Alcante : « Notre message, avec 'La Bombe' ? Plus jamais ça... »
16 juillet 1945, il y a 76 ans tout juste. Une des dates les plus importantes dans l’histoire de l’humanité, peut-être LA plus importante, si l’on considère ce qui s’est joué ce jour-là.
Après la réussite du test atomique Trinity, près d’Alamogordo, dans le Nouveau-Mexique, aboutissement du très secret Projet Manhattan, le gouvernement américain, et à terme l’Homme tout court, s’est doté d’une arme d’une puissance prodigieuse. Pour la première fois, il se saisissait des moyens de raser d’un seul coup une ville entière. Quelques années après, avec la folle invention de la bombe à hydrogène, qui en comparaison ferait passer la bombe d’Alamogordo, celle de Hiroshima ou celle de Nagasaki - et c’est terrible à dire - pour un pétard, il ouvrait définitivement la boîte de Pandore. Explosions monstrueuses, retombées radioactives terrifiantes, incendies incontrôlables à même d’obstruer le cheminement du soleil jusqu’à la Terre, avec tout ce que cela implique. L’Homme était désormais en mesure de déclencher ni plus ni moins qu’un suicide planétaire. L’arsenal nucléaire global compte environ 15.000 ogives aujourd’hui. Y pense-t-on ? Pas assez sans doute.
Robert Oppenheimer, directeur scientifique du Projet Manhattan, cita ce passage
du Bhagavad-Gita, un des écrits les plus sacrés de l'hindouisme, le 16 juillet 1945.
Je suis particulièrement heureux et fier de vous proposer cet article, qui a fait suite à ma lecture d’un monument de la BD, La Bombe (Glénat, 2020), qui, cassons le suspense, et sans mauvais jeu de mot (trop tard) en est une. Un projet fou, follement ambitieux, et réussi avec brio : raconter de manière intelligible et intelligente, prenante, passionnante même, l’ensemble du processus ayant conduit aux bombardements nucléaires d’Hiroshima (6 août 1945) et de Nagasaki (9 août 1945). Je salue Didier Swysen alias Alcante, le chef du projet, et ses camarades Denis Rodier et Laurent-Frédéric Bollée, pour ce travail somptueux tant sur la forme que le fond, qui fera date, et ne manquera pas, tandis que sortiront certaines éditions étrangères (U.S. notamment), de raviver certains débats. Je les remercie tous les trois pour avoir répondu, avec beaucoup d’implication, à mes questions, début juillet. Et Didier en particulier, pour avoir facilité le tout, et pour les photos perso du voyage à Hiroshima qu’il m’a transmises. Pour le reste, que dire sinon : emparez-vous de ce livre, une pépite rare qui ne vous laissera pas indemne... Une exclu Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.
DOCUMENT PAROLES D’ACTU
P.1 : Denis, le dessinateur
Qu’aura représenté, dans votre carrière et dans votre vie, cette aventure de La Bombe ? Quelle charge de travail, quelle implication émotionnelle ?
L’implication était totale et ma discipline devait être sans faille. Autant de pages à dessiner sur une si longue période ne donnent pas droit à l’erreur et surtout pas à la paresse. L’avantage que nous avions fut de travailler les scènes individuellement. De cette manière, j’avais plutôt l’impression de travailler sur un feuilleton, un peu comme une série, plutôt que sur un album qui devait me prendre 4 ans de ma vie.
Pour ce qui est de l’implication émotionnelle, c’est surtout en arrivant aux scènes finales que j’ai dû me préparer. Déjà que faire la recherche sur les résultats de la bombe ne peut laisser indifférent, il est clair que je devais bien transmettre le drame du moment sans me censurer ou pire, faire dans le théâtral et le grand-guignol. Il fallait être vrai et respectueux des victimes. Une scène d’une telle importance peut difficilement être prise à la légère.
« Je devais bien transmettre le drame du moment
sans me censurer ou pire. (...) Il fallait être vrai
et respectueux des victimes. »
Vous avez pas mal bossé pour Marvel et surtout DC Comics. Hors La Bombe, vos chouchous parmi tous vos bébés, ceux que vous aimeriez nous inviter à aller découvrir ?
Dans mon parcours, il est évident que La mort de Superman est un incontournable, mais si je dois choisir un album qui m’est cher et que je crois qui n’a pas eu la chance d’avoir eu la visibilité que j’aurais souhaitée, je dois avouer que c’est Arale (Dargaud). Un album dont je suis toujours fier, mais qui est passé sous le radar de bien des lecteurs.
Faire de la BD, et en vivre, c’est un rêve pour beaucoup de gamins, et pas que des gamins d’ailleurs. Quels seraient vos conseils en la matière ?
La professionnalisation passe par la discipline et cette discipline se traduit majoritairement par le temps passé à la table à dessin. Il faut prendre le temps de faire ses gammes et de se donner le droit à l’erreur. Il vaut mieux faire 300 dessins dans une semaine que de vouloir corriger sans cesse un seul dessin dans la même période.
Vos projets, et surtout vos envies pour la suite ?
Après La Bombe, il me faut surtout changer de ton. Je marque actuellement une pause en travaillant sur un album complètement différent : l’adaptation d’une nouvelle de Bruno Schulz, auteur polonais contemporain de Kafka. Un brin fantastique, un brin mystérieux, un brin onirique, c’est le petit bol d’air dont j’avais besoin.
Pourriez-vous m’envoyer, parmi les planches réalisées pour La Bombe, un dessin ou une ébauche qui pour vous revêt une dimension particulière, et que peut-être vous voudriez commenter ?
Dans mes recherches pour la couverture, je me suis rappelé la fameuse photo d’Oppenheimer pour le magazine Life. Pour moi, c’est un peu une métaphore illustrant la science qui veut percer les secrets de l’univers, cette infinie curiosité qui fait avancer l’humanité. C’est aussi, celle d’Icare qui, dans l’euphorie de la découverte, mesure mal les conséquences de ses actions.
P.2 : Laurent-Frédéric, le co-scénariste
Qu’ont représenté pour vous ces longs mois de travail autour de la composition de La Bombe ?
Il s’agissait en effet d’une entreprise de longue haleine, mais nous le savions et nous le voulions ! Nous souhaitions être le plus pointu possible, le plus irrépochable, que notre roman graphique soit bien, dans son genre, une sorte d’oeuvre "ultime" sur le sujet. Ne voyez pas ça comme de la prétention mais bien de l’ambition... (rires). Bref, il m’est arrivé de lire des livres en anglais pendant trois mois pour par exemple n’écrire que trois pages dans l’album ! Mais c’était le prix à payer pour être à la hauteur et avoir le sentiment du travail accompli. J’en retiens donc un grand investissement personnel, un grand labeur, une impression parfois de ne pas pouvoir tout maîtriser (mais c’est l’avantage d’être deux au scénario), des moments de doute sur une saga peut-être un peu trop foisonnante, mais toujours avec le sentiment qu’on était dans le droit chemin et qu’on faisait vraiment quelque chose qui aurait un impact...
Est-ce que cette aventure aura tenu une place à part dans votre CV, dans votre vie ? L’impression d’avoir effectivement contribué à quelque chose d’unique ?
Oui, incontestablement. Vous savez peut-être que j’ai fait un autre roman graphique sur un sujet qui peut sembler un peu ardu aussi (Terra Australis, Glénat), sur la colonisation anglaise de l’Australie... et qui était même encore plus épais (492 pages de BD au lieu de 449 pour La Bombe), donc je n’ai pas été effrayé par l’ampleur de la tâche. Je savais parfaitement que toutes les thématiques pouvaient être abordées en roman graphique, et qu’il n’y avait pas de raison que le résultat ne soit pas un minimum intéressant. À titre personnel, dès qu’Alcante m’a fait lire la première version de son dossier, j’ai été convaincu du potentiel extraordinaire de La Bombe et le fait de voir autant d’éditeurs ensuite se mettre sur les rangs était forcément un signe tangible d’un album marquant à venir... (Leur dossier de présentation fut envoyé à 10 éditeurs, et 8 d’entre eux, preneurs, sont "battus" pour l’avoir, ndlr). Cette aventure de création a duré quatre années pleines pour nous et elle restera à tout jamais gravé dans ma mémoire, m’offrant en effet une ligne unique dans ma bibliographie, ce dont je serai toujours fier...
« Je serai toujours fier de cette aventure unique... »
Vos projets, et peut-être surtout, vos envies pour la suite ?
Je continue mes activités de scénariste avec toujours mes deux "côtés" déjà effectifs depuis de nombreuses années : d’un côté des romans graphiques assez épais et "littéraires" comme par exemple un livre à venir avec Jean Dytar chez Delcourt, d’autres chez La Boîte à Bulles, Robinson, Rue de Sèvres, Glénat... Et puis des projets plus mainstream comme ma reprise de Bruno Brazil au Lombard ou une nouvelle série chez Soleil baptisée H@cktivists... Sans parler de mon ambition d’écrire un scénario de film pour l’adaptation de mon roman graphique consacré à Patrick Dewaere. Affaires à suivre !
Alcante, L.-F. Bollée et D. Rodier lors de leur séjour à Hiroshima.
EXCLU - PAROLES D’ACTU
Alcante : «Si je devais extraire un message,
de La Bombe ? "Plus jamais ça"... »
La Bombe (Glénat, 2020).
P.3 : Didier, alias Alcante
Votre album, La Bombe (Glénat, 2020), en impose par sa prestance, par l’importance de sa documentation, par les qualités déployées de narration et de mise en scène, par l’atmosphère de tension qu’il installe, et par la beauté puissante du dessin. On imagine le travail que ça a dû représenter, vous le racontez un peu dans la postface... Comment avez-vous vécu l’après, tous les trois, ce moment où, après tant de mois, tout a été finalisé, bouclé ?
après l’ouvrage
Globalement, la réalisation de l’album s’est étendue de 2015 à fin 2019, soit sur une période de cinq ans. Cela a donc été un très long accouchement ! Quand l’album a été terminé, nous étions à la fois épuisés, soulagés d’avoir terminé dans les délais que nous nous étions fixés (pour une sortie en 2020, l’année des 75 ans de la bombe), un peu tristes que cette belle aventure prenne fin, et également excités et angoissés à l’idée de la sortie qui approchait enfin.
Quand l’album est sorti, nous ne savions pas trop à quoi nous attendre. Nous espérions bien sûr de bons chiffres de ventes et des bonnes critiques, mais on ne peut jamais être sûr de rien en la matière.
L’album est sorti le 4 mars 2020 à la Foire du Livre de Bruxelles. La veille nous avions eu droit à une chronique dithyrambique de Thierry Bellefroid, le spécialiste BD de la télévision belge. Nous étions tous les trois (Denis, LFB et moi) en dédicace à Bruxelles et l’album y a directement connu un grand succès : le stock d’albums a été épuisé dès le vendredi soir ; il a fallu en recommander pour le samedi, et ensuite pour le dimanche ! Les très bonnes critiques ont commencé à pleuvoir, et six jours à peine après sa sortie, l’éditeur a annoncé une réimpression !
Nous sommes alors partis pour une tournée de dédicaces en France et celle-ci a très bien débuté… mais s’est malheureusement très vite terminée dans un certain chaos à cause du Covid et du premier confinement ! Nous avons dû rentrer un peu en catastrophe chez nous ! Denis a bien failli être coincé en France !
Avec le confinement, nous nous sommes d’abord dit que notre belle aventure allait prendre fin et que notre album allait s’arrêter là avec la fermeture des librairies, ce qui était assez désespérant. Mais contre toute attente, les ventes ont continué de grimper grâce aux libraires qui faisaient du click and collect. L’album a aussi bénéficié d’une très forte médiatisation, avec énormément d’articles élogieux. Quand les librairies ont rouvert, les ventes se sont envolées et depuis lors cela n’a toujours pas arrêté. Nous en sommes actuellement à la 9e impression et près de 90.000 ventes, avec une petite dizaine de prix remportés, c’est juste incroyable !
Qu’est-ce qui, pour ce qui vous concerne Didier, a été le plus difficile dans la conception de cet ouvrage ? Combien de lectures, ardues parce qu’il a fallu comprendre au moins à la surface des concepts très complexes, combien de temps passé à assimiler, à recoller les morceaux, à établir un plan, à s’accorder à trois ?
gestation et accouchement
Je dirais que tout a été difficile en fait: accumuler la documentation, la digérer, la vulgariser, trouver un fil conducteur, un personnage principal, la dramatisation, la vérification et la re-vérification… tout ça a pris beaucoup de temps et d’énergie, c’est peu de le dire ! Mais tout s’est bien déroulé, surtout entre co-auteurs: nous avons eu une parfaite entente. C’était pourtant un projet casse-gueule sur lequel on aurait pu finir par se disputer ou sur lequel on aurait pu prendre un énorme retard, mais tout s’est vraiment bien passé !
Si je devais citer la scène qui m’a posé le plus de difficultés à l’écriture, je pense que c’est celle de la première réaction en chaîne de l’histoire, dans ce stade de Chicago. Il m’a d’abord fallu comprendre exactement ce qui s’était déroulé, puis trouver un moyen de rendre ça compréhensible et passionnant. Pas évident du tout !
Est-ce que ça vous a "travaillé", peut-être un peu secoué, de côtoyer à de telles doses la bombe et son horreur, les parcours et visages des victimes (je précise ici que vous avez fait le voyage à Hiroshima), les dilemmes et tournants historiques ?
immersion
Oui, bien sûr ! Je rappelle que c’est une visite au musée de Hiroshima à l’âge de 11 ans qui a tout déclenché ! La bombe atomique à Hiroshima, c’est 70.000 vies qui prennent brutalement fin en quelques instants, dont des civils pour la plupart, femmes et enfants compris. Et à long terme, on parle de 200.000 morts ! Le 6 août à Hiroshima, c’est vraiment l’enfer qui s’est déclenché, c’est impossible de rester insensible à cela…
Nous sommes allés en visite à trois à Hiroshima, avec Denis et LFB en août 2018. C’était ma troisième visite puisque j’y étais déjà retourné en voyage de noces ! Et à chaque fois je suis pris par l’émotion, évidemment. Nous avons eu cette fois un guide dont le grand père est mort durant l’explosion, et dont la propre mère a eu la chance d’être évacuée à la campagne la veille de l’explosion, alors qu’elle avait 15 ans… tout ça me fait frissonner.
À un moment du récit, Leó Szilárd, peut-être le personnage central de cette histoire, se lamente auprès d’Albert Einstein et de son compatriote Wigner de l’imprudence de scientifiques qui, à l’aube de la guerre, et alors que les visées expansionnistes de régimes totalitaires ne faisaient plus mystère, continuaient de publier les résultats de leurs recherches sur des domaines hautement stratégiques, comme l’énergie atomique. Cette partie m’a interpelé, sur le fond que vous a-t-elle inspiré : faut-il taire une découverte scientifique quand elle peut potentiellement être utilisée à mauvais escient ?
science et responsabilité(s)
Je pense qu’à l’époque c’est ce qu’il aurait fallu faire, mais ça s’est avéré impossible. Pourtant, si tout le processus de développement de la bombe avait été retardé de quelques semaines, il est possible que la guerre se serait terminée sans que la bombe n’ait été utilisée. Bien sûr, on ne le saura jamais. Mais de toutes façons la bombe aurait été développée tôt ou tard. Les fondements théoriques étaient là, c’etait inéluctable.
Et aujourd’hui je pense qu’avec toutes les technologies de communication il serait impossible de cacher une découverte majeure.
Vous êtes-vous demandé ce que vous auriez fait, vous, à la place de Truman ? Après tout, le cabinet de guerre japonais restait largement fanatisé, et on s’acheminait probablement, pour faire rendre les armes au Japon, vers une nécessaire invasion de l’archipel. Une explosion de démonstration eût-elle suffi pour faire plier ceux qui n’ont pas même plié après Hiroshima ? Sachant que Truman, qui n’a lui jamais vraiment hésité, avait déjà en tête le coup d’après, la guerre des systèmes avec l’URSS ?
dans la peau de Truman
Je pense que c’est impossible de s’imaginer ce qu’on ferait dans un cas de figure pareil. ce qui est certain, c’est que je ne voudrais jamais me retrouver dans la position de devoir prendre une décision ayant de telles conséquences ! Bien sûr, cependant, ce n’est pas une décision qu’il a prise seul. En fait, la décision ne lui incombait même pas formellement car c’était une décision du haut commandement militaire. Mais personne ne peut imaginer que dans les faits il n’ait pas été plus que consulté !
Ceci dit, je pense que les historiens sont globalement d’accord pour dire que le Japon était sur le point de capituler, que les Américains le savaient et que l’invasion terrestre du Japon n’était pas nécessaire. Le Japon était tellement affaibli qu’un simple blocus de quelques semaines l’aurait sans doute fait capituler. Mais les Américains craignaient surtout que les Soviétiques ne profitent de ces quelques semaines pour étendre leur influence en Asie en général, et au Japon en particulier.
On entend souvent que la bombe atomique a permis de sauver 500.000 vies américaines qui aurait été perdues dans le débarquement, mais on peut dire que c’est là un mythe qui a été construit après la guerre pour justifier l’utilisation de la bombe.
On parle toujours de la bombe sur Hiroshima, très rarement de celle sur Nagasaki, c’est un peu terrible non ?
et Nagasaki ?
Oui, effectivement, on s’est fait la réflexion durant l’écriture que c’était une sorte d’injustice. C’est un peu comme le second homme sur la Lune, on n’en parle quasiment jamais. À l’origine, dans mon tout premier synopsis, je comptais parler plus en détails du bombardement de Nagasaki. Mais LFB m’avait fait la réflexion que pour lui il fallait en quelque sorte "tirer le rideau" après le bombardement d’Hiroshima car d’une certaine manière tout était dit, et le bombardement de Nagasaki (d’un point de vue narratif) aurait été perçu comme une espèce de répétition des mêmes scènes. Je me suis rallié à son avis; je pense que ça aurait déforcé finalement l’impact du livre si on avait en quelque sorte "rallongé la sauce" même si c’est évidemment terrible de devoir le dire comme ça. Donc oui, il y a une forme d’injustice que nous n’avons pas pu éviter. Mais ceci dit, je pense que Hiroshima est évidemment devenu le symbole de "toutes" les destructions atomiques, tout comme par exemple Auschwitz est devenu le symbole de tous les camps de concentration. On dépasse donc de fait la simple notion de ville d’Hiroshima pour parler de manière plus globale.
Sans doute la photo la plus fameuse des bombardements atomiques,
celle du champignon infernal au-dessus de Nagasaki, le 9 août 1945.
Est-ce que, quelque part, du fait même de cette horreur absolue qu’elle inspiré au monde, la tragédie subie par les enfants d’Hiroshima et de Nagasaki n’a pas eu pour effet de préserver (certes aux côtés de l’équilibre de la terreur) contre la tentation ultérieure d’utiliser la Bombe, et même des mille fois plus puissantes, plus tard durant la Guerre froide ?
un "vaccin" contre la Bombe ?
C’est possible en effet. Je me souviens d’avoir lu il y a quelques années la copie d’un mémo écrit par un conseiller de Nixon pendant la Guerre du Vietnam. On lui avait demandé son avis sur l’opportunité de larguer une bombe atomique sur le Vietnam. Le conseiller déconseillait très fortement cette option, arguant notamment que les USA, après avoir largué les bombes sur Hiroshima et Nagasaki, perdraient définitivement le soutien de toute l’Asie s’ils réitéraient ce coup au Vietnam.
Je pense aussi que les révélations sur ce qui s’est passé au sol à Hiroshima et Nagasaki ont très fortement marqué les opinions publiques et que celles ci sont très majoritairement opposées à un nouvel usage militaire d’une telle arme.
Donc dans un certain sens, les bombardements de Hiroshima et Nagasaki ont peut être permis d’en éviter d’autres. Néanmoins, comme Szilard l’avait prédit, le principal effet de ces bombardements a été de convaincre toutes les superpuissances de se doter de l’arme nucléaire, et d’en produire en grand nombre. Je pense donc que les bombardements ont tout de même accru la dangerosité du monde, si je puis m’exprimer ainsi.
Si vous-même, Didier, avec votre connaissance des faits à 2021, pouviez via une drôle de machine à remonter le temps, intervenir à un moment de l’histoire de La Bombe, faire passer un message ou alerter quelqu’un, quel serait votre choix ?
et si j’intervenais ?
En fait, je pense vraiment que Léo Szilard a fait tout ce qu’il fallait faire et tout ce qu’il pouvait faire pour empêcher un usage militaire de la bombe sur le Japon. C’est pourquoi j’ai réellement une sincère admiration pour lui. Mais si même lui n’y est pas parvenu, je pense que personne n’aurait pu le faire. L’engrenage était trop puissant pour qu’on puisse l’arrêter. Deux milliards de dollars dépensés (l’équivalent de 30 milliards actuels, ndlr), la Guerre du Pacifique qui a coûté tant de vies américaines, le jusqu’au boutisme ou fanatisme de certains dirigeants japonais, l’URSS qui pouvait étendre sa sphère d’influence… tout ça ne pouvait mener qu’à une utilisation militaire de la bombe, malheureusement, alors qu’il y avait pourtant bel et bien une alternative.
J’ai le sentiment que cette peur d’un holocauste nucléaire, très vivace des années 50 à 80, s’est beaucoup estompée dans les esprits d’aujourd’hui. Ce péril se retrouvait beaucoup, dans ces années-là, dans les médias, dans la fiction, et il imprégnait l’imaginaire collectif. Maintenant on en parle très peu : à part votre livre, on peut penser, et encore de manière décalée, aux Terminator ou aux jeux Fallout. Les opinions publiques des années 2020 négligent-elles les menaces liées au nucléaire militaire, et si oui ont-elles tort de le faire ?
le nucléaire militaire et nous
Pour faire court: oui et oui ! L’armement nucléaire est moins important qu’au sommet de la Guerre froide, mais il reste largement suffisant pour détruire la planète ! Et la puissance des bombes actuelles est très largement supérieure à celle d’alors !
Extrait de Terminator 2 : Judgment Day de James Cameron, 1991.
Extrait du jeu Fallout 4 (Bethesda Game Studios, 2015).
Votre livre c’est, au sens le plus complet du terme, une œuvre, qui captive, fascine, apprend et fait réfléchir. C’est aussi cela, le rôle d’une BD telle que vous la concevez ? Est-ce que vous avez pensé cet objet aussi comme un acte militant, peut-être renforcé par votre visite à Hiroshima ?
ce livre, un message ?
Militant, c’est sans doute trop fort, car nous avons essayé de rester le plus impartial possible et de laisser aux lecteurs la possibilité de se faire son propre avis. Nous sommes avant tout des auteurs de BD et à ce titre nous avons raconté une histoire de la manière la plus passionnante possible, mais évidemment personne ne sort indemne ou indifférent à une visite à Hiroshima, et nous avons un profond respect envers les victimes de ces bombardements. Et évidemment nous nous disons « plus jamais ça ! »
Après un petit tour sur un grand site web, j’ai vu qu’il existait de votre ouvrage une version en espagnol, une en allemand, une en italien et une en néerlandais. Qui de l’anglais, et du japonais ? Avez-vous pour projet de diffuser le fruit de votre travail, notamment au Japon et aux États-Unis ?
versions étrangères
Nous espérons évidemment que notre album reçoive la plus grande distribution possible ! Et notre album est vraiment très bien reçu internationalement puisque quinze traductions sont déjà prévues: l’album a déjà été publié en néerlandais, allemand, italien et espagnol, et il doit encore l’être en portugais (Brésil), hongrois, serbe, croate, anglais (USA et GB), chinois, coréen, tchèque, polonais, grec et russe. L’album sortira donc bientôt aux USA dans une version spéciale avec un lavis ajouté aux pages.
Pour le Japon, des contacts sont pris mais rien n’est encore signé. On espère bien sûr que cela pourra se concrétiser.
Je verrais bien, très bien même La Bombe adapté sous forme de long métrage animé, en un bloc ou coupé en deux. C’est quelque chose qui pourrait vous tenter tous les trois ? Peut-être y avez-vous déjà songé ?
un long métrage ?
Là aussi les choses bougent et ont déjà bougé mais je ne peux pas en dire plus pour l’instant.
Extrait de Barefoot Gen de Mori Masaki, 1983.
Je vais vous poser cette question, parce qu’elle me hante toujours un peu quelque part. Quelle est votre intime conviction : croyez-vous que, de notre vivant, nous connaîtrons, quelque part dans le monde, une explosion nucléaire hostile ?
jamais plus, vraiment ?
Je pense malheureusement que nous en connaîtrons encore, oui. Mais à mon sens le risque provient plus d’un groupe terroriste qu’au niveau des États. Malheureusement une bombe atomique n’est pas si difficile à fabriquer, la difficulté est plutôt d’obtenir de l’uranium suffisamment enrichi ou du plutonium.
Le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires est entré en vigueur en janvier de cette année, et même si les puissances nucléaires ne l’ont pas signé, c’est un signal important. Avez-vous l’espoir qu’on reviendra un jour, du point de vue de l’atome, à un monde d’avant Trinity, en juillet 1945 ?
un monde sans arme nucléaire ?
Non, il est impossible qu’on en revienne à une situation sans nucléaire: il existe des milliers d’armes nucléaires bien plus puissantes que celle du 1er essai (Trinity), c’est un peu comme si vous me demandiez si on pourrait revenir à un monde sans électricité…
Le traité permet de réaffirmer l’horreur absolue de cette arme, mais tant qu’aucun pays détenteur ne le signe, cela reste malheureusement uniquement symbolique je pense.
La Tsar Bomba soviétique (1961), bombe à hydrogène, fut l’arme nucléaire
la plus puissante jamais testée : sa force explosive représenta 1500 fois celles
de Hiroshima et de Nagasaki, cumulées... Oui, les chiffres font aussi
froid dans le dos que cette vidéo...
Vos projets, vos envies pour la suite ? Un petit scoop ?
Travailler sur La Bombe a été épuisant mais également passionnant. J’adore l’Histoire et je vais développer plusieurs projets en ce sens. J’en ai notamment un en cours de développement pour la collection Aire Libre, qui se déroule à nouveau durant la Guerre du Pacifique, mais sous un angle très différent puisque je suivrai des soldats américains homosexuels qui devaient cacher leur orientation sous peine d’être considérés comme des malades ou des criminels et exclus de l’armée. Les dessins seront de Bernardo Munoz.
Je travaille également sur deux autres projets historiques en co-écriture avec Fabien Rodhain. Le premier sera illustré par Francis Valles, une saga familiale dans le style des Maîtres de l’orge mais dans le milieu du chocolat. Le premier tome se déroule au Brésil en 1822. Ce sera publié par Glenat. Le second projet a trait au fondateur de l’industrie japonaise de whisky, sera illustré par Alicia Grande et publié par Bamboo.
D’autres projets suivront également…
Espérons... Un dernier mot ?
A propos des bombardements, je ne peux que répéter « plus jamais ça ! »
Merci beaucoup !!!
Merci à toi :-)
Une lueur pour achever cet article... Avec cette photo
prise par D. Swysen (Alcante), à Hiroshima,
le jour de la commémoration du 73ème anniversaire de la Bombe...
Un commentaire ? Une réaction ?
Suivez Paroles d’Actu via Facebook, Twitter et Linkedin... MERCI !