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Paroles d'Actu
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2 mars 2020

Lauric Henneton : « Trump, l'hyper-présidence, jusqu'à la caricature... »

Demain 3 mars se tiendra le Super Tuesday, journée décisive au cours de laquelle un grand nombre des délégués pour les primaires démocrates (dont ceux de Californie, du Texas, de Caroline du Nord, de Virginie et du Massachusetts) sera attribué. Plusieurs données à retenir du côté du « parti de l’âne », à ce stade : le statut de favori d’un Bernie Sanders, très marqué à gauche et en grande forme actuellement ; le maintien dans la compétition de l’ex vice-président Joe Biden, renforcé par le retrait du jeune espoir Pete Buttigieg qui était sur un même positionnement, plutôt centriste ; in fine la grande incertitude quant à l’issue de ces primaires.

Pour y voir plus clair, notamment sur la campagne et le bilan de Donald Trump, j’ai souhaité interroger Lauric Henneton, maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste de l’histoire et de la politique des États-Unis, et auteur récent d’un Atlas historique des États-Unis (Autrement, 2019). Je le remercie d’avoir accepté de se prêter à l’exercice, avec clarté et précision. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

PRÉSIDENTIELLE ÉTATS-UNIS, 2020

Donald Trump 2020

Donald Trump en 2019. Source : REUTERS.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU (2 MARS 2020)

Lauric Henneton: « Trump,

c’est l’hyper-présidence, poussée

jusqu'à la caricature... »

 

1. Le bilan de Donald Trump, qui sera candidat à sa réélection en novembre, peut-il être qualifié de "bon", du point de vue notamment des électeurs plutôt humbles et conservateurs qui constituent sa base ?

La question du bilan est à la fois décisive et particulièrement épineuse. Décisive car elle correspond à la fameuse question de Ronald Reagan: "Votre situation est-elle meilleure qu’il y a quatre ans ?" et que c’est souvent un élément décisif du choix, quand il n’est pas déjà fait sur des bases plus idéologiques. Épineuse car il est difficile de déterminer ce qui, dans la santé économique d’un État, dépend directement de l’action de l’administration en place.

Ici, deux exemples: la bonne santé de la bourse et la baisse continue du chômage. Les deux tendances avaient débuté sous Obama, c’est factuel et vérifiable. Mais tout est dans le "narrative", le récit. Les partisans de Trump sont de toute façon enclins à le croire, quoi qu’il dise. Reste la décision des indécis et là c’est très volatile. L’emploi cache en réalité un nombre important d’Américains qui sont sortis des statistiques ("not in the labor force"). Si on doit cumuler deux emplois sous-payés très loin de chez soi pour vivoter, on est dans les statistiques flatteuses.

On note un rebond des salaires, en revanche, mais là encore, difficile de mettre cette tendance directement au crédit de l’administration Trump, et pas par anti-trumpisme primaire: c’est difficile de mettre cela au crédit d’une administration fédérale en général. Notamment parce que l’attractivité économique est aussi une affaire qui se décide au niveau des États, mais aussi à un niveau encore plus local.

« Le coronavirus pourrait être

le "Katrina" de Donald Trump... »

La grande question actuellement est celle de l’impact du coronavirus sur l’économie (et la bourse). L’administration Trump est notoirement sous-pourvue, ce qui ne facilite pas la gestion. Le coronavirus pourrait être pour Trump ce que l’ouragan Katrina, qui avait dévasté La Nouvelle-Orléans en 2005 dans l’indifférence assez générale, avait été pour l’administration Bush. Évidemment, Trump rejettera la faute sur les médias, qui montent tout en épingle pour faire le buzz et sur les Démocrates.

 

2. Y a-t-il la moindre chance que la campagne générale se joue sur les idées plutôt que sur les personnes (pour ou contre Donald Trump) ? Et de ces deux hypothèses, laquelle serait, a priori, moins défavorable aux Démocrates ?

Une présidentielle, et dans une certaine mesure une sénatoriale, se jouent sur la personnalité, c’est inévitable quand ce sont des humains qui votent et pas des machines. Nous sommes tous, que nous le voulions ou non, plus ou moins réceptifs à des considérations de type émotionnel (charisme, par exemple). Nous rationalisons après-coup.

Dans le cas d’un duel Trump-Biden on sera clairement dans un référendum sur Trump plus que dans des considérations programmatiques strictes, même si celles-ci sont évidemment en filigrane: voter pour l’un ou pour l’autre, c’est forcément voter pour des programmes très différents et au-delà, pour des orientations pour le pays.

« Un duel Trump-Sanders serait un double

référendum : sur Trump et sur le socialisme,

associé au candidat démocrate. »

Dans un duel Trump-Sanders, en revanche, les idées seront plus présentes: au référendum sur Trump s’ajoutera un référendum sur le "socialisme", une notion assez mal définie aux Etats-Unis. Les plus âgés, qui ont vécu la guerre froide, sont nettement plus réticents que les jeunes, pour qui l’URSS relève des livres d’histoire. La séquence entre l’investiture de Sanders et l’élection de novembre serait alors l’occasion d’un grand exercice de pédagogie et de clarification sur la portée réelle du projet de Sanders, un exercice visant à rassurer les plus sceptiques. De l’autre côté, Trump dépenserait des millions de dollars à diaboliser le projet de Sanders en partant du principe que si l’on calomnie, il en restera toujours quelque chose.

 

3. L’historien que vous êtes lit-il dans la présidence, dans le "moment" Trump, quelque chose de fondamentalement nouveau, comme une rupture par rapport au reste de l’histoire des États-Unis, ou bien les ruptures de Trump ne se jouent-elles finalement que sur la forme ?

Trump a fait sa fortune politique sur une double rupture, qui commence au sein du Parti républicain. Il ne faut jamais l’oublier: l’essentiel de la campagne de 2015-2016 se situe au moment des primaires, de juin 2015 à l’été 2016. La dernière ligne droite (septembre-octobre) est finalement très brève. On l’oublie car elle est d’une rare intensité. La principale rupture se situe donc au sein du Parti républicain, que ce soit au niveau de l’interventionnisme militaire ou du retour au protectionnisme. Même chose sur l’immigration: s’il y a bien une constante dans l’opposition à l’immigration illégale, les Républicains n’étaient pas du tout hostiles à une immigration légale dans la mesure où elle fournissait une main d’oeuvre peu qualifiée bon marché indispensable à la bonne santé de l’économie, notamment dans les régions agricoles du Sud-Ouest (principalement en Californie).

Les lignes Trump sont donc en rupture assez nette avec les positions classiques du Parti républicain, mais on trouve aussi des continuités, qui n’apparaissaient pas toutes pendant la campagne 2015-2016. La politique fiscale, favorable aux plus riches, les coupes budgétaires, la déréglementation systématique des mesures de protection environnementale mises en place par l’administration Obama, la nomination de juges conservateurs à la Cour suprême: tout cela est très en phase avec la droite du Parti républicain. En cela, Trump nourrit une polarisation qui existait bien avant son entrée en politique. Trump est donc ici un catalyseur mais pas du tout l’origine du mal.

On pourrait faire un parallèle avec Sanders du côté démocrate: il entre en campagne en 2015 dans une galaxie démocrate déjà tiraillée, notamment par le mouvement "Occupy Wall Street" d’un côté et "Black Lives Matter" de l’autre - qui lui est d’abord très hostile. Sanders est aussi un catalyseur, sur lequel se greffent des personnalités montantes comme Alexandria Ocasio-Cortez (jeune élue à la Chambre des représentants proche de ses idées, ndlr).

Trump est aussi une forme d’évolution maximaliste sinon caricaturale de l’hyper-présidence déjà diagnostiquée par Hubert Védrine sous Bill Clinton dans les années 1990, de la "présidence impériale" qui remonte à la présidence Roosevelt dans les années 1930. Évidemment, sa personnalité abrasive, son utilisation très provocatrice et clivante (à dessein) des réseaux sociaux, sa stratégie visant à flatter sa base électorale la plus radicale, tout cela concorde à accentuer très profondément des tendances déjà présentes.

« La présidence Trump est un exercice

grandeur nature de résilience

démocratique. »

C’est encore accentué par des tendances volontiers autoritaires, neutralisées parfois par son administration (certains ministres, démissionnaires depuis), par les institutions (la séparation des pouvoirs, plus ou moins efficace) et le mille-feuilles fédéral. En cela la présidence Trump est un exercice grandeur nature de résilience démocratique, ce que les économistes appellent un test de résistance, un "stress test". Et ce sera encore davantage le cas si Trump était réélu en novembre, ce qui n’est ni exclu ni acquis.

 

Lauric Henneton 2020

Lauric Henneton est maître de conférences à

l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

 

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7 janvier 2020

« États-Unis-Iran... les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre... », par Olivier Da Lage

Pour ce premier article de l’année 2020 - que je vous souhaite à toutes et tous, amis lecteurs, ainsi que pour vos proches, heureuse et enthousiasmante autant que possible -, j’aurais préféré choisir un sujet moins lourd, moins sombre. Mais l’actualité s’impose à nous, et elle est rarement légère : il y a cinq ans tout juste, alors que la France se remettait à peine des réjouissances du réveillon, le massacre perpétré à Charlie Hebdo venait bouleverser tout un pays et lui envoyer à la figure quelques froides réalités du monde qu’il avait un peu oubliées.

Le meurtre par les forces américaines, le 3 janvier à Bagdad, du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique, a considérablement ravivé les tensions, coutumières depuis 1979, entre les États-Unis de Trump et l’Iran des mollahs. Les inquiétudes se font sentir depuis quelques jours dans toute cette région du monde, aux équilibres fragiles, et déjà largement déstabilisée par les conflits internes et inter-États. Le journaliste de RFI Olivier Da Lage, spécialiste de la péninsule arabique, a accepté, à ma demande, de nous livrer son décryptage de la situation, avec un focus particulièrement éclairant nous expliquant la crise vue d’Arabie saoudite, et des Émirats arabes unis. Merci à lui ! Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

« En première ligne dans l’affrontement États-Unis-Iran,

les monarchies du Golfe ont peur. Et à juste titre... »

 

Ali Khamenei

Le guide suprême Ali Khamenei, le 6 janvier 2020. Source : REUTERS via RFI.

 

“Be careful what you wish for, you may just get it”.

Depuis plus d’une dizaine d’années, plusieurs monarques du Golfe pressent les États-Unis d’attaquer l’Iran et de renverser son régime. Feu le roi Abdallah d’Arabie saoudite, recevant en 2008 le général américain David Petraeus, avait imploré les Américains de «  couper la tête du serpent  », autrement dit l’Iran. Le même message, plus direct et employant des expressions moins imagées, était relayé par les souverains de Bahreïn et d’Abou Dhabi, à la grande satisfaction du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou qui se félicitait publiquement de la convergence entre Israël et les monarchies du Golfe.

Mais l’administration Obama ne partage pas cette vision extrême de la façon de traiter avec l’Iran. De toute façon, les États du Golfe, ou en tout cas certains d’entre eux, sont ulcérés par la façon dont Obama réagit aux «  printemps arabes  » qu’ils voient comme une menace existentielle alors que les États-Unis voient une opportunité pour les peuples de la région de se faire entendre. Le comble est atteint lorsqu’ils apprennent en 2015 qu’Américains et Iraniens négocient secrètement depuis un an et demi sous l’égide du sultanat d’Oman qui ne leur a rien dit, bien qu’il soit membre du Conseil de coopération du Golfe, comme les cinq autres monarchies de la Péninsule arabique. Ces négociations aboutiront à l’accord sur le nucléaire iranien signé à Vienne le 14  juillet 2015.

« L’Arabie saoudite et les E.A.U. ont travaillé en sous-main

pour faire élire Donald Trump, attendant après sa victoire

la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. »

Avec Obama, la rupture est totale et l’Arabie saoudite, comme les Émirats arabes unis et Bahreïn, misent sur son successeur à venir. En fait, ils font davantage que miser  : comme on le sait désormais, Abou Dhabi et Riyadh ont travaillé en sous-main pour faire élire Donald Trump. Ce dernier l’ayant emporté, ils attendent la mise en œuvre d’un programme de déstabilisation de l’Iran. De fait, les principaux responsables de l’administration Trump sont connus pour leur hostilité à la République islamique et leurs critiques passées de la passivité supposée d’Obama. Enhardi, le tout nouveau prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, annonce même en 2017 qu’il va porter la guerre sur le sol iranien. Les premiers gestes de Trump comblent d’aise ces émirs va-t-en guerre  : retrait de l’accord de Vienne, renforcement des sanctions pour infliger une «  pression maximale  » sur l’Iran, menaces à l’encontre des Européens qui se risqueraient à ne pas respecter les sanctions… américaines, etc.

Mais au fil du temps, un doute affreux les saisit  : et si Trump, en fin de compte, n’était qu’un faux dur, répugnant au conflit  ? Après tout, il s’est fait élire sur la promesse de rapatrier les troupes américaines, dont plusieurs dizaines de milliers stationnent au Moyen-Orient et alentour. Ils voient la confirmation de leurs soupçons lorsqu’en juin 2019, un drone américain est abattu par l’Iran au-dessus du golfe Persique sans que cela provoque la moindre réaction. Pis  : Donald Trump révèle que les militaires avaient préparé une action de représailles et qu’il y a renoncé en apprenant que le bombardement risquait de provoquer la mort de 250 Iraniens.

Quarante ans après Carter, et trois ans seulement après Obama, les monarques du Golfe se sentent à nouveau abandonnés par l’allié américain.

« Pris de doute quant à la détermination américaine

sur la question iranienne, Riyadh et Abou Dhabi se sont résignés,

à partir de juin, à une révision de leur stratégie face à Téhéran. »

Dans ce contexte, deux événements vont les conduire à réviser en profondeur leur stratégie.

En juin 2019, deux pétroliers croisant en mer d’Oman, à l’orée du fameux détroit d’Ormuz qui commande l’accès au Golfe, font l’objet d’attaques non revendiquées mais attribuées à l’Iran sans que les démentis de ce dernier ne parviennent à convaincre. Les deux pétroliers sont évacués mais ne coulent pas et tout laisse à penser que ces attaques n’en étaient pas véritablement et constituaient plutôt un avertissement. C’est en tout cas ce que croient comprendre les Émirats arabes unis qui, dans la foulée, annoncent le retrait de leur contingent militaire du Yémen, où ils combattent les Houthis, soutenus par l’Iran. Et en juillet, de hauts responsables émiriens se rendent à Téhéran pour y discuter sécurité maritime. C’est le premier contact de ce niveau depuis six ans entre les deux pays.

De même, le 14 septembre, des installations pétrolières saoudiennes situées à Abqaiq dans la province orientale sont attaquées par les airs avec une précision diabolique. Les Houthis revendiquent une attaque par drones, ce qui est immédiatement mis en doute, à la fois en raison de la sophistication de l’attaque et de la distance de la frontière yéménite. Les regards se tournent naturellement vers Téhéran dont les démentis ne convainquent pas plus qu’en juin. Les Iraniens ne cherchent d’ailleurs pas vraiment à dissiper l’impression qu’ils sont derrière une attaque qui, analyse faite, viendrait plutôt du nord que du sud et parvient à endommager, sans détruire complètement, ces installations vitales pour les exportations saoudiennes. La production de pétrole est temporairement réduite de moitié mais peut progressivement reprendre son rythme de croisière dans les mois qui suivent. Quoi qu’il en soit, à Riyadh aussi, le message a été parfaitement reçu.

Puisque les États-Unis ne semblent pas prêts à venir au secours de leurs alliés arabes, ces derniers doivent s’adapter à la situation nouvelle et, pour la première fois depuis 2015, les Saoudiens paraissent sérieux en affirmant qu’ils veulent mettre fin à la guerre au Yémen. De même, la tonalité des discours saoudiens à l’égard de l’Iran s’est considérablement assouplie. Riyadh et Téhéran échangent directement, ainsi que par l’intérmédiaire de pays tiers naguère encore marginalisés par l’Arabie, comme Oman, le Koweït et le Pakistan.

C’est alors que, prenant tout le monde par surprise, Donald Trump ordonne fin décembre le bombardement de cinq sites des Kataëb Hezbollah irakiennes, une milice chiite liée à l’Iran, en représailles après la mort d’un «  sous-traitant  » américain en Irak (autrement dit un mercenaire employé par l’armée américaine) tué lors de l’attaque d’une base militaire américaine près de Kirkouk quelques jours auparavant. Moins d’une semaine plus tard, le 3 janvier, le général iranien Qassem Soleimani était pulvérisé par un missile tiré d’un drone américain alors qu’il venait de quitter l’aéroport de Bagdad. Soleimani, l’architecte de l’expansion politico-militaire de l’Iran au Moyen-Orient, était un très proche du guide suprême iranien, l’ayatollah Khamenei au point que nombre d’observateurs le qualifiaient de numéro deux du régime, avant même le président Rohani.

« Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices

chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du Guide

à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak,

qui agissait en tant que médiateur. »

Soleimani, qui supervisait directement plusieurs milices chiites irakiennes, revenait à Bagdad avec la réponse du Guide à une proposition saoudienne de désescalade transmise par l’Irak, qui agissait en tant que médiateur. L’Arabie saoudite a donc doublement été prise de court, à la fois par une réaction américaine violente qu’elle n’attendait plus, et par le fait que celle-ci intervient alors que Riyadh est engagé dans un processus diplomatique de rapprochement avec la République islamique. Mais à Washington, l’heure est désormais à la rhétorique guerrière, dans la bouche du président Trump que de son ministre des Affaires étrangères Mike Pompeo, sans considération pour les alliés des Américains, qu’il s’agisse des Européens, ouvertement méprisés par Pompeo, ou des alliés arabes du Golfe. Quand ces derniers affirment qu’ils n’ont pas été consultés ni même informés préalablement, leurs déclarations semblent crédibles, tant ils apparaissent désemparés.

À Abou Dhabi, le ministre des Affaires étrangères Anouar Gargarsh que l’on a connu plus belliqueux, plaide désormais pour un «  engagement rationnel  » et souligne que «  la sagesse et l’équilibre  » doivent prévaloir. Son homologue saoudien, Adel Jubeir, qui n’était pas le dernier à dénoncer l’Iran dans les termes les moins diplomatiques, insiste désormais sur «  l’importance de la désescalade pour épargner les pays de la région et leurs peuples des risques d’une escalade  ».

Un universitaire des Émirats arabes unis, Abdulkhaleq Abdulla qui a mis son talent et son influence au service du discours anti-iranien de son gouvernement ces dernières années, déclare à présent que le message à Trump des dirigeants du Golfe peut se résumer ainsi  : «  Épargnez-nous s’il vous plaît une autre guerre qui serait destructrice pour la région. Nous serons les premiers à payer le prix d’une confrontation militaire. Il en va donc de notre intérêt vital que les choses restent sous contrôle  ».

Enfin, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salman, dépêche aux États-Unis son frère cadet Khaled ben Salman, vice-ministre de la Défense, ancien ambassadeur à Washington et homme de confiance de MBS avec un message simple à l’attention de l’administration américaine  : «  faites preuve de retenue  ».

« Les pétromonarchies du Golfe ont cessé de croire qu’une offensive

américaine contre l’Iran pourrait être sans conséquence

pour elles-mêmes ; elles espèrent désormais un apaisement. »

L’attaque de juin 2019 contre les pétroliers et celle du 14 septembre contre les installations pétrolières d’Arabie a tiré certaines monarchies pétrolières de leur rêve éveillé dans lequel les Américains pouvaient frapper l’Iran sans conséquences pour eux-mêmes. Cette inconscience était d’autant plus incompréhensible que les Iraniens, depuis plus de trente ans, ont toujours été très clairs  : en cas d’attaque américaine ou israélienne, ce sont les monarchies situées de l’autre côté du Golfe qui en paieront le prix. Leurs installations pétrolières et pétrochimiques sont des cibles faciles et aisément à la portée des missiles de la République islamique, tout comme, ce qui est d’ailleurs beaucoup plus grave, les usines de dessalement de l’eau de mer qui assurent l’essentiel du ravitaillement en eau potable des pétromonarchies.

Il ne faudra pas longtemps aux souverains du Golfe, qui ont si longtemps plaidé pour une attaque contre l’Iran auprès des dirigeants américains, pour voir si leur influence est suffisante afin de persuader désormais Donald Trump du contraire.

par Olivier Da Lage, le 7 décembre 2020

 

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24 juin 2019

« Le nazisme, sujet vierge... ou presque ! », par François Delpla

J’ai la chance, depuis maintenant trois ans, de compter parmi mes contributeurs réguliers, l’historien spécialiste du nazisme François Delpla. Auteur de nombreux ouvrages consacrés au Troisième Reich, M. Delpla a développé au cours de ses plus de trente années de recherche un certain nombre de thèses, devenues pour certaines des certitudes bien ancrées. Et tant pis si elles vont, parfois, à rebours de positions majoritairement admises par ses camarades historiens : il les défend inlassable, avec force arguments. Ce qui, quoi qu’il arrive, a l’immense vertu de nourrir des débats profitables à une meilleure mise en lumière des faits et de la pensée de leurs auteurs et acteurs. Parmi les convictions fortes de M. Delpla : une contestation de celles des tenants de l’école dite "fonctionnaliste", selon lesquels les décisions prises (et notamment la Shoah) auraient été pour beaucoup la conséquence de circonstances, par définition changeantes ; une volonté de remise au cœur de l’étude et du dispositif nazi du Führer, puisque perçu par l’historien comme ayant été à la manœuvre du début jusqu’à la fin.

Une idée récurrente dans la pensée de M. Delpla, et exprimée plus d’une fois dans nos interviews : on n’en serait qu’aux balbutiements de la recherche sur et de la connaissance du nazisme. J’ai souhaité l’inviter à expliciter cette idée, et il a accepté de répondre aux deux thématiques que je lui ai proposées : « Le nazisme, sujet vierge... ou presque ! », puis « Pour mieux comprendre le nazisme : quels territoires à défricher, quels documents à déchiffrer ? ». Je le remercie d’avoir accepté une nouvelle fois de se prêter au jeu. Et, comme toujours, puissent ses contributions inviter à réfléchir, et être versées au débat, l’essentiel est là. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Une histoire du Troisième Reich

Une histoire du IIIe Reich, Perrin, 2014.

 

la tribune

« Le nazisme, sujet vierge... ou presque ! »

par François Delpla, le 11 juin 2019

 

Pour soutenir ce titre paradoxal, je commencerai par parcourir les cinquante dernières années, posthumes, de ce mouvement lancé il y a près de cent ans, avant de revenir sur son premier demi-siècle.

 

Un débat et des hommes

Il est généralement admis qu’un duel entre deux écoles historiographiques s’est engagé dans les années 1960, l’une qui s’intitulait «  fonctionnaliste  » et l’autre dite «  intentionnaliste  » (ce mot étant lui-même forgé et propagé par les fonctionnalistes).

Dans le camp fonctionnaliste, on trouvait deux fondateurs allemands, Martin Broszat (1926-1989) et Hans Mommsen (1930-2015), et, outre leurs disciples, de nombreux épigones anglo-saxons (Ian Kershaw, Tim Mason, Christopher Browning…).

Dans la mouvance «  intentionnaliste  » voisinaient des personnalités diverses, depuis les Allemands Andreas Hillgruber, Klaus Hildebrand et Eberhardt Jäckel jusqu’à l’Américaine Lucy Dawidovicz.

Le duel est censé avoir culminé dans les années 60 et 70, au net avantage du fonctionnalisme. Puis l’heure aurait été à la synthèse.

 

Conjoncture ou planification  ?

Pour les fonctionnalistes, l’idéologie nazie, en raison de son manque de réalisme, a dû, dès le départ, composer avec une réalité qui échappait à ses adeptes, en sorte que toute décision résultait non d’une intention mais d’un compromis entre des idées délirantes et un réel résistant. En conséquence, cette école présente très rarement la politique mise en œuvre sous la direction de Hitler comme le résultat d’une planification. Elle privilégie tantôt les racines sociales et les processus de longue durée, tantôt la conjoncture la plus immédiate, et toujours multiplie les facteurs.

Les «  intentionnalistes  » sont ceux qui résistent à ce vent dominant en introduisant dans leurs analyses un minimum de continuité. Hélas, seulement un minimum.

 

Preuves et documents

Les fonctionnalistes sombrent, à chaque pas, dans un défaut de méthode  : une déformation de la démarche que deux théoriciens de l’histoire encore très révérés, les Français Langlois et Seignobos, ont prônée à la fin du XIXème siècle sous le nom de «  positivisme  ». L’histoire, enseignent-ils, s’appuie sur des documents et ne peut rien affirmer sans un répondant documentaire. Les historiens du nazisme ont fort souvent, à propos des questions les plus centrales, imprudemment outrepassé ce conseil de prudence, le transformant en  : «  pas de document, pas d’événement  ». Dans certains cas, cela revient à prêter main-forte aux effaceurs de traces. Tout particulièrement quand on traite du national-socialisme, un régime où le secret, le trompe-l’oeil et le cloisonnement étaient élevés à la hauteur d’un art.

 

La manœuvre initiale

L’incendie du Reichstag, le 27 février 1933, est l’un des faits les plus saillants de l’histoire du nazisme et l’acte de naissance de cette dictature. Mais il ne saurait, selon l’école fonctionnaliste, être attribué aux nationaux-socialistes puisqu’on ne dispose pas d’un ordre signé par eux à cet effet. Et comme on n’a découvert et châtié qu’un coupable, celui-ci a nécessairement agi seul et de sa propre initiative. Telle est la thèse de «  l’acteur unique  » Marinus van der Lubbe, popularisée en 1964 par Hans Mommsen dans un article fondateur du courant fonctionnaliste. L’erreur de méthode est patente car les ordres peuvent être donnés oralement, et les indices peuvent être effacés. Le raisonnement doit alors envisager les moyens dont disposaient des commanditaires, ou des complices, pour passer inaperçus.

Dans le cas de cet incendie, ces moyens sont aussi nombreux que faciles à appréhender.

 

Hitler se place lui-même dans un étau pour accéder au pouvoir

Lors de son accession à la chancellerie, le 30 janvier 1933, Hitler est coincé entre un président, Paul von Hindenburg, qui peut à tout moment le destituer, et un vice-chancelier, Franz von Papen, qui avait recruté et commandé, dans un cabinet précédent, presque tous les autres ministres, à l’exception de celui de l’Intérieur, le nazi Wilhelm Frick, et de Göring, ministre sans portefeuille. Ce dernier est nommé en même temps ministre de l’Intérieur en Prusse, sans abandonner pour autant la présidence du Reichstag, qu’il assurait depuis août 1932.

Hitler commence à desserrer l’étau au bout de 48 heures, en obtenant de Hindenburg le 1er février une dissolution du Reichstag qui n’était pas constitutionnellement nécessaire et n’avait pas été convenue avant sa nomination. L’ouverture d’une campagne électorale augmente considérablement l’importance des ministères de l’Intérieur, au plan national comme à celui de la Prusse. Comme le gouvernement était présenté comme celui de la dernière chance avant une guerre civile, la police était fondée à réprimer quiconque le critiquait, et la campagne en offrait de multiples occasions.

Hitler arrache dans ce sens à Hindenburg, dès le 4 février, un décret que Göring met à profit pour saisir les journaux et interrompre les meetings des partis non gouvernementaux, pas toujours mais souvent. Il décrète même, sans que personne y mette obstacle, que les milices SA et SS peuvent assister la police dans ce «  maintien de l’ordre  », munies d’un simple brassard.

Puis Göring fait perquisitionner le siège du KPD (le parti communiste allemand), abandonné depuis quelques jours par ses personnels, ce qui ne l’empêche pas d’y trouver des plans de conquête violente du pouvoir, passant par des attaques contre des bâtiments publics.

Pendant ce temps, le jeune Hollandais Marinus van der Lubbe, ancien communiste, est venu à pied de Leyde à Berlin, où il commence à faire de l’agitation antinazie dans les files de chômeurs tout en tentant maladroitement d’incendier des bâtiments publics. Si aucun document ne montre Hitler ou Göring ordonnant de brûler le Reichstag, aucun non plus ne nous renseigne sur le comportement de la police vis-à-vis de cet agitateur, qui devait bien avoir été repéré.

 

La triple fonction de Göring aurait-elle pu ne jouer aucun rôle  ?

Les pouvoirs dévolus au président du Reichstag, notamment en matière de recrutement du personnel, offrent maintes possibilités pour introduire Marinus van der Lubbe dans le parlement à la nuit tombée et lui mettre en main de quoi incendier la salle des séances, ou confier cette mission à quelqu’un d’autre en s’arrangeant pour que Lubbe porte le chapeau. Göring, qui peut, en tant que ministre, disposer d’indicateurs qui repèrent l’incendiaire et l’apprivoisent en se présentant comme des antinazis, peut aussi, en tant que président, embaucher et piloter des agents nazis, membres du SD ou de quelque officine spécialement formée.

 

Deux dirigeants très organisés, qui agissent de concert

Trois autres indices peuvent être invoqués, relatifs au comportement du couple Hitler-Göring juste après l’incendie.

Tout d’abord, ils se précipitent sur les lieux alors que, lorsqu’un pouvoir est surpris par une soudaine révolte, le bon sens commande que ses dirigeants restent à l’abri en attendant de plus amples nouvelles.

Ensuite, ils font arrêter dans leur lit au petit matin des dizaines de responsables communistes, ce qui ne s’improvise pas en une nuit.

Enfin, Göring donne une conférence de presse pendant laquelle il fait état des documents subversifs saisis au siège du KPD en annonçant leur publication prochaine… qui n’aura jamais lieu.

Or, s’il avait eu vent de projets d’attaque contre des bâtiments publics, il lui incombait de protéger le Reichstag, à la fois comme président et comme ministre, et nul n’aurait dû pouvoir y pénétrer sans être fouillé et enregistré.

En revanche, un tel incendie, provoqué par lui à ce moment-là, s’inscrivait parfaitement dans la progression de la confiscation du pouvoir par le parti nazi, achevée pour l’essentiel dès le lendemain lorsque Hitler arrache, à un Hindenburg et à un Papen médusés, un décret suspendant toutes les libertés, qui sera reconduit sous diverses formes jusqu’en 1945.

Le coup d’État est là. Hitler n’a accepté de se placer dans un étau que pour desserrer et contrôler la vis au plus vite.

 

Quand une profession s’engouffre derrière une thèse mal assurée

Que Hans Mommsen, dans son article de 1964, écrive que Hitler, surpris par l’événement, «  met tous ses pions sur la même case comme un mauvais joueur de roulette et gagne  », c’est là une fantaisie individuelle. Qu’on en sourie est une chose, qu’on la prenne au sérieux en est une autre mais que toute une profession souscrive à un tel jugement est un symptôme fort éloquent. Il suggère que la démarche fonctionnaliste, loin d’être révolutionnaire, plonge de profondes racines dans la période antérieure, celle du nazisme puis de la guerre froide.

La théorie de «  l’acteur unique  » succède en effet à une autre vision dominante  : celle d’un commando de SA venu par le souterrain du chauffage… un simple retournement de la version nazie primitive d’une escouade communiste arrivée par le même chemin, qui aurait fait le travail tout en laissant van der Lubbe se faire prendre. Propagée en 1934 dans un «  Livre brun  », la thèse d’un commando de SA, actionné par Göring ou Goebbels, résista quelque temps dans des sphères militantes après la publication de l’article de Mommsen, par exemple en RDA.

Le public avait alors le choix entre une grossière invraisemblance (un acteur unique venu de l’étranger, pyromane maladroit qui se serait mis par hasard à faire les bons gestes au bon endroit) et la non moins grossière action d’un commando porteur de gros bidons de matière inflammable, qui n’aurait pas dû passer inaperçu.

Les nazis auraient eu, dans les deux cas, beaucoup de chance. On leur dénie par là toute capacité  d’intrigue et de planification (ils auraient attendu passivement le miracle d’un «  acteur unique  »), ou au moins toute subtilité dans leurs manœuvres.

Quant à ceux qui, sans adhérer à l’une ou à l’autre théorie, persistent à soupçonner les nazis d’avoir fait brûler leur parlement, ils sont volontiers accusés de «  conspirationnisme  ».

 

Un crime de masse engendré par la conjoncture ou un génocide planifié et mis en œuvre sur ordre  ?

La difficulté vient précisément du rôle écrasant de Hitler. On veut bien l’admettre, s’agissant des crimes… encore que, dans les années 1980, le courant fonctionnaliste ait accouché d’une théorie suivant laquelle Himmler et Heydrich avaient été à l’origine de la Shoah, non point en vertu d’une idéologie mais de la difficulté de garder et de nourrir les Juifs des régions envahies  ; Hitler se serait contenté de les approuver, «  peut-être d’un signe de tête  », comme quoi le positivisme le plus raide peut s’accommoder d’une imagination débridée. Dans les années 1990 cependant, un consensus s’est établi sur l’idée que Hitler avait donné un ordre de meurtre, et non une simple approbation.

 

Un Führer faible et maladroit, porté au pouvoir par un déterminisme historique

Si on a fini par consentir à voir en lui le chef de bande d’un régime responsable de millions de morts, on n’accorde pas pour autant à Hitler beaucoup de maestria. Et ce, dès son entrée en politique.

Lorsqu’il commence à se faire connaître en Bavière au début de la décennie 1920, la presse de gauche, ou certains journaux catholiques, remarquant qu’il n’exerçait aucun métier avant celui de politicien, se mettent à le taxer de paresse. Les mêmes, en raison de son talent le plus voyant, l’éloquence, le traitent de bavard, de beau parleur, de démagogue. Une sociologie marxiste sommaire s’en mêle  : le courant stalinien le réduit à être «  l’homme des trusts  » tandis que Trotsky, qui écrit beaucoup sur le nazisme au début de son exil commencé en 1929, professe que Hitler tire ses idées de son auditoire «  petit-bourgeois  ».

Toutes les hypothèses se donnent libre cours à l’exception d’une seule  : on évite soigneusement d’examiner si on n’aurait pas affaire à un politicien certes très particulier, mais travailleur et talentueux.

Or le régime qu’il a créé et dirigé jusqu’au bout a été d’une efficacité certaine. Son exclusion de tout rôle dans l’incendie du Reichstag, pratiquée par les fonctionnalistes, se retrouve à tous les stades de sa carrière, et du traitement de celle-ci par les observateurs, avant comme après 1945.

Comme il faut bien combler ce vide explicatif, on met en scène, côté allemand, les subordonnés, la chance, le hasard ou les calculs soit myopes, soit cyniques, des élites, et à l’étranger les erreurs, les lâchetés ou les divisions de ceux qui auraient pu et dû, sous toutes les latitudes, s’opposer. En d’autres termes, le régime nazi, parvenu au pouvoir par un mélange de fatalité historique et de légèreté des classes dominantes, était dirigé par un nul  : c’est le déterminisme qui l’a porté au pouvoir… mais ce sont ses erreurs qui expliquent ses échecs.

Telle est l’équation fondamentale, enveloppée d’une phraséologie souvent très pompeuse, qui domine l’étude du nazisme depuis des dizaines d’années. Mon travail et mes recherches me conduisent, que je le veuille ou non, à des conclusions différentes  : Hitler menait sa barque, du début à la fin.

 

Les panneaux tendus par le nazisme fonctionnent toujours

L’antinazisme, quand il engendre la peur de rendre Hitler sympathique ou admirable en lui prêtant des qualités, rejoint… le nazisme lui-même, et se montre docile à son chef. Car celui-ci planifiait ses coups d’autant plus efficacement qu’il dissimulait cette activité sous des dehors brouillons, impulsifs et indécis.

Le régime lui-même était présenté par divers artifices comme divisé, et son chef comme tiraillé entre des clans divers, par exemple des «  durs  » et des «  mous  ». Il n’est d’ailleurs pas faux que des courants aient existé, ainsi que des rivalités individuelles. Mais ce que l’histoire n’aurait jamais dû perdre de vue, c’est qu’un chef dominait tout cela. Il mettait à profit l’apparent désordre de son appareil d’État pour masquer son jeu, et le fait même qu’il avait un jeu.

Quant aux erreurs qu’on lui prête, elles appellent deux remarques  : 

1) il en fait quelques-unes dans les années 1920 et montre alors une grande aptitude, rare chez les politiciens, à en tirer de fécondes leçons  ;

2) il n’en commet strictement aucune dans les années 1930.

Toutes ses fautes, réelles ou supposées, sont donc, dans la période où il est au pouvoir, postérieures au moment où, pour la première fois, il croise le fer avec Winston Churchill. Car à la mi-mai 1940, la toute récente accession de ce vieil adversaire à la barre de l’Angleterre, et le fait qu’il s’y maintienne contre vents et marées, privent Hitler d’un traité de paix qui aurait durablement installé la domination allemande et nazie en Europe.

L’accession et le maintien de Churchill au pouvoir dérangent ses plans d’une manière qui va s’avérer irrémédiable.

Pour échapper à ces évidences, l’historiographie du nazisme, succédant après 1945 aux observations contemporaines de diverses obédiences, a pris (ou prolongé) quelques très mauvais plis, transcendant bien souvent les écoles. Avec essentiellement une circonstance atténuante - ou accablante, comme on voudra : que l’on soit, avant 1945, un politicien ou un journaliste formé aux meilleurs écoles, marxistes comprises, ou bien, après 1945, un diplômé des départements d’histoire des universités les plus prestigieuses, il n’est pas facile d’admettre qu’un quidam sorti du collège à seize ans sans le moindre parchemin ait pu se hisser à la tête d’une grande puissance et faire au moins jeu égal, pendant des années, avec tous ses collègues étrangers. C’est ainsi qu’aux États-Unis et en Russie, mais ailleurs également, on entend souvent dire que même si Churchill n’avait pas existé, Roosevelt et Staline, qui «  gagnaient du temps  » en fourbissant leurs armes, s’en seraient servis de toute façon  : ce sont là des assertions plus partisanes que scientifiques.

L’intelligence de Hitler et son dérangement mental, tous deux extrêmes, doivent être au centre du propos si on veut vraiment comprendre le Troisième Reich dans sa spécificité, et non dans ce qu’il peut avoir de commun avec tel ou tel autre régime. Le travail commence à peine. Quant à l’auteur de ces lignes, il continue d’aller de découverte en découverte.

 

Principaux ouvrages  :

Hitler, Grasset, 1999
La face cachée de 1940 / Comment Churchill réussit à prolonger la partie, De Guibert, 2003
L’individu dans l’histoire du nazisme / Variations sur l’arbre et la forêt, mémoire d’habilitation, 2012
Une histoire du Troisième Reich, Perrin, 2014
Hitler, propos intimes et politiques, 2 volumes, Nouveau Monde, 2015 et 2016
Hitler et Pétain, Nouveau Monde, 2018

Site personnel  : www.delpla.org

Sur Facebook  : groupe ISSN (International Society for the Study of Nazism), adonné notamment, depuis février 2019, à l’exploitation des archives en ligne de l’Institut für Zeitgeschichte (Munich)  : https://www.facebook.com/groups/StudyOfNS.

 

 

Hitler et Pétain

Hitler et Pétain, Nouveau Monde, novembre 2018.

 

appendice

« Pour mieux comprendre le nazisme : quels territoires

à défricher, quels documents à déchiffrer ? »

Il nous manque à ce jour :

  • Une confrontation serrée des intentions exposées dans Mein Kampf et de la politique suivie entre 1933 et 1945 («  tout n’est pas dans Mein Kampf  », dit un slogan cher aux fonctionnalistes  ; or l’édition commentée enfin publiée en 2016 par l’Institut für Zeitgeschichte de Munich a détaillé le contenu du livre et l’a rapproché d’un certain nombre de «  sources  », ou de variantes contemporaines, mais ne s’est guère demandé dans quelle mesure, et en quoi précisément, la réalisation avait fait évoluer le projet).

  • Une analyse de la politique hitlérienne vis-à-vis des gouvernements français successifs, mettant en lumière la continuité des procédés du prédateur pour endormir ou divertir sa proie.

  • La même chose, mutatis mutandis, pour sa politique vis-à-vis du Royaume-Uni.

  • Une narration de la Seconde Guerre mondiale montrant la persistance du but (une alliance «  raciale  » avec le Royaume-Uni) à travers les apparences et les détours.

  • Une explication de texte détaillée du journal de Goebbels, ou encore des riches mémoires, reflétant des notes prises sur le moment, du confident de Hitler le plus intime et le plus mal connu, Otto Wagener.

  • Un inventaire des manipulations, par Hitler, des personnalités proches et lointaines (par exemple, les naïfs mémoires de Leni Riefenstahl, inconsciente cinquante ans plus tard d’avoir été manipulée, sont à cet égard une mine à ciel ouvert).

  • Une édition enfin critique du Hitler m’a dit de Hermann Rauschning (fin 1939) démêlant une double manipulation  : celle de l’auteur par Hitler, et celle de l’opinion mondiale par un pamphlet guerrier fait (à Londres) de bric et de broc.

  • Un travail analogue à celui de Harald Sandner (Das Itinerar, 2016, sur la localisation de Hitler jour après jour) sur ses activités et autres manœuvres (sans préjudice d’une correction de toutes les erreurs relevées par Sandner dans la littérature antérieure, dont on trouve un florilège en ligne).

  • Un Who’s who du Troisième Reich montrant les activités et les missions de chacun, civil ou militaire, avec une grille de lecture plus fine que l’éternel «  panier de crabes luttant les uns contre les autres  » servi pendant le premier siècle (et influençant, pour l’instant, peu ou prou tous les chercheurs).

  • Un constat du «  sans faute  » de la politique hitlérienne entre 1930 et la mi-mai 1940, imposant enfin l’idée que le surgissement de Churchill dérange irrémédiablement un scénario presque parfait, et prive le nazisme d’un succès durable, sinon pour mille ans, du moins pour quelques générations.

  • À propos de l’antisémitisme, un inventaire de l’héritage des auteurs antérieurs, ou de l’influence des contemporains, permettant de cerner enfin ce que l’antisémitisme hitlérien avait de spécifique (une question presque jamais posée, et, quand elle l'est, le plus souvent résolue avec simplisme : il serait seulement plus "radical").

  • Une réflexion psychiatrique et psychanalytique sur la cohabitation entre psychose et intelligence, délire et réalisme.

  • Une étude de la postérité du nazisme échappant aux slogans et aux amalgames, en proscrivant les concepts confus comme «  totalitarisme  » ou «  nazislamisme  ».

  • Une prise en compte exhaustive des archives importantes. Très instructif est, à cet égard, le fonds que l’Institut für Zeitgeschichte a mis en ligne sous la cote https://www.ifz-muenchen.de/archiv/zs/zs-0003.pdf?fbclid=IwAR0l7HFsNT3MOrBA2y8VeAsq-z3_M2gIb6CPE5EP1xoTxbjUsExqgPhiJCU et les suivantes (0004, 0005 etc.). Il témoigne à la fois des centres d’intérêt des historiens allemands depuis 1945 et des pistes qu’ils ont négligées. L’exploration de cette mine est menée depuis quelques mois par le groupe Facebook ISSN (International Society for the Study of Nazism) https://www.facebook.com/groups/StudyOfNS/ . Un groupe ouvert et accueillant.

par François Delpla, le 21 juin 2019

 

François Delpla 2019

 

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5 juin 2019

« Le 6 juin, que commémorer ? », par Guillaume Lasconjarias

En ces journées de début juin 2019, nous commémorons à juste titre le débarquement de Normandie en 1944, et saluons comme il se doit ceux qui y prirent part au prix parfois de leur peau. Un acte majeur, ô combien périlleux, qui contribua grandement au reflux de la puissance nazie sur le front ouest. 75 années... Je m’associe sans réserve aux hommages présentés par tous, et ai une pensée particulière, d’une part pour le travail de "passage de mémoire" effectué par Isabelle Bournier et le Mémorial de Caen, d’autre part pour Dauphine et Bob Sloan, deux amis ayant à cœur de perpétuer l’oeuvre et le souvenir de Guy de Montlaur, qui fit partie des fameux "commandos Kieffer".

J’ai proposé à Guillaume Lasconjarias, chercheur associé à lIrenco, auditeur de la 71e session nationale Politique de défense de lIHEDN et contributeur fidèle à Paroles d’Actu, d’écrire un texte à propos de cet anniversaire. Je le remercie vivement pour ce document, reçu ce 5 juin, et par lequel il prend le parti - plutôt courageux ! - de poser un regard démythifié, et en tout cas recontextualisé, sur le D-Day. Respect des mémoires, et rigueur historique. Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Cimetière Normandie

 

« Le 6 juin, que commémorer ? »

par Guillaume Lasconjarias, le 5 juin 2019

Avec les cérémonies internationales qui se tiendront mercredi 5 juin à Portsmouth et jeudi 6 juin sur le littoral normand, le débarquement des Alliés fait la Une des journaux. Mais ce 75e anniversaire prend une tournure bien particulière avec la présence sans doute des derniers vétérans – les plus jeunes ont dépassé les 90 ans. Un moyen pour nous de songer aux liens entre histoire, mémoire et commémoration.

Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, tandis qu’une partie de l’armada alliée navigue vers les côtes normandes, les premiers parachutistes américains sautent sur la presqu’île du Cotentin ; leurs camarades britanniques sécurisent eux, de l’autre côté de la future tête de pont, les ponts sur l’Orne et le canal de Caen. Débute ainsi la campagne de Normandie et la libération de la France continentale – la Corse est libre depuis septembre 1943. Quel que soit l’angle sous lequel on aborde les deux mois et demi de combats (on considère que la bataille se termine le 21 août avec la fermeture de la poche de Falaise), chacun a une idée, une représentation, un contact avec cet événement. Le parachutiste – désormais mannequin – pendu au clocher de Sainte-Mère-Église, la ritournelle qui annonce à (l’un des groupes de) la Résistance le débarquement prochain (Verlaine et sa chanson d’automne), les casemates qui sèment encore les côtes ou les restes des ports artificiels à Arromanches, sans compter le cimetière et les 10 000 croix blanches de Colleville-sur-Mer, l’opération Overlord se caractérise par des images et une impression de familiarité.

La raison en tient à la médiatisation extrême de ce qui n’est pourtant qu’une opération amphibie parmi d’autres. Le D-Day n’est ni la plus importante opération de la 2e Guerre mondiale (le théâtre Pacifique rassemble des contingents et des déploiements aéronavals bien plus conséquents), ni même la plus impressionnante en terme d’effectifs  : qui sait que l’opération Husky qui lâche deux armées (la 7e US Army de Patton et la VIIIe armée britannique de Montgomery) sur la Sicile rassemble plus d’hommes (160 000 contre 130 000)  ? De même, Overlord doit être considérée en relation avec un second débarquement qui intervient un mois et demi plus tard, en Provence cette fois  : Anvil-Dragoon. Les deux opérations avaient été pensées comme concomitantes mais le manque de transports et d’engins de débarquement ont forcé à décaler les actions dans le temps.

 

« Le D-Day n’est ni la plus importante opération

de la 2e Guerre mondiale, ni même la plus

impressionnante en terme d’effectifs. »

 

Mais voilà, en Normandie, on a Capa et ses photos floues – qui tiennent d’une erreur de développement, pas des qualités du photographe –, puis dès les années 1960, le poids de l’industrie cinématographique qui livre Le Jour le plus long (1962). Un autre film, Il faut sauver le soldat Ryan (1998), scotche littéralement le spectateur en lui révélant ce que signifie être dans une barge devant Omaha Beach  : les tremblements de la main de Tom Hanks, les spasmes des soldats chahutés par le mal de mer, et la moisson rouge récoltée par les mitrailleuses allemandes. Cet environnement, qui se prête à la dramatisation, doit aussi être lu dans une historiographie encore très «  Guerre froide  »  : on vante la Normandie et le début de la libération de la partie occidentale de l’Europe, en occultant le rôle essentiel des opérations menées par les Soviétiques à l’Est. Pourtant, depuis une vingtaine d’années, on sait que l’Allemagne a perdu la guerre d’abord à l’Est et que 4 soldats allemands sur 5 perdirent la vie sur le front russe. Cela dit, l’historiographie soviétique a toujours reconnu que la Normandie avait été un moment important – les autres débarquements en Afrique du Nord et en Sicile ou en Italie étant considérés comme des épiphénomènes.

 

« Depuis une vingtaine d’années, on sait que l’Allemagne

a perdu la guerre d’abord à l’Est et que 4 soldats allemands

sur 5 perdirent la vie sur le front russe. »

 

Du point de vue français, le rôle accordé au D-Day conduit à donner une extrême importance aux quelques unités qui y participent, et d'abord aux 177 hommes du commando Kieffer. On ne sait pas suffisamment que la France est aussi présente dans les airs (au sein de Wings de la RAF) et sur mer (avec notamment les croiseurs «  Georges Leygues  » et «  Montcalm  »). En outre, cest aussi par la Normandie que débarque, début août, la 2e DB de Leclerc. Cette survalorisation de la Normandie mène à une quasi confiscation mémorielle vis-à-vis dun autre débarquement, celui de Provence. Pourtant, l’armée B – puis 1ère Armée française – sous les ordres de De Lattre fait aussi bien voire mieux, par exemple en libérant les villes de Toulon et Marseille. Mais ces troupes viennent essentiellement des colonies et territoires français à l’étranger et leur mémoire, avant le septennat de Chirac, passe largement sous silence.

 

« Cette survalorisation de la Normandie mène à une quasi

confiscation mémorielle vis-à-vis d'un autre débarquement,

celui de Provence, où les troupes de De Lattre s’illustrèrent

en libérant les villes de Toulon et Marseille. »

 

Il faudrait aussi parler du tourisme de mémoire, d’une Normandie qui très tôt, fait le choix de ce lien avec le passé pour développer une offre pléthorique, centrée sur les plages – qu’il est question d’inscrire au patrimoine de l’UNESCO –, les villes emblématiques – Bayeux, Caen, Carentan – et les sites héroïsés (par exemple la Pointe du Hoc). Le 6 juin devient donc un argument de vente, tourné vers le public notamment anglo-saxon à qui l’on propose d’ailleurs des modules «  visite des champs de bataille  ».

Avec le moment où disparaissent les derniers vétérans, la transition de la mémoire vers l’histoire s’achève complètement. Comme on l’a observé pour les funérailles du dernier poilu, Lazare Ponticelli, il sera alors temps de laisser le travail aux historiens – qui se sont déjà largement et depuis longtemps emparés du sujet – mais qui ne seront plus tenus au risque du choc et donc de l’affrontement des mémoires. Cela fait longtemps que les «  mythes  » et «  secrets  » du Débarquement se sont évaporés. Il faut aller au-delà des plans com des auteurs ou des maisons dédition qui abusent de titres annonçant des révélations sur un évènement désormais bien connu des historiens.

 

Débarquement

 

En revanche, il faudra toujours, et dans une démarche qui peut mêler connaissance scientifique et reconnaissance mémorielle, se souvenir de ceux et celles qui, dans l’été 1944, sont venus se battre, et pour beaucoup mourir, pour un coin de France dont ils ne savaient pas forcément le nom.

 

« Il faudra toujours se souvenir de ceux et celles qui,

dans l’été 1944, sont venus se battre, et pour beaucoup

mourir, pour un coin de France dont ils ne savaient

pas forcément le nom... »

 

Guillaume Lasconjarias 2019

 

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23 mai 2019

« L'Europe, pour moi, est d'abord une émotion », par Pierre-Yves Le Borgn'

Dans trois jours, les peuples de l’Union européenne se rendront aux urnes pour élire ceux qui les représenteront au sein du Parlement européen, organe communautaire qui a gagné considérablement en importance depuis ses origines. J’ai proposé il y a quelques jours à l’ex-député Pierre-Yves Le Borgn, qui a participé à de nombreuses reprises à Paroles d’Actu, de nous livrer son témoignage de citoyen qui connaît bien les arcanes du pouvoir européen mais qui, au-delà de cela, s’est formé en même temps que l’Europe communautaire, et a appris à en aimer l’idée. Il n’est pas question ici de passer sous silence les défauts, voire les manquements pointés ici ou là et qui alimentent au quotidien les griefs nourris contre une UE souvent perçue comme étant dogmatique et techno, éloignée du citoyen de base et de ses préoccupations. Mais, à l’heure où les caricatures et autres fake news sont reines, et où démonter sans discernement est plus en vogue - et tellement plus simple - que défendre en argumentant, je suis heureux de donner la parole à un honnête homme, qui sait de quoi il parle et le fait avec sa sensibilité. Pour lui, l’Europe « est d’abord une émotion ». Je le remercie pour ce texte, touchant comme le fut celui consacré au centenaire du 11 novembre, et vous invite en cette période électorale à relire deux articles ici publiés, une collection dinterviews deurodéputés réalisées en 2014, et une tribune accordée à Nathalie Griesbeck en 2016 : « L'Europe et les peuples ». Tout un programme. Encore. Toujours. Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« L’Europe, pour moi, est d’abord une émotion. »

Par Pierre-Yves Le Borgn’, ancien député, le 22 mai 2019.

 

Dans quelques jours auront lieu les élections européennes. Ce sera un rendez-vous important pour les citoyens d’Europe. Nombre d’enjeux se posent pour lesquels le Parlement européen possède une capacité décisive d’influence. Il faut voter. Cette élection n’est pas lointaine ou inutile. Bien au contraire, elle concerne la vie de chacune et de chacun d’entre nous. Le Parlement européen n’est plus le forum sympathique mais sans pouvoir des premières années de l’aventure européenne, voire de la première élection au suffrage universel direct en 1979. Il est devenu un législateur actif, décidé et même zélé. C’est bien le moins pour un parlement, dira-t-on. C’est vrai, mais il ne faut pas oublier qu’il y a une trentaine d’années, se battre pour que la représentation élue des citoyens d’Europe pèse autant que celle des intérêts nationaux, rassemblés au sein du Conseil, était un courageux combat d’avant-garde, moqué et critiqué par ceux, notamment en France, qui opposaient que l’Europe des nations était l’horizon indépassable de tout projet.

 

« N’oublions pas qu’il y a une trentaine d’années,

se battre pour que la représentation élue des citoyens

d’Europe pèse autant que celle des intérêts nationaux,

rassemblés au sein du Conseil, était un courageux

combat d’avant-garde, moqué et critiqué. »

 

Le monde a tant changé depuis. J’ai 54 ans. J’en avais 14 lorsque les premières élections européennes furent organisées. J’étais en classe de 3ème à Quimper, ma ville natale. Les frontières de notre pays étaient à 1000 km et ma première référence européenne devait être les coupes d’Europe de football… L’Europe n’était pas un sujet que je percevais. J’avais suivi cependant la campagne des élections, me prenant peu à peu au jeu. Deux personnalités m’avaient marqué  : Simone Veil et François Mitterrand. Tous deux parlaient de l’Europe avec passion, évoquant l’histoire tragique du siècle passé et l’urgence de construire un espace de paix par le droit. Cela m’avait touché. Peu après les élections de juin 1979, j’avais assisté en direct à la télévision à la session inaugurale du nouveau Parlement européen. De grands noms comme Willy Brandt avaient été élus aussi. J’avais trouvé cela impressionnant. Comme le discours de la doyenne d’âge Louise Weiss. Je n’avais pas idée alors que je siégerais moi-même un jour dans le même hémicycle.

 

« Les premières élections européennes eurent lieu

l’année de mes 14 ans. Ma première référence européenne

devait alors être les coupes d’Europe de football.

Puis je me suis pris au jeu... »

 

Ces souvenirs sont ceux de mon éveil à l’Europe, ceux d’un adolescent grandissant dans une région périphérique et tranquille. Les élections de 1979 agirent en moi comme un déclic, entraînant des lectures, des conversations avec ma famille, en un mot une prise de conscience à l’âge de l’éveil citoyen. Je suis le fils d’une pupille de la Nation. Mon grand-père est tombé en Belgique en mai 1940, laissant derrière lui son épouse âgée de 25 ans et ma mère qui avait tout juste un an. Je ne faisais pas le lien encore entre cette histoire familiale forte, qui fait partie de ma vie, et le besoin d’Europe. À l’inverse de mes parents, qui avaient voulu que l’allemand soit la première langue que j’étudierais au collège. Comme dans un jeu de construction, c’est à ce moment-là que les cubes s’emboîtèrent pour moi et que, chemin faisant, je me mis à en ajouter d’autres. Je compris que l’Europe n’était pas seulement un continent partagé entre pays, certains dominés par l’Union soviétique et la dictature communiste, mais qu’il s’agissait d’une communauté de destins à construire.

 

« Fils d’une pupille de la Nation, je ne faisais pas

le lien encore entre cette histoire familiale forte,

qui fait partie de ma vie, et le besoin d’Europe dont

mes parents avaient eux bien conscience. » 

 

Quarante ans plus tard, je suis un ancien député qui écrit ces lignes depuis son petit bureau, sous les toits d’une maison de Bruxelles. Je suis le papa de trois enfants qui ont ma nationalité, celle de mon épouse espagnole et, à leur majorité, celle de la Belgique où ils sont nés. J’ai appris le portugais et l’espagnol à l’âge adulte. J’ai consacré ma vie professionnelle au droit européen. Ma vie politique aussi. J’ai eu le bonheur d’étudier au Collège d’Europe, dans un brassage passionnant de nationalités et de cultures qui ont changé ma vie. Et j’ai surtout eu la chance d’aller à la découverte, par de nombreux voyages, de la diversité de l’Europe. Je ressens profondément la devise de l’Union  : «  Unis dans la diversité  ». C’est la somme de nos histoires, de nos différences, de nos cultures, de nos paysages qui fait la force de l’Europe. L’Europe, pour moi, est d’abord une émotion. Je ne peux entendre L’Hymne à la Joie sans frisson, ni regarder le drapeau européen sans fierté. Pour paraphraser François Mitterrand, la France est ma patrie, l’Europe est mon avenir. Et plus encore celui de mes enfants.

 

« C’est la somme de nos histoires, de nos différences,

de nos cultures, de nos paysages qui fait la force

de l’Europe. Tout cela je ne le proclame pas

simplement, je l’ai vécu et le vis au quotidien. »

 

Je n’ai pas dévié durant ces quarante années  : l’Europe a été et reste le cap. J’ai été à un moment passionnant de ma vie un acteur de ce combat. Comme député. J’aurais voulu l’être comme Commissaire européen aux Droits de l’Homme. Il ne s’est pas fallu de grand-chose. C’est la vie. Aujourd’hui, je suis juste un père de famille qui espère passer le témoin, partager la passion, en un mot y croire, encore et toujours. Des cubes, je suis passé aux cercles, aux cercles concentriques. Il y a le premier cercle, celui des droits et libertés, de la démocratie et de l’État de droit. C’est le Conseil de l’Europe et ses 47 États membres. Il y a le second cercle, celui de l’Union européenne, des libertés de circulation et des 28 Etats membres. Et il y a le troisième cercle, celui de la zone Euro, qui doit être un espace économiquement, socialement et environnementalement intégré. Faire vivre ces 3 cercles, développer la zone Euro dans une perspective humaniste, progressiste et de justice, c’est le combat, c’est l’espoir et c’est l’avenir.

 

« Aujourd’hui, je suis "juste" un père de famille

qui espère passer le témoin, partager la passion,

en un mot y croire, encore et toujours. »

 

Pierre-Yves Le Borgn Européennes

 

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6 mai 2019

« Les quatre enseignements des élections législatives en Espagne », par Anthony Sfez

Le 28 avril le peuple espagnol, appelé aux urnes pour renouveler ses Cortes Generales, a accordé la plus grande part de ses suffrages exprimés aux socialistes menés par le chef du gouvernement sortant Pedro Sánchez. Mais la majorité dont il dispose à ce jour (35% des sièges du Congrès des députés pour le PSOE) est loin de lui assurer une assise parlementaire confortable pour agir. Quels enseignements tirer de ce scrutin ? J’ai la joie, une fois de plus, d’accueillir dans ces colonnes le fidèle Anthony Sfez, jeune doctorant et ex-pensionnaire de la Casa de Velázquez devenu fin connaisseur de la question catalane et, plus généralement, de la politique en Espagne. Son texte, limpide et éclairant, pose bien les enjeux. Merci, Anthony. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

Pedro Sanchez

Le chef du gouvernement espagnol Pedro Sánchez. Illustration : REUTERS/Javier Barbancho.

 

« Les quatre enseignements des

élections législatives en Espagne »

Par Anthony Sfez, le 3 mai 2019.

 

1) La renaissance du PSOE

« Ce renouveau, le PSOE le doit en grande partie à

Pedro Sánchez, homme politique qui a la singularité

de s’être construit politiquement en radicale

opposition à l’establishment de son parti. »

On pensait le PSOE mort et définitivement enterré après les élections de juin 2016 où il n’avait obtenu que 85 sièges sur 350. Loin, très loin, des heures de gloire du PSOE du «  légendaire  » Felipe González qui en obtenait, lors des élections législatives de 1982, plus de 200. Ce déclin semblait par ailleurs s’inscrire dans la tendance européenne qui semble être à l’inexorable décadence des partis sociaux-démocrates. Le Parti socialiste français, aujourd’hui moribond, n’est-il pas l’exemple le plus criant  ? Mais le PSOE a su, contre toute attente, renaître de ses cendres et échapper au destin qui semblait lui être promis en se hissant largement en tête du scrutin du 28 avril dernier qui a porté 123 des siens au Congrès des députés. Ce renouveau, le PSOE le doit en grande partie à Pedro Sánchez, homme politique qui a la singularité de s’être construit politiquement en radicale opposition à l’establishment de son parti. C’est clairement la stratégie d’intransigeance de Pedro Sánchez à l’égard de la droite, stratégie laborieusement imposée aux cadres de son parti, qui a permis au PSOE de s’imposer. Cette stratégie, elle se manifeste dès fin 2016 lorsque Pedro Sánchez renonce à son mandat de député, car il s’opposait catégoriquement à la consigne de vote des instances dirigeantes du PSOE qui, pour mettre fin à la crise d’ingouvernabilité de l’Espagne, sommait à ses élus, en arguant de la raison d’État, de s’abstenir lors du second vote d’investiture de M. Rajoy afin de permettre à ce dernier de former un gouvernement. Après avoir dénoncé cette compromission avec la droite jugée par lui inacceptable, Pedro Sánchez repart à la conquête de son mouvement et parvient à se faire élire secrétaire général du PSOE en battant l’andalouse Susana Díaz, pourtant soutenue par les pontes du parti. Après cette victoire interne, Sanchez part cette fois-ci de nouveau à la conquête du pouvoir gouvernemental et, toujours en application de sa stratégie de l’intransigeance, parvient à convaincre un à un les cadres du PSOE de déposer, en cours de législature, une motion de censure dit constructive contre le conservateur M. Rajoy. Le succès de cette dernière lui ouvre les portes du pouvoir, mais dans des conditions loin d’être idéales. La succès de la motion, Sánchez la doit en effet au soutien des partis indépendantistes catalans, soutien dont il avait besoin pour se maintenir au pouvoir. Dans ces conditions, le leader socialiste prenait un grand risque. L’électorat n’allait-il pas lui reprocher de remettre entre les mains des indépendantistes l’avenir de l’Espagne  ? Ce coup de poker s’est finalement avéré gagnant. En arrivant au pouvoir, les socialistes étaient au plus bas dans les sondages. Ces quelques mois de gouvernement les ont clairement revigorés. Ils ont permis de redonner le sentiment aux Espagnols que le PSOE était encore crédible en tant que parti de gouvernement. Les attaques, parfois grotesques tant elles étaient excessives de ses concurrents de Ciudadanos et du PP, n’ont guère convaincu les Espagnols qui n’ont pas vu dans Pedro Sánchez le pourfendeur de l’unité de l’Espagne que la droite dépeignait. C’est d’ailleurs précisément parce qu’il a encore et toujours refusé de céder sur la question de l’autodétermination de la Catalogne que Sánchez a fini par tomber. L’enjeu pour le socialiste à présent est de parvenir à former un gouvernement. Ce qui, comme on va le voir plus bas, n’est pas une mince affaire.

 

2) La déchéance du PP

« Sa stratégie droitière, dite de l’intransigeance, et en réalité

de la discorde, n’a guère convaincu dans une Espagne

aujourd’hui très majoritairement désireuse de dialogue

et non de confrontation avec la Catalogne. »

L’autre enseignement de ces élections, c’est la chute spectaculaire du Parti populaire (PP). Elle est loin l’époque dorée du PP de Mariano Rajoy qui avait pu, entre 2011 et 2015, gouverner l’Espagne en solitaire avec 186 sièges. Le PP tombe aujourd’hui à 66 sièges. Certes, le parti conservateur arrive en deuxième position ce qui, dans l’absolu, n’est pas un si mauvais résultat. Mais il perd tout de même plus de la moitié de ses sièges par rapport au scrutin précédent et, surtout, enregistre de très loin son plus mauvais score depuis sa fondation. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette débâcle électorale plutôt inattendue, du moins par son ampleur. D’abord, les affaires de corruption qui empoisonnent la vie politique espagnole depuis des décennies. Si M. Rajoy est tombé début 2019 à l’initiative de M. Sánchez, si ce dernier a pu convaincre les cadres du PSOE qu’il fallait impérativement déposer une motion de censure contre le gouvernement du PP, c’est surtout à cause d’une condamnation en justice visant directement le parti conservateur dans une affaire de corruption généralisée dite «  caso Gürtel  ». Précisons que ce ne sont pas seulement des individus rattachés au PP qui ont été mis en cause par le juge mais, aussi, le parti lui-même. Depuis cette condamnation intervenue au cours du mandat de M. Rajoy, les Espagnols n’avaient pas eu l’occasion de s’exprimer dans les urnes. C’est chose faite à présent et on en voit les conséquences électorales pour le PP. Mais il y une autre raison, celle-ci plus politique, qui explique cette bérézina électorale. Cet autre facteur, c’est la stratégie du jeune Pablo Casado, théorisée en arrière-plan par José-Maria Aznar, l’ancien Premier ministre du PP de 1996 à 2004. Cette stratégie, c’était celle de la droitisation affirmée et affichée qui avait permis à Casado de s’imposer dans les élections internes au PP. Pour enrayer la percée de Vox, il fallait, affirmait le mentor de Pablo Casado et Pablo Casado lui-même, adopter un discours fort sur la question migratoire, sur la baisse des impôts mais, aussi et surtout, sur la question territoriale, c’est-à-dire sur la question catalane. Casado, suivant sur ce point Vox, était allé jusqu’a laissé entendre qu’il était disposé à placer, en appliquant l’article 155 de la Constitution, la Catalogne indéfiniment sous tutelle voire même à interdire les partis indépendantistes, deux propositions radicalement anticonstitutionnelles. Cette stratégie dite de l’intransigeance, en réalité de la discorde, n’a guère convaincu dans une Espagne aujourd’hui très majoritairement désireuse de dialogue et non de confrontation avec la Catalogne. Par ailleurs, dans ce rôle de défenseur viril de l’Espagne contre les «  séparatistes  », le leader de Vox, Santiago Abascal, s’est montré bien plus convainquant que son concurrent du PP. En somme, les Espagnols partisans d’une droite dure ont préféré l’original à la copie. En plus de ne pas avoir su gagner les voix de la droite «  dure  » qui se sont donc tournées vers Vox, Casado s’est coupé de celles du centre droit. Les électeurs de centre droit, fuyant son discours «  derechista  » (droitisant), se sont, en effet, tout naturellement réfugiés chez son concurrent du centre droit incarné par Ciuadanos dirige par Albert Rivera qui talonne désormais, avec ses 57 sièges, le PP et qui ainsi en passe de réussir son pari  : substituer le PP comme parti hégémonique de la droite espagnole comme il l’a d’ores et déjà fait en Catalogne.

 

3) L’éclosion de Vox

« Si cette percée est inédite, son score, relativement faible,

révèle aussi que la société espagnole demeure moins sensible

que d’autres sociétés européennes à la rhétorique autoritaire,

encore largement associée au régime franquiste... »

Avant les élections andalouses de fin 2018, Vox était encore largement inconnu du grand public. Aux dernières élections législatives nationales de 2016, il réalisait ainsi un score anecdotique de 0,2%. Ce parti de droite radicale dont les thématiques favorites sont la lutte contre l’immigration (surtout musulmane), contre le «  féminisme radical  » et contre la décentralisation politique fait pourtant aujourd’hui son entrée au Parlement en obtenant 10% des suffrages, score qui lui permet d’obtenir 24 députés. Le facteur qui a propulsé Vox sur le devant de la scène médiatique nationale, c’est son succès inattendu lors d’élections régionales en Andalousie de décembre 2018. Porté par la crise catalane qui a fait craindre une dislocation de l’Espagne, mais aussi par l’arrivée d’un nombre records de migrants illégaux sur les plages andalouses en 2018, il réussissait, contre toute attente, à faire entrer douze députés au Parlement andalou. Suite à quoi il concluait une alliance législative, toujours dans un cadre régional, avec le PP et Ciudadanos, ce qui lui permettait de connaitre, en quelques jours seulement, une sorte de «  banalisation expresse  ». En Espagne, il n’y a guère eu de «  front républicain  » et l’union de toutes les droites s’est faite assez facilement, presque naturellement, ce qui n’est pas si surprenant que cela lorsque l’on sait que Vox est issu d’une rupture d’avec le PP. Vox était ainsi à peine apparu sur la scène politique qu’il devenait, pour le reste de la droite, un parti parfaitement fréquentable. Au point que Pablo Casado émit l’hypothèse, quelques jours avant les élections du 28 avril dernier, qu’il y ait des ministres de Vox au sein d’un éventuel futur gouvernement de coalition des droites. Finalement la droite ne l’a pas emportée et l’irruption de Vox au Parlement espagnol fut moins spectaculaire que prévu. On est loin des 16% et des plus de 50 sièges que prédisaient certains sondages. La mobilisation massive de l’électorat espagnol, qui dépasse les 70% de participation, a, sans doute, beaucoup joué en la défaveur de Vox. Avec ces 24 députés et ces 10 % de suffrages exprimés obtenus, Vox n’est donc pas, comme l’ambitionnait Santiago Abascal, la troisième force politique du pays. Le parti de droite radicale reste en effet très loin derrière les deux principaux partis traditionnels – le PP et le PSOE – et relativement loin derrière les deux autres partis qui ont émergé dans les années 2010  : Podemos et Ciudadanos. Si l’arrivée de Vox au Parlement demeure un événement important - c’est la première fois que la droite radicale dispose en Espagne d’une représentation parlementaire depuis la transition démocratique - son score finalement relativement faible révèle aussi que la société espagnole demeure moins sensible que d’autres sociétés européennes à la rhétorique autoritaire qu’elle associe encore au régime franquiste dont la mémoire demeure très vive.

 

4) Une donnée constante : l’ingouvernabilité

« L’avenir d’un nouveau gouvernement Sánchez semble

devoir reposer, encore et toujours, sur sa capacité à intégrer

les indépendantistes catalans au jeu national, pour s’en

servir comme force d’appoint et former une majorité. »

Mais l’enseignement fondamental de ces élections ce n’est ni la renaissance du PSOE, ni la déchéance du PP, ni l’éclosion de Vox. L’enjeu de ces élections n’était, en réalité, pas tant de savoir qui allait gouverner que de déterminer si l’Espagne serait, enfin, de nouveau gouvernable. Force est de constater à l’issue de ce scrutin que l’Espagne, élection après élection, continue de s’enliser dans l’ingouvernabilité. La crise catalane y est pour beaucoup. Avant le début de la crise territoriale, les députés catalanistes servaient, en effet, de force d’appoint à la gauche comme à la droite. Aucune force politique ne se privait de pactiser avec eux lorsque leur soutient était nécessaire pour gouverner. Et si ce soutien donnait à l’époque naissance à des gouvernements stables, c’est parce que les nationalistes catalans n’avaient, en ce temps, pas les revendications qu’ils ont aujourd’hui. Ils se contentaient alors de troquer contre leur soutien quelques promesses en termes d’approfondissement de l’autogouvernement de leur Communauté autonome. Les exemples sont nombreux. En 2004, le socialiste José-Luis Zapatero était parvenu au pouvoir, et sans encombre jusqu’au bout de son mandat, grâce au soutien décisif des députés catalanistes en échange de la promesse formelle faite à ces derniers de réviser le statut d’autonomie de la Catalogne. Avant, en 1996, c’était le conservateur José-Maria Aznar qui était parvenu au pouvoir grâce au soutien des catalanistes, à l’époque dirigés par Jordi Pujol, à qui il avait promis des transferts de compétences. Bref, la stabilité politique du système politique espagnol reposait, dans une grande mesure, sur l’intégration des partis catalanistes au dit système. C’est cet équilibre qui est brisé depuis la Sentence 31/2010 relative au Statut d’autonomie de la Catalogne et qui explique, bien plus que la fin du bipartisme, la crise d’ingouvernabilité de l’Espagne. Nous ne disons pas que l’Espagne n’aura pas de gouvernement d’ici quelques semaines, mais que ce gouvernement, s’il parvient à être formé, ne bénéficiera pas, en toute hypothèse, d’une majorité parlementaire solide et cohérente, condition indispensable de la stabilité politique. On l’a vu, Pedro Sánchez et les socialistes ont gagné les élections. Mais le socialiste ne dispose pas de majorité absolue, il en est même très loin, se situant exactement au même niveau en termes de nombre de députés que Mariano Rajoy lors des élections de décembre 2015 qui, rappelons-le, avait échoué à cette époque à former un gouvernement ouvrant ainsi la voie à de nouvelles élections. Pour éviter qu’un tel scénario ne se reproduise, le PSOE va donc impérativement devoir trouver des alliés. Cela n’est pas, en soit, problématique. Une alliance, fondée sur un programme de gouvernement clairement préétabli et négocié de bonne foi entre des partis politiques différents peut parfaitement accoucher d’une majorité parlementaire tout à fait stable. Le problème étant qu’en l’occurrence le PSOE n’a pas véritablement d’allié potentiel. Ciudadanos semble avoir catégoriquement exclu toute alliance et tout soutien. Certes, il y a Podemos. Mais même avec le soutien de Podemos, le PSOE demeure à 11 sièges de la majorité absolue. Où trouver les sièges manquants  ? Il y a bien quelques petits partis ici ou là, notamment le PNV, mais même avec le soutien de ces derniers, Pedro Sánchez demeure, dans le meilleur des cas, à un siège de la majorité absolue. Le socialiste va donc avoir besoin, en toute hypothèse, du soutien direct ou indirect des indépendantistes catalans, ce qui le mettrait finalement dans une situation peu ou prou similaire à celle d’avant les élections.

 

Anthony Sfez

Anthony Sfez est doctorant en droit public et attaché temporaire

d’enseignement à l’Université Paris 2 Panthéon Assas.

 

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25 janvier 2019

François Delpla : « Pétain fut longtemps la dupe d'un Hitler qu'il n'a jamais vraiment su cerner »

L’historien François Delpla travaille sans relâche, depuis une trentaine d’années, sur la Seconde Guerre mondiale et le pouvoir nazi. Il compte aujourd’hui parmi les grands spécialistes français de l’époque, qui estime-t-il demeure très méconnue, y compris des historiens, parce qu’entachée de nombreuses zones d’ombre que la recherche seule pourra, peut-être, lever un jour. Auteur de plusieurs ouvrages sur le conflit et ses perpétrateurs en chef, il vient de s’attaquer, avec son dernier opus en date Hitler et Pétain (Nouveau Monde, 2018), à un sujet des plus explosifs : les coulisses de la collaboration française avec l’occupant, soit à peu près la page la plus touchy de notre histoire récente.

M. Delpla se base sur tout ce qui a été fait antérieurement, par lui et par d’autres, et sur des éléments nouveaux, pour analyser les rapports de force et les responsabilités de chacun, à Vichy et ailleurs. Sa thèse, à chaque fois étayée, par des faits solides comme par des hypothèses, s’éloigne à la fois de celles d’un Robert Paxton ou d’un Éric Zemmour : il considère que Paxton a surestimé les marges de manoeuvre de Pétain et sous-estimé le poids du joug allemand sur l’ « État français » du vieux maréchal ; il ne prête guère foi non plus à la thèse de l’inévitabilité de l’armistice, dont il lit les effets pervers, et estime que la thèse du « bouclier » et de l« épée », chère à Zemmour comme à bien d’autres avant lui, est inopérante (parce qu’elle supposerait un pouvoir que l’auteur ne prête pas à Pétain).

En somme, pour François Delpla, tout, s’agissant des grandes décisions imputées au gouvernement de la zone dit « libre », s’est fait sous contrôle étroit de l’appareil nazi, lui-même clairement aux mains de son décidément habile Führer. Vichy, un État fantoche, responsable de rien ou presque ? Puisse cet ouvrage, passionnant et dont je vous recommande chaleureusement la lecture, être versé parmi les pièces des débats futurs, qu’on espère moins hystérisés mais davantage éclairés, pour appréhender l’histoire de la seule manière qui tienne : avec intelligence et sérénité. Une interview exclusive (20-21 janvier) Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Hitler et Pétain

Hitler et Pétain, Nouveau Monde, novembre 2018.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

François Delpla : « Pétain fut longtemps

la dupe d’un Hitler qu’il n’a jamais

vraiment su cerner »

 

François Delpla bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions autour de votre nouvel ouvrage, Hitler et Pétain, paru aux éditions Nouveau Monde en novembre 2018. Pourquoi ce choix ?

pourquoi "Hitler et Pétain" ?

Ce livre est une sorte de clé de voûte, au point de rencontre de mes études sur le nazisme (dont la seule bio française de Hitler en 1999 et une synthèse sur le Troisième Reich en 2014) et de mes ouvrages sur la défaite française de 1940 et ses conséquences (notamment le Montoire de 1996, le 18 Juin de 2000 et le Mandel de 2008). Autant d’études utiles pour tenter de cerner la part du chef nazi dans les décisions du maréchal que la défaite avait porté à la tête de la France.

 

Les lacunes de l’historiographie et autres zones d’ombre sont-elles encore nombreuses quant à cette période ?

lacunes de l’historiographie

Les lacunes ? Elles béent ! Et la plupart des études bêlent, du moins sur l’essentiel. Je veux dire qu’au-dessus d’analyses de détail souvent novatrices et pertinentes, elles répètent quelques slogans moutonniers en lieu et place d’une logique cohérente. Et malheureusement, si on le fait remarquer aux auteurs, il leur reste la ressource de répliquer que l’histoire n’est pas toujours logique. C’est assez vrai en général, mais incongru s’agissant de toute histoire où Hitler joue un rôle prépondérant.

 

« Les lacunes ? Elles béent ! »

 

Hitler, à partir de la Grande Guerre, témoignait volontiers du respect pour Pétain. Comment le chancelier du Reich a-t-il reçu la nomination de Pétain à la tête du gouvernement français, le 17 juin 1940 ?

Hitler, du respect pour Pétain ?

Le respect, Hitler n’en a que pour ses lubies et son programme, tout le reste n’est qu’instrument ou matériau. Le 17 juin 1940, on ignore sa réaction à la nomination de Pétain. En revanche, sa joie à l’annonce de la demande d’armistice est notoire. Il faut dire que, comme tout le monde (c’est le cas de le dire), il n’envisage pas que l’Angleterre puisse continuer seule la lutte. Une période de paix s’ouvre donc, pendant laquelle un octogénaire ne saurait s’incruster à la tête de la France.

 

Sa nomination a-t-elle pu être de nature à pousser Hitler à une plus grande clémence dans ses conditions d’armistice ?

vers un armistice...

Les conditions d’armistice, élaborées entre le 17 et le 21 juin, sont calculées avant tout pour pousser l’Angleterre à se résigner : l’armistice enchaîne la France au char allemand, le fait de lui substituer une paix générale permettrait à Londres de reprendre des relations avec Paris, sur tous les plans, et éloignerait les canons allemands des falaises de Douvres.

 

Que sait-on de la manière dont Pétain a observé, dès le début des années 30, la prise de pouvoir par Hitler et sa clique nazie, puis l’affirmation de plus en plus forte de leurs ambitions, au-dedans comme au-dehors, jusqu’en 1939 ?

Pétain et la montée du péril nazi

Pas grand-chose. Rien n’indique qu’il distingue le traditionnel « danger allemand » d’un danger nazi spécifique, ni qu’il ait fait le moindre effort pour analyser ce dernier. 

Certes, comme on le sait depuis peu, il réagit vigoureusement aux brusques atrocités de la nuit de Cristal (9-10 novembre 1938). Mais il est douteux qu’il mesure la place, dans la politique allemande de l’heure, d’un antisémitisme obsessionnel et exterminateur. Il est au contraire probable que ce ne soit pour lui qu’un signe de plus d’une « barbarie » intemporelle, et que l’événement ne l’aide pas à voir en Hitler autre chose qu’un excité brouillon.

 

« Pétain n’a probablement pas vu en Hitler

bien davantage que l’image de l"excité brouillon". »

 

Quelle lecture faites-vous de la déroute de 1940, pour ce qui concerne les responsabilités françaises ? Pétain, qui a assumé diverses fonctions, notamment en matière de planification militaire, durant les années 30, est-il vraiment « tout blanc » en cette affaire des plus traumatisantes ?

Pétain et la défaite de 1940

J’ai peu de goût pour la querelle « franco-française » où l’on sanctifie le courage, devant les juges de Riom, de Blum et de Daladier défendant crânement leur politique de réarmement de 1936-1939, tout en mettant en accusation le maréchal devenu chef de l’État français pour sa gestion du ministère de la Guerre en 1934. De fait, Pétain s’était alors docilement coulé dans les restrictions budgétaires du gouvernement Doumergue. Mais ni les uns ni les autres ne regardaient en face cette évidence : l’Allemagne réarmait à toute vapeur sous la conduite d’un dictateur talentueux dont la France était, chronologiquement, la cible première.

 

Dans vos précédents ouvrages, vous avez affirmé plusieurs fois la thèse suivante : ne nous trompons pas, Hitler est bien à la tête et au cœur du dispositif décisionnel nazi. Dans le livre qui nous intéresse aujourd’hui, vous insistez sur la force du joug et de l’influence allemands sur la France, y compris en zone « libre ». Et vous remettez en cause l’approche de Robert Paxton, estimant, pour schématiser, qu’il a surestimé la liberté d’action du gouvernement établi à Vichy. Concrètement, par quels moyens d’action, visibles ou plus discrets, l’Allemagne nazie a-t-elle pesé sur la France administrée par l’ « État français » de Pétain ?

Paxton et la « zone libre »

Vous dirigez la troisième puissance du monde (après l’Angleterre et les États-Unis) et occupez militairement la quatrième pendant quatre ans, dans un conflit mondial qui tourne de plus en plus mal pour vous… à commencer par l’irritante et angoissante poursuite de la guerre par l’Angleterre malgré la chute du bastion français. De surcroît vous êtes un dictateur, et devez dompter un peuple profondément républicain. Et vous allez, comme ose l’écrire Paxton, vous désintéresser de sa politique intérieure pendant « au moins deux ans » ?

Vous avez raison de mettre des guillemets à la zone « libre ». L’adjectif ne peut s’appliquer décemment qu’à la France libre dirigée par de Gaulle, même si Hitler lui porte quelques coups douloureux. Par exemple en induisant la vigoureuse réaction vichyssoise à sa tentative de s’installer à Dakar, le 24 septembre 1940.

 

« Qui peut croire sérieusement, comme l’a écrit

Paxton, que Hitler se soit désintéressé

de la politique intérieure française

pendant "au moins deux ans" ? »

 

Quels sont les hommes de Hitler ayant eu une influence décisive sur la France non-occupée ? On pense notamment à l’ambassadeur d’Allemagne Abetz, qui d’autre ?

les hommes du Führer

Avant tout Werner Best, le troisième homme dans l’organigramme des SS et le co-fondateur du SD avec Heydrich, qui passe pour brouillé avec ce dernier et laisse croire qu’il est nommé à Paris, le 1er août 1940, par l’effet d’une disgrâce. Il a effectivement, dans l’organigramme du commandement militaire, deux gradés au-dessus de lui, mais il les domine de la tête et des épaules, notamment sur le plan de la politique antisémite.

Je mets également en lumière le rôle de Rudolf Rahn, un diplomate orfèvre qui est théoriquement le n° 3 de l’ambassade, derrière Abetz et Schleier. Et celui de Charles Bedaux, alors un célèbre milliardaire né français et naturalisé américain, qui effectue au moins, de la part de Hitler, une mission des plus délicates pour contrôler le général Weygand en décembre 1940, dans les remous induits par le renvoi de Laval. Je cerne aussi, par exemple, le rôle du juriste Friedrich Grimm dans l’arrêt, en douceur, du procès de Riom en mars-avril 1942, celui de Göring dans le retour au pouvoir de Laval, etc. Avec, dans chaque cas, des preuves documentaires de l’implication de Hitler… par ailleurs indubitable d’un point de vue organisationnel, tant ces manœuvres sont délicates et requièrent un pilote unique.

 

Vous expliquez très bien que, contrairement à tout ce qui se trouvait à l’est du Reich, Hitler ne souhaitait pas tant asservir la France que la diminuer, pour qu’elle ne puisse plus jamais prétendre à la domination du continent européen. Et indiquez même que, souhaitant atteindre un rapprochement favorable avec le Royaume-Uni, le dictateur aurait été prêt, pour acte de bonne volonté, à renoncer à l’Alsace-Lorraine. Dans les faits, a-t-il jamais traité la France comme un partenaire plutôt que comme un État-client ?

la France dans l’Europe hitlérienne

Il la traite avant tout comme un ennemi à sa merci et à la manière d’un dompteur : le fouet n’est jamais loin mais on s’en sert le moins possible… ce qui présente, entre autres avantages, celui de permettre à Pétain de se peindre ou d’être peint en sauveur, jusque dans les proses d’un Eric Zemmour en 2018 !

Dompter, c’est aussi flatter. Hitler sait laisser à la France des satisfactions mineures, qui ne touchent pas à l’essentiel, par exemple en matière de littérature (Sartre ou Camus, insoupçonnables de sympathies nazies, sont publiés librement à l’égal de Céline ou de Chardonne) ou de mode vestimentaire féminine (Goebbels est bridé dans son souhait initial que Berlin éclipse Paris).

L’Angleterre ? Oui, Hitler espère jusqu’au bout s’attirer ses bonnes grâces en l’amenant à éliminer Churchill. C’est l’une des raisons de sa relative mansuétude envers la France.

 

« Hitler espère jusqu’au bout s’attirer les bonnes

grâces de l’Angleterre en l’amenant à éliminer

Churchill. C’est l’une des raisons de sa relative

mansuétude envers la France. »

 

J’avais avant lecture de votre livre, quelques idées reçues : un Pétain réactionnaire à l’intérieur (plutôt d’ailleurs pour la vie des autres que pour la sienne) et collaborateur plus résigné qu’enthousiaste, un Pierre Laval pour lequel ce serait plutôt le contraire (homme venu de la gauche, prêt à des compromissions déshonorantes au nom d’un pacifisme acharné), et un Darlan voulant conserver une fenêtre ouverte avec Washington. Dans quelle mesure votre travail d’historien confirme-t-il ces schémas ?

Pétain, Laval, Darlan

Pétain est en perpétuelle recherche du meilleur compromis possible avec l’occupant ; c’est certainement, des trois, celui qui fait le plus abstraction de ses idées personnelles. Darlan a une dent contre les Anglais et dans le monde anglo-saxon c’est plutôt, effectivement, vers l’élément américain qu’il se tourne. Laval, le seul des trois qui soit un politicien de métier, retrouve un certain nombre de ses marques républicaines après l’année 1940, au cours de laquelle il avait déployé des efforts de nazification censés lui attirer les bonnes grâces de l’occupant. Mais tous trois sont avant tout satellisés par un Hitler soucieux de violer la France avec son consentement.

 

Dans le même ordre d’idées, considérez-vous que Pétain, Laval et les autres ont violé par leurs actes ultérieurs, et par la manière même dont ils l’ont sollicité, le mandat qui leur fut accordé par les parlementaires de la Troisième République, le 10 juillet 1940 ? Thèse qui seule puisse garantir, en plus de sa légitimité politique qui ne fait aucun doute, un fondement légal à l’annulation, à la Libération, de l’acte constitutionnel établissant le régime dit « de Vichy » ?

10 juillet 1940 : la république violée ?

Ce mandat lui-même est un mythe, nazi de surcroît ! L’assemblée nationale siégeant à Vichy est déjà une mascarade dictatoriale, permise sinon imposée par l’ennemi. L’exécutif écrase le législatif, en omettant de convoquer les opposants potentiels les plus virulents (les passagers du Massilia), souvent juifs qui plus est (Mandel, Zay, Mendès France, Lazurick…), et en imposant la teneur et le rythme des débats, ce qui tranche par rapport aux moeurs de la Troisième ! Du reste le mandat principal, celui de rédiger une constitution, n’est pas rempli parce que l’occupant y met violemment obstacle, le 13 novembre 1943, et que Pétain s’incline.

 

« Le mandat principal, celui de rédiger une

constitution, n’est pas rempli parce que l’occupant

y met violemment obstacle, le 13 novembre 1943,

et que Pétain s’incline. »

 

Vous laissez entendre dans votre livre, élément pouvant surprendre, que Hitler se serait fort bien accommodé d’une continuation (certes « épurée ») de la république en France non-occupée : misant en ce cas sur une division accrue du pays, il n’aurait eu que davantage de jeu pour la « tenir en laisse ». N’y a-t-il eu aucune exigence nazie quant à la forme, et à l’exercice du nouvel État français ?

Hitler et la forme de l’État français

Aucune. Cependant, il y a, comme toujours, des suggestions et des manipulations. À certains moments et par certaines bouches, l’occupant semble souhaiter un renversement de la République. Mais au lendemain, et même à la veille, du vote du 10 juillet 1940, la propagande de Goebbels se gausse des Français qui «  jouent au fascisme  » et déclare que le Reich n’est pas dupe ! La division du pays, empêchant toute réaction unitaire aux menées allemandes, est bien le maître mot de la politique d’occupation.

 

Quels autres noms, certainement moins connus, faut-il retenir parmi ceux qui gravitaient autour de l’État français de Pétain, pour mieux appréhender l’époque dans toute sa complexité ?

les hommes de Vichy

Essentiellement Pierre Pucheu qui, pendant ses neuf mois au ministère de l’Intérieur, développe une politique personnelle qui aurait pu être fructueuse… si Hitler n’avait pas été Hitler : redoubler d’anticommunisme tandis que le Reich piétine en Russie, pour l’amener à penser qu’il pourrait confier à la France le créneau de sa défense occidentale. Le livre de Gilles Antonowicz, le premier qui étudie de près le personnage, manque complètement cet aspect des choses.

J’aborde de façon nouvelle le cas Weygand, sur lequel règne encore de manière écrasante un tabou : ce général se distingue certes, dans le haut personnel vichyssois, par son tropisme anti-allemand… sauf le premier mois, pendant lequel il est aussi résigné, et aussi pessimiste sur les chances d’une victoire anglaise, que Pétain, Laval ou Darlan. Le livre récent de Max Schiavon, Weygand l’intransigeant, est, comme l’indique son titre, aveugle sur ce point.

J’éclaire aussi, notamment grâce à ses archives personnelles, le rôle d’Henry du Moulin de Labarthète, chef du cabinet civil de Pétain pendant les deux premières années et adversaire assez conséquent des tentatives de collaboration de Darlan à la fin de son ministère, d’où sa disgrâce exigée par Berlin.

 

Comment qualifier la politique étrangère chapeautée par le maréchal Pétain durant son temps d’influence effective à la tête de l’État français ?

les affaires étrangères de Pétain

Il mange à tous les râteliers mais… surtout à l’allemand, et constamment sous le contrôle de Hitler. D’autre part, il essaye de profiter des difficultés croissantes du Reich (les différentes versions, de plus en plus républicaines, de sa constitution en témoignent) mais le Führer anticipe ses manœuvres, ou y réagit promptement.

Il était tout disposé à s’allier avec le Reich, notamment au moment de Montoire (octobre 1940) et des protocoles de Paris (mai-juin 1941), et encore en janvier 1942.

 

« À plusieurs moments (octobre 1940, mai-juin 1941

ou encore janvier 1942), Pétain fut disposé

à s’allier avec le Reich. »

 

Quelles sont les décisions ignominieuses qui ont été prises « en liberté » par le régime installé à Vichy ?

liberté d’(ex)action

Il me semble impossible de répondre. Berlin investit et gouverne Vichy d’une manière très serrée, sur laquelle il reste sans doute beaucoup à découvrir. Le jeu de Hitler consiste à obtenir que Pétain se discrédite (pour pouvoir cuisiner la France à sa sauce sans devoir composer avec un chef prestigieux) tout en lui conservant un minimum d’autorité : un savant dosage est indispensable, qui suppose un contrôle de tous les instants.

 

Est-ce que, sur le plan de la classification politique, vous positionneriez le régime dit de Vichy comme un régime fasciste, ou bien comme un régime autoritaire plus classique, de type paternaliste ?

quel régime à Vichy ?

Pour des raisons déjà dites, je ne vois pas là un régime. De Gaulle avait à mon avis raison de parler (dès la fameuse affiche intitulée « La France a perdu une bataille… ») de « gouvernants de rencontre » et de rappeler une formule de Napoléon : « Un général tombé au pouvoir de l’ennemi n’a plus le droit de donner des ordres ».

 

Pétain a-t-il réellement songé à rejoindre la France libre en Afrique, et si oui qu’est-ce que cela aurait changé selon vous ?

Pétain avec la France libre ?

Oui. Tout ! Du moins la première fois, que j’ai découverte en 2008 et racontée dans le livre sur Mandel. Ce prisonnier, Paul Reynaud et d’autres hommes politiques de la Troisième, internés par Pétain pendant sa danse du ventre initiale de l’été 40, sont brusquement mis en route vers Alger le 31 décembre 1940. L’équipée avorte à mi-parcours et s’achève à Vals-les-Bains. Ce signe et d’autres montrent que la décision de départ était prise, à l’invitation de Churchill, dans la foulée du renvoi de Laval et de la crise consécutive des rapports vichysso-germaniques. Si Darlan, Chevalier et quelques autres ministres n’avaient pas mené auprès du maréchal une contre-attaque vigoureuse et victorieuse, Hitler était fini, et le nazisme plus encore : obligé de poursuivre les fugitifs, il se serait enlisé à l’ouest, aurait mortellement fâché les États-Unis, recréant la situation de 1917, et aurait dû dire adieu à l’opération Barbarossa, fruit de son racisme et pilier de son programme.

Une deuxième velléité se produit en novembre 1942, au lendemain de l’invasion alliée en Afrique française du nord (AFN). Si Pétain s’était alors envolé vers Alger, les conséquences auraient surtout été « franco-françaises », de Gaulle ayant plus de mal à s’imposer à la Libération. Pour continuer à dominer et à pressurer la métropole, Hitler n’aurait pas pu se conduire beaucoup plus brutalement qu’il ne l’a fait, Pétain étant présent ; il aurait sans doute passé des compromis avec Laval… ou avec n’importe qui. Mais il était bien plus confortable pour lui de garder Pétain… et il a tout fait pour cela, y compris en agitant la menace de tout casser s’il s’en allait (la menace, récurrente pendant toute l’Occupation, d’une « polonisation » menée par un « gauleiter »).

 

« À la fin du mois de décembre 1940, Pétain a failli

rejoindre Alger. Ce qui aurait largement

compromis les plans de guerre de Hitler. »

 

Pétain a-t-il sincèrement été indisposé par certaines des pires exactions de ses « ultras » - la Milice par exemple ?

Pétain et ses « ultras »

Il s’offre le luxe d’appeler un jour Darquier de Pellepoix, bourreau de Juifs nommé par lui-même, « Monsieur le tortionnaire ». Cela s’appelle prendre ses distances sans les prendre. Il en va de même de la lettre à Laval stigmatisant les crimes de la Milice, le 6 août 1944. Il est peut-être sincèrement indigné mais il a couvert ces exactions, et ne les désavoue que dans le cadre d’un calcul politique (favoriser une transition avec le gouvernement que les États-Unis sont sans doute sur le point d’installer).

 

Après la guerre, les défenseurs de Pétain ont porté cette idée qu’il aurait agi, sinon de concert, en tout cas en une logique commune avec celle de De Gaulle. Cette théorie du « bouclier » et de l’ « épée », reprise récemment par Éric Zemmour,  a-t-elle quelque base solide ?

le « bouclier » et l’ « épée »

Zemmour, après bien d’autres, s’appuie sur l’idée que l’armistice de juin 1940 était inévitable et la poursuite de la guerre à partir des colonies, chimérique. Et sur ce corollaire : l’armistice arrêtait Hitler, sauvait les meubles, permettait la reprise ultérieure du combat. En réalité, il offrait à Hitler un contrôle sur des zones, en particulier coloniales, qu’il n’aurait pu dominer sans renoncer à lui-même, à sa cour au Royaume-Uni et à ses ravages en pays slaves. Surtout, à très court terme, l’armistice franco-allemand mine un peu plus la position de Churchill et son option d’une continuation de la guerre quoi qu’il en coûte. Les « raisonnables » du genre de Halifax, après une courte défaite fin mai, au moment de Dunkerque, relèvent la tête, contactent l’Allemagne, ou tentent de le faire, via la Suède et l’Espagne et conspirent contre Churchill, qui ne retrouvera un peu de confort qu’après la tuerie de Mers-el Kébir et, surtout, après le discours par lequel il la justifie le lendemain. Un massacre dû d’ailleurs non à lui-même mais à une exécution hésitante de ses ordres par l’amiral Somerville.

À l’occasion d’un récent séjour en Suède, j’ai eu l’idée du dernier paragraphe du livre : une comparaison terme à terme entre la situation de ce pays et de celle de la France, le 18 juin 1940. En même temps que Pétain fonce vers l’armistice, le premier ministre socialiste Per Albin Hansson et son ministre des Affaires étrangères conservateur Christian Günther accordent à Hitler, sous la menace d’une invasion, un droit de transit vers la Norvège, qu’ils lui refusaient depuis avril et qui va mettre le trafic allemand à l’abri des coups de la flotte anglaise. Les démarches de Pétain et de Hansson regorgent de points communs, dont le plus important est qu’elles portent simultanément un coup au moral du Royaume-Uni, augmentant les chances qu’il se résigne devant le triomphe allemand. En d’autres termes, que Churchill soit promptement renversé par les « raisonnables » précités.

 

« N’en déplaise à M. Zemmour, l’armistice, plutôt que

de sauver les meubles, a offert à Hitler un contrôle

sur des zones (en particulier coloniales) qu’il n’aurait

pu dominer lui-même, et surtout miné, à court

terme, les positions déjà fragiles de Churchill. »

 

Quelle image vous faites-vous du Pétain des années 1940-45 après cette étude ? A-t-il sacrifié honneur et réputation pour gérer au mieux, de bonne foi, une situation exceptionnellement dégradée, ou bien s’est-il prêté sciemment à un coup d’État revanchard ?

Pétain 1940-45, quel bilan ?

Rappelons que l’accusation, lors de son procès, a finalement renoncé au grief de complot contre la République. Mais rappelons aussi que la justice n’est pas l’histoire : une telle renonciation procède d’une insuffisance de preuves, hic et nunc, devant le tribunal, et non d’une impossibilité définitive de prouver. En fait, les options de politique intérieure et de politique extérieure se mêlent étroitement, pendant le mois qui sépare la percée de Sedan du choix de l’armistice. Pétain, qui a toujours sur le coeur la victoire du Front populaire en 1936 et les mouvements sociaux consécutifs, en vient à réprouver le régime lui-même. Il n’a pas adhéré, en 1937, à la conspiration putschiste de la Cagoule… mais ne l’a pas dénoncée à Daladier, son ministre. Tout cela dépeint une atmosphère et suggère des tentations. Et l’anticommunisme est, pendant toute la période, un solide point commun entre pétainisme et nazisme.

L’habileté de Hitler, si longtemps méconnue, est à la fois disculpante et accablante. Elle était (et reste) difficile à percevoir, mais comme toutes ses dupes, Pétain s’est cru, au moins pendant un temps, le plus malin et c’était faux, malheureusement pour lui et pour son pays. Il disait volontiers qu’il fallait être réaliste et ne pas jouer les chances de la France sur un coup de dés… mais c’est exactement ce qu’il faisait : la victoire allemande, à laquelle il croyait dur comme fer en signant l’armistice et assez longtemps après, n’était qu’une apparence, à grand renfort de mise en scène, et il se laissait éblouir. Il refusait de voir en face non seulement la barbarie d’une vision de l’histoire en termes de lutte des races, mais son improbabilité. Pas plus qu’il ne discernait les obsessions qui obéraient l’intelligence hitlérienne, et notamment l’obsession antifrançaise, égale en intensité à l’obsession antisémite, à défaut d’être aussi meurtrière.

Cela peut s’appeler de la trahison, objectivement. Subjectivement, c’est une autre question, mais est-elle si importante  ?

 

Quels arguments pour inciter ceux que la période intéresse, et ceux même qui la connaissent bien, de s’emparer de votre livre ? En quoi fait-il "avancer le schmilblick" de la connaissance et de la recherche historiques ?

avancées historiographiques

  • Sur le filet tendu par Hitler pour piéger la France, au long des années trente : le journaliste Fernand de Brinon, ami d’Abetz (et futur ambassadeur de Vichy en zone occupée), est utilisé par Hitler pour contacter, et amuser par de bonnes paroles, au moins deux chefs de gouvernement, Daladier en 1933 et Laval en 1935.

  • Sur le premier statut des Juifs (18 et non 3 octobre 1940) :
    * Abetz est perçu dès son arrivée (mi-juin 1940) comme un antisémite qu’il convient de satisfaire sur ce chapitre;
    * il organise dès juillet des manifestations antisémites sur la voie publique;
    * de concert avec Werner Best, il incite dès le mois d’août Vichy à prendre des mesures contre les Juifs;
    * les historiens se sont laissés impressionner par un effet de manche de l’avocat Serge Klarsfeld (plein de mérites par ailleurs), prétendant le 3 octobre 2010 que Pétain était l’inspirateur principal de l’antisémitisme vichyssois et de la dureté du statut, sur la seule foi d’un brouillon annoté par lui ; l’étude de ce texte selon une méthode historique oriente la réflexion dans une direction toute différente : la recherche d'une collaboration en tirant parti de la victoire vichyste à Dakar.

  • Sur la préparation par Vichy d’une expédition militaire contre le Tchad passé à de Gaulle : c’est ce que Pétain entend, à Montoire, sous le vocable de « collaboration » et le projet se concrétise tout à fait sérieusement dans une réunion politico-militaire franco-allemande, le 10 décembre. Hitler a poussé à la roue, puis fait machine arrière, conformément à son orientation politique fondamentalement pro-anglaise, et à son intention de guerroyer en Russie plutôt qu’en Afrique.

  • Sur le renvoi de Laval le 13 décembre 1940 : Hitler a de bonnes raisons de penser qu’en convoquant Pétain à Paris comme un domestique, deux jours à l’avance, pour le « retour des cendres de l’Aiglon », il provoquera une crise majeure entre lui et son principal ministre ; il est le premier à estimer que Laval s’est usé en étant trop complaisant envers lui-même (et Goebbels l’écrit dans son journal), alors qu’il l’y a évidemment encouragé. Mais les choses lui échappent un peu à la fin du mois et il rattrape la situation de justesse en faisant intervenir Charles Bedaux.

  • Sur l’affaire des « gardes territoriaux » accusés d’avoir assassiné des parachutistes allemands en mai-juin 1940, arrêtés par dizaines en zone occupée, condamnés à mort en grand nombre et exécutés, à dose homéopathique, en 1941 : il s’agit d’un des principaux moyens hitlériens de chantage, en liaison étroite avec le sort de Paul Reynaud et de Georges Mandel, prisonniers de Vichy et réclamés plus ou moins énergiquement par le Reich.

  • La première exécution d’un Parisien, Jacques Bonsergent, le 23 décembre 1940, doit également être interprétée comme un chantage de Hitler : il refuse sa grâce à ce passant condamné depuis trois semaines (pour avoir été pris dans une bousculade), à la veille du départ de son train vers la France, où il va prendre en main personnellement l’amiral Darlan.

  • Un autre brouillon annoté par Pétain, en novembre 1941, en prévision de sa rencontre avec Göring à Saint-Florentin le 1er décembre, le montre prêt à signer un traité avec l’Allemagne.

  • Sur la persécution des Juifs :
    * le plasticage de la moitié des synagogues parisiennes dans la nuit du 2 au 3 octobre 1941, est indubitablement une provocation hitlérienne, exécutée par Heydrich et destinée à retirer des mains des militaires la direction des opérations de police, au profit des SS; l’événement doit aussi être mis en rapport avec la nuit de Cristal, prélude à une aggravation de la persécution des Juifs allemands, et avec la haine de Hitler pour la religion juive, trop souvent éclipsée par les massacres alors qu’elle en est une prémisse.
    * le remplacement comme « commissaire aux questions juives » de Xavier Vallat par Darquier de Pellepoix au printemps 1942, prélude au tour de vis imprimé par Bousquet (rafle du Vel d’Hiv, etc.), est nommément réclamé par Werner Best à Brinon, en excipant de « pouvoirs spéciaux », le 21 février.
     
  • Sur le procès de Riom : le coup d’envoi est donné par Abetz lors de sa première rencontre avec Laval, le 20 juillet 1940, racontée par Brinon dans un rapport à Pétain que je publie pour la première fois. Comme je publie le compte rendu de la démarche de Friedrich Grimm pour faire cesser le procès suivant un mode d’emploi précis, à la mi-mars 1942.
     
  • Le diplomate Charles Rochat dénonce aux Allemands, le 11 novembre 1942, le général Weygand qui voulait leur faire tirer dessus lors de leur invasion de la zone sud ; il s’agit moins de traîtrise que d’affolement, et de l’éternel souci vichyssois d’éviter un « bain de sang ».
     
  • L’assassinat de l’influent politicien toulousain Maurice Sarraut par un milicien, le 2 décembre 1943, prend place dans la dernière crise importante des relations entre Hitler et Pétain, ouverte le 13 novembre et conclue fin décembre par l’entrée de miliciens au gouvernement et une sévère épuration des personnels. D’autres meurtres de personnalités de la Troisième République, au demeurant d’origine juive (Marx Dormoy, Victor Basch, Jean Zay, Georges Mandel), ressemblent à des coups de fouet pour faire marcher droit le maréchal, même s’il n’est pas toujours possible, en l’état de la documentation disponible, de prouver l’implication du Führer.
     
  • Le massacre d’Oradour-sur-Glane (10 juin 1944), souvent et laborieusement expliqué par des raisons locales, est beaucoup mieux éclairé si on le replace dans la minutieuse préparation, par l’occupant nazi, d’une réaction au débarquement allié annoncé pour 1944. Il convient notamment de remarquer le voyage de Himmler à Montauban pour y chapitrer la division Das Reich et son chef Lammerding, le 12 avril. Il faut aussi tenir compte de l’écriture à quatre mains (maréchaliennes et hitlériennes) de l’allocution radiodiffusée de Pétain le 6 juin, enregistrée en février : le maréchal y déclare que le débarquement est un nouveau malheur pour la France et que, pour limiter les dégâts, ses habitants doivent se conformer strictement aux ordres allemands. Or, entre le 6 et le 10 juin, la Résistance s’était largement manifestée, ce qui justifiait le déclenchement d’un plan d’intimidation… et le fait que ce froid massacre d’un gros bourg paisible entraîne beaucoup plus de décès que les accrochages de la Wehrmacht avec tel ou tel maquis.
     
  • Le fait même qu’après l’étape de Sigmaringen Pétain soit obligeamment conduit en Suisse, sur sa demande, par son escorte de SS peut s’interpréter comme une peau de banane lancée par Hitler sur les pas de De Gaulle, qui s’apprêtait à le faire juger par contumace.
     
  • Ce livre est une contribution à la connaissance du régime nazi, tant il montre un Hitler à l’aise pour peser sur toutes les décisions importantes, soit directement soit par divers intermédiaires, parmi lesquels le mouvement SS s’arroge une place croissante.

 

« Ce livre est une contribution à la connaissance

du régime nazi, tant il montre un Hitler à l’aise

pour peser sur toutes les décisions importantes,

directement ou via, par exemple, les SS. »


Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, François Delpla ?

des projets

Je me lance dans un nouvel ouvrage, sur le cœur du pouvoir nazi. L’éditeur m’a interdit d’en dire plus pour l’instant ! Et bien entendu je suis disponible pour tous les débats, notamment à propos de l’édition française de Mein Kampf, cette Arlésienne qui ne devrait plus trop tarder à apparaître.
 

Un dernier mot ?

dernier mot

L’humanité passe par un moment aussi dangereux que passionnant, qu’on est tenté de rapprocher des années trente tout en espérant qu’il ne soit pas comme elles le prélude d’une période apocalyptique. Les historiens ont des devoirs particuliers : il leur incombe de montrer que le séisme nazi est unique et non reproductible, mais aussi que l’humanité n’en est pas sortie intacte et qu’il requiert toujours, pour éviter des répliques, un effort de compréhension.

 

François Delpla 2019

François Delpla, historien.

 

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23 janvier 2019

Olivier Da Lage : « Le révisionnisme bat son plein dès que les nationalistes religieux arrivent au pouvoir... »

Je suis heureux, pour cette première interview-chronique de l’année, de donner la parole, une nouvelle fois, au journaliste de RFI Olivier Da Lage, à l’occasion de la parution de L’Essor des nationalismes religieux (Demopolis), ouvrage collectif qu’il a dirigé et dans lequel il a signé un texte sur le nationalisme hindouiste en Inde, pays qu’il connaît bien. Je remercie M. Da Lage d’avoir accepté de répondre à mes questions (interview datée du 20 janvier) et vous invite vivement à vous emparer de cet ouvrage, qu’on peut lire tout ensemble ou bien en « picorant » dedans, chacun des articles s’attachant à expliquer une situation particulière, et à raconter une partie de la psyché nationale du pays concerné. Un document important qui met en lumière, en tant que phénomène de fond, des éléments d’actualité qu’on aurait pu croire localisés dans l’espace et le temps. Et qui nous aide, et ce n’est pas là son moindre mérite, à mieux comprendre ce monde décidément incertain - mais avec toujours, quelques permanences - dans lequel nous vivons. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

L'essor des nationalismes religieux

L’Essor des nationalismes religieux, Demopolis, 2018.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Olivier Da Lage : « Le révisionnisme bat son plein

dès que les nationalistes religieux arrivent au pouvoir... »

 

Olivier Da Lage bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions autour de L’Essor des nationalismes religieux (Demopolis, 2018),  ouvrage collectif que vous avez dirigé et dans lequel vous avez signé une contribution, sur la situation en Inde. Vous l’indiquez vous-même : peu d’études ont analysé le phénomène de « l’essor des nationalismes religieux » en tant que tel, et moins encore avec une telle vue d’ensemble. C’était nécessaire d’y remédier, à votre sens, pour mieux appréhender le monde d’aujourd’hui ?

pourquoi ce livre ?

Bien sûr. Il y a suffisamment d’exemples à travers la planète de ces mouvements nationalistes d’inspiration religieuse pour que l’on ne puisse plus les négliger ou considérer leur accumulation comme des coïncidences. On parle de populismes, de théocraties, de mouvements religieux, de nationalismes, mais ce qui manquait, à l’échelle globale, c’est une étude systématique du phénomène pour voir ce que ces exemples ont en commun et les spécificités locales qui les distinguent les uns des autres. Au total, il apparaît clairement que les traits communs sont suffisamment nombreux pour que l’on puisse parler de nationalismes religieux en tant que phénomène global, indépendamment de ce qui différencie les uns des autres selon les régions du monde. L’autre raison qui rendait nécessaire une telle étude est qu’il ne s’agit pas d’un phénomène statique, mais en plein essor, ainsi que l’indique le titre de l’ouvrage.

 

À quand faire remonter le phénomène ? La partition Inde hindoue / Pakistan musulman, en 1947 ? La révolution islamique iranienne en 1979 ? Peut-être, dans une certaine mesure, une tendance favorisée par la dislocation des empires, puis la fin de la guerre froide et des grandes idéologies du vingtième siècle ? Peut-on dire que la religion est, de plus en plus, la « nouvelle couleur » du nationalisme ?

les nationalismes religieux, depuis quand ?

Les idéologies que l’on peut considérer comme les matrices de ces nationalismes religieux sont parfois assez anciennes. La plupart remontent à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle. Mais les mouvements qui s’en réclamaient restaient relativement marginaux, car l’espace politique était occupé par les courants conservateurs qui voulaient perpétuer l’ordre ancien (immuable, aurait dit Bonald) d’un côté, et de l’autre, les mouvements progressistes, souvent nationalistes et positivistes. Par conséquent, pendant des décennies, les idéologues nationalistes religieux et les mouvements qui se réclamaient d’eux ont relativement peu fait parler d’eux.

Cela change en effet avec d’une part la déception qui a suivi l’accession au pouvoir des élites occidentalisées dans les pays décolonisés  : corruption, manque de résultats économiques, comportements dictatoriaux, etc. et d’autre part, l’échec du projet communiste, la disparition de l’URSS et l’effondrement de l’influence soviétique à travers le monde. L’horizon se dégageait pour les nationalistes religieux, dont la place, au sein des courants nationalistes, va croissant à partir des années 80. Donc, oui, dans une large mesure, le nationalisme prend en bien des régions du monde le visage de la religion. Et c’est l’Iran, avec la révolution islamique de 1978-1979 qui a en quelque sorte ouvert la voie, même si à l’époque on ne l’a pas analysé dans ces termes.

 

Il est difficile de tirer des conclusions générales d’un panel aussi complexe de situations variées. Quelques constantes semblent, toutefois, pouvoir être retrouvées. Sur fond de crise de confiance dans le politique (corruption généralisée ou incapacité à résoudre des problèmes majeurs), d’un  sentiment de déclassement, de mise en danger de son identité par « l’autre » (exemple : l’Amérique de Donald Trump), voire même de crise existentielle (quête de sens dans un monde où tout est marchandise et compétition) en profondeur et à grande échelle, les populations formant la composante socio-ethnique majoritaire d’une nation sont celles qui, souvent, vont décider (dans les pays où on leur donne la parole) de confier les rênes de leur destin à des forces politiques à agenda plus ou moins empreint de religieux. Assiste-t-on, dans les pays en question, à des situations de repli identitaire objectif, par choix direct d’une majorité de citoyens ?

un repli sur soi des majorités ?

Oui. Cela va même plus loin que cela. Si on réduit les ingrédients du nationalisme religieux au minimum, à la manière dont on réduit des fractions, on y trouve une constante  : le sentiment de la majorité d’une population que son identité est menacée par les minorités, à qui tout est dû et que l’on «  apaise  » par des concessions sans fins à leurs revendications extravagantes qui remettent en cause l’âme même de la nation. On convoque à cette fin la tradition ancestrale, qui, le plus souvent, est en réalité très récente, mais de plus en plus enracinée dans la religion dominante. Il est frappant, par exemple, de voir Poutine, ancien officier du KGB à l’époque soviétique, se proclamer le héraut de la défense du christianisme orthodoxe. En Inde, les nationalistes hindous au pouvoir rejettent tous les maux de la société sur le «  pseudo-sécularisme  » de Nehru et du parti du Congrès, même Gandhi n’échappe pas à leurs critiques et une part croissante de la population lui reproche d’avoir «  donné  » le Pakistan aux musulmans et d’avoir été dupés par les Anglais. Ce qui ne manque pas de sel car les nationalistes hindous, dans les années 30, s’opposaient bien davantage au Congrès qu’aux Anglais. Enfin, la vie politique en Israël est aujourd’hui largement confisquée par les nationalistes juifs (d’où le vote de la loi sur l’État juif en juillet 2018) alors même qu’Israël a été fondé dans une large mesure par des socialistes laïcs.

 

Dans quels cas, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, ces phénomènes s’accompagnent-ils, dans les faits, d’une transformation des structures de l’État, dans le sens d’un poids accru qui serait accordé à la religion, y compris pour régir la société et la vie de tous les jours ?

une place accrue du religieux dans la société ?

Bien avant d’être religieux, c’est un phénomène culturel avant tout. Il faut reprendre le contrôle de la société selon les valeurs religieuses (et conservatrices) et donc contrôler l’enseignement, à commencer par l’histoire. Le révisionnisme bat son plein dès que les nationalistes religieux arrivent au pouvoir (Inde, Israël, Brésil depuis l’élection de Bolsonaro, ou dans les États des États-Unis dirigés par des Républicains dans la mouvance des Évangéliques)… Les droits des femmes, des minorités religieuses, et à leur suite, de tous ceux qui ne se fondent pas dans la culture dominante normée par le parti au pouvoir sont remis en cause et les critiques sont de moins en moins bien tolérées. Des sociétés démocratiques (Inde, brésil, Etats-Unis, Israël, Hongrie) glissent progressivement vers la «  démocrature  » pour reprendre le néologisme qui associe les contraires  : démocratie et dictature. La Turquie d’Erdogan en est un autre exemple. C’est d’abord un contrôle social sur la population qui est à l’œuvre. Le divin y a finalement peu de place. On serait tenter de se demander  : «  et Dieu, dans tout ça  ?  ».

 

Tous les États des pays à forte poussée de nationalisme religieux n’ont certes pas vocation, vous l’avez rappelé à l’instant, à devenir des théocraties, et on est bien loin, même dans les perspectives « pessimistes », d’une multiplication attendue du cas iranien. Malgré tout, est-ce que tout cela n’est pas, pris tout ensemble, un signe de recul du rationalisme auprès de populations de plus en plus nombreuses ?

un recul du rationalisme ?

Si, à l’évidence. Il est frappant que les ressorts du nationalisme (ferveur, croyance intense dans le caractère exceptionnel de la nation à laquelle on appartient) opèrent dans un registre très proche de la ferveur religieuse. Le nationalisme n’est pas un mouvement fondé sur la raison. A fortiori lorsqu’il prend une dimension religieuse.

 

Plusieurs des textes de votre ouvrage indiquent qu’une recrudescence du sentiment religieux auprès de la population majoritaire s’accompagne malheureusement, parfois, de gestes d’intolérance - voire carrément de haine - de plus en plus marqués envers certaines minorités. Je ne citerai que l’exemple de votre texte, celui des musulmans d’Inde pris à partie par certains tenants d’un hindouisme radical, porté par l’actuel gouvernement. Est-ce que l’on perçoit, auprès de ces minorités qui se sentent de plus en plus mises à l’écart, en Inde ou ailleurs, des réactions à leur tour identitaires, voire des velléités séparatistes affirmées ?

une réaction des minorités ?

Pas vraiment. Une partie essaie de résister sur un plan intellectuel, en alliance avec les autres intellectuels d’opposition. Mais la très grande majorité baisse la tête et fait le gros dos, en attendant des jours meilleurs, par crainte d’aggraver leur situation et de provoquer les milices du courant majoritaire en leur donnant une justification supplémentaire pour les brimer.

 

Où y a-t-il à ce jour, situations ou risques de conflit interne violent sur des bases identitaires et religieuses ? Est-ce que, dans certains cas, il peut y avoir implication d’autres pays se voulant, de bonne foi ou par calcul géostratégique (voir : la guerre au Yémen) défenseurs de telle ou telle foi ?

où sont les risques ?

Je serais tenté de dire, à peu près partout. Aucun peuple n’est immunisé contre cette tentation. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que l’on va constater partout la montée des nationalismes religieux. Par ailleurs, il existe des partis religieux qui ne relèvent pas du courant nationaliste, par exemple la Démocratie chrétienne en Allemagne. Et souvent, même lorsque les arguments prennent un tour religieux dans un conflit (par exemple l’opposition entre chiites et sunnites souvent évoqué dans la tension entre l’Iran et l’Arabie Saoudite), il s’agit le plus souvent d’un habillage pour une opposition classique entre deux nations rivales pour l’hégémonie à l’échelle d’une région.

 

La montée des nationalismes religieux va-t-elle de pair avec une plus grande volatilité des relations internationales ? Le nationalisme religieux, « c’est la guerre », aussi ?

potentiellement la guerre ?

C’est certain. S’il existait un ordre international unanimement accepté, cela laisserait moins de place à ces courants. Mais le nationalisme religieux n’est pas nécessairement un projet expansionniste. Si on prend le cas des extrémistes bouddhistes birmans ou sri-lankais, ou encore des nationalistes hindous en Inde, il s’agit essentiellement de renforcer un contrôle intérieur, sur la population nationale, en excluant du récit national une partie des habitants qui, de fait, deviennent citoyens de seconde zones, autorisés à n’exister qu’à la condition de se soumettre aux exigences du groupe majoritaire.

 

Quels sont les points chauds ou potentiellement chauds qui, en matière pour le coup de conflit potentiel, vous inquiètent le plus ? Est-ce que vous entrevoyez des hotspots qui, de par leur portée symbolique, ou le jeu des sphères d’influence et alliances, pourraient devenir pour leur région, ou au-delà, ce que furent les Sudètes en 1938, voire la Serbie en 1914 ?

des points chauds ?

Je ne m’y risquerai pas à ce stade. Pour l’heure, comme je l’ai dit, j’estime que l’exacerbation de l’idée nationale au nom de la religion obéit avant tout à un projet de contrôle social et politique sur une population à l’intérieur des frontières. Demain, je ne sais pas.

 

On prête volontiers à André Malraux la citation suivante : « Le XXIe siècle sera religieux... ou ne sera pas ». À votre avis : on y est ? ou bien y va-t-on tout droit ? Les épisodes relatés dans votre ouvrage sont-ils des passades plus ou moins longues, ou bien des mouvements de fond ?

vers un siècle religieux ?

Ce sont des mouvements de fond  et l’erreur de beaucoup de penseurs et analystes laïcs/modernistes/progressistes a été de croire qu’il ne s’agissait que des derniers soubresauts du passé. C’est particulièrement vrai en France, compte tenu de notre tradition laïque depuis plus d’un siècle. Ce qui se passe est en réalité tout le contraire et l’essor des nationalismes religieux s’inscrit dans un temps long.

 

Quels sont vos prochains projets, Olivier Da Lage ?

Ils n’ont rien à voir avec ce livre sur les nationalismes religieux. J’ai commencé l’écriture d’un petit roman policier qui se déroule à Bombay. Je ne vais pas en dévoiler l’intrigue, mais je peux déjà vous en donner le titre  : Le rickshaw de Mr Singh.

 

Olivier Da Lage

Olivier Da Lage, journaliste à RFI.

 

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5 janvier 2019

« Sport… encore et encore ! », par Christine Taieb

J’ai la joie, pour ce premier document de l’année 2019, de vous proposer un témoignage inspirant et lumineux, là où l’actualité, et le ciel, ne le sont pas toujours. J’ai rencontré Christine Taieb, qui nous raconte aujourd’hui son parcours sportif et sa conception du sport, dans la foulée de mon article de l’an dernier, autour de Véronique de Villèle. Élève assidue de la coach et ancienne co-animatrice, avec son amie Davina, de l’émission culte Gym Tonic, Mme Taieb avait accepté d’évoquer ces cours par un petit clin d’oeil. Nous sommes restés en contact, et elle a accepté donc, de répondre à ma proposition d’écrire le présent texte, qui m’est parvenu dans les tout derniers jours de 2018. Puisse-t-il vous inspirer, et vous donner envie de vous remettre au sport, de vous fixer à nouveau des objectifs à atteindre. Je vous souhaite, à toutes et à tous, ainsi qu’à celles et ceux qui vous sont chers, une heureuse année 2019. Avec pour maîtres mots la santé bien sûr. Et le sport ? Exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« Sport… encore et encore ! », par Christine Taieb.

 

Marathon Berlin Sept 2017 C TAIEB

Au marathon de Berlin, en septembre 2017.

 

C’est l’histoire sans doute banale, d’une petite dame normale de bientôt 68 ans qui souhaite partager son expérience, pour aider d’autres femmes tout aussi banales, à accéder à un bon équilibre de vie, par le sport sans records.

C’est mon histoire courte illustrée : une vie parcourue d’aléas et d’obstacles comme nombreuses, apaisée et devenue forte grâce à une activité physique régulière. J’entends par «  normale  »  : ne pas disposer d’aptitudes particulières, et mener une vie très complète par ailleurs  : famille, boulot puis retraite avec engagement associatif très actif, enfants et petits-enfants.

J’ai débuté le sport dès 4 ans sur des parquets flottants, puis délaissé mes chaussons de danse à 44 ans. La petite fille que j’étais ne réfléchissait pas sur le bien-fondé de ses années de conservatoire  : un tutu rose, une pianiste pour rythmer mes entrechats et le travail de souplesse guidaient mes premiers pas … vers le sport.

 

« Parlons franc : il s’agit bien d’"efforts" avec son lot

de sueur, de courbatures et de régularité contraignante

dans l’entraînement : on n’a rien sans rien ! »

 

Quarante années d’une activité qui forge le goût de l’effort, de la rigueur et l’esthétique, le sens de l’équipe et construit une solide détermination, tout en acceptant ses limites. Comment n’ai-je jamais perdu le courage de poursuivre les entrainements malgré un travail exigeant ainsi qu’une vie familiale et associative toujours riche  ? Sans doute dans le plaisir renouvelé d’un corps en harmonie avec l’esprit … et réciproquement  ! Comme une nécessité, un capital en ADN, sans mesurer qu’au fil-de-l’eau tous mes efforts m’ont portée vers bien d’autres satisfactions. Parlons franc  : il s’agit bien d’ «  efforts  » avec son lot de sueur, de courbatures et de régularité contraignante dans l’entraînement  : on n’a rien sans rien  !

J’ai aussi fait partie des adeptes des années aérobic, leur folie et parfois leurs excès. Mon mérite est de n’avoir jamais décroché de la salle de gym, malgré les grossesses, les dossiers à rendre et toutes les bobologies. Les pratiques fitness sans cesse renouvelées ont su nourrir mon besoin de curiosité: monotonie ne rime pas avec envie  !

À l’âge où le grand écart se fait plus ingrat, et le hasard d’un coaching inspirant, m’ont offert la découverte des épreuves pédestres  : une salade composée de course, trek, marche ou trail, sur un principe simple  : «  tu mets un pied devant l’autre …  et tu recommences». Après des premiers pas prudents et progressifs  - 10, 20, 42,195 km, … jusqu’aux 100 km récemment -, voici près de 30 ans que j’accumule les kilomètres sur piste, route, avec ou sans dénivelé, dans les campagnes françaises, le désert, ou l’autre bout du monde, sans jamais délaisser le travail équilibrant de «  barre au sol  », la danse sans les déplacements.

 

Barre au sol - Nov 2018 - CTAIEB

Ingrat, ingrat... tout de même ! ;-)

 

Pour pimenter le menu, quelques détours sur des courses à obstacles comme Mudday, Frappadingue ou Muddy Angel, viennent agrémenter la saveur du challenge sportif et ludique en équipe.

À l’approche des 70 ans, dame santé reste ma fidèle amie à qui je concède une vie et une nourriture saines et des choix de vie éclairés. Ma recette-équilibre est faite d’un sage 50/50 : écoute bienveillante de mes sensations et exigence mesurée. Le prix d’un entraînement régulier ne doit jamais me priver d’une vie sociale aussi riche que nécessaire.

Rester connectée avec mon organisme, apprécier le sport outdoor qu’il pleuve, neige ou vente  : les baskets ne sont jamais bien loin  ! Apprendre à comprendre mon corps, respecter ses limites et ses talents, c’est aussi apprendre à comprendre les autres en restant en éveil, solidaire des différences et s’offrir d’être en paix avec ses rêves.

Le sport témoigne que l’impossible est possible, même sans capacités particulières ni goût de la performance, en gardant motivation et en développant la confiance en soi. Lui adjoindre une dimension solidaire au départ de certaines épreuves, le plus souvent au profit d’une association aidant à lutter contre la maladie, c’est aussi mettre du sens à un projet et traduire cette complicité. Se dépasser, c’est construire des objectifs, être inspirée par des talents et des conseils avisés, donc savoir écouter.

Oser se confronter à un nouveau challenge est une transgression jouissive. J’ai pleuré au départ de mon premier marathon à 60 ans. J’ai été très émue de réaliser mon premier triathlon (format XS) et mon premier 100 km cette année à 68 ans. Je reste émue aux larmes à chaque passage de ligne d’arrivée, comme une enfant qui rêve éveillée. Il est bon de se surprendre, même si bien entendu mon niveau n’impressionne aucun champion.

 

« Mon exploit reste au fond de mon cœur : arriver souriante,

sans blessure tout en gardant l’envie de recommencer. »

 

Mes temps sont très lents et les pros, addicts ou plus jeunes peuvent en témoigner. Mon exploit reste au fond de mon cœur  : arriver souriante, sans blessure tout en gardant l’envie de recommencer. Souvent voisine de la voiture balai, je vis de purs moments de solidarité autour des courageux derniers de la vague, souvent en difficulté. S’échanger un mot d’encouragement ou une barre de céréales devient un geste d’amour et procure d’émouvants souvenirs.

Le sport c’est aussi accepter, autant que s’accepter : l’embonpoint post-ménopause, les épreuves par grand froid, la régularité de l’entrainement programmé, le brushing jamais parfait, mais aussi le respect des règles, des barrières horaires, des temps de récupération, des alertes blessures aux sensations. Bref, être dans la vraie vie, celle qui impose de ne jamais se prendre au sérieux et de garder de la hauteur sur les êtres et les événements qui entourent.

Le sport c’est aussi une grande liberté de choix devant la palette d’épreuves pédestres chaque jour plus nombreuses. M’être confrontée cette année à de nouvelles disciplines comme un relais vélo sur route, le «  Triathlon des Roses  » et le «  100 km de Millau  », ont nourri avec bonheur mon goût de la diversité. Préparations, déplacements, challenges et contextes  : chaque fois différents, chaque fois très enrichissants, dès le partage sur le spot de départ jusqu’à la grande arche de la ligne d’arrivée.

Dans cette troisième tranche de vie, je réalise que le sport aura toujours été un fidèle ami. Il m’a aidée à être plus forte devant les épreuves et plus sensible aux autres, me permet de rester connectée à la nature, m’impose sa règle d’or «  ne jamais se prendre au sérieux  » et penser à tous ceux qui n’ont pas la chance d’une santé solide.

Finalement, le sport reflète un art de vivre, conscient que les efforts sont récompensés, que la nature humaine est complexe et riche et que chaque challenge, même modeste, est un nouveau graal. Je privilégie l’endurance à la vitesse pour savourer chaque sortie, solitaire ou collective, comme un partage d’émotions.

 

« Le sport aide à accepter les déceptions : l’échec devient

une expérience, la colère s’estompe devant la réflexion

et la rancœur s’efface pour de la confiance. »

 

Le sport n’est pas une recette miracle. Triste, serait une vie toute tracée comme une voie parfaitement lisse. Le sport aide à accepter les déceptions : l’échec devient une expérience, la colère s’estompe devant la réflexion et la rancœur s’efface pour de la confiance.

Le père Noël vient de m’adresser le calendrier des courses 2019  : 6.000 épreuves et 2.700 trails en couverture. Résultat  : un agenda sportif déjà bien rempli jusqu’en 2020 et l’envie intacte de me mesurer à des défis, même modestes. Que me réservera l’année 2021, celle de mes 70 ans  ?

Enfin, pour ma future mais inévitable et joyeuse reconversion, le terrain est lui aussi déjà balisé. Bénévole depuis déjà plusieurs années sur certaines épreuves, je sais que mes émotions y sont presque plus fortes qu’en tant que participante. Les échanges sont authentiques et la bienveillance réelle, tant au sein des fidèles équipes de bénévoles qu’avec les sportifs. Le sport n’a donc pas fini de continuer de me faire vibrer.

Puisse mon témoignage, aider des femmes, quand bien même une seule, à oser pratiquer un sport, ne pas lâcher devant la difficulté pour en mesurer tous les bienfaits, prendre du plaisir et intégrer la grande famille du sport-réconfort … sans plus jamais utiliser les escalators  !
Alors, le sport ça va fort  ! … d’accord  ?

Christine Taieb, le 29 décembre 2018.

 

Trianthlon des Roses Sept 2018 C TAIEB

Lors du Triathlon des Roses, en faveur de la recherche sur le cancer du sein, en septembre 2018.

 

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11 novembre 2018

« 100 ans après, que reste-t-il de 1918 ? », par Cyril Mallet

Peut-on encore comprendre, en 2018, bien qu’actuellement baignés dans le souvenir de cette mémoire - centenaire oblige -, l’intensité de ce qu’ont dû ressentir celles et ceux qui ont entendu retentir, en cette fin de matinée du 11 novembre 1918, les cloches de France signalant à tous la fin d’une guerre effroyable ? Cyril Mallet, doctorant en études germaniques (Rouen) et en histoire contemporaine (Giessen), a accepté de plancher sur cette question, et de nous livrer son ressenti, qui n’est pas des plus rassurés quant au passage de flambeau auprès des jeunes générations. Je ne conclurai pas cette intro sans avoir apporté, bien humblement, ma pensée émue pour celles et ceux qui ont souffert, et qui trop souvent souffrent encore, dans leur chair et dans leur cœur, de la guerre, celle-là, et les autres, dans ce que la guerre a de cruel, et bien souvent d’absurde. Document exclusif, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« 100 ans après, que reste-t-il de 1918 ? »

Par Cyril Mallet, doctorant en études germaniques et en histoire contemporaine (10/11/18).

Cimetière C

Photographie : Cimetière de Longueville sur Scie. Les tombes de victimes

de la Première Guerre mondiale. © Cyril Mallet, 2017.

 

«  La vérité était (je la tiens de la bouche de notre capitaine Hudelle) que nous étions réellement sacrifiés, pendant trois jours, notre régiment devait procéder à une série d’attaques pour attirer les forces ennemies et masquer une attaque anglaise sur la Bassée et française vers Arras. L’ordre d’attaque portait – le capitaine Hudelle me le mit le lendemain sous les yeux – qu’il fallait «  attaquer coûte que coûte, sans tenir compte des pertes  ».

Louis Barthas, Cahiers de guerre, 3ème cahier  :  Massacres 15 décembre 1914 – 4 mai 1915.

 

Nous commémorons le centenaire de la fin de la Grande Guerre. Avec un peu plus de 2 000 000 de victimes militaires du côté allemand, 1 376 000 du côté français et 1 016 200 du côté austro-hongrois, ce conflit aura été véritablement mortifère. Rares sont les familles dans ces trois pays belligérants à ne pas avoir reçu l’annonce du décès d’un proche au cours de ce conflit. Cent ans après, que reste t-il de ces sacrifices  ?

Il n’est pas rare d’être effaré par la lecture de certains écrits sur les réseaux sociaux. Il y a peu, je n’ai pu m’empêcher de faire un rapprochement entre le texte que j’avais sous les yeux et le courage des hommes qui partirent défendre leur Patrie plus de cent années auparavant. Le sujet de la discussion concernait alors la Journée défense et citoyenneté.

Pour les jeunes Français de l’étranger, cette journée se déroule dans nos consulats de par le monde. Lors de la récente session de l’Assemblée des Français de l’étranger, le directeur de l’administration des Français de l’étranger au Ministère des Affaires étrangères a annoncé la fin prochaine de cette prérogative pour nos postes consulaires. Cette décision, sous couvert d’un recentrage vers des activités régaliennes propres aux consulats, s’inscrit surtout dans un contexte budgétaire difficile. Un tel choix l’année même où l’on célèbre le sacrifice de millions de soldats est, il faut bien l’avouer, quelque peu malheureux. Mais le plus choquant fut pour moi la réaction de certains parents sur les réseaux sociaux faisant suite à cette décision.

Un parent français d’enfant binational était soulagé pour ne pas dire heureux que son enfant ne participe pas à cette journée car cela lui évitera de s’embêter au consulat un jour durant. Et de préciser que même si l’enfant a la nationalité française, il se sent plus proche de son autre patrie. N’est-ce pas justement cette journée entourée de jeunes Français qui aurait pu lui faire comprendre un peu mieux quelles sont ses origines et ce que signifie être Français avec tout ce que cela implique  ? Ancien professeur d’allemand en France et de français en Allemagne, j’ai déjà eu à affronter certains parents pour qui la moindre contrainte pour leurs enfants n’était pas acceptable. Mais dans le cas mentionné, j’étais triste de constater que certains Français n’ont même plus conscience de la chance et de l’honneur que nous avons de partager cette nationalité et les valeurs qui nous sont propres. C’est une réelle chance d’être binational. Cela ne fait aucun doute. Mais cela l’est d’autant plus si l’on a bien conscience d’appartenir à deux cultures bien distinctes et non à une seule. Et cette prise de conscience ne peut se faire que grâce aux parents qui transmettent chacun justement un peu de ce patrimoine national. Qu’un adolescent rechigne à participer à cette journée ne serait pas vraiment une surprise. On peut de fait comprendre aisément qu’à son âge, celui-ci préfère passer du temps avec ses amis plutôt qu’avec un militaire ou un agent consulaire. Qu’un parent français ait cette réaction est en revanche plus qu’affligeant, qui plus est dans le contexte du centenaire de la fin de la Grande Guerre.

Ma réflexion d’alors était d’imaginer ce qu’auraient bien pu penser de jeunes Français ou bien de jeunes Allemands appelés à protéger leur drapeau en 1914 et dont certains n’eurent pas la chance de retourner dans leur foyer. Et pour ceux qui rentrèrent parfois gazés, avec une «  gueule cassée  » ou bien psychologiquement atteints par plusieurs mois voire plusieurs années de combat, une impossible reconstruction commençait alors. Oui, qu’auraient pensé ces personnes en lisant leurs descendants se réjouir de ne plus avoir à donner vingt-quatre heures de leur vie à leur Patrie, eux qui partirent parfois plus de 1 500 jours affronter les projectiles ennemis, essayant de se protéger dans la crasse des tranchées ?

 

« Que penseraient, en lisant leurs descendants se réjouir

de ne plus avoir à donner vingt-quatre heures de leur vie

à leur Patrie, ceux de 1914, eux qui partirent parfois

plus de 1 500 jours affronter les projectiles ennemis,

essayant de se protéger dans la crasse des tranchées ? »

 

Certains argueront que cette journée n’est pas nécessaire et que le programme peut laisser quelque peu à désirer. De plus, ce rendez-vous implique un déplacement pour rejoindre soit le consulat si l’on est Français de l’étranger, soit un lieu «  militaire  » si l’on est sur le territoire national. Personnellement, jeune Longuevillais, j’ai eu à me déplacer à l’autre bout de la Seine Maritime pour assister à ce que l’on appelait alors la Journée d’Appel de Préparation à la Défense (JAPD). Je garde de ce rendez-vous quelques souvenirs. Je me souviens avoir appris des choses intéressantes lors de ces quelques heures et je ne regrette en rien d’avoir eu à y assister. Qui plus est, cette journée est l’une des rares obligations que nous avons en tant que Français. Il y a 104 ans, des hommes n’ont pas eu la chance de pouvoir choisir. Ils ont été appelés à se battre des mois voire des années durant et bien souvent à se sacrifier pour la Patrie. Se réjouir que son enfant ne fasse pas l’effort de donner une journée à son pays prouve que le sacrifice fait par ces hommes il y a cent ans n’a vraisemblablement pas été compris de tous.

Confronté à ce genre de réaction, je n’ai pu m’empêcher de penser à un article de journal retraçant la cérémonie d’inauguration, pour le moins patriotique, du monument aux morts de mon village normand dans l’édition du Journal de Rouen du 17 octobre 1921.

Grâce à un article intitulé «  Longueville honore ses morts  », on comprend combien le journaliste a été subjugué par ce qu’il avait sous les yeux : «  L’inauguration du monument aux morts de Longueville a donné lieu, hier, à une éclatante manifestation d’union sacrée  », «  la nef [de l’église] est trop petite pour accueillir tous les assistants  ». Le monument aux morts est décrit par le biais d’un oxymore comme étant d’une «  noble sobriété  ». Au cours de la cérémonie, le nom des 31 soldats tombés pour la Patrie, dont l’identité est gravée sur le monument, a été rappelé avant l’entrée en scène des enfants du village : «  Les enfants des écoles ayant déposé des gerbes innombrables au pied du monument, chantent un chœur à la gloire des héros de la patrie et une cérémonie particulièrement poignante se déroule alors  ».

Que reste t-il aujourd’hui de la Grande Guerre et de son cortège de victimes  ? Je me pose souvent cette question lorsque je suis dans mon village. Que ce soit en entrant dans le cimetière, où les premières tombes sont celles des Morts pour la France de 14-18, que ce soit en passant devant le monument aux morts ou bien encore en regardant les plaques de marbre apposées à l’intérieur de l’église rappelant les victimes de la paroisse du premier conflit mondial. Beaucoup de lieux dans le village rappellent ce qu’a coûté ce conflit aux familles de Longueville sur Scie et des environs. Finalement, ce sont ces traces qui restent en 2018 tels des éléments indélébiles. Sans ces traces, point de souvenirs.

Alors qu’en 1921, les enfants participaient activement aux cérémonies, je constate, et c’est toujours un peu triste, que la jeune génération est souvent la grande absente des cérémonies d’hommage, notamment dans le monde rural. Cette même génération qui devra reprendre le flambeau des Anciens combattants une fois que ces derniers seront partis. En effet, je suis convaincu que ces cérémonies ont un sens et une mission  : rappeler à chacun l’idiotie d’une guerre. Non, nous n’avons pas besoin d’une «  bonne guerre  » comme on peut l’entendre parfois  ! Une guerre n’a jamais rien apporté de bon. Il suffit de se tourner vers les monuments aux morts pour le constater.

 

« Je suis convaincu que ces cérémonies ont une mission :

rappeler à chacun l’idiotie d’une guerre... Et ce flambeau-là,

il faut absolument que les jeunes s’en saisissent... »

 

Cyril Mallet

Cyril Mallet est doctorant en études germaniques auprès de l’Université de Rouen Normandie et en histoire

contemporaine auprès de la Justus Liebig Universität de Gießen en Allemagne. Spécialiste de l’Autriche et

de la Déportation, il est membre du laboratoire de recherche ERIAC EA 4705 de l’Université de Rouen.

 

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