Il y a sept mois, j’avais la joie de vous présenter ma première interview avec le dessinateur de presse Tommy, coauteur avec Pascal Boniface des deux tomes de Géostratégix, une série d’ouvrages qui, mariant la géopolitique et la BD, se payait le luxe d’apprendre des tas de choses au lecteur tout en étant accessible, et même ludique. En ce mois de mai - qui vit ses dernières heures au moment où j’écris ces lignes - est sorti un troisième opus de leur saga, Un monde de Jeux (Dunod, mars 2024) : cet album se focalise plus spécifiquement, vous l’aurez deviné, sur les Jeux Olympiques. Et quand on le lit, on se rend bien compte effectivement de tous les enjeux des Jeux, passés et présents, qui vont bien au-delà du sport... Ce livre mérite d’être lu, il constitue un bon entraînement, non pas pour participer aux Jeux, n’exagérons rien, mais pour les comprendre... Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
Tommy bonjour. Comment cette idée d’un troisième tome de Géostratégix vous est-elle venue, avec Pascal Boniface, et quel a été le calendrier de sa réalisation ?
L’idée originale vient de Pascal, qui avait déjà publié un ouvrage sur le sujet. Il a travaillé de manière générale sur la géopolitique du sport depuis plusieurs années, à une époque où elle était considérée comme une sous-catégorie sans intérêt, avant donc que cela ne devienne une discipline reconnue.
Qu’est-ce qui a changé dans votre façon de travailler, entre les esquisses préparatoires du premier Géostratégix, et les dernières retouches apportées à celui-ci ?
Pour le premier tome, j’ai réalisé le dessin en noir et blanc sur feuille et les couleurs à la tablette, tandis que pour le tome 2 et ce dernier opus, j’ai tout fait à la tablette. Même si c’est toujours étrange de faire un BD entièrement « virtuelle » (on n’a pas le paquet de feuilles entre les mains pour voir le chemin parcouru), cela me permettait d’aller plus vite sur les esquisses et les retouches.
Dans l’album, qui relate 130 ans d’histoire des Jeux Olympiques - pour ne parler que de leur époque moderne -, il y a des personnages récurrents, qui constituent comme un fil rouge pour la narration. Comment pense-t-on l’agencement, la construction narrative d’un tel récit ? J’imagine qu’à cet égard c’est un travail que vous faites à deux, via des échanges d’idées ?
On est resté sur le même modèle de collaboration sur les 3 tomes : Pascal me transmet l’intégralité du texte, que je découpe et que j’anime par des petites touches d’humour. Il relit régulièrement les planches à leurs diverses étapes (crayonné, encrage, couleur) et on échange, mais comme nous sommes très souvent sur la même longueur d’ondes, il y a peu de retouches. On a eu la volonté d’intégrer des narrateurs pour en effet tirer un fil tout au long de l’ouvrage, construire une histoire plus qu’une liste chronologique d’événements. En tant que dessinateur, j’ai beaucoup apprécié l’exercice de se familiariser avec ces personnages (surtout le lutteur !), on est presque tristes de les quitter lorsque la dernière planche est bouclée !
J’imagine que vous avez dû, pour ce livre, vous renseigner sur tel ou tel sport, etc ? Sur quels points votre travail préparatoire a-t-il été particulièrement important ?
Je ne vise pas un dessin académique avec des proportions et des positions corporelles parfaites (vous avez dû vous en rendre compte…). Cependant, j’essaie quand même de m’appliquer pour que le lecteur puisse différencier un lancer de javelot d’un saut à la perche ! J’ai aussi essayé de varier les sports présentés, de ne pas toujours mettre de l’athlétisme par exemple. J’ai bien aimé découvrir les sports paralympiques, on les présente sur une pleine page, j’avoue que j’étais très ignorant dans ce domaine, j’ai comblé quelques lacunes grâce à des vidéos en ligne.
Est-ce qu’avant de travailler pour le présent ouvrage, vous aviez conscience de l’importance des Jeux Olympiques dans le grand jeu des États et des nations, ou plutôt de l’importance des États, des hiérarchies géopolitiques et de l’argent dans les JO ? C’est un peu déprimant non, ou bien quand on creuse, y a-t-il quand même, à la marge, une part d’imprévu dans ce spectacle qui laisserait une place au rêve ?
J’en étais conscient comme tout le monde je dirais, on sait bien que le sport est traversé d’enjeux politiques (il suffit de penser à la dernière Coupe du monde de la FIFA, au Jeux en Chine, à Sotchi, etc.). Mais n’étant pas un fan inconditionnel des grands événements sportifs mondiaux, je ne réalisais pas l’influence des Jeux, à la fois sur le public (l’engouement qu’il créé) et sur les dirigeant.e.s qui placent de grands espoirs de gains économiques et politiques dans cet événement.
Même si je ne me fais pas d’illusion sur le sport business, le sponsoring, les inégalités entre pays/sportifs, je pense que les Jeux racontent aussi leur époque et qu’à chaque édition on peut trouver une petite histoire à raconter, souvent loin des podiums mais pleine d’intérêt quand même. Par exemple, la course du nageur Eric Moussambani aux Jeux de Sydney en 2000. Originaire de Guinée équatoriale, il arrive aux JO en short de bain, après s’être entraîné dans la piscine d’un hôtel, dans un bassin de 20m. Il réalise une course incroyable, que je vous laisse découvrir page 78… On est loin de l’argent, loin des rivalités de pouvoir, mais Moussambani devient du jour au lendemain une star mondiale grâce aux Jeux.
Plus politique, il y a aussi le cas de l’athlète biélorusse Krystsina Tsimanouskaya aux Jeux de Tokyo. Après avoir critiqué les autorités de son pays, elle a été reconduite de force à l’aéroport de Tokyo, où elle a été interceptée par la police nippone, protégée par le CIO puis accueillie par la Pologne (pays dont elle défendra les couleurs aux Jeux de Paris). Le comité olympique biélorusse étant présidé par… Viktor Loukachenko, fils du président Alexandre Loukachenko.
De beaux exemples individuels. Mais on songe tout de même au CIO et à son réseau tentaculaire, on pense aussi, forcément à la FIFA. Un monde où le sport resterait un jeu, et où les athlètes concourraient pour la beauté du geste, pas pour la gloire de leur drapeau ou pour séduire les annonceurs, c’est une idée définitivement perdue ?
À partir du moment où les sportifs sont professionnels, donc que l’argent entre en jeu (sans mauvais jeu – décidément - de mots) je pense qu’en effet, les dérives sont inéluctables. Pour ne garder que « la beauté du geste » il aurait fallu conserver le statut amateur des athlètes, tel que mis en place par Coubertin. Les JO se sont ouverts aux sportifs professionnels seulement à partir des années 1980 (même si dans les faits de nombreux sportifs étaient faussement amateurs précédemment). La question est ensuite de savoir si les sportifs seraient aussi performants, feraient autant rêver, avec un statut amateur, sans rémunération ni carrière dédiée à leur pratique, pendant des années…
L’émergence d’une communauté internationale qui puisse passer aussi par le sport, vous y croyez ?
Elle existe déjà, que ce soit via le CIO ou la FIFA, avec une diplomatie du sport et un réel soft power. Regardez le Qatar, s’il investit dans la Coupe du monde et le PSG, ce n’est pas parce que ses dirigeants sont fans du championnat de Ligue 1… Mais cette communauté internationale du sport n’est pas vectrice d’unité ou de paix, c’est plutôt un nouveau terrain de rivalité pour des puissances concurrentes. Tant que ce terrain reste sportif, c’est un moindre mal. Si on pouvait régler les conflits avec un arbitre, un ballon et un terrain, ça se saurait…
C’est votre rapport au sport, Tommy ? Quelques autres faits héroïques qui, gamin ou moins gamin, vous ont fait rêver, aux JO comme ailleurs ?
C’est avant tout un rapport direct, puisque je pratique le sport en compétition, depuis tout petit. Aujourd’hui encore, j’ai match presque tous les week-ends et entraînement plusieurs fois par semaine, avec mes coéquipiers. C’est une habitude qui m’est indispensable, physiquement et socialement, surtout quand je passe mes journées en solitaire, enfermé à plancher sur une bande dessinée !
En terme de faits « héroïques », je dirais la Coupe du monde 1998 et l’Euro 2000, j’avais une dizaine d’années, c’était les premières compétitions que je suivais réellement. Je pense que c’est aussi pour ça qu’elles m’ont plus marquées, parce que c’était les premières (et que la France a gagné). Depuis mon intérêt pour ce type de compétition est allé décroissant. Je n’ai pas regardé la dernière Coupe du monde par exemple (pour des raisons politiques aussi !). Pascal a su me convaincre de participer à cet ouvrage grâce à la perspective historique qu’il trace, ce n’est pas un livre de promotion des Jeux de Paris, mais bien une histoire des JO modernes.
Paris 2024, en tant que Français, la perspective vous inquiète, vous fait rêver malgré tout, ou bien est-ce déjà la promesse de nombreux dessins de presse à venir ?
Je ne suis pas inquiet, j’espère bien sûr que tout se passera au mieux maintenant que l’événement est inéluctable. Je n’irai pas voir de match par contre, j’estime que les prix des places sont trop exorbitants. Surtout, dans une ville, ou plutôt un territoire, où de nombreuses inégalités sont visibles et ne demandent parfois « que » quelques investissements et de la bonne volonté pour être réduites, je trouve assez indécent de dépenser des sommes aussi folles pour quelques jours de jeux. Si on veut apprendre aux jeunes de Seine-Saint-Denis à nager, il ne faut pas construire une piscine olympique, il faut plus de professeurs d’EPS, payés décemment, qui fassent cours dans des locaux de qualité en nombre suffisant. Donc oui, de nombreux dessins de presse en vue !
Lors de notre interview de novembre dernier, vous évoquiez une envie que vous aviez, réaliser votre BD à vous, de l’histoire aux dessins, de A à Z, ça en est où ? D’autres projets ?
La question qui fâche ! L’idée est toujours là, mais n’a malheureusement pas beaucoup avancé. En même temps, j’ai terminé Un monde de Jeux en mars, le temps de souffler et de boucler quelques autres petits projets, les semaines se sont vite écoulées. D’autant que j’ai aussi eu la chance d’avoir un enfant entre-temps, qui pourrait bien être la source d’inspiration de mon prochain projet personnel, plus tourné vers l’illustration jeunesse… La collaboration avec Pascal et Dunod étant toujours d’aussi bonne qualité, nous sommes aussi en train de discuter d’un futur album sur un sujet majeur, que je ne peux évidemment pas vous révéler pour l’instant !
Un dernier mot ?
Merci pour vos questions qui traduisent une lecture attentive de la bande dessinée, en tant qu’auteur cela fait plaisir de se savoir lu et bien lu !
Raconter la Seconde Guerre mondiale dans toute sa complexité dans une BD de moins de 300 pages ? Un défi gonflé, un peu fou même qu’un éditeur et écrivain belge, Arnaud de la Croix, s’est mis en tête de relever. Ce fut chose faite, non sans difficultés on l’imagine, avec la complicité de Vincent Cifuentes, au dessin, et leur enfant commun s’apprête désormais à rejoindre les librairies (à partir du 31 mai).
La Seconde Guerre mondiale en BD(Le Lombard, mai 2024), c’est un ouvrage remarquable, sur la forme (un dessin réaliste, précis et inspiré), mais aussi sur le fond : cette histoire monumentale et tragique y est racontée avec finesse, en évitant les poncifs et en laissant des questions ouvertes, et de la place pour les discussions. Je ne peux que recommander sa lecture aux amateurs d’Histoire, de scénarios fous, de BD tout simplement. Et remercie Arnaud de la Croix pour le temps qu’il a bien voulu m’accorder. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
PS : Si vous souhaitez lire ou relire mes articles avec François Delpla, cité dans cet entretien par M. de la Croix, cliquez ICI.
Arnaud de la Croix bonjour. Vous vous intéressez à Hitler, aux nazis et à la BD depuis longtemps, mais quelle a été l’histoire de ce projet un peu fou, très ambitieux en tout cas, consistant à raconter dans un récit graphique, en un seul tome, toute la Seconde Guerre mondiale ? Je précise ma question : à partir de quand le projet a-t-il été lancé de manière définitive, comment vous êtes-vous rencontrés, avec le (remarquable) dessinateur Vincent Cifuentes, et comment vous êtes-vous organisés ?
Fameuse question ! Il y a déjà quelques années, trois je pense, je me suis rendu au sandwich bar des éditions du Lombard - il s’agit d’une réunion périodique où éditeurs et auteurs de la maison se rencontrent de façon assez informelle, conviviale... Suite à quoi j’écrivais ceci (j’ai retrouvé mon courriel à ce sujet) : « Faisant suite au sympathique sandwich bar récent du Lombard, j’ai réfléchi à un projet d’album de plus de 200 p. (20 x 9 planches + textes) permettant aux jeunes - et aux autres - de prendre connaissance de façon à la fois synthétique et "vivante" des tenants et aboutissants comme des principales étapes qui ont marqué le dernier conflit mondial.
Plusieurs épisodes se déroulent, soit dit en passant, dans l’actuelle Ukraine et en Crimée...
Un dessinateur de type réaliste, ou semi-réaliste penchant vers le réalisme, serait l’idéal pour mener à bien ce projet ambitieux qui, je l’espère, vous séduira. »
Quelques mois se sont écoulés, j’ai bien cru que le projet était mort... Puis Gauthier van Meerbeeck, le directeur éditorial, m’a répondu que le projet les intéressait. Le Lombard avait à l’époque été contacté par le dessinateur espagnol Vicente Cifuentes, qui jusque-là travaillait pour les Américains et souhaitait collaborer avec une maison européenne. J’ai soumis quelques dessins-tests à Vicente : un avion allemand dans le ciel anglais, un soldat de la Wehrmacht fuyant devant un char soviétique, Churchill, ce genre de choses, mêlant décors, personnages, actions. Ce test nous a paru très prometteur, à moi comme à l’éditeur. Vicente est adepte d’un trait à la fois précis - dans le domaine historique, c’est essentiel - et vivant. L’histoire, affirmait le géant Michelet, consiste à ressusciter les morts... J’ai découpé une planche par jour, l’éditeur a lu attentivement mon découpage et nous avons discuté ensemble de modifications par endroits. Puis Vicente a crayonné les pages et nous avons commenté chaque crayonné avant de passer à l’encrage. Ce n’est qu’ensuite, au vu de la qualité du travail accompli en noir et blanc, que la décision a été prise de risquer un album imprimé en noir : je pense que cela cadre bien avec le drame que nous relatons.
Il y a eu on l’imagine bien, et la biblio à la fin le confirme, un travail très minutieux de documentation pour mener à bien ce travail. Ça a été important pour vous, de vous assurer que l’ouvrage intègre les dernières avancées historiographiques ? Quelques exemples, y compris par rapport à ce que vous pensiez savoir par rapport à cette époque ?
La somme récente d’Olivier Wieviorka, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale, parue aux éd. Perrin en août 2023, m’a ouvert des horizons : l’auteur tente une vraie mondialisation de l’histoire. Étant Européens, nous la percevons et racontons encore trop de manière européo-centrée. Même si cela reste capital : Hitler est bien celui qui a mis le feu aux poudres. La rencontre avec l’historien Jacques Pauwels, auteur d’un remarquable essai sur La Guerre juste, montrant pourquoi et comment l’intervention des Etats-Unis était "intéressée", m’a également marquée. Enfin, voilà plusieurs années que j’entretiens un dialogue enrichissant avec François Delpla, l’un des grands spécialistes français de la question nazie, et quelqu’un - c’est assez précieux et rare - qui n’a pas sa langue en poche...
Quelles ont été les grandes difficultés rencontrées pour ce projet ? Avez-vous parfois manqué renoncer devant l’ampleur de la tâche ?
L’éditeur m’a beaucoup soutenu et suivi de près : chacun de nos échanges m’a conduit plus loin. Néanmoins, oui, il y eut des moments de découragement. Un ami journaliste, Alain Gulikers que je remercie en fin de volume, grand voyageur et passionné de géopolitique, m’a constamment aidé et relancé dans ces moments, même si nous n’étions pas en accord sur tout... L’histoire est un continuel work in progress. Mais c’est cela, aussi, qui la rend passionnante.
Pouvez-vous préciser dans quel esprit vous avez entamé ce projet ? Quelques éléments peuvent étonner : le fait que par exemple, très peu de place soit accordée au Débarquement en Normandie, et quasiment rien au régime de Vichy. Entre les chapitres vous y allez de vos réflexions, intéressantes et mesurées, qui posent souvent des questions ouvertes. Au-delà de la nécessité d’adapter le récit au format, y’a-t-il un parti pris, celui justement de raconter une histoire à la fois "mondiale" et "équilibrée" de cette guerre ?
Vous avez bien perçu la teneur du projet. L’envie, en effet, d’étonner, parfois même de surprendre, comme j’ai moi-même été étonné. D’apprendre, par exemple, que les dirigeants de la République de Weimar, haïs par Hitler, avaient en sous-main, dès les années 1920, entamé une collaboration confidentielle avec la Russie soviétique Ils anticipaient, ce faisant et très curieusement, sur le Pacte germano-soviétique à venir. Mais après tout, l’Allemagne n’est-elle pas condamnée à s’entendre avec son grand voisin russe ? La valse-hésitation des gouvernants allemands, à laquelle nous assistons aujourd’hui, semble bien le montrer. La bataille de Khalkin-Gol, qui voit en 1939 s’affronter Japonais et Russes en Mongolie extérieure, apparaît également, rétrospectivement, comme bien plus qu’une anecdote. Elle explique sans doute la réticence du Japon à s’engager aux côtés d’Hitler, après Barbarossa (juin 41), dans la lutte contre Staline...
Vichy ou le Débarquement (j’ai malgré tout montré l’existence, parfois méconnue, de celui de Provence) constituent des sujets à part entière. M’y engager, après les ouvrages de Paxton sur Vichy, me semblait excéder mon propos : le sujet reste, qu’on le veuille ou non, sujet à controverse. Surtout en France, et c’est bien compréhensible. Or, en effet, j’ai voulu ouvrir la perspective. L’album, d’ores et déjà, doit paraître en Espagne... Pour ce qui est du Débarquement, j’ai surtout insisté sur les échanges et discussions, du côté des Alliés, qui y ont finalement mené. Derrière les grandes batailles, il y a, avant tout, de grandes décisions. Ces "décisions fatales" dont par l’historien britannique Ian Kershaw.
Vous avez beaucoup travaillé au cours de travaux précédents sur le penchant que pouvaient avoir Hitler et les pontes du Troisième Reich pour l’ésotérisme, et leur haine pour la franc-maçonnerie. Est-ce que ces éléments disent véritablement quelque chose de leur idéologie, et ont-ils pesé lourd dans la prise de décisions importantes ?
Autre question difficile ! Ces éléments ont leur importance dans la constitution de l’idéologie nationale-socialiste. Hitler est l’héritier de ce texte sans auteur (on a cru l’identifier, mais ce n’est plus le cas désormais), ce bréviaire haineux, complotiste et... plutôt bien tourné que constituent Les Protocoles des Sages de Sion. Il les cite dans Mein Kampf. L’idée que la franc-maçonnerie aurait pour maîtres secrets les Juifs, ou encore que le Kremlin, de même que Wall Street, seraient aux mains des Juifs (il faut le faire, tout de même...), tout cela puise ses racines dans les Protocoles, comme dans les obscures petites revues, telle Ostara qu’Hitler a vraisemblablement lue à Vienne (cela ressort, du moins, du témoignage de son ami de jeunesse August Kubizek). Les "aryosophes" étaient d’aimables illuminés - qu’Hitler critique d’ailleurs à ce titre, mais à ce titre seulement - dans Mein Kampf, cependant ils ont aidé le futur chancelier de l’Allemagne à élaborer sa "vision du monde" ultra-conflictuelle et, à ce titre, ils ont leur part de responsabilité, au moins indirecte, dans le déclenchement de la guerre. Il est l’homme qui, au départ d’obscures théories, est passé à l’acte.
Si par extraordinaire vous pouviez, dans toute cette histoire tragique de la Seconde Guerre mondiale, intervenir disons à trois moments avec vos connaissances d’aujourd’hui, avec qui et quand choisiriez-vous de vous entretenir pour modifier le cours des choses ?
Alors là, c’est vous qui me surprenez. S’il y a bien une chose que je pense, c’est qu’il est impossible de réécrire l’histoire. J’apprécie pourtant les récits dystopiques, comme l’extraordinaire Maître du Haut-Château de Philip K. Dick. Après tout, nous sommes pétris de contradictions... Bon, discuter avec le Führer était inutile, il y a suffisamment de témoignages en ce sens, et plusieurs de ses généraux ont pu éprouver sa "volonté d’airain" qui a mené l’Allemagne à la catastrophe. Il n’était peut-être pas utile que les Alliés bombardent les populations civiles allemandes : un entretien avec Churchill aurait-il modifié les choses à ce sujet ? J’en doute, car il semble qu’il ait lui-même eu mauvaise conscience... Surtout, j’aurais aimé savoir pourquoi les états-majors n’ont pas, plutôt, essayé de mettre hors service les voies ferrées conduisant aux camps d’extermination...
Vous y avez un peu répondu mais, à qui cette BD est-elle destinée, dans votre esprit ? Au-delà des férus d’histoire, j’imagine que vous visez aussi le grand public, et mieux encore les jeunes ? Est-ce que vous croyez, pour avoir déjà pratiqué l’exercice à plusieurs reprises, que la BD peut être utilisée aussi comme quelque chose de pédagogique, et que tout bien pesé c’est un outil intéressant pour apprendre en même temps que se divertir ?
Ce qui m’a frappé, dans cette histoire - dont j’ai beaucoup entendu parler enfant, mes grands-parents ayant connu les deux guerres mondiales, mon père étant jeune adolescent durant la Seconde -, c’est que les points de fracture, les points conflictuels entrent en résonance avec les conflits armés actuels. Alors, oui, je pense qu’un album comme celui-ci peut intéresser un public jeune et le grand public, qui, j’en suis persuadé, va découvrir bien des choses en le lisant... Pour ce qui est des historiens, je leur fais confiance pour que certains points de l’album prêtent à discussion, et c’est tant mieux.
Vos projets et surtout, vos envies pour la suite, Arnaud de la Croix ?
Eh bien, figurez-vous qu’avec Vicente Cifuentes et un ami co-scénariste, nous nous sommes lancés dans une nouvelle bande dessinée, qui racontera, sous un angle neuf, l’histoire des sept Rois des Belges. Les guerres mondiales y joueront à nouveau un rôle... Pour le reste, je prépare avec une complice, Karin Schepens, un livre consacré à une étonnante religieuse du XIIe siècle, Hildegarde de Bingen. Puis j’ai un projet confidentiel, qui fera, je pense, l’effet d’une bombe. Mais là, pour l’instant, c’est "secret défense".
Le 24 mai 2020, en plein Covid première période disparaissait Jean-Loup Dabadie, un de nos plus brillants paroliers et scénaristes. On avait tous vu passer à un moment ou à un autre son beau sourire à l’écran. Surtout, on a tous, forcément, entendu, écouté, fredonné même une des chansons qu’il a écrites. L’homme avait, dans bien des domaines, du talent à revendre. J’en ai découvert tout le détail, toute l’ampleur, toute la palette, à la lecture de Jean-Loup, tant d'amour (L’Archipel, mai 2024), un bel ouvrage écrit par sa veuve Véronique et par Françoise Piazza (voir : notre interview à propos de Barbara), et riche de témoignages incroyables.
Ce que j’ai découvert aussi, c’est à quel point l’homme, raconté par celles et ceux qui l’aimaient, était attachant. Je remercie Véronique Dabadie, Françoise Piazza mais aussi le jeune Thomas Patey (voir : son hommage à Charles Aznavour) pour les réponses qu’ils ont bien voulu apporter, chacun, à mes questions. Cet article, hommage à huit mains pourrait fort bien, comme le livre, s’intituler Everybody loves Jean-Loup, et c’est vrai que cet homme-là, j’aurais moi aussi aimé le rencontrer... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
Thomas Patey bonjour. C’est la troisième fois que je te retrouve sur Paroles d’Actu. La première fois pour un hommage à Aznavour, la seconde pour le livre auquel tu as participé sur Barbara, et aujourd’hui pour cet autre ouvrage, également signé Françoise Piazza (et Véronique Dabadie), sur Jean-Loup Dabadie. Tu y rends un hommage à Marcel Amont qui chanta cette chanson superbe de Dabadie, Dagobert. Je pense comme toi qu’on devrait parler beaucoup plus de Marcel Amont, l’écouter surtout, d’autant plus que la période n’est pas marrante... Que représentait-il à tes yeux ?
Bonjour cher Nicolas. C’est un plaisir pour moi de répondre de nouveau à tes questions, qui plus est, pour parler chansons. Oui Françoise Piazza m’a proposé de rendre hommage à Marcel Amont dans son ouvrage, et je l’en remercie car j’y ai pris un grand bonheur. Lorsque Marcel m’envoyait du courrier, il signait ses lettres en qualité et profession de saltimbanque. Voilà, je le crois, un des mots qui correspond le mieux à ce qu’était ce grand homme de music-hall. Il était un acrobate, et incroyablement scénique. Je l’ai vu sur scène à presque quatre-vingt dix ans faisant des cabrioles, c’était magnifique. Dire ce que Marcel Amont représentait à mes yeux est délicat, tant il a été important dans ma vie d’adolescent. Il m’a offert quelques leçons de vie, des cadeaux qui redonnent foi en l’humanité, et que je n’expose pas ici par pudeur. Aussi, pour le décrire, et je le disais encore il y a peu à Marlène, son épouse, on peut dire que Marcel était tout simplement un « type bien ». C’est simple comme description, mais c’est si rare, au fond, ces hommes à qui l’on ne peut rien reprocher, et envers qui on ne peut ressentir que de la tendresse et de l’admiration. Fidèle aussi, il l’était. Je lui écrivais ou lui téléphonais par exemple chaque année pour son anniversaire, et il me renvoyait la donne le lendemain pour me souhaiter le mien. Parfois, sans raison, je retrouvais dans ma boîte aux lettres des petits mots d’amitié provenant de chez lui... un chic type, je vous dis.
Marcel Amont est victime d’un silence qui n’est pas acceptable, ou du moins, qui n’est pas recommandé. Évidemment que certaines des chansons de son répertoire font partie de notre grand patrimoine populaire de la chanson, comme Le Mexicain, Le Chapeau de Mireille ou L’Amour ça fait passer le temps. Mais il a aussi été l’interprète de magnifiques chansons qui mériteraient d’être réécoutées. Je pense par exemple à Au bal de ma banlieue, ou les deux textes que Dabadie lui a en effet offerts, Dagobert et Mon École, mais aussi les chansons qui sont écrites de sa main. Marcel était un amoureux de son métier, et de la chanson. Il suffit de visionner l’entretien qu’il a accordé à Bernard Pivot pour Bouillon de Culture en 1994, il est je crois disponible en ligne. Érudit, généreux, talentueux, Marcel Amont est l’incarnation de l’artiste complet, il me manque, et je ne l’oublie pas.
Merci pour ce bel hommage. Revenons-en à Jean-Loup Dabadie, qui a aussi écrit des chansons incroyables pour Reggiani, pour Polnareff, pour Julien Clerc, pour Sardou, j’en passe... Comment définirais-tu à la fois sa patte particulière, et sa place dans le patrimoine de la chanson française ?
Jean-Loup Dabadie est un parolier fascinant à bien des égards, le premier étant qu’il a su rendre populaires des chansons extrêmement ciselées, ce qui est loin d’être un travail évident. Il s’inscrit dans la même lignée que Pierre Delanoë ou Claude Lemesle, celle d’auteurs qui ont écrit des chansons incontournables de notre patrimoine, exigeantes mais aussi très efficaces. Évidemment que les interprètes jouent un rôle essentiel et ont su porter les textes de Dabadie, mais il faut reconnaître l’efficacité rigoureuse de cette écriture. Dès les premiers mots de L’Italien pour Reggiani par exemple, le public est pris dans l’histoire, le cadre est posé. Il a prouvé que la chanson française pouvait être un art majeur et en même temps extrêmement populaire, tant ses chansons ont été fredonnées sur toutes les lèvres. La liste des succès de Dabadie est assez fascinante à explorer. Et, en même temps, il est le premier parolier, auteur de chansons, à avoir été admis à l’Académie Française, poste refusé à Charles Trenet quelques années avant lui. C’est dire si, grâce à une personnalité comme la sienne, la chanson française a obtenu ses titres de noblesse.
Tu as justement lancé il y a peu, avec des camarades, une belle association, Le Panthéon de la Chanson, qui vise à la faire vivre et à lui rendre hommage, notamment auprès des plus jeunes. Votre soirée inaugurale aura lieu le 24 mai, jour des 100 ans de Charles Aznavour. Raconte-nous un peu ce projet, vos premiers retours de la vie de cette asso, et ce que vous en espérez ?
Merci beaucoup de me poser cette question. Je suis assez heureux de la tournure que prend cette association, et nous avons déjà reçu les beaux parrainages de Charles Dumont, Francesca Solleville, Marie-Paule Belle, Marie-Thérèse Orain, Fabienne Thibeault, Bernard Joyet, Gilles Dreu ou encore Jacqueline Boyer. Nous avons le soutien de nombreux artistes de toute notoriété, et de tout âge, car là est notre force : le dialogue des générations. Le 24 mai, pour le spectacle que nous organisons, soixante-dix ans séparent l’artiste le plus jeune du plus confirmé, c’est magnifique. Pour en parler rapidement, Le Panthéon de la chanson est une association opérant selon une logique patrimoniale en ce qui concerne la préservation et l’étude de la chanson française. Créée et dirigée par trois jeunes, Carla Scalisi, Léopold Thievend et moi-même, cette initiative vise à rassembler les artistes, les passionnés et les chercheurs de la chanson francophone, dans le dessein de constituer un lieu de conservation, d’exposition, de création et d’échange, où chacun peut s’intéresser à l’histoire de la chanson, à son actualité et à son avenir.
Nous travaillons avec des spécialistes et des passionnés pour mettre au mieux possible ce patrimoine incroyable, et unique en France. Nous souhaitons également rassembler la communauté autour d’un projet d’inscription de la pratique de la chanson au rang de patrimoine immatériel, d’abord à l’échelle nationale et, ensuite, à l’UNESCO. En tant que pratique culturelle transmise d’une génération à l’autre et reflet de l’identité de notre communauté, la chanson mérite une reconnaissance et préservation particulière, notamment dans le cadre d’une potentielle inscription à l’inventaire du PCI. Nous avons un site internet, encore en construction mais qui ne tardera pas à être plus complet, où tout le monde pourra trouver plus en détails nos aspirations, et nos actions. J’invite tous les amoureux de la chanson française, et francophone (les amis belges, québécois et créoles sont aussi de la partie), à suivre nos aventures et, s’ils le peuvent, à nous aider en adhérant. Nous penserons évidemment à Aznavour le 24 mai, lui qui espérait tant atteindre les cent ans.
Si tu devais retenir 10 chansons de tout le patrimoine, les 10 que tu pourrais écouter pour toujours, quelles seraient-elles ?
Ça c’est une question impossible pour moi, tant une telle liste changerait d’un jour à l’autre. Je peux toujours tenter, mais repose moi la question demain, ça ne sera plus la même...
Charles Trenet, J’ai connu de vous (Charles Trenet)
Catherine Sauvage, Nana’s Lied (Boris Vian, Bertold Brecht, Kurt Weill)
Patachou, Le Tapin tranquille (André Maheux, Gérard Calvi)
Les Frères Jacques, Quartier des Halles (Bernard Dimey, Hubert Degex)
Barbara, Gueule de nuit (Barbara)
Charles Aznavour, Les deux guitares (Charles Aznavour, musique folklorique russe)
Jean Sablon, Vous qui passez sans me voir (Charles Trenet, Johnny Hess)
Marie-Thérèse Orain, L’Amour en cage (Boris Vian)
Juliette Gréco, Il n’y a plus d’après (Guy Béart)
Gilbert Bécaud, Les Tantes Jeanne (Maurice Vidalin, Gilbert Bécaud)
Évidemment il manque sur cette liste Cora Vaucaire, Damia, Jacques Brel, Léo Ferré, Claude Nougaro, Agnès Capri, Gribouille, Georges Brassens, Pierre Perret, Édith Piaf, Germaine Montero, Lucienne Boyer, Annie Cordy, Marcel Amont, Ray Ventura, Jean Tranchant, Mireille... et tant d’autres qui rendent ma vie plus belle.
La belle chanson française telle que tu la conçois a-t-elle un avenir ? Est-ce qu’il y a notamment parmi les jeunes des artistes qui t’inspirent et t’attirent aujourd’hui ?
Tout a un avenir, et heureusement. La chanson a et aura un avenir, mais comme toute chose elle évolue et se construit selon les attentes d’une société, la nôtre, qui est un peu perdue depuis quelque temps. La chanson française est souvent taxée du « c’était mieux avant », je ne vais pas dire que tout me plaît aujourd’hui, mais en cherchant bien, et dans des styles musicaux parfois inattendus, on trouve des choses magnifiques, et trop peu médiatisées. Ce que j’espère pour la chanson française, du fond du cœur, c’est un retour à des endroits plus intimistes où la pratiquer. Je ne suis pas certain que la chanson à texte soit compatible avec les zéniths et les palais des Congrès, où le partage et l’échange sont moins faciles à entreprendre. Nous avons tant de théâtres en manque de chansons. J’aimerais aussi assister à un retour en force de la profession d’interprète, je ne désespère pas. Je remarque, depuis quelques mois ou petites années, un retour en force des textes et la présence d’une jeunesse en manque de quelque chose... de quoi ? Nous le verrons bien. Mais cela peut être à l’origine de biens des jolies chansons qui viendraient enrichir encore notre patrimoine. Parmi les jeunes artistes, j’avoue par exemple être envoûté par quelques interprétations de Solann qui, sur les réseaux sociaux, reprend parfois de très grandes chansons. Elle possède une voix assez impressionnante, qui ne manque pas de caractère et de singularité. L’ennui naquit un jour de l’uniformité, je le répète toujours, il ne faut pas avoir peur de bousculer les choses pour espérer relancer un grand mouvement, tout en ayant évidemment une connaissance du passé, et un respect pour ce dernier.
Je viens de rendre un mémoire d’anthropologie pour l’École du Louvre, il consistait à mener une enquête de terrain auprès de chanteurs de cabarets parisiens. Pour ce faire, je me suis entretenu avec Serge Lama, Marie-Paule Belle, Marie-Thérèse Orain, Francesca Solleville, Claude Lemesle et Jean-Pierre Réginal. De ces entretiens est née toute une réflexion sur la chanson de cabaret, et la place du cabaret dans une carrière d’auteur ou d’interprète. J’aimerais que ce mémoire d’étude aboutisse sur quelque chose, mais quoi, à suivre... Ma seule envie est celle de continuer à prendre du plaisir dans ce que je fais, à rencontrer des gens, et tenter de poser ma petite pierre dans l’édifice qui valorisera notre patrimoine, de la chanson certes, mais notre patrimoine tout court. Le reste, on verra. Je crois en l’avenir finalement, je reste optimiste sur ce qui arrivera demain. Dans l’immédiat, je souhaite un grand et beau succès à ce Jean-Loup, tant d’amour !
(Réponses datées du 8 mai 2024.)
II. Françoise Piazza, la biographe
Françoise Piazza bonjour. Que vous inspiraient le personnage et l’œuvre de Jean-Loup Dabadie avant d’entreprendre ce travail, et qu’en est-il maintenant ?
J’avais aperçu Jean-Loup Dabadie un soir à l’Olympia (année ? spectacle ?) et sa beauté charismatique m’avait subjuguée. Pour moi il était surtout lié à Reggiani et au Petit Garçon (j’avais vu Reggiani en première partie de Barbara à Bobino), et à toutes les autres chansons écrites pour lui car il reste mon interprète masculin préféré (en particulier L’Absence, Hôtel des voyageurs, Les Objets perdus, Le temps qui reste et Un menuisier dansait pour Casque d’or) Pour le cinéma, c’était Les Choses de la vie et César et Rosalie, où j’enrageais que Romy préférât Montand au craquant Sami Frey !
L’ayant découvert en le regardant et en l’écoutant sur les archives de l’INA, j’ai été confortée dans l’idée que ce magnifique sourire cachait une angoisse profonde née de certains moments de solitude durant son enfance. Qu’il pouvait être torturé mais avait l’extrême courtoisie de n’en rien montrer.
Racontez-nous la rencontre, les échanges avec sa veuve Véronique, et le travail que vous avez effectué ensemble ? Je pense notamment à l’accès à leur incroyable carnet d’adresses, à ces demandes de témoignages dont les réponses (souvent positives ?) ont dû beaucoup vous réjouir...
J’ai rencontré Véronique en février 2023, recommandée par une de mes lectrices, Nevine Stephan, notamment de Barbara à livre ouvert, venue à la séance de dédicaces à la librairie Delamain et amie de Véro. Un climat de confiance s’est immédiatement instauré et nous avons foncé tête basse, sans éditeur !
Chaque fois que j’ai pu contacter un(e) ami(e) ou interprète de Dabadie (comédiens, chanteurs) grâce aux nombreux liens déjà créés au fil des années et aux contacts mis à ma disposition par Véronique, la réponse a été positive et immédiate. Les deux seules à avoir superbement ignoré mes SMS pour la première, mes WhatsApp pour la seconde sont Isabelle Boulay, je ne sais pas pourquoi, et Emmanuelle Devos, tellement imbue d’elle-même qu’ une réponse ou même un accusé de réception m’eût stupéfiée... J’ai contacté à deux reprises, sans succès, Elsa via son agent, parce que j’avais une photo d’eux noir et blanc ravissante (certains agents ne font pas suivre quand ça ne leur rapporte rien). Une seule a été pénible : Nicoletta. J’ai fini par renoncer « Je pars au restaurant », « Je reviens du restaurant », « Je suis avec des amis », etc… Quand on pense à l’adorable message d’Isabelle Adjani m’offrant une page entière et la légende d’une photo, et me demandant si je pouvais lui accorder 48 heures pour rédiger son texte car elle rentrait de tournage ! C’est le monde à l’envers !
Quid de Catherine Deneuve ?
J’ai envoyé un courrier postal à Catherine Deneuve en lui demandant si elle acceptait de légender une des deux photos jointes à ma lettre Deux jours plus tard j’ai reçu un mail avec le choix de la photo et une légende écrite à la main.
Marie-Anne Chazel a aussi fourni un beau témoignage...
Oui, elle garde un souvenir ébloui de Jean Loup. Elle est d’ailleurs venue à l’église Saint Germain des Prés ce fameux 23 septembre où un hommage lui a été rendu.
Non car c’est le seul avec lequel les rapports n’ont pas été exceptionnels. Il continue d’importuner Véronique en demandant s’il peut changer les paroles d’une chanson de Jean-Loup en gardant la musique, etc… J’ai contacté le journaliste qui vient de sortir un livre sur lui à L’Archipel. Réponse : Polnareff est impossible à interviewer...
Et qu'est-ce qui vous a incitées à recueillir ce joli message de Serge Lama qui, à ma connaissance, n'a jamais travaillé avec Jean-Loup Dabadie ?
Je l’ai trouvé par hasard sur le Net.
Comment s’est construit l’ouvrage ? Avez-vous attendu de recevoir tous les témoignages pour en établir le plan, ou bien tout cela a-t-il été mobile ?
Vous savez que je déteste les biographies traditionnelles qui vont de la barboteuse au cimetière. Mais le lecteur a évidemment besoin d’un fil conducteur. Il a fallu y réfléchir ! Jean-Loup allant d’un sketch à une chanson et à un scénario, impossible de suivre le fil des années. Donc j’ai imaginé assez vite le plan qui est resté le plan définitif. En même temps, je travaille d’une manière atypique, je peux écrire dix lignes sur une chanson de Reggiani et une heure après raconter la rencontre avec Sautet.. Je ne structure pas vraiment à l’avance. Les témoignages sont venus peu à peu se glisser au fil des chapitres Je n’écris jamais le texte dans l’ordre où il sera finalement donné, je m’ennuierais trop et je n’écrirais plus depuis longtemps...
Est-ce que Jean-Loup Dabadie c’est une plume particulière que vous sauriez définir en peu de mots ? Était-il d’une espèce en voie de disparition ?
L’écriture de Jean-Loup est une musique de l’âme. Le moule est cassé.
Il est beaucoup question dans le livre du sur-mesure que pratiquait M. Dabadie, notamment en tant que scénariste : il mettait dans la bouche des acteurs les mots qu’il les « entendait » prononcer face à telle ou telle situation. Une des raisons de son succès ?
Sans doute. « Les acteurs sont les souffleurs des auteurs », disait-il. Les mots qui venaient sous ses crayons de toutes les couleurs collaient d’emblée aux acteurs pour lesquels il les avait écrits.
Jean-Loup Dabadie c’est un peu l’homme de l’ombre qui est quand même une star, et je songe là au parolier (pour Clerc, pour Reggiani, pour Polnareff, pour Sardou...) et au scénariste (pour Robert, pour Sautet, pour Pinoteau, pour Becker). Est-ce qu’il n’est pas un peu une exception s’agissant de ces métiers de l’ombre qui sont très peu mis en avant par ailleurs ?
Totalement ! Sa beauté, son sourire, son élégance ont fait beaucoup aussi !
Je vous sais attachée Françoise à l’importance des mots, de la belle construction des phrases, comme Dabadie forcément. Estimez-vous avoir fait progresser votre plume à vous depuis vos premiers livres ?
J’espère que mon écriture a évolué, c’est en tout cas ce que me disent mes amis, en même temps il reste une certaine musique des mots dont j’espère qu’elle est immédiatement identifiable.
Est-ce que, d’ailleurs, l’idée, l’envie d’écrire vous-même de la fiction, sous toutes les formes qu’a pu explorer Dabadie, a pu ou pourrait vous tenter ?
Non, je ne songe pas à la fiction pour l’instant. Écrire pour le théâtre serait le rêve, mais je n’ai pas le sens des dialogues.
Vos projets et surtout, vos envies pour la suite ? Sans forcément trop développer sur ce point, est-ce que certaines des prises de contact occasionnées par ce livre vous ont inspiré des idées de projet ?
Je suis en train d’écrire un livre sur la magnifique et trop méconnue Jacqueline Danno, une amie très proche, une seconde grande sœur. Fabuleuse comédienne et chanteuse. Je sais déjà combien ce sera difficile de trouver un éditeur !
Un livre sur Isabelle Adjani… oui… mais en serais-je capable ? et me donnerait-elle son accord ? Car, vous le savez, je n’écris jamais sans l’accord de l’artiste. C’est la moindre des courtoisies. De l’artiste ou de ses proches comme, dans les cas très rares – Marie Trintignant, Mireille Darc - où l’artiste n’était plus là. (Pour Barbara, livre écrit avec deux co-auteurs et plusieurs dessinateurs, nous avons cheminé seuls). Je pense aussi à une autre actrice iconique , plus âgée et vivante, mais chut…
Un dernier mot ?
Véronique a eu de la chance de rencontrer Jean-Loup, je l’aurais volontiers volé au passage !
(Réponses datées du 5 mai 2024.)
III. Véronique Dabadie, l’épouse
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire ce nouveau livre sur Jean-Loup Dabadie, Véronique Dabadie, et comment la rencontre, le travail avec Françoise Piazza se sont-ils organisés ?
Je voulais que ce livre existe car au moment du Covid, du départ de mon mari, il n’y a pas eu à proprement parler d’hommage, de documentaire sur son personnage et son œuvre, si riche et diversifiée... J’avais une mission impérative du cœur à faire ce livre.
Françoise Piazza était la personne que le destin m’a apportée, au bon moment... Elle a à son acquis écrit avec talent, finesse et culture un nombre de livres passionnants sur Juliette Gréco, Barbara, Petula Clark, Francis Huster, et tant d’autres... Poser des mots et des pensées sur Jean-Loup fut un enchantement pour elle, car elle nourrissait depuis longtemps ce projet... C’était le bon moment, la bonne personne, grâce à une amie qui me l’a présentée. Nous avons donc conçu ce livre à quatre mains.
Ça a été difficile d’écrire sur lui à l’imparfait ? Ou bien le fait de relater sa vie, de recueillir tous ces témoignages très vivants vous a-t-il finalement aidée dans votre processus de deuil ?
Je ne fais pas le deuil de mon mari et ne le ferai jamais... Tous ces témoignages m’ont montré que sa personnalité et son univers ont suscité une réelle affection et admiration, extrêmement présente... et écrire à l’imparfait, oui c’est troublant, inacceptable pour moi mais il est si présent, encore et toujours...
Quand on écrit sur un homme public qu’on a tant aimé et que le public aime sans forcément le savoir, est-ce qu’on ne craint pas de se trouver dépossédé de sa mémoire, même si forcément on garde son jardin secret ?
J’ai vécu des moments de vie extraordinaires, uniques avec lui, bien qu’étant arrivée un peu tard dans sa vie malheureusement... Je me suis nourrie à ses côtés du premier jusqu’au dernier moment. Ce n’est pas rien, le quotidien avec un homme tel que lui... J’avais un trésor à mes côtés. Je ne suis dépossédée de rien. Sauf de sa présence... Un manque abyssal, au quotidien.
Pouvez-vous nous dire comment il avait vécu le Covid première période, moment au cours duquel il est malheureusement parti, en mai 2020 ?
Nous étions à l’île de Ré, je venais de me faire opérer du genou. On avait absolument voulu quitter Paris. Deux semaines passées avec les fleurs du printemps et les chants des oiseaux pour nous accompagner... Puis un matin, la vie a basculé, le début de la nuit... Nous étions loin de Paris et le Covid ne m’a pas permis de l’accompagner à l’hôpital... Nous étions séparés, très malheureux et ensuite le drame absolu a fait petit à petit son nid... Quand il a été admis à la Salpêtrière, tout est allé très vite, et l’enfer est devenu mon quotidien...
Au-delà du déchirement qu’on imagine aisément avez-vous vécu comme une forme de symbole triste ou de mauvaise blague du destin le fait que Guy Bedos disparaisse si peu de temps après lui ? Eux deux c’était vraiment quelque chose ?
Oui coup du destin étrange et troublant, vraiment... C’était un binôme exceptionnel, deux frères qui s’aimaient vraiment beaucoup, quoique différents politiquement, mais ils savaient cultiver un humour et une amitié qui n’appartenaient qu’à eux deux... Il était écrit que la vie et leur départ les rassembleraient ainsi... Ils sont maintenant, je pense, tous les deux à deviser ensemble sur notre monde...
Dans quelle mesure diriez-vous que son enfance, dont il est beaucoup question dans le livre et dans son œuvre, a marqué et imprégné sa vie et son travail ?
C’est valable pour qui que ce soit : on ne quitte pas totalement son enfance... Sa première chanson pour Reggiani, Le petit garçon, c’est un peu son histoire... son père quitte sa mère... la séparation, l’abandon, le chagrin furent des thèmes récurrents dans ses écrits.
Quand on lit cet ouvrage on est impressionné par la diversité de la palette artistique de votre mari, qui s’est illustré tant comme auteur de chansons bien sûr que comme scénariste de films, de théâtre, de sketchs, comme romancier aussi. Est-ce qu’il était un bourreau de travail, et comment cela se traduisait-il dans ses journées ?
Mon mari a toujours été habité par l’inquiétude, l’angoisse, par le travail acharné au prix de sacrifices qui ont fait qu’il n’a quelquefois pu voir l’été que derrière une fenêtre ....
Ses journées commençaient après la lecture des journaux, sa longue toilette où l’imagination faisait son nid pour la suite de la journée... Puis il passait, après le déjeuner - il était gourmand et gourmet -, dans ses deux pièces de travail du fond de l’appartement, cherchant la meilleure lumière, et s’installait avec ses feutres de toutes les couleurs... Et il allait et venait, parfois dans le couloir à la recherche d’un baiser ou d’une parole pour le rassurer... Il aimait la solitude accompagnée... Nous dînions un peu tard, la vie d’artiste n’est pas toujours lisse et régulière... et c’est tant mieux.
Quand on découvre cet homme que vous aimez et dont vous dressez le portrait, on se dit, je me suis dit en tout cas que j’aurais aimé, adoré même le rencontrer, être son ami tant il paraissait fin, intéressant et en même temps solaire, autant que le suggérait son sourire. Mais cet homme-là avait bien des défauts, non ? Son perfectionnisme dans le travail n’était-il pas parfois pesant, d’abord pour lui ?
Oui, il a dû se priver de doux moments de vie parfois, tant que la copie n’était pas rendue à son goût… Il était parfois impatient et il s’ennuyait, sans trop le montrer bien sûr, dans des dîners trop longs ou mondains... Il pensait déjà à rentrer et relire ce qu’il avait écrit dans la journée...
Il aimait les moments avec ses vrais amis, artistes, académiciens ou potes sportifs car il aimait passionnément le rugby, le tennis et l’athlétisme. Il aimait aussi la solitude, plongé dans ses lectures, et regarder ses matches de rugby... Je me devais de respecter ses moments de détente à la maison... La difficulté d’écrire jusqu’au résultat qu’il souhaitait était de toute évidence une souffrance pour lui, bien sûr. L’inquiétude, toujours l’inquiétude...
Il avait à l’évidence, vous venez de l’évoquer, le culte de l’amitié. Quels ont été, dans le métier, ses vrais amis, ceux qui ont invariablement été les vôtres, pendant et après lui ?
Les fidèles d’avant... Reggiani, Lino, Mastroianni, Yves Robert, Claude Sautet, Pinoteau, Julien Clerc, Bertrand de Labbey, son agent et confident pour son travail, Pierre Bénichou, Didier Barbelivien... Enrico, d’autres artistes encore... Et certains académiciens et académiciennes... Après, la vie change : mon mari parti, j’ai gardé quelques uns de ses amis, mais c’est plus difficile...
Est-ce qu’il a pu vous arriver parfois de ressentir une forme de jalousie, ou d’insécurité au regard du charisme, du charme qui émanait de lui et des personnes avec lesquelles il était amené à travailler ?
Quand on aime un homme tel que lui, on l’admire, on le protège et on est fier de lui... Les personnes qui l’entouraient pour un projet, c’était toujours bienveillant... Le sentiment de jalousie ne m’a jamais effleurée...
Il est beaucoup question du sur-mesure qu’il pratiquait pour adapter au mieux les textes à qui allait les dire. Vous écrivez qu’il « sentait » très vite les gens, instinctivement. Ça se ressentait aussi dans votre vie de tous les jours ?
C’était un intuitif instinctif... Il se trompait rarement sur quelqu’un. Un don quelque part, qui l’a aidé dans son travail et dans sa vie.
Vous rendez justement hommage dans le livre à ce qui est connu et aussi à ce qui est moins connu de lui (je pense notamment à la sublissime Ça n’arrive qu’aux autres écrite pour Polnareff). Qu’est-ce qui, dans sa vaste œuvre, je pense aux chansons mais aussi aux scénarios, aux romans peut-être, vous touche particulièrement à titre personnel ? Votre « Panthéon » Dabadie en somme ?
Il a écrit tant de textes qui m’ont souvent mis le cœur dans la gorge car sa sensibilité était à fleur de peau. Sa dernière chanson pour Reggiani, Le temps qui reste, me bouleversera toujours. La chanson d’Hélène aussi... Il écrivait pour tel ou telle artiste, il lui fallait cette chose magique qui allait donner ce que l’on sait... il pouvait dire non quelquefois mais avec élégance, toujours l’élégance du cœur chez Jean-Loup.
Vous êtes sans doute la personne qui le connaît le mieux : dans quels éléments de son œuvre, dans quels textes a-t-il mis le plus de lui ? Qu’est-ce qui, dans son œuvre, est autobiographique ou presque ?
Difficile de choisir... Rien d’autobiographique, ou quelquefois, avec pudeur et encore, toujours avec l’élégance... Il disait toujours que les acteurs, les chanteurs sont les souffleurs des auteurs... il fallait la magie de la rencontre... Il aimait particulièrement Les choses de la vie...
Trois adjectifs pour qualifier au mieux ce Jean-Loup Dabadie que vous connaissez si bien ?
C’est trop réducteur trois adjectifs... Il a su garder toujours l’enfant qui était en lui, curieux de tout et éternellement inquiet...
Est-ce que le moule dont était issu Jean-Loup Dabadie s’est cassé avec lui ?
Il est venu à une époque où il a connu et travaillé pour des acteurs (trices), des chanteurs(euses) et des réalisateurs d’une si grande qualité... quelle richesse ! Ces années 70 à 90, quelle inspiration pour lui, et quelle vision il a eue pour la majorité de ses films ! Le moule n’est pas cassé car certains ont pu continuer ce style d’écriture... Il aimait les films choraux, la bande de potes à l’Italienne dont il aurait adoré aussi partager l’écriture pour le cinéma italien...
Qu’auriez-vous envie qu’on dise de lui dans vingt ans ?
Une certaine intemporalité.
Je ne sais pas dans quelle mesure vous avez vous-même la fibre artistique, Véronique Dabadie, mais est-ce que le fait de voir votre époux à l’œuvre pendant 25 ans, de voir le bonheur que ça lui procurait, vous a donné envie d’écrire, que sais-je, des chansons, des scénarios, un roman ?
Non. Je peins un peu, pour m’évader de ce présent si difficile sans lui à tous points de vue... Laissons l’écriture aux professionnels.
Vos projets et surtout vos envies pour la suite Véronique Dabadie ?
Retrouver la paix de l’esprit que l’on ne me laisse toujours pas... et faire des choses dont il serait fier.
Un dernier mot ?
« Merci mon amour... Je t’aimerai toute ma vie. Tu me manques tant ! J’ai tant reçu de toi... Je te retrouverai un jour, pour danser avec toi... »