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Paroles d'Actu
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22 mai 2018

Olivier Gracia : « Gardons-nous de juger le passé à la lumière de la morale d'aujourd'hui. »

Olivier Gracia, essayiste passionné d’histoire et de politique, a cosigné l’année dernière avec Dimitri Casali, qui a participé à plusieurs reprises à Paroles d’Actu, L’histoire se répète toujours deux fois (chez Larousse). Quatre mains et deux regards tendant à éclairer les obscures incertitudes du présent et de ses suites à l’aune de faits passés. Une lecture enrichissante, en ce qu’elle invite à considérer avec sérieux une évidence : si l’histoire ne se répète pas nécessairement, mécaniquement, on perdrait en revanche toujours à négliger d’en tirer les leçons pour comprendre et appréhender notre époque. Interview exclusive, Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 16/01/18 ; R. : 14/05/18.

Olivier Gracia: « Gardons-nous de juger

le passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. »

L'histoire se répète toujours deux fois

L’histoire se répète toujours deux fois, Larousse, 2017

 

Olivier Gracia bonjour. (...) Comment en êtes-vous arrivés à publier, avec Dimitri Casali, cet ouvrage à quatre mains, L’histoire se répète toujours deux fois (Larousse, 2017) ? Et, dans le détail, comment vous y êtes-vous pris, pour la répartition des rôles et tâches ?

avec Dimitri Casali

J’ai rencontré Dimitri Casali lors du «  procès fictif  » de Napoléon Bonaparte organisé par la Fédération Francophone de Débat. Alors que je plaidais la défense de Napoléon avec une poignée d’avocats corses, Dimitri était membre du jury «  impérial  » aux côtés d’Emmanuel de Waresquiel. De cette première rencontre éloquente est née une véritable amitié intellectuelle et un premier ouvrage ! Nous sommes vus à plusieurs reprises depuis et avons manifesté ce souhait commun de confronter nos deux cultures afin d’écrire ce livre à mi-chemin entre la politique et l’histoire. Pour l’écrire, nous avons débattu de longues heures tout en échangeant nos différentes conclusions écrites.  

 

Tout l’objet de votre livre est de démontrer que l’histoire, bien loin de n’être que la science de ce qui a été, doit être un outil censé nous éclairer sur ce qui pourrait advenir. À notre charge alors, d’œuvrer à éviter de reproduire le mauvais, et à favoriser ce qui a marché, en tenant compte des réalités du temps présent. Mais cela suppose un regard éclairé, empreint de toutes ces expériences justement, de la part des élites qui gouvernent notre monde, mais aussi de la part des citoyens qui votent. Sincèrement, et sans langue de bois, diriez-vous que les premiers et les seconds l’ont globalement, ce regard éclairé ?

les Français, leurs gouvernants, et l’histoire

Les Français sont de véritables passionnés d’histoire, il suffit d’observer le succès des émissions d’histoire et ou même des livres spécialisés. L’histoire de France, dans sa grande complexité, est néanmoins toujours victime de nombreux débats qui trouvent leur reflet dans l’actualité où nos anciens sont jugés à l’aune des moeurs et valeurs d’aujourd’hui, sans aucune remise en contexte d’époques suffisamment différentes pour en apprécier la diversité et la singularité. L’histoire se répète toujours deux fois met surtout l’accent sur les grands bouleversement de l’histoire contemporaine avec des outils d’analyse qui permettent d’en apprécier la redondance.

 

Question liée : dans votre livre, vous fustigez nos élites, notamment politiques, qui sont aujourd’hui incapables d’« inspirer » les citoyens, du fait d’une pureté d’engagement, d’une érudition admirable, qui les feraient rayonner positivement, mais qu’ils n’ont plus tout à fait. Est-ce que ce point, qui sans doute nous différencie des temps passés, contribue à saper notre respect pour le politique, et par là même l’autorité du politique ? Et quelles sont aujourd’hui, à votre avis, les personnes qu’on respecte et qui « inspirent » ?

les politiques comme source d’inspiration ?

Alexis de Tocqueville analysait très finement la déliquescence de l’Ancien Régime et la fin de l’élitisme aristocrate en écrivant : «  Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires ; elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et l'autorité aux idées. Au dix-huitième siècle, la noblesse française avait entièrement perdu cette partie de son empire  ». Les mots d’Alexis de Tocqueville sont toujours d’actualité avec ce sentiment que la classe politique se contente de «  gérer les affaires  », sans vision, sans inspiration et sans références fortes au passé. L’homme politique moderne est abreuvé de fiscalité et de sociologie électorale, il n’imagine plus le monde de demain, il le régente comme une entreprise.

 

Le système politique de la Ve République tel que façonné par de Gaulle, qui octroie au Président de la République des pouvoirs et une importance déséquilibrés pour une démocratie (une tendance aggravée par le quinquennat et la concordance des scrutins présidentiel et législatif), ne nous enferme-t-il pas dans une quête permanente, et sans doute illusoire, d’homme providentiel en lieu et place d’une hypothétique prescience de l’intelligence collective (une sorte de « despotisme éclairé panaché de démocratie représentative ») ? Diriez-vous de la République version Ve qu’elle est, tout bien pesé, un point d’arrivée honorable et globalement satisfaisant eu égard aux multiples expériences de gouvernement tentées depuis la Révolution ?

la Vème République, compromis ultime ?

Emmanuel Macron a eu le courage et l’honnêteté de dire que «  la démocratie comporte une forme d’incomplétude  » et qu’il y a «  dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Cet absent est la figure du Roi  » tout en reconnaissant qu’on a essayé de réinvestir ce vide pour y «  placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste.  » En cela la Ve République cherche à réinvestir ce vide depuis la mort du Roi, en plaçant la fonction suprême un arbitre au dessus de la mêlée, d’essence quasi-royale mais avec une élection au suffrage universel afin de conférer un esprit presque providentiel à ce nouveau monarque. Les Français, du fait de leur histoire monarchique, sont exigeants et cherchent une personnalité forte. Par la formule politique d’une République mi-présidentielle, mi-parlementaire, le Général de Gaulle a élaboré un régime de synthèse à mi-chemin entre l’incarnation monarchique et la souveraineté populaire.

 

Autre point (lié ?). Depuis 1981, il y a eu neuf renouvellements de l’Assemblée nationale en France, mais la majorité sortante n’a été reconduite qu’une seule fois (la droite, en 2007). C’est beaucoup plus chaotique que dans, à peu près, toutes les démocraties normales. Est-ce là le signe d’un malaise réel, d’une inconstance, voire pourquoi pas d’une immaturité spécifique des Français vis à vis du politique et de « leurs » politiques ?

alternances et (in)stabilité

L’important nombre de transitions politiques est aussi le fruit d’un malaise idéologique où les électeurs se reconnaissaient simultanément dans les valeurs de gauche et de droite, avec une volonté constante de sanctionner l’échec d’une majorité par le vote d’une nouvelle. Le génie politique d’Emmanuel Macron est d’avoir fait converger toutes les aspirations républicaines, de gauche comme de droite au sein d’un même élan politique qui s’affranchit des ruptures idéologiques, qui selon lui, n’avaient plus lieu d’être, afin de créer un mouvement pragmatique, qui a pour mot d’ordre de mettre la France en marche vers plus de modernité, plus de croissance et plus d’optimisme. Le succès d’Emmanuel Macron est la suite assez logique d’alternances politiques, aussi incohérentes qu’infructueuses qui trouvent enfin un point de convergence. Le quinquennat d’Emmanuel Macron est en quelque sorte le dernier rempart contre une victoire possible des extrêmes.

 

(...) Les bémols de rigueur ayant été posés sur la personnalité et les inclinaisons du Président, est-ce que vous considérez qu’il incarne raisonnablement l’État, qu’il représente correctement la France et les Français ? Qu’il a su trouver, davantage peut-être que ses deux prédécesseurs, l’équilibre entre figure du monarque constitutionnel et premier gouvernant ?

le cas Macron

Contrairement à son prédécesseur François Hollande, Emmanuel Macron a un sens de l’histoire et une idée assez précise de ce doit être un Président ! Il en comprend l’essence monarchique et le prestige. En cela, Emmanuel Macron incarne raisonnablement l’État et représente assez bien les Français, qui perçoivent en lui les qualités d’un véritable chef d’État. Si le Président Macron réussit tout ce qu’il entreprend grâce à un double discours gauche-droite assez redoutable, il est fort à parier qu’il fera un second mandat.

 

Est-ce qu’on a besoin, nécessairement, d’un storytelling collectif puissant (le roman/récit national ?), sous peine d’en voir d’autres, plus segmentants et pas toujours bien intentionnés, prendre le pas chez certains esprits paumés (les embrigadés « chair à canon » qui se sentaient n’être "rien" mais à qui  Daech a vendu du rêve, par exemple) ? Si oui, n’est-ce pas (on y revient) un signe d’immaturité, en cette époque censée être éclairée ? Ou bien y a-t-il, de manière plus profonde, et diffuse, une espèce de perte de sens, de « crise de foi » que l’idéal républicain, à supposer qu’il existe toujours, ne parvient plus guère à combler ?

storytelling national

Jean-Michel Blanquer est le premier à dire qu’il faut réapprendre aux Français à aimer la France par l’enseignement d’une histoire équilibrée et non culpabilisante. L’idéal républicain d’aujourd’hui n’est plus aussi fort que celui que nous avons connu sous la IIIe République où l’enseignement rigide et minutieux des hussards noirs avaient su convaincre les citoyens d’une appartenance forte à une communauté nationale !

 

On ne va pas regretter, bien sûr, les heures sombres des mobilisations générales (1914, 1940), quand tout un pays se mobilisait comme un seul homme autour d’une cause, la défense de la patrie et de la nation. Mais on peut constater qu’aujourd’hui, l’individualisme est de plus en plus ancré : il n’est guère plus que les grands événements sportifs (finale de coupe du monde de foot), les grands drames (les attentats de 2015-16) ou les deuils nationaux (Johnny Hallyday) pour donner, un moment, cette impression de communion à l’échelle de la nation. Que recoupe aujourd’hui, dans la réalité des faits, le principe de « fraternité », fondement de notre devise ?

derrière le principe de fraternité ?

De la liberté, l’égalité et la fraternité, la liberté est de loin le principe le plus palpable, le plus réel ! C’est seulement en 1848 que le principe de fraternité est inscrit dans la constitution. Les jacobins préféraient la devise : «  liberté, égalité ou la mort  ». L’idée républicaine de fraternité est née lors de la révolution de 1848 qui avait une vocation redoutablement sociale ! Le principe de fraternité est néanmoins un principe vivant, qui a du sens pour tous les citoyens engagés dans des missions humanitaires, tant sur le sol français qu’à l’international. L’égalité est de loin le principe le plus utopique !

 

En 1789, la société d’Ancien Régime, de classes et de privilèges, laisse place, au moins sur le papier, à l’égalité civile entre tous les Hommes, devenus citoyens ; à une égalité de devoirs, de droits, et d’opportunités. L’égalité civile ne fait plus débat, mais pour le reste, au vu des inégalités inouïes de situations qui existent dans notre monde et au sein même de notre société, êtes-vous de ceux qui considèrent qu’il n’y a jamais eu autant « de boulot » qu’aujourd’hui ? Car, vous l’expliquez bien dans votre livre, l’ascenseur social (avec l’instruction publique)  fonctionnait mieux en d’autres temps…

l’égalité, vraiment ?

Si l’égalité civile est devenue une réalité, permise par les différentes grandes révolutions française, l’égalité sociale est une utopie difficilement conciliable avec l’idée d’un libéralisme économique. La IIIe République, par la force de son instruction élémentaire a permis l’émergence de grands talents issus de milieux modestes, Charles Péguy en est l’illustration la plus notable. Si l’école redouble toujours d’efforts pour permettre à chacun de s’épanouir dans la société, la mobilité sociale est aujourd’hui contrainte par une phénomène de reproduction des élites, tant dans l’administration que dans l’accès aux grandes écoles.

 

La France peut-elle encore tirer son épingle du jeu, faire entendre sa voix de manière déterminante dans un monde qui inquiète ? Vous êtes raisonnablement optimiste, vous qui vous faites on l’aura compris une « certaine idée de la France » ?

les chances de la France

Il faut être optimiste et ne pas sombrer dans une forme de déclinisme, réservée à quelques spécialistes ! La France a tous les atouts pour réussir, surtout dans un monde en constante ébullition. Si la France a perdu une grande partie de son empire économique, l’esprit français demeure et continue d’enchanter des générations entières au-delà de nos frontières naturelles. Il suffit d’observer l’indicible passion internationale pour des personnages comme Napoléon et Marie-Antoinette !

 

Où se trouvent aujourd’hui, au niveau global, les poudrières potentielles type « Sarajevo 1914 » qui pour vous, peuvent inquiéter ?

poudrières modernes

Elles sont nombreuses et constamment alimentées par les propos provocateurs et dangereux de Donald Trump, qui menace la sécurité internationale à longueur de tweet. L’Iran et la Syrie constituent des points de tensions où les conflits débordent déjà de leur contexte régional !

 

Si vous pouviez voyager à une époque de notre histoire, laquelle choisiriez-vous, et pourquoi ?

voyage ?

Excellente question ! Idéalement, la Révolution française, le Premier Empire ou même la Monarchie de Juillet ! Ce sont des périodes passionnantes de grands changements politiques et institutionnels.

 

Si vous pouviez vous entretenir avec un personnage du passé, quel serait-il ? Que lui demanderiez-vous ; que lui conseilleriez-vous, à la lumière de votre connaissance des faits à venir ?

intrusion dans l’histoire

Henri IV et Napoléon, le premier pour le prévenir de son assassinat imminent et le second pour lui révéler le désastre de la campagne de Russie. Henri IV est à mon sens le meilleur des Français et très certainement le plus grand Roi. Il avait un sens de l’État, une amitié toute particulière pour la paix et un contact chaleureux avec les Français. Il demeure toujours aujourd’hui le bon Roi Henri. Pour Napoléon, j’aime son audace et j’admire sa détermination ! Il est l’exemple le plus illustre de son fameux mot : «  Impossible n’est pas français !  »

 

Pour quels moments de faiblesse de notre histoire avez-vous, instinctivement, de l’indulgence ? Un regard de sévérité ? Et quels sont les épisodes de hardiesse qui vous inspirent la plus grande admiration ?

regards sur l’histoire

C’est toujours difficile d’avoir de l’indulgence pour les fautes ou les erreurs de nos ancêtres, surtout quand elles sont meurtrières et dévastatrices. Le rôle de l’historien n’est pas de juger l’histoire mais de l’interpréter à la lumière des pièces à conviction de l’époque. L’erreur est précisément d’aujourd’hui réinterpréter les comportements ou les décisions des hommes du passé à la lumière de la morale d’aujourd’hui. On a hélas l’impression que les hommes du passé sont jugés par un tribunal redoutablement contemporain qui jugent leurs crimes à la lumière de la législation d’aujourd’hui. C’est un exercice dangereux qui nous condamne à faire table rase du passé. L’exemple le plus frappant est celui de Colbert, qui est aujourd’hui traité de criminel ! Pour les épisodes les plus sombres, j’ai évidemment un regard critique sur la Terreur et les massacres à répétition, où des Français assassinent d’autres Français ! Pour les épisodes de hardiesse, je songe immédiatement au courage des résistants français qui ont pris les armes au mépris de leur vie pour défier et terrasser l’idéologie la plus effroyable de l’histoire de l’humanité.

 

Un mot, pour les gens, et notamment les jeunes, qui n’auraient pas encore pleinement conscience de l’intérêt (et aussi du côté agréable !) que peut avoir la connaissance des faits historique ?

pourquoi l’histoire ?

L’histoire permet d’en apprendre beaucoup sur soi et notamment pour savoir où l’on va. De façon assez paradoxal, connaître son passé, c’est mesurer son avenir ! Dans une période avec une forte perte de repères, l’histoire permet aussi d’apprendre le sens du courage, de la détermination et saisir le goût de la liberté !

 

Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Olivier Gracia ? Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

projets et envies

J’aimerais me lancer dans d’autres projets littéraires dans l’idée de confronter toujours l’actualité et l’histoire afin d’en démontrer l’utilité ! L’histoire est un science vivante et mouvante.

 

Dimitri Casali et Olivier Gracia

 

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6 avril 2018

« Mort du colonel Beltrame : des enjeux pour l'après... », par André Rakoto

Tout à peu près a déjà été dit à propos du geste héroïque, éminemment remarquable, du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, promu colonel à titre posthume après avoir offert de se substituer à une otage, au prix finalement de sa vie, lors de l’attaque du Super U de Trèbes, le 23 mars dernier. Il fut courage là où l’assaillant, Radouane Lakdim, ne fut que lâcheté ; il fut abnégation, là où l’autre ne pensait qu’à massacrer à l’aveugle des innocents. Il aura été, pour nous autres, trempés comme nous le sommes dans une société individualiste, voire carrément égoïste, presqu’une sidération, en ce qu’il fut prêt à consentir au sacrifice ultime, celui de sa vie et du bonheur des siens. Il aura été, et ce sera là sans doute son plus bel héritage, pour nombre d’entre nous, un modèle d’engagement. Une inspiration. Qu’il soit salué comme tel, et demeure, en cette période troublée, tout à la fois comme un phare et une boussole. Un homme de bien parmi les autres, amplement digne de la reconnaissance de la nation, comme tous ceux qui sont tombés avant lui et comme les autres, toujours en service et qui se sont engagés pour protéger, défendre, et soigner.

André Rakoto, spécialiste des institutions militaires américaines, a été enseignant-chercheur à l’université de Créteil puis de Versailles, avant de rejoindre le ministère de la Défense, au sein duquel il dirige un service en charge des combattants, des victimes civiles de guerre et des victimes d’actes terroristes. Officier supérieur dans la réserve opérationnelle de la Gendarmerie nationale, il a par ailleurs écrit de nombreux articles et contributions consacrés à la Garde nationale des États-Unis. Il y a un an et demi, il avait accepté d’écrire une première contribution pour Paroles d’Actu : « 15 ans après : le 11 septembre a-t-il changé l’Amérique ? ». Une fois de plus, voici un texte de sa main, tout à fait éclairant, à partir d’une invitation que je lui ai adressée le 29 mars dernier. Merci à vous, M. Rakoto. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

Arnaud Beltrame

Hommage au colonel Arnaud Beltrame. Photo : AFP.

 

« Mort du colonel Beltrame :

des enjeux pour l’après... »

par André Rakoto, le 5 avril 2018

La mort héroïque du colonel Arnaud Beltrame n’aura laissé personne indifférent. Pour la première fois depuis longtemps, ce n’est pas le nom d’un énième terroriste que tout le monde retiendra, mais celui d’un homme qui symbolise à lui seul ce que la France a de meilleur quand le pire survient.

« Le temps est venu de reconnaître la valeur des officiers

qui ne sont pas issus de la "voie royale",

en leur permettant enfin d’avoir des carrières

à la hauteur de leurs mérites. »

À ce titre, le président de la République a eu raison d’associer la mémoire du colonel Beltrame et celles des grands Résistants dans son discours d’hommage. Et, comme à l’époque, l’exemple ne vient pas forcément de là ou on l’attend. En effet, contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre dans les médias, le colonel Beltrame n’était pas Saint-Cyrien. Plus exactement, il n’était pas diplômé de la prestigieuse École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, mais de sa voisine à Coêtquidan, l’École Militaire Inter-Armes (EMIA). Cette dernière réunit sur concours les officiers issus de la réserve et du corps des sous-officiers, destinés à faire le même métier que les Saint-Cyriens, mais sans passer par la « voie royale ». Comme l’ont montré les médias, l’EMIA est totalement inconnue du grand public, au point d’être confondue avec Saint-Cyr et ceux qui se seraient en temps normal offusqués de cette confusion se sont tus compte tenu des circonstances. Dans un sincère hommage de soldat la semaine passée, le général (2s) Vincent Desportes, Saint-Cyrien, relevait qu’Arnaud Beltrame était sorti «  major de sa promotion à Coêtquidan  », sans aller jusqu’à préciser de quelle école, et qu’il était «  un officier brillant  ». Le colonel Beltrame était brillant, mais il n’aurait sans doute pas été promu au grade supérieur de son vivant du fait de son recrutement. C’est pourquoi le temps est venu de reconnaître la valeur des officiers issus du recrutement semi-direct en leur permettant enfin d’avoir des carrières à la hauteur de leurs mérites au service de la France. Plus de diversité à la tête de nos armées ne nuirait pas à leur efficacité.

« Ce n’est pas la "liberté d’expression" que Daech menace,

mais la France engagée avec ses armées sur les terres djihadistes. »

Par ailleurs, l’attaque d’un Super U dans une petite ville de province illustre une réalité que certains ont apparemment eu bien du mal à saisir depuis le déclenchement de cette vague d’attentats. C’est toute la France qui est ciblée et non les juifs, les journalistes, les militaires ou encore les policiers comme on l’a longtemps laissé croire, par bêtise ou par lâcheté. Il est frappant d’entendre des victimes du Bataclan témoigner de leur sidération au moment de l’attentat, persuadées jusqu’alors qu’elles ne risquaient rien puisqu’elles n’appartenaient pas aux catégories soi-disant visées. Oui, ce n’est pas la «  liberté d’expression  » que Daech menace, mais la France engagée avec ses armées sur les terres djihadistes, et aucun Français n’a jamais été à l’abri plus qu’un autre. On a beaucoup entendu parler de résilience, encore aurait-il fallu désigner la menace dans toute son ampleur pour s’y préparer. Les Français, dont on sous-estime apparemment la force morale, se sont tous retrouvés unis sous les trois couleurs pour honorer le colonel Beltrame. Faisons le vœu qu’à partir de maintenant ceux qui nous gouvernent s’adresseront aux français comme à un peuple patriote et responsable.

« Ce qui paraît incroyable, c’est que nous soyons capables

d’identifier un contexte insurrectionnel et y répondre avec

des mesures appropriées sur un théâtre d’opération extérieure,

mais pas dans les banlieues des grandes villes françaises... »

Enfin, devant le parcours du terroriste de Trèbes, on ne pourra s’empêcher d’observer que, selon un schéma bien connu, c’est une nouvelle fois un petit délinquant de banlieue fiché S qui est passé à l’acte. On ne s’attardera pas pour autant sur la notion de «  fiché S  ». Les victimes d’actes de terrorisme sont considérées comme des victimes civiles de guerre depuis la loi du 23 janvier 1990, mais la France n’est pas en guerre. Les «  fichés S  », dont on admet qu’ils sont trop nombreux pour être surveillés, ne sont donc pas des sympathisants ennemis mais des citoyens innocents et libres jusqu’à ce qu’ils commettent un acte répréhensible. Tout est dit. Ceci étant, une partie du problème se situe dans «  les quartiers populaires  », où la bascule entre petite délinquance et djihadisme est une réalité qu’on peut difficilement ignorer. Comme l’analysait avec justesse le colonel de gendarmerie Charles-Antoine Thomas dans la Revue politique et parlementaire d’avril 2017, nous faisons face à une dissidence criminelle qui constitue un formidable terreau pour la radicalisation. En d’autres termes, Daech recrute dans des zones dans lesquelles la population est en souffrance, l’État absent et des pouvoirs parallèles illégaux à la manœuvre. Or, selon la doctrine de l’OTAN, ces trois éléments forment les pré-requis à une situation insurrectionnelle*. Ce qui paraît incroyable, c’est que nous soyons capables d’identifier un contexte insurrectionnel et y répondre avec des mesures appropriées sur un théâtre d’opération extérieure, mais pas dans les banlieues des grandes villes françaises. En conséquence, la politique sécuritaire s’attaque uniquement aux délinquants, alors qu’une stratégie de contre-insurrection voudrait qu’on cible en priorité les populations... En attendant, combien de délinquants fichés S s’en prendront encore à des innocents  en dévoyant Allah ? Plus que jamais, c’est bien notre état d’esprit qu’il faut changer, avec courage et détermination, si nous voulons reprendre le contrôle de nos banlieues.

En mourant en héros pour sauver une otage, le colonel Beltrame a aussi sauvé notre dignité. Tâchons maintenant d’être à la hauteur de son sacrifice.

* Sur ce sujet, on pourra consulter le nouveau manuel de contre-insurrection de l’OTAN, dirigé par l’auteur, disponible en anglais sur cette page : https://pfp-consortium.org/index.php/pfpc-products/education-curricula/item/324-counterinsurgency-coin-reference-curriculum.

 

André Rakoto 2018

 

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4 février 2018

Louis Pétriac : « Magda Goebbels, une perverse narcissique au dernier degré »

J’ai la joie d’accueillir dans ces colonnes, pour la première fois, Louis Pétriac, un homme passionné au parcours attachant. Fondateur de l’éditeur indépendant Decal’âge Productions, il est aussi auteur. Il a consacré, l’année dernière, une étude documentée (Magda, la « chienne » du Troisième Reich) à la vie et à la personnalité de Magda Goebbels, épouse de Joseph, sinistre bras droit de Hitler, de facto la "Première Dame" du Troisième Reich. Il a accepté de répondre à mes questions, et bien au-delà, a consenti à se livrer de manière très personnelle. Je len remercie chaleureusement, et je vous invite, lecteurs, à vous saisir de son livre, qui nous en apprend beaucoup, et risque au passage den surprendre plus d’un ! Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 18/01/18 ; R. : 28/01/18.

Louis Pétriac: « Magda Goebbels, une perverse

narcissique au dernier degré. »

 

Magda la Chienne du 3e Reich

Magda, la « chienne » du Troisième Reich, Decal’âge Productions, 2017.

 

Louis Pétriac bonjour, et merci d’avoir accepté mon invitation pour cette interview, pour Paroles d’Actu. L’objet premier de notre échange, c’est votre ouvrage, Magda, la « chienne » du Troisième Reich, paru en 2017 chez votre éditeur maison, Decal’âge Productions. Mais avant toute chose, j’aimerais vous inviter à vous présenter un peu, à nous parler de vous, et de votre parcours jusque là ?

présentation et parcours

Bonjour Nicolas. Pour vous répondre, je reviendrais sur quelques dates.

Oct. 1990. Une jeune femme d’un cabinet de ressources humaines de Brive, rencontrée par le truchement de l’AFPA où j’étais en train de devenir électricien, me convainc de me tourner vers la communication. Nous arriverons très vite à l’opportunité de proposer un atelier d’écrivain public à Périgueux…

Dans une modeste chambrette louée chez une vieille dame, un espoir fou vient de renaître alors que trois ans auparavant j’avais tout perdu à la suite d’un krach boursier. Pas de matériel, pas d’argent, juste la foi, celle qui vous laisse espérer des lendemains meilleurs. Malgré les menaces d’un huissier diligenté par une caisse de retraite contre laquelle je me bats encore : la CIPAV… Un pamphlet  : Sus aux volatiles, la chasse est ouverte a même été publié voici quelques mois. Dès l’ouverture de mon atelier, j’avais à couvrir le montant de cotisations disproportionnées pour un artisan érémiste sans bénéficier du moindre délai. Comme l’écrira quelques mois plus tard l’Agence Nationale pour la Création d’Entreprises dans un article consacré à mon projet, «  C’est sans appui moral ni matériel et sans expérience du métier que le créateur s’est lancé, fort de sa seule motivation  ».

Nov. 1996. Mon petit atelier est primé par une fondation, celle de La Lyonnaise des Eaux et fait l’objet de deux articles publiés dans L’Evénement du Jeudi et Le Nouvel Observateur. Survient une rencontre avec l’équipe de Jean-Luc Delarue. Un « Ça se discute » est diffusé sur France 2. Je vais enfin pouvoir m’installer correctement et avoir pignon sur rue !

Eté 2006. Virage à 180° avec l’arrivée d’Internet et de Facebook. Surgit dans la vie de l’écrivain public le livre. Je ne disposais pourtant d’aucune formation et n’avais suivi qu’une approche du métier chez un éditeur local pendant à peine un mois. Mais ce dernier m’avait mis en relation avec une très vieille dame (86 ans), polyglotte et bras droit d’un ancien secrétaire d’État qu’il n’avait pu publier et qui, devenue lectrice, va me recommander de lancer ma propre marque de fabrique. Devenue une fidèle de mon atelier, elle m’avait, c’est vrai, déjà confié la mise en page de quelques recueils de poésie et avait apprécié mon concours.

 

« Un premier gros travail, autour des Compagnons de la Chanson :

nous sommes en mars 2007, Decal’Age Productions est lancé !  »

 

Un premier gros travail est mené avec les admirateurs de grandes vedettes de la Chanson française, les Compagnons de la Chanson, redécouverts sur le petit écran. Invité par Drucker, Fred Mella leur ancien soliste y était apparu en vue de la promotion d’une autobiographie. À la recherche d’une aide pour une relecture de témoignages je leur propose d’aider, non seulement à cette relecture, mais de publier leur hommage. Nous sommes en mars 2007, Decal’Age Productions éditions est lancé ! Réellement ! Je venais juste de publier mon premier ouvrage sous ce label : Voyage au pays de la déraison, m’inspirant d’un conseil du psy Boris Cyrulnik. Parallèlement à ce gros travail, je crée pour la promotion du futur ouvrage un site « Compagnons de la Chanson » que j’animerai quelques années, tissant des liens qui perdurent encore. L’ouvrage s’écoulera, sans aucune diffusion, à un millier d’exemplaires après une dédicace mémorable à Lyon avec d’anciens Compagnons de la Chanson, flattés que l’on se souvienne encore d’eux plus de vingt ans après l’arrêt d’une carrière fantastique et un sacré carnet d’adresses. Purée de nous autres, comme aurait pu dire Roger Hanin, si j’avais eu les fonds propres, Maman  !

D’autres projets vont ensuite s’enchaîner. Un vieux maquisard inconnu dans sa propre région va m’apporter une idée de récit qui lui vaudra d’être décoré de la Légion d’Honneur. Puis un ouvrage sur l’autisme et, entre deux récits de vie, des recherches autour d’un témoignage évoquant une Silésie devenue polonaise. Au total une petite vingtaine d’ouvrages avec la complicité d’un auteur, magnétiseur, qui avait pu redonner un sens à sa vie, tout comme moi. Onze années d’expériences souvent gratifiantes, tant en qualité d’éditeur que d’auteur.

Voilà comment je suis arrivé au nazisme à la fin de l’année 2016, cette fois-ci en tant qu’auteur après avoir tenté de le faire publier ailleurs que chez Decal’Age Productions éditions, mais sans pour autant insister et adresser le tapuscrit à plusieurs maisons d’édition.

 

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur Magda Goebbels, que le monde connaît d’abord en tant qu’épouse de Joseph, apôtre parmi les apôtres et ministre de la Propagande de la dictature hitlérienne ? Vous l’affirmez vous-même, vous n’êtes pas historien, en tout cas vous n’en avez pas le titre, mais vous avez fait des recherches, recoupé des informations : en quoi diriez-vous que vous apportez quelque chose de nouveau, d’original sur le sujet ? Et pourquoi ce choix de titre, inattendu, et aussi un peu dérangeant a priori ?

pourquoi Magda ?

Des recherches sur cette Silésie devenue polonaise venaient de me donner l’occasion d’enquêter sur le vécu des Allemands entre 1900 et 1945. J’ai eu besoin de savoir comment une Allemande de mes connaissances, aujourd’hui disparue, avait traversé la période hitlérienne. Je venais de me procurer un témoignage très peu diffusé datant de… 1952 : Wie Pitschen starb. S’il me restait quelques vagues connaissances de langue allemande datant du collège, j’avais à traduire quelque chose qui avait été bâti avec une certaine émotion par un Allemand, pas forcément acquis aux thèses nazies, et qui avait dû fuir devant l’Armée rouge. C’est donc, sans réellement le vouloir, que je me suis retrouvé face à une biographie consacrée à Magda Goebbels évoquant ce qu’avait été en 1945 la menace russe.

Au départ, il n’était pas question de rechercher des informations sur cette nazie. Comme beaucoup, j’avais su ce qui était arrivé dans ce bunker, mais je n’avais jamais approfondi la chose. L’ouvrage sur cette Magda commandé chez PriceMinister n’avait donc été commandé que pour m’aider à cerner l’atmosphère en Allemagne et donner une suite à la biographie silésienne sur laquelle j’avais commencé à travailler. J’étais encore loin de me douter que ce livre écrit en 2005 par Anja Klabunde allait déclencher ce qu’il a déclenché en moi, un sentiment où se mêlaient révolte et répulsion, et aussi le besoin de comprendre.

À tel point que, différant les travaux entrepris sans obligation de production imminente, j’ai commencé à surfer sur le net, tombant sur un tout autre discours, celui d’un Argentin, Mendoza, qui avait de son côté enquêté sur le personnage. Il livrait une toute autre vérité. Qui avait donc raison  ? Klabunde la biographe allemande ou Mendoza cet Argentin ?

Toujours sur le net, je me suis ensuite retrouvé face à un autre ouvrage, celui de Tobie Nathan et cette enquête sur Arlosoroff écrit avec un style beaucoup moins conventionnel et très sensuel que je m’étais procuré. Une sorte de polar, mais qui ouvrait d’autres portes. L’affaire était lancée. Nathan reconnaissait que la dame était cynique, un peu légère et portée sur la chose. Il donnait de surcroît une définition du cynisme s’inspirant de recherches menées sur l’Antiquité. Et, au-delà de la traduction des vocables grecs kunos apparenté au chien et kunikos, sur celle de chienne qui, par ailleurs, collait fort bien à l'égérie nazie, tant sa quête du plaisir dans le Berlin décadent de la fin des années vingt était manifeste. Dans la philosophie antique, ceux que l’on assimilait à ces "kunikos" appartenaient à l’école philosophique d’Antisthène et de Diogène et prétendaient revenir à la nature en méprisant les conventions sociales...

 

« Un être cynique, aux appétits sexuels évidents, et méprisant

les conventions sociales : voilà les traits qui firent

de Magda la "Chienne du Troisième Reich". »

 

Magda Goebbels m’est soudain apparue sous la lumière d’un être cynique qui avait des appétits sexuels évidents et son mépris des conventions sociales en a très vite fait une chienne, la «  Chienne du Troisième Reich  ». Sans avoir encore une idée complète du personnage, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, même si je me doutais qu’en relevant un tel challenge j’allais devoir creuser et creuser encore. Peut-être en adoptant une démarche différente et en prenant le risque de heurter un éventuel lectorat si je menais ce projet d’écriture à terme en choisissant un titre comme celui dont j’avais eu instinctivement envie. Seulement, n’était-ce pas ce qui pouvait aussi m’amener des lecteurs lesquels, comme moi, chercheraient à comprendre pourquoi j’avais choisi de faire de cette Magda une chienne ?

Ma décision de consacrer un ouvrage à l’égérie nazie s’est trouvée confortée en février 2017 par un témoignage de Pierre Assouline publié dans Le Monde après la sortie du bouquin de Tobie Nathan chez Grasset quelques années plus tôt. Il se demandait si l’épouse Goebbels ne souffrait pas de… perversion narcissique. Bingo ! Je venais soudain de trouver quelque chose d’encore plus exploitable, mais il allait néanmoins falloir compléter les éléments insuffisants que je possédais. Certes, j’avais déjà travaillé sur la perversion narcissique, rédigé un ouvrage là-dessus, je connaissais le sujet et je me suis donc lancé dans une relecture avec, cette fois-ci, un tout autre objectif. Celui de parvenir à coupler les faits avec d’autres données puisées dans l’ouvrage de la grande spécialiste qu’est le docteur Marie-France Hirrigoyen pour être vraiment sûr de ce que je venais de découvrir. 

Parallèlement à mes premières lectures, d’autres témoignages émanant d’historiens éminents comme Hans-Otto Meissner se sont imposés à moi. Meissner était l’un des premiers biographes à avoir sorti un ouvrage sur Magda Goebbels (1961) sans qu’il aborde néanmoins la passion d’Arlosoroff pour la future égérie nazie. Derrière, ont suivi Anna-Maria Sigmund, Guido Knopp, Victor Reimann, Nerin Gun, Diane Ducret, Peter Longerich, François Delpla. Sans pour autant minorer l’impact de données plus romancées comme celle des Britanniques Jane Thynne et Emma Craigie ni les différents médias qui avaient déjà publié quantité d’articles sur l’épouse du docteur Goebbels dont Bild et Der Spiegel.

 

« Je ne pouvais pas laisser perdurer cette idée selon laquelle

l’horrible assassinat du bunker aurait été un "acte altruiste". »

 

Sûr, je l’ai très vite été : manque d’empathie répétée, suffisance du personnage, importance de l’image de mère idéale véhiculée, égocentrisme outrageant, l’envie de faire croire en sa supériorité, un sens grandiose de sa propre importance, les menaces de chantage ouvert… Dans mon ouvrage, chacun de ces points est développé autour d’exemples précis. Par rapport aux autres documents traitant de Magda Goebbels, l’originalité y était ! J’avais en outre, et de plus en plus, le sentiment que l’on avait fabriqué un scénario dans ce bunker décidant d’y sacrifier des enfants innocents tout en s’appuyant sur une propagande efficace et des prétextes fallacieux, pour que le commun des mortels puisse changer d’avis post mortem sur les coupables, faisant même de cet horrible assassinat un acte altruiste. C’était proprement inacceptable !

 

Magda Goebbels naît en 1901 à Berlin. La plupart des historiens considèrent que sa mère, Auguste Behrend, l’a eue avec Oskar Ritschel, un ingénieur qui ne la reconnaîtra pas tout de suite. Et pour cause peut-être, puisque vous, Louis Pétriac, avez la conviction que son père biologique était en fait l’amant et futur second mari de sa mère, le commerçant juif Richard Friedländer. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Parlez-nous un peu de ses premières années, et de sa mère, dont on sent à travers votre récit qu’elle a eu sur elle, sur la manière dont elle s’est forgée, un poids décisif ?

imbroglio familial

Anja Klabunde parle très bien de Magda Goebbels, trop bien même, avec des expressions très contenues. «  Son corps connaissait une véritable révolution, écrit-elle, elle était fort en avance sur ses camarades de classe…  » J’avais déjà pu me procurer un extrait du film de Vitkine diffusé en Belgique et en Suisse en étant attentif aux propos du même Tobie Nathan sur les fondements d’une personnalité. «  C’est une orpheline qui avait des problèmes de filiation, elle avait été mise en pension en Belgique. On sait ce que ça donne : changement de langue, de milieu, changement de perception du monde ! Ça donne des gens qui ne sont plus certains de la consistance du monde, se disant qu’il a changé une fois et qu’il pourrait très bien changer encore, encore et encore. Ils cherchent quelque chose auquel se raccrocher…  ».

 

« Sa mère ne l’aimait pas et n’avait pas désiré sa naissance ;

elle lui a notamment dissimulé qui était son véritable père. »

 

Y a-t-il eu, ce faisant, des violences psychologiques que la fillette aurait pu subir chez les Ursulines de Vilvoorde ? Ce n’est pas impossible non plus puisqu’on évoque en début de journée des toilettes où l’on devait se débarbouiller à l’eau froide sans ôter sa chemise de nuit. Sans doute pour que les gamines aux portes de l’adolescence ne soient pas amenées à faire des comparaisons hasardeuses entre elles. À la décharge de Magda, il fallait faire appel à des capacités d’adaptation énormes. Sa mère ne l’aimait pas et n’avait pas désiré sa naissance, lui cachant certaines choses importantes, dissimulant par exemple qui était son véritable père. Je me suis d’ailleurs demandé si ce Richard Friedländer, âgé d’à peine vingt ans en 1900, avait été informé de la grossesse d’Auguste Behrend, cette petite bonne que la Famille Quandt prenait pour une cocotte, sorte de Dame aux camélias, s’il faut en croire Anja Klabunde.

Un ouvrage, peut-être bien le vingtième que je découvrais évoquait cette piste Friedländer, celui d’un dénommé Léonid Guirchovitch qui, lui aussi, avait étudié la piste Arlosoroff. Mais avec un chapitre qui ne pouvait que m’inciter à réfléchir et issu d’un journal intime de Magda qui, selon lui, n’a jamais été publié, alors que d’autres nient l’existence d’un tel document. Je le cite.

«  9 sept. 1914… L’autre, est la fille qu’une jolie femme de chambre conçut avec un client de l’hôtel où elle travaillait.  »

Certes, on pourrait regretter que ces données aient été romancées et qu’elles pourraient donc être sujettes à caution. Mais, les auteurs de tous ces romans se sont forcément appuyés sur des données concrètes comme celles recueillies par Emma Craigie qui a entendu la gouvernante des Goebbels évoquer ce que pouvait être le quotidien des enfants martyrs. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Nerin Gun qui a travaillé avec les parents d’Eva Braun et pour Léonid Guirchovitch. Sans oublier Sébastien Spitzer qui a évoqué devant le micro d’une radio belge des recherches menées à Buchenwald même.

L’ouvrage de Guirchovitch publié chez Verdier en 2014 n’a curieusement pas fait l’objet d’un très gros battage. Pourtant, l’écrivain russe ne m’apparaît pas être un affabulateur, même s’il avance des données qui n’ont pas été exploitées par d’autres historiens comme cette admiration de Magda pour le grand poète juif Heinrich Heine qui lui aurait valu de choisir de baptiser ses futurs enfants avec des prénoms commençant par la lettre H. Vous avouerez qu’on est assez loin du H de Hitler, non ? Un chapitre sur lequel revient François Delpla dans Hitler et les femmes. Et dans mon ouvrage, j’évoque bien autre chose encore et notamment les relations de l’égérie nazie avec les Hoover aux États-Unis.

C’est également oublier que Richard Friedländer, sur une carte de résident, un document retrouvé sans doute à Buchenwald et publié en 2016 par le média allemand Bild, reconnaissait qu’il était le père de Magda.

Confronté au monde du mensonge, ceux de sa propre mère, Magda Goebbels n’arrêtait pas de se poser des questions. Notamment sur le fait qu’elle était une enfant non désirée et pour cause puisque celui qui avait épousé sa mère (Oskar Ritschel) ne l’avait pas reconnue. On peut attendre beaucoup de choses d’un cocu mais tout de même ! Même s’il avait après coup choisi en bouddhiste émérite de prendre la gamine en affection.

 

« Auguste Behrend aurait lâché le morceau en 1934.

Magda fille d’un Juif ? Il fallait donc faire disparaître

Richard Friedländer. Définitivement... »

 

A priori c’est en 1934 qu’Auguste Behrend a lâché le morceau et que les époux Goebbels auraient appris cette filiation que le propagandiste commente dans son journal de bord. Il fallait donc faire disparaître Richard Friedländer. Définitivement. Définitivement, ce sera Buchenwald au motif qu’il était soupçonné d’être réfractaire au travail, une déportation à laquelle ne s’opposera pas sa fille devenue une égérie nazie. Ne fallait-il pas préserver les nouveaux liens qu’elle venait de nouer avec les dignitaires nazis et éviter le courroux d’Oncle Adi ?

 

Magda, au sortir de l’enfance, et au tournant de l’adolescence, c’est une fille gâtée, sans doute, aimée par les deux hommes qui pour elle peuvent faire office de père, mais est-ce qu’on peut dire que, transbahutée comme elle l’a été, avec un socle familial mouvant et des lieux d’ancrage fluctuants (elle a notamment passé pas mal d’années à Bruxelles, en études), elle sort aussi un peu paumée de cette période, et en quête d’identité ?

construction identitaire

Revenons sur l’appréciation de Tobie Nathan quand il explique le cheminement de cette fillette privée de repères. Une gamine à la recherche d’un socle qui lui fera éprouver une sorte de fascination pour les gens de pouvoir, seuls capables de lui permettre de s’en sortir. Elle gardait (dixit Klabunde) un très mauvais souvenir de son départ de Belgique en 1914 et de cette pérégrination en train dans un wagon à bestiaux, parce que les avoirs de son père Friedländer avaient été mis sous séquestre et que le couple et la fillette étaient sans argent. Être obligée d’aller à la soupe populaire à son arrivée à Berlin a marqué la future Magda Goebbels… D’où, sans doute, une aversion grandissante pour les plus faibles qui n’avaient qu’un seul tort, celui de l’être et de ne pas s’être défendus suffisamment face à des agressions.

Quand Ritschel ressurgit dans l’existence de l’adolescente, il lui montre quelle est sa réussite de décideur à lui, lui donnant encore plus l’envie d’une vie qui pourrait être facilitée si elle s’alliait à un homme puissant. Je pense aussi qu’il a pu y avoir une sorte de compétition affective entre les deux pères et que la gamine en a joué. À noter que c’est Richard Friedländer qui lui apprendra l’hébreu !

 

« La misère, qui l’a marquée, il allait falloir très vite l’oublier

et ne prêter attention qu’à ceux qui détenaient le pouvoir,

un pouvoir autant matériel que spirituel... »

 

La misère, il allait falloir très vite l’oublier et ne prêter attention qu’à ceux qui détenaient le pouvoir, un pouvoir autant matériel que spirituel. Matériel, ce sera Quandt et spirituel, ce sera Victor Arlosoroff, Hitler représentant avec le nazisme une conjugaison des deux puisque le nazisme ambitionnait de remplacer le christianisme tout en procurant une sorte d’aisance matérielle : lutte contre le plan Young et résistance des Allemands grâce à la conquête d’un espace vital.

Je crois qu’il est facile d’imaginer ce qu’a pu être la construction qui s’est opérée en elle et l’avis qu’elle a pu avoir sur les plus faibles et ceux qui détenaient un certain pouvoir ou qui étaient en mesure d’y accéder.

 

Le premier grand amour de Magda s’appelle Victor Arlosoroff, un jeune sioniste appelé à compter, bientôt, parmi les grandes figures du mouvement en faveur de l’établissement d’un État juif en Palestine. À ses côtés, Magda allait épouser pleinement la cause sioniste (!)... On imagine qu’il n’y aurait eu qu’un pas, ou guère plus, vers la conversion au judaïsme, si la relation s’était concrétisée ? Quelle a été l’importance de cet homme, et de cette relation, dans la vie de Magda ? Et, pendant qu’on y est, quelle est votre intime conviction, par rapport à l’assassinat d’Arlosoroff en 1933 : l’ordre vient-il de Goebbels ? Magda a-t-elle été impliquée, dans un sens ou dans l’autre ?

l’énigme Arlosoroff

Arlosoroff est le premier des hommes à afficher cette possible puissance que recherche une jeune fille en quête de projet. Il lui ôte sa virginité en admettant que le jeune Walter qui la coursait au Lycée Kolmorgensche de Berlin en 1915 n’ait pas été son premier amant (source Meissner non reprise par Klabunde). Cela crée des liens et la demoiselle est très souvent présentée comme une créature ayant d’énormes besoins sexuels. Pas seulement par Tobie Nathan mais plus récemment par le journaliste romancier Sébastien Spitzer. J’explique et démontre dans mon ouvrage quelle aura été l’influence de leur rupture sur Magda et ce qui a pu la faire sombrer dans un début de perversion narcissique. Mais je voudrais d’abord enchaîner sur cet assassinat d’Arlosoroff.

 

« C’est aujourd’hui admis, l’assassinat

d’Arlosoroff restera inexpliqué... »

 

Meurtre sur la plage, l’ouvrage du Russe Guirchovitch, apporte un éclairage sur ce qui a pu se passer en juin 1933 sur cette plage de Tel-Aviv. On sort même de cette lecture avec une autre possible coupable : Sima, l’épouse du leader sioniste, une femme souffrant de jalousie qui venait de se disputer avec Victor. Mais, c’est aujourd’hui admis, cet assassinat d’Arlosoroff restera inexpliqué, celui que l’on avait tout d’abord accusé ayant été libéré.

Pour ce qui me concerne, j’ai été sensible aux arguments de Guirchovitch et donc à la non responsabilité de Magda Goebbels dans cette affaire. Bien qu’il y ait eu la présence à Tel-Aviv de Théo Korth et Heinz Grönda, ces deux SS dont on n’a pas cerné l’implication réelle dans cette histoire.

 

À 18 ans, Magda rencontre Günther Quandt, un industriel veuf de vingt ans son aîné ; protestante, elle se convertira au catholicisme, la religion de son futur époux (le mariage a lieu en 1921). Un fils, Harald, naîtra de cette union peu après le mariage. L’union dure à peu près dix ans, émaillée de drames familiaux qui vont peser sur le couple, et aussi de révélations sur des "coups de canif" portés par l’une (qui reverra Arlosoroff) et par l’autre. Magda, qui ne s’est jamais sentie vraiment à son aise dans un cadre familial qui ne l’a pas vraiment acceptée, fait chanter son époux, étant entrée en possession de documents scandaleux et compromettants. Elle obtient un appartement luxueux au cœur de Berlin, une pension confortable, et la garde d’Harald. Elle a 30 ans. Elle est riche, et elle est libre. Est-elle heureuse ?

Magda, ex-Quandt

Comment aurait-elle pu être heureuse puisqu’elle commençait à éprouver des difficultés à ressentir quoi que ce soit ! Heureuse, malheureuse… les clichés alternent. Beaucoup d’amants de passage et l’impossibilité de se fixer. Comme elle n’éprouve rien de précis, elle reste dans une sorte de magma, attendant qu’une occasion se présente qui lui permettrait d’accéder à cette puissance qu’elle convoite depuis son adolescence.

 

« Magda était à mes yeux devenue une narcissique qui avais besoin

d’être rassurée par une sorte de miroir capable de donner

une image réhabilitante d’elle-même... »

 

L’infidélité d’Arlosoroff avant celle de Joseph Goebbels venait de précipiter la chose et la perversion narcissique s’était installée en elle, qui ne la quittera plus. On ne naît pas pervers narcissique, on le devient. À cause des castrations opérées dans l’enfance. Les repères d’un enfant disparaissent, il n’a plus la sensation d’exister en tant que tel sinon par l’image que les autres diffusent de lui. Magda était à mes yeux devenue une narcissique qui avait besoin d’être rassurée par une sorte de miroir capable de lui donner une image réhabilitante d’elle-même. Pour avoir le sentiment d’exister, elle vivra à travers les autres, s’écartant d’eux dès qu’ils commettaient le moindre écart. Ce sera le cas avec ce jeune étudiant Ernst qui l’amènera à demander le divorce à Quandt. Une fois qu’il l’aura menacée avec une arme, elle le «  répudiera  » ! Et ce sera le cas de combien d’autres ! Son père Richard fera partie du lot pour avoir été dans l’incapacité de tenir un certain rang social après avoir tout perdu en Belgique en 1914.

 

Ce qui est très intéressant, à ce point de l’histoire, c’est qu’on retrouve une Magda qui a une situation, un appartement superbe, une pension confortable, je le disais à l’instant... mais elle se refuse apparemment à devenir une bourgeoise oisive, qui jouirait pour le plaisir de jouir, comme ce fut le cas de bien des personnes aisées dans le Berlin des années 20. Elle ressent ce besoin de trouver un sens, ou en tout cas une cause dans laquelle s’investir vraiment, comme elle aurait pu le faire avec le sionisme, avec Arlosoroff. Ce réflexe de recherche d’identité, de cause, c’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup, dans l’Allemagne de cette époque ?

quête de sens, vraiment ?

Dans le film de Vitkine, Tobie Nathan parle très bien de ce socle que Magda recherchait jusqu’à ce qu’elle assiste à ce grand show au Sportpalast de Berlin. Je viens de le dire.

 

« Le sens elle s’en fiche, ce qu’elle veut, elle, c’est le pouvoir... »

 

Cette recherche d’identité et de cause, cette quête de sens, cela a peut-être été vrai pour d’autres en Allemagne à cette époque, mais pour Magda Goebbels, il s’est agi de tout à fait autre chose. Le renouveau aryen et la fierté de l’Allemagne, je ne suis pas sûr qu’elle en avait fait sa tasse de thé. Précisons tout de même que c’est parce qu’elle avait peur de perdre la pension que lui versait Quandt à cause de l’arrivée possible des communistes au pouvoir qu’elle va devenir nazie et trouver un sens, et quel sens. Écoutez, je vais être direct, je crois que le sens elle s’en fiche, ce qu’elle veut, elle, c’est le pouvoir. J’insiste. Être une femme qu’on admire et qu’on montre en société et pas seulement une potiche, ce qu’elle reproche à Quandt de ne pas avoir compris. L’image, toujours l’image.

Un autre travail du biographe Toby Thacker m’a permis de compléter ce que j’ai appris de Magda Goebbels. Il ne mâche pas ses mots non plus, disant de l’égérie nazie que c’était un être répugnant !

 

De fil en aiguille, on l’introduit dans des cercles favorables au mouvement d’Adolf Hitler (un prince de la maison impériale de Hohenzollern lui indiquera que c’est une bonne manière de tromper cet ennui qui la terrorise tant). Elle est subjuguée par les discours qu’elle entend, par cette aventure si exaltante... En septembre 1930, elle participe à un meeting du NSDAP au Sportpalast de Berlin et y découvre un orateur qui la captive (la séduit ?), le Gauleiter (cadre du parti) Joseph Goebbels. Dès le lendemain, elle pousse les portes du parti et, bientôt, décrochera un job de secrétaire auprès de l’homme qu’elle épousera l’année suivante. Pour elle, l’aventure va commencer... Et pour eux deux, une histoire. Une histoire d’amour, au moins en partie ?

Joseph, Magda, de l’amour ?

Non, pas d’amour parce qu’elle a déjà sombré dans les travers de la manipulation narcissique, comme je viens de le spécifier. La chroniqueuse mondaine Bella Fromm dira d’elle que c’était une créature capricieuse qui n’arrivait pas à apprécier la vie luxueuse que lui avait offert Günther Quandt jusqu’en 1929. D’autres comme notre ambassadeur François-Poncet «  qu’il n’avait jamais vu une femme avec des yeux et un regard aussi froids  ». La biographe Anja Klabunde, elle-même, dira de Magda «  qu’elle ressemblait plus à un récipient vide absorbant l’ambiance régnante et la reflétant du mieux possible  ». Un avis sans concession, justifiant qu’au Sportpalast elle ait absorbé cette ambiance si particulière comme si son existence entière en dépendait. On dirait que pour la plupart des observateurs Magda souffrait d’un travers, mais sans que l’on ait pu en donner une définition exacte. En évoquant ce meeting berlinois, l’historien Fabrice d’Almeida a de son côté parlé de scénographie nazie réussie. À propos de ce travers, on oublie de dire chez Vitkine que ce sera aussi le cas lorsque, nommée responsable de la cellule nazie berlinoise de West-end, elle n’arrivera pas à s’y fondre, trouvant dérangeantes les attitudes des autres bénévoles qualifiées de moqueuses et émanant de concierges ou de petits commerçants. Elle a probablement dû se demander à ce moment-là pourquoi elle ne s’adressait pas à Dieu plutôt qu’à ses saints pour obtenir ce pouvoir dont elle avait tant envie ?

 

« Goebbels pouvait être irrésistible, mais c’était aussi

un être qui avait déjà menacé à deux reprises de mettre fin

à ses jours. Et cela, elle l’apprendra très vite... »

 

Au-delà des commentaires invraisemblables livrées en 1952 par une Auguste Behrend dépressive, Joseph Goebbels l’a surtout séduite parce que c’était une proie facile pour elle. L’homme n’avait pas d’estime de soi, et il lui était apparu plusieurs fois auparavant mal «  fagoté  », notamment dans une soirée privée organisée par une certaine Viktoria von Dirksen, une fervente adepte de la thèse de la race pure. Restait son élocution et cette force de conviction propre à un véritable bateleur de foire. Lorsqu’il s’en prend aux autorités en place avec un index pointé vers la foule, il deviendrait même irrésistible. Il savait être éloquent : «  Malgré leur contrôle des médias de masse, tout ce qu’ils ont pu faire, c’est tenter de masquer les scandales politiques. Le parti national-socialiste va leur botter les fesses !  » C’était pourtant un être qui avait déjà menacé de mettre fin à ses jours à deux reprises, ce qu’elle apprendra très vite ! Le beau-fils de Magda, Helmuth Quandt, premier des fils de Günther n’avait pas davantage d’estime de soi et cela le rendait désarmant, mais une septicémie abrègera leur idylle (1927).

En la personne de ce Gauleiter de Berlin, voilà donc qu’elle vient de trouver une nouvelle proie et un autre narcissique privé d’estime de soi, tout comme le très jeune Helmuth Quandt et comme certaines autres victimes ! Mais lui, contrairement à elle, il n’a pas besoin de miroir qui pourrait renvoyer une image pour exister ! Il a seulement besoin d’un coach susceptible de le féliciter de temps à autre et sur lequel il peut s’appuyer. Il n’a pas réussi à le trouver lors de sa collaboration avec les frères Strasser pendant la détention d’Hitler à Landsberg et son retrait de quelques mois du NSDAP. Le biographe Peter Longerich nous explique dans son ouvrage publié en France chez Héloïse d’Ormesson quel est le profil de cet homme tourmenté capable de s’autodétruire qui a sans arrêt besoin d’être complimenté pour exister. Entre deux accès de spleen il est capable de se lancer dans des conquêtes pour survivre, ce qui explique toutes ces femmes coursées, de Léni Riefenstahl à Lida Baarova en passant par la femme du boxeur Max Schmeling, Anny Ondra. Ce qui est le propre des personnes souffrant de maniaco-dépression. Je me suis amusé à faire un parallèle entre ses crises de spleen et ses dragues effrénées, et cela colle. J’ai même pu compléter mes données avec celles collectées par un éditeur italien et en ligne pendant quelques jours. Elles revenaient sur l’année 1938 et sur ce qui s’était passé autour de la très belle Lida Baarova.

On a toujours dit que Magda était une belle femme. Quand elle a croisé Quandt, sans doute, mais après… Toilettée, maquillée, ses excès en avaient fait rapidement une femme bien en chair, cela dès 1932-1933, bien avant ses maternités répétées. Les nombreuses photographies trahissent une image pas toujours favorable comme celle où on la voit poser pour un peintre devant les caméras de la propagande nazie. Un média l’évoquait même en des termes injurieux disant d’elle «  qu’elle était maquillée comme une pute orientale  ». Au moment de l’entrée en guerre, elle n’avait donc plus la moindre chance de conserver son Joseph face à d’autres actrices. Sauf à rester une bonne amie de ce dernier en continuant de lui faire des enfants pour que leur Führer soit content et que celui-ci puisse féliciter son propagandiste !

 

« Il dira d’elle à une de ses maîtresses que Magda était

"le diable" ; elle savait le faire tourner en bourrique

et agir sur lui pour le mettre souvent à terre... »

 

Comme il le dira à l’une de ses maîtresses «  elle était le diable  », ce qui montre bien qu’elle savait faire tourner en bourrique son Joseph et agir sur lui pour le mettre souvent à terre. À terre, il le sera d’ailleurs en 1938 quand elle produira son chantage, menaçant de divorcer et sachant quelle affection l’époux volage éprouvait pour ses enfants. Chez ce dernier, on a même parlé de nouvelle tentative de suicide le 19 octobre 1938. De l’égérie nazie, Himmler dira : «  La rusée Magda a pris son nabot de mari dans un filet d’où il ne sortira plus et où il s’étranglera lui-même !  » C’est dire !

Il n’a jamais été question d’amour entre les deux tourtereaux, allons donc ! L’amour, un pervers narcissique ne peut en éprouver ! Ce qu’il ou elle recherche, c’est une possession de l’autre ! Une possession totale ! Magda était surtout attirée, peut-être à son corps défendant, par ce suicidaire souffrant, lui, de maniaco-dépression. Un être volage certes, qui avouait souvent avoir besoin d’elle et de ses petites manipulations. Peut-être cela le stimulait-il ? En bonne représentante du signe zodiacal du Scorpion, je dirai avec un peu d’humour qu’elle a dû souvent être tentée de «  bouffer  » le mâle, alors que celui-ci était pourtant considéré comme un mâle dominant au sein de la meute. Dans son dernier roman primé par la critique, le romancier et journaliste Sébastien Spitzer écrit que : «  Magda mimait des extases avortées dans les bras de cet homme parce qu’elle savait déjà qu’avec lui, tout redeviendrait possible  ».

 

Hitler et les Goebbels 

Hitler avec les Goebbels, et trois de leurs enfants.

 

La vie de couple des Goebbels n’est pas, on l’a vu, un long fleuve tranquille, loin de là. Je ne vais pas rentrer dans tous les détails, mais là aussi, il y en aura pas mal, des coups de canif. Ce qui est intéressant, dans votre livre, c’est les portraits psychologiques que vous dressez des personnages principaux. Devenue une militante convaincue du parti nazi, et animée d’une ambition dévorante, elle voue un culte à celui qui s’est promis à se consacrer, corps et âme, à l’Allemagne, Hitler. Lui et elle sont présentés, sous votre plume, comme des pervers narcissiques, et on voit qu’ils se tournent un peu autour, même si le Führer a largement poussé à ce que l’union avec Goebbels (dont vous mettez en avant les traits de maniaco-dépressif) soit mise en avant. Il les forcera même à rester ensemble lors d’une énième crise de couple. Est-ce que Magda n’a pas finalement plus d’amour, et même plus de désir, pour Hitler que pour son mari ? Hitler aime-t-il Magda ? Et Goebbels, qui semble presque être le laissé-pour-compte de cet étrange triangle, n’est-il pas devenu le mari par procuration de celle qu’on présentera bientôt (certes à ses côtés) comme la "première dame du Reich" ?

un mari par procuration ?

Joseph Goebbels est tout à fait un mari par procuration. Comme l’a écrit un biographe : pendant qu’il la pénétrait, Magda imaginait que, s’il était l’organe, l’esprit du Führer en était l’âme. Parce qu’il symbolisait une sorte de puissance et qu’elle éprouvait une sorte de fascination pour le dictateur. N’avait-elle pas avoué à plusieurs reprises que son amour pour Hitler était plus fort et qu’elle aurait même été prête à lui offrir sa vie ? Comme le disait récemment l’historien Fabrice d’Almeida dans le film réalisé et diffusé sur France 2 «  Hitler l’avait accueillie au ventre car il savait être douceur, gentillesse, être attentionné et il lui avait parlé au plan des émotions en faisant de cette militante comme on disait à l’époque… une fanatique !  »

 

« Goebbels dit : "Magda affiche une attitude compromettante

avec le Chef qui n’est pas celle d’une dame. J’en suis malade !... »

 

Jaloux de cette relation Goebbels se plaindra de son épouse : «  Magda affiche une attitude compromettante avec le Chef et n’est pas celle d’une dame. J’en suis malade !  » C’est démontré, les pervers narcissiques sont d’horribles séducteurs. Toutes les victimes vous le diront, on est vite pris au piège, on ne voit rien venir. Comme tout bon pervers narcissique, Magda devait déjà éprouver des regrets de s’être amourachée de Joseph Goebbels, ce qui l’avait incitée à courser Adolf Hitler, acceptant très vite d’être sa Première Dame préférée. Il faut dire que l’agité moustachu de Linz en avait fait rapidement un personnage de tout premier plan sans cependant lui lâcher ce qu’elle brûlait d’obtenir en partageant sa couche, le pouvoir absolu. D’où cette opposition avec une jeunette du nom d’Eva Braun, une rivale qu’elle traitera avec mépris et suffisance. Ce qui lui vaudra même d’être écartée un temps (1935) de l’entourage d’Adolf Hitler. L’image, toujours l’image.

 

« Le petit Helmuth était-il le fils du dictateur ? J’en doute,

il me semble que Hitler était bien plus un voyeur qu’un acteur... »

 

Peut-on parler de désir de l’égérie nazie ? Je le pense. Pour le désir qu’aurait pu éprouver Hitler pour Magda, tout est encore une fois à ramener au fait que les pervers ne ressentent rien. La mère du biographe Hans-Otto Meissner ira même jusqu’à confier à un média que le petit Helmuth Goebbels né en 1935 serait le fils du dictateur. Ce qui reste à démontrer d’autant que je considère que Hitler était bien plus un voyeur qu’un acteur. À se faire confirmer par le spécialiste qu’est François Delpla.

 

Magda a été mise en avant par les nazis en partie parce qu’en tant qu’ex-femme d’un grand bourgeois, et femme cultivée, elle correspond à un électorat que le parti veut mettre en avant. Et elle a des qualités. Est-ce qu’on peut dire qu’elle a à titre personnel contribué, même à la marge, aux succès et à l’ascension du parti nazi ?

un rôle dans l’ascension des nazis ?

Oui, je suis convaincu qu’elle a contribué aux succès et à l’ascension du parti nazi. Dans son Hitler et les femmes François Delpla dit qu’elle illustrait l’aptitude du régime à séduire les classes dirigeantes. L’historienne Heike Gortemaker ajoute : «  À travers elle, les nazis espéraient changer leur image de petits bourgeois voyous !  » N’oublions tout de même pas qu’elle avait fréquenté une école huppée à Goslar en Basse-Saxe, que l’un de ses deux pères Ritschel l’avait initiée au monde de l’entreprise de très bonne heure et qu’il y avait eu effectivement son union avec Günther Quandt. Le lien qu’elle avait noué avec cet Onkel Führer de la famille Goebbels auquel elle ne pouvait rien refuser a également permis cette «  collaboration vitrine  » filmée par une propagande attentive. Ce lien avec le Führer amènera aussi certains biographes à dire qu’elle avait voulu offrir son Juif à Adi, d’où ces imprécations quant au meurtre d’Arlosoroff qui aurait été piloté par Magda elle-même, ce qui n’a pas été démontré.

 

« Elle aimait briller, parfois en allant même jusqu’à

éclipser les autres comme ce sera le cas

avec Emy Goering et Eva Braun. »

 

C’était également une manipulatrice émérite, une femme brillante parlant le français aussi bien que l’allemand, qui savait se mettre en valeur. Je lui reconnais ce talent. Elle aimait briller, parfois en allant même jusqu’à éclipser les autres comme ce sera le cas avec Emy Goering et Eva Braun.

 

Le couple Goebbels aura six enfants. Il passera outre les crises conjugales pour incarner, pour la propagande, - dont Joseph devient le ministre après l’accession au pouvoir des nazis en 1933 - la famille parfaite, modèle. Comment Magda conçoit-elle ce rôle qui lui est imparti et qui, de fait, lui donne on l’a dit celui de "Première Dame du Reich" (la relation de Hitler avec Eva Braun ne sera vraiment dévoilée au public qu’après leur suicide) ? Est-ce qu’en tant qu’objet de propagande, elle est soumise aux scénarios que son époux et son "époux mystique" mettent au point, ou bien fait-elle preuve de caractère, d’initiative ?

femme de tête et de caractère

Fervente adepte de l’image, j’ai la conviction qu’elle était favorable à l’idée de mettre ses enfants en scène. C’était pour elle une façon de donner, là encore, une image réhabilitante de la mère qu’elle était, devenue «  la mère idéale du Troisième Reich  ». Et je pense qu’elle pouvait non seulement faire preuve de caractère en privé, illustrant cette sorte de violence propre qui sied aux pervers, mais aussi afficher ses convictions comme elle le fera à la radio le jour de la Fête des mères ou à la tête du Bureau de la Mode allemande qu’elle brûlait de diriger avant d’être une fois de plus rappelée à l’ordre.

Lorsque surviendra l’épisode Lida Baarova, et que son Onkel Führer s’opposera à son divorce avec Joseph Goebbels en octobre 1938, l’historien François Delpla lui prête une réflexion acide où elle regrette que celui pour lequel elle éprouvait de l’admiration se mêle de ses affaires : «  Il est le chef de l’Etat mais non de mon mariage !  »

 

« En bonne manipulatrice, elle a souvent été contrainte de

se raisonner envers son mari, bras droit de son Führer,

soucieuse de ne pas rompre son lien avec le dictateur. »

 

Une «  fâcherie  » avec son époux volage la verra prendre la décision en 1933 de ne pas assister à une représentation à Bayreuth où elle devait être vue aux côtés des autres dignitaires du régime. Adolf Hitler l’enverra chercher avec un avion et comme la prière venait de lui…  Elle sera beaucoup moins conciliante avec son époux, qu’elle donne le sentiment d’avoir voulu terrasser pour prendre le dessus sur lui. Mais comme c’était le bras droit de ce Führer auquel elle se sentait liée… elle a souvent été contrainte de se raisonner en bonne manipulatrice, soucieuse de ne pas rompre son lien avec le dictateur.

 

Magda l’ambitieuse a gravi les échelons du Reich. Elle est une des rares femmes à parler véritablement de politique avec Hitler, et avec Goebbels. Que sait-on de ses sentiments à propos de deux des questions les plus sensibles du tragique règne nazi, à savoir, la guerre et les fuites en avant militaires (parfois "aventureuses") d’une part, la "Solution finale" d’autre part ? Ce dernier point me pousse à préciser ma pensée : en revenant en arrière, on se souvient que Magda s’est appelée Friedländer (Richard mourra en déportation, apparemment sans un geste d’elle), et qu’elle a failli se donner toute entière à la cause sioniste portée par son amant et amour Arlosoroff. Est-ce que Magda est antisémite durant sa période nazie ? Et si oui, l’est-elle par conviction acquise progressivement, ou par conformisme, « Parce que le Führer le veut et que Joseph doit lui obéir » ?

antisémite par conformisme ?

«  Il m’est personnellement désagréable et insupportable que l’on me soupçonne d’avoir été élevée par un Juif  » dira-t-elle à un média dès 1932. Sans évoquer ses liens charnels avec Victor Arlosoroff et cet étudiant juif, Ernst qu’elle continuera à recevoir dans son splendide appartement berlinois de la Reichkanzlerplatz. Les médias ne venaient-ils pas de titrer à la une en décembre 1931 à la suite de son union avec Goebbels : «  Le petit Chef épouse une Juive  ».

 

« Oui, elle était devenue antisémite par conformisme,

avec un cynisme propre justement aux pervers. »

 

Magda a donc été contrainte de faire table rase de ses anciennes convictions et ses amitiés juives n’avaient plus d’intérêt. Oui, elle était devenue antisémite par conformisme avec un cynisme propre justement aux pervers : «  Le Führer le veut et Joseph doit obéir  ». D’où sa non intervention lors de la déportation à Buchenwald de ce père dérangeant qu’était devenu Richard Friedländer. J’insiste sur le fait qu’il se soit agi de Richard Friedländer et non de Max Friedländer. Max était quelqu’un d’autre qui aurait été déporté à Sachsenhausen.

Je reviens dans mon ouvrage sur l’ensemble des Juifs auxquels elle livrera bataille dès 1931, dont la chroniqueuse mondaine Bella Fromm. La guerre et ses impacts n’auront d’importance que dans le bunker où là, elle en arrivera à critiquer son Führer adoré, tout en restant fidèle jusqu’au bout aux concepts nationaux-socialistes. En parfaite manipulatrice qui aimait souffler le chaud et le froid, elle confiera à sa seule amie : Ello Quandt, sa belle-sœur, qu’elle était parfois informée par son époux de ce qui se préparait de grave pour les Juifs.

 

La fin, tragique, est à peu près aussi connue que la personne de Magda : elle décide, avec Joseph, de suivre Hitler dans sa décision de se donner la mort fin avril 1945, alors que la prise de Berlin par les Soviétiques est imminente. Avec elle, leurs six enfants (12 à 4 ans). Pourtant il y avait eu des possibilités de les envoyer en lieu sûr (Quandt lui-même avait proposé de les accueillir chez lui). Magda décide pour eux tous qu’un monde où le Troisième Reich n’est plus ne vaut d’être vécu, c’est d’ailleurs ce qu’elle écrira à son fils Harald dans sa dernière lettre. Je vais me faire un peu l’avocat du diable, ou plutôt de la diablesse, pour cette question : à la fin, Magda a un peu perdu la raison. Elle croit comme une fanatique en la cause à laquelle elle a voué sa vie, ses quinze dernières années. Elle voit la perspective d’une mainmise de l’Armée rouge sur l’Europe de l’est, et peut-être l’Allemagne, ce qui la terrifie parce qu’on lui a toujours appris que le communisme, c’était quelque chose de terrible. Et d’ailleurs, elle peut aussi se dire que, si l’évasion de ses enfants capotait, s’ils étaient pris, ailleurs ou dans le bunker, ils pourraient subir des sévices effroyables. Bref, est-ce que, du point de vue de cet esprit malade, les frontières sont vraiment si claires que ça, entre acte égoïste et "acte d’amour", entre meurtre et sacrifice ? C’est un crime froid et totalement conscient, ou c’est le dernier acte d’une folie consommée ?

acte final : égoïsme, ou amour ?

N’a-t-on pas dit après avoir entendu tous les témoins survivants qu’elle aurait eu la possibilité d’échapper aux Russes et de quitter le bunker le 29 avril 1945 avec Hanna Reitsch en avion pour se livrer éventuellement aux autres Alliés ? Si du moins ils l’avaient arrêtée.

 

« En 1938, elle avait déjà menacé de "prendre ses enfants

avec elle" pour que leur père puisse éternellement

se reprocher son inconduite. »

 

Je crois que c’est là où je veux différencier l’analyse que j’en ai faite, de celle de la propagande nazie. Pour moi, cet assassinat n’est pas un acte d’amour mais un acte intéressé. Toujours prisonnière de cette image et de ce que l’on pensera d’elle post-mortem, elle choisira cette solution de meurtre. Pas mal pour un être qui dans son délire ou ce qu’elle simulait comme tel, avait à faire des choix ultimes. Dont cette lettre à son cher fils Harald. Un document que le sociologue Gérald Bronner assimile à un manque de sincérité. Précisons tout de même qu’en 1938, avant le début de la guerre, elle avait déjà menacé de «  prendre ses enfants avec elle  » dans un acte suicidaire pour que leur père puisse éternellement se reprocher son inconduite. Ce qui a fait dire à l’écrivain Tobie Nathan que ses enfants n’étaient pour elle que de simples objets, une autre caractéristique démontrant sa perversion narcissique !

Dans le bunker, il s’est agi d’un crime froid, parfaitement mis au point par un propagandiste qui avait su convaincre son épouse, gagnant de ce fait et à nouveau son admiration en lui faisant miroiter cette image à laquelle elle était sensible et que l’on conserverait d’elle après sa mort. Et cela a fonctionné ! Magda n’admirait en effet plus Joseph depuis l’affaire Lida Baarova.

 

La mère de Magda, Auguste Behrend, lui survivra huit années durant ; son fils Harald vingt-deux ans. Vous le dites bien dans le livre, une des raisons du meurtre de ses enfants, c’est la terreur de se dire que, devenus grands, ils pourraient renier ce que ses parents ont été, et ce en quoi elle a cru. Que sait-on du jugement que sa mère, et son fils, ont porté sur ses engagements, et sur ses derniers actes ?

son fils, sa mère

Il y a eu, et c’est plus grave, préméditation. Fabrice d’Almeida, lorsqu’il livre ses impressions à la fin du film d’Antoine Vitkine, partageant mon avis sur le fait qu’il y ait eu une mise en scène, dira  : «  Si ça se trouve, les enfants Goebbels auraient renié ce passé-là, et ils l’auraient reniée, elle, et ça elle n’en voulait pas  ».

 

« Si Harald Quandt avait commenté les engagements de sa mère,

je ne suis pas sûr que cela aurait profité à l’empire Quandt

dont il avait hérité avec son demi-frère Herbert. »

 

Harald Quandt n’a, que je sache, pas commenté les engagements de sa mère. Et puis, s’il l’avait fait, je ne suis pas sûr que cela aurait profité à l’empire Quandt dont il avait hérité avec son demi-frère Herbert et qu’il gèrera avec lui jusqu’en 1967 avant de disparaître.

Quant à Auguste Behrend, la mère menteuse, elle donne le sentiment d’avoir regretté son attitude de mère non aimante. Mais sans incriminer davantage sa fille. Aux portes de la dépression, elle livrera en 1952 des commentaires à un média Schwäbische Illustrierte dans un article intitulé : Ma fille, Magda Goebbels dont je n’ai pu avoir que des extraits et qui sont en majorité repris par Anja Klabunde.

 

L’histoire de Magda Goebbels est très actuelle, en ce sens qu’elle refuse,  une vie de jouissance dénuée de sens, et de superficialité. Vous l’avez dit, tout cela était aussi "intéressé", "bassement matérialiste" : elle craignait absolument qu’une hypothétique prise de pouvoir par les communistes n’attente à son mode de vie confortable, mais tout de même, il y a de ça. Elle recherche une cause dans laquelle se donner à fond, et tant pis si cette cause fut la pire de toutes : ambitieuse forcenée, elle a trouvé une place, la sienne, dans la société et dans un monde nouveau, à construire. Le parallèle a pas mal été fait avec les embrigadés de Daech, qui se sont impliqués dans cette autre aventure criminelle, parce qu’elle leur promettait autre chose qu’une monotone et tranquille : une aventure. Et parce qu’on leur a fait miroiter qu’ils pourraient devenir des pionniers dans le monde à venir, plutôt que des pions parmi des millions dans une société faisant la part belle à l’individualisme, et au consumérisme à outrance. Est-ce que ça vous parle, et vous interpelle, cette thématique ? Et est-ce que c’est une question aiguë pour nos sociétés où la perte de sens, et la crise de foi, paraissent gagner du terrain ?

résonances actuelles ?

Bien sûr que cela m’interpelle, même si je n’ai pas du tout étudié les embrigadés de chez Daech. Mais je crois qu’ici, il importe de revenir au fait que Magda Goebbels ne voulait pas perdre ses biens à un moment où les communistes représentaient une sorte de péril. Elle, elle voulait justement continuer à pouvoir consommer, pouvoir garder ce que la République de Weimar avait permis aux gens aisés !

La question que vous soulevez sur cette perte de sens est pour moi lié à autre chose, à une manipulation d’êtres qui n’ont pas un intellect avancé et qui ont été en échec scolaire quand ils fréquentaient l’école. Ce sont souvent des illettrés. Encore que, si l’on repense à l’attaque contre les tours du World Trade Center en 2001, on ait eu devant nous des terroristes (al Qaida) qui ne donnaient pas le sentiment d’être des illettrés, et capables très vite d’acquérir des rudiments leur permettant de piloter un avion.

 

Vous portez un jugement globalement très dur, et avec peu de compassion pour le personnage de Magda, dont vous dites à la fin qu’elle aura été « sans âme, vidée de l’intérieur dès son enfance par une mère castratrice ». Mais est-ce que vous n’avez pas eu, en travaillant sur elle, sur sa vie, des moments d’empathie pour elle ? Comme, de la compréhension pour un être humain qui se laisse glisser vers l’horreur absolue ? Est-ce que c’est le mal absolu, Magda ? Ou bien est-ce plus subtil que ça ?

Magda, le mal absolu ?

Oui, c’est vrai mais cela étant, devrait-on pardonner aux pervers narcissiques d’être ce qu’ils sont devenus ? Et devrait-on pardonner leurs crimes à des gens comme Fourniret et consorts parce qu’enfants ils ont subi une castration et les attaques de proches ?

À un seul moment j’ai éprouvé de la compassion pour cette Magda. Lorsque je décris dans mon ouvrage ses pratiques masturbatoires au couvent des Ursulines de Vilvoorde. Relisez les toutes premières pages de celui-ci lorsque j’évoque une Magda abandonnée qui se faisait plaisir : «… en étouffant ses cris et, tout en restant aux portes de ce qu’elle estimait admissible, ayant le sentiment de s’embarquer pour des univers autrement plus épanouissants que ne l’était la triste existence à laquelle elle était confrontée depuis sa venue au monde…  »

 

« Le mauvais avait déjà germé en Magda,

bien avant sa découverte des nazis. »

 

Je ne crois pas qu’elle se soit laissé glisser vers l’horreur absolue. Tout a été méthodiquement élaboré, elle voulait se mettre à l’abri en n’hésitant pas, ce faisant, à sacrifier ceux qui se dressaient sur sa route. Épouse de Quandt, on dit qu’elle avait déjà dans l’idée de faire chanter son époux avec toutes ces lettres retrouvées qu’il n’avait pas pris la précaution de détruire. Et, que je sache, c’était bien avant sa découverte des nazis ! Le mauvais avait déjà germé en elle, malgré tout ce qu’a pu en dire après-guerre son amie Ello Quandt pour la défendre ! Encore qu’Ello me donne un autre sentiment, celui d’avoir été un être sous son emprise et la victime d’une manipulation qui a très bien fonctionné d’un bout à l’autre. C’est justement toute la force des pervers narcissiques de savoir séduire autour d’eux en déformant au besoin les agissements des uns et des autres.

 

Hypothèse farfelue mais, je crois, intéressante : si vous pouviez lui poser une question, une seule, quelle serait-elle ?

Magda, une question ?

Je lui aurais demandé par le truchement d’une lettre «  à la Guy Carlier  » si, au moment de son geste meurtrier, elle avait conscience du risque qu’elle encourrait sur le plan de la réincarnation. Bien que je ne sois pas convaincu qu’elle me réponde après avoir lu toutes ces lettres que lui a adressées de Buchenwald son père Richard et restées sans réponse. Du moins s’il faut en croire l’un des amis de celui-ci et de tous «  ces rêves qui ont été piétinés  ».

 

«  Maria-Magdaléna,

 

« Après tous ces meurtres commis dans le bunker, est-ce que

vous imaginiez pouvoir vous réincarner un jour

dans d’autres enveloppes terrestres ? »

 

Sans vouloir m’adresser à vous avec ce titre ronflant de Frau Doktor Reichsminister que vous appréciiez tant, je serais curieux de compléter un point qui est resté trop vague. Lorsque vous étiez encore une adolescente, vous avez été prise d’une véritable passion pour le bouddhisme, convaincue sans doute par les applications que l’un de vos deux pères, Oskar, en avait tirées. Mais, sincèrement, après tous ces meurtres commis dans le bunker, est-ce que vous imaginiez pouvoir vous réincarner un jour dans d’autres enveloppes terrestres ? Je ne sais pas moi, mais le karma ça existe ! Il est impossible que vous n’en n’ayez jamais entendu parler ! À l’inverse de vous, et sans maîtriser le sujet à fond, je dirais même que vous risquez de vous trimbaler une quantité impressionnante de casseroles derrière vous pendant quelque temps ! Car, les bouddhistes le reconnaissent quand ils parlent de l’effet boomerang et de karma négatif, il va bien falloir payer la note un jour, en admettant que vous n’ayez pas, déjà, commencé à la payer. L’addition risque même d’être lourde chère Maria-Magdaléna, sauf à plaider pour un acte d’honneur ou un sacrifice et là, vous ne me ferez pas croire que les notions d’honneur et de sacrifice aient pu intercéder dans votre décision de tuer vos gamins. Car cette histoire de menace russe, ça ne tient pas la route ! Admettez-le ! Que vous ayez eu peur de la menace que l’Armée rouge faisait planer sur les populations allemandes vaincues et que vous ayez eu peur pour vos enfants, vous admettrez que c’est un peu tiré par les cheveux ! Surtout qu’Hanna Reitsch vous avait proposé deux jours avant de quitter le bunker en avion avec eux !

Bon, je sais, vous allez me dire qu’ils se sont peut-être déjà réincarnés avec un karma nettement moins négatif que le vôtre et que !...

Je dois d’ailleurs avouer que le fait de vous imaginer réincarnée sous les traits d’une… Palestinienne vivant à Jérusalem m’a trotté dans l’esprit. Pouvoir vous imaginer à un endroit qui est, en ce moment, très convoité par les Juifs, cela ne manquerait pas de sel. Mais, voulez-vous que je vous dise, ça serait même vachard, surtout après tout ce que vous leur avez fait subir à la fin de votre existence !

En conclusion, et en admettant que cela ait pu être le cas, il va vous falloir du courage car si cela se vérifiait, vous allez en avoir besoin. Mais ce sera peut-être aussi le début d’un nouveau combat, plus à même de rompre le mauvais lien qui vous rattache à votre précédente existence et cette fois-ci générateur d’un karma plus positif.

Alors, bon courage Maria-Magdaléna !  »

 

J’aimerais, Louis Pétriac, vous inviter à présent à me parler un peu de votre activité d’éditeur : comment ça marche ? Est-ce que c’est compliqué, ce travail, et êtes-vous heureux de la manière dont il se présente jusqu’à présent ?

vie d’éditeur

Par les liens qu’il m’a permis de nouer, le bilan est plutôt positif. Même s’il ne m’a pas permis de mettre d’argent de côté et de développer bien plus mon label de «  la communication par l’émotion !  »

Deux ouvrages sur une vingtaine ont vraiment marché, au-delà même de mes espérances :

Le tout premier avec cet hommage "Chanson française" avant que ma banque ne me coupe les vivres, alors que je m’apprêtais à publier un ouvrage de l’humoriste Jacques Bodoin, une gloire des années soixante-dix, ami d’ailleurs du Compagnon de la Chanson Marc Herrand. Qu’est-ce que j’aurais aimé entreprendre ce travail avec Jacques Bodoin, le père du célèbre Ernest «  le Paganini de l’arithmétique  » et qu’est-ce que je regrette d’avoir dû céder aux injonctions de cette banque ! C’était en 2009 et je mettrai quelque temps à me ressaisir avant de repartir de l’avant.

Le second, avec ce récit sur le maquisard : Ma guerre à moi… résistant et maquisard en Dordogne. Deux ouvrages qui s’écoulent toujours.

Compliqué, ça l’est toujours un peu ! Les difficultés quelles sont-elles ? Elles sont liées à une meilleure diffusion qui aurait sans nul doute permis d’obtenir de bien meilleurs résultats. Soucieux de défendre mes intérêts, j’ai par exemple refusé dernièrement de rétribuer les gens de la FNAC en leur allouant 55 à 65% du prix d’un ouvrage à cause de leur refus de prendre en charge les frais de port ! Ils venaient de me commander trois ouvrages m’invitant à accepter des conditions insupportables ! Et puis, il m’aurait fallu davantage de moyens que je n’en n’ai eu, même si je continue à me battre pour que cela s’améliore. Une structure vient de se créer pour les petits éditeurs qui ne facture que 45% du prix des ouvrages et qui avance les frais de port : expressediteur.com. Peut-être cela changera-t-il après cet ouvrage sur Magda dont les éditions Perrin n’ont pas voulu et que j’ai absolument voulu publier rapidement après tout ce que j’avais trouvé d’exploitable. N’oublions tout de même pas que le journaliste Sébastien Spitzer venait de sortir ses Rêves qu’on piétine et qu’un film avait été programmé sur France 2 qui avait déjà été diffusé en Belgique et en Suisse. On parlait donc beaucoup de l’égérie nazie depuis le printemps 2017.

 

« Dur, dur pour un micro-éditeur non diffusé de se faire connaître !

Il faut avoir la rage et ne jamais capituler, proposer aux auteurs

leur propre site de promotion et les aider souvent à animer ceux-ci.

Heureusement que les réseaux sociaux et qu’Internet existent ! »

 

Cela étant, je n’ai pas perdu d’argent sur une production avec, assez souvent, des ventes situées entre 300 et 500 exemplaires : autisme, magnétisme, témoignage d’entrepreneur. Dur, dur pour un micro-éditeur non diffusé de se faire connaître ! Il faut avoir la rage et ne jamais capituler, proposer aux auteurs leur propre site de promotion et les aider souvent à animer ceux-ci. Heureusement que les réseaux sociaux et qu’Internet existent !

Sans vouloir pasticher Gérard de Villiers, je viens de créer ma propre SAS que j’espère pouvoir transmettre à un repreneur quand je m’arrêterai victime de l’âge, mais tant que j’ai la force… Puisqu’une majorité d’ouvrages intemporels continuent de s’écouler dix ans après être sortis, pourquoi devrais-je arrêter, même à 68 ans ? Reconnaissons quand même que j’ai eu beaucoup de chance car du caniveau, parvenir à créer un truc pareil, croyez-moi, il fallait en vouloir et être un peu allumé !

 

Quels sont vos projets, vos envies ? Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?

projets et envies

J’essaie d’amener un homme qui vient de la rue à croire davantage à ce qu’il fait, m’inspirant d’une autre réussite, celle de Jean-Marie Roughol, un SDF, aidé, c’est vrai, par le politique Jean-Louis Debré. Ma nouvelle relation a en plus un coup de crayon fabuleux. Nous avons pour projet de lancer un appel sur Internet et de récolter quelques fonds (Ulule.fr) pour lui permettre de boucler son premier projet littéraire.

 

« Faudrait-il laisser de côté sans le publier un message

porté viscéralement par quelqu’un qui éprouve

des difficultés à écrire sans faire de fautes ? »

 

Comme je fonctionne en solo en externalisant une partie de la production, je ne peux publier que très peu d’ouvrages. Mais il faudrait peu de choses et que l’on se décide à m’envoyer des trucs beaucoup plus publiables que ceux que j’ai reçus et où il fallait quasiment tout refaire. Encore que je reconnaisse avoir jusqu’à présent bien plus acheté des histoires que la façon dont ils étaient écrits ou présentés. Mais, faudrait-il laisser de côté sans le publier un message porté viscéralement par quelqu’un qui éprouve des difficultés à écrire sans faire de fautes ?

Je viens de proposer sur le compte Twitter de Decal’Age Productions éditions une collaboration à certains animateurs de blogs littéraires et à des lecteurs ou critiques. C’est dire si je mesure l’importance que peuvent avoir pour les éditeurs qui ne bénéficient pas de conditions de diffusion optimales une telle collaboration.

Qu’est-ce que l’on peut me souhaiter ? Un peu plus d’un millier d’exemplaires sur un prochain bouquin pour que je puisse faire enfin appel à un attaché de presse, le point faible de Decal’Age Productions éditions. Car quand on ne fait pas d’ouvrages sur ceux qui nous gouvernent, que l’on appartient pas aux élites, ou que l’on ne parvient pas à tisser des liens avec un chroniqueur, c’est extrêmement compliqué de séduire un média et de défendre un projet. Même quand il est bien ficelé.

 

Un dernier mot ?

Oui qui pourrait être destiné à tous ceux qui entreprennent. Qui que vous soyez et quels que soient les moyens dont vous disposez, faites-le, surtout si vous en avez envie ! Pour ne pas regretter à la fin de ne pas l’avoir tenté.

Mes remerciements Nicolas Roche à vous ainsi qu’à votre structure Paroles d’Actu pour avoir pris le temps de m’écouter défendre ce qui n’a pas de prix...

 

Louis Pétriac et Marc Herrand Strasbourg

« Une photo de moi prise à Strasbourg avec mon complice Marc Herrand, l’ancien

Compagnon de la Chanson de la période Edith Piaf auteur en 1946 d'un mégatube

repris par la petite Australienne Tina Arena, "Les Trois Cloches" »

 

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20 janvier 2018

François Delpla : « Sans Churchill, ni les États-Unis, ni l'URSS n'auraient pu contester le triomphe nazi »

Dans le film de Joe Wright, Les Heures sombres, Gary Oldman incarne un Winston Churchill confronté aux bourrasques de la grande histoire, face au funeste péril nazi : quand toutes les citadelles d’Europe seront tombées, il demeurera, un temps (de ces temps où tout, absolument tout, peut basculer), seul à faire face. Debout. Seul, parmi les nations, et à bien des égards, seul parmi les siens. Je n’ai, pour l’heure, toujours pas vu ce film (mais je compte bien le faire bientôt). François Delpla, biographe de Hitler et spécialiste du Troisième Reich (ses indispensables Propos intimes et politiques ressortent bientôt, en poche), l’a vu, et il a écrit sur son blog ce qu’il en a pensé. Il a accepté, une nouvelle fois, de répondre à mes questions. Je tiens à le remercier, encore et encore, pour la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée. Le lire est à chaque fois très enrichissant (j’ai hâte de voir, entre mes mains, ce qu’il fera de la passionnante thématique « Hitler et Pétain »), et le publier, une joie, et un privilège. Delpla, c’est un conteur qui cherche, et un chercheur qui sait raconter ; lisez-le, vraiment. Puisse cet article vous donner cette envie ! Un document exclusif Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 16/01/18 ; R. : 18/01/18.

François Delpla: « Sans Churchill, ni les États-Unis,

ni l’URSS n’auraient pu contester le triomphe nazi. »

Churchill et Hitler

Churchill et Hitler, Éditions du Rocher, 2012.

 

François Delpla bonjour, merci de m’accorder cette nouvelle interview, que je veux axée autour du personnage de Winston Churchill, auquel vous avez consacré plusieurs ouvrages, dont Churchill et Hitler (éd. du Rocher, 2012)...

L’actu du moment autour du « Vieux Lion » britannique, c’est le film de Joe Wright, Les Heures sombres, que vous avez vu. Artistiquement parlant, est-il un bon film ? Surtout, sur le plan historique, y retrouve-t-on, au moins sur l’essentiel, ce qu’il convient d’apprendre et de comprendre sur le sujet traité ?

le film et l’histoire

« Ce film, artistiquement réussi, est le premier qui

se fonde sur les minutes du cabinet britannique. »

Ce film, qui me semble artistiquement réussi, est le premier qui se fonde sur les minutes du cabinet britannique, accessibles depuis 1971 et très lentement prises en compte, par l’histoire universitaire comme par les fictions de toute nature, tant elles s’écartent de la vérité jusque là admise. Je suis le premier historien qui les a exploitées en détail et sans œillères, il y a bientôt 25 ans, dans Churchill et les Français, trois ans après un premier défrichage de John Lukacs dans The Duel. Mon chapitre est en ligne et il convient d’y renvoyer. Au cinéma, il est permis et compréhensible de trier, de simplifier, d’introduire des actrices pour détendre le spectateur des affrontements tout uniment virils, sur les champs de batailles comme dans les milieux politiciens phallocrates… Le scénariste, Anthony Mac Carten, nous fait d’ailleurs l’heureuse et très rare surprise de publier le résultat de ses recherches documentaires avant toute déformation fictionnelle, sous la forme d’un livre portant le même titre que le film. C’est ainsi que Clementine Hozier épouse Churchill, indûment introduite dans des moments-clés du film, n’est mentionnée dans le livre qu’au sein d’un chapitre sur la jeunesse du héros !

Plus gravement pour la compréhension des événements, Mac Carten s’écarte sur quelques points essentiels des minutes du cabinet britannique, qui forment la base du scénario et qu’il est le seul auteur de fiction à suivre de près.

 

Les Heures sombres

Affiche du film Les Heures sombres.

 

Gary Oldman

Gary Oldman, dans le rôle de Churchill.

 

Le 10 mai 1940 (peut-être la date la plus cruciale pour l’Europe occidentale en cette première moitié du 20e siècle ?), Winston Churchill devient Premier ministre. Quelles sont les coulisses de cet avènement, d’un homme longtemps vu comme un marginal, et pas seulement d’ailleurs par ses ennemis politiques ? Car enfin, on sait le Parti conservateur jusqu’alors dominé par des personnalités pro-appeasement comme Neville Chamberlain (le Premier ministre sortant, qui va prendre le parti), ou encore le Foreign Secretary Edward Wood (Lord Halifax) ? Et, ne l’oublions pas, le 10 mai, c’est aussi le jour du démarrage des invasions à louest par l’Allemagne hitlérienne...

Comment se décomposent, au sein du Parlement, des grands partis et pour ce qu’on en sait, de l’opinion britanniques, les forces en présence sur la question de la guerre, à l’heure où Churchill prend la tête du gouvernement ? Surtout, comment cela va-t-il évoluer durant les quarante jours décisifs qui vont suivre, avec pour point daboutissement la désastreuse capitulation française ?

game of seats

« Après Munich, Churchill fut très dur avec Chamberlain,

tout en cherchant à ne pas se l’aliéner définitivement. »

La diversité de ces questions pertinentes met à rude épreuve mon esprit de synthèse ! Churchill est un antinazi conséquent, tout en restant un impérialiste anglais pas toujours très lucide, depuis la première percée électorale des nazis, en septembre 1930. Il assume une grande marginalité et est tenu à l’écart du gouvernement quand les conservateurs en reprennent les rênes aux travaillistes en 1931, tout en évitant de créer l’irréparable. Par exemple, la célèbre apostrophe d’après Munich, «  ils ont voulu éviter la guerre par la honte, ils ont la honte et ils auront la guerre  », n’est pas lancée en plein débat des Communes à la face du premier ministre Chamberlain, dont il se serait fait alors un ennemi irréconciliable, mais dans quelque salon, à charge pour la rumeur de la faire parvenir au destinataire (elle n’est connue que par les mémoires du plus churchillien des travaillistes, Hugh Dalton, dans les années 50).

Son opposition constante sur la question allemande ne crée pas autour de Churchill un groupe de députés frondeurs analogue à celui qui, en France, a récemment renâclé devant la politique Valls-Hollande. Seul parmi les parlementaires conservateurs son futur deuxième successeur Harold Macmillan, peut-être, le suit de près, en dehors de Brendan Bracken qui, lui, le suit comme son ombre et jusqu’au bout, devenant à partir de 1941 son inamovible ministre de l’Information avant de décéder prématurément dans les années cinquante en ayant brûlé tous ses papiers, ce qui me fâche définitivement avec lui ! Aux élections de 1935, les conservateurs ont obtenu 429 députés sur 583 et ceux qui depuis ont exprimé, face au nazisme, des positions plus ou moins churchilliennes sont environ une trentaine.

« Churchill était devenu, pour Chamberlain, une carte potentielle

à jouer dans son duel psychologique contre Hitler. »

Chamberlain gardait Churchill, dans le duel avec Hitler où il avait constamment le dessous, comme une carte de réserve. Il menaçait le Führer d’une guerre plus souvent qu’on ne l’imagine, et le bruit récurrent d’une entrée de Churchill au gouvernement était l’un des instruments de cette menace. C’est donc tout naturellement qu’il devient ministre quand Chamberlain se résigne à déclarer la guerre, mais sur un strapontin puisque cette guerre va rester «  drôle  » jusqu’à ce que l’ennemi en décide autrement. Il n’est que ministre de la Marine dans un conflit qui s’annonce essentiellement terrestre. Il ne retrouve donc même pas sa position de 1914 car si alors déjà il était premier lord de l’Amirauté c’était dans une guerre qui s’annonçait navale autant que terrestre, car l’engagement de l’Angleterre résultait avant tout de son inquiétude devant la croissance exponentielle de la marine allemande – alors que Hitler avait limité son développement pour rassurer Londres.

 

Neville Chamberlain

Neville Chamberlain, Premier ministre britannique (1937-1940).

 

« Chamberlain discrédité suite à une grossière

erreur d’appréciation ; Halifax resté en retrait, considérant

que son heure n’est pas venue : le "moment Churchill"

est né d’un concours improbable de circonstances. »

 

Churchill devient Premier ministre à la faveur d’une crise politique entraînée par les défaites alliées en Norvège, et surtout par le contraste entre l’audace déployée alors par Hitler et l’immobilisme de Chamberlain qui venait, cinq jours avant que Hitler ne fonde sur la Scandinavie, d’expliquer aux Communes que [le dictateur nazi] avait «  loupé le coche  » (missed the bus). Il y aurait des raisons logiques à ce que la seule personnalité conservatrice antinazie prenne le relais… mais ce n’est pas cette logique-là qui prévaut le 10 mai 1940, contrairement aux apparences. Le bras droit de Chamberlain, son ministre des Affaires étrangères Edward Halifax, avait été moins exposé et tout le monde s’attendait à ce qu’il lui succédât, d’autant plus que le roi George VI ne lui marchandait pas son estime. D’autre part les travaillistes, réunis en congrès à Bournemouth et courtisés de tous les côtés malgré leur groupe parlementaire très inférieur, car le  moment semble venu d’affronter la guerre avec un gouvernement d’union, accepteraient de servir sous n’importe quel conservateur autre que Chamberlain (ce que le film ne précise pas). Mais ce dernier, furieux d’être chassé pour une phrase malheureuse, s’accroche au pouvoir de toutes les manières possibles. Il entend notamment (et le film le montre, sans le dire) garder la présidence du parti conservateur, qui revient normalement au Premier ministre. Or Halifax est lord et ne peut, en conséquence, haranguer les Communes que par l’intermédiaire d’un porte-parole… désigné, donc, par Chamberlain. Il préfère passer son tour («  Mon heure n’est pas encore venue  », résume le film en une formule obscure si on ne connaît pas ce contexte) en attendant que la situation se décante, et consent à une expérience Churchill… sous la haute surveillance de Chamberlain et de lui-même, qui occupent dans le nouveau cabinet de guerre de cinq membres les deuxième et troisième fauteuils, devant les travaillistes Attlee et Greenwood.

Lors du vote de confiance réclamé par Chamberlain à l’issue du débat sur la Norvège commencé le 7 mai, les «  ayes  » sont au nombre de 281 et les «  noes  » de 200. Ce qui signifie que plus de cent conservateurs se sont abstenus : le désaveu est cinglant, même si la plupart des abstentionnistes veulent sanctionner sa gestion brouillonne de la guerre plutôt que sa mollesse envers le nazisme.

« Après la terrible crise suivant la percée allemande en France,

Churchill fait montre, de par son éloquence, de sa capacité

à reprendre la main, à exalter le courage,

après l’évacuation réussie de Dunkerque. »

Il est inexact que le nouveau gouvernement, le 13 mai, soit accueilli aux Communes par un silence de mort après sa brève présentation par un Premier ministre qui promet «  du sang, de la peine, des larmes et de la sueur  ». Simplement il n’est acclamé que sur les bancs de gauche et les applaudissements conservateurs sont nettement plus discrets, tandis que l’entrée de Chamberlain a été saluée par une ovation. Qu’en est-il ensuite, lors de la terrible crise induite, à partir de la mi-mai par la percée allemande de Sedan et la faiblesse des réactions françaises ? Tout simplement, les Communes sont peu réunies et débattent peu de l’essentiel. Il faut dire que Churchill, qui est aussi devenu ministre de la Défense, sait limiter les débats par le recours au secret militaire et la procrastination. C’est ainsi que le 28 mai il fait admettre au parlement un ajournement d’une semaine en promettant qu’il y aura alors un débat de fond, permis par une connaissance précise des forces qu’on aura pu évacuer par Dunkerque. La promesse sera oubliée et le débat remplacé par un morceau d’éloquence : le fameux discours du 4 juin où Churchill exalte le succès complet de l’évacuation ainsi que le courage des marins, des aviateurs et des fantassins qui l’ont permise, et trace la perspective d’une tentative allemande de poursuivre les fugitifs en Grande-Bretagne où l’ennemi sera dignement accueilli «  sur les collines et sur les plages  », tout en précisant qu’il faudra bien recouvrer le terrain perdu : «  Wars are not won by evacuations  ».

 

Après la chute de la Pologne, du Luxembourg, des Pays-Bas, de la Belgique, puis de la France, Hitler a l’habileté de proposer une ouverture à un Royaume-Uni à peu près seul, et des conditions de paix prétendument acceptables pour cette puissance blanche qui dispose aussi d’un vaste empire colonial (l’Inde notamment est contrôlée par l’Empire britannique, ce qui n’est pas pour déplaire à Hitler). On imagine à quel point les débats peuvent être houleux alors, à Londres, face au dilemme insoluble entre paix déshonorante et promesse d’une lutte à mort contre un Reich sur-équipé et qui domine, avec son allié italien, le continent.

Halifax mène alors le clan de ceux qui veulent la paix, considérant que la lutte n’est pas gagnable, et que s’entêter risquerait de réduire à néant l’empire, voire de s’achever par l’asservissement des îles britanniques. Est-ce qu’en se faisant l’avocat du diable, il n’y aurait pas quelque chose de caricatural, à voir en Halifax, une espèce de collaborationniste qu’on pourrait juger indigne après coup ? De la même manière que peut-être, quand on regarde Chamberlain à Munich, on néglige le traumatisme finalement récent de la Grande Guerre ? Et après tout, est-ce qu’on ne voit pas encore, à ce moment-là, Hitler comme une énième resucée de l’expansionnisme allemand, violente et illuminée mais pas forcément si différente que ça d’un Frédéric II, d’un Bismarck, d’un Guillaume II ?

crises de cabinet

« Personne ne saurait dire, avant le 10 mai,

si Hitler est un minus impulsif ou un chef réfléchi. »

Si c’était le cas, l’union nationale ne poserait guère de problèmes. Hitler a au contraire réussi à semer un brouillard épais sur sa personne et ses intentions… pas encore très claires aujourd’hui pour tout le monde ! Pour nous en tenir à 1940, on ne sait pas avant le 10 mai s’il est un minus impulsif ou un chef réfléchi, s’il suit un plan ou s’il improvise, si sa politique suit une logique propre ou s’il est tiraillé entre des clans, s’il maîtrise la situation intérieure ou si ses virages à 180°, du pacifisme au bellicisme ou de l’antisoviétisme au pacte avec Moscou, ne sont pas en train de lui aliéner des courants puissants et si son effondrement souhaitable ne va pas engendrer un chaos pire que le mal, accouchant d’une Allemagne communiste… Ensuite, lors de l’offensive, tout va trop vite et on sait moins que jamais ce qu’on pense !

« Halifax a eu vent, par un intermédiaire également lié à Göring,

de ce que les Allemands, dès qu’arrivés à Calais, feraient

une offre avantageuse aux Britanniques, à saisir rapidement... »

Il est symptomatique que, dans le débat induit en ce début de 2018 par la sortie du film, on parle peu de Halifax et pas du tout, jusqu’à présent, de Dahlerus, un homme d’affaires suédois, lié à Göring et à Halifax, à qui l’Allemand, connu comme le bras droit du Führer, explique le 6 mai que la Wehrmacht pourrait un jour parvenir à Calais et qu’alors il faudrait signer la paix très vite à des conditions avantageuses. Une affaire étouffée presque parfaitement. Un livre de Jacques Benoist-Méchin a levé un coin du voile en 1956, une découverte archivistique fortuite de John Costello a précisé les choses en 1991… mais la réception du message, à Londres comme à Paris, reste obscure. Il est même possible que Halifax, le recevant peu avant ou peu après la formation du nouveau gouvernement, n’ait pas osé en parler à Churchill, estimant qu’il serait mal reçu, voire traité de défaitiste. Heureusement, nous pouvons affirmer sans grand risque d’erreur que le message était en tout cas arrivé au Foreign Office, car Halifax avait fait état devant le cabinet, les 19, 21 et 23 mai, d’un autre point abordé par Göring le 6.

« Churchill était au départ très opposé au réembarquement,

ce qui a tendu considérablement ses rapports avec la hiérarchie

militaire, et aurait pu aboutir sur une catastrophe

si les Allemands n’avaient pas stoppé leur avancée... »

La crise, que le film fait débuter le 25 mai quand Halifax entreprend l’ambassadeur italien Bastianini, démarre en fait le 19 lorsque le général Gort, qui commande les troupes anglaises bousculées sur le continent, demande qu’on secoue les Français pour qu’ils contre-attaquent et qu’ils lui donnent des ordres dans ce sens, ou que le gouvernement l’autorise à se rembarquer. Churchill, en tant que Premier ministre et ministre de la Défense, pèse de tout son poids contre la solution de l’embarquement, au point d’en laisser passer l’heure, seul un étrange arrêt allemand de deux jours et demi dans l’arrière-pays dunkerquois sauvegardant sa possibilité. Il est alors à couteaux tirés non seulement avec Gort et son entourage, mais avec le chef suprême des armées impériales, le maréchal Ironside… un proche de Halifax. Ironside est brusquement remplacé par son second, Dill, dans la nuit du 25 au 26, dans des conditions à ce jour inexpliquées (dans ses mémoires, Winston écrit qu’il venait de s’apercevoir que le second était plus talentueux que son chef… une raison semble-t-il insuffisante pour changer de cheval au milieu du gué).

« Halifax se livre à un véritable coup d’État quand il affirme à

l’ambassadeur d’Italie à Londres, sans mandat,

que son gouvernement est prêt à demander une médiation

à Mussolini dans son conflit avec le Reich... »

Quant à l’entretien Halifax-Bastianini du 25, à l’heure du thé, c’est un véritable coup d’État, le ministre déclarant sans mandat aucun son gouvernement prêt à demander la médiation de Mussolini dans son conflit avec le Reich. Cependant, si Halifax récidive à plusieurs reprises jusqu’au 23 juin dans des démarches contraires aux délibérations collectives, il prend pour habitude de se confesser lors de la réunion suivante du cabinet en invoquant l’urgence… En l’occurrence, toutefois, il le fait de manière en partie mensongère : résumant le 26 mai son embardée transalpine, bien digne de l’expression «  franchir le Rubicon  », il prétend que Bastianini a parlé le premier d’une «  conférence européenne  », alors que son propre procès-verbal témoigne du contraire. Mais le document n’est glissé, dans les dossiers du cabinet, que le 10 juin (voir : texte).

 

Lord Halifax

Lord Halifax, secrétaire d’État aux Affaires étrangères (jusqu’à la fin décembre 1940).

 

Churchill tient bon la barre, face à des vents d’une puissance inouïe. Hors la dramatisation qui peut être celle d’un film de cinéma, que sait-on de ce que furent ses doutes, voire ses moments de quasi-fléchissement ? Et peut-on expliquer, quand on regarde le passé de cet homme, qu’il ait été capable d’une telle résolution sur une affaire qui aurait fort bien pu conduire à la mort de son pays ? En d’autres termes : le Churchill ’40 est-il prévisible après coup, quand on voit ce qu’il fut avant ?

Churchill ’40, suite logique ?

« Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis

les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide,

sans défaillance aucune. »

Depuis 1990 environ, quand les historiens ont commencé à prendre en compte les minutes du cabinet de guerre déclassifiées en 1971, ceux qui restent désespérément rivés à leurs classiques s’efforcent de combler d’une manière ou d’une autre le fossé entre Churchill et Halifax lors des dramatiques discussions des 26, 27 et 28 mai 1940. L’un des procédés les plus utilisés est de prétendre que Churchill a envisagé lui-même d’entrer en négociations, en concédant à Halifax que, si les conditions allemandes de paix sauvegardaient l’indépendance du Royaume, elle seraient acceptables, mais qu’il n’y croyait pas. En bonne méthode, il faudrait se demander si alors il est sincère ou s’il opère un recul tactique, faute duquel il serait renversé sur l’heure. Devant ce genre de question, où il s’agit de déterminer, sans source directe, les arrière-pensées d’un sujet, il reste à l’historien une ressource, qu’il emploie souvent sur des objets moins «  chauds  » sans que personne se récrie : considérer l’habitus et les habitudes de la personne, bref, l’ensemble de ses expressions et décisions sur le problème considéré. Ici la cause est facilement entendue : Churchill est le champion de la lutte contre Hitler depuis les élections de 1930 jusqu’à la confirmation de son suicide, sans défaillance aucune. Les bribes d’apparences contraires, des plus clairsemées, s’expliquent facilement par des considérations tactiques, souvent tout à fait conjoncturelles. C’est évidemment le cas ici. À telle enseigne que Churchill refuse le lendemain de confirmer la phrase, que Halifax en fait un motif de démission à l’issue de la réunion et que Winston a avec lui une conversation privée dont le résumé nous est connu par le journal de son adjoint Cadogan : le Premier ministre a couvert son interlocuteur d’éloges… mais a réussi semble-t-il à rester dans le vague sur la question des négociations, sans quoi Halifax s’en serait inévitablement prévalu auprès de Cadogan. Il va sans dire qu’une telle démission, rendue publique, aurait entraîné la chute du cabinet tout en réactivant la réputation de maladresse politique de son chef.

« Si Churchill a douté, ce fut de la victoire, et jamais sur

la nécessité absolue de refuser toute négociation. »

Ce qui ne veut nullement dire que Churchill n’ait pas nourri des doutes… mais pas de la manière dont le film les présente, en allant jusqu’à lui faire exprimer des hésitations devant des tiers ou avaliser un télégramme par lequel le cabinet demande noir sur blanc sa médiation à Mussolini. Nous savons par le journal de son secrétaire Colville et par les mémoires de son ministre Eden qu’il leur avoue, des semaines ou des mois plus tard, avoir douté… mais de la victoire, en cette «  heure la plus noire  », et non de la nécessité absolue de refuser toute négociation.

« L’entrée de l’Italie dans la guerre, demandée par Hitler

(sans doute sa seule erreur décisive), ferme

la porte "Halifax" au lieu de torpiller Churchill. »

Pour en finir avec Mussolini, et donner une précision importante sur l’abîme que côtoyaient alors la démocratie et les droits de l’Homme, Hitler commet à ce moment la seule erreur décisive de sa carrière… en dehors des absurdités de son idéologie : pendant qu’il laisse piaffer ses blindés devant Dunkerque, il enrôle Mussolini dans la guerre, en lui faisant promettre d’y entrer sous quelques jours ; à partir du moment où il a dit oui et rejoint le camp apparemment victorieux, il peut difficilement se dédire, d’où la fermeture de sa porte et de celle de son gendre-ministre Ciano lorsque arrivent les nouvelles de la conversation Halifax-Bastianini. Si au lieu de faire ce détour le secrétaire d’État pour les Affaires étrangères avait carrément mis sur la table les renseignements qu’il tenait de Dahlerus, toute la ténacité, toute la rhétorique et toute l’habileté de Churchill auraient difficilement fait le poids. Quant à Hitler, son erreur n’est pas une bêtise… et elle est d’une certaine manière induite par Churchill. Celui-ci, depuis le 10 mai, tire parti de chaque instant pour mettre le pays sur le pied de de guerre, en matière d’information notamment. Il demande et obtient que les débats internes ne débordent pas sur la place publique, il renforce à cet égard la législation et prive in extremis Hitler d’informations sur les réactions de l’opinion et des élites devant la rupture du front. Mesurant parfaitement l’importance d’une cessation rapide de la guerre pour mettre les puissances devant le fait accompli, Hitler n’a d’autre ressource que de priver l’ennemi de toute chance d’entente avec le seul neutre important du continent, l’Italie, capable de surcroît de nuisances extrêmes contre les intérêts britanniques en Méditerranée. Voilà qui devrait achever de miner le fauteuil de l’aventureux Premier ministre. Hitler pouvait difficilement savoir que, ce faisant, il torpillait, dans les coulisses du gouvernement londonien, une manœuvre qui visait le même but.

 

Alors que la défaite de la France paraît imminente, mais pas encore certaine (Paul Reynaud est toujours aux affaires), et avant donc l’arrivée au pouvoir de Pétain (l’équivalent dans un pays défait d’un Halifax ?), le sous-secrétaire d’État à la Guerre et à la Défense nationale français de Gaulle arrive à Londres pour demander aux Britanniques d’engager toutes leurs forces dans la bataille. Londres ne peut accepter, conscient qu’elles deviendront vite essentielles à la défense de la patrie, mais il y a cette histoire, fascinante à mon avis, d’union franco-britannique, qui a capoté à quelques heures près... Que vous inspire-t-elle ? En quoi cela aurait-il consisté ? Et, qu’est-ce que ça aurait changé ?

une union franco-britannique ?

« Ce projet fut un double geste désespéré des deux antinazis

les plus résolus, de Gaulle et Churchill, mais il mourut dans l’œuf

faute d’avoir été défendu convenablement par Paul Reynaud. »

Le projet d’union franco-britannique est concocté par des ci-devant appeasers sans qu’aucun proche de Churchill ne s’en mêle. C’est Chamberlain qui accepte de le présenter devant le cabinet, le 15 juin… et Churchill le fait repousser ! Mais la météo change d’heure en heure. Par exemple, dans la soirée, Churchill accepte au terme d’un long échange téléphonique avec le successeur de Gort, Alan Brooke, que les troupes anglaises de Bretagne soient rembarquées avant d’être, comme à Dunkerque, sous le feu allemand. Ainsi meurt le «  réduit breton  » que de Gaulle avait réussi à faire accepter par les deux gouvernements et les deux commandements. Or de Gaulle s’est lui-même embarqué en Bretagne, pour Londres, dans la soirée et Eden lui explique très gêné, à son arrivée, qu’il n’y a plus de réduit. Il fait alors, à l’ambassade de France, la connaissance de Jean Monnet, qui lui «  vend  » le projet d’union et lui-même le vend à Churchill au cours du déjeuner. Il s’agit donc d’un double geste désespéré des deux antinazis les plus résolus, au sein d’une débâcle qui s’aggrave rapidement. Le traître de la fable est [le président du Conseil] Reynaud, qui au téléphone fait montre d’un certain enthousiasme devant cette branche qui le sauve de la noyade et, en tout cas, accepte l’union, puis se couche complètement au conseil des ministres, lisant deux fois le projet d’un ton peu convaincu et, devant les mines ébahies ou courroucées de ses collègues, passant au point suivant de l’ordre du jour sans le défendre.

Ce que cela aurait changé ? Tout ! Comme toutes les occasions manquées de tuer le nazisme, depuis la venue même au pouvoir de l’auteur de Mein Kampf (parfaitement inacceptable par la communauté internationale et acceptée seulement parce qu’il avait réussi à faire croire que sa politique extérieure serait dictée par les ministres conservateurs), jusqu’aux négociations de Moscou en août 1939, etc. etc. À défaut d’un abandon de la lutte par le Royaume-Uni, Hitler a un besoin vital de Pétain et de son armistice, et le passage des pouvoirs publics français en Afrique du Nord serait une catastrophe quasiment irrémédiable, en créant des complications atlantiques qui rendraient peu envisageable une croisade vers l’est, donc un accomplissement du programme nazi.

 

Paul Reynaud

Paul Reynaud, président du Conseil des ministres (20 mars 1940-16 juin 1940).

 

Le 16 juin, Pétain remplace Reynaud à la tête du gouvernement, l’armistice sera demandé le lendemain. De Gaulle deviendra, le surlendemain, le patron officiel de la résistance française basée à Londres. Est-ce qu’on essaie alors de déstabiliser, de renverser Churchill, dans son optique de guerre totale contre les Nazis ? Et est-il vrai que c’est à partir de la destruction par les Britanniques de la flotte française à Mers el-Kébir le 3 juillet (pour éviter qu’elle ne tombe aux mains des Allemands et participe à l’invasion de l’Angleterre) qu’il affermit sa position, auprès des politiques, auprès de l’opinion, et peut-être aussi auprès de De Gaulle ?

après Mers el-Kébir

L’une des erreurs historiques que le film risque d’accréditer est que Halifax, le 28 mai, aurait été mis définitivement à la raison, alors qu’il n’avait perdu… qu’une bataille. Devant la situation créée par la demande d’armistice de la France, il fait un nouvel et gros effort en faveur de la paix générale, et cela passe notamment par la pose de tous les bâtons possibles dans les roues de De Gaulle et de son mouvement.

Mers el-Kébir donne un peu plus d’air à Churchill, sans pour autant calmer Halifax, chez qui on perçoit toujours des nuances par rapport à son chef. Faute de quoi on comprendrait mal qu’il se débarrasse de lui en l’envoyant à Washington à la fin de l’année, en profitant de la mort subite du précédent ambassadeur.

« Sans doute le soulagement domine-t-il, chez de Gaulle,

de voir l’influence de Churchill consolidée. »

De Gaulle a nécessairement, devant le massacre de Mers el-Kébir, des sentiments mélangés mais sans doute le soulagement domine, de voir l’influence de Churchill consolidée par sa première standing ovation aux Communes et par l’approbation de Roosevelt.

 

De Gaulle

Le général De Gaulle depuis la BBC, à Londres (1940).

 

Mers el-Kébir, c’est le signal définitif que Churchill, tant qu’il sera au pouvoir, ira jusqu’au bout de la lutte. Le 13 août, c’est le début de l’épique bataille d’Angleterre, la concrétisation de cette fameuse question de vie ou de mort : plus de 2 500 avions de l’Axe vont frapper les villes britanniques pour détruire le moral des populations, et de ce fait provoquer le renversement de Churchill et son remplacement par des pacifistes. Mais les Britanniques, là encore, tiennent bon.

1/ Cette stratégie du Blitz (en fait de l’intimidation par la terreur) a-t-elle failli fonctionner ? 

2/ Comment les Britanniques ont-ils pu tenir ce choc (y compris matériellement), et les bataillons sauvés à Dunkerque ont-ils été décisifs sur l’aspect militaire de la question ? 

3/ Les Allemands ont-ils, à aucun moment, envisagé sérieusement d’envahir les îles britanniques, avant peut-être de renoncer, comme Napoléon avant eux ?

le Blitz

« Qu’on ne s’y trompe pas : pour Hitler, l’ennemi,

c’est Churchill et sa "clique", et non les intérêts

fondamentaux de l’empire britannique. »

Il n’y a pas de stratégie du Blitz. Nous savons de source sûre (par le journal du général Halder, disponible depuis 1947) que l’opération connue sous le nom de «  Barbarossa  » est décidée par Hitler en juillet : l’assaut aérien contre l’Angleterre est donc une diversion et le changement de cibles du 7 septembre (la ville de Londres succédant aux objectifs militaires) une diversion dans la diversion… au moment où lesdits objectifs militaires commençaient à céder et où l’absence d’invasion allait devenir suspecte. D’une façon générale, si durs que soient les coups que la Wehrmacht assène à des ressortissants britanniques tout au long du conflit, ils sont assortis de ménagements permettant de mesurer que l’ennemi est Churchill et «  sa clique  », non les intérêts fondamentaux de l’empire britannique.

La bataille est bel et bien aérienne et les troupes terrestres, évacuées de Dunkerque ou non, n’interviennent pas. En revanche leur reprise en main et leur déploiement, ainsi que la mobilisation de millions de civils pour des tâches diverses, sont bienvenus pour créer une atmosphère martiale et dissiper les velléités de négociation. Et bien sûr l’éloquence churchillienne est là pour faire accroire que les assauts aériens prouvent l’hostilité foncière du nazisme à tout ce qui est anglais, comme pour faire entrevoir des perspectives de victoire au bout du tunnel.

 

1941, c’est la mondialisation du conflit. En juin, Hitler trahit son pacte de non-agression avec Staline et envahit l’Union soviétique. Le 7 décembre, ce sera l’attaque japonaise sur la base navale de Pearl Harbor, qui entraînera pleinement la puissance américaine dans le conflit. Je veux revenir, un instant (décisif !) sur l’URSS, sur une réponse que vous m’aviez faite lors d’une interview : « L’idée d’un Barbarossa liquidant la Russie en trois mois n’est (...) pas sotte du tout. Mais là encore Churchill sera à la parade, par son discours du 22 juin 1941 qui sidère Staline avant de le sauver. » Est-ce que Churchill a été déterminant dans la capacité qu’ont eu les Soviétiques à continuer, face à des difficultés inouïes, puis à retourner, pour enfin remporter leur « Grande Guerre patriotique » ? Si oui, comment ?

à l’est, un dilemme cornélien ?

« Churchill veut encourager Staline, lui faire comprendre que

l’impérialisme britannique est prêt à mettre sincèrement

son anticommunisme entre parenthèses,

le temps de liquider l’ennemi commun... »

Je faisais allusion à la période initiale de onze jours qui s’écoule entre le début de l’attaque, le 22 juin 1941, et la première intervention publique de Staline, son discours radiodiffusé du 3 juillet. Deux thèses extrêmes continuent à s’affronter, l’une disant que Staline a perdu pied et qu’il est resté plusieurs jours prostré, l’autre qu’il était parfaitement maître de lui et a attendu pour parler le moment le plus opportun. Il existe aussi des rumeurs disant qu’il a cherché à négocier et ne s’est décidé à parler, pour mobiliser la nation russe en faisant appel à ses traditions de lutte contre les envahisseurs, que quand il a dû se résoudre à constater que Hitler s’était lancé dans une guerre d’anéantissement. Quoi qu’il en soit, le fait que Churchill le devance de onze jours, en passant toute la journée du 22 juin à polir, sans rien abdiquer de son hostilité au communisme, une allocution encourageant le combat du peuple soviétique, en écho à son discours «  sang et larmes  » du 13 mai 40, n’a pu que compter énormément… et localement, et mondialement ! En incitant Staline à réagir, en commençant à essayer de lui faire comprendre que l’impérialisme britannique mettait sincèrement son anticommunisme entre parenthèses, le temps de liquider l’ennemi commun, et en dissuadant les possédants du monde entier de se réjouir trop bruyamment des coups portés au communisme.

 

Quels furent, avant l’entrée en guerre des États-Unis, les contacts entre Churchill et l’administration Roosevelt, dont on sait qu’elle n’a pu aider les Britanniques qu’à grand peine, du fait d’une hostilité massive dans l’opinion pour un engagement trop prononcé dans la guerre ? Est-ce qu’après 1942, on observe un effacement relatif de Churchill au profit de Roosevelt pour la conduite des opérations alliées ?

à l’ouest, l’ami naïf ?

« Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique

ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains planter

leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait

tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux.

Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt

à un Churchill, de son accomplissement... »

Je ne donne pas à Roosevelt sans confession l’absolution pour sa longue passivité devant le nazisme, en mettant la faute sur le compte de son opinion publique. Ou alors il était comme Lénine, seulement «  un pas en avant des masses  »  ! Mais non, ce n’est pas sérieux. Il a été l’une des principales dupes de Hitler, en sous-estimant largement le danger qu’il représentait, non seulement pour les droits et libertés humains, mais pour les intérêts mêmes du capitalisme américain, dont l’effort séculaire consistait à damer le pion aux Européens en matière économique, sur toute la planète. Le projet hitlérien d’une Europe déjudaïsée et autarcique ne tendait à rien d’autre qu’à renvoyer les Américains, civils ou militaires, planter leurs choux dans leur hémisphère occidental, et paraissait tellement démesuré qu’il n’était pas pris au sérieux. Jusqu’au jour où il fut à deux doigts, ou plutôt à un Churchill, de son accomplissement.

Dès lors, entre la mi-mai 1940 et Pearl Harbor, Churchill caresse l’Oncle Sam dans le sens du poil, avec dignité cependant, en essayant de sauvegarder au maximum les intérêts britanniques. Je ne suis pas sûr que de Gaulle ait tout à fait bien compris ce jeu, et son caractère indispensable. À partir de Pearl Harbor, la logique reste la même, bien que Winston et son empire aient effectivement de moins en moins de poids relatif, et doivent parfois compter avec une écrasante collusion américano-soviétique. Winston réussit tout de même quelques beaux coups, comme de faire une place à la France aux côtés des Trois Grands pour équilibrer un peu le poids de l’URSS en Europe sans avoir à s’appuyer sur l’Allemagne. Ceci dès le printemps 1943, alors que Roosevelt, comme quatrième, ne jurait que par la Chine. De même, c’est Churchill qui limite la poussée soviétique en Europe à une heure où Washington ne s’en souciait guère, en faisant la part du feu de manière réaliste et en mettant un barrage énergique à toute expansion «  rouge  » hors d’Europe orientale, par exemple en Grèce et en Espagne. Sur toutes ces questions, Roosevelt avait des idées bien floues.

 

Roosevelt et Churchill

Churchill, avec Franklin D. Roosevelt, qui fut président des États-Unis de 1933 à 1945.

 

Quel a été le poids des peuples de l’empire dans l’accomplissement de la résistance britannique, et de la victoire des Alliés ?

l’empire dans la guerre

La contribution de l’empire à la guerre fut maximale compte tenu des divergences d’intérêts. Il fallait, par exemple, des troupes indiennes et il y en eut, mais il ne fallait pas pousser trop fort le recrutement, pour éviter révoltes et désertions. Ou encore il fallut ménager l’Australie, de plus en plus soucieuse de sa propre défense face à une menace japonaise surévaluée.

  

Churchill aura ce mot fameux, un an à peine après la victoire : « De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu à travers le continent. ». Il exprime là ses craintes face à l’expansionnisme grandissant, en Europe de l’est, d’une Union soviétique triomphante. On le sait, il a soutenu l’effort militaire des Russes sans réserve parce que leur ennemi commun était redoutable, mortel même pour les uns et pour les autres. Mais que pensait-il de Staline ? Est-ce qu’il croyait pouvoir lui accorder la moindre confiance ?

Staline, un partenaire fiable ?

Mais oui ! Il misait sur son réalisme, tout à fait à juste titre. Et aussi sur la difficulté qu’auraient les Soviétiques à dominer durablement leurs satellites.

 

Staline

Joseph Staline, qui dirigea l’URSS et ses dépendances jusqu’à sa mort en 1953.

 

Est-ce que vous diriez, comme moi j’ai tendance à le penser, qu’au vu de tout ce que l’on vient d’évoquer, Churchill a été l’homme le plus important pour la défense et la sauvegarde des libertés pour l’Europe du XXe siècle ? Peut-être le plus grand des Européens du siècle ? Quand on fait le bilan, l’essentiel de l’effort de guerre pour la destruction des dictatures nazie, japonaise et italienne n’a certes pas été britannique, mais si Londres s’était couché, si Churchill n’avait pas résisté, les Soviétiques et les Américains auraient-ils eu ne serait-ce qu’une chance de résister face à la monstrueuse machine de l’Axe ?

Churchill, le plus grand ?

« Sans Churchill, les Américains auraient difficilement pu attaquer,

et les Soviétiques auraient difficilement pu se défendre... »

Il fut grand, très grand ! Le plus ? Avec qui comparer et au nom de quoi ? Et, non, dans le cas d’une paix générale conclue en mai, juin ou juillet 1940, ni les États-Unis ni l’URSS n’auraient été en mesure de contester le triomphe nazi. Les premiers auraient difficilement pu attaquer, et les seconds se défendre.

 

Quelles sont, aujourd’hui encore, les zones d’ombre qui subsistent s’agissant de Churchill ? Soyons fous : si une telle possibilité pouvait exister, quelle serait la question que vous lui poseriez ?

Sir Winston, une question ?

D’une façon générale, je me méfie des reproches qu’on lui fait communément, depuis les Dardanelles jusqu’à la guerre froide en passant par la tentative de revaloriser la livre et la crise de l’abdication, et je ne partage, après mûre réflexion, quasiment aucune des critiques assénées à sa conduite vis-à-vis du nazisme et de la guerre qu’il a déclenchée. Il n’a été ni le laudateur de Hitler dans son unique article sur lui, en novembre 1935, ni le massacreur de Mers el-Kébir, ni l’affameur des Grecs ou des Bengalis, ni l’accoucheur naïf du régime de Tito, ni le fauteur de bombardements sans utilité militaire, ni le sot qui évacuait la Libye pour la Grèce alors qu’il était sur le point de chasser l’Axe d’Afrique, ni l’abruti qui prolongeait la guerre en exigeant la capitulation sans conditions du Reich, etc. etc.

« Peut-être a-t-il été sottement sévère envers les républicains

espagnols et indulgent envers Franco, jusqu’à

sa volte-face au début de 1938... »

Si vous y tenez, il a été un peu absurdement jusqu’auboutiste contre la révolution russe, ou un peu complaisant dans ses louanges envers Mussolini alors même qu’il n’y avait pas encore à le séparer de Hitler, ou un peu méprisant à l’égard de Gandhi ou sottement sévère envers les républicains espagnols et indulgent envers Franco jusqu’à sa volte-face au début de 1938… ce qui amène ma question :

« Vous avez déclaré aux Communes le 11 novembre 1947 : “Democracy is the worst form of Government except for all those other forms that have been tried from time to time.” Ce qu’on traduit généralement ainsi en français : «  La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres. » Cette réflexion a été bien tardive dans votre carrière. Résulte-t-elle de votre expérience de la Seconde Guerre mondiale ? Si oui, à quel(s) régime(s) allaient vos préférences antérieures ? »

 

Quels sont vos projets, François Delpla ? Que peut-on vous souhaiter pour 2018 ?

des projets

« Je m’occupe de la façon dont Hitler s’est occupé

de Pétain. La réponse est d’une richesse inouïe... »

Je continue de creuser mon sillon en fonction du paradoxal constat : «  le nazisme, sujet vierge  ». Tout reste en effet à découvrir ou au moins à préciser. Pour filer un instant la métaphore érotique, je dirai qu’il s’agit d’une danse des sept voiles et qu’on en a ôté pour l’instant un ou deux. Je m’occupe en ce moment de la façon dont Hitler s’est occupé de Pétain. La question n’a jamais été osée ainsi (j’avais voulu écrire «  posée  », le clavier a fourché, j’assume !) et la réponse est d’une richesse, c’est le cas de le dire, inouïe. Il faut simplement me souhaiter d’arriver à synthétiser tout cela dans un délai raisonnable.

 

Un dernier mot ?

Longue vie à Paroles d’Actu et à son Nicolas de patron, dont les questionnaires sont de plus en plus pertinents !

 

Churchill V

Photos utilisées dans cet article : DR.

 

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6 janvier 2018

Jean-Vincent Holeindre : « La ruse est impuissante sans la force, la force aveugle sans la ruse »

J’ai la joie, pour cette première publication de l’année 2018 (que je vous souhaite, à toutes et tous ainsi que pour vos proches, sereine et ambitieuse voire, soyons fous, heureuse), de vous proposer une interview grand format (on pourrait même dire, « épique » !) de Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à Paris 2 Panthéon-Assas (il est aussi membre du Centre Thucydide) et directeur scientifique de l’IRSEM. Cet échange fait suite à la lecture par votre serviteur de son dernier ouvrage, une relecture passionnante de l’histoire militaire occidentale d’après le prisme de la dualité ruse/force. Je vous engage à vous emparer de ce livre, La ruse et la force, une lecture exigeante (tout comme le présent article), mais qui sans nul doute, vous en apprendra beaucoup. Merci à vous, M. Holeindre. Et merci à vous, lecteurs qui depuis six ans et demi, me suivez avec bienveillance. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 05/09/17 ; R. : 02/01/18.

Jean-Vincent Holeindre: « La ruse est impuissante

sans la force, la force aveugle sans la ruse. »

La ruse et la force

La ruse et la force, Perrin, 2017.

 

Jean-Vincent Holeindre bonjour, merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Voulez-vous pour commencer nous dire quelques mots de vous, de votre parcours ?

qui êtes-vous ?

J’ai suivi des études en histoire, philosophie et science politique à la Sorbonne puis à l’École des hautes études en science sociales. Ce parcours pluridisciplinaire s’est achevé par une thèse de doctorat, soutenue en 2010 sous la direction de Pierre Manent, intitulé Le renard et le lion : La ruse et la force dans le discours de la guerre. Cette thèse est devenue, au terme de substantielles modifications, un livre paru en 2017 et intitulé La ruse et la force : Une autre histoire de la stratégie. Après ma thèse, sur le plan professionnel, je suis devenu maître de conférences en science politique à l’Université Paris 2 Panthéon Assas puis professeur à l’Université de Poitiers, à la suite de l’agrégation. En 2017, j’ai retrouvé l’Université Paris 2, tout en continuant à enseigner à l’EHESS et à Sciences Po.

JV Holeindre

Jean-Vincent Holeindre. DR.

Si je devais indiquer le fil directeur de mes recherches, je dirais que je considère le phénomène guerrier avec les yeux de la philosophie politique et avec le souci de lui restituer toute sa profondeur historique. J’aime l’histoire sur la longue durée et j’apprécie tout particulièrement la période antique. Non parce qu’elle reflèterait nos «  origines  », mais parce qu’elle offre un cadre de compréhension, à la fois philosophique et historique, de l’expérience occidentale et des relations que «  l’Occident  » noue avec les autres «  cultures  ». Je considère également que la guerre est un phénomène total, qui embrasse tous les domaines de l’action humaine. J’étudie l’action militaire non pour elle-même mais pour ce qu’elle révèle sur le plan politique et anthropologique.

  

L’objet qui, pour l’essentiel, nous réunit aujourd’hui, c’est donc votre ouvrage La ruse et la force (Perrin, 2017), fruit d’une étude sur le temps long visant à déterminer où s’est situé le curseur entre la force et la ruse dans la pratique militaire et la pensée stratégique, à différentes époques de l’histoire occidentale. Deux figures légendaires, issues de la Grèce antique, des épopées homériques, comme fil rouge tout au long de votre livre : Achille (L’Iliade) incarne la force et Ulysse (L’Odyssée) la ruse. Pourquoi cet objet d’étude ? Cet angle-là, mettant en avant et en balance l’apport de la ruse par rapport à la force dans la stratégie, a-t-il été négligé jusqu’à présent, au moins en Occident ? Si oui, la ruse en tant qu’objet de réflexion a-t-elle reçu un traitement différent en d’autres lieux ?

pourquoi ce livre ?

Au départ, ce n’est pas la guerre qui m’intéresse, mais la ruse comme forme d’intelligence pratique que les Anciens Grecs nomment mètis. Le mot désigne à la fois l’épouse de Zeus, divinité de l’intelligence rusée, et une qualité de l’esprit humain, combinant flair, sens de l’adaptation, art du détour, débrouillardise...

« Plus qu’une intelligence théorique, la ruse

est d’abord une intelligence de l’action. »

L’impulsion première de mes recherches a été donnée par le livre magnifique de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, consacré à cette catégorie de la mètis (Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974). Detienne et Vernant montrent que la ruse n’est pas une intelligence théorique, mais une intelligence de l’action, particulièrement adaptée aux domaines politique et militaire, frappés du sceau de l’incertitude. En politique et à la guerre, la ruse n’est pas seulement tromperie ou mensonge, ce à quoi on la réduit trop souvent. Elle est aussi invention, imagination, elle suppose un véritable sens de l’anticipation, de la prévision mais aussi de l’adaptation, qualités que l’on trouve chez Ulysse lorsque, dans les épopées d’Homère, il imagine le stratagème du cheval de Troie ou bien lorsqu’il crève l’œil du Cyclope avec un pieu, profitant de son sommeil. À travers ces exemples, la ruse peut, en première analyse, être définie comme un procédé combinant dissimulation et tromperie dans le but de provoquer la surprise. Mais elle constitue également une forme d’intelligence, elle exprime la capacité cognitive de l’esprit humain dans des situations d’action.

Les ruses de l'intelligence

Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs, Flammarion, 1974.

J’ai été d’emblée fasciné par ce sujet qui met en lumière la tension classique entre la théorie et la pratique, l’idée et l’action. L’intention de mon travail est donc d’abord philosophique, mais cela suppose un travail généalogique visant à comprendre pourquoi la ruse a été en quelque sorte l’oubliée de l’histoire politique et militaire. Pour le sens commun, la ruse est bien sûr indispensable en politique et à la guerre, pourtant aucune étude sérieuse ne lui a été consacrée. C’est surprenant, mais cela s’explique probablement par le caractère fuyant d’une notion qui, par définition, a vocation à demeurer dans l’ombre et le secret. La ruse est la part oubliée de la raison humaine.

J’ai choisi d’étudier la ruse dans la guerre, car elle est bien circonscrite sur le plan militaire, à la différence de la ruse spécifiquement politique qui est très difficile à saisir. En effet, les exemples de ruse de guerre dans l’histoire ne manquent pas, du Cheval de Troie mythique à l’opération Fortitude durant la 2e guerre mondiale, où les Britanniques ont fait croire aux Allemands que le Débarquement aurait lieu dans le Pas-de-Calais, afin de détourner leur attention et de les surprendre en Normandie. De plus, la ruse de guerre a été pensée par les stratèges depuis Thucydide jusqu’à Clausewitz. Je pouvais donc m’appuyer pour mon enquête sur des exemples bien documentés et sur une littérature militaire bien balisée.

« La ruse, c’est aussi un stigmate qu’on appose

sur l’ennemi pour le discréditer, et par

contraste, légitimer sa propre stratégie. »

Enfin, pour répondre à la dernière partie de votre question, j’ai cherché dans mes travaux à déconstruire un poncif de l’historiographie occidentale, consistant à opposer la «  force  » des Occidentaux à la ruse «  perfide  » des étrangers et en particulier des Orientaux. Je pense avoir montré que l’opposition entre ruse et force ne relève pas seulement d’une dialectique stratégique, mais aussi d’une rhétorique moralisante visant à souligner la ruse de l’ennemi pour mieux glorifier sa propre force. D’où l’image de l’Oriental «  fourbe  » doté de moustaches dissimulant ses intentions perfides… La ruse n’est pas seulement un procédé tactique et une forme d’intelligence stratégique, c’est aussi un stigmate qu’on appose sur l’ennemi pour le discréditer et, par contraste, légitimer sa propre stratégie.

 

N’est-on pas conditionnés justement, en Occident notamment, par le jugement moral porté sur la ruse qui serait nécessairement une perfidie ? Après tout, une des ruses les plus célèbres du récit collectif, et qu’on trouve aux origines de la Bible, c’est la ruse du serpent qui, après avoir poussé Ève à croquer le fruit défendu, provoque l’expulsion de l’Homme du jardin d’Eden. Est-ce que le religieux et son moralisme ont joué un rôle déterminant dans notre manière d’appréhender la ruse (fort éloignée dans l’idée de ce qu’on rattache à la « vertu chevaleresque ») ?

la ruse et la religion

Je ne parlerais pas de «  conditionnement  », ce terme me paraissant trop déterministe. Mais il existe en effet un cadre moral et normatif du christianisme qui oriente le jugement et l’action. Le chevalier médiéval, «  sans peur et sans reproche  », est la continuation de l’idéal antique incarné par Achille, le guerrier valeureux, honorable, courageux, auquel se greffent les vertus morales du christianisme. Le rejet de la ruse en Occident est antérieur au christianisme, mais celui-ci amplifie ce rejet. Cela dit, il faut faire la part des choses entre l’idéal moral et la réalité des pratiques. Les guerres médiévales, en particulier les sièges, comportaient de nombreuses ruses, malgré les restrictions morales et normatives.

Dans les Évangiles, la ruse est effectivement associée aux forces du Mal, aux tentations de Satan qui séduit les hommes, par définition faillibles. Le christianisme antique se revendique pacifiste, la guerre étant la manifestation du Mal au cœur de l’âme humaine, exprimant un affrontement intérieur entre le Bien et le Mal. Les vertus chrétiennes exposées dans le Nouveau Testament sont celles de la paix, de la charité, de l’amour du prochain et de l’hospitalité vis-à-vis de l’étranger, mais aussi de la franchise, de la simplicité, de l’esprit de concorde. Surtout, la proposition chrétienne est universaliste, elle s’adresse à l’ensemble de l’humanité considérée comme une communauté unifiée.

« Il faut sur ce point distinguer, aux origines,

la religion des Hébreux, qui est politique

et peut donc recourir à la guerre, et celle

des chrétiens, qui s’est construite

contre la politique et la guerre. »

Sur ce point, la Bible hébraïque se distingue du Nouveau Testament des chrétiens. Si les chrétiens se définissent en fonction de leur foi et non de l’appartenance à une cité particulière, les Hébreux se pensent comme un peuple spécifique et comme une nation qui peut être amenée à faire la guerre pour se défendre. Soutenus, conseillés et dirigés par Dieu, qui se mue en véritable stratège, les Hébreux décrits par la Bible hébraïque font la guerre pour conquérir la terre promise de Canaan. Dans le Livre de Josué, ils usent de force et de ruse pour vaincre des ennemis numériquement et matériellement supérieurs. D’une manière générale, la religion des Hébreux est indissociablement spirituelle et politique, tandis que l’Église chrétienne s’est construite contre la politique et la guerre, en défendant une vision universelle et pacifiée de l’humanité.

La morale chrétienne connaît toutefois des évolutions. Ainsi, les théoriciens chrétiens de la guerre juste, depuis saint Augustin, intègrent l’usage de la ruse dans la guerre. Ils s’appuient sur l’héritage hébraïque et romain pour encadrer l’usage de la force armée, et acceptent jusqu’à un certain point que le soldat chrétien use de ruse, mais uniquement en temps de guerre. La ruse est réprouvée en temps de paix, mais elle peut être acceptée si la guerre est considérée comme juste.

 

Les concepts de fides (induisant notamment un code d’honneur, y compris entre ennemis) et de guerre juste (qui suppose une juste cause cantonnant la perfidie à la pratique ennemie et une justification morale à pratiquer soi-même la ruse) nous proviennent tous deux de la Rome antique. Doit-on aux Romains une partie importante de ce qui a été établi ensuite comme les usages et le droit de la guerre ?

Rome et l’art de la guerre

Effectivement, l’expérience romaine est fondamentale pour comprendre l’éthique et le droit de la guerre applicables dans l’aire occidentale. La doctrine de la guerre juste naît au IIe siècle avant notre ère, lorsque les Romains affrontent les troupes d’Hannibal durant la 2e guerre punique. Ils sont alors soucieux de justifier l’usage de la force contre un ennemi redoutable et qui menace l’intégrité de Rome. Les sources font ainsi apparaître un mouvement en apparence paradoxal.

D’un côté, Polybe et plus tard Tite-Live indiquent que la ruse n’a rien de romain, que les Romains sont les héritiers d’Achille, qu’ils mènent la guerre de manière «  juste  », en suivant des règles de l’honneur et du courage impliquant de combattre l’ennemi en face-à-face et sans ruse. La «  fides romana  » désigne cette supériorité morale supposée, qui s’exprime dans la guerre à travers un comportement exemplaire. Les sources dénoncent en retour la «  perfidie  » des ennemis de Rome, par exemple le carthaginois Hannibal, qui attaque par derrière et par surprise. À la force vertueuse des Romains est opposée la ruse perfide des «  Puniques  », le terme «  punique  » étant d’ailleurs péjoratif et connotant la fourberie. Comme souvent, l’accusation de perfidie est moins descriptive que normative : elle vise à discréditer l’ennemi et à légitimer son propre camp.

« Les Romains ont fait montre d’une forte

capacité d’adaptation en faisant leur la ruse,

auparavant vilipendée comme l’arme lâche

des autres, mettant en avant leur "contre-ruse"

face à la perfidie de l’ennemi. »

D’un autre côté, les sources latines font apparaître le sens de l’adaptation romaine, qu’on voit par exemple chez Scipion l’Africain, qui l’emporte contre Hannibal après avoir retourné contre l’ennemi carthaginois ses propres armes (d’où le surnom dont il est affublé). La contre-ruse romaine vient ainsi à bout de la «  perfidie  » punique.

Tout se passe donc comme si la «  bonne  » ruse romaine l’emportait contre la «  mauvaise  » ruse punique. Les Romains gagnent ainsi sur les deux tableaux  : celui de l’efficacité et celui de la légitimité. Ils remportent les guerres, conquièrent de nouveaux territoires, tout en préservant l’idéal moral de la «  fides  ». Ils combinent les intérêts et les vertus. Cette capacité romaine à lier efficacité et légitimité fascine Machiavel, lequel s’inspire de l’expérience romaine pour forger sa vision de la politique et de la guerre.

 

Peut-on dire de Rome qu’elle s’est-elle imposée en tant que puissance européenne et méditerranéenne dominante aussi bien par la force (son organisation et sa puissance militaires, ses conquêtes) que par la ruse (la diffusion de sa culture et de son mode de vie) ? Cette question en appelle une autre : le « soft power » est-il assimilable à une ruse, ou bien est-il une façon rusée d’affirmer sa force ?

quid du "soft power" ?

La ruse, telle que je l’étudie dans le livre, ressortit à la guerre, tandis que le soft power relève davantage d’une «  grande stratégie  » qui intègre des éléments non militaires à des fins de puissance. De plus, la ruse est d’abord un procédé tactique combinant dissimulation et tromperie afin de provoquer la surprise, tandis que le soft power désigne plus largement une stratégie d’attraction (par opposition au hard power, qui repose sur la coercition).

Toutefois, le soft power peut intégrer une forme de ruse dans la manière de diffuser la puissance de manière subtile, indirecte, non coercitive. Ce qui est commun à la ruse et au soft power, ce n’est donc pas la nature du procédé, mais le caractère indirect de la stratégie mise en œuvre. La ruse, qu’elle soit militaire ou non, agit par le détour et en évitant le face-à-face, tandis que le soft power opère par l’influence plutôt que par la contrainte.

« Rome a su étendre sa puissance par

la guerre, en combinant la ruse et la force,

mais aussi par une diplomatie d’influence

qui s’apparente au "soft power". »

Dans le cas de Rome, on peut dire qu’elle a su étendre sa puissance par la guerre, en combinant la force et la ruse, mais aussi par une diplomatie d’influence, qui s’apparente au soft power, en rendant son système politique et culturel attirant pour les autres. La forme impériale romaine fut à la fois une vague militaire et un aimant diplomatique. L’attractivité de Rome ne se réduit pas à la projection habile de son modèle. Elle tient aussi à sa capacité d’intégration des influences extérieures, comme ce fut le cas avec la religion chrétienne. Les Romains étaient convaincus de la supériorité de leur système politique, ce qui les conduisait à accepter sur la durée les éléments étrangers.

 

La tactique dite de la « terre brûlée » (certains épisodes de la Guerre de Cent ans au 14ème siècle, de la bataille de la Moskowa en 1812, de la seconde Guerre sino-japonaise entre 1937 et 1945, de la "Grande Guerre patriotique" entre 1941 et 1945) est-elle la mère de toutes les ruses/perfidies ? L’utilisation de l’un ou de l’autre terme tient-elle au caractère défensif ou offensif du conflit en question ou bien est-ce plus subtil, plus nuancé que cela ?

la "terre brûlée", une ruse ?

La tactique de la «  terre brûlée  » vise à rendre un espace inhabitable en le détruisant par le feu, cela afin d’affaiblir l’ennemi et l’empêcher de combattre. On n’est donc pas dans le registre de la ruse, mais dans un procédé tactique destiné à venir à bout de l’ennemi sans avoir à l’affronter. L’objectif tactique de la ruse et de la terre brulée est cependant le même : il s’agit de l’emporter sans prendre de risques inconsidérés. Ce qui est commun à ces deux tactiques, c’est le principe d’économie des forces et, jusqu’à un certain point, le principe stratégique de la surprise.

 

Lorsque l’officier et théoricien militaire prussien Clausewitz apparaît sur la scène, les Lumières humanistes ont vécu. L’Europe sort tout juste des guerres napoléoniennes, guerres massives qui opposent de moins en moins des professionnels de la guerre et de plus en plus des bataillons populaires. Lui va à rebours de la tendance de son temps et met en avant dans la pensée stratégique la prédominance de la force, obtenue par un usage habile et une concentration de forces humaines et technologiques, reconnaissant néanmoins que la ruse garde sa pertinence, notamment pour le belligérant plus faible en cas de déséquilibre des forces. Quelle influence sa pensée a-t-elle eu sur les guerres de la fin du 19è et de la première moitié du 20è siècle ?

Clausewitz et la pensée stratégique

L’influence de Clausewitz est considérable. Mon intention n’est certainement pas de la minorer ou de réduire les mérites du stratège prussien sur le plan théorique. Je suis par exemple convaincu de la pertinence de sa triple définition de la guerre, considérée comme un phénomène social, militaire et politique.

« Clausewitz a eu une approche

un peu réductrice de la ruse. »

Cependant, j’estime que son approche de la ruse est réductrice. Clausewitz considère que la ruse peut être utile sur le plan tactique, mais qu’elle n’a pas de portée stratégique. Pour lui, dans les guerres de masse, il n’est pas possible de surprendre l’ennemi, eu égard au nombre des troupes engagées. Or, dans les guerres du 20e siècle, la ruse a été employée aussi bien au niveau tactique que stratégique. Durant l’opération Fortitude, les Alliés ont intoxiqué l’état-major allemand et ont mis en place une opération d’envergure qui dépasse le niveau strictement tactique. En réalité, les innovations technologiques, comme la radio, l’aviation ou les techniques de camouflage, ont conféré une «  deuxième jeunesse  » à la ruse de guerre, en offrant de nouvelles possibilités en matière de manipulation des perceptions. Il est possible d’intoxiquer l’ennemi à grande échelle. Je dirais même que les stratégies d’intoxication, dans les conflits contemporains, n’ont jamais été aussi décisives. Dans un contexte où la force est très contrainte sur le plan politique, juridique, économique, le rôle des perceptions n’a jamais été aussi fort.

 

Carl von Clausewitz

Carl von Clausewitz.

 

Dans le chapitre justement que vous consacrez aux « renards du déserts » des deux guerres mondiales, vous mettez notamment en lumière différentes opérations d’intoxication de l’ennemi, qui souvent ont d’abord été initiées par des gens de terrain avant de devenir de véritables politiques impulsées au niveau central (ce fut le cas du Royaume-Uni de Churchill notamment). On pense évidemment à l’opération Fortitude... Les opérations d’intoxication et de sabotage qui eurent cours au cours de la seconde Guerre mondiale ont-elles eu un impact déterminant en vue de la victoire finale ? L’Allemagne nazie a-t-elle recouru à de tels procédés ou bien a-t-elle tenté de le faire ?

intox et guerre mondiale

La ruse, sous la forme des opérations d’intoxication, a joué un rôle considérable dans le déroulement des deux guerres mondiales et en particulier de la Seconde. C’est durant la première Guerre mondiale que s’invente le camouflage au sens moderne. Avant la Grande Guerre, les troupes revêtaient l’uniforme pour être vues et distinguées de la population ; au cours du premier conflit mondial, les uniformes se veulent de plus en plus discrets, pour éviter d’être touchés par l’ennemi mais aussi pour l’atteindre sans qu’il puisse visualiser l’attaque. Ce principe de dissimulation et de surprise est certes vieux comme la guerre, mais les évolutions du camouflage dans les guerres modernes mettent bien en évidence la part croissante prise par la ruse dans les stratégies, les Britanniques étant de ce point de vue les plus en pointe parmi les Alliés.

« Auparavant l’œuvre individuelle du stratège,

la ruse devient à partir des guerres du 20e siècle

un travail collectif. »

De manière générale, on observe au cours des deux guerres mondiales une véritable institutionnalisation de la ruse. Des services dédiés, comme la Force A, sont créés sous l’impulsion de Churchill dans le but de coordonner les opérations d’intoxication contre les Allemands. Jusqu’au 20e siècle, la ruse était surtout l’œuvre individuelle du stratège, elle devient à présent un travail collectif. Ces «  forces spéciales  » agissent en petit nombre et dans l’ombre pour que le secret des opérations ne soit pas éventé.

De leur côté, les Allemands ont également utilisé ce type d’intoxication, notamment contre les Soviétiques lors de l’opération Barbarossa en 1941 où les Allemands ont rompu par surprise le pacte de non-agression. Mais les Soviétiques ne sont pas en reste, qui ont intégré depuis les années 20 la notion de maskirovka, qui désigne à la fois le camouflage, la ruse, la surprise… La ruse est donc un élément central du calcul tactique et stratégique durant les deux guerres mondiales, l’enjeu étant d’économiser les forces et d’atteindre moralement l’ennemi.

 

La propagande, largement facilitée par le développement massif des moyens de communication modernes, est-elle la première des ruses à cibler véritablement des populations en tant que telles ?

la place de la propagande

Les conflits contemporains impliquent de plus en plus les populations civiles, qu’on essaie d’influencer et de manipuler par la propagande afin d’infléchir le résultat de la guerre. Les médias de masse, comme la radio, la télévision et aujourd’hui internet jouent à ce titre un rôle décisif. Comme l’avait bien vu le Britannique Liddell Hart, la stratégie étend son domaine d’action à des domaines non militaires. Les médias occupent une place éminente dans les conflits contemporains, les images et les perceptions étant parties prenantes du conflit.

« La propagande opérée à destination

de l’ennemi, notamment l’intoxication,

s’inscrit dans le registre de la ruse. »

La propagande n’est pas en soi une ruse, dès lors qu’elle consiste à diffuser un message à ses propres populations pour les galvaniser, les rassurer ou encore détourner leur attention. En revanche, la propagande opérée à destination de l’ennemi, notamment l’intoxication, s’inscrit dans le registre de la ruse au sens où il s’agit de dissimuler ses intentions et de tromper l’ennemi en vue de le surprendre. Mon propos se focalise sur les ruses mobilisées entre des ennemis exprimant mutuellement des intentions hostiles, non par sur les ruses organisées par le pouvoir politique pour contrôler les populations.

 

L’essor durant la période de la guerre froide de la figure de l’espion, amplement popularisée à partir des années 60 par le personnage de James Bond, est-il le signe d’une prise en compte nouvelle par les États de l’importance de la ruse dans leur conduite des affaires extérieures ? Quid, plus récemment encore, du hacking d’État ?

Durant la guerre froide, l’espion joue un rôle d’autant plus important que le conflit armé entre les deux superpuissances, États-Unis et Union soviétique, est contenu militairement par la présence de l’arme nucléaire. Le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 par les Américains a fait apparaître la dangerosité et la létalité de la bombe. Une fois que les deux «  Grands  » obtiennent la maîtrise de cette technologie, ceux-ci s’orientent vers des stratégies de dissuasion, c’est-à-dire de non-emploi de la bombe. Mais «  l’équilibre de la terreur  » n’est possible qu’au prix d’une action prolongée des services de renseignement. Il s’agit pour les États-Unis et l’URSS de s’assurer, par l’espionnage, que l’ennemi ne cherche pas à utiliser la bombe. Il s’agit également de le déstabiliser autrement que sur le champ de bataille. Ce sont les services de renseignement (français) qui ont identifié la présence de missiles atomiques à Cuba en 1962, ce qui a débouché sur la crise la plus grave de la guerre froide. Dans un contexte où l’usage de la force est rendu quasi-impossible au regard des conséquences que cela engendrerait, la ruse de l’espion occupe donc une place significative de l’espace stratégique.

« Les travaux du regretté Nicolas Auray

ont bien montré la convergence entre

le hacking et la mètis grecque. »

Aujourd’hui, la ruse peut prendre les formes du cyber, à travers les attaques informatiques menées par des «  chevaux de Troie  » modernes. Il est frappant d’observer qu’on emploie un vocabulaire guerrier pour désigner ces attaques contre les systèmes d’information des entreprises, des États ou des partis politiques. La figure du hacker, qu’elle soit étatique ou non, relève de la ruse au sens où le pirate informatique use de son intelligence ingénieuse pour se dissimuler et pénétrer dans les systèmes d’information. Il repère les failles du système et les utilise à son profit. Les travaux du regretté Nicolas Auray ont bien montré cette convergence entre le hacking et la mètis grecque.

 

Nicolas Auray

Nicolas Auray, sociologue du numérique (1969-2015). DR.

 

L’affaissement ayant conduit à l’effondrement de l’URSS est-il dû, en partie, à des manœuvres de ruse de la part des Américains ? Je pense notamment au projet de défense anti-missile IDS dit « Star Wars » dans les années 80, irréalisable pour l’époque mais donc certains disent qu’il avait vocation à entraîner l’Union soviétique dans une ultime course aux armements qui l’auraient mise à genoux ? De manière plus générale : est-ce qu’on a des exemples d’empires ou de constructions politiques importantes qui se sont effondrés ou ont été minés à la suite d’un assaut de ruse ?

la ruse et la chute de l’URSS

Le projet de «  guerre des étoiles  », lancé par Ronald Reagan au début des années 80, avait vocation à souligner les faiblesses soviétiques, sur le plan technologique et économique, sachant que l’URSS n’avait pas su prendre le tournant informatique. On est clairement dans un conflit non-militaire, qui repose sur la perception plus ou moins faussée des capacités militaires, technologiques, économiques de l’adversaire. Dès le début, la guerre froide prend cette dimension à travers la conquête de l’espace et la quête de l’arme nucléaire… La ruse intervient dans le conflit, mais il s’agit d’un affrontement psychologique plus large, où le vaincu est d’abord celui qui se perçoit comme vaincu.

« L’affaire dite Farewell, d’intoxication massive envers

les Soviétiques, a contribué à l’affaiblissement de

l’URSS, qui allait conduire à son implosion. »

Pendant longtemps, les Soviétiques ont compensé leur déficit technologique par l’espionnage industriel. Mais au début des années 80, grâce aux renseignements fournis par les services secrets français (la fameuse affaire Farewell immortalisée au cinéma), le renseignement américain met en place une opération d’intoxication consistant à diffuser de fausses informations aux Soviétiques, quant aux puces informatiques par exemple. Cette opération a affaibli l’URSS et s’est ajoutée aux failles internes qui ont conduit à son implosion sur le plan politique et social.

De manière générale, pour répondre à la deuxième partie de votre question, je ne dirai pas que la ruse, à elle seule, peut faire s’effondrer des États ou des empires. Tout mon propos est de montrer que la ruse est impuissante sans la force et que la force est aveugle sans la ruse. Ruse et force constituent deux données essentielles de la grammaire stratégique.

 

Alors que cette époque de la guerre froide avait quelque chose de prévisible, de gérable, l’ère actuelle, tristement marquée par le terrorisme globalisé, est celle des conflits asymétriques, où l’ennemi est invisible et la menace diffuse. On essaie au maximum de répondre à la ruse par la ruse, voyant que la force pure est ici parfois inopérante. Comment nos élites stratégiques et militaires sont-elles formées à ces paramètres nouveaux ? Le sont-elles de manière satisfaisante à vos yeux ?

face à la menace terroriste

Attention à l’illusion rétrospective ! Je ne dirai pas que la guerre froide avait quelque chose de plus «  gérable  » et «  prévisible  » que le terrorisme djihadiste actuel. Je ne dirai pas non plus que la guerre froide était plus lisible, même si les belligérants étaient nettement caractérisés sur le plan institutionnel et politique.

La menace nucléaire faisait peser une grande incertitude sur les relations internationales, et les risques engendrés par l’usage de la bombe étaient bien plus grands que les conséquences supposées du terrorisme djihadiste. Mais il est toujours plus facile de dire que le monde était autrefois plus compréhensible, voire moins dangereux. Cela fait partie d’une rhétorique qu’on trouve à tous les niveaux de la société et qui est souvent un alibi pour ne pas penser précisément, et regarder en face, les menaces qui nous touchent réellement.

« Dans le cadre du terrorisme, l’attentat est une ruse

du faible, utilisée par nécessité et non par choix,

pour compenser un déficit de force. »

Dans le cadre du terrorisme, on a affaire à une ruse du faible, qui est utilisée par nécessité et non par choix. Les groupes djihadistes vont recourir à la ruse pour compenser leur déficit de force. Le problème des États, notamment occidentaux, réside dans la persistance de sentiments contrastés, à la fois toute-puissance et vulnérabilité. Les responsables politiques ont souvent tendance à sous-estimer le risque terroriste quand celui-ci se profile et à surestimer la menace lorsqu’elle devient réalité.

Par exemple, les États-Unis ont eu beaucoup de mal à prévoir les attentats du 11 septembre, y compris sur le plan du renseignement, d’abord parce qu’ils ne pouvaient pas imaginer que les principaux symboles de leur puissance politique (Maison blanche), militaire (Pentagone), économique (World Trade Center) allaient être touchés. Pourtant, la CIA disposait de professionnels très compétents, de moyens technologiques supérieurs et d’informations sérieuses et recoupées. Mais on peut faire l’hypothèse que les États-Unis, à l’image du Pharaon égyptien contre les Hébreux, sont partis du principe qu’ils étaient invulnérables et qu’une telle attaque était inconcevable. Le risque d’attaque massive de type terroriste a donc été sous-estimé.

Mais d’autre part, à la suite de ces attentats qui ont constitué un énorme traumatisme, le pouvoir politique américain a pratiqué une forme de surenchère sécuritaire et belliqueuse, déclarant «  la guerre au terrorisme  » globalisé, alors même qu’on ne déclare pas la guerre à un mode d’action, mais à un ennemi au sens politique. Du même coup, les États-Unis ont donné une importance disproportionnée à la menace terroriste, ce qui n’a sans doute pas aidé à la résorption du problème.

« Double travers, détecté en France comme aux

États-Unis : sous-estimation du risque induit

par le terrorisme en amont, et surréaction

"belliciste", souvent contre-productive, en aval. »

On aurait tort toutefois de considérer qu’en Europe et notamment en France, nous sommes épargnés par ces erreurs d’appréciation. Au contraire, les attentats de 2015 et 2016, à Paris et à Nice, ont fait apparaître le même type de réaction des autorités politiques : d’un côté, sous-estimation du risque induit par le terrorisme et, de l’autre côté, surestimation de la menace par une réaction «  belliciste  » disproportionnée.

S’agissant de la formation des élites à la stratégie militaire, je dirais qu’elle est souhaitable et même essentielle au regard de ce que je viens de décrire, car elle permet d’injecter du rationalisme dans un univers dominé par la panique morale et les perceptions faussées. Je ne dis pas qu’il ne faut pas tenir compte des émotions, mais celles-ci doivent être dominées par la raison politique, quitte à ce que les émotions constituent un ressort de l’action politique elle-même. Les terroristes y parviennent, pourquoi pas nous ?

 

Pour quelles manifestations historiques de ruse avez-vous la plus grande admiration ? Quels-sont à l’inverse les actes de « perfidie » qui pour vous ne méritent que mépris ?

perfide en guerre

Je dois dire que je ne me suis jamais posé la question ! Évidemment, j’ai une tendresse spontanée pour le Cheval de Troie, mais c’est un sentiment «  littéraire  » pour un épisode mythologique. Je suis également impressionné par les ruses de Thémistocle à Salamine ou celles d’Hannibal contre les Romains… Mais mon travail n’a pas vocation à compter les bons et les mauvais points. Je m’efforce de sonder l’âme humaine à travers le phénomène guerrier.

« La perfidie en temps de guerre, c’est d’après

la définition actuelle le fait de briser la distinction

entre combattants et non-combattants. »

Quant à la perfidie, je m’en tiendrai à la définition juridique actuelle en droit des conflits armés : elle consiste en une atteinte à la bonne foi élémentaire dans la guerre, brisant la distinction entre combattants et non-combattants. Par exemple, la perfidie est caractérisée lorsque des militaires revêtent les habits humanitaires pour attaquer l’ennemi. Ces actes-là ne relèvent pas de la ruse de guerre licite, mais de la perfidie prohibée au sens où ils ruinent la confiance qu’on maintient, en dépit de l’état de guerre, à l’égard des travailleurs humanitaires. Ces actes, qui ne sont en rien admirables, hypothèquent les chances de la paix.

 

Le fameux penseur florentin Machiavel, central dans votre ouvrage, avait en son temps (celui de la Renaissance) révolutionné la philosophie politique, apportant notamment dans la réflexion le fait de «  politiser la guerre  » et de «  belliciser la politique  ». Où est la force, et où est la ruse, dans l’exercice de la politique interne dans nos démocraties ? La maîtrise de la rhétorique constitue-t-elle un élément déterminant dans l’escarcelle de celui qui, dans ce milieu, entend « ruser » ?

Machiavel, et l’art du politique rusé

Machiavel considère que les qualités du chef de guerre (patience, sang froid, audace…) prévalent dans le domaine politique. La guerre est le modèle d’action à partir duquel Machiavel forge sa vision de la politique. Le gouvernant, tel que Machiavel le décrit, est un stratège qui transpose son savoir-faire militaire dans le domaine politique et qui fait de la guerre la question politique par excellence. C’est ainsi que Machiavel politise la guerre d’un côté et «  bellicise  » la politique de l’autre. La transgression machiavélienne réside dans ce double mouvement qui rompt avec les perspectives chrétienne et humaniste.

Dans la philosophie politique, héritée de Platon et d’Aristote, le temps ordinaire de la politique est séparé du temps extraordinaire de la guerre. La politique se déroule dans les murs de la cité tandis que la guerre a lieu, dans l’idéal, sur une plaine dégagée à l’écart de la cité. De plus, la science politique grecque, comme le montre Pierre Manent, est une science de la cité, alors que la science politique de Machiavel est tout entière contenue dans l’art de conquérir et de conserver le pouvoir. Pour Machiavel, la question du régime politique, monarchie ou démocratie, importe peu également, tandis que c’est un point central pour Platon et Aristote. En outre, Machiavel renverse la hiérarchie entre l’intérieur et l’extérieur ; pour Platon et Aristote, la politique intérieure l’emporte sur l’action extérieure. C’est l’inverse qui est vrai pour Machiavel, une communauté politique incapable de se défendre militairement des agressions extérieures n’étant pas viable. Enfin, le monde de Machiavel est hostile. Il se caractérise par l’instabilité, la fragilité des situations, l’instabilité de l’âme humaine, le hasard et l’aléa, autant de réalités qu’on ne peut conjurer, tandis que le monde de Platon et Aristote est ordonné par le régime politique.

Dans ce contexte, dit Machiavel au chapitre XVIII du Prince, il faut savoir être lion pour effrayer les loups et renard pour éviter les pièges. Force et ruse sont à la fois les deux qualités du stratège et du gouvernant. Machiavel ne dit pas qu’il faut être rusé en toute occasion. Il estime que le prince ne peut avoir toutes les qualités humaines, mais qu’il doit paraître les avoir. La ruse n’est pas seulement un procédé trompeur, mais une forme d’intelligence qui permet au prince de «  colorer sa nature  ». Machiavel renoue ici avec le sens antique de la mètis, tout en affirmant la continuité de la guerre et de la politique. Il n’est pas loin d’inverser la formule de Clausewitz (la guerre comme continuation de la politique) avant l’heure. Machiavel est le dernier des Anciens et le premier des Modernes.

« Hors les caricatures, on peut dire que, pour

Machiavel, le bon politique est celui qui sait

composer avec les "humeurs" du peuple. »

Dans le contexte démocratique, marqué par la volatilité et la pluralité des opinions, les qualités identifiées par Machiavel sont très utiles au gouvernant. Elles lui permettent de se montrer sous un visage différent selon les situations, en utilisant la parole bien sûr mais aussi les apparences, les images, les perceptions, les émotions. Il convient cependant de ne pas réduire Machiavel au machiavélisme, au sens d’un cynisme qui consisterait à mépriser le peuple et à le manipuler. Au contraire, Machiavel est plutôt du côté de la République et de la démocratie. Il estime que les gouvernants comme les peuples ont leurs «  humeurs  » et, comme l’a montré Claude Lefort, Machiavel interprète la politique à partir de la variable du conflit. L’art de gouverner, c’est l’art de dominer les conflits, de les apaiser, de rendre justice autant que possible à chacune des parties et de trancher dans le vif lorsqu’un compromis est impossible. Pour Machiavel, il n’y a rien de pire que la voie moyenne. La politique ne suppose pas de donner à tout le monde mais de décider. Cependant, toute décision arbitraire déclencherait le courroux du peuple, ce qui serait le pire des choix.

 

Machiavel

Niccolò Machiavelli.

 

L’actualité internationale est dominée par les inquiétudes autour de l’affaire nucléaire nord-coréenne, et sur ce sujet la surenchère verbale et de menaces à laquelle se livrent Kim Jong-un et Donald Trump n’est pas pour rassurer... Ce qui inquiète aussi, c’est la personnalité de l’un et de l’autre, qui passent pour impulsifs et imprévisibles. Est-ce qu’on est là à votre avis en présence de part et d’autre d’une ruse, de postures rappelant celle de l’ « homme fou" dont parlait Kissinger à propos de Nixon ?

Trump, Kim, jeux de ruse ?

La meilleure manière de dissimuler sa ruse, et ainsi de ne pas attirer l’attention des éventuels concurrents, est de se faire passer pour bête ou pour fou. Bien sûr, simuler la folie est un jeu dangereux auquel on peut se prendre, mais après tout, Machiavel, dans un chapitre des Discours consacré à l’attitude de Brutus avant l’assassinat de César, montre «  combien il peut être sage de feindre pour un temps la folie  ». Je dirai donc qu’avec Trump et Kim Jong-un, il ne faut pas s’arrêter aux apparences et à leur personnalité impulsive, imprévisible voire pathologique, ne serait-ce que par prudence.

« Trump est d’autant plus dangereux que son

comportement politique est faussement

simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse... »

Dans le cas de Trump, il est clair qu’il a été sous-estimé par l’état major républicain et par les commentateurs autorisés, qui ont mis beaucoup de temps à prendre au sérieux l’hypothèse de son élection, le problème étant que tous ont été aveuglés par l’image médiatique qu’il renvoyait. Trump l’a emporté d’autant plus facilement qu’il n’a pas été jugé à sa juste valeur. N’oublions pas qu’il a été choisi par les électeurs républicains dans l’élection primaire, puis par les Américains au niveau national. On peut bien sûr le regretter, refaire l’élection, souligner les faiblesses de sa concurrente Hillary Clinton, mettre la victoire de Trump sur le compte d’un concours de circonstances… Mais on a eu tort, et on aurait tort à nouveau, de négliger son habileté politique. À mes yeux, le personnage est d’autant plus dangereux que son comportement politique est faussement simple, et qu’il n’est pas dénué de ruse, qualité utile dans le monde des affaires dont il est issu.

« La stratégie de Kim est plus prévisible que celle

de Trump, puisque le dictateur nord-coréen est

un pur produit du système dont il est issu. »

Le cas de la Corée du Nord est différent puisqu’on a affaire à un régime totalitaire et héréditaire. Kim Jong-un est au pouvoir parce qu’il est le fils de son père, mais cela n’exclut pas d’être intelligent et malin. Cela dit, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse : la grossièreté du personnage n’est pas forcément un gage d’intelligence. Kim est d’abord le produit d’un régime nord-coréen qui, comme tout régime totalitaire, est fondé sur la terreur et l’intoxication. La ruse, au sens tactique de la dissimulation et de la tromperie, constitue une donnée intrinsèque du système politique et non une œuvre individuelle. En ce sens, la stratégie de Kim Jong-Un est plus prévisible que celle de Trump. Le chef d’état nord-coréen développe la bombe avec le souci d’être reconnu sur la scène internationale, estimant qu’en dépit de ses sorties menaçantes, Trump n’ira pas jusqu’à briser l’équilibre de la terreur. C’est étonnant car on retrouve quelque chose de l’incertitude de la guerre froide, mais dans un système international qui n’est plus bipolaire.

 

Je l’indiquais en ouverture de cet entretien : les deux figures de la mythologie homérique, Achille et Ulysse, incarnent respectivement la ruse et la force, tout au long de votre ouvrage. À titre personnel, Jean-Vincent Holeindre, si vous devez en choisir un, lequel de ces deux personnages respectez-vous et estimez-vous le plus, et pourquoi ?

qui d’Achille ou d’Ulysse... ?

Les deux personnages sont également intéressants par leur ambivalence et les tourments qui les assaillent. Ces tourments sont universels. Homère met en lumière deux figures du guerrier qui sont à la fois antithétiques et complémentaires. Ulysse n’est pas seulement l’antithèse d’Achille, c’est aussi son double, son alter ego.

D’un côté, Achille est un guerrier, fort, courageux, qui dispose de qualités physiques et morales exceptionnelles, mais il est orgueilleux. Il ne cherche pas la victoire, mais la «  belle mort  » du guerrier, obtenue au combat. Il meurt au champ d’honneur, non pour honorer sa patrie mais pour nourrir sa gloire personnelle. Il veut briller, c’est un élément essentiel de sa gloire héroïque, mais aussi de son hubris, terme grec qu’on pourrait traduire par démesure.

« On a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse

en nous, il est très difficile de les séparer. »

Ulysse, quant à lui, est petit, malingre, menteur, roublard. Il ne possède aucune des qualités physiques et morales du héros grec. Son identité est trouble. Pourtant, c’est lui aussi un héros, qui se distingue par son intelligence, son habilité, sa ruse. Si Achille est la quintessence du soldat, Ulysse est la première figure de stratège. Il mobilise toute son intelligence pour vivre et pour vaincre, car il est plus que tout attaché à sa famille, à sa patrie et à sa propre existence. Je crois qu’on a tous quelque chose d’Achille et d’Ulysse en nous, et qu’il est très difficile de les séparer.

 

Vous venez d’intégrer l’Université Paris 2 Panthéon-Assas en tant que professeur de science politique, et êtes rattaché au Centre Thucydide. Comment abordez-vous cette nouvelle aventure, et quels sont vos objectifs ?

le Centre Thucydide

Je suis tout d’abord heureux et honoré d’avoir pu réintégrer cette université au sein de laquelle j’ai commencé ma carrière en tant qu’enseignant titulaire. Une des raisons pour lesquelles j’ai rejoint le centre Thucydide, spécialisé en relations internationales, tient à mon souhait de faire dialoguer la science politique et le droit sur les questions internationales. Je n’ai pas de formation juridique mais à force de travailler avec des collègues juristes au sein des facultés de droit, à Poitiers et à Paris, j’ai pris conscience de la centralité de cette discipline pour étudier la politique et notamment l’international.

Au Centre Thucydide, avec son directeur Julian Fernandez qui est professeur de droit public, nous menons des projets en relations internationales, qui croisent les perspectives de juriste et de politiste. C’est une grande richesse. Par ailleurs, je dirige depuis peu le Master de Relations internationales de l’Université Paris 2, qui rattaché au Centre Thucydide. Ce master est co-habilité avec l’Université Paris-Sorbonne, et je l’anime aux cotés de mon collègue historien Olivier Forcade, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne. Cette collaboration entre droit, science politique et histoire correspond à ma conception de l’Université et à ma manière de faire de la recherche. J’essaie de transmettre tout cela aux étudiants, et c’est un grand bonheur !

 

Vos ambitions, vos projets (perspectives de recherche mais « pas que ») pour la suite ?

« Une de mes ambitions est de faire dialoguer

le monde universitaire et celui des militaires. »

J’envisage un nouveau livre sur l’Antiquité, mais le projet n’est pas suffisamment avancé pour que je puisse en parler. Je prépare à plus brève échéance un petit manuel sur les études stratégiques, l’idée étant de synthétiser tout ce que je peux apprendre comme directeur scientifique de l’IRSEM, l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire. Composé d’environ 40 agents, dont une trentaine de chercheurs, c’est en quelque sorte le centre de recherches en sciences humaines et sociales du Ministère des Armées. L’une de mes ambitions est de faire dialoguer le monde universitaire et celui des militaires. Mes fonctions à l’IRSEM, que j’occupe depuis fin 2016, y contribuent.

 

Un dernier mot ?

Merci pour ces questions, nombreuses et pertinentes, qui m’ont conduit à clarifier certains points et m’ont poussé dans mes retranchements !

 

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29 décembre 2017

« Crise catalane : l'heure des référendums », par Anthony Sfez

Quelques jours après les élections au Parlement de Catalogne qui ont vu la victoire des listes indépendantistes dans un contexte politiquement chargé, où en est-on, de l’autre côté des Pyrénées ? Quelles perspectives pour une sortie de crise aussi apaisée (ou, disons, aussi peu conflictuelle) que possible ? Je suis heureux, pour ce dernier article de l’année, de donner à nouveau la parole à Anthony Sfez, jeune doctorant et pensionnaire de la Casa de Velázquez qui est en train (et c’est heureux !) de devenir un spécialiste reconnu de la question catalane. Il y a un mois et demi, il avait répondu, de manière très détaillée, à toutes mes interrogations sur ce sujet ; dans cette tribune, datée du 29 décembre, il nous propose, en exclusivité, sa proposition de solution, qui vaut ce qu’elle vaut (à mon sens, pertinente en ce qu’elle replace le raisonnable au cœur du processus, le débat est ouvert et bienvenu !) mais qui, en tout cas, provient pour une fois de quelqu’un qui connaît très bien les enjeux. Merci, Anthony. Et, pour toutes et tous, je formule le vœu que ces fêtes de fin d’année vous soient réjouissantes, douces. Nicolas Roche.

 

Manifestation à Barcelone

Manifestation d’unionistes à Barcelone. Source de l’illustration : RTE.

 

« Crise catalane : l’heure

des référendums »

Par Anthony Sfez, le 5 décembre 2017.

Les indépendantistes ont remporté les élections au Parlement de Catalogne. Certes, Cuidadanos est arrivé en tête du scrutin (25%), mais les véritables gagnants, ce sont les trois listes indépendantistes qui ont remporté 70 sièges sur 135, soit la majorité absolue au Parlement, ce qui devrait leur permettre de constituer un gouvernement. Ainsi, si aucune solution politique n’est trouvée au «  problème catalan  », la confrontation institutionnelle entre la Communauté autonome catalane et l’État espagnol devrait se poursuivre et, peut-être même, s’intensifier dans les années qui viennent. Une issue politique à cette crise, qui semble insoluble, est-elle à présent envisageable ? Pour essayer de répondre à cette question, il faut revenir à la racine du conflit : la question du référendum d’autodétermination concerté.

Le conflit entre la Catalogne et l’Espagne tient, en réalité, en une phrase : depuis 2012, le Parlement catalan revendique l’organisation d’un véritable référendum d’autodétermination concerté en Catalogne, comme les Écossais l’ont eu en 2014, mais l’État espagnol s’y refuse. Depuis, entre Barcelone et Madrid, c’est une épreuve de force dans laquelle l’un pousse pour obtenir ce référendum concerté et l’autre résiste. M. Rajoy a cru que la force de l’inertie l’emporterait : il suffisait à l’État espagnol de dire «  non  » au référendum concerté suffisamment longtemps pour obtenir gain de cause. Mais les Catalans sont allés bien plus loin que M. Rajoy ne l’avait envisagé  : afin de forcer l’État à négocier l’organisation de ce référendum concerté, ils ont organisé unilatéralement leur propre référendum, puis, ils ont, symboliquement, déclaré l’indépendance de la Catalogne. Toutes ces actions avaient, en réalité, comme objectif principal, non pas d’obtenir immédiatement l’indépendance de la Catalogne, ce que les nationalistes savaient impossible, mais d’internationaliser le conflit dans l’espoir que l’État espagnol, sous la pression de l’opinion européenne, finisse par céder et organiser ce référendum «  à l’écossaise  ».

« Ce que réclament les nationalistes catalans,

ce n’est pas forcément l’indépendance,

mais le droit d’avoir un référendum. »

Ce conflit entre la Communauté autonome catalane et l’État, qui s’est cristallisé autour de la question du référendum d’autodétermination, n’est, en réalité, rien d’autre que la manifestation d’un conflit plus profond portant sur la question du titulaire de la souveraineté en Catalogne. Depuis plus d’un siècle qu’il existe, le nationalisme catalan clame que le titulaire de la souveraineté en Catalogne est le peuple catalan. Cela ne veut pas dire que les nationalistes catalans réclament l’indépendance de la Catalogne. La souveraineté n’est pas nécessairement synonyme d’indépendance. Ce que revendiquent les nationalistes catalans, c’est le droit pour les Catalans de s’autodéterminer, c’est-à-dire le droit de décider s’ils souhaitent appartenir à l’État espagnol. Au contraire, pour le gouvernement espagnol, c’est l’ensemble du peuple espagnol, Catalans compris, qui est souverain sur l’ensemble du territoire espagnol y compris en Catalogne. De sorte que si la question de la sécession d’une partie du territoire espagnol devait se poser, c’est l’ensemble des Espagnols qui devraient décider, dans le cadre d’un référendum à l’échelle de toute l’Espagne. Admettre qu’une partie du Tout puisse décider, sans que le reste de la collectivité ne soit consulté, de son appartenance à l’État, c’est nier la souveraineté du peuple espagnol.

Ainsi posé, le problème est insoluble, car il revient à opposer deux prétentions à la souveraineté : celle du «  peuple catalan  » à celle du «  peuple espagnol  ». Or, par définition, la souveraineté est une et indivisible. On peut partager des compétences, déléguer des fonctions, mais la souveraineté - qui n’est pas le pouvoir de tout faire mais d’avoir le dernier mot - est indélégable et impartageable. En d’autres termes : soit le pouvoir du dernier mot appartient au peuple espagnol, soit il appartient aux Catalans, mais il ne peut, en aucun cas, appartenir aux deux peuples. On pourrait rétorquer que le problème ne devrait même pas se poser, car la Constitution espagnole ne reconnait qu’un seul souverain : le peuple espagnol. Certes, mais une fois que l’on a dit cela, on n’a pas beaucoup avancé. Il ne s’agit pas ici de déterminer qui a raison d’un point de vue juridique, mais d’essayer de réfléchir à une issue politico-juridique acceptable pour tous.

« Il faudrait non pas un mais deux référendums :

le premier, national, porterait sur le principe

d’un vote d’autodétermination ; si approuvé,

celui-ci suivrait, dans un climat apaisé. »

Revenons donc à notre problème : comment concilier deux prétentions contradictoires d’avoir le dernier mot, deux prétentions de détenir la souveraineté ? En les faisant converger. Plus précisément, en organisant non pas un mais deux référendums. Un premier sur l’ensemble du territoire espagnol, Catalogne comprise bien évidemment, où l’on poserait la bonne question à tous les Espagnols, à savoir s’ils sont favorables non pas à l’indépendance de la Catalogne, mais à ce que soit organisé un référendum d’autodétermination concerté en Catalogne. En cas de réponse positive des Espagnols, l’organisation dans la foulée d’un tel référendum en Catalogne ne violerait en rien la souveraineté du peuple espagnol, bien au contraire, car ce serait lui, et lui seul, qui aurait souverainement pris la décision, pour mettre fin à la crise catalane, de l’organiser. M. Rajoy ne pourrait, ainsi, plus s’opposer à l’organisation de ce référendum catalan au nom de la «  souveraineté du peuple espagnol  », précisément parce que l’organisation dudit référendum résulterait d’une décision souveraine prise préalablement par le peuple espagnol. De récents sondages, qui ont été réalisés avant les élections du 21 décembre, montrent qu’une large majorité d’Espagnols est contre l’indépendance de la Catalogne (90%), mais, aussi, qu’une majorité importante est pour un référendum concerté en Catalogne (54%).

« Le pari, c’est de dire que si les Catalans

se sentent considérés par le peuple espagnol,

ils pourraient bien décider de ne pas le quitter. »

Ainsi, une fois le peuple espagnol consulté sur cette question, et en cas de réponse positive de ce dernier, on pourrait, alors, organiser un véritable référendum concerté en Catalogne. Et le plus intéressant dans toute cette opération, c’est que celui-ci se déroulerait dans un climat tout à fait nouveau : un climat de réconciliation. Un peuple espagnol qui dirait directement «  oui  » à la revendication catalane d’un référendum concerté, c’est un peuple catalan qui, se sentant reconnu par les autres Espagnols dans sa singularité, dirait probablement «  non  » à la question de savoir s’il veut quitter l’Espagne. L’image de millions d’Espagnols se rendant aux urnes pour dire «  oui  » à la Catalogne effacerait l’image des policiers chargeant la foule le 1er octobre dernier. J’ai conscience que cette solution n’est pas parfaite. Elle pose des problèmes techniques et suppose certainement une révision constitutionnelle. Par ailleurs, les Espagnols pourraient parfaitement dire «  non  » au référendum concerté. Mais, il me semble que, dans le contexte actuel, c’est la moins mauvaise issue pour évoluer vers une éventuelle résolution du conflit. La Communauté autonome de Catalogne, avec sa revendication non pas d’indépendance mais d’un référendum concerté, pose un problème politique à toute l’Espagne. Laissons les Espagnols le trancher.

 

Anthony Sfez

Anthony Sfez est doctorant en droit public à l’Université Paris II Panthéon Assas.

 

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8 novembre 2017

Anthony Sfez : « Le scénario d'une Catalogne indépendante est très peu probable »

Alors que la question du statut de la « nation catalane », au sein ou en dehors de la communauté espagnole, est d’une actualité brûlante en cette fin d’année, j’ai le plaisir, pour ce nouvel article, d’accueillir dans les colonnes de Paroles d’Actu un nouveau venu, Anthony Sfez, jeune doctorant dont la thèse porte sur le droit à l’autodétermination de la Catalogne (sous la direction du professeur Olivier Beaud) Anthony Sfez est également pensionnaire de lÉcole des Hautes Études hispaniques et ibérique (la Casa de Velázquez). Je le remercie bien sincèrement pour ses réponses, très riches et à mon sens, remarquables pour mieux appréhender la situation, et jespère que cette première collaboration ne sera pas la dernière. Un petit clin d’oeil également, en cette intro, à Marie-Odile Nicoud, ma professeur à Lyon II, la première à m’avoir non seulement ouvert, mais surtout intéressé à toutes ces questions. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 29/10/17 ; R. : 06-08/11/17.

Anthony Sfez: « Le scénario d’une Catalogne

indépendante est très peu probable »

Drapeaux espagnol et catalan

Les drapeaux espagnol et catalan. Photo : Teinteresa.es.

 

Paroles d’Actu : Qu’est-ce qui fonde ce sentiment national si fort qui semble animer une large partie (une majorité ?) du peuple catalan ? Les convulsions du moment constituent-elles l’aboutissement logique d’un jusqu’au-boutisme de leaders indépendantistes zélés, et un poil "égoïstes" au vu de la puissance économique de la Catalogne par rapport au reste de l’Espagne, ou bien y a-t-il effectivement, au cœur de la question, un sentiment particulièrement vivace au sein de la population, de lassitude vis-à-vis du reste du pays, et d’incompatibilité avec l’État espagnol, fût-il démocratique, et profondément décentralisé ?

pourquoi le nationalisme catalan ?

« En 2012, Mariano Rajoy avait refusé que la Cata-

logne adopte le régime fiscal dit "foral", qui l’aurait

investie d’une autonomie financière élargie ;

cette réforme aurait peut-être permis

d’éviter la crise actuelle... »

Anthony Sfez : Incontestablement, la question fiscale joue un rôle important dans la confrontation entre l’État espagnol et la Communauté autonome catalane. Il ne faut pas oublier que l’un des éléments qui a conduit les nationalistes catalans « modérés » à réclamer l’organisation d’un référendum d’autodétermination en Catalogne – réclamation qu’ils n’avaient jamais émise depuis l’instauration de la Constitution de 1978 – c’est l’échec du pacte fiscal de 2012. Le gouvernement d’Artur Mas, qui est le prédécesseur de Carles Puigdemont, avait alors tenté de revoir la situation fiscale de la Catalogne. Il existe en Espagne deux régimes fiscaux pour les Communautés autonomes (CA) : un régime de « droit commun » applicable à 15 CA et un régime « d’exception » (dit régime « foral »), qui découle de la clause additionnelle première de la Constitution espagnole de 1978, applicable seulement au Pays basque et à la Navarre. Le régime d’exception est beaucoup plus souple et offre bien plus de libertés et d’autonomie fiscale. Pour faire simple, la proposition de Mas visait à rapprocher la Catalogne du régime d’exception. Mais Mariano Rajoy, déjà président du gouvernement espagnol à l’époque, s’y était opposé, argumentant qu’une telle réforme nécessitait une révision constitutionnelle (ce qui est, au demeurant, très contestable, une interprétation souple de la clause additionnelle précitée aurait sans doute été possible). Cette réforme aurait peut-être permis d’éviter la crise actuelle. En effet, incontestablement, beaucoup de Catalans ont le sentiment que l’organisation de la solidarité entre les Communautés autonomes, gérée par l’État espagnol, n’est pas égalitaire, qu’elle n’est pas transparente. En un mot : que les Catalans donnent trop et ne reçoivent pas assez. Selon des calculs faits par des institutions catalanes, la Catalogne subirait un déficit d’environ 8 milliards d’euros par an du fait de ces inégalités. Ce chiffre est toutefois difficile à vérifier et Madrid le conteste formellement. Quoi qu’il soit, fondé ou infondé, le sentiment d’injustice fiscale et économique est très fort chez les catalans. Et la crise économique n’a pas aidé.

« Les catalanistes, y compris modérés, pointent,

à tort ou à raison, une recentralisation

des pouvoirs en Espagne depuis une quinzaine

d’annéesce qui évidemment

leur déplaît fortement..»

Cela dit, ce serait une grave erreur et une méconnaissance du fond du problème que de croire que la « question catalane » se limite à la question fiscale ou économique. Je ne sais pas s’il y a, aujourd’hui, une majorité de Catalans favorable à l’indépendance de la Catalogne. Cela se joue certainement autour des 48-52%. Mais ce qui est certain, c’est qu’il existe une très grande majorité de Catalans qui estiment que la Catalogne est une nation ou, du moins, qu’elle est une « réalité nationale » différenciée du reste de l’Espagne. Le modèle territorial espagnol instauré en 1978 avait permis, dans un premier temps, de satisfaire ce sentiment, du moins chez les catalanistes modérés. Mais il aurait évolué, selon ces derniers, dans un mauvais sens en allant, d’une part, de plus en plus vers une égalisation, par le bas, des compétences attribuées aux différentes Communautés autonomes et, d’autre part, depuis le début des années 2000, vers une recentralisation. Les nationalistes modérés estimaient avoir réussi à inverser la tendance avec le Statut de 2006. Mais ce dernier a été neutralisé dans ces objectifs principaux par une sentence du Tribunal constitutionnel espagnol (31/2010).

« Pour une vaste majorité de Catalans, la question

de leur autodétermination devrait être tranchée

par eux, via un référendum concerté ; or, pour

le peuple espagnol, l’affaire est d’intérêt national

et doit dès lors être décidée

par la nation toute entière. »

C’est depuis cette sentence que le conflit se pose en termes de « rester ou quitter » l’Espagne. Avant cette sentence, il y avait certes des conflits entre l’État et la Catalogne. Mais ils ne se posaient jamais en ces termes, du moins au niveau institutionnel. On débattait sur la question de savoir à qui devait revenir telle ou telle compétence mais jamais sur la question du titulaire de la souveraineté. Aujourd’hui, sans forcément être indépendantiste, une majorité de Catalans estiment que la Catalogne est un sujet politique qui a le droit de décider de son avenir politique. Selon plusieurs estimations, environ 70% des Catalans estiment que la meilleure solution à la crise aurait été d’organiser un « vrai » référendum concerté, comme en Écosse, afin que les Catalans puissent s’autodéterminer, c’est-à-dire décider souverainement s’ils veulent rester dans l’État espagnol ou le quitter. Le cœur du problème étant qu’une grande majorité d’Espagnols, hors Catalogne et Pays basque, estiment que l’Espagne est une nation qui comprend les Catalans et que, par conséquent, c’est l’ensemble des Espagnols qui ont leur mot à dire sur l’avenir politique de la Catalogne. On le voit c’est un problème très profond, pas seulement une opposition entre M. Puigdemont et M. Rajoy.

« Là où les Catalans attendent une relation d’égal à

égal entre les nations catalane et espagnole, au sein

d’un même État "multinational", les Espagnols ne

reconnaissent qu’une nation, la nation espagnole... »

Par ailleurs, ce sentiment national catalan n’est pas superficiel, il n’est pas une construction récente. Il plonge, au contraire, ses racines très loin dans l’histoire de la péninsule ibérique. En 1622, dans un document produit par les institutions catalanes relatif au serment de Felipe IV on pouvait déjà lire que « les choses en Catalogne ne doivent pas se mesurer comme dans les autres royaumes et provinces ou le Roi et Seigneur est souverain avec une telle plénitude qu’il peut faire et défaire les lois ad libitum et gouverner comme il l’entend ses vassaux et, après avoir fait des lois, y déroger (...) Sa Majesté notre Seigneur ne peut faire seul de nouvelles lois ni déroger à celles qui sont faites, en Catalogne n’a pas lieu la loi Princeps de legibus (...) » Ainsi, déjà à cette époque la Principauté de Catalogne, tout en appartenant au Royaume d’Espagne, s’opposait au principe de souveraineté absolue du Roi et prônait une relation sur un pied d’égalité entre les institutions catalanes et le Prince. C’est à partir de cette base historique bien réelle que s’est construit le nationalisme catalan au milieu du XIXe siècle. C’est exactement ce que réclame depuis deux siècles le nationalisme catalan et une partie importante, sans doute une majorité, des Catalans : pas forcément l’indépendance, mais une relation d’égalité entre la nation catalane et la nation espagnole au sein d’un même État « multinational ». Mais une majorité d’Espagnols, dont la culture politique est fortement influencée par la conception française et révolutionnaire de la nation, estiment qu’il n’existe que seule nation en Espagne, la nation espagnole. C’est typiquement le genre de problème insoluble et c’est essentiellement pour cette raison qu’on en est là aujourd’hui.

 

Mariano Rajoy

Le président conservateur du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy.

 

PdA : Les indépendantistes catalans, menés par le président de la Generalitat Carles Puigdemont, auraient dû sortir renforcés du référendum, dont les résultats ont semblé donner à leur option une avance claire auprès de la population. Mais la réaction des unionistes, au premier chef desquels le président du gouvernement, Mariano Rajoy, et des franges importantes de la rue barcelonaise, a signalé au monde que l’affaire ne serait pas entendue aussi facilement. Il y a eu de la confusion autour de la déclaration d’indépendance, et immédiatement après Madrid a donné l’impression de reprendre la main, avec la mise sous tutelle de la Catalogne par le Sénat espagnol. Est-ce que vous diriez, pour ce qui les concerne, que les indépendantistes ont "bien géré" leur affaire ? N’auraient-ils pas eu meilleur compte à laisser la question de l’indépendance stricte en suspens pour chercher, forts du résultat du référendum, à obtenir de la part de l’Espagne un maximum de concessions sur des points cruciaux (lesquels ?) touchant à leur autonomie ?

un succès des nationalistes catalans ?

A.S. : Aussi surprenant que cela puisse paraître, surtout après les incarcérations préventives des ministres catalans destitués, j’ai le sentiment que les nationalistes catalans maîtrisent, eu égard aux circonstances, assez bien la situation et qu’ils sont aujourd’hui exactement là où ils voulaient être. Il est peu probable que la coalition souverainiste ait pu croire un seul instant que la Catalogne avait, à ce stade, véritablement les moyens de proclamer unilatéralement son indépendance et de la rendre effective. La majorité des députés de la coalition savait pertinemment que l’État espagnol refuserait de négocier quoi que ce soit et qu’elle n’obtiendrait aucun soutien sur le plan international en passant par la voie unilatérale. Personne n’a vraiment donné de valeur à ce référendum, ni Madrid ni la communauté internationale. Ce référendum ne permettait donc pas aux nationalistes catalans de négocier avec qui que ce soit. À juste titre d’ailleurs. On ne peut pas vraiment donner de crédit à ce référendum où seulement 43% de l’électorat s’est déplacé. Par ailleurs, toute la logistique visant à assurer la véracité des résultats avait été désamorcée par Madrid. S’en tenir aux résultats de ce pseudo référendum n’aurait donc pas changé grand-chose à la situation des indépendantistes. Madrid n’aurait pas négocié et la communauté internationale n’aurait pas changé sa position. Par ailleurs, si le gouvernement catalan était resté dans une position attentiste, il aurait perdu sa majorité au Parlement de Catalogne car la CUP, l’aile « radicale » de la coalition indépendantiste, lui aurait retiré son soutien.

« L’objectif de la manoeuvre n’était pas l’indé-

pendance à court terme et unilatérale ; il s’agissait

avant tout d’attirer l’attention

de la communauté internationale. »

À mon avis, l’objectif du référendum et de la pseudo déclaration d’indépendance n’était donc pas du tout l’indépendance à court terme et unilatérale. Les nationalistes catalans modérés savent que dans ces conditions l’indépendance est impossible, car excessivement couteuse sur le plan économique. Ce que voulaient les nationalistes catalans c’était avant tout attirer l’attention de la communauté internationale. Et c’est chose faite. Avec le « référendum » du 1er octobre dernier, avec la « pseudo » déclaration d’indépendance de ce 27 octobre et, enfin, avec la « fuite » de Carles Puigdemont à Bruxelles, le monde entier aura les yeux rivés sur les élections du 21 décembre prochain. Je pense que c’était le but de toute l’opération « référendum » et « déclaration d’indépendance » : pas tant obtenir tout de suite l’indépendance que d’attirer le regard de la communauté internationale sur des élections au Parlement régional que les nationalistes catalans savaient, à court terme, inévitables.

« Mariano Rajoy lui-même semble avoir acté le

caractère plébiscitaire des élections au Parlement

de Catalogne du 21 décembre prochain. »

Incontestablement, en cas de victoire des souverainistes à ces élections, Madrid aura beaucoup de mal à tenir une position d’intransigeance. C’est du moins ce qu’espèrent les souverainistes catalans. Mariano Rajoy semble d’ailleurs avoir lui-même acté le caractère plébiscitaire des élections au Parlement de Catalogne du 21 décembre prochain lorsqu’il a annoncé, le 27 octobre au soir, que des élections allaient être convoquées afin que les Catalans « puissent décider de leur avenir politique ». Ainsi, d’une certaine manière, et malgré quelques rebondissements et certains imprévus, notamment sur le plan judiciaire, les souverainistes catalans auront eu exactement ce qu’ils recherchaient depuis le début : un plébiscite sinon sur l’indépendance de la Catalogne au moins sur la question de la « situation de la Catalogne dans l’Espagne ». Celui-ci aura lieu, sous le regard attentif de toute la communauté internationale, le 21 décembre prochain.

 

Carles Puigdemont

Le président destitué de la Generalitat de Catalogne, Carles Puigdemont.

 

PdA : Avez-vous été surpris de l’activisme du Roi Felipe VI dans cette affaire, qui est certes peut-être la plus grave pour l’unité du royaume depuis la guerre civile ? Ses interventions, celles d’un chef d’État respecté mais non élu (alors que les leaders indépendantistes sont des républicains presque "de doctrine"), n’ont-elles pas eu pour effet d’accroître encore des divisions irréconciliables ? Cela tranche en tout cas avec la tradition du monarque constitutionnel classique, qui reste dans son rôle et n’exprime pas ses opinions, mais nous rappelle le père du roi actuel : les interventions de Juan Carlos furent décisives pour restaurer la démocratie en Espagne et étouffer une tentative de coup d’État militaire. Sait-on comment l’ancien roi vit les événements actuels, et s’il a l’intention de sortir de son silence ?

la parole au Roi

« Felipe VI est respecté, mais il n’a plus,

ni les pouvoirs qu’avait son père avant la

Transition démocratique, ni l’influence

de celui-ci sur le monde politique. »

A.S. : Activisme me paraît un mot un peu fort pour qualifier l’attitude de Felipe VI. Pour ce qui est de son père, on peut parler sans aucun doute d’activisme lors de la Transition, car son rôle fut décisif. Les pouvoirs de Juan Carlos pour mener à bien la Transition étaient très importants. Il était en effet l’héritier de Franco qui l’avait désigné, de son vivant, comme son successeur. Les pouvoirs du Roi, dans le cadre du régime post-franquiste et pré-constitutionnel étaient donc extrêmement étendus. La force et l’intelligence de Juan Carlos a résidé dans le fait qu’il a usé de ces pouvoirs importants pour orienter l’Espagne vers la démocratie, notamment en nommant le réformiste Adolfo Suarez à la tête du gouvernement espagnol. Lorsque les « putschistes » de février 1981 ont voulu renverser la démocratie, malgré quelques hésitations, il n’a pas dévié de cette ligne à un moment où son influence sur la classe politique espagnole était encore très forte. Aujourd’hui la situation du monarque espagnol est très différente. Felipe VI n’a pas les pouvoirs qu’avait son père à l’époque. Il n’a pas non plus son influence sur le jeu politique. Il est respecté, sans aucun doute. Mais il n’est pas une pièce maîtresse de l’échiquier politique espagnol. Il est, par conséquent, plus spectateur qu’acteur de la situation. À ma connaissance, il n’est intervenu qu’à une seule reprise lors d’une allocution télévisée.

« Quoi qu’on pense de leurs arguments, ce qu’ont

fait les Catalans était une tentative de renversement

de l’ordre constitutionnel espagnol. »

Que penser de cette intervention ? Le Roi d’Espagne est, même si c’est une distinction symbolique, le chef de l’État espagnol. Et il l’est en vertu de la Constitution espagnole. Que le chef de l’État s’exprime sur une question relative à l’intégrité territoriale de l’État ne me semble pas surprenant. Je pense que si l’Écosse avait tenté de briser la légalité britannique, la Reine serait également intervenue. De manière générale, dans ce genre de situation, n’importe quel monarque serait sans doute intervenu. Ce n’est pas une querelle politique classique entre la droite et la gauche ou entre le centre et la périphérie. C’est l’unité de son royaume qui est en jeu et l’intégrité de l’ordre constitutionnel espagnol. Quoi qu’on en pense sur le plan de la légitimité, ce qu’ont fait les Catalans, notamment avec les lois du 6 et 8 septembre 2017, était une tentative de renversement de l’ordre constitutionnel espagnol ! En effet, la Loi pour le Référendum du 6 septembre 2017 et la Loi de Transition juridique et fondatrice de la République constituent, à proprement parler, au sens juridique du terme, une véritable tentative de révolution, c’est-à-dire une tentative de substitution temporaire d’une légalité – la légalité espagnole – par une autre légalité – la légalité catalane. La première loi affirme explicitement, à son article 3.2, qu’elle prévaut « hiérarchiquement sur toutes les normes pouvant entrer en conflit avec elle (…) », disposition qui vise très clairement la Constitution espagnole. Dans ces conditions, le Roi ne pouvait faire autrement qu’intervenir.

J’ai en revanche été surpris par le ton du Roi. Je m’attendais à ce qu’il défende la légalité constitutionnelle espagnole. Personne ne pouvait d’ailleurs attendre autre chose de sa part. Mais on aurait pu également s’attendre à ce qu’il appelle au dialogue, à la négociation. Ça n’a clairement pas été le cas. Mais je ne pense pas que cela ait eu une véritable influence sur le cours des événements. S’il avait appelé au dialogue, il n’aurait probablement pas été écouté.

 

Felipe VI

Le Roi dEspagne, Felipe VI.

 

PdA : Quelle probabilité d’avoir, à moyen terme, une République catalane jouxtant un Royaume d’Espagne fortement diminué ? Cette hypothèse, vous paraît-elle crédible, et l’envisagez-vous ? La première, sans doute très isolée dans un premier temps, aurait-elle les moyens de construire et d’assumer les fonctions régaliennes propres à tout État indépendant ? Le second pourrait-il encaisser le choc de perdre sa terre la plus dynamique ? Sait-on ce qu’il adviendrait de la dette publique espagnole, qui tourne actuellement autour de 100% de son PIB : la Catalogne en assumerait-elle sa part, ou bien laisserait-elle l’Espagne plonger dans l’abîme ? Sur le plan monétaire, la République catalane resterait-elle rattachée à l’Euro ?

"et si"... une Catalagne indépendante ?

A.S. : Il faut distinguer deux scénarios : celui de l’indépendance négociée avec l’État espagnol et, ensuite, celui de l’indépendance unilatérale.

« Le scénario de l’indépendance négociée, bien que

peu probable, pourrait advenir dans le cas

d’une victoire des indépendantistes

le 21 décembre prochain. »

Concernant le scénario de l’indépendance négociée, il n’est pas très probable mais il pourrait advenir en cas de victoire des indépendantistes aux élections régionales du 21 décembre prochain. Dans cette hypothèse, l’État catalan, avec ses 7,5 millions d’habitants - ce qui en ferait le 13e État d’Europe – et son économie dynamique serait probablement viable. Il n’y a aucune raison, si l’indépendance est négociée avec l’Espagne et acceptée par cette dernière, que la Catalogne soit isolée sur le plan international. Certes, elle ne serait probablement plus dans l’Union européenne une fois l’indépendance officialisée, car c’est l’État espagnol qui appartient à l’Union européenne. La Catalogne n’est dans l’UE que parce qu’elle est une Communauté autonome de l’Espagne. Toutefois, dans l’hypothèse d’une indépendance négociée et acceptée par l’Espagne, elle serait sans doute très vite reconnue par les autres États du monde et devrait pouvoir, en quelques mois, par la procédure accélérée, intégrer l’Union européenne et la zone euro. Personne ne doute que la Catalogne réponde aux critères que fixent les Traités européens pour intégrer l’UE. Concernant la dette publique espagnole, les autorités catalanes ont déjà annoncé que si l’indépendance se faisait de cette manière, elles n’auraient aucun problème à prendre à leur charge une partie de la dette espagnole. Bien évidemment les négociations seraient ardues pour déterminer le part que la Catalogne devrait prendre et on pense immédiatement au Brexit et aux difficultés qu’ont les acteurs du divorce à s’entendre.

Concernant le scénario de l’indépendance unilatérale et non acceptée par Madrid, il me parait également peu probable. Mais il pourrait également advenir si les indépendantistes remportaient les élections du 21 décembre prochain et que Madrid refusait toujours de négocier quoi que ce soit pour tenter de dissuader la Catalogne d’aller dans ce sens. Fort de leur nouvelle légitimité et face à l’intransigeance de Madrid, les institutions catalanes pourraient tenter de rendre effective cette « République catalane » qu’ils disent avoir proclamé le 27 octobre dernier. Il faut alors envisager deux « sous scénarios » :

Première hypothèse : l’État espagnol refuse de laisser faire la Catalogne et s’oppose activement à cette tentative unilatérale. On s’engagerait alors dans une lutte entre deux ordres juridiques qui pourrait durer plusieurs années et dont personne ne peut prédire l’issue. Dans ce cas, et c’est tout le paradoxe, la Catalogne ne sortirait probablement pas de l’UE et de l’euro, du moins à court et moyen terme, car officiellement, elle serait encore dans l’Espagne. Les conséquences économiques d’un tel scénario seraient toutefois sans doute désastreuses tant pour la Catalogne que pour l’Espagne. Cela créerait un climat d’incertitude juridique et politique durant plusieurs années.

Seconde hypothèse : l’État espagnol « laisse faire » mais, animé d’un esprit « revanchard », décide de mettre des « bâtons dans les roues » à la Catalogne. L’Espagne pourrait alors s’opposer à l’entrée dans l’UE de la Catalogne et chercher à isoler la Catalogne sur le plan international, afin de la forcer à « revenir d’elle-même ». Et là, effectivement, la situation de la Catalogne serait extrêmement difficile. Elle ne pourrait pas intégrer le marché commun, l’espace Schengen, la monnaie unique, etc… Elle ne pourrait pas non plus ratifier de traités internationaux, car il est probable que la plupart des États du monde ne voudront pas se « mettre à dos » un pays comme l’Espagne, qui reste une puissance importante sur le plan international.

« Il est probable qu’on s’acheminera plutôt,

après les élections de décembre, vers une refonte

des relations entre l’Espagne et la Catalogne

que vers l’indépendance de la Catalogne. »

Quoi qu’il en soit aucun de ces deux scénarios ne me semble probable. Tout va se jouer aux élections du 21 décembre prochain et je pense que, indépendamment du résultat, on s’acheminera plus vers une refonte de relations entre l’Espagne et la Catalogne que vers l’indépendance de la Catalogne.

 

PdA : Vous l’avez très bien expliqué, ici et lors de plusieurs interventions dans les médias, ces derniers jours : deux légalités s’affrontent dans cette crise, celle procédant de la constitution espagnole, qui proscrit toute sécession, et celle qu’invoquent les indépendantistes, la parole directe du peuple telle qu’exprimée lors du référendum du 1er octobre. Vous connaissez bien ces questions, pour les avoir beaucoup étudiées : on pense à l’Écosse, communauté à forte identité au cœur d’un Royaume-Uni sorti malgré elle de l’Union européenne, et à la Flandre, orgueilleuse composante d’une Belgique qu’elle ne connaît plus qu’à grand peine ; plus loin de nous, l’affaire kurde est d’une actualité brûlante. Est-ce que vous croyez que les phénomènes de réveil identitaire régional vont aller croissant, et sommes-nous préparés à répondre à la problématique, ô combien épineuse mais décisive, du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" ?

identités et autodétermination

« Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes

concerne au premier chef les peuples colonisés ;

ce principe reconnu par le droit international

ne saurait s’appliquer dans nos États

démocratiques et libéraux. »

A.S. : Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est un principe au cœur du droit international public. Il a été consacré dans les années 1960 afin de permettre aux peuples colonisés de pouvoir accéder à l’indépendance. La Cour internationale de Justice (CIJ) ainsi que l’Assemblée générale des Nations unies ont, à plusieurs reprises, sans ambiguïtés, reconnu ce droit des peuples colonisés à s’autodéterminer, c’est-à-dire à décider s’ils veulent se constituer en État indépendant et souverain. Mais, incontestablement, ce principe, tel qu’il a été construit au cours du XXe siècle, n’est pas adapté à la situation catalane et, de manière générale, aux revendications des minorités qui se définissent comme « nationales » au sein d’États constitutionnels et démocratiques comme l’Espagne, la Belgique ou l’Italie. En effet, ces minorités, au regard du droit international, ne peuvent être considérées comme des « colonies ». Plus récemment certains internationalistes ont plaidé en faveur de la reconnaissance de la théorie de la « sécession remède ». On peut définir cette théorie comme la reconnaissance d'un droit de créer un nouvel État pour un peuple qui aurait été victime de graves exactions de la part de son propre gouvernement. Mais la doctrine de la sécession-remède est loin de faire l'unanimité. Elle n'a jamais été explicitement reconnue par la CIJ. Par ailleurs, quand bien même à l'avenir cette théorie finirait par s'imposer en droit international, elle ne pourrait servir à fournir un cadre juridique au phénomène sécessionniste dans les démocraties libérales et modernes. Le droit international semble donc démuni face aux revendications sécessionnistes dans les démocraties constitutionnelles et libérales. Il ne peut fournir qu’un cadre « minimal », c’est-à-dire un cadre interdisant l’usage excessif de la violence.

« D’après le modèle français, que suivent de

nombreux pays européens dont l’Espagne,

la souveraineté de la nation ne saurait être

morcelée : toute décision de séparation

ne pourrait alors être le fait que

de la nation réunie. »

Face à cette inadaptation du droit international, certains se tournent vers le droit constitutionnel. L’argument consiste à dire que, dans un État de droit démocratique, les volontés sécessionnistes des minorités dites « nationales » devraient être canalisées par le droit. On devrait, dès lors, les traiter juridiquement à la manière du Canada ou du Royaume-Uni. Les partisans de cet encadrement constitutionnel du phénomène sécessionniste se référent souvent à un avis fourni par la Cour suprême du Canada le 20 août 1998 relatif à la sécession du Québec. Cet avis offrirait les « clés » pour appréhender le problème de l’autodétermination dans les démocraties constitutionnelles et libérales. Les choses devraient s’organiser en deux étapes : d’abord, une phase d’expression où l’on consulterait les habitants de l’entité ayant affiché des revendications sécessionnistes. Ensuite, en cas de réponse positive, une phase de négociation, afin de rendre effective, dans le respect des procédures établies dans le droit constitutionnel de l’État ou de la fédération, cette volonté. En clair, d’abord, un référendum concerté et, ensuite, une négociation pour organiser l’indépendance en cas de réponse positive au référendum. Je ne suis toutefois pas tout à fait convaincu par cette idée d’un encadrement constitutionnel du phénomène sécessionniste. Non pas qu’elle ne me semble pas, dans l’idéal, la meilleure solution. Mais parce que, politiquement, elle me semble impossible à mettre en œuvre, surtout dans des pays européens, comme l’Espagne, fortement influencés par une conception « française » de la souveraineté de la nation. Lorsque l’on est dans cette conception englobante de la nation, on peut difficilement accepter qu’une partie seulement des habitants de l’État puisse décider, sans les autres, de leur avenir politique à travers un référendum. Or, une solution « théorique », aussi bonne soit-elle, qui n’a quasiment aucune chance de prospérer dans la « pratique », ne paraît pas être une vraie solution. Cette solution peut peut-être marcher dans des pays comme le Canada ou la Belgique. J’ai plus de mal à la concevoir pour la France, l’Espagne ou l’Italie.

Cela dit, je pense qu’il faut relativiser le phénomène du « réveil identitaire » des dites « nations sans État » dans les démocraties occidentales. Les revendications profondément ancrées dans la société et structurées politiquement n’existent véritablement qu’au Québec – et encore, de moins en moins - en Écosse, en Catalogne, en Flandre et, enfin, dans une moindre mesure, au Pays basque. On ne peut pas dire, pour les cas cités, que le problème soit nouveau. Il s’est incontestablement intensifié, mais il se posait depuis longtemps déjà. Ce n’est donc pas véritablement un « réveil ». Je ne pense pas que les autres cas – Vénétie, Corse, etc… - poseront vraiment problème à court et moyen terme.

 

PdA : Un dernier mot ?

« La décision de mise en détention provisoire

pour rébellion des ministres catalans destitués

ne me paraît pas justifiée. »

A.S. : Je trouve très surprenante la décision de la juge de l’Audience nationale de placer en détention provisoire les ministres catalans destitués qui se sont présentés devant la justice espagnole. La détention provisoire, c’est-à-dire la détention avant que le procès n’ait eu lieu, est une mesure privative de liberté qui devrait être exceptionnelle. En l’occurrence elle ne me parait pas justifiée. La juge a notamment fondé sa décision sur la gravité des accusations portées à l’encontre des prévenus et notamment sur l’accusation de rébellion. Or, en toute objectivité, une condamnation pour rébellion à l’issue du procès apparaît très peu probable. La plupart des pénalistes espagnols ou catalans s’accordent en effet pour dire que ce délit, qui nécessite des actes insurrectionnels violents, lesquels sont inexistants en l’espèce, n’est pas constitué. Cela ne veut pas dire que les anciens ministres catalans ne seront pas condamnés, mais qu’il n’y a quasiment aucune chance qu’ils le soient pour « rébellion ». La détention provisoire a donc été décidé sur le fondement de poursuites qui n’ont quasiment aucune chance d’aboutir. J’espère que la justice espagnole va rectifier et que les anciens ministres catalans pourront être libérés avant les élections du 21 décembre prochain.

 

Anthony Sfez

Anthony Sfez.

 

3 questions + perso

Qui êtes-vous, Anthony Sfez ?

J’ai 26 ans et je suis juriste de formation. Après mon bac j’ai intégré un double parcours en droit français et espagnol proposé conjointement par l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et l’Université Complutense de Madrid. Après cette formation j’ai intégré en Master 2 à l’Université Paris 2 Panthéon Assas. Je suis aujourd’hui doctorant (en troisième année) au sein de cette université. Je fais ma thèse en droit public sous la direction du Professeur Olivier Beaud sur la question du droit à l’autodétermination de la Catalogne.

Je suis également membre de l’École des Hautes Études hispaniques et ibériques (Casa de Velázquez). La Casa de Velázquez, qui est un peu l’équivalent pour la péninsule Ibérique de la Villa Médicis en Italie, recrute pour une ou deux années (c’est ma deuxième année) des jeunes chercheurs (en général en cours de doctorat) dont les recherches portent sur le monde hispanique de manière générale. C’est un point important car c’est cette institution qui finance ma thèse et qui me permet donc de m’y consacrer entièrement.

Pourquoi cet intérêt particulier pour l’Espagne ?

Je suis français mais j’ai grandi en Espagne, plus précisément à Palma de Majorque. J’ai donc appris très tôt l’espagnol mais, également, le catalan puisque le catalan est une langue officielle aux Baléares. En Master 2 mon directeur de thèse Olivier Beaud avait proposé à ses étudiants une longue liste de sujets de mémoire. Deux sujets avaient retenu mon attention : un sujet sur l’attitude de la doctrine (les professeurs de droit) sous le régime de Vichy et un sujet sur la Catalogne. J’ai beaucoup hésité.  Finalement, eu égard à mon parcours et à l’actualité brûlante du sujet, je me suis orienté vers la Catalogne. Et je ne le regrette pas  ! J’ai pensé, et mon directeur de thèse était d’accord, que le sujet méritait plus qu’un simple mémoire. J’ai donc décidé de prolonger mes recherches sur la question dans le cadre d’une thèse de doctorat.

Vos envies, vos projets pour la suite ?

Terminer ma thèse ! Ensuite on verra. J’espère pouvoir faire une carrière dans l’Université. Je n’exclus pas complétement de m’orienter vers la profession d’avocat. Mais la priorité reste l’Université.

 

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7 novembre 2017

Olivier Da Lage : « Mohammed ben Salman a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre... »

Le week end dernier, juste après la création d’une commission anticorruption dont Mohammed bel Salman, prince héritier d’Arabie saoudite, a pris la tête, une vague sans précédent d’arrestations de princes, ministres, anciens ministres et autres potentats saoudiens a créé une onde de choc à la tête du royaume. Qui est cet ambitieux, fils d’un roi qui ne jure plus que par lui ? Quelles conséquences sur l’alliance américaine, et la volonté affichée de modernisation d’un pays qui compte parmi les plus conservateurs ? Décryptage, avec Olivier Da Lage, journaliste à RFI qui maîtrise parfaitement les enjeux de la région. Un contributeur fidèle, qu’il en soit, ici, remercié. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 06/11/17 ; R. : 07/11/17.

Olivier Da Lage: « Mohammed ben Salman

a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre... »

Mohammed ben Salman

Le prince Mohammed ben Salman. Illustration : http://dailyarabnews.net

 

Paroles d’Actu : Opération "Nettoyage" ? Règlements de comptes ? Putsch de palais ? Amorce d’une révolution plus en profondeur ? Que penser des derniers développements en cours en Arabie saoudite ?

pourquoi cette purge ?

Olivier Da Lage : Cette purge, sans précédent dans le royaume, vise à faire le vide autour de Mohammed ben Salman afin d’écarter toute opposition sur le chemin qui doit le mener au trône.

 

PdA : Quel état des forces en présence au royaume des Saoud ? En quoi les équilibres sont-ils modifiés après les événements ?

le jour d’après

« Le moment de vérité interviendra sans doute

à l’heure de la succession... »

O.D.L. : En apparence, tous les rivaux potentiels, tous ceux qui formulaient des critiques, tous ceux qui pouvaient représenter une menace pour le pouvoir apparemment sans limite du jeune prince héritier ont été écartés sans ménagement. Parfois simplement limogés, parfois placés en résidence surveillée, voire en prison. Ce qui est frappant, c’est qu’il a réussi, avec l’appui du roi Salman, son père, à éloigner du pouvoir toutes les autres branches de la famille. Mais cela en fait autant d’ennemis qui, pour l’heure, sont réduits au silence, mais il est sans doute prématuré de considérer qu’ils ont renoncé à se manifester le moment venu, c’est-à-dire lors de la succession.

 

PdA : Que sait-on de Mohammed ben Salman, fils du roi Salman et héritier du trône ? De ce en quoi il croit, de ce qu’il pense, et de ce qu’il veut ? Est-il sur l’essentiel en phase avec son père ?

le Prince

O.D.L. : Jusqu’en janvier 2015, lorsque le prince Salman a succédé au roi Abdallah, on savait fort peu de choses de lui. On sait qu’il est né en 1985 et qu’il est donc âgé de 31 ou 32 ans, qu’il est le fils aîné de la troisième épouse du roi Salman, et qu’il est toujours resté aux côtés de ce dernier. Il n’a pas étudié à l’étranger, contrairement à ses demi-frères (dont un astronaute qui a volé sur la navette spatiale américaine dans les années 80) ; on sait aussi qu’il a rempli le rôle de chef de cabinet auprès de Salman lorsque celui-ci était gouverneur de Ryad, puis prince héritier. Cette fonction lui a permis de s’imprégner des codes de la politique saoudienne depuis son plus jeune âge et de contrôler l’accès à son père, quitte à faire attendre de puissants princes ou des ministres.

« Son père, le roi Salman, lui a fait franchir

toutes les étapes du pouvoir à une vitesse sans

précédent pour ce royaume conservateur »

Il bénéficie du soutien total de son père, qui l’a nommé ministre de la Défense à l’âge de 29 ans. C’est à ce titre qu’il a lancé en mars 2015 la guerre au Yemen, qui a fait plus de 10 000 morts et conduit ce pays, déjà l’un des plus pauvres du monde, dans une situation épouvantable avec un demi-million de malades du choléra, et sept millions de Yéménites au bord de la famine. Son père lui a fait franchir les étapes à une vitesse sans précédent dans ce royaume conservateur : outre le ministère de la Défense, il lui a confié la supervision de l’economie, puis l’a nommé vice-prince héritier, puis, en juin dernier, prince héritier après avoir contraint à la démission le tenant du titre, le prince Mohammed ben Nayef, ministre de l’Intérieur et jusqu’à récemment encore, considéré comme l’homme fort d’Arabie Saoudite. Il ne reste plus à Mohammed ben Salman (M.B.S.) qu’à succéder à son père, soit à sa mort, soit, ce qui est plus vraisemblable, lorsque celui-ci abdiquera en sa faveur.

 

PdA : Comment se porte l’alliance historique qui unit Ryad aux États-Unis ? Et comment cette relation est-elle vécue par la "rue saoudienne" ?

Ryad et Washington

O.D.L. : Sous Obama, soupçonné de lâcher ses alliés arabes au profit de l’Iran, elle avait atteint des abysses. Depuis l’élection de Donald Trump, c’est la lune de miel. C’est à Ryad que Trump a effectué son premier voyage à l’étranger en tant que président en mai dernier. Les Saoudiens lui ont réservé un accueil royal et ont passé commande auprès des États-Unis pour des centaines de milliards de dollars. Autrement dit, ils se sont acheté le soutien sans réserve du président américain qu’ils ont mis à profit aussitôt après pour tenter de régler son compte au Qatar, jusqu’à présent sans succès.

« La perspective d’un conflit ouvert au Moyen-Orient

s’est brusquement rapprochée ce week-end »

Mais Ryad et Washington partagent une même hostilité à l’encontre de l’Iran et les récents événements –qui ont reçu le soutien sans réserve de Trump – se sont accompagnés d’une rhétorique anti-iranienne extrêmement belliqueuse, suite à la démission annoncée à Ryad par le Premier ministre libanais Saad Hariri, sans aucun doute sous la pression saoudienne. La perspective d’un conflit ouvert au Moyen-Orient s’est brusquement rapprochée ce week-end.

Quant à la "rue saoudienne", il faut savoir que toute manifestation est strictement interdite dans le royaume qui, en revanche, compte un nombre record d’utilisateurs de Twitter et Facebook. Mais un tweet critique envers le gouvernement peut envoyer en prison. À ce que l’on sait, l’opinion est partagée entre une certaine admiration pour l’énergie de ce jeune prince moderniste et les craintes que suscite cette fuite en avant conduite à marché forcée.

 

PdA : L’Arabie saoudite s’est-elle réellement, et sincèrement engagée sur la voie de la "modernité" ? Quid, de l’actualité, et de l’avenir de son alliance originelle avec le wahhabisme, la lecture fondamentaliste de l’islam qu’elle a propagée partout dans le monde ?

vers la "modernité", vraiment ?

« La volonté de Mohammed ben Salman de

moderniser l’économie et la société saoudiennes

ne fait pas de doute »

O.D.L. : La volonté de M.B.S. de moderniser l’économie et la société saoudiennes ne fait pas de doute. Mais son ambitieux programme de privatisations et de suppression des subventions, conçu par des cabinets de consultants anglo-saxons sous le nom de Vision 2030, suppose des investissements massifs, notamment de l’étranger. Il n’est pas certain que l’embastillement soudain d’hommes d’affaires, dont l’emblématique Al-Walid ben Talal soit de nature à rassurer les milieux d’affaires.

Quant aux religieux traditionnels, M.B.S. a entrepris de les mettre au pas, notamment par une vague d’arrestations les visant en septembre dernier.

Mais en se mettant à dos les religieux conservateurs, toutes les branches de la famille royale, les milieux d’affaires, tout en adoptant une politique étrangère agressive qui jusqu’à présent, n’a pas été couronnée de succès, Mohammed ben Salman a peut-être eu les yeux plus gros que le ventre.

 

Olivier Da Lage

Olivier Da Lage.

 

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27 octobre 2017

Xavier Broutin : « Cassandra aura marqué les esprits et rendu les gens meilleurs »

Difficile, quand on ne l’a pas vécue dans sa chair, d’imaginer vraiment ce que doit être la douleur d’avoir perdu un enfant. Cassandra, la fille d’Élodie et Xavier Broutin, jeune couple habitant le Rhône, s’est éteinte en août 2016 des suites d’une leucémie, elle n’avait que vingt-et-un mois. Du vivant de la petite, ils avaient cherché à sensibiliser l’opinion sur la question cruciale du don de sang et du "don de soi", et leur combat, celui de Cassandra, a ému et mobilisé de nombreuses personnes. Passé l’abattement, le décès de leur fille n’a fait que les renforcer dans leur détermination : le déchirement de l’avoir perdue serait suivi, forcément, par une continuation de ce combat. En son nom à elle, pour les autres enfants qui eux aussi, luttent. Pour que quelque chose de positif puisse sortir de sa mort, tellement injuste...

J’ai eu moi-même un premier contact "direct" avec lAssociation Cassandra lors d’un événement (une randonnée) co-organisé au profit de ses combats par l’entrepôt Easydis de Grigny (69), le dimanche 1er octobre 2017. Une jolie journée solidaire pour une cause noble. J’ai souhaité consacrer un article à l’association pour un modeste mais sincère coup de projecteur sur ce qu’elle porte. Je remercie Xavier Broutin, pour ses réponses, utiles et émouvantes, pour les photos qu’il a partagées. Je n’oublie pas qu’il y a cinq ans, Stéphanie Fugain mavait offert un de mes articles les plus touchants. Et je n’oublie pas non plus, à titre personnel, à quel point cette guerre contre les leucémies et contre les cancers mérite d’être épaulée, de toutes nos forces. L’occasion, ici, de saluer les bénévoles, et tous les acteurs qui de près ou de loin oeuvrent en ce sens. Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Xavier Broutin: « Cassandra aura marqué

les esprits et rendu les gens meilleurs »

Q. : 25/09/17 ; R. : 25/10/17.

 

Cassandra famille

 

Paroles d’Actu : Xavier Broutin bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Ce qui nous réunit aujourd’hui, évidemment, c’est la cause que vous portez, la lutte contre les leucémies et cancers pédiatriques, pour votre petite fille Cassandra, malheureusement décédée il y a un an, et pour tous les autres... Est-ce que vous pourriez, avant d’entrer dans le vif du sujet, nous parler un peu de vous, de ce qu’était votre vie "avant" ?

la vie avant

Xavier Broutin : Avant la naissance de Cassandra, Élodie et moi venions d’entrer dans la vie active. Élodie, après des études d’infirmière, venait de débuter sa carrière. Quant à moi, après une école d’ingénieur et une école de commerce, je venais de créer mon entreprise de communication. Nous vivions ensemble depuis quelques années. C’est donc tout naturellement que Cassandra a vu le jour en novembre 2014.

 

Cassandra sourire Cassandra fleurs

 

PdA : Cassandra, votre fille, avait effectivement vu le jour le 18 novembre 2014. Diagnostiquée dès ses deux mois, elle s’est battue, courageusement même si elle ne le savait pas, et bien entourée, contre une leucémie qui allait finalement l’emporter le 17 août 2016... Avec le recul, comment regardez-vous cette période de votre vie, qu’on imagine jalonnée de moments d’abattement et de grande peine mais aussi de petits espoirs, et riche en contact humain ? Est-ce que vous diriez que votre existence a pris un sens nouveau depuis que la vie vous a infligé cette épreuve ? Que vous avez, vous et votre épouse, appris de vous-même ?

face à l’épreuve

X.B. : À l’annonce du diagnostic de cancer de Cassandra, tout s’est écroulé autour de nous. Mais ce temps d’abattement et de désespoir n’a pas duré très longtemps, car pour Cassandra nous aurions fait l’impossible. Cassandra s’est battue d’une manière remarquable conte la leucémie, elle a fait preuve d’une grande force alors qu’elle n’était qu’un bébé. Le combat était inégal, mais Cassandra s’est toujours montrée combative.

Bien sûr, notre conception de la vie a été bouleversée par cette épreuve. Dès le début de la maladie de Cassandra, nous avons voulu donner du sens à quelque chose qui n’en n’avait pas. C’est pour cela que nous avons rapidement eu l’idée de créer l’Association Cassandra, pour que d’un malheur naisse l’espoir, pour tous les enfants.

« Je crois que Cassandra nous a rendu meilleurs »

Je crois que Cassandra nous a rendu meilleurs. Beaucoup de personnes ont été touchées par son combat, y compris des professionnels de santé. Nous le constatons tous les jours à travers les témoignages que nous recevons.

 

Cassandra hôpital

 

PdA : Ce combat, vous l’avez mené intelligemment et avez su fédérer et mobiliser autour de Cassandra et de la cause reprise par l’Association Cassandra ACCL. Beaucoup de gens se sont sentis touchés, concernés, localement et sur tout le territoire, grâce notamment aux relais puissants de la presse et surtout des réseaux sociaux. Pas mal d’actions sont entreprises, je pense par exemple, pour ce qui nous concerne, à cette marche du 1er octobre à Grigny (Rhône), organisée avec le soutien d’un acteur local de la logistique alimentaire (Easydis). Est-ce que vous avez été surpris, de manière générale, par cet élan de sympathie et de solidarité, par la force d’entraînement d’internet ? Qu’auriez-vous envie de leur dire, à tous ces gens qui désormais portent la bannière de votre fille ?

autour d’une cause commune

X.B. : Le combat de Cassandra, que nous relayons sur Facebook, a rapidement pris de l’ampleur. Des dizaines de milliers de personnes, puis plusieurs centaines de milliers, suivaient chaque soir les nouvelles (bonnes ou mauvaises) de Cassandra. C’est ainsi que l’Association Cassandra est née.

Les soutiens virtuels sont devenus réels. À ce jour, l’Association Cassandra compte des milliers d’adhérents dans toute la France et dans le monde. Plus de 500 bénévoles nous ont rejoints et forment aujourd’hui 80 antennes départementales.

À l’instar des salariés d’Easydis Grigny, beaucoup de personnes décident de soutenir l’association pour faire avancer les causes qu’elle défend. Tous ces soutiens nous vont droit au cœur, car cela montre que malgré sa courte vie, Cassandra aura marqué les esprits et rendu les gens meilleurs.

 

Cassandra rando

 

PdA : Il y a cinq ans, lors d’une de mes premières interviews, j’avais eu la chance d’interroger Stéphanie Fugain, présidente de l’Association Laurette Fugain, créée en mémoire de sa fille décédée à l’âge de 22 ans d’une leucémie et œuvrant pour la sensibilisation au "don de soi". Est-ce que vous la connaissez et agissez en rapport avec elle ? En quoi la sensibilisation à et la lutte contre les leucémies et cancers pédiatriques diffèrent-elles de ce qui vaut pour les "plus grands" ?

l’association Laurette Fugain ?

X.B. : Stéphanie Fugain et l’association Laurette Fugain font un travail remarquable depuis de nombreuses années pour faire avancer la recherche contre la leucémie. Nous avons déjà eu l’occasion d’échanger ensemble, nos combats sont en effet très proches.

« Il y a un manque flagrant de recherche

pour les maladies rares infantiles »

L’Association Cassandra se focalise essentiellement sur les leucémies et cancers pédiatriques, car il y a un manque flagrant de recherche médicale pour les maladies rares infantiles. Les chercheurs affirment même que les avancées faites pour les enfants sont bénéfiques aux adultes, alors que le contraire n’est pas évident. Il est donc crucial d’augmenter significativement les moyens alloués à la recherche contre les cancers pédiatriques.

 

Stéphanie et Laurette Fugain

 

PdA : Voulez-vous nous parler des actions menées par l’association Cassandra ACCL ? Que faites-vous au quotidien ?

l’asso en actions

X.B. : L’Association Cassandra a trois missions : financer la recherche contre les cancers pédiatriques, aider les familles d’enfants atteints de cancers, et promouvoir les dons de vie (dons de sang, de plaquettes, de plasma, de moelle osseuse, etc.). Concrètement, cela se traduit au quotidien par des actions de sensibilisation du public, notamment sur les collectes de sang, et par des récoltes de fonds.

En parallèle, l’Association Cassandra est très active au niveau politique pour que le Parlement et le Gouvernement prennent les mesures nécessaires pour garantir le financement de la recherche contre les cancers de l’enfant.

 

Cassandra dons de soi

 

PdA : Comment celles et ceux qui ont envie de vous aider et de faire avancer votre cause peuvent-ils le faire ? De quoi avez-vous besoin, financièrement mais peut-être surtout au niveau du "don de soi" ?

pour la bonne cause

« Nous appelons le public à donner son sang

ou à s’inscrire sur le registre des donneurs

de moelle osseuse »

X.B. : Bien entendu, les dons financiers sont indispensables à l’association pour pouvoir financer des projets de recherche. Mais nous appelons également le public à donner son sang ou à s’inscrire sur le registre des donneurs de moelle osseuse. Ces dons de vie ont une valeur inestimable car ils sont indispensables pour sauver des vies d’enfants et d’adultes.

 

PdA : Vous vous êtes lancé Xavier Broutin, un temps, dans l’arène politique afin de mieux porter vos idées sur la scène publique. Qu’avez-vous retenu de cette expérience ? Quel message adresseriez-vous à celles et ceux qui ont un pouvoir direct d’action (crédits, leviers pour sensibilisation...) sur la cause que vous portez, je pense en particulier à nos responsables politiques nationaux (le Président Emmanuel Macron et son Premier ministre, le gouvernement, les députés et les sénateurs...) ?

expérience et leviers politiques

X.B. : Je me suis présenté aux élections législatives dans la deuxième circonscription du Rhône en juin 2017. Mon objectif était de sensibiliser les électeurs aux causes que je défends, mais aussi d’interpeller les autres candidats, notamment ceux des grands partis politiques, sur les problèmes liés au financement de la recherche médicale.

Cette expérience, que je renouvellerai certainement, m’a permis de prendre conscience que le monde politique est un milieu très cynique. Beaucoup tiennent des promesses ou prennent des engagements, mais peu les respectent. Les citoyens doivent être plus exigeants vis-à-vis de leurs élus.

Aujourd’hui, je continue avec l’Association Cassandra à interpeller nos décideurs. Nos dirigeants doivent prendre conscience que la jeunesse est l’avenir du pays. C’est une priorité. Si nous laissons nos enfants mourir de cancers ou d’autres maladies, alors nous ne sommes pas dignes de diriger une nation.

 

PdA : Qu’est-ce qui vous "porte" aujourd’hui, vous et votre épouse ?

X.B. : Élodie et moi sommes portés par le souvenir de Cassandra. Nous nous battons en sa mémoire, et pour tous les enfants qu’il reste à sauver.

 

PdA : Cassandra, en trois mots ?

X.B. : Courage, force, espoir.

 

PdA : Qu’est-ce qui, quand vous regardez derrière, vous rend "fier" ?

X.B. : Je suis fier de Cassandra et de la force qu’elle a déployée contre la maladie. Je suis fier que ce combat ait permis à des personnes d’aller donner leur sang, ou à devenir veilleurs de vie (donneurs de moelle osseuse).

 

PdA : Quels sont, pour ce qui concerne l’association ou vous-même, plus personnellement, vos projets et envies pour la suite ?

X.B. : Nous allons continuer à oeuvrer au sein de l’Association Cassandra pour faire avancer la recherche et aider les familles. Nous avons la chance d’être entourés par des centaines de bénévoles et d’adhérents qui ont pris à bras le corps ce combat. C’est tous ensemble que nous arriverons à faire avancer les causes que nous défendons.

 

PdA : Que peut-on vous souhaiter ?

X.B. : Élodie et moi espérons que la vie sera un peu plus douce à l’avenir.

 

PdA : Un dernier mot ?

X.B. : « Parce que d’un malheur peut naître l’espoir ».

 

Cassandra parents

 

 

>>> Association Cassandra <<<

pour soutenir l’Association Cassandra

 

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9 octobre 2017

Michel Dancoisne-Martineau : « Sainte-Hélène, une ode à la liberté d'être soi-même »

Lorsqu'on se retrouve avec, en mains, Je suis le gardien du tombeau vide (Flammarion, 2017), l’ouvrage de Michel Dancoisne-Martineau, consul honoraire de France à Sainte-Hélène, on s’imagine un peu que le récit va tourner autour de Napoléon et qu’on va relire l’histoire du vécu de l’empereur déchu sur cette île lointaine et mythique, celle de son ultime exil forcé. Autant le dire tout de suite : on se trompe, et il est à parier que le lecteur sera étonné, parfois surpris de ce qu’il découvrira dans ce livre. De Napoléon il est certes question, largement et en filigrane, mais on voit surtout se dérouler la vie d’un homme qui, à l’heure de ses cinquante ans, a pris le parti de se raconter, sans tabou, et avec une honnêteté qu’on sent à fleur de peau. Ce qu’on découvre aussi, c’est que Sainte-Hélène ne se résume pas à une prison dorée d’il y a deux siècles, mais qu’elle est aussi un lieu de vie, riche d’une communauté multiple et à bien des égards pittoresque. Ce livre, que je vous recommande chaleureusement, nous invite en somme à plonger dans l’intime d’un homme. Et à prendre le large, le grand large, pour un voyage dépaysant, touchant et enrichissant... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Q. : 30/09/17 ; R. : 04/10/17.

Michel Dancoisne-Martineau: « Sainte-Hélène,

une ode à la liberté d'être soi-même »

Je suis le gardien du tombeau vide

Je suis le gardien du tombeau vide, Flammarion, 2017.

 

Paroles d’Actu : Michel Dancoisne-Martineau bonjour, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions pour Paroles d’Actu. Vous êtes consul honoraire de France, directeur des Domaines nationaux de Sainte-Hélène, et donc à ce titre, c’est d’ailleurs « celui » de votre livre, trouvé par un visiteur je le cite, « gardien du tombeau vide », celui bien sûr de Napoléon... Le lecteur qui ne vous connaît pas sera surpris, je pense, à la lecture de votre ouvrage (Je suis le gardien du tombeau vide, Flammarion, 2017), parce qu’il ne s’attendra pas forcément à ce qu’il y trouvera.

Vous racontez votre parcours à Sainte-Hélène mais vous vous racontez vous, surtout, et de manière parfois très intime. Vous dites que ce livre est en partie une réponse à toutes les questions que les curieux se posent à votre endroit, mais est-ce que vous ne l’avez pas ressenti également, quelque part, comme un besoin personnel, peut-être de coucher sur papier un bilan de votre vie à l’occasion de vos cinquante ans, et peut-être d’en "exorciser" certains pans ?

pourquoi ce livre ?

Michel Dancoisne-Martineau : Vous savez qu’écrire n’est pas mon domaine de prédilection. L’objet de ce récit était d’ailleurs de tout dire une fois pour toute afin de me taire ensuite. C’est d’ailleurs la règle de base pour vivre en permanence à Sainte-Hélène : il faut savoir ne rien cacher.

Certains lecteurs critiques de mon histoire appellent ça de l’impudeur, d’autres de l’exhibition. Pour nous qui partageons un même espace dans un isolement géographique extrême (on est à 2000 km des côtes les plus proches de l’Afrique, et à 4000 km de l’Amérique du sud), tout montrer – ou ne rien cacher – est le b.a.-ba de la vie en communauté.

Vous avez prononcé le mot qui, ici, est vain : « intime ». Bien entendu, si vous ne passez qu’une semaine ou deux sur l’île, vous pourrez conserver un coin de votre jardin secret. Sans problème. Par contre, pour pouvoir y vivre toute l’année, il vous sera difficile d’en préserver ne serait-ce qu’une parcelle. Je ne compte plus le nombre d’immigrants britanniques ou d’autres nationalités qui, après avoir fait le choix de résider sur l’île, ont flanché psychologiquement au bout de quelques mois.

« La rédaction de ce récit a eu pour moi

l’effet d’une sorte de psychanalyse »

En ce qui me concerne, comme vous l’avez soupçonné, la rédaction de ce récit a effectivement eu l’effet d’une sorte de psychanalyse qui m’a permis de comprendre que la surface de cette île était devenue mon « hypercadre ». Je ne m’en étais vraiment rendu compte que lorsque j’avais commencé la rédaction des deux derniers chapitres et que je réalisais l’abondance du matériel métaphorique que j’avais déployé pour parler de moi. Je réalisai que Sainte Hélène, lieu clos concrétisant le territoire de l’imaginaire et du moi, s’était fait personnage, cette instance tierce essentielle à toute psychanalyse ou, ce que, dans votre question, vous appelez « exorcisme ».

Je fus rassuré de savoir que les patients de la psychanalyse ne sont jamais ceux qui demeurent dans leur « hypercadre » mais ceux qui doivent poursuivre leur cure au-delà de leurs limites géographiques comme si l’extrême proximité rendait le voyage impossible. Bref tout le contraire de l’insulaire à temps plein que je suis devenu.

 

PdA : Votre histoire débute dans un cadre familial compliqué, en Picardie, mais votre aventure avec Sainte-Hélène, vous la devez non à Napoléon mais à... Lord Byron, à des échanges puis à une rencontre avec un homme, un des très grands noms de votre vie : Gilbert Martineau, officier de marine, historien, consul honoraire de l’île... il deviendra votre père adoptif... Parlez-nous de votre rencontre ? De lui, de qui il était ?

Gilbert Martineau

M.D.-M. : Suite à la publication de son Lord Byron, la malédiction du génie et à une correspondance que j’avais eue avec lui, je devais rencontrer Gilbert Martineau au Havre à l’occasion de son voyage annuel en France. J’étais – et je le suis resté – extrêmement timide en public (il suffit d’écouter mes interviews radio ou télévisuelles pour s’en apercevoir). Et donc je me contentai d’écouter cet homme sombre, désabusé de tout, cynique que j’avais perçu dans sa biographie de Lord Byron. 

Pour vous faire comprendre qui il était, je vais vous résumer son histoire telle qu’il me la livra : celui qui n’était encore que le « matelot Gilbert Martineau », le 7 septembre 1939, intégra la base de Brest où il resta jusqu’au 17 mars 1940. Puis passant par Cherbourg, il quitta la France pour Harvich le 25 mars et Dundee le 1er mai pour des missions de traducteur de la Marine nationale. Il regagna sa base à Brest pour embarquer le 18 juin sur le Jules Verne (groupe sous-marin en Angleterre). Début juillet 1940, il fut envoyé en Afrique de l’ouest où il rallia les Forces françaises libres (FFL) de de Gaulle. Quartier-maître à compter du 1er août 1940, il servit à Casablanca, Sidi Abdallah, Oran et Dakar en qualité d’officier de liaison entre les forces américaines, britanniques et les FFL. Il passa toute la durée de la seconde Guerre en Afrique de l’ouest et du nord.

« "Traîner une vie n’importe où pourvu qu’il y ait

l’inconnu, la découverte à chaque instant

des mondes nouveaux" »

Après avoir quitté Nouadhibou le 20 mars 1944, et « ses mois d’inaction » comme il les appelait, il fut détaché dans l’escadrille américaine 6FE basée à, selon l’expression administrative de l’époque, Agadir  et confins. Durant un séjour à Casablanca du 5 au 10 juin 1944, il apprit l’étonnante nouvelle du débarquement des troupes alliées en France. Il confiera alors à ses parents : « Je redoute la vie d’après-guerre terriblement. J’ai peur de manquer d’air : traîner une vie n’importe où pourvu qu’il y ait l’inconnu, la découverte à chaque instant des mondes nouveaux. La vraie vie est vraiment absente ! Et pourtant la chercher est bien tentant ! » Le même jour, dans ses carnets, il compléta son récit en y rajoutant un mot : « Foutaises… ».

 

Gilbert Martineau à Longwood 1959 

Gilbert Martineau à Longwood, 1959.

Gilbert Martineau

 

À partir de 1945, à l’ombre de la société littéraire qui entourait Rosemonde Gérard (la femme d’Edmond Rostand), il prit la direction des guides de voyage Nagel. Il s’enivra du Paris intellectuel d’après-guerre. Il en sortit toutefois totalement désillusionné et, en 1954, il reprit son uniforme d’officier de la marine nationale pour devenir chef des services généraux et des opérations à la base aéronavale d’Aspretto en Corse. Là encore, le cadre militaire le désenchanta et il accepta de se retirer du monde à Sainte Hélène où il débarqua pour la première fois le 5 décembre 1956.

« Il se plaisait à se duper... il le faisait

d’ailleurs avec panache et grandeur »

Jusqu’à sa mort en 1995, il resta un être désabusé, lancé dans une quête permanente à laquelle il ne croyait toutefois pas. Il se plaisait à se duper. Il le faisait d’ailleurs avec panache et grandeur. Il y avait du « Cyrano » en lui. Il était mon héros.

 

PdA : Qu’est-ce que vous « devez » à cet homme ? Dans quelle mesure diriez-vous de Gilbert Martineau qu’il a contribué à vous orienter et à vous « forger » dans la vie ?

« Il ne m’a pas engendré, mais il m’a sauvé... »

M.D.-M. : En détaillant tout ce que je lui dois, je pourrais répondre à votre question en noircissant des pages entières. Mais ce serait réécrire le récit déjà publié. Je vous répondrais succinctement que je dois à Gilbert tout ce qu’un fils crédite habituellement à son père : il m’a éduqué et lancé dans la vie. Seule différence : au lieu de m’avoir engendré, il m’a sauvé. Il m’a offert l’amour paternel dont la vie m’avait privé. Je n’avais jamais renoncé à trouver cet amour-là ; même si, cela, il me fallut le dénicher à l’autre extrémité du monde.

 

Vie à Sainte-Hélène

Michel Dancoisne-Martineau. Scènes de vie à Sainte-Hélène, 1996-2000.

 

PdA : En 1985, vous avez 18 ans et débarquez pour la première fois sur l’île de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique sud... En quoi ce que vous y trouvez à ce moment-là diffère-t-il de ce que vous imaginiez de l’endroit et de ses sites historiques ?

Sainte-Hélène, premiers contacts

M.D.-M. : La vérité fut qu’avant de venir à Sainte Hélène, je ne m’étais rien imaginé du tout. Je ne m’attendais donc à rien. Je n’étais encore jamais sorti des frontières de l’Hexagone ; je n’avais pas encore lu le Mémorial de Las Cases ; dans ma scolarité, la période « Napoléon », coincée entre la seconde et la première, avait été « oubliée » ; la légendaire île de Sainte Hélène noircie par deux siècles de propagandes pro ou antinapoléonienne ne m’était connue que par une comptine. Même la Grande-Bretagne, d’où je pris le bateau pour la première fois me parut exotique.

Dans ce contexte, l’île et ses sites historiques ne furent pour moi qu’une découverte d’une même nature que lorsque l’on découvre un film ou un roman. Il se trouva que Sainte Hélène ressemblait alors à une nouvelle de Rudyard Kipling et la dernière résidence de Napoléon à Longwood à un film d’Orson Welles.

 

PdA : Vous le faites comprendre à bien des reprises dans votre ouvrage : sans doute avez-vous été davantage fasciné par la société hélénienne et ses individualités que par le site en lui-même. Sainte-Hélène au milieu des années 80, racontez-vous, c’est une terre de survivance de l’époque impériale britannique, avec ses titres de noblesse désuets et ses espaces de liberté qui bien souvent franchissent allègrement les limites de la permissivité. Vous avez « fait » une partie de votre jeunesse et, disons, de vos écoles des amours et de la vie durant ces années-là, dans ce cadre-ci. Non sans questionner a posteriori, c’est particulièrement évident à la toute fin de votre livre, le caractère moral de quelques pratiques passées sur l’île. En quoi diriez-vous de cette expérience à Sainte-Hélène qu’elle vous a fait « grandir », et que vous a-t-elle appris sur l’humain et les communautés humaines ?

jeunesse et 80s à Sainte-Hélène

M.D.-M. : Sainte-Hélène, dans les années 1980, se trouvait au confluent de son histoire. Elle n’était pas encore sortie de l’emprise coloniale et du diktat de Londres et cependant, par l’entremise d’Ascension (île voisine à laquelle elle est administrativement liée), elle entrait de plain-pied dans le monde moderne avec la culture américaine, ses relais radiophoniques, ses satellites espions et autres missions spatiales.

À cette époque, j’avais à peine vingt ans, et bien entendu retins surtout l’aspect humain de cette période transitoire. La société de Sainte-Hélène était pleine de paradoxes : très religieuse (protestante et anglicane) et cependant sans préjugé ni tabou.

« Un mélange détonnant de vieux militaires britan-

niques, d’autochtones jamais sortis de leur île et

de jeunes vivant à fond dans leur époque »

C’était un mélange détonnant de vieux militaires de l’armée britannique en Birmanie ou en Inde, d’Héléniens qui n’étaient jamais sortis de leur île, et, de jeunes qui, en travaillant à l’île d’Ascension, avaient découvert la musique Country américaine, les mœurs de San Francisco et de Miami, les fiches de paye et les droits humains. À Sainte-Hélène, le sexe et l’alcool étaient les divertissements les plus abordables avec, dans les deux cas, les abus qui, inévitablement, en dérivent.

Faute d’élément de comparaison – je n’ai vécu ma vie d’homme qu’à Sainte Hélène –, je ne saurais donc vous dire si cette île m’a fait «  grandir  » ni décrire ce qu’elle m’aurait appris sur l’humain. Cependant, elle m’a aidé à déterminer et accepter mes limites. Sainte-Hélène m’a appris à prendre le temps ou à le perdre avec ravissement.

 

PdA : Parmi les talents qu’on vous découvre, il y a celui de croquer des portraits, par les mots et par le dessin, d’habitants, parfois de visiteurs de Sainte-Hélène. Voulez-vous, via ces deux médias, nous en présenter un ici ? Focus... sur qui vous voulez.

une âme de Sainte-Hélène

M.D.-M. : Je choisis ici un des derniers portraits que j’ai peint. Il s’agit de Donald Harris.

Donald Harris

Il est le propriétaire de la pension de famille qui porte aujourd’hui son nom. Il s’agit d’une très belle maison géorgienne qui se trouve côté ouest de l’unique avenue de Jamestown. Cette maison appartenait, il y a quelques années, à un certain « colonel Drake » qui, après une longue carrière militaire aux Indes, était venu y finir ses jours. Au début des années 1980, Sainte-Hélène était devenue le dernier vestige de l’ère coloniale britannique et ce faisant y attirait toutes les reliques humaines de l’Empire évanoui.

Les conditions du décès de ce colonel illustrèrent parfaitement cette disparition d’un monde : le Colonel, trop avare pour ne pas s’offrir l’aide d’un employé de maison, mourut fortuné mais seul. Lorsque son corps fut découvert, il était étendu sur son lit revêtu de son plus bel uniforme avec toutes ses médailles dans lequel il s’était endormi et éteint.

Donald Harris devint le propriétaire de sa maison. Ce changement est à l’image de la transformation de la société hélénienne qui se produisit durant les dix premières années de ma vie sur l’île : 1985-1994.

« Je retrouve en Donald Harris tout ce que j’aime

en Sainte-Hélène : sa candeur, sa loyauté,

sa simplicité et sa sincérité... »

Faire le portrait de Donald Harris a été pour moi un véritable bonheur car, en lui, je retrouve tout ce que j’aime en Sainte Hélène : sa candeur, sa loyauté, sa simplicité et sa sincérité.

Malheureusement, vue de l’Europe ou d’ailleurs, ces vertus peuvent être perçues comme un manque de pudeur. Je me suis rendu compte de cela après la publication du récit de mes premières trente années passées à Sainte-Hélène. Des journalistes et des lecteurs ont reproché mon manque total de pudeur qui les a mis mal-à-l’aise.

En disant cela, ils ont mis en avant ce qu’est Sainte-Hélène : une ode à la liberté d’être soi-même dans le respect de l’autre ; l’orgueil de son identité ; l’absence de jugement de l’autre ; la fierté de ses apparences.

Donald Harris est pour moi tout cela à la fois. En se tenant au perron de son hôtel de Jamestown qui porte son nom, torse nu, souriant, un paquet de cigarettes à la main et toujours de bonne humeur, il est la plus parfaite image de la beauté de l’ile qui nargue les préjugés et met à mal tous les codes sociétaux. Les rides ne sont pas honteuses.

« À l’hypocrite pudeur, comme Donald, j’oppose

le bonheur d’être soi-même... »

À l’hypocrite pudeur, comme Donald, j’oppose le bonheur d’être soi-même. En toute liberté dans le respect de l’autre.

 

Donald Harris détail

 

PdA : Il apparaît clairement, à la lecture de votre récit, que vous ne vous faisiez pas forcément la même conception de votre travail à Sainte-Hélène, avec Gilbert Martineau. Lui se voyait comme le gardien d’un temple, fut-il délabré, préférant à l’entretien des domaines une conception plus intellectuelle de sa mission. Quant à vous, vous racontez vous êtes toujours senti, par rapport à lui, illégitime sur l’aspect « connaissances napoléoniennes », mais vous prenez à cœur au quotidien, en n’ayant pas peur de mettre vous-même la main à la pâte, de restaurer, d’entretenir et de valoriser méticuleusement chaque parcelle des domaines. Est-ce que vous ressentez-toujours ce complexe quant à l’aspect plus intellectuel de cette fonction de « gardien du tombeau » ? Pensez-vous avoir trouvé un bon équilibre dans l’exercice de votre charge ?

conceptions d’un job

M.D.-M. : Gilbert était devenu un maitre dans l’art du paraître ; ce qui est une gageure à Sainte Hélène où toute prétention est pourtant intenable. La vie communautaire en milieu clos est insoutenable à tous ceux qui se leurrent.

« Je gère les domaines de Sainte-Hélène

comme un agriculteur son exploitation »

Pour cette raison, je n’essaie pas de postuler au poste d’historien, de spécialiste. Je sais que je suis bien plus manuel qu’intellectuel. L’État français m’a confié la charge d’entretenir des biens mobiliers et immobiliers. Je les gère comme un agriculteur son exploitation. Passer des travaux de couvreur, d’horticulteur-paysagiste, de maçon, de comptable, d’administratif, de forestier, de plombier est le lot commun de tous les chefs d’exploitations agricoles. Les seules véritables touches supplémentaires à mon emploi sont de pouvoir aussi entreprendre des recherches, rédiger des études historiques, transcrire des documents d’archives et en faire des synthèses, constituer un fonds de documentation et savoir entretenir un réseau de relations gouvernementale, institutionnelle et publique.

Pour répondre précisément à votre question, s’il est vrai que ce ne fut pas toujours le cas, je ne fais plus désormais aucun complexe sur ma légitimité intellectuelle ; j’ai incorporé dans la liste de mes compétences celle d’historiographe que je n’évalue pas être supérieure aux autres travaux manuels ou administratifs qui sont les miens.

Je laisse à d’autres la charge d’historien.

 

 

Reportage Dorothée Poivre d'Arvor

 

Reportage de Dorothée Poivre d’Arvor, 1996.

 

PdA : Beaucoup de fantasmes entourent l’histoire de Napoléon à Sainte-Hélène, des histoires qui viennent alimenter une légende parfois fort éloignée de ce que fut la réalité de son quotidien sur l’île. Pour avoir beaucoup étudié la question depuis votre arrivée sur l’île, vous avez la possibilité d’y voir aujourd’hui un peu plus clair. Alors, Napoléon à Sainte-Hélène, fut-il un captif maltraité par ses geôliers anglais, ou bien un dignitaire traité avec des égards dû à son rang passé ?

Napoléon sur l’île, la vérité ?

M.D.-M. : Effectivement, par manque de recherches et aveuglés par leurs désirs de créer de l’intérêt, de nombreux historiens se sont égarés durant ces dernières décennies vers des théories plus ou moins fumeuses.

« Ce fut un dialogue de sourds bavards »

Pour répondre succinctement à votre question, en dépouillant les archives anglaises et françaises, on peut résumer la situation de Napoléon à Sainte-Hélène à un dialogue de sourds bavards. La totale incompatibilité entre les deux parties qui, pareillement, se murent derrière leurs certitudes, leurs interprétations, leurs mauvaises fois et leurs orgueils. Sainte-Hélène a été, durant l’exil, le terrain où s’est jouée une foire aux égos démesurés. D’un côté, des Britanniques qui, à l’image de Lord Bathurst, ont l’arrogance revancharde du vainqueur disposant du pouvoir absolu d’un empire et d’une suprématie sur les océans, et de l’autre, un empereur déchu renfermé dans ses souvenirs et accroché à ses prérogatives impériales comme un naufragé à sa bouée.

 

Tombe de Napoléon

La tombe de Napoléon. Photo prise par Chantal Fradin, 2014.

 

PdA : Admettons, l’espace d’un instant, qu’à la faveur d’une complexe et improbable faille dans le système spatio-temporel, vous puissiez vous entretenir avec lui pour lui poser une question : qu’aimeriez-vous savoir de la bouche de Napoléon ?

une question à Napoléon ?

M.D.-M. : OK, admettons. Ma question serait : « Votre Majesté, si Sainte-Hélène vous avait été confiée comme l’île d’Elbe où vous en étiez le souverain, qu’en auriez-vous fait ? »

 

PdA : Vous citez à plusieurs reprises, dans votre ouvrage, Thierry Lentz et Pierre Branda, deux historiens employés à la Fondation Napoléon qui m’ont fait la joie, chacun, de répondre à plusieurs de mes sollicitations d’interview pour Paroles d’Actu. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec la Fondation ? Quel rôle tient-elle dans l’exercice de votre mission à Sainte-Hélène ?

Thierry Lentz et la Fondation Napoléon

M.D.-M. : À la mort de Gilbert Martineau en 1995, le directeur de Malmaison, Bernard Chevallier paracheva ma formation en m’introduisant dans le monde très fermé de l’histoire de l’art et de la conservation.

Depuis son passage à Longwood House en 2003, Thierry Lentz devint, tout en demeurant très professionnel et un méticuleux partenaire, un ami. Il entra très vite dans l’olympe de mes démiurges. Thierry fut absolu dans tous les projets que je le vis conduire. Il avait tout ce dont je manquais et que je ne pouvais qu’admirer chez les autres : de l’entregent, une vive intelligence, une immense connaissance de son sujet napoléonien, une rapidité de décision, une facilité d’écriture et une profonde connaissance des relations humaines. Il ne fut pas long à me cerner. Il comprit qu’à l’école, je n’avais été ni brillant ni cancre et que j’avais toujours préféré la place juste un peu plus haut que la moyenne ; position idéale pour guetter sans être remarqué. Il appréhenda très vite que le goût pour l’observation passive m’avait toujours fait préférer la lecture à l’écriture, la poésie à la philosophie, l’historiographie à l’histoire.

Par un savant dosage d’autorité, de flagornerie, de bienveillance, d’autorité, de menace, de faveur, d’estime et de considération, il sut obtenir de moi ce que je me refusais par manque de confiance – ou d’incompétence avérée. La rédaction et la conception du livre d’art qu’était Sainte-Hélène, île de mémoire (Fayard, 2005) ne furent qu’un début à une longue liste de textes qu’il me fallut produire suite à ses persuasions.

« Jamais paternaliste comme le fut Gilbert,

Thierry Lentz me fit entrevoir les bienfaits

d’appartenir à un foyer »

Thierry fut un révélateur et devint le moteur de mes capacités intellectuelles. Il savait que je gérais les domaines nationaux comme un exploitant agricole aurait régi sa ferme avec amour et non pas, comme on s’y attendrait, par une irrationnelle passion napoléonienne. Il reconnut en moi ce talent d’administrateur mais, à l’homme exigeant qu’il était, cela ne suffisait pas. Il connaissait mon goût pour l’historiographie, mes travaux de recherches et de documentation. Il voulut que j’utilisasse mes résultats afin d’imposer auprès des spécialistes une légitimité scientifique. Il mit à ma disposition sa bibliothèque et m’offrit de nombreux ouvrages. Il sut distiller son enthousiasme pour Sainte-Hélène à tous les membres de l’équipe de la Fondation Napoléon qui, comme Pierre Branda m’accueillirent à bras ouvert aussi bien lorsqu’ils opéraient depuis leurs bureaux Boulevard Haussmann que ceux de la rue Geoffroy Saint-Hilaire. Si Thierry ne fut jamais paternaliste comme le fut Gilbert, il me fit entrevoir les bienfaits d’appartenir à un foyer.

 

Jean-Paul Mayeux et Thierry Lentz

Le collectionneur Jean-Paul Mayeux et Thierry Lentz à Longwood, 2013.

 

PdA : L’État français prend-il suffisamment au sérieux et en considération ces domaines, et est-il tout à fait à l’aise avec ce pan de notre histoire ?

l’État et Sainte-Hélène

M.D.-M. : L’État français a toujours eu le souci de l’histoire qui reste attachée aux lieux de mémoires que sont ses propriétés à Sainte-Hélène. Le problème ne s’est jamais situé sur ce point mais sur les aspects bien plus terre-à-terre de gestion des propriétés au quotidien. En d’autres termes, comment gérer « le poste de Sainte-Hélène » qui n’entre dans aucune case administrative et budgétaire ?

Même durant le second Empire (!), les domaines français à Sainte-Hélène avaient été administrativement considérés comme un caillou dans les chaussures de l’administration de la « Maison de L’Empereur » Napoléon III.

Depuis leurs origines, l’élément manquant aux domaines condamnés à l’isolement était une représentation officielle à Paris intéressée de près à ce qui se ferait à Longwood et habilitée à agir en son nom. La Fondation Napoléon, de mécénats ponctuels à un partenariat permanent, s’imposa comme la solide structure institutionnelle que je recherchais depuis la mort de Gilbert Martineau.

Longwood House

Longwood House - Photo aérienne prise par le Groupe Jeanne d’Arc, 2014.

Le 14 octobre 2015, à l’occasion du bicentenaire de l’arrivée de Napoléon à Sainte-Hélène, avec les gouvernements locaux et français, la Fondation accepta de s’engager sur le long terme pour remplir cette fonction édifiée sur des convictions, des principes et des ambitions communs. Longwood House sortit alors de sa bruine et de son obscurité, ce dont l’État français peut légitimement s’enorgueillir.

Cet intérêt médiatique sur Longwood House atteignit son zénith lorsque le musée de l’Armée accueillit durant les mois d’avril à juillet 2016, à l’hôtel des Invalides, une exposition intitulée « Napoléon à Sainte-Hélène , la conquête de la mémoire », dont la genèse fut la restauration des meubles de Longwood House à Paris. Le succès que cette présentation eut auprès du public permit d’affirmer et de motiver ce partenariat tripartite.

Ces activités permirent aussi de me rapprocher du musée national des châteaux de Malmaison et de Bois-préau et de son nouveau directeur, Amaury Lefébure qui comprit et partagea notre ambition.

« Comme une minuscule touche de fantaisie dans

l’univers protocolaire de la diplomatie française »

Désormais, propriétés de l’État français gérées par le Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, les domaines nationaux apparaissent comme une minuscule touche de fantaisie dans l’univers protocolaire de la diplomatie française.

 

PdA : Qu’avez-vous envie de répondre à ceux, et je pense qu’ils seraient nombreux a priori, qui ont tendance à voir votre job comme un des plus romantiques du monde ?

job romantique ?

M.D.-M. : Il l’est devenu. C’est d’ailleurs là, la réussite dont je suis le plus fier. Je ne souhaitais pas me retrouver dans la situation de mon prédécesseur qui, faute de postulant, devait sans cesse retarder son départ à la retraite… Par manque d’éléments de comparaison, je ne peux, même si je le pense, affirmer que mon emploi est le plus romantique qui se puisse.

 

PdA : Quels conseils pour quelqu’un qui aurait envie d’aller voir de ses yeux l’île des dernières années et du décès de Napoléon, ou tout simplement Sainte-Hélène ?

conseils à un visiteur

M.D.-M. : Mon conseil est de débarquer à Sainte-Hélène en essayant d’oublier tout ce que vous auriez pu lire sur le sujet. Mes textes inclus. Ne préjuger de rien. Oublier les légendes, la propagande sur ce lieu que l’éloignement a transformé en mythe. Faire page blanche de toute littérature sur le sujet.

« Cette île, plus qu’une autre, n’est à apprécier

qu’à la lumière naturelle »

Cette île, plus qu’une autre, n’est à apprécier qu’à la lumière naturelle.

 

Jamesbay

Jamesbay - Photo aérienne prise par le Groupe Jeanne d’Arc, 2014.

 

PdA : Un aéroport vient de voir le jour sur Sainte-Hélène... Quel regard portez-vous sur cette terre, ses évolutions depuis 32 ans que vous la « pratiquez » ? Est-elle plus ou moins mystérieuse et chère à votre cœur que dans les années 80 ?

passé, futur

« J’y ai appris les vertus de la lenteur, de la vie

en communauté et du partage »

M.D.-M. : Pas de nostalgie. Ce n’est pas dans mon caractère. J’ai révéré l’île durant les années 1980 parce que j’ai pu assister en direct à l’extinction des derniers feux de l’empire colonial britannique. Je suis toujours en adoration devant ce rocher où j’ai appris les vertus de la lenteur, de la vie en communauté et du partage. 

Et puis, il ne faut pas se mentir : le tourisme de Sainte Hélène ne sera jamais de masse… avec un avion de soixante-dix sièges, ce ne sera jamais que vingt à trente âmes supplémentaires réparties sur les 122km² sous-peuplés.

 

PdA : Autoportrait express : trois adjectifs pour vous qualifier, Michel Dancoisne-Martineau ?

autoportrait

M.D.-M. : Agreste, passionné et patient.

 

PdA : Avez-vous à l’esprit un cap de vie, une date à partir desquels vous auriez envie de passer la main ? Et, si vous aviez votre mot à dire sur la question, auriez-vous comme votre père avant vous un successeur tout indiqué en tête ?

raccrochage et succession

M.D.-M. : Parmi toutes vos questions, c’est la plus facile : à l’âge légal de la retraite.

Quant à la désignation de mon successeur, je pense que si l’intention du Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères était de me remplacer, j’aurais, je pense, réussi à normaliser et rendre ce poste suffisamment attrayant pour trouver assez facilement la personne qui saura entretenir et promouvoir les domaines nationaux à Sainte-Hélène.

 

Princesse Anne

Avec la Princesse Anne, 2002.

 

PdA : En 2021, nous célébrerons le bicentenaire du décès de Napoléon à Sainte-Hélène. Quel sera le programme pour l’occasion ?

bicentenaire

M.D.-M. : Jusqu’aujourd’hui, il nous a été tout simplement impossible d’ébaucher le moindre programme car toute organisation était liée à la question de la mise en route de l’exploitation commerciale de l’aéroport. Nous y verrons un peu plus clair durant les prochains mois.

 

PdA : De quoi êtes-vous fier, quand vous regardez dans le rétro ? Des regrets ?

bilans

M.D.-M. : Ma plus grande fierté ?

Professionnellement : d’avoir su imposer localement et internationalement, respactibiliser administrativement et crédibiliser scientifiquement les domaines nationaux à Sainte-Hélène et contribuer à en faire des lieux de mémoire incontournables.

Personnellement : d’avoir eu les moyens d’offrir la vallée des Briars [au St. Helena National Trust, ndlr] pour en faire une réserve naturelle.

 

Sainte-Hélène l'équipe

L’équipe, 2016.

 

Mon principal regret ?

Professionnellement : de n’avoir pas su (ou pu) établir une structure administrative pérenne avec le Ministère de la Culture afin de pouvoir donner à Longwood House une dimension muséale.

Personnellement : de n’avoir pas su (ou pu) comprendre les raisons de l’indifférence (du rejet ?) de mes parents naturels.

 

PdA : Qu’aimeriez-vous au fond que les gens qui vous auront observé disent de vous, de votre passage ?

regards extérieurs

M.D.-M. : « Il a fait du bon boulot ! »

 

PdA : L’éditeur le note en quatrième de couverture, et c’est aussi le ressenti que moi j’ai eu en vous lisant : vous avez une vraie belle plume. Comment comptez-vous l’exploiter par la suite ?

écrits à venir ?

M.D.-M. : Ce sont là des mots de l’éditeur. Il n’allait tout de même pas dire le contraire alors que c’est lui qui m’avait demandé de faire cet exercice.

Quant à ma plume, j’ai aussi entendu dans une émission littéraire que mon style était « désuet »… qui croire ? Et comme j’ai un manque total de confiance en mes propres qualités littéraire ou artistique… je préfère de loin le jardinage car la nature m’est plus intelligible.

 

Briars

Avec Bernard Chevallier aux Briars, 2005.

 

PdA : Quels sont vos projets, vos envies pour la suite, Michel Dancoisne-Martineau, pour vous à titre personnel, et pour les domaines que vous administrez ? Que peut-on vous souhaiter ?

des projets et des souhaits

M.D.-M. : Côté travail de recherche et d’historiographie, pouvoir finir la série en douze volumes bilingue anglais/français sur l’histoire de « Napoléon et Sainte Hélène, l’écueil de l’Empire ».

Côté gestionnaire des propriétés immobilières de l’État : trouver et pérenniser les moyens afin d’en assurer une plus grande autonomie financière.

Côté personnel : reprendre mes pinceaux que, faute de temps, j’avais dû abandonner depuis près de vingt ans.

 

PdA : Un message pour quelqu’un en particulier, n’importe qui ?

message personnel

M.D.-M. : Un message pour ma mère avec qui, à l’occasion de la rédaction de mon récit, je pensais pouvoir entamer un dialogue mais qui – en raison des trente années d’indifférence passées ? – refuse toujours la main que je lui tends. Je pensais que la mort de mon père aurait permis une discussion que nous n’avons jamais pu avoir de son vivant. Cependant, même si je le regrette, je respecte ce silence.

 

PdA : Un dernier mot ?

« Venez nombreux visiter Sainte-Hélène…

une autre façon d’appréhender le monde »

M.D.-M. : Venez nombreux visiter Sainte-Hélène pour y découvrir nos domaines nationaux, découvrir un nouvel univers… une autre façon d’appréhender le monde.

Et ce faisant, nous aider à promouvoir ces lieux de mémoire que sont devenus les Briars, Longwood House et la Tombe (vide) de Napoléon.

 

Michel Dancoisne-Martineau

Michel Dancoisne-Martineau, par David Bordes, 2011.

 

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