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Paroles d'Actu
20 novembre 2015

« La cybersécurité, un enjeu majeur face au terrorisme », par Vincent Joubert

Vincent Joubert, chargé de recherche auprès de la Fondation pour la Recherche stratégique, est spécialiste des questions relatives à la cybersécurité et à la cyberdéfense. Deux thématiques dont les tenants et aboutissants demeurent relativement méconnus mais qui pourtant pèsent d’un poids non - et de moins en moins - négligeable en ce qui concerne la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme. Le 16 novembre, soit, trois jours après les attentats qui ont endeuillé la capitale, je l’ai contacté et lui ai soumis quelques questions visant un éclaircissement de tous ces points. Ses réponses, qui me sont parvenues le 20 novembre, sont très instructives et fort intelligibles malgré la complexité du sujet - ce dont je vous remercie, Vincent. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« La cybersécurité, un enjeu majeur

face au terrorisme »

Interview de Vincent Joubert

 

Anonymous

Illustration évoquant le collectif Anonymous ; source : www.maxisciences.com

 

Paroles d’Actu : Bonjour Vincent Joubert, merci davoir accepté mon invitation. Votre spécialité détude au sein de la Fondation pour la Recherche stratégique,  cest la double problématique de la cybersécurité et de la cyberdéfense...

 

Vincent Joubert : Bonjour, merci à vous de votre sollicitation. Je travaille effectivement au sein de la FRS, fondation reconnue d’utilité publique dont le rôle est de conseiller et proposer des analyses sur les questions de défense et de géopolitique. Je termine également une thèse en géopolitique sur les enjeux de la politisation de cyberdéfense en Europe, sous la direction de Mme Frédérick Douzet à l’Institut français de Géopolitique, et secrétaire scientifique de la Commission TIC de l’Académie des Technologies.

 

PdA : Quels sont, en matières de cybersécurité et de cyberdéfense, les enjeux dont il est question sagissant, dune part, des activités de lÉtat islamique, dautre part de la lutte contre cette organisation terroriste ?

 

V.J. : L’État islamique, en tant que groupe armé hiérarchisé et organisé, a très vite identifié le rôle majeur des technologies de l’information et de la communication dans la mise en œuvre de sa stratégie. Les actions dans le cyberespace, qu’elles soient défensives ou offensives, font aujourd’hui partie intégrante des opérations militaires étatiques ; depuis quelques années cependant, la question se pose de savoir dans quelle mesure les groupes non-étatiques peuvent utiliser des capacités cyber pour mener à bien leurs opérations, qu’il s’agisse de criminalité organisée transnationale, de terrorisme, ou de soutien à une action étatique. L’enjeu est de savoir si ces groupes peuvent avoir accès à des capacités offensives susceptibles de constituer une menace réelle et probable pour les États, en lançant par exemple des cyberattaques contre des opérateurs d’importance vitale (OIV) tels qu’identifiés à l’article R1332-2 du Code de la Défense : les infrastructures contrôlant la gestion des réseaux et systèmes de transports en commun, des systèmes industriels connectés assurant la distribution en énergie, etc.

 

Dans le cas d’un groupe terroriste tel que l’ÉI, il existe plusieurs moyens d’agir dans le cyberespace, qui renvoie à ce que l’on appelle « cyberterrorisme » : utilisation de cyberattaques à des fins criminelles (financement du groupe par le vol d’argent en ligne), l’utilisation du cyberespace à des fins d’organisation et de planification des activités du groupe (dans le sens d’un C2 militaire), l’utilisation du cyberespace comme outil de propagande (pour de la revendication, de la « justification » idéologique, mais également du recrutement passif et actif) et enfin, cas extrême, l’utilisation de cyberattaques à des fins destructrices (que l’on pourrait maladroitement qualifier de « cyber-attentat »). L’ensemble de ces actions servent la stratégie globale du groupe terroriste, qui peut ainsi étendre son réseau à l’échelle internationale en raison de l’accès quasiment universel à ces technologies.

 

En ce qui concerne l’ÉI, les activités dans le cyberespace dont nous pouvons avoir connaissance en sources ouvertes sont bien évidemment les activités de propagande d’une part, et celles d’organisation et planification d’autre part. Les exemples de propagande (vidéos et sites internet) sont nombreux et constituent un outil essentiel pour l’ÉI, notamment pour l’endoctrinement et le recrutement de nouveaux djihadistes. En matières d’organisation et de planification, outre les technologies classiques de communication (logiciels et applications de messagerie, notamment), les technologies de cryptologie permettant de chiffrer les échanges ont récemment été pointées du doigt par certains responsables politiques. En la matière, il ne faut pas être dupe et ne pas sous-estimer les organisations telles que l’ÉI : l’utilisation de technologies et de capacités permettant de camoufler leurs échanges sera privilégiée dès que possible. Concernant les activités de type cybercriminalité, destinées à voler des fonds pour financer l’organisation, si de telles actions ont eu lieu, seules les personnes ayant besoin d’en avoir connaissance (institutions bancaires ciblées, autorités étatiques de cybersécurité) peuvent confirmer ou infirmer que l’ÉI y a recours. Cette hypothèse reste toutefois possible. Enfin, aucun « cyber-attentat » n’est à déplorer pour l’instant, et ce scénario, qui constitue une crainte majeure des autorités publiques, reste encore peu probable.

 

Autre point notable, les réseaux plus ou moins organisés de sympathisants à la cause du groupe, qu’on appelle hacktivistes. Ces individus ne sont pas officiellement affiliés au groupe terroriste, mais prennent parti pour leur cause soit par sympathie, soit par opposition aux contradicteurs du groupe. Ils décident alors d’agir en soutien au groupe terroriste, de manière plus ou moins organisée, par des techniques souvent peu sophistiquées.

 

Pour les autorités publiques, l’enjeu est d’empêcher l’ÉI de bénéficier des avantages stratégiques que procure le cyberespace. Pour cela, il faut décrédibiliser les discours de propagande, renforcer la sécurité des OIV, empêcher l’accès aux sources financières dans/par le cyberspace, et disposer de capacités permettant d’intercepter les communications. La mise en œuvre de telles capacités requiert une action concertée de l’ensemble des institutions de sécurité et de défense engagées dans la lutte contre le terrorisme et dans la cybersécurité, et doit s’inscrire dans un cadre juridique approprié.

 

PdA : Les frontières entre cyberterrorisme et cybercriminalité sont-elles aussi poreuses quon le dit ?

 

V.J. : Comme nous l’avons exposé, la cybercriminalité peut servir le terrorisme (et le cyberterrorisme). Si nous avons évoqué l’intérêt que représente pour un groupe terroriste le recours à des cyberattaques pour financer l’organisation, il convient d’évoquer le recours à des « cyber-mercenaires » par des groupes terroristes.

 

Il existe un réseau mondial appelé le « dark web » qui constitue une plateforme d’acquisition de biens et de services illégaux  : armes, drogues, etc. De nombreuses études ont démontré que les offres de produits et de services de cyberattaques se sont multipliées de manière exponentielle au cours des cinq dernières années. Ces attaques sont soit destinées à de la cybercriminalité, à du cyberespionnage, ou à des fins destructrices. Énormément de groupes proposent ainsi leurs services ou des solutions « plug-n-play » permettant de mener des cyberattaques contre des infrastructures avec comme objectif d’empêcher leur fonctionnement voire de les détruire. Ces services s’acquièrent de manière anonyme moyennant un prix adapté à la cible et la sophistication de l’outil.

 

Si une grande majorité des logiciels de cyberattaque vendus sur le dark web sont destinées à la recherche de gain financier (fraude à la carte bancaire, accès au compte en banque en ligne, etc.), l’amélioration croissante des techniques d’attaques proposées poussent aujourd’hui les observateurs à réévaluer le risque posé par le recours à des cyber-mercenaires par des groupes terroristes.

 

PdA : Les gouvernements, et notamment le gouvernement français, prennent-ils à votre sens la pleine mesure de ces enjeux, en ce qui concerne en particulier la formation et les moyens alloués aux forces de sécurité et de défense ? Les annonces que vient de faire le président de la République devant le Parlement réuni en Congrès vous paraissent-elles de nature à rattraper un retard - si retard il y a ?

 

V.J. : La France a parfaitement pris conscience des enjeux de cybersécurité et de cyberdéfense. Le Livre blanc 2008 évoquait déjà la menace posée par les cyberattaques, et a mené à la création de l’Agence nationale de la Sécurité des Systèmes d’information (ANSSI) en 2009. Dans le même temps, le ministère de la Défense a intégré la cyberdéfense à ses activités sur le plan opérationnel et en matière de formation, de R&D et de coopération avec l’industrie ; le Pacte Défense Cyber présenté par Jean-Yves Le Drian en février 2013 expose les actions allant dans ce sens.

 

Les actions de cybersécurité des autorités publiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme comprennent cependant autant d’actions de cybersécurité/cyberdéfense que de renseignement. À ce titre, les actions de la DCRI et de la DGSE viennent compléter en tant que de besoin les actions de l’ANSSI et du ministère de la Défense. La Loi de Programmation militaire adoptée en novembre 2014 a défini un cadre juridique des opérations de renseignement qui, bien qu’il ait soulevé plusieurs controverses, s’avère essentiel pour permettre aux autorités de disposer des moyens nécessaires à la lutte contre le terrorisme.

 

Par rapport à ses partenaires et alliés (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne), la France n’est pas en retard. Elle est une puissance dans le cyberespace reconnue sur la scène internationale, notamment pour ses capacités de gestion de crise ; les attaques contre les systèmes d’information de TV5 Monde ont à ce titre constitué une illustration du savoir-faire des institutions françaises en matière de cybersécurité.

 

PdA : Quelles avancées appelez-vous de vos vœux dans ces domaines ?

 

V.J. : D’un point de vue technico-opérationnel, la France s’affaire à maintenir ses capacités à l’état de l’art. C’est un aspect positif et nécessaire au maintien d’un niveau de cybersécurité répondant aux risques actuels. Les autorités publiques n’ont cependant que peu de moyens à disposition pour lutter contre les discours de propagande largement diffusés par Daesh et les quelques initiatives lancées n’ont pas encore fait preuve de leur succès. La contre-narration des messages de Daesh sur les réseaux sociaux constitue un des enjeux prioritaires dont la mise en œuvre s’annonce difficile.

 

PdA : Le collectif hacktiviste Anonymous a dit sa ferme intention, juste après les tragiques attentats de Paris, de prendre sa part dans la cyberguerre contre l'État islamique. Le citoyen est-il et a-t-il vocation à être un acteur à part entière de la part des conflits d'État amenée à se tenir sur internet ?

 

V.J. : L’implication de citoyens dans une action contre l’ÉI dans le cyberespace n’est pas un phénomène nouveau ; les réactions partisanes d’hacktivistes sont aujourd’hui quasiment systématiques et constituent un élément des conflits internationaux. Les attaques contre l’Estonie en 2007, contre la Géorgie en 2008, contre les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Iran, Israël, celles contre la France suite à l’entrée en guerre au Mali puis aux attentats de janvier 2015 sont autant d’exemples qui illustrent cette réalité. Toutefois, dans une très grande majorité des cas, le niveau technique des attaques reste faible et les effets produits ne sont que de l’ordre de l’interruption temporaire d’accès.

 

Il convient néanmoins de prendre en considération les effets de l’action volontaire et spontanée de citoyens dans le cyberespace dans le cadre de situations conflictuelles sur la scène internationale. En effet, bien que les effets, comme nous l’avons dit, ne sont que rarement conséquents (la suppression de comptes Twitter, le défacement de sites web du ministère de la Défense, etc.), ces actions peuvent monopoliser l’attention du public et contraindre les autorités à communiquer plus rapidement sur une situation au risque d’affecter le bon déroulé d’une opération militaire sensible. L’exemple de la Géorgie est parlant : les attaques ont empêché la population d’accéder à des sources d’information et les rumeurs entourant les opérations militaires russes sur le territoire géorgien ont contraint le gouvernement Saakachvili à rassurer les populations par une communication réactive, au détriment de la gestion de l’intrusion militaire sur le territoire.

 

La gestion de crise dans le cyberespace est un sujet extrêmement compliqué qui souffre encore de précédents pour guider les autorités politiques. La participation spontanée de citoyens, plus ou moins organisés (les structures vont de lindividu isolé aux groupes hiérarchisés qui peuvent être en lien avec les autorités étatiques), doit donc être systématiquement prise en compte lors de la planification et de la gestion des crises afin d’anticiper au maximum les interférences pouvant émerger d’actions inattendues. Les actions des groupes tels qu’Anonymous contre des comptes Twitter peuvent ainsi nuire aux opérations des services et des institutions de sécurité, qui peuvent utiliser ces médias pour surveiller, infiltrer, et démanteler des réseaux. De plus, dans le cyberespace, les suppressions de comptes sur des réseaux sociaux, de vidéos, de contenus multimédias quel qu’il soit n’aura qu’un effet temporaire. De très nombreux moyens de contourner les blocus, les interdictions, les pare-feu, ou de retrouver des médias supposément effacés existent, et pour un compte supprimé sur un réseau social, trois autres seront créés.

 

La participation des citoyens dans les « cyber-conflits » peut s’inscrire dans le cadre de réserves citoyennes cyber, comme c’est le cas en France ou dans d’autres pays (Estonie, États-Unis, Royaume-Uni). Ces structures permettent aux citoyens « sachant » de proposer leur expertise sur demande des autorités dans le cas d’une crise de grande envergure dans le cyberespace. Outre ce type de participation active, volontaire et encadrée, le coopération des autorités publiques avec le secteur privé reste de toutes façons cruciale ; les entreprises du numérique, de la cybersécurité, de la défense, disposent généralement des expertises les plus recherchées ainsi que de capacités techniques de qualité. Les équipes de techniciens peuvent ainsi compléter celles des agences gouvernementales afin d’accélérer une sortie de crise puis une identification des auteurs (comme ce fut le cas lors des attaques en Estonie, par exemple).

 

PdA : Un dernier mot ?

 

V.J. : La cybersécurité et la cyberdéfense sont des enjeux stratégiques majeurs pour les États, mais également pour les citoyens. Les sociétés sont aujourd’hui entièrement dépendantes des technologies de l’information et de la communication et sont donc vulnérables aux attaques qui pourraient être lancées contre les infrastructures permettant leur bon fonctionnement. Un travail de sensibilisation et de formation est nécessaire pour l’ensemble de la population ; ce n’est que par une connaissance des enjeux que les autorités publiques et la société civile trouveront le bon équilibre entre les mesures nécessaires à la sécurité et le respect des libertés individuelles.

 

Vincent Joubert

 

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17 novembre 2015

« Paris, vendredi », par Germain Louvet

Qu’il est difficile et vain, parfois, d’essayer de trouver des mots pour exprimer l’horreur, qualifier l’inqualifiable. Atroces, les attentats qui ont ensanglanté la capitale ce vendredi en soirée furent atroces. Sans aller beaucoup plus loin pour ce qui me concerne, je ne puis que me joindre, bien humblement, à toutes celles et tous ceux dont le gros des pensées est orienté, depuis quelques jours, vers les victimes des carnages, leurs familles et leurs proches, vers les forces qui, au-dedans comme au-dehors luttent pour la sécurité et la défense collectives, vers la ville de Paris et, ne l’oublions pas, de Saint-Denis.

J’ai eu envie de réfléchir à un article. Dans ma pensée, il ne pouvait, en dépit de l’état d’esprit du moment, qu’être solaire - quoi de plus naturel après tout, le monde entier dit de Paris qu’elle est la « Ville lumière ». Mon choix s’est rapidement arrêté sur Germain Louvet, jeune danseur à l’Opéra de Paris. En juillet dernier, il nous gratifiait d’un autoportrait sensible, touchant et inspirant. Autant de qualités qui l’ont qualifié à mes yeux pour nous raconter un peu ce qu’est « son » Paris. Le jour même de ma proposition, le 16 novembre, je recevais son texte. Un hymne à Paris. À la vie, qui continue et qui continuera. Merci, Germain... Une exclusivité Paroles dActu, par Nicolas Roche.

 

Je ferme la petite porte de mon appartement, range les clés dans mon sac ; j’allume la minuterie de la cage d’escalier délabrée puis descends les quatre étages. Le bois craque sous mes semelles de crêpe, l’odeur d’un filet mignon se mêle au tabac froid. Au troisième étage, des éclats de rire ; au deuxième, des notes de Chopin accompagnant distraitement la voix nasillarde du présentateur télé. J’appuie sur l’interrupteur « porte ». Un déclic, puis la rumeur de la rue s’impose.

Le froid vif me surprend par un frisson de plaisir, je ne remarque même pas l’odeur âcre des pots d’échappement et du goudron battu par les voitures insatiables. Une prostituée me fait un clin d’œil, sourire ; j’attends que le bonhomme passe au vert, puis je quitte la rue Saint-Denis.

Un Vélib’ ralentit pour me laisser passer, cliquetis du dérailleur trop sec, crissement des patins de frein trop usés. Je passe devant un café, relents de café justement, souffle rauque des poêles d’extérieur, lumières de braise sur la terrasse fumeur enfumées, où une discussion animée s’interpose entre un baiser d’adolescents rougissants et une famille de touristes danois. Quelques mètres plus loin, une vitrine m’attire par son éclairage acidulé ; deux mannequins sans visages prennent lascivement la pose, nonchalants mais sensuels. Je m’arrête, scrute les prix. J’attendrai les soldes. En contrebas, un sans-abri à la peau tannée par le froid, la pluie et l’oubli : « Une petite pièce s’il vous plaît ». Gêne. « Désolé, je n’ai pas de monnaie sur moi ». Honte, culpabilité, je donnerai la prochaine fois. Un fox-terrier surexcité aboie, son propriétaire aboie plus fort, en serrant la laisse. J’évite un arbre gris, marche sur ses feuilles déchues mais encore croustillantes, j’agrippe une barre de fer pour mieux prendre le virage, lampadaires tamisés, enseignes fluo, tiens il fait nuit tôt maintenant... 

Je dépasse une librairie branchée. Le dernier roman d’Amélie Nothomb, un livre de photos sur Pina Bausch, un ouvrage de peinture sur Velasquez. Ça sent le fromage de chèvre. Une fromagerie de quartier attire les papilles gourmandes et les estomacs vides de ses effluves entêtantes, comté affiné vingt-quatre mois, 27,60€ le kilo. Un hurlement survient, non c’est un rire particulièrement aigu provenant du Café Charlot. Conversation en allemand d’un groupe d’étudiants marchant derrière moi, décidément j’ai tout perdu depuis le bac.

La clameur de la place de la République me parvient, comme le gargouillis sourd d’un estomac de géant digérant inlassablement le flot de véhicules et de personnes qui y transitent. Un mélange hétéroclite d’individus se masse devant l’entrée d’un théâtre, à l’affiche Catherine Frot et Michel Fau.

Je continue de marcher. Je croise des hommes et des femmes, une poussette, un attaché-case, un manteau en alpaga, un pull en cachemire, un blouson vintage, une paire d’escarpins vernis - des Stan Smith évidemment -, des enfants qui pleurent, des parents qui aiment. Un béret, un piercing, des jupes plissées, des jupes fendues, un fauteuil roulant, des faux sourcils, des jeans moulants. Des regards affairés, une démarche chaloupée, deux hommes se tenant par la main, un sac de course se balançant au bout d’un bras, et le bal cadencé des sorties de métro aux heures de pointe. Je fonce maladroitement sur une poubelle verte et jaune oubliée par le ramassage, laisse échapper un soupir.

J’aperçois les ombres dansantes d’un lustre finement ouvragé sur les arabesques élégantes des moulures fastes d’un appartement au premier. Une pétarade explose derrière moi, une Harley noire et son coursier de cuir et de bottes déboule sur la voie de bus. Les vibrations font presque frissonner la surface lisse du canal Saint-Martin ; seuls quelques mégots viennent habituellement en troubler l’onde calme. Mon regard se perd dans le miroitement sombre dans lequel se reflète l’étreinte langoureuse d’un couple quinquagénaire accoudé à la rambarde du ponton.

Un battement régulier me ramène à la réalité, sonorités de basses, rap à fond la caisse dans la 205 tunée qui laisse les paroles agressives s’égrainer le long de la chaussée. Un verre de vin rouge s’offre un instant de grâce lorsque l’éclat du rubis qui le traverse me tape dans l’œil. Concurrence rude avec l’or irisé d’une pinte de blonde lui tenant compagnie. Les chaises en rotin interrompent la commande par le raclement inopportun de leurs pieds contre le bitume. Un skateboard se fraie un chemin, équilibriste moderne dans ce cirque urbain.

Quelques notes de guitare retentissent agréablement, guidant la voix suave et douce d’un apprenti mélomane en quête d’oreilles compatissantes. Badauds amusés et curieux, attroupements, quelques déhanchés ; l’artiste satisfait redouble de passion.

J’interromps un moment ma pérégrination à travers cette jungle que je chéris, je regarde le ciel hâlé, mélasse épaisse de mauve et d’encre. Je prends une bouffée d’air frais, je suis entouré de vie et de bruit, je me sens bien.

Une vibration dans la poche de mon pantalon me sort de ma torpeur. Alerte Le Monde sur mon iPhone 4 ; au loin le gémissement des sirènes, l’incompréhension, le silence, puis les larmes.

Mes larmes coulent, rejoignent le pavé, se fraient un chemin parmi les souvenirs d’une ville de liberté, de culture et de joie, pour se confondre dans les eaux impassibles du canal, qui jamais ne cessent leur pèlerinage dans la cité des Lumières et des droits de l’Homme, où s’abreuve notre histoire, notre inspiration et nos idéaux. Malgré la colère, la peine de la perte d’êtres innocents, l’horreur et l’absurdité engendrées par la folie meurtrière, il suffit d’un reflet de lune sur la basilique de Montmartre, de quelques accords d’accordéon près du pont des Arts, du tintement d’une cuiller sur la soucoupe d’une tasse de café ou de la senteur veloutée du pain tout juste sorti du four de la boulangerie au petit matin, pour se rappeler l’espoir et la vie.

Car Paris est là, immortel dans sa beauté comme dans sa laideur. Et dans sa diversité il bat par un seul cœur, celui des Parisiens, des Français, et ceux du monde entier.

 

« Paris, vendredi »

par Germain Louvet, le 16 novembre 2015

 

Robert Doisneau 3 

 

Robert Doisneau 2

 

Robert Doisneau 1

Clichés signés Robert Doisneau, sélectionnés par Germain Louvet pour illustrer son texte.

 

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Et vous, racontez-nous « votre » Paris ?

 

Germain Louvet

L’autoportrait de Germain Louvet a été publié sur Paroles d’Actu en juillet dernier.

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31 octobre 2015

Natalie Petiteau : « Napoléon a été un stabilisateur de la Révolution »

Depuis plusieurs années, l’historienne Natalie Petiteau, qui enseigne l’époque contemporaine à l’Université d’Avignon, s’est imposée comme une des spécialistes reconnues de la période napoléonienne. Son dernier livre en date, Napoléon Bonaparte, la nation incarnée, a été publié par Armand Colin au printemps de cette année. Le 30 octobre me sont parvenues les réponses aux questions que j’avais rédigées et lui avais envoyées deux jours plus tôt. Je l’en remercie et espère que cette lecture vous donnera envie de vous emparer de son ouvrage. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Natalie Petiteau: « Napoléon a été

un stabilisateur de la Révolution »

 

La nation incarnée

 

Paroles d’Actu : Bonjour Natalie Petiteau. La liberté a-t-elle réellement été, parmi les valeurs phares de la Révolution - celles que la République choisira pour former, un peu plus tard, sa devise - le parent pauvre de l’expérience bonapartiste en général et napoléonienne en particulier ?

 

Natalie Petiteau : La liberté, celle des philosophes des Lumières, fait partie des valeurs auxquelles le jeune Bonaparte est farouchement attaché quand il étudie à Brienne puis à Paris, quand il est jeune officier en Corse ou à Auxonne, quand il est aux côtés des jacobins à Toulon. Il en rêve encore quand il est à la tête de l’armée d’Italie puis d’Égypte. Mais dès l’Italie puis l’Égypte, il comprend que s’il veut mettre en place le pouvoir qui doit permettre de sauver l’essentiel des acquis de 1789, il faut renoncer à certaines libertés. La fin justifie les moyens, et puisqu’il lui faut lutter, pour préserver la stabilité politique de la France du Consulat puis de l’Empire, contre les royalistes et contre les jacobins, il considère qu’il est parfaitement normal de rogner certains principes auxquels il a cru dans sa jeunesse.

 

S’il ne remet jamais en cause la liberté de conscience, la liberté d’aller et de venir, la liberté d’entreprendre moins encore, il considère que la raison d’État lui donne le droit et même finalement le devoir de limiter sans cesse davantage la liberté d’expression et d’aller contre le principe de la liberté individuelle. Puisqu’il est certain d’être le seul à savoir quel est le bon gouvernement pour la France et même pour l’Europe, il juge finalement normal de réduire au silence ceux qui n’ont pas les mêmes vues que lui sur le bon mode de gouvernement. Et c’est aussi pour préserver ce mode de gouvernement qu’il a recours à quelques centaines d’emprisonnements politiques, aux placements en résidence surveillée, ou même à l’exil dans le cas de Germaine de Staël.

 

PdA : Lorsque Bonaparte s’empare des rênes de l’État, dix ans après 1789, l’avenir des conquêtes populaires demeure incertain et les menaces qui pèsent sur la Révolution sont bien réelles, au-dedans comme au-dehors. Peut-on dire de Bonaparte, Premier consul puis empereur, que ses quinze années de gouvernement ont assuré la perpétuation d’une société empreinte des idéaux des Lumières ? Qu’il a rendu inévitable ce qui ne l’était pas forcément avant lui, à savoir : que toute restauration royale, même imposée par les armées étrangères, ne pourrait qu’être tempérée, encadrée par une Loi, fût-elle « octroyée » ?

 

N.P. : Avec les moyens évoqués dans la réponse précédente, Napoléon a été le stabilisateur de la Révolution. Du moins des conquêtes de 1789, mais aussi de 1793 si l’on songe à l’abolition gratuite et complète des droits seigneuriaux. Roi du peuple et non pas roi des nobles comme le dit l’anecdote qu’il a lui-même rapportée de sa conversation avec une vieille femme en 1805, il a légué à la France contemporaine un héritage politique qui brouille considérablement les cartes en 1814-1815 et qui contribue à faire qu’une restauration complète est impossible. La Charte de 1814 tente la synthèse et confirme qu’un retour à l’avant 1789 n’est pas même envisagé par Louis XVIII. Certes, il n’en va pas de même de Charles X, mais son échec final révèle son utopie.

 

N’oublions pas que Napoléon a respecté en effet le principe de l’établissement d’une Constitution ; en cela aussi il a entériné l’héritage de la Révolution. Il est tout à la fois un homme des Lumières et un romantique, mais en n’osant pas s’appuyer sur l’élan populaire qui se manifeste à son endroit en 1815, y compris après Waterloo, il ne parvient pas à entrer résolument dans le XIXe siècle et demeure un homme du XVIIIe siècle habité par une vision idéalisée du peuple qui supporte mal la confrontation avec les réalités des mouvements de rue.

 

PdA : On fait un bond de 200 ans. En juillet dernier, le ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, surprenait les lecteurs du 1 Hebdo en déclarant ceci : « Il manque un roi à la France ». De fait, depuis 1965, les Français se choisissent, par l’élection, un super-leader d’après un costume taillé par De Gaulle en pensant (un peu) aux deux Bonaparte qui ont régné sur le pays. Mais n’est pas De Gaulle, Napoléon ou Louis-Napoléon qui veut : les présidents, plus vraiment taillés pour ce costume de prestige, gouvernent, de plus en plus ; ils incarnent de moins en moins la nation mais la clivent au contraire régulièrement. Vous êtes-vous fait une idée précise quant aux débats qui touchent aux institutions ? Manque-t-il un roi à la France ? De manière plus prosaïque : le chef d’État devrait-il gouverner ou simplement « régner » ?

 

N.P. : Il me semble que les Français, avec Napoléon puis De Gaulle dans leur histoire, rêveront toujours d’avoir à la tête de leur pays un leader capable d’incarner la nation.

 

PdA : Quels sont vos projets, Natalie Petiteau ?

 

N.P. : Il y a encore beaucoup à travailler sur l’Empire, sur l’ombre portée de l’Empire, sur les hommes de l’Empire...

 

Natalie Petiteau

 

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Pour aller plus loin...

28 octobre 2015

« La ‘‘paix froide’’ comme nouvelle normalité », par Guillaume Lasconjarias

Guillaume Lasconjarias, diplômé d’un doctorat d’Histoire à la Sorbonne, s’est spécialisé depuis quelques années dans l’étude et l’analyse des questions de sécurité et de défense. Outre ses riches activités universitaires, il est aujourd’hui chercheur employé par l’OTAN au sein de la division Recherche du Collège de défense (sorte de think-tank) de l’Alliance atlantique, à Rome. Il a accepté, ce dont je le remercie de manière appuyée, de répondre à quelques unes de mes questions d’actualité. Ses réponses, qui me sont parvenues le 28 octobre, soit, deux jours après l’envoi de ma proposition par mail, n’engagent que lui et en rien l’OTAN ou son Collège de défense. Elles sont très complètes et hautement instructives. Je vous en souhaite bonne lecture... Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

« La ‘‘paix froide’’ comme nouvelle normalité »

Interview de Guillaume Lasconjarias

 

Sentinelle

Une illustration de l’op. Sentinelle. Crédit : état-major des armées.

 

Paroles d’Actu : Bonjour Guillaume Lasconjarias, merci de m’accorder cet entretien. La lutte contre l’organisation État islamique s’inscrit dans un cadre plus vaste de mutation des menaces encourues par les sociétés établies. Les élites politiques et militaires ont-elles pris la pleine mesure de ce qu’impliquent la professionnalisation et l’internationalisation du terrorisme - qui par définition suppose une guerre asymétrique - s’agissant notamment des moyens alloués et de la formation des armées ?

 

Guillaume Lasconjarias : Bonjour. Je ne suis pas un spécialiste du terrorisme, et donc ce n’est pas tellement sur la façon de lutter contre ce qui est avant tout un mode d’action que le problème se pose à mes yeux. La menace qu’est l’EI, ou ISIS, ou Daesh, est réelle, mais diffère-t-elle vraiment de celles qui, depuis maintenant une vingtaine d’années, s’adressent à nos sociétés ? Pour ma part, je ne le pense pas. À mes yeux, le point que vous mentionnez sur la capacité des élites, ici et ailleurs, à saisir ce qui se passe et ce qui est en jeu est plus important.

 

« La séparation traditionnelle sécurité / défense est caduque »

 

Le premier problème est que nous sommes bien dans une phase de transformation, sinon de la guerre, du moins de la conflictualité. Traditionnellement, la grande partie des nations européennes vivaient sur une séparation des problématiques de défense et de sécurité, avec une armée tournée vers l’extérieur et des forces de police chargées de l’intérieur. C’est un peu, pour simplifier, l’héritage de Guibert dans son Traité de la Force publique (1790). Avec la mondialisation des menaces, et l’internationalisation du terrorisme, cette séparation devient caduque. Les différents Livres blancs (depuis au moins celui de 1994) prennent en compte ce fait. Le titre même du Livre blanc de 2008, « sur la sécurité et la défense », pose le principe de continuité entre les deux, et donc modifie les tâches et les missions, en les élargissant, et en les complexifiant.

 

Le second point est celui de l’adaptation des forces armées à ce nouveau défi. La notion de « guerre contre le terrorisme » renvoie à l’Amérique post-11 septembre, aux déclarations de George W. Bush et aux engagements en Afghanistan et en Irak. Militairement, les deux campagnes initiales ont été un succès. Jinsiste délibérément sur cette dimension tactique, qui na rien à voir avec laveuglement stratégique qui peut avoir accompagné ces campagnes. La capacité à faire céder et à écraser des États soutenant le terrorisme international - ou accusés d’en faire le jeu - a été démontrée : ces pays ont vu leurs armées défaites en quelques semaines. Ce qui a été particulièrement difficile, c’est de comprendre comment l’après-guerre a marqué, en réalité, le début de la « vraie » guerre, dans des dimensions que nul n’avait prévu, avec des redécouvertes conceptuelles et intellectuelles fondées sur une vision biaisée de l’histoire. Je pense aux analogies, très populaires au tournant des années 2004-2007, entre des opérations de contre-insurrection passées et des situations actuelles. Larmée US et, à sa suite, l'armée française, sest ainsi emparée de lhistoire de la guerre dAlgérie pour en tirer des savoir-faire applicables en Afghanistan ou en Irak, quand le contexte diffère radicalement. Ces transferts culturels et ces échanges se retrouvent aussi dans l'armée britannique, qui a redécouvert les opérations menées en Malaise dans les années 1950.

 

Dans tous les cas, ces exemples passés de combats asymétriques me paraissent aussi intéressants, car on a été chercher dans le passé des modèles à appliquer en se dispensant des analyses nécessaires, notamment sur les natures profondes des nouvelles insurrections, et sur les motivations profondes de nos adversaires. Si les produits doctrinaux qui en sont sortis sont loin d’être inintéressants et traduisent la volonté des acteurs occidentaux de mieux comprendre ces nouvelles formes d’engagement, on a en réalité occulté plusieurs dimensions. Ainsi, alors que la plupart des études concluaient que pour avoir un réel impact, les opérations militaires doivent sinscrire dans la durée et avec une présence au sol conséquente, on na eu de cesse de vouloir limiter nos engagements, et on a voulu rapatrier nos combattants le plus rapidement possible, quitte à se mentir sur le niveau de sécurité obtenu. On a vu le résultat en Irak, on le devine en Afghanistan...

 

« La question de l’acceptation sociale 

des dépenses militaires est un vrai problème »

 

Si nos armées et notamment les composantes terrestres se sont bien adaptées, et si les doctrines produites sont loin d’être inutiles (et notamment l’approche globale), je rebondis sur ce que vous identifiez, à savoir la réduction des budgets et des formats - plus que de la formation - de nos armées. Ce n’est pas neuf, les spécialistes le dénoncent depuis longtemps, la plupart des pays européens ont fait l’impasse sur leur défense. Les raisons sont multiples, et on peut citer les « dividendes de la paix » imaginés après la chute de l’Union soviétique comme l’idéologie de la « transformation ». La question de l’acceptation sociale des dépenses militaires est aussi un vrai problème, surtout quand elles sont en compétition avec d’autres postes budgétaires considérés comme plus importants/essentiels. Enfin, les crises économiques et la nécessité de réduire les coûts à tout prix ajoutent à cela : on se tient à des formats juste nécessaires, quitte à faire des efforts en urgence plutôt que de gérer dans la longue durée. « Gouverner, c’est prévoir » disait Émile de Giradin, et je crois que dans ce domaine, les efforts doivent être permanents.

 

PdA : L’intervention récente du Kremlin en soutien de son allié syrien ne manque pas de provoquer des questionnements chez certains observateurs en ce qui concerne les cibles visées et la vérité des fins recherchées. Quelle lecture faites-vous, sur cette question-ci et d’autres d’actualité à peine moins brûlante, des mouvements extérieurs de la Russie de Vladimir Poutine ?

 

G.L. : À dire vrai, je suis souvent étonné par une certaine propension à voir en Poutine un stratège, l’archétype du nouvel homme fort, et un modèle à suivre pour nos élites. Je pense qu’il ne faut pas dissocier sa façon d’agir en Syrie de celle qu’il a manifestée en Ukraine ou en Crimée.

 

« On le sait peu, mais les billets de banque du régime

d’Assad sont imprimés à Moscou... »

 

Certes, en Syrie, l’armée russe avance à visage découvert. Depuis le début de la guerre civile, en 2011, les Russes ont toujours soutenu Assad, sans doute d’ailleurs pour conserver leurs garanties sur les bases qu’ils y possèdent. Là encore, un petit rappel historique me paraît nécessaire : la Russie - depuis Pierre le Grand et la Grande Catherine - a toujours regardé comme un but à atteindre un accès aux mers chaudes. Pendant la période soviétique et la Guerre froide, l’URSS avait signé des accords avec des pays autour de la Méditerranée pour garantir des points d’appui logistiques, et éviter d’avoir à repasser par les détroits qui conduisent à la Mer Noire. La base de Tartous est un héritage de cette période - l’accord a été signé en 1971 - et autorise les navires russes à demeurer opérationnels dans cette zone. En fait, cette base s’est transformée de plus en plus en centre de commandement et dépôt logistique. Ces dernières années, la Russie a gardé un profil bas, mais n’a jamais cessé de soutenir le régime de Damas. On ne le sait pas assez, mais c’est à Moscou qu’on imprime les billets de banque du régime, qui sont ensuite livrés par avion-cargo et qui servent à financer l’armée et à payer les fonctionnaires. Quant à l’équipement, Moscou n’a jamais caché qu’il appuyait Assad et livrait les armes nécessaires.

 

Cela dit, depuis cet été, on observe une montée en puissance. Cela a commencé par le repérage de véhicules russes, le signalement par les forces rebelles de drones russes, et la mise en ligne, sur les sites de réseaux sociaux, de photos de soldats russes, appartenant sans doute à des unités d’infanterie navale. Le discours ambiant justifiait ces déploiements comme des mesures de protection face à l’avancée de rebelles, et notamment les coups sévères portés par ISIS contre l’armée régulière d’Assad, qui cède du terrain, et se retrouve dans l’incapacité de former un rempart efficace. Devant le risque de voir les bases russes tomber sous le feu ennemi, on a vu Poutine passer à l’attaque, et s’engager pleinement aux côtés du régime, pour le sauver. Envoi d’instructeurs, mise en place de chasseurs bombardiers de dernière génération, d’hélicoptères lourds, de tanks et de pièces d’artillerie, ainsi que des postes de défense anti-aérienne... On est déjà plus dans la capacité à projeter des forces qu’à simplement protéger une base.

 

Et donc, il suffit d’un discours prononcé à la tribune de l’ONU pour qu’on fasse de Poutine le sauveur de la Syrie, celui qui va rebattre les cartes, frapper ISIS et renverser la situation sur le terrain, humiliant les Occidentaux et les États-Unis incapables de gérer la crise... Dans les faits, je crains que ce ne soit plus compliqué. D’abord, l’intervention de Poutine dans la région n’est pas uniquement motivée par la sauvegarde du régime. Il y a un discours qui prétend cela, mais la situation syrienne conjugue l’ensemble des peurs du dirigeant russe : le chaos possible, la contagion de l’anarchie et de l’extrémisme religieux, la présence de forces occidentales accusées de saper Assad pour le remplacer par des régimes amis (à l’instar de l’analyse russe sur les Printemps arabes et les révolutions de couleur)... Ensuite, il s’agit d’un message vis-à-vis des autres acteurs régionaux, dont l’Iran : au début du conflit, Assad s’est surtout tourné vers la Russie mais, au fur et à mesure, l’Iran s’est imposé comme le principal contributeur, par l’envoi de cadres, et par le rôle militaire accru au sol. En 2013, Assad s’est même détourné de Moscou en choisissant d’employer des armes chimiques, contre la volonté russe. Aujourd’hui, en revenant au premier plan, c’est un signe que la Russie n’entend pas céder sur son leadership régional. Enfin, ceux qui espèrent que la Russie mène réellement la lutte contre ISIS n’ont qu’à observer les effets des frappes : pour l’heure, il semble que la grande majorité des sorties sont dirigées contre des zones qui n’abritent pas l’EI. En revanche, ils frappent d’autres groupes rebelles, considérés par le régime comme leur principal adversaire (l’armée syrienne libre, le front Al-Nosra...).

 

« Pour Poutine, le sursaut de la Russie dépendra

avant tout d’une politique extérieure ambitieuse »

 

D’une façon générale, Poutine fait de la politique extérieure la condition du sursaut russe : il est obsédé par la perte de son statut et rappelle sans cesse que la chute de l’URSS a été la pire catastrophe géopolitique du 20e siècle ; il a les yeux rivés sur les États-Unis et sur l’OTAN, il soigne sa relation avec la Chine bien que dans la réalité, le partenariat penche en faveur de Pékin. Pour synthétiser, sa conception de la politique étrangère se fonde sur le rapport de forces, pas sur une coopération harmonieuse. D’où les images, fausses ou faussées, qui font de Poutine soit un joueur d’échec, soit un karatéka... Je pense aussi qu’il soigne son image pour donner cette impression, quand ce qui le guide me semble dicté par une vision très 19e siècle des empires et de la place qu’ils occupent/occupaient.

 

PdA : Si on se place du point de vue de la Russie, ex-superpuissance mondiale qui a vu son empire s’effondrer et tenté tant bien que mal, tout au long des années 1990, de s’introduire dans le jeu de la communauté internationale, on ne peut s’empêcher de penser que, tout de même, certains dirigeants de l’OTAN et de ses pays membres ont fait preuve de désinvolture à l’égard de Moscou : on peut aisément comprendre le besoin ressenti par certains pays ayant vécu sous le joug communiste de rejoindre l’Alliance atlantique ; on peut tout autant concevoir que la Russie ait mal vécu des démarches similaires  - je pense à des initiatives de George W. Bush notamment - entreprises jusqu’au cœur de sa zone d’influence historique (Ukraine, Géorgie...), à deux pas de ses frontières. La survivance même, sous sa forme originelle, de l’OTAN, conçue contre la Russie soviétique, peut alimenter ce ressentiment. L’Occident n’a-t-il pas, plus ou moins involontairement, contribué à la résurgence d’un nationalisme russe qu’incarne parfaitement Vladimir Poutine ?

 

G.L. : J’admets avoir un biais professionnel, et répondre à la question en justifiant l’une ou l’autre attitude serait sans doute renforcer ce biais. Mais reprenons un peu la cinématique. Le discours russe, ces jours-ci, remploie à l’envi les soi-disant accords entre Gorbatchev et les puissances occidentales de ne pas s’étendre à l’Est. Or, c’est une révision du passé, parce qu’on fait d’un cas particulier - la situation de l’Allemagne au moment de la réunification en 1989-1990 - une sorte de cas général, et qu’on traite comme vérité, des ouï-dire, ou des témoignages quil faudrait nuancer et confronter aux archives.

 

Initialement, la question qui était posée était la suivante : si l’Allemagne se trouve réunifiée, peut-on concevoir qu’une partie appartienne à l’OTAN et l’autre non ? Dans les réunions et rencontres entre dirigeants américains, allemands et soviétiques, l’accord qui fut trouvé, nommé aussi traité « 2+4 », excluait le stationnement de forces OTAN étrangères sur le territoire de l’ex-Allemagne de l’Est. Cela garantissait que l’Ouest ne profiterait pas du retrait des forces pré-positionnées soviétiques pour s’y substituer et menace directement les pays encore membres du Pacte de Varsovie. Mais on parle là de l'année 1990, à une époque où, dans lesprit des dirigeants des deux camps, les blocs existaient et nallaient pas s'écrouler.

 

La dissolution du bloc soviétique, l’élargissement de la démocratie à l’Est, et le libre choix des nations d’adhérer à l’Alliance atlantique, à partir de la fin des années 1990, a sans doute une part dans la constitution de ce discours à la fois revanchiste et empreint de nostalgie. Mais là encore, il faut revenir à l’état d’esprit de cette époque : l’élargissement n’a pas été fait contre la Russie, il a été fait dans l’optique de maintenir des liens stratégiques étroits avec elle. Qui donc sait et se souvient que la Russie appartient aux premiers bénéficiaires du Partenariat pour la Paix ? Qui donc sait que la Russie possédait une plate-forme de partenariat dédiée avec l’OTAN et l’Alliance atlantique, le Conseil OTAN-Russie établi en 1997 (aujourd’hui en sommeil) avec l’Acte fondateur qui renforçait les liens et activités avec la Russie ?

 

Les visions d’une Russie entourée, encerclée, par les Alliés occulte le fait que les Alliés, dans ce stade de discussion, s’engageaient à ne pas déployer d’armes nucléaires sur le territoire des nouveaux entrants, pour justement éviter de brusquer la puissance russe et provoquer un retour en arrière. Mais les tensions nées de l’opération au Kosovo, les révolutions de couleur en Ukraine et en Géorgie, ont favorisé l’émergence d’une défiance permanente, instrumentalisée par le pouvoir en place, pour dénoncer une invasion rampante. Mais, étonnamment, peu s’interrogent sur les raisons pour lesquelles des pays satellites ou anciennement alliés de la Russie se rapprochent de l’Alliance et de l’Union européenne... On y voit forcément la main de Washington, mais c’est peut-être très rapide et caricatural.

 

« L’Occident a sans doute négligé une certaine

sensibilité russe à l’Histoire... »

 

Je ne dis pas que l’Occident ne porte pas de responsabilité, non plus. J’estime que nous avons cédé facilement à l’idée que la Russie était un partenaire comme un autre, et nous avons perdu tout intérêt stratégique pour la Russie, en le remplaçant par une sorte de rêve et d’aspiration économique. En croyant que la libéralisation et le jeu du marché allaient transformer et bouleverser le pays - ce qui a eu lieu, mais de façon anarchique et sans porter les résultats attendus - les puissances occidentales ont surtout vu le fantasme d’un Eldorado du business, occultant le rôle des acteurs politiques, leurs perceptions et peut-être, indubitablement pour certains, leur sens de l’histoire. Au risque de faire une comparaison un peu osée, les Russes sont ancrés dans l’histoire quand nos élites ont basculé dans un univers post-moderne déconnecté de cette même mise en perspective.

 

PdA : Quelles relations avons-nous vocation à entretenir aujourd’hui avec la Russie ? Avec l’Ukraine ?

 

G.L. : Les relations avec la Russie ne sont clairement pas au beau fixe, et les décisions prises à la suite de la crise ukrainienne, l’an passé, ont cristallisé les tensions. Prenons l’exemple des mesures décidées par l’OTAN. La coopération que nous avions avec la Russie et les échanges réguliers ont été suspendus. Le Conseil OTAN-Russie ne se réunit plus, et je ne crois pas qu’il le fasse avant longtemps, car il faudrait pour cela que la Russie accepte de revenir à la table des négociations et discute des problèmes qui nous concernent tous. En revanche, tous les canaux de discussion n’ont pas été fermés : les ambassadeurs continuent de travailler ensemble et nous maintenons ouverts les moyens de parler avec les Russes, ne serait-ce que pour éviter des risques d’escalade et de méprise. De son côté, l’Union européenne a lancé des sanctions économiques dont la portée est souvent discutée, mais qui ont un véritable impact. En effet, au-delà de leur portée effective et de ce que signifie « frapper au portefeuille », ces sanctions envoient un signal politique fort, et encourageant quant à la capacité de l’UE à devenir un acteur essentiel dans la possible résolution de la crise ukrainienne. En outre, la prolongation des sanctions - alors que certains s’interrogeaient sur la décision de quelques pays courtisés par Moscou - rappelle que l’UE sait, quand elle le veut, tenir ferme ses engagements.

 

Sur les relations futures, je ne vois pas d’évolution à court terme. Force est de constater que si nous avons besoin de la Russie dans nombre de dossiers, l’inverse est aussi vrai. Nous devrions au moins admettre que si nous ne partageons pas les mêmes valeurs, au moins, nous avons des intérêts en commun qui devraient inciter à plus de flexibilité. Mais cela ne doit pas se faire en violant les règles du droit international, en piétinant les frontières reconnues et en agissant en flibustier.

 

« Il n’existe aujourd’hui aucun consensus quant

à une accession de l’Ukraine à l’Otan »

 

Quant à l’Ukraine, il existe un consensus sur la nécessité de réformer cet État, de le renforcer et de l’appuyer. Mais cela ne peut se faire à n’importe quel prix, et il n’existe ainsi pas de consensus sur un accès de Kiev à l’OTAN, pas plus que sur lacheminement dune aide militaire conséquente aux forces armées et aux forces de police ukrainiennes. C’est de la responsabilité individuelle des États et des nations que de soutenir ouvertement Kiev. Là encore, rappelons que lOTAN est dabord un ensemble de nations souveraines, et quon ne leur force pas la main. Les décisions sont prises selon la règle du consensus, ce qui veut dire aussi que le leadership américain, quon agite tel un chiffon rouge, est fantasmé. Pour ma part, je ferai une simple constatation. Il y a vingt ans, la Pologne et l’Ukraine, qui ont une population et un territoire semblables, et appartenaient tous deux au Pacte de Varsovie, étaient dans la même situation économique et politique. Aujourd’hui, et sans tirer plus de leçons qu’il n’en faut - notamment en rappelant les problématiques complexes liées à leur histoire propre - qui oserait nier que l’on ne pourrait trouver voies plus différentes qu’entre la Pologne, membre important de l’OTAN et de l’UE, géant économique à l’Est et l’Ukraine, déchirée par une terrible guerre et qui peine à sortir d’une crise rampante ?

 

PdA : Les révélations récentes à propos d’actes d’espionnage caractérisés par les États-Unis à l’encontre de leurs alliés français et allemand notamment imposent-elles, à votre sens, une redéfinition de nos partenariats militaire, diplomatique et économique avec Washington ?

 

G.L. : Dans le jeu hypocrite qu’est l’espionnage, la seule faute, c’est de se faire prendre. Au-delà des cris d’orfraie et des dénonciations, il faut raison garder et ne pas sur-réagir. En outre, écouter, ce n’est pas forcément entendre.

 

PdA : Avez-vous une position arrêtée quant à la stratégie à adopter s’agissant de la lutte contre l’organisation État islamique ?

 

G.L. : Hélas, si tel était le cas, je pense que d’autres auraient déjà proposé la martingale ! Je constate surtout que l’entrée de la Russie dans le jeu a complexifié les choses, et ne risque pas d’améliorer sensiblement la situation au Moyen-Orient. Les récentes coupures de presse montrent ainsi que depuis les bombardements de l’armée russe, le flot de réfugiés s’accroît... En étant un peu précis, et plus que des recommandations, je crois qu’il faut combiner plusieurs lignes d’opération et maintenir un effort constant dans les domaines suivants :

- La poursuite d’opérations militaires pour frapper Daesh et ses centres logistiques, lui interdire tout repli et forcer l’organisation à régresser, de quasi-État - ou d’organisation soi-disant étatique - au groupe qu’il était jusqu’alors.

- La privation de ses moyens de financement, et une lutte efficace contre ses moyens de subsistance : pensez que les fonctionnaires irakiens qui sont en zone occupée par Daesh continuent d’être payés par l’État irakien, et que Daesh prélève un pourcentage sur ces transactions ! Et je ne parle pas du trafic de pétrole ou de la contrebande d’objets archéologiques...

- Lutter contre le flot de combattants étrangers qui rejoignent Daesh et qui font peser, par leur retour possible, une menace forte d’actions dites « obliques », c’est-à-dire la perpétration d’actes terroristes par des personnes issues de ce même pays mais entraînées, et subventionnées par Daesh. Des sortes d’attentats contre Charlie, puissance 10.

- Lutter contre la propagande de Daesh. Prosélyte et très perfectionnée, la communication de ce groupe est à la pointe du progrès, en usant le plus récent des connaissances sur l’emploi des réseaux sociaux. Il faut poursuivre nos efforts et lutter efficacement dans le cyberespace contre cette menace.

- Soutenir les acteurs régionaux et nos partenaires qui sont en première ligne, comme la Jordanie et le Liban, pour éviter un effet de contagion de la crise.

 

PdA : Justement... Craignez-vous la survenance d’attentats terroristes majeurs sur le sol ou contre les intérêts français ? La population, et je rebondis en cela sur ma première question, est-elle efficacement sensibilisée en la matière ?

 

G.L. : Il me paraît difficile d’être vraiment préparé. La résilience, d’abord, est une capacité à ne pas perdre, ce qui constitue notre essence, et à récupérer, même après un choc traumatique. Je pense qu’en la matière, le problème est d’abord générationnel, et peut-être aussi politique. Nous vivons dans un monde qui tend à devenir plus complexe, plus dangereux et plus difficile, mais nous nous évertuons à donner le change, à réagir au cas par cas, ou au coup par coup, au lieu de fonder une véritable stratégie qui identifierait sur un large spectre ce que nous voulons faire, et ce qu’on y engagerait comme moyens et ressources. Aujourd’hui, la plupart du temps, on fait le contraire : on part de ce qu’on a, et on voit ce qu’on peut faire. C’est ne rien comprendre à la stratégie. Il y a un très bon article du Professeur Hew Strachan qui s’appelle The Lost Meaning of Strategy et qui identifie ces pis-allers. Il faudrait que tous le lisent et agissent en connaissance.

 

Que la France soit un objectif et une cible pour des groupes radicaux, je le conçois aisément. L’actualité de l’année 2015 l’a montré. La réaction du gouvernement, les choix affirmés d’une moindre baisse du budget de la Défense et un maintien (voire un léger mieux) dans les politiques de ressources humaines militaires ont été généralement bien accueillis, mais existe-t-il une vision à long terme ? L’opération Sentinelle, qui vise à aligner des soldats dans les lieux publics et devant les sites susceptibles d’être attaqués, fait des militaires des cibles immobiles ; cela ne permet pas d’avoir un effet dissuasif, bien au contraire. De plus, si le côté psychologique n’est pas négligeable, on évoque rarement à quel point cette mission est exigeante, et lourde de contraintes, car l’armée qui opère sur le territoire, c’est un geste fort mais pas anodin du point de vue juridique.

 

« Créons un pont entre la société civile et le monde militaire »

 

Sur le cas français, je pense que l’on devrait redonner un rôle aux acteurs que sont les enseignants, et les éducateurs en général. La notion d’instruction publique, au travers de l’éducation civique et morale, ne devrait pas être délaissée - j’ai conscience que c’est très 3e République. On oublie souvent que la défense d’un pays et de ses valeurs commence à l’école, avec une compréhension de qui l’on est, d’où on vient et de là où on souhaite aller. Les enjeux ne sont pas simplement sécuritaires, ils visent à redonner du lien social. Je suis aussi très attaché au rôle que peuvent jouer les réservistes et anciens militaires, en créant un pont entre la société civile et le monde militaire, pour apporter un enrichissement et une connaissance mutuelle favorables.

 

PdA : Un dernier mot ?

 

G.L. : Alors que nous sommes en 2015, et que nous commémorons le centenaire de la Grande Guerre, il serait peut-être utile de revenir sur les enchaînements qui ont conduit à la Première Guerre mondiale. J’ai été très frappe par le livre de Christopher Clarke, The Sleepwalkers, qui montre qu’enchassés dans un système d’alliances, les acteurs politiques d’avant 1914 n’avaient finalement pas réussi à limiter l’escalade et la marche à la guerre. Cela me marque parce que l’on entend beaucoup, ici et là, des réactions alarmistes sur l’actualité et la possibilité d’une troisième guerre mondiale. À mes yeux, si tel est le cas, il ne faut pas s’attendre à rejouer ou à revoir une conflagration telle que celle vécue par nos grands-parents. La limite aujourd’hui toujours plus ténue entre guerre et paix, au profit de « paix froides » entrecoupées de périodes de tensions dans tous les domaines, et pas seulement militaires, me semble caractériser ce qui est une nouvelle normalité.

 

Guillaume Lasconjarias

 

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27 octobre 2015

« Le sport, un vecteur de cohésion sociale », par Pierre-Henri Bovis

Pierre-Henri Bovis, jeune maire-adjoint d’Achères, dans les Yvelines, est depuis près de trois ans un habitué de Paroles d’Actu (à lire notamment, cet article mis en ligne lannée dernière). J’ai souhaité l’inviter à s’exprimer aujourd’hui sur une question moins « politicienne » qu’à l’accoutumée - bien quéminemment politique : le sport, qui est d’ailleurs, ceci expliquant aussi cela, le domaine premier de sa compétence à la municipalité. Merci à toi « PH » de t’être prêté au jeu, une fois de plus... Une exclusivité Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

 

« Le sport, un vecteur de cohésion sociale... »

par Pierre-Henri Bovis, le 26 octobre 2015

Les rencontres à la Mairie s’enchaînent mais ne se ressemblent pas... La délégation Sport est d’une richesse que je ne soupçonnais pas ; cela constitue déjà, en soi, une belle leçon d’humilité.

Le sport a toujours fait partie de ma vie. Le tennis, le volley, le football, la course... sont autant d’activités qui ont forgé ma personnalité. Malheureusement, le manque de temps m’empêche de plus en plus de pratiquer une activité sportive comme je le souhaiterais. Pourtant, nous sommes parvenus, avec une petite équipe de coureurs achérois, à garder un rythme régulier : une fois par semaine, pendant la pause déjeuner. Nous profitons de cette chance d’habiter dans une commune des Yvelines à dimension humaine, située entre la Seine et la forêt domaniale de Saint-Germain-en-Laye. Nous courons en général durant quarante à cinquante minutes.

La culture physique est pleinement intégrée dans notre modèle sociétal, à tel point que les publicités autour du sport, de l’alimentation équilibrée font aujourd’hui partie de notre quotidien. Arnold Schwarzenegger, qui fut gouverneur de Californie, a très vite compris, dès le début des années 2000, l’impact du sport chez les citoyens en menant une politique ferme et ambitieuse de lutte contre l’obésité et de promotion de l’exercice physique. C’est le rôle des pouvoirs publics d’accentuer l’effort sur la communication sportive, ses bienfaits et ses valeurs.

Qui n’a pas en tête l’image des « Black Panthers », le poing gauche levé comme symbole de liberté et d’émancipation ? Pendant la Guerre froide, le sport et les sportifs étaient considérés comme des ambassadeurs des identités nationales. Une victoire lors dune épreuve suggérait la réussite d’un modèle social. Les Jeux olympiques ont très largement contribué à l’émergence, depuis quelques années, d’une « science sportive » : le sport est de fait devenu un pilier incontournable des relations internationales et, plus directement, des politiques publiques.

Il y a quelques temps, jai eu la chance de rencontrer, à Achères, une dame formidable de 82 ans qui force le respect... Trois fois par semaine, tôt le matin (à partir de 6h30), elle court six kilomètres pour garder la forme et préserver sa sociabilité. Le week-end dernier, jai eu lhonneur de marier un couple qui sest rencontré il y a 8 ans, par un heureux hasard... lors d'un footing !

Ces deux rencontres en quelques jours prouvent à elles seules la place occupée par le sport dans nos vies. Il est incontournable. Facteur de bien-être, de sociabilité, d'échanges, facteur d'intégration, il est un vecteur puissant de valeurs. Le tissu associatif joue d’ailleurs un rôle majeur en la matière, bien que trop souvent oublié par les politiques. En réponse au communautarisme, à la fragmentation - annoncée ou constatée - de notre modèle social, le sport est un ciment puissant qui favorise le maintien de ces valeurs, tellement fondamentales pour nos sociétés...

Le sport et en particulier les clubs sportifs ont un rôle essentiel à jouer au quotidien dans l’éducation et l’encadrement des jeunes, en ce qu’il est, là encore, un vecteur de cohésion sociale. Il est également une activité socio-économique en expansion. Les champions des différents sports doivent être les ambassadeurs dun modèle de réussite pour les plus jeunes. Dans les quartiers difficiles, il ne fait aucun doute que le sport assure, à son niveau, une réelle politique d’insertion.

 

PH Bovis

Pierre-Henri Bovis, maire-adjoint d’Achères en charge du Sport,

ici accompagné de son amie dans la forêt domaniale de Saint-Germain-en-Laye...

 

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25 septembre 2015

Véronique de Villèle : « Une émission ? Je dirais ’oui’... et je suis prête ! »

Gym Silver Tonic, le nouveau livre signé Véronique de Villèle, est disponible depuis quelques jours (éd. Michel Lafon). Elle y distille, basée sur son expérience et son activité toujours effrenée, quelques bons conseils pour entretenir sa forme et garder la santé. L’occasion d’une nouvelle interview de cette femme enthousiaste et généreuse, qui compte parmi les grands fidèles de l’aventure Paroles d’Actu. Ses réponses me sont parvenues le 23 septembre. Qu’elle en soit, ici, remerciée. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU 

Véronique de Villèle: « Une émission ?

Je dirais ’oui’... et je suis prête ! »

 

GST

 

Paroles d'Actu : Bonjour Véronique de Villèle, je suis ravi de vous retrouver pour ce nouvel entretien pour Paroles d’Actu. Votre actualité du moment, c’est la parution, il y a quelques jours, de votre dernier ouvrage, Gym Silver tonic (éd. Michel Lafon), un livre destiné principalement aux personnes qui, comme le suggère joliment le titre que vous avez choisi, ont du « gris » dans les cheveux. Ce petit livre fourmille de conseils pour garder la forme, votre credo depuis tant d’années. Nous allons y revenir mais j’aimerais d’abord vous inviter à évoquer votre engagement en faveur de la recherche contre la maladie d’Alzheimer. Y a-t-il eu, en la matière, des avancées récemment ?

 

Véronique de Villèle : Il faut suivre au jour le jour les avancées, les informations déposées à ce sujet sur le site de la Fondation pour la Recherche sur Alzheimer ; surtout, il faut aider les chercheurs : tout les dons, même petits, sont les bienvenus.

 

PdA : Est-ce qu’en l’état actuel de nos connaissances sur Alzheimer, il est prouvé qu’on peut, par telles et telles pratiques et habitudes de tous les jours, contribuer à prévenir la survenance de cette terrible maladie ?

 

VdV. : Comme le dit le docteur Olivier de Ladoucette, président de la Fondation, dans la jolie préface qu’il m’a fait l’honneur d’écrire pour mon livre : « Faites de l’exercice pour votre cerveau ! ». De nombreux medecins suivent mes cours d’ailleurs ; une psychiatre m’a même dit, un jour : « Veronique, vous êtes le meilleur médicament que je connaisse ! »

 

PdA : Revenons, si vous le voulez bien, à votre ouvrage le plus récent. Quelle est l’histoire de ce livre, Gym Silver tonic ?

 

VdV. : De très nombreuses personnes m’écrivent pour me demander des conseils. Souvent, ce sont les mêmes questions qui reviennent : comment faites-vous ceci ou cela ? où trouvez-vous cette énergie / cette souplesse / cette force ? etc...

 

Alors, certes, il est d’abord pour les seniors. Mais, sincèrement, ce livre est pour tous. C’est comme dans mes cours : pas de niveaux, pas de différences : tout le monde a le droit de se tenir en forme. Les conseils que je donne dans ce livre sont vraiment pour tout le monde ; j’y ai même inclus mes playlists pour accompagner les mouvements et rester toujours dans le bon tempo.

 

PdA : Sans trop empiéter sur le livre, et en attendant que les personnes concernées s’en emparent pour avoir toutes les infos : quels sont les quelques petits conseils d’exercices et de pratiques simples au quotidien (y compris en matière d’organisation de la journée, de diététique, etc.) que vous donneriez à nos lecteurs, ceux notamment qui ne sont pas franchement sportifs, pour être en meilleure forme, en meilleure santé ?

 

VdV. : Je crois franchement que ce livre, que j’ai écrit en y mettant tout mon cœur et pas mal de mon expérience, apportera à tous les réponses qu’ils cherchent.

 

PdA : Une plus spécifique tout de même. On dit souvent que le petit déjeuner est le repas le plus important de la journée. Cest quoi, pour vous, un p'tit déj gourmand et nourrissant ; en un mot : idéal ?

 

VdV. : Le petit déjeuner, pour moi… aïe aie... Je ne fais pas exactement ce qu’il faudrait faire, c’est-à-dire prendre des ceréales, des fruits, etc... Moi, c’est un café, un yaourt nature avec deux cuillères de miel, point. Et quand j’arrive dans les clubs CMG, avant mon cours, je prends, à la « machine magique », un jus d’oranges pressées sur place devant moi. J’adore cette machine, les jus sont sublimes... c’est le rendez-vous de mon petit groupe d’élèves ! 

 

PdA : En quelques mots : pourquoi faut-il acheter Gym Silver tonic ?

 

VdV. : Parce que c’est un guide pratique et utile. J’adorerais que tout le monde s’en serve comme petit outil de bonne santé !

 

PdA : Nous nous connaissons depuis maintenant trois ans, Véronique. Je vous le dis depuis 2012 : je vous verrais bien reprendre les rennes d’une émission radio ou télé : vous feriez part, entourée de chroniqueurs, de tous vos bons plans et bons conseils, de vos coups de cœur aussi. Avec bien sûr quelques séquences sport et bien-être. Je crois que ça marcherait bien...

 

VdV. : Allez, Go ! C’est OK pour moi. Et je suis prête. À bon entendeur...

 

PdA : C’est quoi, aujourd’hui, vos projets, vos rêves ?

 

VdV. : Mes rêves ? Que les gens en général aillent mieux , qu’ils se parlent un peu plus. Et qu’ils fassent une activité physique, que ce soit en famille, entre amis, en groupe, etc... pour entretenir leurs corps et leurs têtes. Quand le corps va bien, la tête va bien aussi... c’est aussi vrai dans l’autre sens ! Que la recherche sur Alzheimer avance, bien sûr... Et, tant qu’à faire, qu’on aide aussi d’autres associations, comme celles qui s’occupent d’enfants malades. L’une d’elles me tient particulièrement à cœur, L’Envol, dont je suis d’ailleurs ambassadrice.

 

PdA : Quelques mots pour les lecteurs de Paroles d’Actu, pour conclure ?

 

VdV. : J’espère vous retrouver bientôt sous la plume de mon ami Nicolas. En attendant, venez donc prendre un cours avec moi à Paris, dans un des vingt-deux clubs du groupe CMG ! J’y suis tous les jours...

 

Véronique de Villèle

 

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Et vous, que vous inspire l’exemple de Véronique de Villèle ?

 

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15 septembre 2015

Jean-Vincent Brisset : « On ne détruira Daesh qu’en s'attaquant à son financement et à sa logistique »

Le mois dernier, Jean-Vincent Brisset, général de brigade aérienne en retraite et directeur de recherches à l’IRIS, acceptait de répondre, pour le blog, aux questions d’actualité que je lui avais soumises quelques jours auparavant. En cette journée de « débat » à l’Assemblée nationale sur l’intervention aérienne en Syrie planifiée dans le cadre de la lutte contre l’État islamique, j’ai souhaité l’inviter à nous livrer son point de vue sur ce moment politique et, au-delà, sur la manière dont il entrevoit, fort de son expertise précieuse sur les affaires aériennes notamment, la suite des opérations. Je le remercie pour la bienveillance qu’il m’a, une fois de plus, témoignée. Une exclusivité Paroles d'Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Jean-Vincent Brisset : « On ne détruira Daesh

qu’en s’attaquant à son financement et à sa logistique »

 

Jean-Vincent Brisset - Tribune

 

Sur le débat à l’Assemblée nationale, le 15 septembre 2015

L’Assemblée nationale vient de débattre sur les frappes aériennes en Syrie, débat retransmis sur LCP. Le moins que l’on puisse en dire est qu’il a été décevant. Décevant parce que les discours, à l’exception d’une partie de l’intervention du ministre de la Défense, sont restés de la très basse politique politicienne. Des seaux de larmes de crocodiles versés sur le sort des victimes, des torrents de bonnes intentions, de la communication. D’un côté un Premier ministre expliquant, droit dans ses bottes comme un Cahuzac face à la même Assemblée, que la ligne de la France sur le sujet n’avait jamais changé. Des députés qui, selon leur appartenance, vont de la critique molle et politiquement correcte à la flagornerie. Des présidentes de commissions pataugeant dans l’angélisme. La conclusion par le Premier ministre a été largement consacrée à une démolition en règle d’une opposition très divisée sur le sujet. Elle comprenait aussi, outre le whishful thinking sur la création d’une coalition anti-État islamique dont le Président serait l’initiateur, des affirmations sur le refus de tout contact avec Bachar qui font craindre que la France ne soit, comme elle l’a été en Iran, un frein à une solution diplomatique.

 

« Pour les politiques, les militaires sont des pions »

 

On en a oublié que l’on était là pour parler de l’engagement de la France dans une guerre. Et qu’un tel engagement avait des conséquences qui ne sont pas que de politique et de légalité internationale. À part d’étonnantes déclarations de la présidente de la Commission de la Défense sur l’augmentation des moyens de la Défense (?), rien ou presque sur les aspects pratiques de l’engagement décidé, sur les risques encourus, sur les cibles, sur les coordinations indispensables avec les autres intervenants, sur les coûts... RIEN. Encore une fois, les députés, tous bords confondus, et le gouvernement démontrent qu’ils considèrent les militaires comme des pions que l’on agite et la « guerre » comme une opération dématérialisée autour de laquelle on communique. La notion même de « but de guerre » est ignorée.

 

Quels « buts de guerre » ? Quelle stratégie politico-militaire pour la Coalition ?

Les « buts de guerre » ne sont pas définis de manière claire, même si les discours martiaux se multiplient et se répètent autour d’une même phrase : « Il faut anéantir Daesh ». Mais l’État islamique n’est pas Carthage, et c’est ce que nos politiques ne comprennent pas, ou ne veulent pas comprendre, ou font semblant de ne pas comprendre. On en reste à une conception selon laquelle la victoire s’obtient soit par la reddition complète de l’ennemi (qu’il soit anéanti ou seulement brisé), soit par une négociation. Mais ce type de victoire ne s’obtient que face à un adversaire dont le format est clairement défini. C’est loin d’être le cas.

Et l’équivoque ne se limite pas là. Parce que les gouvernants tendent à se prendre pour des chefs de guerre, surtout quand ils pensent que c’est bon pour leur image, ils se limitent à une perspective d’action essentiellement militaire. C’est facile et cela ne demande que le courage des exécutants. Et, si on se limite aux frappes aériennes, le risque de voir revenir des cercueils reste limité.

 

« Les coalisés n’ont pas de but de guerre commun »

 

Dans la lutte qui oppose aujourd’hui la « Coalition » et l’EI, les paramètres sont autrement plus nombreux. Surtout en Syrie. On est loin du schéma « un camp contre un autre ». Et les « coalisés » n’ont pas de « but de guerre » commun. Loin de là. Mais, sans se plonger ce débat, une chose est sûre, qui n’est pratiquement pas abordée : la suppression de la menace Daesh ne passera que par un tarissement de son financement et de sa logistique. Il faudrait pour cela une volonté commune qui n’existe actuellement pas et un courage politique encore plus improbable.

 

Quelle place pour la France au sein de la coalition ?

Pour le moment, l’action envisagée se limite à une action par des moyens aériens. Ceux engagés par la France en Irak peuvent être renforcés et/ou redéployés, mais on atteint vite des limites capacitaires. Le Premier ministre a déclaré que la France choisirait seule ses objectifs. C’est oublier que la France n’est pas la seule à survoler la Syrie et qu’une coordination est indispensable. Elle est nécessaire pour éviter les interférences entre aéronefs de la coalition. Elle doit aller plus loin, au niveau renseignement, ne serait-ce que pour éviter les tirs fratricides et les dommages collatéraux.

 

« Les forces françaises en Syrie seront tributaires d’autres

membres de la coalition en terme de logistique »

 

Plus loin encore, les moyens français engagés, déjà tributaires de soutiens au sol sur les terrains de stationnement, ne pourront pas se passer de l’aide apportée - entre autres - par les AWACS et les ravitailleurs de la coalition. On ne peut donc pas imaginer que la France puisse se singulariser alors qu’elle ne l’a pas fait en Irak. Par contre, le fait de donner une grande importance à l’indépendance que procure une bonne capacité de renseignement permet, comme c’était déjà le cas au Kosovo, de valider au niveau national des objectifs qui pourraient être proposés par un autre membre de la coalition.

 

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8 septembre 2015

Thierry Lentz : « La rupture russo-française est inscrite dans les termes mêmes de la ’paix de Tilsit’ »

Un an moins un jour, tout juste, après la publication de notre dernier entretien en date, Monsieur Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, a accepté une nouvelle fois de répondre aux quelques questions que j’ai souhaité lui soumettre. Sont évoqués ici, au cours de passionnants développements, la Russie de laprès-Tilsit (1807) et les États-Unis tels que vus par Bonaparte. Je remercie Thierry Lentz pour cette nouvelle interview, réalisée le 8 septembre 2015, et signale que son dernier ouvrage, Napoléon et la France, est disponible chez Vendémiaire depuis la fin août. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Thierry Lentz: « La rupture russo-française

est inscrite dans les termes mêmes de la paix de Tilsit »

 

Napoléon et la France

Napoléon et la France (Vendémiaire, 2015)

 

Paroles d'Actu : Bonjour Thierry Lentz, je suis ravi de vous retrouver pour ce nouvel entretien, que je souhaite composer toujours autour de questions d’histoire, mais aussi d’un peu de l’actualité brûlante de ces derniers mois. La première thématique que j’aimerais que l’on aborde ensemble nous ramène deux cent huit années en arrière. Est-ce que l’on peut estimer, considérant ce qu’étaient alors les aspirations, les intérêts - parfois divergents - des uns et des autres, qu’un rebattement profond, historique des cartes de la géopolitique européenne a été manqué à Tilsit, en 1807 ?

 

Thierry Lentz : Tilsit est en tout cas un tournant du règne napoléonien. Il l’est en effet, mais pas forcément comme on l’entend généralement. Pour simplifier, le traité entre les deux empereurs a souvent été considéré comme un « partage du monde », et au moins de l’Europe, en deux zones d’influence, une française à l’ouest, une russe à l’est. C’est la vision que Napoléon lui-même a voulu imposer. 

 

Formellement, les accords signés en juillet 1807 sont constitués, d’une part, d’un traité de paix de vingt-neuf articles patents et sept articles secrets et, d’autre part, d’un traité d’alliance en neuf articles. Leurs déclarations liminaires annoncent une bonne nouvelle : il y avait désormais « paix et amitié » entre les deux empereurs. Là s’arrêtent les amabilités. Le reste n’est qu’une suite de conditions imposées par le vainqueur au vaincu. Le tsar accepte par la force des choses d’avaler quelques couleuvres et de renoncer aux ambitions européennes de son empire, qu’il a héritées de sa grand-mère, la grande Catherine.

 

L'entrevue des deux empereurs

L’entrevue des deux empereurs le 25 juin 1807 (Crédits : Fondation Napoléon)

 

Première couleuvre, il reconnaît de facto l’Empire français, ce qu’il s’était toujours refusé à faire depuis 1804. Dans la foulée, il accepte la présence de Joseph Bonaparte sur le trône de Naples et, plus grave pour les projets russes, l’existence de la Confédération du Rhin et la création du royaume de Westphalie pour Jérôme Bonaparte. L’Allemagne - dont le tsar rêvait d’être le protecteur - échappe à son influence.

 

Deuxième couleuvre, Alexandre garantit la création d’un duché de Varsovie, sorte de Pologne qui ne dit pas son nom, composé de territoires repris à la Prusse et artificiellement placé sous l’autorité du roi de Saxe. Ce faisant, il accepte qu’un glacis hostile empêche toute progression russe au nord-ouest du continent. Car le duché sera un satellite de la France : ses troupes continueront à y stationner tandis qu’un résident français sera nommé à Varsovie.

 

Troisième couleuvre, le tsar doit retirer ses troupes de Moldavie et de Valachie, territoires conquis sur les Ottomans un an plus tôt. Il s’engagea en outre à négocier avec la Turquie en vue d’une paix définitive, sous l’œil de Napoléon. Cette fois, c’est de leurs ambitions dans le sud-est de l’Europe dont les Russes doivent ici faire leur deuil.

 

Le seul avantage que Saint-Pétersbourg retire en apparence du dispositif de Tilsit est en réalité la certitude d’une catastrophe prochaine. Les traités érigent en effet le tsar en « médiateur » du conflit franco-anglais. Il doit mettre tout son poids dans la balance pour convaincre Londres de négocier. Mais cette fausse ouverture a sa contrepartie : si le gouvernement britannique ne se décide pas positivement avant le mois de novembre 1807, non seulement la Russie devra lui déclarer la guerre, mais de surcroît appliquer le Blocus continental, c’est-à-dire cesser tout commerce avec elle.

 

« Tilsit et ses suites ont plongé

la Russie dans le marasme économique »

 

Le désastre de Friedland coûte donc cher à la Russie et la défaite militaro-diplomatique se doublera bientôt d’un écroulement de l’économie. Comme il fallait s’y attendre, Londres n’acceptera pas de négocier et le tsar sera obligé de lui déclarer la guerre. En fermant ses ports aux importations de produits manufacturés anglais et aux exportations de céréales vers l’Angleterre, Tilsit et ses suites plongent à terme l’économie de son empire dans le marasme, d’autant que les exportateurs français se montreront incapables de conquérir les marchés confisqués aux Britanniques. Il s’ensuivra une grogne générale dans la haute société pétersbourgeoise qui exploite les ports et possède les plus grands domaines agricoles. La francophobie de l’entourage du tsar - et sans doute de l’autocrate lui-même - en sera décuplée.

 

Dès les mois qui suivent Tilsit, la rupture est certaine. Elle interviendra cinq ans plus tard et conduira l’Empire français à sa perte.

 

Pourtant, avec les traités de 1807, Napoléon a pu croire le continent verrouillé. On peut parler à cet égard d’apogée de l’Empire français et de l’empire des Français sur l’Europe. Débarrassé de l’Autriche après Austerlitz, le conquérant a châtié la Prusse par le traité de paix bilatéral signé avec elle, toujours à Tilsit, le 9 juillet. En écartant la Russie des routes occidentales, des Balkans et de la Méditerranée, il l’a confinée dans ses positions orientales, la seule place réservée dans son idée à ceux qu’il appelle, comme l’Europe entière d’ailleurs, les « barbares du Nord ». Mais Napoléon ne saura pas s’arrêter sur cette excellente position. Son « système » est conçu pour le mouvement et non pour la récolte patiente des fruits de la victoire. La sévérité de ses traités prépare des revanches. La nécessité du Blocus pour contraindre l’Angleterre à la paix lui créent partout des ennemis. Son rêve de prépondérance l’entraîne à aller toujours plus loin. Moins d’un an après Tilsit, la Grande Armée entre au Portugal puis en Espagne pour s’assurer des marches méridionales. Ce sera la campagne de trop, celle qui marquera vraiment un tournant, ce que Talleyrand appellera le « commencement de la fin ».

 

PdA : Comment décririez-vous les perceptions et relations mutuelles qu’entretinrent, au temps des gouvernements de Bonaparte Premier Consul puis empereur, les États-Unis et la France ? Que sait-on de la manière dont les citoyens et dirigeants américains de l’époque regardaient l’expérience napoléonienne ?

 

T.L. : Napoléon connaît mal les États-Unis. Il les considère, non sans condescendance, comme une nation de boutiquiers et, plus grave, leurs habitants comme des Anglais vivant en Amérique. Il ne peut toutefois se passer de tenir compte de leur puissance commerciale, déjà importante au début du XIXe siècle. Les États-Unis posent le problème central d’une guerre à grande échelle comme celle que se livrent Français et Anglais : que faire avec les neutres ? Ce sera aussi la question centrale qui, on le sait, fera basculer les deux guerres mondiales au XXe siècle. C’est pourquoi le Premier Consul puis l’empereur, non sans tâtonnements, fait tout pour détacher les États-Unis de l’Angleterre. Dans la guerre de blocus que les deux nations mènent, il est le premier à cesser d’intercepter les vaisseaux américains. Mais il le fait trop tard, en 1811, alors que ses options continentales l’ont déjà tourné vers l’est de l’Europe et vers sa perte.

 

« Napoléon a négligé les États-Unis, il l’a regretté »

 

Il reconnaîtra plus tard que ne pas avoir mieux tenu compte des États-Unis a été une de ses erreurs. Il pronostique même à Sainte-Hélène qu’à l’avenir elle finira par dominer le monde, en rivalité avec la Russie, ce qui n’est pas mal vu. Mais, lui, n’a pas eu cette préscience au moment où elle lui aurait été fort utile. C’est pourquoi la guerre de 1812 entre l’Angleterre et les États-Unis ne lui sera d’aucune utilité. Les choses auraient pu être différentes si elle avait éclaté un ou deux ans plus tôt, non parce que les Étasuniens admiraient la France impériale, mais parce que tout ce qui affaiblissait davantage Albion pouvait être profitable aux intérêts français.

 

Seconde partie de votre question, les citoyens du nouveau monde sont majoritairement défavorables à la France. N’oublions pas non plus que la plupart des dirigeants américains sont nés sous l’emprise et sont de culture britannique. Ils veulent bien régler, y compris par les armes, leurs différends avec l’ancienne mère-patrie, mais ne vont pas jusqu’à souhaiter sa destruction par son ennemi héréditaire. Ça n’est que très postérieurement que la popularité de Napoléon s’installera outre-Atlantique.

 

PdA : Revenons, cher Thierry Lentz, à 2015. À cette actualité dominée par l’afflux massif de réfugiés qui fuient un Proche-Orient en proie au chaos pour une large part, et donc, à la loi du plus fort. Ma question ne touche pas directement aux problématiques que posent ces réfugiés - elles sont, du reste, déjà largement commentées par un peu tout le monde, ces temps-ci. Ma question est autre. Face à la progression, à l’implantation croissante des extrémistes de l’État islamique sur les terres sunnites, en Irak et en Syrie notamment, le président de la République vient d’annoncer une accentuation de la pression aérienne française dans cette région. Est-ce que, comme citoyen qui a une grande connaissance de l’histoire, des affaires internationales et militaires, vous avez un avis tranché sur la manière dont il conviendrait de lutter contre ce groupe et, si j’ose dire, les « racines du mal » ? La France a-t-elle vocation à prendre une part significative et directe dans la gestion de cette affaire, d’ailleurs ?

 

T.L. : J’ai bien peur que dans ces questions d’actualité, l’historien vous demande d’attendre un peu avant de formuler sa réponse. Pour le reste, mes avis de citoyens n’ont guère leur place dans un entretien historique.

 

PdA : Voulez-vous nous dire quelques mots de vos projets à venir ?

 

« Je prépare une biographie de Joseph Bonaparte »

 

T.L. : Les éditions Vendémiaire font paraître ces jours-ci un recueil de mes études regroupées sous le titre Napoléon et la France. Il s’agit à la fois d’une remise des pendules à l’heure sur quelques thèmes éculés (dictature, rejet de la Révolution, etc…) dont on nous rabat les oreilles et de véritables études historiques sur les thèmes retenus. Viendra, en novembre, la parution d’un « album Napoléon », chez Perrin, après quoi je jouirai d’un repos bien mérité puisque la biographie de Joseph Bonaparte que je prépare depuis des années ne paraîtra qu’à l’automne 2016.

 

Thierry Lentz

 

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2 septembre 2015

Johann Chapoutot : « Pour les nazis, 1933 liquide 1789 et ses suites »

Johann Chapoutot, jeune historien de trente-sept ans, s’est imposé en quelques années comme l’un des grands spécialistes de l’histoire de l’Allemagne en général et du nazisme en particulier (il s’est notamment illustré par la parution, l’année dernière, de l’ouvrage de référence La loi du sang : Penser et agir en nazi, chez Gallimard). Deux ans après un échange plus que cordial mais qui navait cependant pas débouché sur un entretien, il a accepté, cet été, de se livrer à l’exercice de l’interview - et de se livrer tout court, d’ailleurs, au passage - pour Paroles d’Actu (mes questions lui ont été envoyées le 2 août, ses réponses datent de ce jour, 2 septembre). Je le remercie chaleureusement pour son implication dans ce projet, pour la bienveillance qu’il m’a témoignée. Et vous souhaite, à toutes et tous, une bonne lecture de cet article qui, je l’espère, vous donnera envie d’aller plus avant dans la découverte de ses travaux. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Johann Chapoutot: « Pour les nazis,

1933 liquide 1789 et ses suites »

 

La loi du sang

La loi du sang : Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014)

 

Paroles d'Actu : Bonjour Johann Chapoutot, je suis ravi de réaliser cet entretien avec vous. J’aimerais, pour cette première question, vous inviter à évoquer en quelques mots ce qu’ont été les modèles de société historiques qui ont inspiré les théoriciens du IIIème Reich : quelle place l’exemple souvent fantasmé a posteriori de la cité militariste grecque de Sparte a-t-il tenu dans la réflexion ? quelles organisations de communauté passées trouvent grâce aux yeux de Hitler ?

 

Johann Chapoutot : On parle beaucoup de Sparte comme d’un modèle pour le IIIème Reich et on n’a pas tort. La cité lacédémonienne était exaltée comme une référence en matière d’organisation de la communauté : des hommes voués au combat, des femmes assignées à la procréation et au soin du corps, et une masse d’hilotes et de périèques asservis pour nourrir les citoyens-soldats. Pédagogues, journalistes, militaires vantent ce modèle à partir de 1933, et Heydrich s’y réfère explicitement dans un discours du 2 octobre 1941 qui porte sur l’organisation de l’Europe de l’Est (jusqu’à l’Oural) en passe d’être totalement soumise aux armes allemandes : il parle explicitement d’hilotisation de l’Europe. Tout cela est juste, mais on sait rarement que la référence à Sparte n’est ni gratuite, ni fortuite ou isolée : c’est toute l’Antiquité grecque, mais aussi romaine, qui est convoquée comme modèle (ou contre-modèle, selon les lieux et les périodes de l’Antiquité) par les nazis, car ils estiment que Grecs et Romains sont de race germanique.

 

Cette annexion raciale de l’antiquité méditerranéenne permet aux nazis de se revendiquer de la cité-État holistique antique, soit d’un modèle de communauté traditionnelle, pré-révolutionnaire, opposé à la société issue de Rousseau (le « contrat social ») et de la Révolution française. Goebbels proclame fièrement : « Nous avons effacé 1789 de l’histoire ». En effet : il s’agit de revenir à un modèle d’organisation humaine qui, en promouvant le tout contre la partie, le groupe contre l’individu, mette fin à ce qu’Alfred Rosenberg appelle « cent cinquante ans d’erreurs ».

 

PdA : Les tentatives visant à déstabiliser le régime républicain allemand, étonnamment avancé dans sa conception pour son temps, ont été pour l’essentiel le fait de factieux situés aux extrêmes de l’échiquier politique. L’édifice a su résister aux difficultés immenses nées de l’après-Guerre mais la Grande Dépression, avec les reflux massifs de capitaux étrangers qu’elle a entraînés, paraît lui avoir asséné le coup de grâce. Peut-on dire après coup que les puissances occidentales d’alors ont agi au mieux de ce qui était réaliste pour soutenir la république dite « de Weimar » ? Jusqu’à quel point l’accession de Hitler à la chancellerie - et ses conséquences funestes rendues possibles par sa grande habileté - est-elle évitable ?

 

J.C. : C’est le grand paradoxe : la communauté internationale a été très dure à l’égard de la République de Weimar, identifiée à l’Allemagne éternelle, à un rejeton supplémentaire d’une histoire forcément militariste, expansionniste et dangereuse. Alors qu’il aurait fallu tout faire pour aider les sociaux-démocrates arrivés, un peu malgré eux, au pouvoir en 1918, alors qu’il aurait fallu les aider à stabiliser la situation intérieure en pratiquant généreusement le crédit, en décidant d’une paix honorable et en n’accablant pas la République nouvelle au nom de l’Empire défunt, les Alliés, France en tête, ont imposé à cette première République démocratique, parlementaire et sociale de l’histoire allemande des conditions léonines. La chronologie est terrible : le Traité de Versailles est signé le 28 juin 1919, et la constitution élaborée à Weimar est adoptée, dans cette même ville, le 31 juillet. Autrement dit, l’hypothèque de Versailles pèse de manière évidente sur Weimar, et les deux villes sont irrémédiablement associées dans une commune répudiation : Carl Schmitt parlera même, dans le titre d’un de ses livres, du « combat » nécessaire contre « Weimar, Genève, Versailles » (Genève étant le siège de la Société des Nations, ndlr).

 

« L’échec de lexpérience démocratique

weimarienne n’était pas inéluctable »

 

Cela dit, il est aisé de refaire l’histoire : il faut aussi comprendre que la France, notamment, sort d’une guerre éprouvante, que des dizaines de départements sont fortement détruits par les combats et que près de deux millions de morts appellent réparation, si ce n’est vengeance. Le paradoxe est que l’on a été dur avec le doux (Weimar) et doux avec le dur (Hitler, à partir de 1933). Non pas parce qu’Hitler était bien dangereux au départ (jusqu’en 1936, il eût fallu une simple intervention militaire pour renverser son régime), mais parce que, entre-temps, le temps avait passé, et que les circonstances de 1935 ne sont plus celles de 1919 : on s’était lassé d’une dureté sans résultats à l’égard de l’Allemagne, et la crise de 1929 avait rendu le système des réparations parfaitement caduque. Il a d’ailleurs été abandonné avant même l’arrivée des nazis au pouvoir : un succès considérable de la république de Weimar, au passage, entre autres réalisations intérieures (vote des femmes, conventions collectives et libertés syndicales, stabilisation monétaire…) et extérieures (Locarno, entrée à la SDN, rapprochement avec la Russie-URSS…).

 

Ces succès montrent que l’arrivée des nazis au pouvoir n’avait rien d’irrésistible, et que la démocratie, fût-elle jeune, n’était pas vouée à l’échec en Allemagne. L’ascension d’Arturo Ui, pour parler comme Brecht, était bel et bien résistible. Mais c’est là une autre histoire, contrefactuelle, et étayée sur des éléments solides : on sait que c’est la droite dite « bourgeoise », celle de la camarilla présidentielle, autour d’Hindenburg, et de Papen, qui, pour conjurer une possible révolution soviétique en Allemagne, s’est alliée avec le NSDAP début janvier 1933. Les nazis se vantaient bruyamment d’avoir « pris le pouvoir » (Machtergreifung). Ils n’ont rien pris du tout, ils avaient trop peur de l’armée, légaliste et conservatrice, et ne se souvenaient que trop bien, Hitler surtout, de l’échec cuisant du putsch de 1923. Le pouvoir, on le leur a donné.

 

La nazisme et l'Antiquité Le meurtre de Weimar

J. Chapoutot est également l’auteur de Le nazisme et l’Antiquité et de Le meurtre de Weimar (P.U. de France).

 

PdA : Que sait-on de l’état de l’opinion allemande au tout début des années 30, j’entends, entre le Krach de 1929 et l’arrivée des nazis au pouvoir en janvier 1933, s’agissant non des difficultés économiques, criantes, mais du rapport du pays au reste de l’Europe ? Pense-t-on souvent, chez les tenants de la politique traditionnelle et de l’armée, dans les médias et au sein du peuple, en termes de « revanche », de « réunion des minorités germanophones », d’« expansion nationaliste » ?

 

J.C. : Le lien très particulier, dans l’histoire allemande, entre territoire et population, entre espace et nation (la seconde excédant largement le premier, car il y a des germanophones partout, dispersés par les migrations et les mouvements de l’histoire) ne se dément pas dans les années 1920, au contraire : Versailles crée des problèmes de « minorités » évidents, en attribuant des zones germanophones à la Tchécoslovaquie, à la Pologne, à la Roumanie, aux pays baltes, et en interdisant, au mépris des principes les plus élémentaires du droit international, mais aussi du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes solennellement proclamé par les 14 points de Wilson, l’Anschluss avec l’Autriche (l’Autriche sociale-démocrate qui vote son rattachement à l’Allemagne en novembre 1918 du reste…). Autrement dit, après la paix de Versailles, on n’a jamais vu autant de germanophones hors des frontières de l’Allemagne (ce sont 15 % de son territoire que le Traité enlève au pays) : il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les voix les plus fortes et les arguments les plus durs de l’avant-1914 se fassent entendre…

 

Ces voix, et les nazis ne font là que répéter ce qui se dit chez les plus radicaux des pangermanistes et des expansionnistes de l’Allemagne wilhelminienne, réclament une concentration ethnique : ein Volk, ein Reich, donc – concentration mâtinée, pour les plus ambitieux ou les moins pacifistes, d’une expansion de l’espace dit vital. Les nazis veulent, a minima, parachever l’unité ratée de 1871 (car Bismarck, par pragmatisme et réalisme politique, s’était résolu à ne pas faire une nouvelle guerre à Vienne et avait opté pour la solution « petite-allemande »), veulent laver l’affront de 1918-19.

 

« Voter nazi au tout début des années 1930,

c’est voter pour la liberté et pour le pain »

 

Cela dit, pour l’opinion publique allemande, ce qui domine, en cette fin des années 1920, ce sont les préoccupations économiques et matérielles : du fait de la crise, terrible, la famine refait son apparition en Allemagne (mauvais souvenirs des années 1840 et de la Grande Guerre), et le niveau de vie chute vers des indices caractéristiques des années… 1860. Donc, quand on vote nazi en 1930, 1931 et 1932, on vote avant tout pour Freiheit und Brot, ce fameux slogan électoral nazi qui signifie « la liberté » (le retour de l’Allemagne dans le concert des grandes puissances, à égalité de droits avec les autres, contre Versailles) et « le pain ».

 

PdA : Le modèle de société nazi était-il en somme, philosophiquement parlant, férocement réactionnaire, fondamentalement révolutionnaire, ou un mélange plus « subtil » des deux ?

 

J.C. : Le débat est vif entre historiens depuis les années 1960. Les historiens marxistes ont vu dans le IIIème Reich un modèle achevé de réaction politique et sociale, le dernier soubresaut autoritaire et antisocial d’une bourgeoisie aux abois, d’une élite capitaliste dont la crise du modèle économique libéral ébranle la domination. D’autres historiens, pratiquant l’histoire sociale justement, ont montré tout ce que le régime nazi pouvait avoir d’émancipateur pour certains segments de la population allemande : politique fiscale et sociale avantageuse, congés payés, ascension sociale au mérite… autrement dit, le « socialiste » de national-socialiste n’était pas un vain mot, ne serait-ce que par réalisme politique, c’est-à-dire par volonté de s’acheter le consentement de la plus grande partie possible du peuple allemand. Par opportunisme et par nécessité de constituer un vivier et une postérité de cadres, le régime entend par ailleurs puiser partout dans la population de « bonne race ». Il s’agit d’aller chercher les talents partout où ils sont et non pas seulement dans les élites traditionnelles.

 

Cela dit, je suis partisan de prendre les discours nazis au sérieux, notamment quand des hiérarques du parti et du régime affirment, pour s’en féliciter, qu’ils ont enterré la Révolution française et ses suites, mais aussi ses principes (égalité et fraternité au premier chef). On ne doit jamais perdre de vue que les nazis considèrent leur œuvre comme une contre-révolution réussie : 1933 clôt à leurs yeux un cycle historique malheureux et néfaste ouvert par 1789.

 

PdA : On établit souvent, dans l’analyse de l’actualité du moment, des parallèles entre l’État islamique et le nazisme : la cruauté des moyens employés, la violence inhérente aux fins recherchées par les uns comme par les autres ; leur volonté commune d’éradiquer toute trace d’un passé qui contreviendrait à la doctrine, leurs visées radicales, profondément excluantes et totalitaristes comportent d’évidents points de ressemblance. Ces parallèles sont-ils justifiés de votre point de vue ?

 

« Oui, il y a matière à comparaison entre Daech et les nazis »

 

J.C. : Ils sont tentants. La radicalité des uns et des autres est comparable, et elle s’origine dans un même mélange d’opportunisme matériel (il ne faut pas oublier que Daech est avant tout une organisation mafieuse, une gigantesque machine à piller et à faire de l’argent, notamment à partir des ressources pétrolières et d’innombrables trafics) et d’engagement existentiel, religieux, eschatologique. Cela dit, comparer avec n’est pas comparer à, c’est à dire assimiler à. Les historiens distinguent toujours les contextes : comparer oui, c’est éclairant. Assimiler, non, c’est obscurcissant.

 

PdA : Quels sont vos projets, Johann Chapoutot ?

 

J.C. : Plusieurs livres sont sur l’établi. Ils touchent au nazisme, mais pas seulement, car c’est l’histoire de l’Allemagne et de la modernité (notamment économique, mais aussi écologique) qui m’intéressent aussi – et surtout. Le nazisme ne m’intéresse au fond que pour ce qu’il dit et révèle de notre modernité. Cinq livres m’attendent, ainsi qu’un long temps de recherches et de lectures auparavant. Je m’installe dans cette temporalité-là et essaie d’habiter un temps plus serein, celui d’une recherche disjointe des enjeux proprement académiques ou de carrière, qui sont désormais derrière moi. Mon objectif, ces dernières années, était, à marche un peu forcée, de bâtir un polder intellectuel en créant les conditions professionnelles de la sérénité intellectuelle. S’est désormais ouvert un temps pétri de lectures, d’écriture, de travail de la matière (pas seulement historique ou intellectuelle) et de longues heures passées avec mes enfants.

 

Johann Chapoutot

Source de l’illustration : Clio

 

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Vous pouvez retrouver Johann Chapoutot...

Édition de la présentation de l’article, le 25 septembre 2015.

30 août 2015

Jean-Philippe Cénat : « Louis XIV a échoué à transformer les institutions de l’Ancien Régime en profondeur »

Dans deux jours, le premier septembre, sera commémorée, à l’occasion de son tricentenaire, la mort du plus fameux des rois de France : Louis XIV, le « Roi-Soleil » pour la postérité. J’ai souhaité soumettre quelques questions touchant à des aspects sensibles de politique intérieure et étrangère de son règne - je passe volontairement mon tour s’agissant des belles dames de la Cour et de la galerie des Glaces - à l’historien Jean-Philippe Cénat, auteur notamment de Louvois : Le double de Louis XIV (Tallandier) et de Le roi stratège (P.U. de Rennes). Son accord fut immédiat et ses réponses, reçues vingt-quatre heures à peine (le 30 août) après l’envoi de mes questions, s’avèrent très complètes et hautement instructives pour aimerait mieux connaître cette époque - l’évocation court ici de la Fronde jusqu’à la Révolution. Je remercie chaleureusement M. Cénat pour ce document qu’il me permet aujourd’hui de mettre en ligne. Et souhaite que cette lecture vous donnera l’envie d’aller plus avant dans la découverte de son travail. Une exclusivité Paroles d’Actu. Par Nicolas Roche.

 

ENTRETIEN EXCLUSIF - PAROLES D’ACTU

Jean-Philippe Cénat: « Louis XIV a échoué à transformer

les institutions de l’Ancien Régime en profondeur »

 

Louvois Louis XIV

J.-P. Cénat est auteur de Louvois : Le double de Louis XIV (Tallandier) et de Le roi stratège (P.U. de Rennes).

 

Paroles d'Actu : Bonjour Jean-Philippe Cénat, je vous remercie d’avoir accepté le principe de cette interview axée sur le roi Louis XIV, dont on célèbre, ces jours, le tricentenaire de la disparition. L’histoire de ce monarque, baptisé Louis-Dieudonné, débute dans des conditions particulièrement difficiles: c’est le temps de la Fronde, cette dynamique violente, puissante et plurielle qui entend revenir sur le renforcement continu, depuis plusieurs règnes, de l’autorité de l’État - et donc de l’autorité royale. Sait-on estimer aujourd’hui l’impact réel qu’a eu la Fronde sur le jeune roi ? Sur sa personne et, forcément, en ces années de formation, sur la manière dont il s’est forgé en tous points ?

 

Jean-Philippe Cénat : La Fronde a eu évidemment un impact considérable sur le jeune Louis XIV, qui a vécu des événements très difficiles alors qu’il n’avait qu’une petite dizaine d’années. Il a connu une forte contestation de son pouvoir, dû quitter par deux fois sa capitale et être séparé de son parrain Mazarin. Il en a gardé une grande méfiance à l’égard du peuple et de la ville de Paris, ce qui explique en partie le choix de Versailles pour y construire son nouveau palais, quelques années plus tard. Ces événements tragiques l’ont aussi rapproché de Mazarin, qui fut son mentor en politique et en qui il eut toujours une grande confiance. Louis XIV n’osa jamais lui retirer la direction du gouvernement avant sa mort en 1661.

 

Le Roi-Soleil tira aussi la leçon de la Fronde qu’il fallait écarter du pouvoir central, particulièrement du Conseil d’en-haut, la famille royale (son oncle Gaston d’Orléans n’avait cessé de se révolter contre l’autorité de Louis XIII) et les Grands, c’est-à-dire la haute noblesse. C’est pourquoi à partir de 1661, tous les ministres et secrétaires d’État appartinrent désormais à la noblesse de robe ou à des familles qui devaient tout à la faveur royale. Inversement, il écarta du gouvernement les princes du sang comme les Condé, et même sa mère, Anne d’Autriche, qui avait pourtant su préserver son pouvoir pendant la Fronde.

 

Il se méfia toujours beaucoup de son frère, Monsieur, et dans une moindre mesure de son neveu, le futur Régent. Monsieur fut relégué dans des fonctions subalternes et de parade à la Cour et Louis XIV ne lui offrit plus jamais l’occasion de commander une armée après avoir remporté la bataille de Cassel en 1677. Cette victoire fut mal vécue par un roi jaloux du succès de son frère, d’autant plus que lui-même n’eut jamais l’occasion de remporter une bataille en personne, les généraux craignant pour sa sécurité.

 

PdA : La monarchie « absolue », concept que Louis XIV installe et incarne au premier chef pour l’Histoire, renvoie à ce que le roi assume directement l’essentiel des décisions d’autorité: les structures féodales anciennes continuent de tomber en désuétude ; la puissance publique passe elle résolument à l’État, et la maîtrise de celui-ci aux mains du roi. Voilà pour le pouvoir politique. Qu’en est-il de sa mise en application: Louis XIV dispose-t-il, au temps de son règne, de relais territoriaux, d’une administration à la hauteur de ses ambitions ?

 

J.-P.C. : Pour se faire obéir, notamment en province, Louis XIV chercha à s’appuyer de plus en plus sur des commissaires, c’est-à-dire des agents qui dépendaient entièrement du pouvoir royal, et qu’il pouvait révoquer à volonté, contrairement aux détenteurs d’offices, ces dernières restant largement vénales. Les plus importants de ces commissaires étaient les intendants, qui avaient des pouvoirs de justice, de police et de finance et devinrent plus nombreux et plus présents dans tout le royaume. Malgré leurs pouvoirs croissants, ils durent cependant composer avec les élites et les pouvoirs locaux (parlements, gouverneurs, États provinciaux).

 

« En dépit des clichés, Louis XIV fut souvent

homme de compromis vis-à-vis des élites »

 

L’historiographie actuelle a tendance à relativiser la toute puissance de l’État central sur les provinces et à insister sur le fait que Louis XIV a plus cherché un compromis avec les élites, notamment la haute noblesse, qu’à la domestiquer par la force. C’est ce qui explique d’ailleurs que le pouvoir royal fut mieux obéi qu’au début du siècle et que les révoltes des Grands se firent plus rares. En fait, ces derniers tiraient un meilleur profit du nouveau système et ils n’avaient donc plus guère de raison de s’y opposer. En gouvernant sans premier ministre, Louis XIV évita aussi le problème de la jalousie des élites à leur égard, chacun estimant pouvoir désormais accéder aux bienfaits du roi directement. Cela contribua à apaiser certaines tensions, contrairement à l’époque de Richelieu et de Mazarin.

 

Sinon, d’une manière générale, l’encadrement administratif de la France resta relativement faible, surtout si l’on compare avec la situation actuelle (46 000 détenteurs d’offices en 1665, face aux 5,6 millions de fonctionnaires d’aujourd’hui !). Le système reposait avant tout sur les liens de fidélité et les clientèles, plus que sur une pyramide institutionnelle bien organisée. Louis XIV réussit ainsi à rallier à lui les grandes clientèles ministérielles (les Le Tellier, les Colbert…) et les réseaux périphériques de la haute aristocratie, celle-ci étant désormais en partie court-circuitée.

 

PdA : Pensez-vous, en considérant le point de vue du roi, que la révocation de l’Édit de Nantes (1685) était justifiée par les circonstances de l’époque ? L’exil massif de protestants industrieux que cette décision a provoqué a-t-il réellement eu l’impact décisif que l’on lit souvent sur le développement économique de la France ?

 

J.-P.C. : La révocation de l’Édit de Nantes est généralement considérée, à juste titre, comme une des erreurs principales du règne de Louis XIV. Elle s’inscrit dans le cadre plus large de la politique antiprotestante au Grand Siècle, qui cherchait à rétablir l’unité religieuse du royaume, l’édit de tolérance étant vu comme une sorte d’anomalie dans l’Europe du temps où les sujets suivaient la religion de leur prince. Cette politique, d’abord modérée et utilisant des moyens pacifiques pour convertir les huguenots, se durcit après la fin de la guerre de Hollande, avec notamment les dragonnades (logement de soldats chez les protestants, ce qui provoquait d’importantes nuisances).

 

Ce durcissement n’avait rien d’inévitable et il ne fut pas orchestré par le roi ou même ses ministres. Il s’agit plutôt du résultat d’initiatives d’intendants de province, comme Marillac dans le Poitou, qui cherchaient à se faire bien voir en annonçant de spectaculaires conversions grâce à des méthodes brutales, souvent passées sous silence. Sans être dupes de ces manières et de l’exagération du nombre d’abjurations et bien que ne les approuvant pas spécialement, les ministres de Louis XIV, en particulier Louvois et son père Michel Le Tellier, ne firent rien pour enrayer le mouvement, ce qui revint à le cautionner tacitement. Il en alla en quelque sorte de même du roi, qui ne fut pas très bien informé de la réalité de la situation et préféra surtout voir uniquement le côté positif, à savoir que le protestantisme étant en voie rapide d’extinction. Dans ces conditions, il apparaissait alors logique de révoquer l’édit de Nantes, ce qui fut décidé en octobre 1685.

 

« L’impact de la révocation de l’Édit de Nantes 

sur l’économie française a sans doute été exagéré »

 

Les conséquences de cette décision ne furent pas aussi catastrophiques que ce que la légende dorée protestante et anti-louisquartorzienne a voulu montrer depuis le XVIIIè siècle. Tout d’abord, la révocation provoqua l’exil de 150 à 200 000 personnes, ce qui ne représente qu’environ 10 % des huguenots et moins de 1 % de la population française. On est donc loin de la catastrophique démographique parfois annoncée ! De même, il faut relativiser le fait que leur départ aurait provoqué la ruine de l’économie française et un important développement des pays d’accueil. Certes, le royaume a vu un déclin de certaines manufactures textiles, un affaiblissement de son commerce avec les pays du nord et des activités maritimes, secteurs où les protestants étaient particulièrement actifs. Il y eut aussi une certaine fuite des capitaux au profit notamment de la banque d’Amsterdam et quelques transferts technologiques vers les pays voisins dans le textile, l’horlogerie, le raffinage du sucre ou encore la fabrication du papier.

 

Mais le déclin économique français est plus lié à d’autres facteurs, comme la pression fiscale, les guerres ou le contexte économique général. D’autre part, les huguenots n’ont pas non plus connu tous la fortune à l’étranger, et il existe de nombreux échecs ou de grosses difficultés lors de leur implantation dans les États allemands ou dans les Provinces-Unies. Enfin, il faut rappeler que la France bénéficia à la même époque de l’immigration des jacobites, les partisans du roi catholique d’Angleterre Jacques II, chassé de son trône par Guillaume d’Orange. Ce flux de réfugiés compensa en partie le départ des huguenots.

 

PdA : La suprématie navale de la Grande-Bretagne sur les mers et les océans, donnée majeure de la géopolitique européenne des XVIIIè et XIXè siècles, est-elle une réalité déjà affirmée - pour ne pas dire « arrêtée » - sous le règne de Louis XIV ?

 

J.-P.C. : Au début du règne de Louis XIV, l’Angleterre est encore loin de dominer les mers en Europe. Elle a alors pour rivale la Hollande, et la renaissance de la Royale, impulsée par les Colbert, fit de la France une puissance navale de premier ordre. L’Angleterre fut même, au début de la guerre de Hollande, l’alliée de Louis XIV entre 1672 et 1674, et le resta largement tant que Charles II et Jacques II gardèrent leur trône, jusqu’en 1688. En fait, la montée en puissance de la Navy date plus de la fin du XVIIè et du début du XVIIIè siècle. Au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, la France, fait unique dans son histoire, possède alors à la fois la première armée et la première flotte du continent. La Royale est en effet capable de rivaliser pendant quelques années avec les forces combinées de l’Angleterre et des Provinces-Unies. Tourville remporte même une victoire importante à Béveziers en 1690.

 

Mais Louis XIV, qui doit faire face à presque toute l’Europe coalisée, ne peut maintenir un tel effort maritime jusqu’au bout et la logique géostratégique fait que le royaume donne la priorité à la terre sur la mer. Ainsi, la France délaisse la guerre d’escadre au profit de la guerre de course. Cette priorité à la terre se retrouve également lors de la guerre de succession d’Espagne et c’est à ce moment que la Navy surclasse de manière définitive la flotte française. Les choses n’étaient pas forcément jouées d’avance, car Louis XV et Louis XVI auraient pu faire le choix de l’expansion maritime et coloniale et non se concentrer sur les affaires européennes. Mais encore une fois la géographie et l’histoire française en font avant tout une puissance continentale. Elle pouvait difficilement investir autant que l’Angleterre dans une marine, qui fut pour elle une priorité depuis le XVIè siècle.

 

PdA : Considérez-vous, en tant qu’historien spécialiste de cette époque, que s’agissant des initiatives diplomatiques et militaires sur lesquelles il avait réellement du jeu, Louis XIV a commis des erreurs, des fautes manifestes ?

 

J.-P.C. : Louis XIV n’est pas le souverain parfait et a évidemment commis des erreurs en politique étrangère. Pour moi, la principale ne fut pas d’avoir participé à trop de guerres (il ne fut pas tellement plus belliqueux que ses contemporains), mais plutôt l’orientation de sa diplomatie dans les années 1680. Insatisfait des résultats de la paix de Nimègue de 1678, le roi se lance dans la politique des « Réunions » qui consistent à annexer en pleine paix des territoires frontaliers qui dépendaient théoriquement de ceux cédés lors des traités précédents. Si cela permit de renforcer les frontières nord-est du royaume avec Strasbourg et Luxembourg par exemple, ces gains restèrent modestes, car l’optique était avant tout défensive. Or cette politique de force choqua avec raison beaucoup les voisins du royaume, la France devenant alors la puissance perturbatrice et dangereuse sur le continent. Elle perdit alors tous ses alliés et dut ensuite affronter toute l’Europe coalisée lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg à partir de 1688. Louis XIV aurait alors mieux fait, soit de déclencher une nouvelle grande guerre en 1683, profitant de sa prépondérance militaire et de l’attaque turque contre Vienne pour conquérir les Pays-Bas espagnols, ou mieux de mener une politique d’apaisement qui aurait rassuré ses voisins et mis la France dans de meilleures conditions pour capter l’héritage espagnol.

 

« La guerre de Succession d’Espagne fut,

du point de vue français, un conflit juste et nécessaire »

 

La guerre de Succession d’Espagne est parfois critiquée par les historiens. Mais Louis XIV a probablement choisi la meilleure option en 1700 en acceptant le testament espagnol, car le conflit était alors quasiment inévitable. Il aurait pu éviter quelques maladresses qui ont déclenché les hostilités en 1701-1702 et il aurait dû révoquer certaines généraux incapables (notamment Villeroy ou La Feuillade), mais cette guerre fut une des plus justes et nécessaires de son règne.

 

PdA : Le règne de Louis XIV prend fin, vous l’évoquiez à l’instant, peu après le règlement de la guerre de Succession espagnole qui, sur le papier, fait entrer l’Espagne - qui cesse d’être une grande puissance - dans la sphère d’influence française tout en contentant, par des clauses de compromis, les grands d’Europe. L’Autriche des Habsbourg, notamment, voit son territoire élargi ; plus fragile sur ses fondations, elle tend à devenir, de fait, plus conservatrice, moins encline à des aventures extérieures inconsidérées. Le terrain paraît alors propice à des rapprochements entre les deux grands rivaux des siècles passés. L’idée d’une alliance du continent « contre la mer », maintes fois reprise depuis, fait-elle son chemin à ce moment-là ? Si oui, les successeurs du roi l’ont-ils gâchée ?

 

J.-P.C. : Les traités qui mettent fin à la guerre de Succession d’Espagne sécurisent enfin la France, qui ne craint plus un encerclement par les Habsbourg, puisqu’un Bourbon est désormais sur le trône de Madrid. L’Autriche se tourne également désormais davantage vers l’Europe centrale. Les conditions géopolitiques semblent alors réunies pour cesser l’opposition entre les deux dynasties. Torcy, le secrétaire d’État des Affaires étrangères de Louis XIV, comprit ce changement et fit d’ailleurs des ouvertures en vue d’une alliance avec les Habsbourg pour stabiliser la nouvelle carte de l’Europe. Mais cela n’alla pas loin, puisque sous la Régence, la France préféra s’allier avec l’Angleterre. Il restait également entre les deux puissances la paume de discorde des Pays-Bas, attribuées à l’Autriche, et que la France convoitait depuis longtemps.

 

D’ailleurs, les deux pays se sont à nouveau retrouvés face à face lors de la guerre de Succession d’Autriche, entre 1744 et 1748. Il fallut attendre la politique plus pacifique de Louis XV, son renoncement à annexer les Pays-Bas et surtout la menace de plus en plus inquiétante de la Prusse pour que s’opère réellement un renversement d’alliances en 1756. Or, cette alliance autrichienne, comme plus tard le mariage de Louis XVI avec Marie-Antoinette, ne furent jamais bien acceptés par l’opinion publique française, qui considéra encore pendant longtemps les Habsbourg comme des rivaux. Cela montre bien que ce rapprochement était loin d’être évident et qu’il était très probablement encore plus prématuré à la fin du règne de Louis XIV qu’en 1756.

 

PdA : Après la mort du « Roi-Soleil », en 1715, la monarchie telle qu’il l’avait refondée perdurera encore trois quarts de siècle. Puis ce fut la Révolution. Louis XIV en porte-t-il, de votre point de vue, une part de responsabilité ?

 

J.-P.C. : Louis XIV a indéniablement renforcé son pouvoir et celui de la monarchie administrative, en réussissant notamment à incarner à la perfection la majesté du roi absolu. En fait, il a surtout réussi à tirer le maximum des vieilles institutions de l’Ancien Régime, mais sans pouvoir les transformer en profondeur pour en faire des instruments plus modernes, notamment sur le plan fiscal, ce qui va provoquer la chute de la monarchie en 1789. D’autre part, la personnalisation extrême du pouvoir sous Louis XIV a eu pour inconvénient de désacraliser largement la légitimité des lois et de son pouvoir, en considérant que ce qui était légal et juste ne venait que de sa propre volonté. De même sa maîtrise parfaite de la mécanique de la Cour fut un lourd héritage à gérer pour ses successeurs qui ne voulaient ou ne pouvaient jouer le même rôle à Versailles, suscitant alors la déception des hommes du XVIIIè siècle.

 

Louis XIV a en quelque sorte figé le système de la monarchie absolue autour d’un modèle jugé indépassable, ce qui l’empêcha largement de se réformer au cours du XVIIIè siècle. Dès sa mort, la haute aristocratie chercha à profiter de la Régence pour récupérer une partie de ses anciennes attributions rognées par le Roi-Soleil, ce qui montre à nouveau que le système dépendait beaucoup de la personnalité du souverain. Tout cela fait que l’on peut considérer que Louis XIV porte une part de responsabilité inconsciente et involontaire dans le déclenchement de la Révolution. Mais les choix de Louis XV et de Louis XVI me semblent plus déterminants dans cette évolution.

 

PdA : Voulez-vous nous entretenir de vos projets, Jean-Philippe Cénat ?

 

J.-P.C. : Pas de grands projets de livre dans l’immédiat, car il me faut un peu de temps avant d’avoir envie de me relancer dans une longue aventure comme l’écriture de mon Louvois. Mais je garde en tête l’envie un jour d’écrire, seul ou en collaboration, une histoire de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, conflit qui me semble très important et qui n’a pas encore trouvé son historien.

 

Jean-Philippe Cénat

 

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Et vous, que vous inspire la figure de Louis XIV ?

 

Vous pouvez retrouver Jean-Philippe Cénat...

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