du contraire, l’Ukraine était alors une république soviétique. Elle s’est battue contre l’envahisseur et a été occupée entièrement, à la différence de la Russie. Elle a proportionnellement plus souffert de l’occupation nazie que la Russie. Je vois donc mal quelle rancoeur la Russie pourrait nourrir à son endroit. Mais effectivement, quand on écoute le discours, les éléments de langage utilisés, bien sûr que Moscou utilise, pour diaboliser ses ennemis, le vocabulaire issu de la Seconde Guerre mondiale. La première déclaration du président Poutine, le 24 février, mettait en avant un objectif de "dénazification" de l’Ukraine. Affirmer que l’Ukraine est nazie est une absurdité complète, ça n’a aucun sens. Ce même reproche avait été adressé par les Russes aux Pays baltes à partir de 2005. Le discours était identique. En s’appuyant sur quoi, au fond ? Sur le fait qu’il y avait eu des collaborateurs des nazis en Ukraine et dans les Pays baltes. Mais cette observation en appelle une autre : il y a eu aussi des collaborateurs des Allemands en Russie.

« On manipule l’Histoire en faisant comme si la lutte

contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe. »

Tout le monde connaît le général Vlassov qui, avec ses 40.000 hommes, s’est mis au service de la Wehrmacht et même des SS. Il y a eu dans chaque village russe des collaborateurs dans la police qui se sont également mis au service des nazis. Il s’agit donc bien d’une falsification de l’Histoire qui s’appuie sur le fait que les Lettons, par exemple, ont donné deux divisions à la Waffen-SS, et que les Ukrainiens lui en ont donné une (la 14e division SS, la Galizien). Mais l’on compte quantité de divisions venues de Russie, je pense notamment à certaines unités de Tatars mais aussi de Cosaques qui se sont également engagés dans la SS. On manipule donc l’Histoire en faisant comme si la lutte contre les nazis n’avait été que le fait du peuple russe : cette lutte a été menée par toutes les républiques soviétiques, il faut encore le rappeler.

 

Et il est important, en ce moment, qu’un historien remette ces pendules à l’heure... Pouvait-on sérieusement imaginer, au vu des intentions affichées par Hitler depuis Mein Kampf, et peut-être surtout, au vu des revendications en terres, et des besoins en ressources et en industries induits par la réalisation du Grand Reich, qu’une attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie n’était qu’une hypothèse ?

la probabilité d’une attaque

La raison pour laquelle Staline s’est laissé surprendre, c’est qu’il avait un calcul extrêmement rationnel. Il pensait, premièrement, que le Reich avait besoin de l’Union soviétique pour certaines matières premières stratégiques : le blé, le pétrole, les graisses. Et aussi pour tout le commerce de transit qui se faisait avec l’Extrême-Orient et qui permettait d’obtenir également certaines matières premières stratégiques, je pense notamment au précieux caoutchouc.

Le deuxième point, c’est que Staline ne pensait pas que l’Allemagne allait refaire la même erreur qu’en 1914, c’est-à-dire provoquer une guerre sur deux fronts. Tant qu’il y avait un front ouvert à l’Ouest contre la Grande-Bretagne, notamment au Moyen-Orient mais aussi dans les airs, bref tant que le Reich n’avait pas signé la paix avec Londres, Staline se croyait relativement en sécurité. Cela ne l’empêchait pas, évidemment, de s’armer à fond, de rééquiper et réorganiser l’Armée rouge parce qu’il savait qu’un jour où l’autre l’explication viendrait avec le Reich. Mais jusqu’au dernier moment il n’y a pas cru, il pensait qu’Hitler tirait trop d’avantages de l’alliance avec l’URSS pour l’attaquer.

« Hitler était persuadé que l’édifice soviétique

était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines

ou quelques mois suffirait à le mettre par terre. »

Staline était parfaitement au courant du contenu de Mein Kampf. L’ouvrage avait été traduit en russe par Zinoviev dès 1932 ou 33. Beaucoup d’éléments provenaient également des services de renseignement, indiquant la probabilité d’une attaque. Mais encore une fois, Staline a agi très rationnellement : en pesant le pour et le contre, il en était arrivé à la conclusion qu’Hitler n’attaquerait pas. Il n’a jamais pensé qu’il prendrait un risque pareil, parce qu’il ne croyait pas qu’on puisse abattre l’Union soviétique facilement, alors que c’était précisément le calcul d’Hitler : lui était persuadé que l’édifice était vermoulu et qu’une campagne de quelques semaines ou quelques mois suffirait à le mettre par terre.

 

À quand datez-vous le tournant au-delà duquel une victoire allemande sur le front de l’Est est devenue impossible ?

l’impossible victoire allemande

Il est certain qu’après Stalingrad, ça n’est plus possible. Cela nous amène au début de l’année 1943. Les Allemands les plus optimistes, notamment le Feldmarschall von Manstein, pensent qu’un pat, une paix de compromis est possible. Mais plus personne ne croit à un mat à partir de cette date. D’autres, plus pessimistes, pensaient que l’échec devant Moscou en décembre 1941-janvier 1942, sonnait déjà le glas des espoirs allemands. Mais la prudence commande, encore une fois, de dater l’impossibilité définitive d’une victoire allemande à l’après-Stalingrad.

 

Tout bien pesé, considérant les actions de Staline, des grandes purges de la fin des années 30 jusqu’à ses décisions et discours majeurs d’après l’invasion, en passant par sa fidélité au pacte Molotov-Ribbentrop jusqu’à juin 1941, peut-on dire que l’URSS a gagné sa "Grande Guerre patriotique" plutôt grâce à, ou malgré son maître ?

Staline dans la guerre

Les deux à la fois. L’URSS a failli perdre du fait des bévues considérables de Staline, on peut en citer quelques unes. Le fait qu’il n’ait pas cru à une attaque alors que tout l’indiquait (il a offert à Hitler le facteur surprise sur un plateau d’argent). Le fait aussi qu’il se soit trompé sur la direction d’une attaque éventuelle : il était persuadé qu’elle viserait l’Ukraine, en fait elle a visé Moscou. De la même façon, au printemps 1942, il se trompe à l’inverse : il pense que la direction principale de la deuxième offensive stratégique allemande, celle de l’été 1942 qui ne peut pas manquer de venir, aura pour but Moscou alors qu’elle visera cette fois le sud et le pétrole de Bakou. Il s’est donc beaucoup trompé dans ses choix.

« Incontestablement, la ténacité de Staline,

son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême,

furent un des facteurs de la victoire soviétique. »

Néanmoins, on voit que, l’ensemble du système soviétique étant organisé autour de sa personne, l’édifice se serait probablement effondré si Staline n’avait tenu bon. On peut donc affirmer, et c’est un paradoxe, que Staline est aussi un des facteurs de la victoire. Pour être précis on peut dire qu’il a été un des facteurs des défaites de 1941 : le style de guerre qu’il impose a été déterminant pour l’énormité des pertes enregistrées par l’Armée rouge. Mais incontestablement, sa ténacité, son obstination, jusqu’à la dureté la plus extrême, sont un des facteurs de la victoire soviétique.

 

Et parmi ces facteurs, peut-on citer aussi le caractère totalitaire de l’État soviétique ?

l’atout totalitaire ?

Il y a là sans doute un paradoxe. Bien sûr que le fait d’avoir un appareil de propagande aussi développé aide à gagner une guerre dans la mesure où vous pouvez plus facilement mettre en condition les esprits. Cela, c’est certain : la propagande du régime, la surveillance dont tout un chacun est en permanence l’objet sont des facteurs de résilience importants. La direction centralisée de l’économie (une fois réalisés certains ajustements) n’a pas non plus si mal fonctionné que cela. Mais je ne dirais pas pour autant que les systèmes dictatoriaux seraient plus efficaces que les démocraties en temps de guerre. Je dirais même, au contraire, que les démocraties anglo-saxonnes, ou la démocratie parlementaire française pendant la Première Guerre mondiale, ont montré qu’on peut très bien affronter une guerre de masse avec des institutions libérales sans trop les abîmer, et in fine remporter la victoire.

 

Constat rassurant... De quel poids cette victoire historique a-t-elle pesé dans la perpétuation, par le prestige acquis, du régime soviétique ?

la guerre, ses effets sur le régime

Il est évident que la victoire sur le nazisme a donné une nouvelle légitimité au pouvoir soviétique. Celle de 1917 s’était érodée : les horreurs de la collectivisation, les difficultés de l’industrialisation, l’abomination des grandes purges... tout cela avait beaucoup entamé la popularité du régime. La guerre lui a redonné une légitimité c’est certain, et elle a aussi ranimé un certain nombre d’espoirs dans la population (ils seront très vite déçus) sur une évolution du régime. Mais on peut affirmer que d’une certaine façon, en tout cas sur le plan moral et symbolique, la "Grande Guerre patriotique" a refondé l’Union soviétique.

 

80 ans après, ce souvenir tient-il toujours une place prédominante dans le récit national russe ?

souvenir et récit national

Disons plutôt qu’à partir de l’époque de Brejnev, au début des années 1970, le régime a misé à fond sur le souvenir de la "Grande Guerre patriotique", comme un lien entre tous les citoyens soviétiques et comme un motif de fierté. Depuis, c’est allé crescendo, et Poutine a instauré sur cette partie de l’histoire une mémoire officielle qui touche quasiment au culte religieux. Partout en Russie vous vous heurtez à la célébration du souvenir de la victoire sur le fascisme : son coût, et évidemment la gloire qu’en a tiré le peuple russe. Poutine joue à fond sur ce facteur, pour des raisons de politique interne mais aussi pour des raisons externes puisque, nous l’avons vu au début, cela lui permet d’utiliser une rhétorique extrêmement manichéenne à la fois contre les Pays baltes et contre l’Ukraine...

 

Jean Lopez

Jean Lopez. Photo : Hannah Assouline.

 

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14 mars 2022

« Les crimes de guerre russes en Ukraine devront être jugés », par Pierre-Yves Le Borgn'

Pierre-Yves Le Borgn, un des interviewés fréquents de Paroles d’Actu, est juriste international. Il a été candidat au mandat de Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe (2017-18) et n’a raté cette élection que de très peu. Homme d’engagements, il fut entre 2012 et 2017 le député représentant les Français de la septième circonscription de l’étranger, celle qui va de l’Allemagne aux Balkans en passant par la Pologne... Pour tout cela, et pour les engagements humanistes que je lui connais, j’ai souhaité lui proposer une tribune libre autour de l’invasion russe de l’Ukraine, sujet dont je sais à quel point il le préoccupe et il le touche. Je le remercie d’avoir accepté, une fois de plus, mon invitation : son texte aborde notamment la question sensible des juridictions pénales internationales compétentes. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Les crimes de guerre russes

en Ukraine devront être jugés »

par Pierre-Yves Le Borgn’, le 2 mars 2022

Assemblée générale des NU

Vote historique de l’Assemblée générale des Nations Unies en défaveur

de l’invasion russe de l’Ukraine, le 2 mars 2022. Photo : Carlo Allegri/Reuters.

 

Cela fait désormais plus de deux semaines que le monde assiste, sidéré, à la plus grave crise internationale depuis des décennies. L’invasion de l’Ukraine par la Russie est une initiative insensée, folle, inscrite dans la paranoïa d’un homme  seul : Vladimir Poutine. C’est lui qui a dupé durant des semaines les leaders européens qui tentaient de le convaincre de donner à la diplomatie et à la paix la chance qu’elles méritaient, c’est lui désormais qui dirige la guerre, les manœuvres, les bombardements et le siège dramatique en préparation autour de Kiev et à l’œuvre déjà autour de Kharkiv, Marioupol et Odessa. Les victimes civiles ukrainiennes se comptent par milliers. Dans la seule ville de Marioupol, elles sont au-delà de 2 000. Des millions de personnes fuient sur les routes, essuyant les tirs et les bombardements russes. Aucun cessez-le-feu ne se profile et les corridors humanitaires à peine esquissés ne sont jamais respectés. Nombre de villes sont dans des situations dramatiques. Tout y manque, de la nourriture à l’eau potable. Une catastrophe humanitaire d’une ampleur considérable est à redouter. Rien de cela n’émeut ni encore moins n’arrête Vladimir Poutine. Au contraire, ce sera la capitulation à ses conditions ou bien la guerre totale.

« Ce qui se joue en Ukraine est l’avenir

d’un pays libre, d’une démocratie, d’un peuple,

mais plus largement le nôtre aussi. »

Ce qui se joue en Ukraine est l’avenir d’un pays libre, d’une démocratie, d’un peuple, mais plus largement le nôtre aussi. Peut-on accepter de vivre en Europe dans la terreur du chantage à l’arme atomique, de la réécriture permanente de l’histoire et de la guerre menée à la liberté  ? Aucun pays ne peut dénier à un autre sa souveraineté, son intégrité, le droit à ses choix et à son destin. Aussi étrange que cela puisse sonner, il existe un droit de la guerre sur lequel les belligérants s’entendent par-delà le conflit armé qui les oppose, en particulier sur le respect des civils et des trêves. Or, ce droit-là, Vladimir Poutine a choisi de l’ignorer. Bombarder des hôpitaux et des écoles, tirer sur un foyer de personnes handicapées, sur des enfants, des femmes et des hommes tentant de fuir les combats, sur une centrale nucléaire, sur des lieux de mémoire, ce sont des violations caractérisées et révoltantes des lois de la guerre. Et ce sont des crimes de guerre, au sens donné par les Conventions de Genève et de La Haye, à savoir l’attaque à l’égard d’objectifs non-militaires, humains comme matériels. Car comment justifier de bombarder une maternité, d’y tuer des enfants, des mamans, des soignants, des personnages âgées, si ce n’est par la sauvagerie et la volonté, partout, de terroriser  ?

« La recherche de la paix, que nous désirons tant,

ne saurait conduire à ignorer la nécessité de poursuivre

ceux qui portent la responsabilité des crimes de guerre. »

Aucun de ces crimes de guerre ne doit rester impuni. Cela concerne la Russie, État agresseur, qui a envahi le territoire de l’Ukraine, mais aussi la responsabilité individuelle de ses dirigeants et au premier chef de Vladimir Poutine. Cette responsabilité sera établie dès lors que les preuves des crimes de guerre auront été rassemblées. Cela ne fait guère de doute. La recherche de la paix, que nous désirons tant, ne saurait conduire à ignorer la nécessité de poursuivre ceux qui portent la responsabilité des crimes de guerre. La Cour pénale internationale aurait été la juridiction idoine, mais le statut de Rome qui en constitue le fondement n’a pas été ratifié par la Russie et l’Ukraine. Elle ne peut donc être utilement saisie. Le seul moyen de poursuivre ces crimes de guerre serait de mettre en place un tribunal pénal international affecté à l’invasion russe de l’Ukraine, à l’instar de ce qui se fit en ex-Yougoslavie et au Rwanda il y a plus de 20 ans. C’est possible. La décision relève de l’Organisation des Nations Unies, qui a condamné à une immense majorité de ses États membres l’invasion russe de l’Ukraine. Au Conseil de sécurité, la Russie brandira son veto, criant au complot. Pourra-t-elle pourtant nier et fuir ses responsabilités  longtemps ? C’est peu probable.

« Les responsabilités doivent d’abord

être individuelles, car cette guerre n’est pas

celle de la Russie, elle est celle de Poutine. »

Car cette guerre qu’il a choisie de déclencher et de mener, Vladimir Poutine l’a déjà perdue. A coup sûr politiquement. Et militairement peut-être aussi. Son pays est au ban des nations et il est, lui, le paria du monde. Quoi qu’il se passe dans les prochains jours, semaines ou mois en Ukraine et même si, par bonheur, les armes devaient se taire, il ne saurait y avoir de reset, de retour aux années d’avant, comme si rien ne s’était passé, chassant de nos esprits la mémoire des victimes innocentes de cette furie. C’est leur mémoire, précisément, qui nous oblige. Les dirigeants russes actuels, qu’ils le soient encore ou non demain, devront apprendre à vivre avec le risque d’une arrestation sur le territoire d’un Etat membre des Nations Unies, à défaut de se soumettre d’eux-mêmes à la justice pénale internationale. Cela doit concerner Vladimir Poutine aussi. Il n’y a pas d’avenir durable sans justice, pas de réconciliation sans justice aussi. C’est pour cela que les responsabilités doivent d’abord être individuelles, afin de ne pas stigmatiser un pays car cette guerre n’est pas celle de la Russie, elle est celle de Poutine. La justice pénale internationale est nécessaire à la résolution des conflits. L’avenir de la paix en dépend aussi, par-delà un armistice ou un traité.

« Il faut pouvoir aider mais aussi se révolter et en appeler

au droit, à toutes les ressources du droit... »

J’écris ces lignes en pensant à cette jeune maman de Marioupol, extraite de la maternité détruite, son bébé perdu. Elle est morte à son tour hier. Les images ont fait le tour du monde. Quel cœur normal peut accepter une chose pareille  ? Je pense aux habitants de ces villes bombardées sans relâche, la nuit, le jour, qui ne dorment plus, ne mangent plus et en sont réduits à boire l’eau de leurs radiateurs pour ne pas mourir. Quelle cause peut bien conduire à infliger une telle souffrance  ? Je pense à ce petit garçon de 11 ans parti seul à travers les forêts de l’ouest de l’Ukraine pour rejoindre à pied, dans la nuit et le froid, la Slovaquie. Nous sommes au XXIème siècle et nous reprenons le chemin des drames les plus atroces du XXème siècle, comme si rien n’avait été appris et que la folie d’un homme devait pouvoir fracasser les vies, toutes les vies, y compris celles des plus faibles, des plus humbles, de tous ceux, femmes et hommes, qui aspirent à la paix et à la liberté. Il faut pouvoir aider – et je le fais comme tant d’autres bien sûr – mais aussi se révolter et en appeler au droit, à toutes les ressources du droit, en plus de la force pour mettre un terme à cette guerre et traduire en justice demain ceux qui auront perpétré ou donné l’ordre de commettre l’innommable.

 

PYLB 2022

 

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14 mars 2022

Michaël Darmon : « Emmanuel Macron se voulait Jupiter, il est devenu Hercule... »

Dans un peu moins d’un mois, les électeurs seront appelés à se prononcer pour choisir, parmi douze candidats, les deux personnalités qui accéderont au second tour de la présidentielle, l’élection reine en France. Cette campagne 2022 ne ressemblera probablement à aucune de celles qui l’ont précédée dans l’histoire récente : elle intervient alors qu’une guerre brutale fait rage aux portes de l’Europe, et qu’une pandémie peine à se faire oublier. C’est bien un "quinquennat de crises" - pas nécessairement toutes de nature à handicaper un sortant, disons les choses - qu’évoque le journaliste politique Michaël Darmon dans son ouvrage Les secrets d’un règne (L’Archipel, octobre 2021).

Après lecture de ce document éclairant à bien des égards, je l’ai contacté pour lui proposer une interview, ce qu’il a accepté de bonne grâce. Les difficultés furent ailleurs : il a fallu jongler avec son emploi du temps très chargé, et après avoir réalisé une moitié d’entretien, nous nous sommes donné rendez-vous pour la semaine suivante. L’interview s’achèvera en fait trois semaines plus tard : entre temps, la Russie de Vladimir Poutine avait choisi denvahir l’Ukraine. Merci à Michaël Darmon pour le temps qu’il m’a accordé, et pour ce témoignage. Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Michaël Darmon : « Emmanuel Macron

se voulait Jupiter, il est devenu Hercule... »

Les secrets d'un règne

Les secrets d’un règne : Dans les coulisses d’un quinquennat de crises,

par Michaël Darmon (L’Archipel, octobre 2021).

 

première partie, le 16 février 2022

Michaël Darmon bonjour. Il y a quelques semaines, les (très) bons sondages post-primaire LR de Valérie Pécresse ont rendu cette élection incertaine, mais à ce stade on a l’air de s’acheminer vers une réélection d’Emmanuel Macron nette comme fut celle de Mitterrand ’88. Honnêtement, subsiste-t-il pour vous un grand suspense quant à ce scrutin, si on laisse de côté un épisode type "Papy Voise x 10" à quelques jours du second tour ?

Je pense que l’élection reste, malgré tout, assez ouverte. Pour la première fois, il y a, dans cette campagne présidentielle, deux éléments nouveaux. Le premier, c’est une primaire à l’extrême-droite, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La donne est changée : cela a pour conséquence d’abaisser le ticket d’entrée pour le deuxième tour. Le deuxième, c’est une tendance à l’abstention, qui s’annonce plus importante qu’en 2017 - on s’oriente vers un chiffre d’environ 30%, ce qui serait beaucoup pour une présidentielle. Cette abstention attendue a aussi pour conséquence d’abaisser le niveau d’entrée pour le deuxième tour. Le niveau de qualification pour le duel final semble devoir se situer entre 16 et 18%, c’est bien moins que lors des scrutins précédents. Aujourd’hui, trois personnes sont des qualifiés potentiels, et on ne sait pas à ce jour comment cela va se décanter, entre Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Éric Zemmour. Ce niveau d’incertitude, les sondages tentent de le mesurer tant bien que mal, mais ils ont du mal à appréhender des phénomènes nouveaux. Et on peut ajouter à tout cela une troisième dimension, désormais intégrée par les sondeurs : c’est la grande volatilité des électeurs, qui peuvent bouger au dernier moment, massivement, sur un fait d’actualité, une décision soudaine, une cristallisation ou un sursaut...

Et tout cela pourrait, pour vous, mettre en péril une réélection d’Emmanuel Macron ?

Je ne sais pas, mais en tout cas, cela ferait de la campagne du deuxième tour une campagne inédite. On ne sait pas envisager avec certitude une campagne de deuxième tour avant que ne se tienne le premier : ceux qui ont fait des projections se sont souvent trompés. Mais si on regarde la situation à date, alors qu’il reste une cinquantaine de jours, rien n’est encore cristallisé.

À la mi-février, et à défaut d’entente entre les candidats de gauche (on n’en est plus là), la deuxième place qualificative pour le second tour de la présidentielle semble devoir se jouer vous le rappeliez dans un mouchoir, entre Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Éric Zemmour. Qui parmi eux serait le plus à même de fédérer au-delà des électeurs de premier tour, et notamment les électeurs de gauche ne voulant plus du président actuel ?

Si tant est qu’il y ait la mise en condition d’un débat entre Emmanuel Macron et Valérie Pécresse, Valérie Pécresse peut proposer alors les conditions d’un référendum anti-Macron. Cela lui permettrait de rallier à elle, dans une considération qui reste encore à voir, des électeurs de la gauche qui souhaiteraient voir battre Emmanuel Macron. Il faut voir que, pour l’instant, ce scénario est quand même nuancé par le fait qu’une proportion non négligeable d’électeurs de gauche, socialistes, sociaux-démocrates, voyant l’état actuel de leur camp, se reportent plus volontiers sur Emmanuel Macron dont ils se sentent proches au niveau des propositions. Il y aurait donc "match", rien n’est acquis.

Il faut avoir en tête cette frange de la gauche, portée notamment par les élus, qui se dit qu’historiquement, la gauche se reconstitue face à la droite au pouvoir, et que pour pouvoir reconstruire tout cela, il faut que la candidate LR puisse gagner l’élection de manière à ce que LREM tombe, que soit repris le clivage droite-gauche avec la construction d’un contre-projet. Encore une fois, je ne sais pas dans quelle mesure cette théorie, très présente chez les élus, infuse auprès du terrain. Mais dans le cadre d’un deuxième tour face à Macron, il peut y avoir cette consigne d’un "vote utile". Marine Le Pen et Éric Zemmour provoqueraient, eux, essentiellement une démobilisation auprès des électeurs de gauche.

La campagne droitière d’une Valérie Pécresse qu’on a connu plus modérée, et les scores prêtés aux candidats Le Pen et Zemmour, ne sont-ils pas en train de matérialiser le pari du président, à savoir en substance "À la fin, ce sera entre moi et Le Pen" ? Emmanuel Macron n’a-t-il pas contribué, en sapant les fondations des partis établis, à installer le camp de la droite dure comme la seule alternative à sa politique et à ce qu’il incarne, pour 2022 et pour la suite ?

C’est une des conséquences : il contribue à faire du camp "nationaliste" le camp de l’alternance, sachant que son pari à lui c’est de créer le "camp du raisonnable", via le premier parti démocrate à la française centro-progressiste qui rassemblerait de la gauche de la droite à la droite de la gauche. Ce courant central auquel il a voulu s’atteler dès le début, nécessitait de pouvoir capter le centre-droit. Donc effectivement, s’il n’y a pas un rééquilibrage de la campagne de Valérie Pécresse, qui doit pouvoir parler aux centristes comme aux électeurs de la droite partis chez Macron (environ 20%) et qui pour l’instant ne comptent pas retourner chez LR, c’est bien le face-à-face entre camp nationaliste et le camp progressiste qui se profile. Partant de là, cela place ce camp nationaliste en position d’alternance possible, mais c’était bien le pari politique posé par Macron à ses débuts.

On dit beaucoup que Marine Le Pen a appris de et depuis son échec de 2017, c’est votre sentiment ?

Oui, elle a appris, elle s’est beaucoup mieux préparée, elle s’est réorganisée. Surtout, voyant la candidature d’Éric Zemmour grandir sur le terrain, elle a compris qu’elle avait là une possibilité de pouvoir terminer sa dédiabolisation en se recentrant considérablement. Elle a laissé tomber, en tout cas en terme de discours, toutes les caractéristiques du parti d’extrême-droite, et même entamé une sorte de mue dans sa relation avec les Français : on l’a vue à Reims, parler pour la première fois de sa propre vie et de son rapport aux femmes, seules et célibataires notamment, évoquer les familles monoparentales... Elle essaie, et c’est nouveau, de créer une sorte de relation affective entre elle et les Français, alors que cette relation n’était auparavant que tribunitienne et politique. Cette campagne lui permet de parfaire sa mue, d’autant plus qu’elle constate, campagne après campagne, une diminution de la mobilisation contre elle. Elle suscite de moins en moins d’opposition. Et cela, associé à la tentation abstentionniste, rend sa candidature plus efficiente et plus dangereuse qu’il n’y paraît pour Emmanuel Macron.

On parle beaucoup de sujets polémiques, on évoque les défections de certains pour d’autres camps, Nicolas Bay passé de Le Pen à Zemmour dernièrement... Il y a une forme de violence dans cette campagne. Est-ce qu’on peut espérer avoir malgré tout de vrais débats de fond ? Et qu’est-ce qui rend 2022 singulière par rapport aux campagnes passées ?

Ce qui est frappant, c’est la libération de la parole. C’est la première campagne où le diktat des réseaux sociaux est installé, voire très installé. On est dans une libération totale des expressions, des propos, des mots... Il y a une très grande violence politique, en tout cas dans les langages, qui donne à l’ensemble une tonalité très polémique, avec une difficulté à envisager sereinement les problèmes. Il faut se faire une raison : nous ne sommes pas des Allemands, nous ne sommes pas des Néerlandais, nous ne sommes pas des Scandinaves. À partir de là, le débat politique français dans cette Cinquième République, qui est quand même une monarchie présidentielle construite en pyramide avec une course au pouvoir fondée sur l’élimination et non sur la recherche d’un consensus, ne peut produire que de la tension et une forme de violence. La violence politique est alimentée, élection après élection, par des circonstances contemporaines, mais elle a toujours été de mise parce que, encore une fois, l’organisation de la Cinquième République rend cela inévitable.

Vous avez pas mal suivi, durant votre carrière de journaliste, l’actualité des partis politiques, notamment celle du Front national (1995-2004) et de l’UMP (2004-2010). Quel regard portez-vous sur l’évolution du paysage politique depuis 15 ans ? Après Macron, les diverses chapelles retrouveront-elles leurs ouailles, ou bien a-t-on tourné pour de bon la page de ces temps où la gauche et la droite se partageaient alternativement le pouvoir ?

Je crois que les clivages ont considérablement changé. Ils se sont réorganisés à l’intérieur des familles politiques, les camps, les places et modes d’organisations sont redistribués. Les grands partis de gouvernement qu’on a pu connaître et qui ont structuré la vie publique, sociale, culturelle depuis la Seconde Guerre mondiale sont en train de disparaître. D’autres formes d’organisation politique, je pense à ce que permettent les évolutions technologiques et numériques (avec une plate-forme internet, on peut aujourd’hui faire de la politique), font qu’on vit des évolutions majeures et sans doute définitives. On ne reviendra pas aux grands partis tels qu’on les a connus. Aujourd’hui, des partis s’organisent autour de rassemblements liés à des incarnations, à des souvenirs historiques... Mais ç’en est fini des grands partis de masse, où la gauche et la droite avaient du monde des visions radicalement opposées. Leurs positions se sont considérablement rapprochées sur de nombreuses thématiques, et la mondialisation a imposé une transversalité des thèmes. Le courant populiste qui est venu s’installer et est devenu partie prenante des pouvoirs et des modes de gouvernement change aussi considérablement la donne. Je pense qu’on est bien dans une autre époque complexe dont Emmanuel Macron a été, en France, l’installateur. On verra comment ça va se poursuivre, s’il fait un second mandat, au-delà de lui-même. S’il est réélu, on verra comment LREM et ce mouvement centro-progressiste lui survit, qui le récupère et d’après quel mode opérationnel. Mais les grands partis de masse encore une fois appartiennent à l’Histoire.

 

seconde partie, le 11 mars 2022

Entre temps, un évènement considérable: la Russie a envahi l’Ukraine.

Les sondages donnent désormais une large avance au président sortant,

positionné loin devant Marine Le Pen. Valérie Pécresse et

Éric Zemmour sont à la peine, rejoints par Jean-Luc Mélenchon...  

Michaël Darmon bonjour. Cette question nous est imposée par la tragique actualité internationale du moment : l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine a-t-elle eu pour effet, en France, de tuer la campagne et de plier le match en faveur du président Macron ?

Elle ne tue pas la campagne, elle la redimensionne : c’est la première fois qu’un évènement international, donc extérieur à la vie du pays a autant d’effet sur la campagne présidentielle. Par tradition, les campagnes sont en France assez hermétiques à la politique étrangère, se focalisant sur les affaires nationales. La fait que l’international pèse cette année crée une ligne de fracture entre les candidats selon leurs positions, on l’a vu avec Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon. Ce conflit met en première ligne des sujets, révèle des traits de comportement qu’on relie à ce qu’on appelle une présidentialité, ou la capacité à gérer une crise majeure au plus haut niveau.

Si on prend le cas d’Éric Zemmour par exemple, il chute actuellement dans les sondages sans pouvoir apparemment s’en relever. En cause, ses déclarations d’avant le conflit, où il pariait qu’il n’y aurait jamais d’invasion, puis son refus - un peu amendé depuis - d’accueillir des réfugiés ukrainiens en France, et plus généralement son incapacité à capter ou en tout cas à être en phase avec l’émotion nationale. Le trouble s’est créé jusque dans ses propres rangs et l’opinion l’a sévèrement jugé quant à sa capacité à occuper le poste de président. La situation a permis à Mme Pécresse de rebondir un peu, en taclant Le Pen et Zemmour comme étant disqualifiés parce que trop "pro-Poutine". Paradoxalement Marine Le Pen s’en sort mieux parce que son électorat est surtout accroché au sujet du pouvoir d’achat, qui est le seul thème qui émerge dans cette campagne en-dehors de la guerre.

S’agissant du président sortant, étant aux manettes et qui plus est, président du Conseil européen pour ce semestre, il se trouve en première ligne dans la gestion diplomatique de ce conflit. De ce point de vue-là, on assiste au fameux "effet drapeau" déjà constaté lors de la crise Covid et qui consiste en une sorte de rassemblement légitimiste autour de la tête de l’exécutif. Depuis son entrée en campagne pendant la guerre, et tout en disant qu’il ne pourrait être un candidat à plein temps, Macron a fait un bond considérable dans les sondages (4 à 5 points gagnés, parfois plus) : il est désormais clairement en tête des intentions de vote, à ce jour autour de 30%. Dans cette affaire il rassemble les trois grandes catégories qui lui donnent un socle important : les classes moyennes aisées et les gagnants de la mondialisation, qui se retrouvent dans son discours général, auxquels j’ajoute encore une fois les Français ayant un réflexe légitimiste et qui considèrent, lui décernant un certificat d’efficacité et de crédibilité, qu’il faut soutenir le président dans cette crise-là. Tout cela laisse penser qu’effectivement il est en bonne situation pour être réélu, mais cette réélection sans campagne pourrait provoquer de grandes difficultés pour la suite du mandat...

Peut-on dire qu’Emmanuel Macron, président qui se voulait "jupitérien" et qui entendait dompter les évènements, s’est pris de face une "réalité complexe" qu’il n’aurait finalement cessé de subir (Gilets jaunes, réforme des retraites, Covid-19, guerre Russie-Ukraine...) ?

Oui, il a subi en permanence des crises non prévues et qui ont dû le mettre en défensive. La première crise fut l’affaire Benalla, une crise de confiance dans sa gouvernance. Puis, la crise des Gilets jaunes, liée à sa verticalité, à sa difficulté à comprendre les "milieux" et "derniers de cordée". Ensuite, une réforme des retraites qui a bloqué le pays parce que mal expliquée, mal comprise, trop rapidement emmanchée... La pandémie est ensuite venue mettre l’exécutif dans un état de pression considérable, même si sa gestion a plutôt été au final jugée à la hauteur. Et donc, cette crise internationale majeure, cette guerre en Europe... Il y a eu une mutation : il se voulait Jupiter, il est devenu Hercule.

Il est beaucoup question dans votre ouvrage des frustrations exprimées par Emmanuel Macron quant aux lourdeurs et lenteurs imputées au poids de la technocratie, auxquelles il associe des attitudes de son ex Premier ministre Édouard Philippe. Cherche-t-il ici des boucs émissaires eu égard à ses échecs, ou bien nourrit-il à votre avis de vrais regrets quant à des points clés de son quinquennat ?

Je pense qu’il a des regrets, et il impute effectivement certains de ses échecs à une série de lourdeurs qu’il impute à un État qu’il juge impotent et aveugle. Il a beaucoup dénoncé les résistances aux réformes de ce qu’il appelle "l’État profond" - il est intéressant au passage de voir le parcours de cette expression, à l’origine russe, puis reprise par Donald Trump. Emmanuel Macron a annoncé son intention de faire changer des comportements : a-t-il eu le temps d’aller jusqu’au bout ? Non, puisque par exemple la grande réforme de l’hôpital n’a pas donné l’impulsion politique nécessaire pour remettre à plat l’architecture de l’hôpital et des ARS, qui sont au coeur du système bêta-bloquant de l’administration de la santé, qui est la plus grosse bureaucratie française. Il a tout de même initié une grande réforme de la fonction publique, via la réforme qui part de la formation jusqu’au changement de l’ENA, en passant par des dispositions modifiant les statuts de la haute fonction publique : les effets ne se verront pas avant plusieurs années, mais il a toujours dit qu’il valait mieux perdre du temps en s’attaquant à la racine des problèmes plutôt que d’essayer de les colmater. Il a beaucoup dénoncé, ce qui d’ailleurs a été posé dès son diagnostic de 2017, ces lourdeurs et ces états de sclérose d’un système mis en place durant les Trente Glorieuses, considérant que ce qui avait un temps servi le pays avait ensuite joué comme un phénomène de verrouillage. Mais il n’a pas trouvé ni la force ni le temps pour faire ce qu’il avait prévu.

Nous évoquions Édouard Philippe à l’instant : il est souvent cité dans votre ouvrage. Le président devra-t-il forcément composer avec lui si d’aventure, un second mandat lui était acquis ? De manière plus générale, vous fait-il l’effet d’un homme qui serait un peu seul dans son camp ?

Il pourrait être amené à composer avec lui. D’ailleurs Édouard Philippe a créé son parti, Horizons, qui s’installe au sein de la majorité. Il faut savoir qu’il y a une très grande méfiance entre les deux hommes : ils ne s’entendent pas, on peut même dire que leurs relations ne sont pas bonnes du tout. On va voir comment cela se matérialise dans la répartition des investitures pour les circonscriptions aux législatives, si Macron est réélu. Là sera l’heure de vérité, qui commencera au soir du premier tour. Pour l’instant, sur le papier, les choses ne sont pas faites pour s’améliorer : Édouard Philippe veut un certain nombre de circonscriptions, les autres membres de la majorité dont François Bayrou veulent l’empêcher d’être trop important (et Emmanuel Macron n’est pas difficile à convaincre là-dessus). Il faut donc bien s’attendre à des tensions.

Sur la question de la solitude : oui c’est un homme assez solitaire qui ne fonctionne pas du tout en bande. Le seul ami qu’on lui prête en tant que tel, c’est le maire de Poissy, Karl Olive qui s’occupe en général des grandes opérations de communication de Macron (match avec le Variétés Club, idée du Grand Débat, organisation aux petits oignons de sa première sortie très verrouillée comme candidat à Poissy...) Karl Olive est le seul qu’on désigne vraiment en tant qu’"ami" du président, mais je ne sais pas ce que signifie ce terme. On ne lui connaît pas vraiment d’amis à part ça...

J’ai noté une phrase de Xavier Bertrand que vous reprenez : il évoque, en parlant du président, un "besoin pathologique d’être aimé". Il y a de cela, pour vous ?

Un besoin de séduire en tout cas. D’être aimé je ne crois pas, mais de séduire certainement. Il est dans la séduction, dans une forme de représentation. Il sait donner le sentiment d’être très proche de son interlocuteur alors qu’en réalité, il va loublier et s’en détourner assez vite. Il peut être chaleureux dans une conversation mais sans se livrer jamais. D’ailleurs, une phrase essentielle pour moi, que d’ailleurs je cite dans le livre, c’est cette confidence faite à Brut en décembre 2019 : en substance, "Je ne dis à personne ce qu’il y a dans ma tête". Pour moi, la confidence la plus importante du quinquennat, bien que jetée très rapidement.

Quel est votre sentiment profond sur la question suivante : qui est Emmanuel Macron, et qu’est-ce qui l’anime en-dehors de l’ambition, et de son goût pour une forme de mise en danger ?

Pour moi, un Élu avec un grand E. Quelqu’un qui se sent désigné pour un destin au-dessus des autres. Il est habité par cette fonction, et par une forme d’ambition pour l’Histoire. Il adore ces moments où l’on sent que celle-ci se joue. Il a d’ailleurs évoqué, au déclenchement de la guerre en Ukraine, ce retour du tragique dans l’Histoire. Il est persuadé que la France s’ennuyait parce qu’elle n’avait pas assez de tragique et de héros. Il y a chez lui cette démarche héroïque, dans l’acception antique du terme.

Les yeux dans les yeux, quelle question qu’on ne pose habituellement pas à un président soumettriez-vous à Emmanuel Macron ?

Au fond, pourquoi faites-vous tout ça ? Avez-vous l’impression d’être un être singulier, choisi pour effectuer une grande mission ?

Si vous deviez vous jeter à l’eau, un pronostic au jour de notre entretien pour le podium du 1er tour, le 10 avril prochain ? Qu’est-ce qui pourrait faire bouger les lignes au finish ?

Je ne vois pas ce qui aujourd’hui pourrait faire bouger les lignes en sa défaveur. La situation internationale le conforte : il sera au second tour et en tête.

Ma question vous l’aurez compris portait plutôt sur le deuxième qualifié...

Bien sûr. La deuxième personne, ce sera Marine Le Pen ou Valérie Pécresse.

Pour vous, ça ne peut pas être Éric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon ?

Non. On est dans le moment classique de la campagne où il y a toujours un frémissement Jean-Luc Mélenchon. Le Monde va écrire : "Et si c’était lui ?", les sondeurs commencent à le tester pour le deuxième tour... Il y a un réflexe de vote utile chez les électeurs de la gauche, ils se disent qu’après tout il est le seul qui émerge. Mais je crois vraiment que le vrai match est entre Pécresse et Marine Le Pen.

Dernière question, plus personnelle : vous suivez les hommes et les femmes politiques depuis trente ans, vous connaissez les QG des grands soirs et ceux des déceptions amères. Avez-vous jamais été tenté d’entrer vous-même dans cette arène-là ?

J’ai pour habitude de dire que le gardien du zoo ne reste pas dans la cage des fauves. La restitution et le décryptage des grands enjeux politiques et démocratiques sont des activités assez importantes et qui méritent que l’on s’y consacre. Ce n’est pas parce qu’on écrit sur le pouvoir qu’on est attiré par le pouvoir. Ceux qui racontent la vie des grands bandits ne veulent pas forcément devenir policiers ou bandits.

Un dernier mot ?

Cette campagne présidentielle est inédite, parce qu’elle s’inscrit dans un moment de changement d’ère : la pandémie a joué son rôle de pandémie en ce qu’elle a opéré un changement d’époque, comme la Grande Peste qui a été à la charnière entre le Moyen-Âge et la Renaissance. On vient de vivre les vingt premières années du 21ème siècle, et on dit souvent qu’un siècle trouve ses caractéristiques dans ses vingt premières années. Ce qui commence à se dessiner, c’est qu’il peut s’agir d’un siècle non pas de "grand remplacement" mais de grand affrontement entre des pays à régime autoritaire/totalitaire et nos démocraties libérales qui sont très menacées et vont devoir trouver les moyens de se réinventer.

 

Michael Darmon

 

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6 mars 2022

Frédéric Quinonero : « Julien Doré, je le rapprocherais volontiers de Christophe... »

L’actu du moment est bien assez lourde, alors, l’espace d’un instant, en guise d’évasion parlons musique et livres ! Frédéric Quinonero, biographe d’artistes, compte parmi les interviewés fréquents de Paroles d’Actu, et c’est avec plaisir que j’ai décidé d’échanger à nouveau avec lui alors que vient de sortir son dernier ouvrage, Julien Doré : À fleur de pop (L’Archipel, 2022). Il y a sept ans (déjà), il avait consacré à Julien Doré, Gardois comme lui, une première bio qui avait donné lieu à une interview sur notre site. Mon parti pris assumé pour le présent article, c’est bien sûr d’évoquer, à travers son livre, le parcours du talentueux Doré (et tout fan du chanteur serait bien inspiré de lire le portrait qu’en fait Quinonero), mais j’ai surtout souhaité recueillir les confidences d’un auteur qui a derrière lui quinze ans de métier et une grosse vingtaine de titres. Merci à lui pour la confiance qu’il m’a, une fois de plus, accordée. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

Frédéric Quinonero : « Julien Doré,

je le rapprocherais volontiers de Christophe... »

Julien Doré 2022

Julien Doré : À fleur de pop (L’Archipel, 2022).

 

Pourquoi cette nouvelle bio sur Julien Doré, 7 ans après Løve-Trotter (Carpentier, 2015) ?

Løve-Trotter est un coup pour rien. C’était trop tôt, d’abord. Ensuite, le livre est sorti dans de très mauvaises conditions, dans une maison d’éditions en perdition qui a déposé le bilan peu après. Sept ans ont passé, c’est beaucoup dans la carrière d’un artiste. Aujourd’hui, Doré va fêter ses 40 ans et 15 années de carrière. Ça commence à compter.

 

Quel regard portes-tu sur le parcours de l’artiste depuis 2015 ?

Il a construit sa carrière intelligemment, en suivant une pente ascendante. Faisant fi de toute considération classificatoire, il a su rallier à lui un public très large et devenir une vraie star populaire. C’est ce qui me plaît chez lui, son ouverture d’esprit.

 

À quelle tradition musicale et de chanson rattacherais-tu Doré ?

Je le rapprocherais volontiers de Christophe, qu’il aimait beaucoup et qui fut son ami. À la fois chanteur populaire et «  beau bizarre  », capable d’apporter à la chanson pop une élégance subtile. Se défiant des genres, des codes. À Étienne Daho, aussi, la discrétion en moins – car Doré est omniprésent dès lors qu’il a une promotion à assurer.

 

Julien Doré est-il de l’étoffe de ces artistes qui dans 15 ans, resteront ?

Je le crois assez doué pour ça. Parce qu’il sait prendre son temps, se faire désirer entre deux projets, proposer des albums toujours ficelés, conceptualisés, avec des tubes comme on n’en fait plus beaucoup, de ceux qui se fredonnent, entrent dans la tête pour y rester et rythment les instants d’une vie.

 

Les belles rencontres liées à ce livre, malgré le blocus de l’artiste  ?

Les lecteurs et lectrices, j’espère  !... Et celles et ceux qui ont accepté de témoigner, en particulier deux personnes avec qui j’ai de beaux échanges  : Joris Brantuas, plasticien qui vit du côté de Nîmes et a connu Doré à l’école des Beaux-Arts, et Marianne James, dont les compliments après lecture m’ont beaucoup touché (c’est si rare  !)

 

 

Le message que tu adresserais à ce Julien Doré qui se refuse à toi ?

Je m’en moque un peu, en fait. Je prends les choses beaucoup plus sereinement qu’il y a sept ans. J’en suis arrivé à penser qu’il avait tout à fait le droit de m’ignorer, de la même façon que moi j’ai celui de m’intéresser à lui (rires). Voilà en fait ce qui a changé depuis Løve-Trotter.

 

C’est compliqué, de continuer d’aimer des artistes qui t’ont déçu dans ton travail de biographe ?

Ça met les choses et les gens à leur place. On peut apprécier le talent d’un artiste, tout en le décanillant du piédestal où on a tendance à les installer. Ce qui est compliqué, et surtout frustrant, c’est la réception d’une biographie, le manque de considération à l’égard de l’auteur que je suis. Parce que derrière le biographe il y a un auteur qui galère et c’est celui-là qu’on ignore ou qu’on méprise. Mais Doré, comme d’autres, ne pense pas aussi loin.

 

Émotionnellement, c’est lourd parfois, le boulot de biographe ?

Oui, donc. On met beaucoup de soi dans un livre, que ce soit un roman ou une biographie. C’est forcément quelque chose d’émotionnel, on écrit avec ferveur, avec passion. Mais à la différence du roman ou du récit personnel, on se tient à distance raisonnable de son sujet. On met son ego dans la poche pour flatter celui de l’artiste sur lequel on a décidé d’écrire. Dans quel but  ? Parfois on se le demande (rires). Sans doute parce que c’est le seul moyen qu’on vous offre d’assouvir votre passion d’écrire.

 

Depuis cet été, tu es doublement homme de lettres : biographe et facteur. En quoi ça t’a changé, rassuré, d’avoir ce second job plus stable ?

L’année 2020 a été catastrophique d’un point de vue matériel  : librairies fermées, projets repoussés… Être facteur me donne une sécurité, un salaire régulier, une mutuelle, une vie sociale, tout ce que je n’avais plus depuis que j’avais arrêté les petits jobs d’appoint. Et la possibilité aussi d’envisager autrement l’écriture. Ne pas être tenu à sortir forcément un livre par an. Avoir plus de recul sur le «  métier  » de biographe. Pouvoir choisir. Pouvoir dire merde, aussi. M’intéresser davantage à moi. Être facteur me donne beaucoup plus de liberté, finalement.

 

Tu écris des bio depuis 15 ans : l’heure d’un bilan ? Quels + et quels - ?

Ça reste l’une des plus belles expériences de ma vie. L’aboutissement de quelque chose. Lorsqu’on parle de réussite aujourd’hui, on évoque le plus souvent l’argent  : la Rolex pour l’un, le costard pour l’autre (rires). La réussite ce peut être aussi la réalisation d’un rêve, d’une passion. Et les belles rencontres qu’on peut faire. En ce qui me concerne, elles sont plutôt prestigieuses  : Johnny, Jean-Jacques Goldman, Françoise Hardy, Thomas Dutronc… et bien d’autres parmi les témoins que j’ai pu interviewés… L’aspect négatif de l’expérience, j’en ai parlé plus haut. Il faut s’en accommoder, ou trouver le moyen de s’imposer en tant qu’auteur à part entière, avec des œuvres plus personnelles. C’est ce que je convoite.

 

Les années 60

 

Les bio ou docu en projet ? Penses-tu réécrire sur des époques, comme les années 60 ?

Je travaille actuellement sur un abécédaire consacré à Patrick Bruel, un beau livre illustré de nombreuses photos. J’avais envie d’un exercice plus ludique que la biographie. J’ai par ailleurs terminé l’écriture d’un roman, et j’ai bien sûr l’espoir de le faire éditer. La biographie des années 60 («  Rêves et révolution  ») reste un merveilleux souvenir, car tout en abordant la chanson qui en était le fil conducteur, je faisais revivre toute une époque et une page fascinante de l’Histoire. Je suis fier du résultat, et j’en profite pour remercier encore Christine Kovacs qui avait fait la mise en page de ce beau livre très illustré. Hélas, vu que les sujets généralistes s’avèrent peu vendeurs, on ne m’a pas permis de poursuivre avec les décennies suivantes, comme j’en avais l’intention.

 

À quelles personnalités, artistes mis à part, de ton coin ou non, pourrais-tu vouloir consacrer des bio, considérations commerciales mises de côté ?

J’ai surtout envie d’une aventure humaine. D’un projet à deux.

 

À quand des écrits plus perso, plus intimes et dépendant moins des caprices de divas ?
 
C’est compliqué de sortir du cadre de la biographie lorsqu’on est étiqueté «  biographe  ». Il faudrait qu’un éditeur croie suffisamment en mon talent d’auteur pour me faire confiance sur autre chose. Je te tiendrai au courant de l’évolution de mes démarches avec le roman que je viens de terminer  !

 

Que peut-on te souhaiter ?
 
La santé, vu mon âge. Les vieux disent toujours  : «  La santé, avant tout  !  » (Rires). Et la concrétisation de tout ce dont on vient de parler.

 

Un dernier mot ?

Paix  !

 

 

Frédéric Quinonero 2022

F. Quinonero au Salon de la Biographie de Nîmes, en janvier 2022.

 

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3 mars 2022

« Le bord du gouffre serait-il en Ukraine ? », par Jean-Marc Le Page

Il y a deux jours, un article de Capital nous apprenait l’augmentation de la demande en pastilles d’iode en France, dans l’hypothèse d’un conflit nucléaire. Un sondage CSA pour CNews, publié hier, indique une vive inquiétude, à hauteur de trois quarts des Français interrogés, au regard d’une agression nucléaire russe. Ce qui sidère, dans un cas comme dans l’autre, c’est qu’on puisse se poser ces questions-là en 2022.

Il y a trois jours, j’interrogeai Olivier Da Lage, journaliste à RFI et spécialiste des relations internationales, sur la guerre en Ukraine. Ce nouvel article me donne l’occasion d’offrir une tribune inédite à quelqu’un que j’ai déjà interviewé ici, six mois jour pour jour avant réception de ce texte, M. Jean-Marc Le Page, professeur agrégé, docteur en histoire et auteur l’an dernier de La Bombe atomique, de Hiroshima à Trump (Passés/Composés). Je le remercie pour l’éclairage historique qu’il nous livre une fois de plus, et pour sa lecture précise de ce qu’il croit être la stratégie du Kremlin : quelque chose de massif, de brutal - on n’en doute pas - mais aussi de "rationnel", considérant le recours à l’arme suprême comme un élément, une menace à brandir dans l’aspect psychologique d’une guerre davantage - à ce stade en tout cas - que comme une possibilité réelle. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLU - PAROLES D’ACTU

« Le bord du gouffre serait-il en Ukraine ? »

par Jean-Marc Le Page, le 2 mars 2022

ICBM russe

Un missile balistique intercontinental russe, en 2015. Source : Kirill Kudryavtsev/AFP.

 

Parallèlement au développement du conflit en Ukraine se déroule une séquence qui replace sur le devant de la scène une menace que l’opinion publique a pu renvoyer dans les fins fonds de l’histoire de la guerre froide, à savoir l’utilisation de l’arme nucléaire et donc le déclenchement de l’apocalypse atomique.

Du déroulement de l’exercice des forces stratégiques «  Grom 2022  » au tir de missiles permettant de vérifier l’état de préparation de ses forces de dissuasion nucléaires dans ses trois composantes ; du message sibyllin de Vladimir Poutine le 24 février, prévenant le monde que toute opposition à son offensive de la part d’un acteur extérieur pourrait conduire à des «  conséquences […] encore jamais connues  » à l’annonce du 27 février de la mise en alerte des forces russes de dissuasion, le monde s’est retrouvé face à ses cauchemars. D’autant plus que M. Le Drian, ministre français des Affaires étrangères a répondu qu’il ne fallait pas oublier que l’OTAN était également une puissance nucléaire. Les mots échangés rappellent les pires heures de la guerre froide, alors que le monde était suspendu aux actes des deux superpuissances qui pouvaient le faire basculer dans le gouffre.

Cela ne fut jamais le cas. La rationalité des dirigeants des pays «  dotés  », comme le professionnalisme des hommes et des femmes qui travaillent au quotidien dans ce domaine si particulier, ont été déterminants pour nous éviter le pire, y compris lors des épisodes les plus tendus.

Face à ces déclarations, le monde s’interroge sur la rationalité de Vladimir Poutine. Il est considéré comme un fou*, on dit qu’il est un homme malade**, mourant même, un mourant seul*** et paranoïaque****. Il serait donc à deux doigts de déclencher le feu nucléaire et rien ni personne ne semble en mesure de l’arrêter… Face à ce portrait, la peur est légitime.

* « Guerre en Ukraine. Une fonctionnaire russe à Nice témoigne : Poutine est fou », actu Nice, 01/03/2022, Guerre en Ukraine. Une fonctionnaire russe à Nice témoigne : "Poutine est fou" | Actu Nice.

** « Vladimir Poutine a-t-il un cancer ? », News 24, 28/02/2022, Vladimir Poutine a-t-il un cancer ? - News 24 (news-24.fr).

*** « Guerre en Ukraine : Poutine, seul contre tour », Le Parisien, 01/03/2022, Guerre en Ukraine : Poutine, seul contre tous - Le Parisien.

**** « Vladimir Poutine, la paranoïa d’une vie », Le Point international, 01/03/2022, Vladimir Poutine, la paranoïa d’une vie - Le Point.

***** Jean-Marc Le Page, La bombe atomique de Hiroshima à Trump, Paris : Passés composés, 2021.

Cependant, ne pourrait-on pas interpréter ces déclarations d’une autre manière  ? Poutine n’est pas le premier dirigeant à avoir été affublé de ces qualificatifs  : Staline dont la paranoïa semblait avérée, Youri Andropov convaincu que les exercices de l’OTAN organisés en novembre 1983 cachent une prochaine première frappe américaine, Kennedy sous l’emprise de médicaments au moment de la crise de Cuba, Kim Jong-un et Donald Trump qui s’échangent des amabilités d’une rare violence en 2017 au sujet de la taille de leur bouton rouge*****. Ce n’est pas non plus la première fois de l’histoire que la menace nucléaire est brandie  : Harry Truman, un peu par accident en décembre 1950 alors que les forces chinoises enfoncent les armées américaines et sud-coréennes en Corée  ; le président Eisenhower qui promet l’apocalypse à la Chine lors de la seconde crise du détroit de Formose en 1958  ; les Soviétiques provoquent la Grande Peur chinoise de 1969 à la suite de combats particulièrement violents initiés par Mao Zedong sur la frontière sino-soviétique aux confins de la Sibérie  ; Kennedy dans son discours du 22 novembre 1962 qui prévient Nikita Khrouchtchev des terribles conséquences qui subirait l’URSS s’il ne retirait pas ses missiles de Cuba  ; l’Inde et le Pakistan ne sont pas en reste depuis que l’un et l’autre sont devenus des puissances nucléaires déclarées en 1998. Les épisodes sont nombreux, mais c’est la première fois qu’ils sont tenus en Europe, sur un continent considéré comme pacifié. Le réveil est brutal.

 

« Les épisodes de menace nucléaire

ont été nombreux, mais c’est la première fois

qu’ils sont tenus en Europe, sur un continent

considéré comme pacifié. Le réveil est brutal. »

 

Le contexte est évidemment primordial. Les exercices ont été effectués cinq jours avant le début de l’offensive russe sur l’Ukraine. Les déclarations ont été faites le premier jour afin de fixer quelques limites et la mobilisation des forces de dissuasion, au troisième jour, peut être vue comme une réaction aux propos de Jean-Yves le Drian mais également aux mesures de rétorsions économiques et aux déclarations de «  l’Occident  ».

Il s’agit pour Vladimir Poutine d’exercer une pression sur l’OTAN, de «  marquer son territoire  », une ligne rouge qu’il ne faut pas dépasser. Le flou des annonces doit faire douter, dissuader le potentiel adversaire de réagir de façon trop énergique. Nous sommes ici en face d’une utilisation «  classique  » de l’arme nucléaire. Cette arme est politique, c’est un outil diplomatique qui participe de l’arsenal dont dispose Vladimir Poutine. Il a des objectifs qu’il entend atteindre par la voie militaire, mais conventionnelle. La question de sa rationalité se pose. La réponse est à chercher dans la définition de ses buts de guerre. Ces derniers sont encore opaques mais à la fin de la première semaine d’offensive, il est possible d’avoir une idée de la manœuvre  : une prise de contrôle des régions russophones depuis le Donbass jusqu’aux rives de la mer d’Azov, permettant la jonction terrestre avec la Crimée, et peut-être jusqu’à la Transnistrie. Associé à la mise en place d’un régime pro-russe ou neutre à Kiev, cela pourrait répondre à ses desseins panrusses. Sous la couverture nucléaire, une victoire conventionnelle par la prise de contrôle des territoires revendiqués lui permettrait de négocier en position de force.

 

« Poutine semble agit rationellement : sous

la couverture nucléaire, une victoire conventionnelle

par la prise de contrôle des territoires revendiqués

lui permettrait de négocier en position de force. »

 

Cette utilisation agressive de la dissuasion nucléaire participe pleinement de la manœuvre pensée et déroulée en Ukraine. Et cette dernière est parfaitement rationnelle. Sans doute pouvons y voir l’influence du chef d’état-major général des forces armées russes, le général Valery Guérassimov. Il est l’auteur d’un article, publiée la première fois en 2013 dans une revue spécialisée russe******, qui a trouvé son auditoire en 2014 après l’invasion de la Crimée. De nombreux spécialistes y ont vu l’amorce d’une doctrine qui s’appuierait sur le concept de guerre hybride, une nouvelle manière de faire la guerre qui doit inclure des facteurs politiques, économiques, informationnels… L’utilisation de la force n’est alors plus systématique et exclusive. Si la dimension de doctrine a été critiquée et si l’article s’attacherait davantage à décrire les manœuvres américaines dans le cadre des révolutions dites de couleur, il n’en est pas moins vrai que le rapprochement avec ce qui se passe en Ukraine est troublant, en particulier dans la dimension nucléaire. Guérassimov, dans son article, décrit le déroulement d’un conflit depuis les premières phases non militaires, discrètes ou clandestines, en passant par l’usage des forces conventionnelles jusqu’à sa résolution. Dans ce déroulé il y a une intrication très forte des domaines non-militaires et militaires. Dans ce dernier cadre, les mesures nucléaires de dissuasion et le déploiement des forces stratégiques arrivent dès le départ de la crise, avant même les opérations militaires. Ainsi la pression par la menace, directe ou indirecte, participe du schéma d’ensemble. Et c’est ce dernier qui se déroule sous nos yeux. Des documents capturés par les Ukrainiens montreraient que l’invasion a été ordonnée le 18 janvier*******. Le déclenchement de l’exercice Grom, le 19 février, la menace plus ou moins explicite qui accompagne l’entrée en guerre prennent alors tout leur sens, de même que l’annonce de la mise en alerte des forces de dissuasion – qui peuvent également être de déni d’accès et donc pas exclusivement nucléaire.

****** V. Gerasimov, “The Value of Science Is in the Foresight: New Challenges Demand Rethinking the Forms and Methods of Carrying out Combat Operations”, Military-Industrial Kurier, 27 février 2013.

******* Liveuamap sur Twitter : "Leaked document from Russian troops showing war against Ukraine was approved on 18th January, and initial plan to seize Ukraine starting 20th Feb to 06th March https://t.co/KG2j0Pwqat #Ukraine https://t.co/NlhnyBTJCv" / Twitter

Les opérations militaires, qui devaient durer initialement deux semaines, semblent plus difficiles que prévu. La résistance ukrainienne est remarquable. Mais nous pouvons supposer que la menace évoquée s’éteindra d’elle-même lorsque les buts de guerre de Vladimir Poutine seront atteints. La question, et le danger, seraient plutôt dans l’hypothèse où ses derniers ne le seraient pas. Si la Russie est acculée, défaite et dans ce cas, humiliée, peut-être y aurait-il alors un risque de «  réflexe  » mortifère d’un dictateur défait. Mais nous n’en sommes pas là, et à ce jour l’option d’une utilisation de l’arme nucléaire de manière offensive par la Russie, ou par tout autre acteur de cette crise, nous paraît alors le plus hautement improbable.

par Jean-Marc Le Page, le 2 mars 2022

 

La Bombe atomique

Jean-Marc Le Page est auteur de La Bombe atomique,

de Hiroshima à Trump (Passés/Composés, 2021).

 

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